La Catastrophe de la Martinique (Hess)/27

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 154-163).


XXVII

ENTRETIEN AVEC LE Dr LHERMINIER


Les blessés qu’on a soignés. Leurs brûlures. L’état des cadavres dans les ruines. Tableaux macabres. La mort instantanée. Les causes de la mort.


Le docteur Lherminier, des troupes coloniales, a soigné les blessés recueillis sur rade de Saint-Pierre et au Carbet par le Suchet, le Pouyer-Quertier et ramenés le 8, le 9… à l’hôpital de Fort-de-France.

Puis, il a fait partie de la Commission d’hygiène constituée afin d’aviser aux mesures que la présence de plus de trente mille morts dans le charnier de Saint-Pierre rendait nécessaires pour la préservation des vivants du restant de l’île.

J’ai vu le docteur Lherminier à Fort-de-France et j’ai fait avec lui la traversée à bord du Canada.

Ce qu’étaient les blessés, ce qu’étaient les cadavres, quelles lésions observées permettent d’établir le genre de mort des victimes, c’est M. Lherminier et après lui le docteur Saint-Maurice et M. Rozé qui nous le diront. Et si leurs notes contredisent celles d’autres témoins, c’est les notes des savants, des médecins que nous devons croire. Le médecin a le métier de voir, et ce qu’il dit avoir vu, c’est qu’il l’a vu, et que cela est… à condition toutefois que ce médecin ne soit pas un « imaginatif » des vieilles écoles…

« Il y avait, m’a dit le docteur Lherminier, deux catégories de blessés.

« Les uns, avaient des brûlures généralisées. Ce sont eux qui guérirent.

« Les autres avaient des brûlures localisées à la face. Presque tous ces derniers étaient des marins qui, surpris par le phénomène, eurent, cependant, le temps de se précipiter dans les bas de leurs navires. Ils moururent presque tous dans les vingt-quatre heures. Ils avaient des brûlures internes. Ils avaient respiré du feu. Leur angoisse était extrême, fis étaient pris au larynx, aux bronches. Ils voulaient de l’air, et l’air n’arrivait que péniblement à leurs poumons. Ils avaient dans la gorge des bruits rauques. Ils étouffaient. Et, cependant, ils buvaient. Ils demandaient toujours de l’eau… de l’eau… Ils brûlaient en dedans. Lorsque pour essayer de les soulager, on leur passait dans le nez, dans le larynx des tampons d’ouate imbibés de glycérine, on ramenait des débris de muqueuses blanchies, cuites, toute la partie supérieure du canal respiratoire était couverte de phlyctènes.

« Les malheureux eurent d’horribles agonies. »


Pourquoi ceux qui avaient reçu des brûlures générales étaient-ils moins brûlés à l’intérieur ?

Le docteur Lherminier ne le sait. Il a simplement constaté. Les pieds, les jambes, les avant-bras, les mains, les parties découvertes étaient plus profondément brûlées. Une femme eut la gangrène du pied et mourut du tétanos. Tous ces blessés se couchaient en chien de fusil, les membres en flexion. Les brûlures étaient du deuxième degré. Le 30 mai elles étaient guéries.

Tous ces blessés avaient été recueillis aux limites de la zone d’action du volcan. Tout ce qui était dans cette zone mourut sur le coup, par asphyxie ; le feu ne vint qu’après.

Le 16 mai, le docteur Lherminier alla à Saint-Pierre et put voir les cadavres observés le 9 par M. Rozé. Sur le rapport de ce dernier, le docteur Lidin, chef du service de santé, avait rappelé à l’administration quelques mesures de préservation que l’hygiène publique exige. Mais l’administration, comme, d’ailleurs, presque tout le monde encore aujourd’hui, n’a de l’hygiène que de très vagues notions, et confond les mesures scientifiques de désinfection avec je ne sais quelles simagrées fétichistes.


En pareil cas, j’ai souvent noté que — ou bien on se moque des dangers de contagion — ou bien on les redoute exagérément[1]. Et j’ai aussi noté souvent que, pour se rassurer, on se contente des plus absurdes simulacres. En ce cas spécial de la Martinique, je suis bien persuadé que le petit tampon d’ouate imbibé d’acide phénique et mis sous le nez comme un flacon de sels anglais paraissait à beaucoup de gens un gris-gris du genre de ceux que leurs aïeux importèrent d’Afrique… et dont l’usage existe encore… avec quelques variantes… catholiques…

