La Carrière d’un navigateur, premier équipage

La Carrière d’un navigateur – Premier équipage
Prince Albert Ier de Monaco

Revue des Deux Mondes tome 93, 1889


LA
CARRIERE D’UN NAVIGATEUR

PREMIER EQUIPAGE

J’arrivais un jour, vers la fin de 1873, en Angleterre, le grand marché des navires. Il s’agissait d’y trouver un yacht de moyenne dimension et à voiles, non point pour briller aux courses ni pour suivre la mode, mais afin de continuer une carrière brusquement suspendue, dès son principe, dans la marine espagnole. Il y avait bien encore l’arrière-pensée de goûter librement à des jouissances larges et âpres, qu’une passion ardente pour la mer m’avait fait entrevoir dès mon enfance, et que ne satisfait point la vie militaire des marines modernes avec ses cuirassés, ses torpilleurs et ses infernales machines presque immobilisées par l’exagération des dépenses nécessaires à leurs moindres déplacemens. L’antipathie que provoque dans certaines âmes la pensée de destruction, inséparable de tout ce matériel guerrier, contribuait aussi à me faire préférer un genre de marine qui permet d’envisager exclusivement le côté des questions maritimes le plus fertile en conquêtes profitables.

Ce yacht devait donc montrer avant tout les qualités voulues pour battre la haute mer.

Plusieurs semaines de recherche sur les côtes de la Manche me conduisirent un jour dans la charmante crique de Torquay, et là je vis se balançant toute seule, au pied de villas presque ensevelies sous les futaies de leurs parcs, une goélette qui semblait ainsi un joyau de la mer, délicieusement enchâssé dans les belles images réfléchies sur l’eau miroitante tout le long des rives, et qui fixa bientôt mes plus ardentes sympathies de navigateur. Elle se nommait Pleiad.

Presque aussitôt je me rendis à bord et, sous l’œil un peu fier de l’heureux propriétaire d’alors, je pus constater que rien ne satisferait mieux l’idéal de mon imagination, rien ne pouvant offrir des qualités fondamentales réunies sous des formes plus élégantes. Au dehors, sur les lignes parfaites d’une coque noire rehaussée par une ceinture d’or, se dressait une mâture audacieuse et forte, cambrée vers ses hauts sous l’irréprochable raideur du gréement, tandis que, tout à son pied s’appuyaient deux guis puissans faits pour supporter des voiles immenses, mais si bien serrées que les étuis dont elles étaient recouvertes dissimulaient presque leur présence. Au dedans, sous le pont qui invitait par sa longueur et la blancheur de ses bordages à cette promenade que les marins pratiquent si volontiers, le luxe solide et mâle des boiseries accompagnait une distribution méticuleusement confortable des logemens et de l’office, de la cuisine et du poste éclairés par une abondante lumière qui tombait par de vastes claires-voies. Surtout cela, aucun maquillage : la Pleiad, accomplie, encore jeune, ménagée par la fortune de la mer, pouvant se passer d’artifice.

Entièrement séduit par les charmes de ce joli navire, je me mis avec une impatience anxieuse à la recherche d’informations sur son sujet : elles conclurent en faveur de qualités précieuses, mais évoquèrent un lugubre souvenir de son passé. Dans un jour de course, par très mauvais temps, deux hommes enlevés avaient été perdus. Quelquefois, depuis lors, penché sur l’arrière de la goélette et suivant des yeux l’écume blanche qui tourbillonnait dans son sillage, effleurée par les teintes changeantes des belles soirées du large, j’ai cru voir surgir les spectres de ces deux marins ! Leurs chevelures hérissées dans les rafales qui frisaient la mer autour d’eux, se dressaient par momens sur les eaux ; puis, dans un effort ardent, leurs visages émergeaient encore, tournés vers le navire qui fuyait impuissant, et leurs bouches agrandies par l’angoisse hurlaient un appel que l’irruption de l’eau étranglait à l’instant ; une dernière fois leurs corps apparaissaient debout soulevés par la crête d’une-lame, les bras semblaient vouloir saisir l’illusion d’un secours, puis on ne voyait, plus au loin que la succession des vagues brisant les unes sur les autres, on n’entendait plus que les bruits sauvages de la tempête. L’affaire s’arrangea, et mon premier acte fut de transformer le nom de Pleiad, rappelant des prémices dont je n’avais point joui, en celui d’Hirondelle, ce qui me donnerait au moins l’apparence d’une première possession et nie rappellerait sans cesse les qualités que j’aime chez l’oiseau voyageur, sympathique et honnête, qui le porte et avec lequel mon imagination se plaisait à identifier le navire de mon choix : résolution aventureuse sous une enveloppe élégante, modeste et fine. Bientôt les projets accumulés dans ma tête prirent des formes plus précises, mais ce fut avec beaucoup de peine que je parvins à leur imposer une marche sensée vers la réalisation.

