La Catastrophe de la Martinique (Hess)/29

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 171-173).


XXIX

UNE OBSERVATION DE M. MULLER


L’attelage du docteur.
Preuve de la mort instantanée.


Quelques personnes qui ont observé, dès les premiers jours, les cadavres tombés dans les rues de Saint-Pierre, dans celles notamment qui n’avaient pas été semées de décombres, ont cru voir à ces cadavres des attitudes de fuite… et, de leurs observations, on pourrait déduire que les victimes ont vu venir la mort, ont essayé d’y échapper, que les corps brûlés ont été brûlés vifs.

Voici une observation tout à fait caractéristique, absolument démonstrative et qui prouve la mort instantanée par asphyxie ou par sidération et qui détruit l’hypothèse de brûlures contre quoi les malheureux auraient pu lutter.

Je la dois à M. Muller, administrateur colonial et l’ancien chef de cabinet de M. Mouttet.

M. Muller est allé des premiers à Saint-Pierre. Ce qu’il a vu est ce qu’ont vu les autres, ce qu’on lit dans les différents entretiens que je publie. Mais il a vu, en plus, un fait des plus importants pour la reconstitution de la scène, de l’éclair tragique où Saint-Pierre, broyé, s’est écroulé sur ses habitants instantanément rayés du nombre des vivants, tous.

C’est dans la rue de Longchamps, devant la maison qu’habitait un docteur. La rue était nette de décombres. Les maisons, peu élevées, s’étaient écroulées à l’intérieur. L’axe du courant destructeur était d’ailleurs parallèle à celui de la rue. Cette rue n’avait donc reçu que très peu de débris.

Devant la maison du docteur, il y avait son cheval, sa voiture, son domestique. Le cataclysme s’était produit à l’heure où le docteur commençait ses courses. L’équipage avait été surpris attendant. Et il était là, toujours à la même place. Le cheval, carbonisé, couché sur le ventre, ses jambes calcinées ne le soutenant plus. À ses côtés, en ordre naturel, les ferrures des brancards, des harnais. Derrière, en ordre aussi, la carcasse métallique de la voiture. Et, devant la maison, le cadavre du cocher, également carbonisé.

Voilà le fait. Il écarte toute explication de mort qui ne serait pas une mort instantanée, foudroyante. Il détruit la légende de la pluie de feu contre quoi les malheureux habitants de Saint-Pierre auraient essayé de s’abriter en fuyant vers la mer, en se blottissant dans des baignoires, dans des bassins, en se coulant sous des pirogues renversées…

Plus que l’homme, l’animal, qui voit venir un phénomène, c’est-à-dire une « chose » à quoi il n’est pas habitué, qui entend des bruits épouvantables, qui sent tomber sur lui du feu, plus que l’homme, cet animal obéit à son instinct de conservation, et fuit… immédiatement, en animal, en brute, devant lui, sans voir aucun obstacle, sans réfléchir à rien, sans calculer s’il se brisera… Il fuit, aveugle, sourd, affolé. Et rien ne peut le retenir… Il fuit. Il fuit…

Si du feu était tombé sur lui, le cheval du docteur de la rue de Longchamps, ce cheval qui n’était pas tenu puisque le cocher était près de la maison, ce cheval aurait fui, aurait galopé, aurait bondi, aurait rué. Il serait allé mourir plus loin… Sa voiture eût été brisée etc., etc. Mais rien de cela. Il est mort « en station », calme. Il a été tué sans souffrir.

Et tous les habitants de Saint-Pierre aussi. Que cette constatation, que cette preuve irréfutable soit une consolation à ceux qui les aimaient, à ceux qui les pleurent…