La Catastrophe de la Martinique (Hess)/43

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 279-284).


XLIII

CE QU’ÉTAIT SAINT-PIERRE


Au cours de ce volume j’ai donné quelques indications brèves sur ce qu’était Saint-Pierre avant la catastrophe. Une très belle photographie de M. Sully en a montré aussi la splendeur si animée, si vivante.

Quelques détails complémentaires ne seront pas de trop.

Au premier janvier 1902, la ville comptait 26.011 habitants, dont 6.164 électeurs. La banlieue et les environs avaient un chiffre égal de population.

L’annuaire commercial publié à Saint-Pierre par M. Hurard, décrit ainsi la ville disparue :


La ville est bâtie au bord de la mer, le long d’une plage de sable, et s’élève en amphithéâtre sur un terrain dont les pentes sont généralement peu rapides. Les rues sont assez régulières mais moins larges que celles du chef-lieu. Elle est traversée par une rivière, la Roxelane, qui la divise en deux parties formant, l’une, le quartier du Fort, en souvenir du fortin qu’y éleva d’Esnambuc à son arrivée, et l’autre, le quartier du Mouillage. Aujourd’hui, la ville se divise, au point de vue religieux, en trois paroisses, celle du Fort, du Centre et du Mouillage, auxquelles on a ajouté une paroisse très restreinte dite de la Consolation. La rivière limite la paroisse du Centre, au Nord, et la rue du Petit-Versailles, numéros pairs, la limite au Sud.

Les maisons de Saint-Pierre sont presque toutes bâties en pierre. Un arrêté municipal interdit les constructions en bois. Les maisons sont belles et jouissent la plupart de l’avantage précieux de posséder des fontaines dans l’intérieur des appartements. Ces fontaines particulières et celles de la ville sont alimentées à l’aide des eaux de la Roxelane et d’un de ses affluents, ainsi qu’à l’aide des eaux de la source dite Morestin, captée à environ 7 kilomètres de la ville. Trois canaux distribuent ces eaux, savoir : le canal du Fort qui débite par seconde 300 litres ; celui du Mouillage qui en débite 400 et la conduite d’eau Morestin qui en fournit 100 ; total 800. Ces eaux vives et très abondantes tempèrent la chaleur et purifient l’air.

La position topographique des deux quartiers de Saint-Pierre a la plus grande influence sur leur plus ou moins grande salubrité. Dans le quartier du Mouillage, les vents d’Est sont interceptés par les mornes du voisinage, d’où résulte une chaleur qui se trouve encore accrue par les rayons du soleil que les escarpements réfléchissent sur cette partie de la ville où la population est le plus dense et où se trouvent agglomérés les établissements commerciaux.

L’autre quartier, au contraire, n’étant dominé par aucune hauteur voisine du côté de l’Est, les vents de cette direction y soufflent avec liberté et tendent sans cesse à rafraîchir l’atmosphère.

Sa situation topographique, sa rade foraine ne lui permettent guère d’être une ville fortifiée. Aussi n’y trouve-t-on que trois batteries ou fortins : la batterie Sainte-Marthe, la batterie Villaret et la batterie Saint-Louis.

En débarquant à Saint-Pierre, on se trouve sur une vaste place pavée, appelée Place Bertin, où s’élèvent, d’un côté, une tour ronde, qui est le sémaphore, et une fontaine à jet continu ; de l’autre, une construction carrée, en forme de chalet, avec des galeries à l’entour au rez-de-chaussée, et au fronton de laquelle se trouve une horloge qui donne l’heure aux bateaux ; c’est l’hôtel de la Chambre de commerce de Saint-Pierre.

La Chambre de commerce a succédé, le 17 mars 1855, sous le gouvernement du contre-amiral de Gueydon, au Bureau de commerce qui avait été institué le 17 juillet 1820 sous l’administration de M. le lieutenant général comte Donzelot. — Le premier président en a été M. Paul Rufz (9 avril 1855). M. Gustave Borde lui a succédé le 25 avril 1860.

Disons en passant que cette ville si importante par son commerce n’a point de Tribunal de commerce. Le Tribunal de première instance juge commercialement.

Deux postes sémaphoriques, situés l’un sur le Morne-Folie, l’autre sur la Place Bertin, signalent tous les navires passant au large et correspondent avec eux au moyen du code commercial de signaux.

La baie de Saint-Pierre est éclairée, la nuit, par le phare de la place Bertin, feu fixe rouge de quatrième grandeur, d’une portée de 9 milles.

À la batterie Sainte-Marthe située à l’extrémité de la colline qui domine le quartier du Mouillage, un feu blanc au mât supérieur, un feu vert au mât inférieur : portée, 4 milles ; ces feux sont superposés et placés dans un plan vertical. Ils indiquent la direction à suivre pour se rendre au centre de l’endroit de la rade appelé le Plateau.

Le Plateau est ainsi dénommé parce que les fonds, dans cette partie de la rade, ont moins de déclivité que dans les autres et forment relativement à ceux qui existent devant la ville, un exhaussement qui permet d’y mouiller par 24 brasses d’eau, en se tenant à deux encablures de la côte.

Saint-Pierre est le siège d’un tribunal de première instance, de la Cour d’assises, de deux justices de paix, de la Banque de la Martinique, du Crédit foncier colonial. C’est, depuis 1853, la résidence de l’évêque de la Martinique.

On y remarque un certain nombre d’établissements méritant d’être cités :


Le Lycée colonial, créé en 1880-1881, est installé au Mouillage depuis 1883 dans les locaux de l’ancien couvent des sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Le Séminaire Collège diocésain est situé dans le quartier du Fort et domine la rivière de la Roxelane et une grande partie de la ville.