Que serait-il survenu ensuite, au cas où nulle image élevée, planant sur ces enthousiasmes bien confus, n’aurait imposé quelque tempérament à leur expansion ? Je n’y puis songer sans une peur rétrospective. Mais il arrive souvent que la vie tout entière demeure sous l’influence des premières émotions qui l’ont ébranlée ; aussi, quand l’âme jauge de bonne heure la misère humaine, elle se pénètre surtout de sensations graves, et la vision sévère, qui dès lors se dresse constamment auprès d’elle, agit comme une impérieuse conseillère. Un homme approche de vingt-cinq ans et s’aperçoit que la vie n’a point encore daigné lui tenir ses promesses, que pour lui les rêves se sont transformés en épreuves douloureuses, étendant un voile gris sur le passé, le présent, l’avenir ; il sent la ruine de ses plus légitimes aspirations, et presque vaincu dans la lutte pour l’existence, il verra sombrer bien plus que la fortune de son cœur si la démoralisation surprend son âme et fait de lui une épave qu’elle entraînera de chute en chute jusqu’au plus lâche abandon de soi-même. Mais chez cet homme une volonté s’affirme alors et lui fraie une voie nouvelle ; quoique resserré dans les limites d’un horizon que bornent souvent des menaces, il se raffermit dans la lutte en s’inspirant de cette vérité fortifiante : que les revers, même les moins mérités, frappant la jeunesse, portent en eux une réparation dont l’âge mûr profite, car ils offrent, jusque dans leur cruauté, des leçons fécondes pour les victimes qui peuvent saisir la lumière dont s’accompagne chacun de ces coups du sort. Et, dans la recrudescence des orages, il marche quand même, éclairé par l’auréole sereine qui plane sur les consciences tranquilles, vers le but élevé qu’il impose à sa vie, dédaignant aussi bien les misérables défections que les plus viles attaques.

En vérité, cet homme imprudemment livré aux premières illusions de sa jeunesse trouvait dans l’adversité qui bientôt le réveillait durement, un guide austère dont il cherche aujourd’hui quelque trace dans la profondeur de sa pensée ; de même que le voyageur parvenu sur l’arête des montagnes, entraîné vers un pays mystérieux, se retourne une dernière fois interrogeant les replis des vallées pour voir encore un sentier qui l’avait conduit dès les premières heures du jour, tantôt par de vertes prairies, tantôt sur le bord des précipices dont il s’éloignera maintenant à jamais. Là-bas, sous la buée transparente et bleuâtre de l’atmosphère épaissie, le chemin n’est plus qu’un sillon fréquemment interrompu, les troupeaux ne forment qu’une moucheture sur le vert que la distance assombrit, et le fond des précipices ne montre plus rien. Alors, soucieux devant l’inconnu des temps et des espaces qui se prolongent devant lui, insondables et immobiles, comme ce voyageur qui cherche à saisir, parmi la rumeur qui monte encore jusqu’à lui, le son d’une voix ou d’une cloche, une manifestation des choses accomplies, l’homme écoute pour trouver dans son âme un écho des orages passés, mais sans percevoir de note plus distincte que celle portée tout au long d’une falaise, quand la houle affaiblie vient briser mollement contre ses assises. Dès lors, entraîné sans merci, il explore du regard les ravins plus sombres échelonnés sur l’autre versant qu’il descendra bientôt sous les ternes rayons du soir de sa vie, atteint par un vent qui s’élève, devient toujours plus froid et réduit l’une après l’autre toutes les forces de son être. Puis enfin son cerveau, effleurant encore d’une lumière confuse les grands souvenirs de son passé, s’éteindra comme un soleil couchant qui rayonne pour la dernière fois sur les plus hauts sommets du lointain.

Le 13 novembre de cette même année 1873, je quittais le Havre suivi d’un second et de douze marins constituant l’équipage du yacht que j’allais prendre en Angleterre, et dont je me réservais le commandement. Mon second était un officier intelligent de la marine française, qui, ayant compris le charme et l’utilité pour un jeune marin de naviguer plusieurs mois dans ces conditions, avait obtenu de son ministre le congé nécessaire pour me suivre Mes matelots appartenaient à la marine marchande et on les avait recrutés de la façon habituelle aux navires du long cours, lorsqu’ils arment dans les grands ports.

Un industriel connu sous l’appellation de « marchand d’hommes » se charge de fournir l’équipage ; c’est souvent quelque ancien gendarme, très pratique de son personnel tout spécial qui est aux simples travailleurs du littoral ce qu’un viveur de Paris est à l’honnête bourgeois des campagnes.

Plusieurs jours avant le départ du navire que des ouvriers spéciaux du port ont gréé, armé, chargé, repeint, notre personnage si ; met en quête des hommes qu’on lui a demandés : matelots, novices, mousses, cuisiniers, ou maître d’équipage, et les conduit au capitaine en ayant soin de choisir un moment où ils peuvent se présenter sous leur jour le plus favorable, c’est-à-dire lorsque leurs poches ne contenant plus, depuis quelque temps, rien de ce qu’y avait fait entrer leur voyage antérieur, ils sont réduits au rôle de comparses dans les guinguettes, bals et autres eldorados où s’étalaient naguère leurs prodigalités d’irrésistibles vainqueurs.

Les voilà qui viennent en groupe, sans hâte et se dandinant avec insouciance, bien rasés, soignés, portant avec aisance un vêtement noir presque élégant, le cou serré dans un foulard de couleur. Ils tournent dans leurs doigts un chapeau de feutre mou en abordant le capitaine qui arpente la dunette, et l’on ne croirait guère au premier abord Voir là ces hommes qui, huit jours plus tard, fouleront pesamment de leurs bottes graisseuses le pont glissant du navire, voleront sur les enfléchures, les hunes et les vergues, suspendus quelquefois par leurs mains goudronnées, et balanceront jusqu’au-dessus des laines leurs vareuses maculées et rapiécées. Ils répondent au capitaine, qui les interroge en lisant leurs papiers : l’un, matelot calfat, revient des mers de Chine, l’autre est charpentier, il a fait sa dernière campagne au Brésil : un grand nombre sait coudre aux voiles, travailler les cordages et parmi eux tous ils réunissent les capacités nécessaires pour les réparations les plus pressantes à la mer. Mais ces gens sont modestes, froids, silencieux en la circonstance, et l’on ne peut guère les juger que d’après leur mine ; le cuisinier seul, que l’infatuation de son ministère rend toujours solennel, trouve, pour exposer ses mérites, une formule imposante que les faits ne viennent pas souvent justifier. On se met d’accord, les hommes sont inscrits sur le rôle d’équipage, ils touchent des avances qui serviront à payer des dettes et à parfaire leur équipement : le seul argent qu’ils verront d’ici au bout de la campagne : puis tout le monde se sépare jusqu’au mutin ou jusqu’à la veille de l’appareillage Le « marchand d’hommes, » qui recevra du capitaine 5 francs par tête de marin fourni, répondra de tous, et si quelqu’un d’entre eux se dérobait ensuite au rendez-vous, c’est lui qui rembourserait les avances perdues. Aussi, grâce à de fins limiers, il ne lâchera point la piste de toute cette clientèle parfois volage, au milieu de ses ébats dans le relent des plus joyeux quartiers du port ; il connaît d’ailleurs avec certitude les lieux impurs et les milieux relâchés, où on pourra la rejoindre à l’heure de l’embarquement.