Toujours est-il que cette bonne administration niait tout danger de contagion et croyait que d’avoir dans leur poche un tampon de coton phénique cela suffisait pour que les équipes de fossoyeurs quotidiennement envoyées à Saint-Pierre fussent à l’abri de toute contamination typhique transportable à Fort-de-France. Or, notez que sur les trois mille cadavres abandonnés à l’air libre, malgré la carbonisation des muscles superficiels, et, sans doute, aussi à cause de cette carbonisation, les intestins saillaient intacts… autant de paquets intestinaux, autant de foyers de culture pour les germes infectieux dont un seul rapporté à Fort-de-France était capable de donner naissance à des épidémies qui, dans les agglomérations de réfugiés, de gens déprimés, eussent accompli des ravages aussi terribles que ceux du volcan…

Mais cela, l’administration ne le comprenait pas. Car c’est de la science. Ce n’est pas de l’administration… Il y eut à ce propos des séances de commission qui furent épiques… dont j’eus quelques échos… Je n’en pouvais demander les détails au docteur Lherminier. Cela ne rentrait pas dans le secret professionnel. Mais le secret administratif est tout aussi impérieux pour un médecin fonctionnaire.

Comme cette question de rendre inoffensifs les cadavres des victimes de Saint-Pierre est celle qui conduisait le docteur Lherminier sur les ruines de la ville, c’est de l’état des cadavres considérés de ce point de vue qu’il m’a parlé tout d’abord.


« Sous les décombres des maisons, m’a-t-il dit, un enfouissement parfait, une inhumation de luxe… L’amas aérifère de moellons, de briques et de plâtras qui les recouvrait offrait de nombreuses cheminées par où les gaz putrides pouvaient s’échapper, et comme, par la configuration même de la ville, ces gaz devaient s’écouler du côté de la mer, où les vents d’Est les chassaient, en une quinzaine, il n’y avait plus rien à craindre de ce côté. Cela constituait la première catégorie de cadavres, celle qu’on ne voyait pas, celle dont il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Leur demeure écroulée s’était, pour eux, transformée en sépulcre. Il n’y avait pas à y toucher.

Puis il y avait une autre catégorie. Celle des gens que le volcan avait tués dans la rue. Les uns se trouvaient à l’air complètement. Les autres étaient à demi recouverts par les cendres. Ceux-là, de toute nécessité, il fallait les détruire ou les enterrer. Les détruire par l’incinération ? comme M. Cappa prétendait qu’il les détruisait… sous des bûchers de quelques brindilles avec une aspersion de kérosine…

« On sait, poursuivit le docteur Lherminier, combien l’incinération d’un cadavre exige de calories… Les bûchers de M. Cappa étaient insuffisants… nous en avons vu qui n’avaient rien brûlé du tout… Quant à ceux où il ne restait que cendres, j’aurais bien voulu voir quelle espèce de cadavre on leur avait donné à détruire…

« Non, non. L’incinération, à moins de construire d’immenses bûchers dont l’ignition eût été soigneusement entretenue, l’incinération n’était pas possible. Et dans les conditions où on la pratiquait, c’était une plaisanterie…

« Les conclusions à quoi nous nous arrêtâmes, c’est qu’il fallait d’abord recouvrir les corps d’une couche de chaux, puis de terre et de cendres, de former ainsi des tombes superficielles sur quoi, pour empêcher que la pluie ne les délayât, il était facile de mettre les plaques de tôle ondulée qu’on trouvait en grande quantité sur les décombres. Les anciens toits…

« — Combien y avait-il de cadavres à faire ainsi disparaître ?

« — Environ trois mille. Peut-être plus, peut-être moins. C’est une simple évaluation. Car personne n’a compté avec le même soin que l’on a mis à compter les objets précieux à sauver, les sous de la Banque par exemple…

« — L’état des cadavres ?

Cadavre sur la place Bertin.

« — Brûlés. Noirs. Mais ceux qu’on vit aux limites de la zone d’action étaient intacts. Les victimes étaient mortes asphyxiées. Les cadavres que j’ai vus dans le quartier du Mouillage étaient en partie carbonisés. Ils étaient méconnaissables. À moins d’étudier attentivement la forme des crânes on ne pouvait voir s’ils étaient de blancs ou de noirs. Cette action du feu qui détruisit profondément certaines parties est excessivement curieuse, car, en d’autres régions, il y avait simplement du noircissement. Ainsi les sexes étaient respectés. Il y avait de la rigidité chez certains cadavres d’hommes. Mais pas chez tous. C’était plutôt l’exception. Beaucoup de femmes, celles que l’on devinait jeunes, avaient les seins intacts.

« Tous les cadavres étaient nus. Scalpés, épilés. Chez beaucoup l’abdomen avait éclaté. Et les intestins saillaient, non brûlés. Ils avaient couleur violacée, lie de vin.

« Il n’y avait plus trace de vêtements, ai-je dit ; à quelques cadavres, les souliers restaient ; j’ai vu un corps de jeune fille où les pieds noircis par le feu, sans bas, étaient encore chaussés d’escarpins dont le vernis avait simplement craquelé.