Le Pensionnat colonial, situé rue Victor-Hugo, près de la Batterie d’Esnotz dans l’ancien immeuble Jacquin, a pour limites, la rue du Théâtre, le boulevard et la rue Pesset.

Le Théâtre, tel qu’il existe actuellement, date de 1831-1832. Un arrêté inséré dans le Bulletin de la Martinique de l’année 1831 autorisait l’acquisition d’un immeuble pour faciliter les abords de la « Salle de Spectacle » à Saint-Pierre. Mais Moreau de Jonnès parle de la « Salle de Spectacle » de Saint-Pierre, pour y être allé en 1802. À cette époque elle devait contenir environ 200 personnes.

L’Hôpital militaire, situé près de la place Berlin, a été fondé en 1685 par les frères de Saint-Jean-de-Dieu. Il compte 100 lits.

L’Hôpital civil, qui compte 200 lits, est situé dans le quartier du Fort. Un arrêté du 16 juin 1854 porte création des hospices civils dans la colonie. Par sa lettre du 16 décembre 1854, le ministre de la Marine et des Colonies approuvait la concession provisoire qui avait été faite le 11 novembre précédent, par le Gouverneur à la municipalité de Saint-Pierre, de l’ancienne caserne d’artillerie sise rue Hurtault, pour être transformée en hospice civil.

L’Église du Mouillage a été provisoirement instituée église cathédrale par un arrêté du 29 avril 1851 du Gouverneur de la Martinique. Elle a subi des transformations de 1853 à 1885, époque de la construction des tours qui en composent la façade. L’altitude de ces tours est de 42 mètres.

L’Église des Ursulines a été érigée en église paroissiale du Centre par un arrêté du Gouverneur en date du 8 août 1851. Cependant fermée en 1847 pour défaut de consolidation suffisante, elle n’a été livrée au culte que le 16 mars 1852. Elle a été agrandie en 1878-1879.

L’Église du Fort semble remonter au xviie siècle. Le premier desservant de cette paroisse aurait été en 1640, s’il faut en croire certains documents, le Père Bouton, de l’ordre des Jésuites. Le clocher est de construction plus moderne. Son altitude est de 30 mètres.

Le Jardin des Plantes est situé hors ville, à l’endroit dit les Trois-Ponts. Les mouvements variés du terrain où ce jardin est situé, la multitude de plantes indigènes et exotiques qu’on y cultive, et les mornes boisés qui le dominent, contribuent à lui donner l’aspect le plus agréable et le plus pittoresque. On y remarque une très belle cascade. M. Garaud, dans son ouvrage, Trois ans à la Martinique, dit que ce « jardin est une des merveilles du monde, mais une merveille inconnue ».


Parmi les établissements dignes d’être signalés, citons encore l’Hôtel du Gouvernement, la Mairie, la Banque, l’Évêché, certaines rhumeries industrielles, la sucrerie Perrinelle, l’Asile de Bethléem, l’Entrepôt des Douanes, la caserne d’Infanterie de marine, la Maison coloniale de santé qui reçoit normalement 150 aliénés.

Saint-Pierre est traversé par quatre ponts ; il compte trois cimetières, deux savanes[1], deux marchés dont un couvert, tout en fer ; un abattoir, quatre places publiques.

Le pont le plus ancien de la ville est le pont de pierres. On peut y lire aujourd’hui encore, du côté faisant face à la mer, l’inscription suivante, gravée sur une plaque en marbre :

L’an MDCCLXVI du règne de Louis XV, ce pont a été construit sous le généralat du comte d’Ennery et l’intendance du président Thomassin de Peynier par les soins et sous la direction du frère Cléophas Danton, religieux de la Charité, qui a rendu ce service au public aux dépens des paroisses du Fort, du Mouillage et du Prêcheur.

À droite et à gauche de l’inscription, sont gravés les écussons du comte d’Ennery et du président Thomassin de Peynier.

La superficie de la ville est de 75 hectares environ. Elle compte 103 rues, places, cales et ruelles dont le développement total représente 19 kilomètres. Le nombre des maisons s’élève à 2.985.

Les principales altitudes des environs de Saint-Pierre sont : le Morne-d’Orange, 124 mètres ; le Morne-Abeille, 140 mètres ; le plateau de l’ex-grand séminaire (Trouvaillant), 153m,70 ; le plateau de l’habitation Tricolore, 195 mètres. Le parapet de la Batterie Sainte-Marthe est à 43 mètres ; le bas de l’allée Pécoul, en face de la chapelle de la Consolation, est à 45 mètres d’altitude.



Saint-Pierre, avec les « habitations », les usines et les plantations de sa banlieue, avec les rhumeries de ses faubourgs industriels contribuait, pour la plus large part, au mouvement commercial de la colonie. L’annuaire de 1902 ne donne qu’une statistique d’ensemble pour ce mouvement commercial en 1901.

En voici les chiffres les plus significatifs, relatifs aux exportations de « denrées du cru ».

C’est 488.000 kilogrammes de cacao valant 880.000 fr.

C’est 39.748.590 kilogrammes de sucre valant 15.723.410 francs.

C’est 14.447.964 litres de rhum valant 4.229.973 francs.

Ajoutez à cela café, campêche, casse, mélasse, fruits confits, peaux brutes, ambrettes, liqueurs, vanille… pour obtenir une exportation de 26.973.431 kilogrammes de produits valant 24.016.649 francs.

Presque tout cela, on pourrait même dire tout cela, chargeait à Saint-Pierre. Toute l’importation était également faite par Saint-Pierre, où se trouvaient les grandes maisons de consignation de l’île.

  1. On appelle savane à la Martinique, les promenades et les grands boulevards plantés d’arbres.