Et cet embarquement n’est pas toujours facile : les plus sages parmi eux viennent sur le quai en nombreuse et bruyante compagnie d’amis des deux sexes ; tout ce monde quelque peu flottant sur ses jambes, défrisé, flétri, chiffonné comme on l’est après une nuit houleuse, s’embrasse indéfiniment, et les lèvres des partons s’écrasent indistinctement sur celles des hommes et des femmes dans vingt baisers gras et avinés. Puis d’autres gaillards beaucoup moins commodes arrivent entraînés par le « marchand d’hommes » et ses aides-de-camp qui les ont harponnés dans des bouges. Parfois, s’il s’agit d’une nature difficile, regimbante, obstinée, que le bouquet terminal des plaisirs rattache trop irrésistiblement à la terre, ou a guetté l’heure de la saturation, qui simplifie les pourparlers.

Ces divers groupes, dont les sacs et les malles sont venus quelques jours avant, se hissent à bord chargés d’un reste de menu bagage, soit : en bandoulière une paire de bottes ; sous le bras un accordéon pour danser le soir quand il fera beau ; puis un couple de lapins réunis par les oreilles et qu’on mangera sous l’équateur quelque jour de frairie, après les avoir régalés pendant trois semaines de biscuit et de poisson salé. Le « marchand d’hommes » louche alors sa prime ou rembourse les avances de ceux que, malgré tout, il lui est impossible de présenter, mais qu’il saura bien retrouver tôt ou tard pour son propre compte. Dans ce dernier cas, il amène des postulans racolés à la hâte et qui briguent les places vacantes : on les accepte ainsi pour ne point retarder le départ. Une fois l’équipage embarqué (et c’est pour longtemps, d’ordinaire jusqu’au retour en France, à moins que le capitaine veuille bien encourir les risques et la responsabilité des querelles, du tapage ou de la désertion à terre), on procède à l’attribution des couchettes, que les marins appellent leurs cabanes et qui sont des espèces de niches rangées à hauteur d’hommes tout autour du poste de l’équipage, où ils installent la literie qu’ils ont apportée ; puis le maître d’équipage assoit son autorité en distribuant les postes de manœuvre et le service de l’ordre intérieur ; il fait même déjà travailler quelques-unes de ses ouailles auxquelles leur zèle permet de surmonter un état d’esprit incertain ; les autres vont se coucher. En somme, il ne les tiendra bien qu’au bout d’une journée, et même les plus impressionnables ne se réveilleront qu’en mer ; des camarades auront fait leur besogne, mais point sans avoir aussi consommé leurs quarts de vin.

Après tout, ces allures singulières sont assez naturelles : voilà des travailleurs, dévoués fort souvent, qui vivent dans le plus inégal enchaînement des repos et des peines, des jouissances et de la gêne ; ils ont passé des mois ou même des années soumis nuit et jour à cette rude existence du marin, au travail interrompu par le danger seulement, isolés du monde, contraints par la force des choses à des mœurs claustrales d’où sont exclus les plus légitimes plaisirs comme aussi les péchés les plus excusables, sans avoir un seul jour senti la saine et réconfortante influence de la famille. Alors ils débarquent momentanément riches, sur le quai d’une grande ville, enveloppés aussitôt par tout ce qui est séduction pour eux, et dont ils s’emparent avec la fougue de leurs sens peu délicats, mais enflammables sous l’action de chimères fiévreusement rêvées dans la solitude ; puis, quand la fui des plaisirs s’impose, quand reparaît sur le seuil de quelque paradis le « marchand d’hommes » avec sa figure gouailleuse parce qu’il devine les poches sérieusement allégées, c’est pour aborder avec moins de regrets la nouvelle période d’abstinence que ces grands enfans consacrent leurs derniers jours à une apothéose en règle de la période dorée. Aussi voit-on sur toutes les faces de leur existence une empreinte de ces oscillations déséquilibrées.