« Les différences de brûlures peuvent s’expliquer par l’action de l’explosion brûlante, du feu, sur les muscles. Sous cette action, les plus forts se sont contractés, ont mis les membres en flexion ; les plus faibles ont été forcés à l’extension, et les plus exposés ont brûlé plus que les autres. Ce mécanisme explique la situation des corps à peu près tous observés les membres fléchis, le buste en extension, la tête en arrière, le cou sortant.

Ce fléchissement dans le feu a fait saillir les genoux, les poignets… J’ai vu des avant-bras dont les os pointaient, crevant les poignets des mains fléchies.

« La mort de tous fut instantanée. Des corps étaient figés, fixés dans les attitudes des actes accomplis au moment de la sidération ou si vous préférez de l’asphyxie générale. J’ai vu le cadavre d’un homme accroupi… C’était son heure. Et la situation dans laquelle il fut surpris par le destin montre bien qu’il ne supposait pas que cette heure fût celle de sa mort. Des gens, a-t-on dit, fuyaient, voyant venir le danger. Celui-là point. D’autres non plus… qui furent trouvés en attitudes différentes, mais non moins significatives.

« Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu des effrois, des affolements, des fuites… Il dut se produire aux heures matinales de la recrudescence de l’éruption du volcan qui précéda la catastrophe finale des paniques comparables à celles que nous avons vues le 20 à Fort-de-France. L’amas des cadavres de femmes dans le quartier de Longchamps le prouve. J’ai vu là, et ailleurs, des groupes de corps tués dans une suprême étreinte, de gens qui semblaient bien avoir voulu mourir ensemble, en se tenant étroitement. Sur le seuil d’une maison, il y avait un cadavre de femme qui serrait dans ses bras un petit cadavre d’enfant ; la trombe de destruction, le torrent de feu, l’explosion du cataclysme avait dénudé, brûlé ces deux corps, en avait arraché les vêtements et les cheveux… mais elle n’en avait point desserré l’étreinte… et dans la mort cette pauvre mère tenait toujours son enfant, bouche contre bouche…

« Mais, poursuivit le Dr Lherminier, ce n’est pas des observations sentimentales que vous me demandez et je ne vous décrirai point tous les groupes que j’ai vus de ce genre… des familles… vous pouvez imaginer quelles scènes dans une ville où se trouvaient plus de trente mille personnes, de gens que l’on avait rassurés, des gens à qui l’on avait juré qu’ils ne couraient aucun danger… toute cette ville tuée surprise en pleine vie… Pour quelques-uns, les plus nerveux, pour quelques femmes, certes, l’agonie dura… Elle avait commencé depuis trois jours. Ce fut néanmoins la mort dans un coup de surprise. J’ai vu le cadavre d’un homme tué debout dans l’attitude de la marche, une jambe en l’air. Il était resté debout. Un mur l’avait arrêté dans sa chute. Il était les bras en avant. Une main tenait un bidon de fer. Il avait été asphyxié, sidéré, carbonisé debout.

« Une singularité à noter, et de nature à exercer la sagacité des gens qui travaillent dans l’invraisemblable. À la maison Caminade, des barres de fonte d’un diamètre d’un centimètre et demi avaient fondu. Cela suppose une température d’au moins 1, 800 degrés. Or, tout à côté, il y avait des cadavres carbonisés très superficiellement.

« Expliquez cela…

« Et ceci. Au quartier du fort où l’explosion fut particulièrement violente puisque tout ce qui était sur la colline fut nettoyé, rasé, emporté par le vent, on n’a retrouvé aucun corps même sur le flanc de la colline où demeuraient quelques pans de mur. Dans cette destruction qui semblait avoir tout volatilisé, à l’endroit où était la caserne de gendarmerie il y avait quelques cadavres de chevaux roussis, noircis…

« Nous avons quelques explications logiques du cataclysme. Nous savons à n’en point douter quelques-uns de ses effets. Mais je crois qu’il y eut là une grande complexité d’actions de diverses natures.

« Quelques-unes étaient d’ailleurs prévues. Un article du Temps publié le 7, à Paris, et que nous avons reçu le 26 à Fort-de-France, les indiquait. »


Il est bien regrettable (ce n’est plus M. Lherminier qui parle) que le ministre des Colonies n’ait pas lu cet article assez tôt pour être bien convaincu du danger qu’il y avait à maintenir la population à Saint-Pierre et pour télégraphier à M. Mouttet de procéder à l’évacuation d’une ville dont la destruction paraissait fatale au rédacteur de l’article en question… lequel devait être compétent.

  1. Voir page 152 un arrêté d’un maire de la Guadeloupe sur les mesures à prendre pour que son île ne soit pas empoisonnée par les cadavres qu’apportent les vagues.