Nous avions recruté pour l’Hirondelle un équipage de choix, des hommes robustes avec des physionomies avenantes, et munis des papiers conventionnels attestant que l’on vaut à peu près autant que ses voisins ; mais celui d’entre eux qui flattait le plus mon amour-propre (j’avais vingt-cinq ans), c’était le cuisinier, non pas qu’il fût spécialement recommandable, mais parce qu’il était nègre, et que dans ma pensée notre groupe de navigateurs y gagnerait un petit air exotique assez agréable. Sans mériter l’apostrophe de poseur, ne peut-on, quand on est aussi jeune et point banal, pencher quelquefois vers une innocente originalité ? D’ailleurs, mon nègre, avait tout pour lui ; de bonne race, parlant bien sans excès, poli, propre et bien noté, son nom même n’était pas celui de tout le monde : il s’appelait Risco. Serait-il quelque peu irascible ou sournois, rancunier ou ivrogne comme beaucoup de ses congénères ? Ces inconvéniens me préoccupèrent fort peu, quoiqu’ils entraînent des suites particulièrement fâcheuses quand ils affligent un fonctionnaire chargé de pourvoir aux repas de tout le monde. Je prisais même tellement cette pittoresque recrue que j’aurais enduré toutes ses fantaisies ; et je tremblerais aujourd’hui quand j’y songe, si je ne me rappelais combien Risco se montrait digne, réservé dans ses goûts, sévère pour ceux de ses pareils qui aiment à s’afficher.

Notre départ du Havre eut lieu dans les conditions précédemment décrites, avec cette différence que nous embarquions tous un soir comme passagers sur le paquebot de Southampton. Il était amarré dans l’avant-port, le long du quai, ce qui rendait difficile de voir si l’équipage se trouvait bien au complet ; dans l’obscurité et la foule, plusieurs de mes gars une fois poussés jusque sur le pont voulaient retourner à terre pour étreindre encore quelque nouvel ami, et le « marchand d’hommes » s’agitait, courant d’une passerelle à l’autre pour leur barrer la route. Bref, le paquebot siffla et démarra sans qu’une certitude ait pu s’établir quant à la présence de mon personnel turbulent. Néanmoins dans mes rêves de cette nuit-là, je vis repasser plus d’une fois la petite troupe qui constituait mon premier commandement, et le lendemain lorsque je vins de bonne heure sur le pont, ils étaient bien là tous, les yeux tournés vers les côtes d’Angleterre qui se dessinaient dans la brunie ; puis ces enfans si rebelles naguère se réunirent autour de moi pour écouter sagement les recommandations que j’avais à leur faire. On débarqua bientôt sur la terre anglaise et dans les petites complications du trajet par voie ferrée jusqu’à Portsmouth, mes hommes se débrouillèrent aussi bien que sur leurs navires.

Mais celui que j’observais avec le plus d’intérêt, parce que j’en étais de plus en plus lier, c’était Risco ; il se montrait aimable, enjoué, conciliant, tandis que ses dents blanches souriaient à tout le monde. Et quel homme soigné ! Je le vois encore traversant les docks de Southampton : il avait à ses pieds des pantoufles en tapisserie, ornées d’une pomme d’api, souvenir d’une maîtresse malicieuse, bien sûr ; au lieu du sac pesant que les autres jetaient sur l’épaule, il portait, d’une main qui semblait toujours gantée de noir, sa grande valise ; de l’autre et sous chaque bras, de nombreux paquets bien ficelés, son parapluie et ses cannes ; sur sa tête, deux chapeaux enfoncés l’un dans l’autre pour éviter qu’ils fussent froissés par les accidens du voyage, quitte à montrer une certaine gaucherie : comment faire pour saluer ? les ôter tout en bloc, c’était lourd et périlleux, chacun successivement c’était long et prenait les deux mains ; ne soulever que le plus haut des deux, était-ce suffisant ?

Le soir même, la plus ardente de mes ambitions se voyait satisfaite pleinement : j’étais le capitaine d’un joli voilier, et la nier s’ouvrait sans limite devant la fougueuse indépendance de mes goûts.

C’est ainsi que l’Hirondelle s’engagea dans une carrière où je l’ai conduite pendant la période de douze ans. qui s’est terminée en 1885. Jusque-là, j’ai pris à tâche d’acquérir l’expérience d’un navigateur, visitant d’un cap à l’autre presque toutes les mers d’Europe. Mais les mois et les années de cette vie sérieuse et active dans laquelle se succédaient d’inoubliables fatigues et des jouissances profondes, quelquefois traversées d’un péril, me donnèrent peu à peu l’ambition de connaître plus intimement et jusque dans les séduisans mystères de son sein cette mer capable de faire naître de tels entraînemens. Je me sentais aussi guidé par une sorte de gratitude envers elle, qui avait été mon refuge et ma sauvegarde pendant les années les plus difficiles. Certaines études et une préparation spéciale, puis les conseils de hautes personnalités scientifiques, achevèrent mon orientation et fixèrent mes plans.

La seconde période qui, je l’espère, n’est pas près de finir, entièrement vouée aux plus captivantes recherches, dominera de très haut le domaine des souvenirs que fonde pour mes vieux jours l’emploi des meilleures années de ma jeunesse ; elle a déjà entr’ouvert mes yeux sur des empires grandioses où la pensée s’égare parmi des merveilles qui font oublier peu à peu les misères de notre humanité.

Je ne compte point entraîner ceux qui accepteront de me lire dans tous les méandres de cette existence maritime, car il faudrait un bien gros livre pour recevoir la confidence de tous les faits qui ont imprimé leur trace, joyeuse ou triste, dans la mémoire d’un navigateur que les conditions exceptionnelles de sa destinée et le tour de ses idées mettaient en mesure de chercher, de voir et d’observer partout. Mais je voudrais montrer comment sur cette petite Hirondelle on a mûri des entreprises qui semblaient d’abord inaccessibles à ses forces, et comment on se rapprochait du but par des essais progressifs et maintes luttes énergiques contre des situations presque désespérées. Je voudrais dire comment elle est venue s’adjoindre aux pionniers dont la phalange, vraie noblesse de l’humanité, vît et meurt pour frayer des voies nouvelles aux tendances élevées qui germent dans les cœurs et les intelligences, grandissent avec l’extension du savoir et font les âmes généreuses ; à cette avant-garde qui chaque jour entraîne l’homme un peu plus haut dans la série des êtres, atténue les misères de sa vie et finira sans doute par abolir dans la nature de sa race le vieux levain de barbarie d’où surgissent des génies dévoyés, ces génies funestes qui passent sur les peuples comme un souffle de malheur et de mort, soulevant les uns contre les autres pour asseoir sur des ruines ce qui leur semble la gloire, consolident leur pouvoir sur des hommes en broyant d’autres hommes, paralysent sous leurs menaces la pensée du savant, l’effort du travailleur, le rêve souriant des mères, et désavouent ainsi la promesse qui se lève sur les grands horizons.

Je voudrais dire comment, si gracieuse et légère, semblant faite pour courir le long des plages ensoleillées, un jour, l’Hirondelle a fui vers le large et tenté les majestueux problèmes de la mer, parmi les écueils, les cyclones, autour des inaccessibles rivages, bien loin du foyer, dans un dessein commun avec ces hommes de tout rang qui marchent ensemble vers une clarté pressentie aux plus lointaines limites de leur intelligence, et dont ils veulent accroître les premiers éclats jusqu’à ce qu’elle soit un phare pour les races qui sortiront de notre poussière ; avec ces hommes chaque jour plus forts et résolus, qui sont prêts à combattre aussi, mais pour l’édifice auguste et libéralement ouvert de la civilisation pacifique, lorsqu’il est menacé par l’ambition inique de ceux qui faussent le jugement des masses et sacrifient des existences précieuses dont le rôle était bienfaisant parmi nous, au lieu d’utiliser contre les maux qui assaillent l’humanité entière tant de courage et d’abnégation. Car ils deviennent légion, les hommes qui propagent cette idée féconde : que si l’amour de la patrie venu d’un sentiment élevé engendre une émulation salutaire, il peut ramener vers un état d’ignorance et de grossièreté morale, ceux qui le dénaturent jusqu’à l’envie et la haine envers leur semblable parce qu’il est né au-delà de cette fiction qui s’appelle une frontière, parce qu’il est d’un autre sang ou d’autre langue et contemple différemment les grands mystères que nul ne connaît. Même, ils deviendront un jour les maîtres, ceux qui pensent que si la guerre occupait jadis une place naturelle dans les instincts sanguinaires des races primitives, que si plus tard elle servit comme un thème cruel au développement des cerveaux privilégiés, ce n’est plus une gloire bien enviable d’anéantir des hommes ou de leur imposer sa tyrannie ; mais que ceux-là seuls laisseront dans la nuit des siècles un souvenir lumineux, qui auront lutté généreusement pour pacifier les mœurs et doter leurs semblables de biens utiles au plus grand nombre ; tandis que les œuvres si fièrement proclamées de ceux qui font naître les guerres d’ambition seront balayées par la contingence des événemens.

Aussi, lorsque sur mon navire, après les semaines et les mois de privations et de luttes, entouré de vaillans compagnons, on repose ses yeux sur la tâche accomplie pour le bien du monde, l’on est fier sans remords et l’on ne regrette rien des peines endurées. Mais songeant alors aux soldats excités à la haine, rendus à l’empire d’un instinct sauvage, et qui peut-être ruineront ces trésors en gagnant des batailles, on tressaille dans un sentiment de révolte et l’on maudit les hommes pour qui seront souillés de boue sanglante les monumens glorieux de la science et de l’art.

Hélas ! avant que le genre humain ait franchi cette phase nouvelle de son évolution, que d’orages à subir ! Que de fois un terrain gagné par l’opiniâtre vouloir des sages, par le progrès de la raison, par l’élan des âmes supérieures, semblera perdu !

Mais un temps viendra où la honteuse guerre, qui trouble nos rêves, menace nos plus nobles desseins, use en vain nos forces et pèse sur notre bon sens avec tout le poids des forfaits qu’elle engendre, ne sera plus qu’un fantôme désarmé, légendaire ; et l’esprit des hommes d’alors ne sachant plus comprendre les détestables mobiles qui gouvernent maintenant les relations des peuples, devra borner ses conjectures sur notre caractère, comme nous bornons les nôtres dans l’information poursuivie sur les êtres qui turent nos avant-coureurs, préparèrent notre hégémonie sur la nature organisée, et dont les os et les œuvres naïves dorment recouverts par le travail lent de mille siècles, oubliés dans l’éternelle succession des faits. Et si quelqu’un des hymnes guerriers qui rallument parfois dans nos veines les ardeurs de la lutte impitoyable pour l’existence se transmet jusqu’à ces générations futures, il sera peut-être devenu un refrain que les travailleurs diront pour exalter leur ouvrage sans penser qu’à son origine, propagé sur les champs de bataille, il couvrait le râle des mourans.

Marchons donc résolus dans cette voie nouvelle que la science illumine, et qu’elle ouvre pour tous ceux d’entre nous que domine l’attraction vers un progrès noble et constant, avec le sentiment généreux des biens que ces efforts préparent à nos successeurs. Si nous trouvons encore devant nous des obstacles suscités par les indifférens que ne gagne aucune émotion quand des problèmes résolus laissent voir de nouveaux domaines conquis sur l’ignorance ; par certains timorés que chagrine l’effacement progressif de traditions vermoulues, devant l’autorité réconfortante de la saine raison ; ou bien par des adversaires égoïstes qui craignent d’abandonner un état dont ils sont satisfaits pour eux-mêmes, qu’importe ? Les uns et les autres ne modifieront pas l’incessante évolution des idées et des choses, l’unique loi immuable qui préside à la marche de l’univers et aux actions des hommes. Le passé est là pour nous le garantir. Vouloir arrêter sur un point le génie humain lancé vers des limites inconnues, c’est obéir à une chimère qui ne conduit à rien.

De même que, pour suivre la course de notre terre dans l’espace où fourmillent les mondes, de brillantes étoiles ne sauraient être que des guides temporaires, — car elles ne sont point immobiles, et leur éclat doit tôt ou tard se troubler pour nous, — il faudra aux astronomes pour ne pas se perdre dans les contrées célestes que nous traversons, des calculs toujours renouvelés : de même, pour orienter leur conscience, il faut aux hommes des repères constamment rectifiés.

Mais le temps se charge mieux que tous les calculs de nous confirmer dans notre voie. Hier encore on voyait des juges fanatiques punir Galilée pour avoir entr’ouvert le grand voile mystérieux, de part et d’autre on violentait les consciences, et l’on pensait que la vraie noblesse ne peut germer que dans les combats. Maintenant, un prince du plus haut rang, de la plus guerrière lignée, peut déjà sur un champ de bataille flétrir les atrocités qui l’entourent, par ces retentissantes paroles : « La guerre est pourtant une chose horrible ! et celui qui la décide d’un trait de plume devant sa table ne se doute pas de ce qu’il évoque[1] ! » puis, jusqu’à son dernier jour exalter les gloires pacifiques de l’intelligence, et descendre dans la tombe suivi d’une clameur immense où se confondent les louanges unanimes de toutes les nations fascinées par ce signe manifeste du temps.


Peu après l’arrivée de son équipage à Portsmouth, l’Hirondelle déployait, par une belle matinée d’automne, sa voilure toute neuve, tandis que notre vieux pavillon monégasque, lentement hissé au grand mat, étendait pour la première fois sur cette fille adoptive le symbole tutélaire qui déjà flottait sur la nier aux âges reculés de l’infestation sarrasine ; qui s’allia plus tard aux oriflammes françaises dans maints combats des galères, demeurant toujours droit en présence de l’ennemi, mais qui se courbe aujourd’hui devant le progrès de la pensée ; et qui, pour marquer sa place au premier rang de la civilisation, cherche la plus pure des gloires en planant sur une œuvre de paix, de lumière et de science bienfaisante.

Penchée sous la brise, elle franchit les passes fortifiées de Portsmouth, rangea les frégates d’une escadre mouillée devant l’île de Wight ; puis, bientôt après, courant sur les côtes de France, elle perdit de vue les tours blindées et les grandes mâtures, les bandes indécises vaguement sombres et claires de ces côtes sans relief où disparaissent confondus les villes couvertes d’ardoises, les collines et les bois.

Certes, la jouissance ardente et fiévreuse de ces premières heures, dont la perspective occupait depuis si longtemps mon esprit, devint par la suite une source de satisfactions mieux assises et plus sérieuses ; mais les cordes qui vibrèrent alors ont conservé toute leur puissance, elles résonnent encore maintenant lorsque surviennent ces conjonctures enfantées par la mer qui s’adressent à l’âme du navigateur et l’enivrent de sensations véhémentes.

La nuit vint, froide, bruineuse ; sauf le timonier, qui suivait silencieux les mouvemens du compas dont l’éclairage projetait sur sa figure une lueur intense, et l’homme de veille qui piétinait sur place tout à l’avant du navire et fredonnait une mélopée en fouillant de ses yeux le brouillard, chacun dormait, ondoyant au roulis sur les étroites couchettes des cabines, ou dans les hamacs dont le balancement à l’unisson remplissait le poste de l’équipage. Les hommes de quart eux-mêmes, accroupis sur le pont, dans des coins abrités, sommeillaient après la causerie et les chansons du soir. Je veillais aussi, et je veillai jusqu’au jour, non point seulement retenu par l’inquiétude que donnait la brume sur cette route sillonnée de navires dont le sifflet ou la corne retentissaient de tous les côtés, mais aussi parce que des pensées tumultueuses harcelaient mon cerveau, lui ramenant sans cesse, comme une fantasmagorie, mille souvenirs des circonstances qui avaient déterminé ce changement dans ma vie, des difficultés et des luttes qui avaient accompagné sa réalisation. Et dans cette nuit surgissaient des images conformes à l’agitation de ma pensée : c’était d’abord la goélette qui entrait à pleines voiles dans un port dont les jetées se couvraient d’admirateurs ; puis je la voyais au large, par un beau jour clair des régions du Nord, glissant comme une fée blanche parmi les oiseaux polaires qui s’envolaient par myriades sous son étrave, plus surpris qu’effrayés, et retombaient lourdement non loin, ricochant sur le dos des petites ondes. Plus tard venait une scène tragique : l’Hirondelle, égarée dans une tourmente, désemparée, courait sur des récifs noirs qui pointaient entre l’écume des brisans ; et, lorsqu’elle s’écrasait au milieu d’un colossal fracas sur une masse inébranlable, jonchant les alentours de bris et de corps aussitôt entraînés par un courant de foudre, je sursautais, haletant, et je sondais en deux secondes le fond de mon être pour m’assurer si ce n’était qu’un rêve !

Aujourd’hui, quand le souvenir de ces images revient, je m’aperçois qu’elles étaient, alors, comme les avant-coureurs de la destinée que l’Hirondelle réalise peu à peu dans le cours du temps.

L’aube de cette nouvelle journée me sembla la plus radieuse que j’eusse encore vue sur la mer ; dès son approche, le brouillard prit la forme de nuées épaisses qui s’élevèrent ensuite, laissant reconnaître non loin la terre de France comme un paysage découvert au sortir d’une forêt ; et, à mesure que l’horizon, regagnant ses limites habituelles, élargissait un grand cercle autour de nous, des navires toujours plus nombreux se montrèrent les uns après les autres, courant vers toutes les parties du monde. Puis, la vapeur d’eau condensée le long du gréement et qui, durant la nuit, tombait sur le pont avec un bruit plat et monotone, devint comme une pluie brillante dont chaque goutte scintillait, traversée par les premiers rayons du soleil. Alors on passa tout près d’un essaim de pêcheurs qui visitaient leurs engins ; sur celui que nous rapprochâmes le plus, quelques hommes en grappe au-dessus du bastingage, frôlés par les battemens de la grand’voile brune à demi carguée, rentraient péniblement et lentement un filet d’où l’eau ruisselait sur leurs bottes et s’écoulait en petites cascades par les dalots du pont, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre, suivant le roulis. De la fumée s’échappait d’un tuyau percé par la rouille et qui se dressait à l’arrière du mât : c’était le repas matinal qui se préparait sous la garde du mousse ; et celui-ci, attiré par l’approche de la goélette, montrait hors d’un panneau sa frimousse gamine barbouillée de diverses choses.

Nos hommes de quart, pieds et jambes nus, lavaient à grande eau le pont, les parois, les claires-voies, les panneaux ; quelques-uns remplissant dans la mer leurs seaux de toile suspendus par une corde et qu’ils vidaient à grand fracas dans tous les recoins, les autres faisant courir toute cette eau avec de grosses brosses emmanchées. C’était l’heure de la propreté, la première heure du jour, pendant laquelle les matelots dépensent à bord le meilleur de leur activité : car c’est bien devant un soleil encore très bas, qui mêle une chaleur légère à la fraîche pureté du matin, quand on a joui d’un repos suffisant, que le travail en plein air satisfait mieux les muscles d’un corps sain, comme aussi les premières envolées d’un esprit vigoureux cherchant son équilibre dérangé par l’incertitude et les divagations du sommeil. C’est alors que le travailleur sent rayonner dans son cœur une exultation nerveuse qui se trahit sur ses lèvres par des chansons joyeuses.

Mais les bruits du lavage cessèrent, et la plupart des marins disparurent dans le panneau qui, tout à l’avant, conduit au poste de l’équipage : ils allaient déjeuner sans qu’on eût besoin de les avertir, car l’arôme du café, depuis un moment répandu sur toute la goélette, s’en chargeait lui-même. Le café des matelots ne plairait pas à tout le monde : quel que soit son mérite, ils veulent qu’on l’additionne copieusement de chicorée, pour la couleur qu’elle lui donne. Ces hommes, toujours comme des enfans, sont excessifs dans les exigences de leur imagination et se laissent séduire par la quantité plus que par la qualité de ce qu’ils aiment. Il est généralement admis que le café doit être foncé ? Eh bien ! ici on le veut noir comme de l’encre, et on en veut beaucoup ! Le biscuit qui doit raccompagner est préalablement rompu avec l’aide d’un marteau, à travers les parois d’un sac où il est renfermé pour que les miettes résultant de cette opération ne se perdent pas. Dans les milieux marins où l’on tient moins que sur l’Hirondelle aux bonnes manières, chacun se contente de briser avec ses dents la quantité de biscuit nécessaire à sa consommation, qui tombe ainsi tout droit d’un moulin naturel sur le liquide fumant, pour revenir après sur ses pas et faire par conséquent deux fois le trajet de la coupe aux lèvres. Ce repas affecte un caractère particulier de sans-façon : il est pris sur le pouce, comme la pâque chez les Hébreux. Les convives s’installent un peu partout, dans un coin du poste, sur un caisson, ou tout bonnement par terre, avec leur tasse de fer battu entre les jambes. On reste pieds nus, en manches et pantalon retroussés, car les nettoyages continueront ensuite, et ceci n’est qu’un intermède dont on profite, au reste, pour discourir dans un langage imagé sur les épisodes de la nuit.

Le cap de la Hève était là tout près quand les exigences essentielles de la propreté se virent satisfaites ; et pendant que les hommes remettaient en ordre les dromes, et les glènes de manœuvres dérangées pour le lavage, tandis que d’autres enlevaient les dernières traces d’humidité sur le pont, avec ces vadrouilles multicolores d’où l’on expulse ensuite l’eau recueillie, par un mouvement particulier de rotation que lui donne une ficelle enroulée sur son manche et qui fait se hérisser comme une chevelure satanique cette toison bigarrée, mon second et moi penchés sur une carte ouverte en plein vent et que nous disputions au revolin de la grand’voile, nous cherchons à reconnaître les bouées qui marquent les bancs et les passes de la rade. Bientôt deux ou trois remorqueurs faisant une randonnée matinale jusque vers l’horizon, pour offrir leurs services aux voiliers survenus depuis la veille, courent sur nous : c’est à qui nous accostera le premier, car les yachts sont des clients avantageux que l’on peut souvent pressurer au moyen de prédictions météorologiques empreintes de pessimisme. En effet, pour l’entrée des ports connue celui du Havre où les bassins ne sont accessibles que pendant certaines heures de la marée, et où l’avant-port assèche complètement avec la basse mer, le remorquage devient indispensable aux voiliers quand la brise est nulle ou contraire, il est prudent lorsque celle-ci paraît incertaine ; et tel navire, qui a voulu épargner cette dépense, risque de demeurer à sec, de faire des avaries en abordant une jetée, ou bien il perd un jour en se voyant obligé au dernier moment de reprendre le large et de mouiller sur rade.

Mais l’Hirondelle, qui marche sous le moindre souille et qui manœuvre avec la précision d’un canot, aidée ce jour-là d’ailleurs par un vent très favorable, remerciant tous ces auxiliaires obséquieux, se contenta de prendre un pilote qui l’accosta devant les passes ; même ce fut uniquement par crainte du brouillard qui menaçait d’un retour offensif. Car, sur l’Hirondelle, je me proposais de pousser jusqu’aux dernières limites de la prudence cet exercice qui donne aux capitaines une hardiesse nécessaire, les familiarisant avec la pratique des côtes, et qui consiste à entrer soi-même son navire en s’aidant des cartes et documens hydrographiques qu’on étudie avec soin. C’est un fait que les marins de sang-froid peuvent toujours se risquer à ceci par un temps favorable quand les instrumens dont ils disposent sont suffisans et qu’il ne s’agit pas d’embouquer une rivière dont les bancs se déplacent pour former une barre capricieuse, avec des remous de courant dangereux, l’Hirondelle gagna bien vite l’entrée du chenal, devançant tous les voiliers qui faisaient la même route ; elle pénétra sans avoir encore diminué sa voilure dans l’étroit goulet, au milieu des chaloupes de pêche qui s’en allaient travailler et se rangeaient tout contre les parois afin de ne pas la gêner, suivie des yeux par les groupes de flâneurs qui vont le matin colporter les bavardages maritimes tout le long de l’estacade jusqu’à la tour des signaux, et qui se demandaient de l’un à l’autre quelle pouvait bien être la nationalité de cette petite goélette dont personne ne reconnaissait le pavillon.

Vers le milieu de l’avant-port, elle amena ses voiles toutes à la fois et vint terminer sa course avec un ralentissement progressif, devant l’entrée du vieux port. Ici d’autres industriels l’entourèrent pour lui faire accepter leurs services, c’étaient des gamins et des hommes en guenilles, montant des canots sordides munis d’avirons dépareillés et raccommodés, où leurs pieds nus glissaient sur toute espèce d’épaves malpropres glanées, flottant dans les coins : le rebut des ports, hommes et choses. En quête d’une aubaine de hasard, ils offraient de porter des amarres à droite et à gauche pour maintenir la goélette présentée devant les portes en attendant leur ouverture. Quand celle-ci eut lieu, on passa aux mains d’un personnage officiel, galonné, pas aimable et qui commandait une armée de bonnes gens décrépits, fourbus ou estropiés, vieux marins de toutes les conditions n’ayant pas su, durant une carrière houleuse, rencontrer la fortune, ou bien ayant dissipé ses largesses dans les fêtes successives du bon temps, sans rien mettre en réserve de ce qu’il fallait pour réconforter leurs vieux jours ; on aurait pu leur dire en passant :


… Qu’un long âge apprête aux hommes généreux.
Au bout de leur carrière, un destin malheureux.


C’étaient les haleurs, compagnie atone, abrutie, famélique (altérée surtout), qui s’échelonne sur le quai le long d’une remorque et suivant avec tiédeur les ordres de son chef bourru, fait traverser ainsi les seuils des bassins aux navires qui doivent entrer ou sortir. L’Hirondelle s’amarrait finalement dans le bassin du commerce, ayant inauguré pour le mieux la nouvelle période de son existence. Elle ne devait séjourner au Havre que juste le temps nécessaire pour compléter son armement et prendre ensuite le chemin de la Méditerranée. Ce fut alors que sous les fleurs dont le parfum me grisait depuis huit jours, les premières épines se révélèrent. D’ailleurs à mesure que j’entrais plus dans mon rôle de capitaine, il était à prévoir que j’essuierais les leçons plus sévères de l’apprentissage.

D’abord Risco, mon favori, peut-être encouragé par ma condescendance, devint oublieux de son devoir, et abusant d’une permission de minuit, disparut durant vingt-quatre heures. Quand il revint, ce fut le sourire aux lèvres, avec une excuse que l’on ne crut pas devoir approfondir (entraîné par son goût pour la cueillette des fleurs champêtres, il s’était perdu dans la campagne) ; mais on dut lui faire des représentations sérieuses sur l’embarras qu’il avait causé et sur le mauvais exemple qu’il donnait. En effet, quelques-uns de mes hommes ne tardèrent pas à laisser voir combien peu ils savaient dominer leurs passions, et dans un port tel que celui-ci où les navires communiquent directement avec le quai au moyen d’une passerelle, une escapade devient facile pour des marins sans scrupules ; les autres ont toujours quelque parent, le plus souvent des cousines ou des sœurs qui les réclament pour la soirée. À la veille d’un long voyage, quel capitaine saurait être bien rigoureux pour ces permissions ? Aussi parfois le matin s’aperçoit-on que plusieurs familles n’ont pas été pour leur hôte suffisamment soucieuses d’une tenue décente.

Après une petite épuration nécessitée par les circonstances, on eut tout lieu de croire sur l’Hirondelle que le reste de l’équipage, ayant subi sans accroc moral sérieux cette épreuve d’une relâche dangereuse, ne s’éloignait guère de la perfection. Un personnage qui manquait jusque-là, et qui est toujours la cheville ouvrière du bord : un maître d’équipage, fut alors embarqué, et je vis avec bonheur venir le jour où, sur ma goélette en appareillage, ces désagrémens vulgaires allaient rendre la place au travail et aux saines émotions de la mer.


Prince Albert de Monaco.
  1. Journal de l’empereur Frédéric III.