La Carrière amoureuse/Texte entier

La Renaissance du Livre (p. T-82).



Jeanne Marais

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la Carrière


Amoureuse


ROMAN


Illustrations de Hervé-Baille



PARIS


LA RENAISSANTE DU LIVRE


78, boulevard st-michel, 78




Mlle JEANNE MARAIS


Je pense que la caractéristique de l’actuelle production littéraire est la précocité des auteurs. En ceci, nos « consœurs » nous laissent loin derrière elles, nous autres représentants du sexe qui était autrefois tenu pour fort. Mlle Jeanne Marais est, elle-même, parmi les femmes, une manière de prodige. Née le 12 février 1890 — à Paris — n’a-t-elle pas publié, dès 1911, son premier roman, la Carrière amoureuse que nous donnons ici, « livre gentiment cynique », ainsi que l’écrivait M. G. Pawiowski, et qui est si caractéristique de la manière de son auteur.

Suivirent, en 1912, Nicole courtisane ; en 1913, la Maison Pascal, dont le sujet est… audacieux, et les Trois nuits de Don Juan en 1913, le Huitième péché et enfin Amitié allemande, parue moins de deux mois avant la guerre, où est étudié le caractère tudesque et où en est démontré la fausseté. Ainsi à vingt-quatre ans, Mlle Jeanne Marais avait publié six romans. Or ces romans montrent du talent et de l’originalité. Tout récemment est sorti. Pour le Bon Motif (roman.)

Avec ses chauds yeux noirs et ses lourdes torsades brunes qu’elle coiffe en masse sur ses oreilles, Mlle Jeanne Marais a figure d’une héroïne romanesque. Mais ses livres ne sont en rien les fils d’un tel physique. On a dit d’elle qu’ils rappelaient ces œuvres des célèbres conteurs du xviiie siècle : d’un Restif de la Bretonne, d’un Crébillon fils. Et, de fait, ils sont très vifs ; mais leur auteur ne craint pas la chose, elle a le bon goût d’éviter le mot. Elle est hardie, elle n’est pas grossière.

Mlle Jeanne Marais a fait des vers, notamment un acte, l’Heure galante, qui fut joué en 1912, et elle a, durant quatre années, collaboré au Petit Journal.


LA CARRIÈRE AMOUREUSE



CHAPITRE PREMIER


Je m’appelle Nicole. Je suis née à Paris, la nuit d’un souper de centième où l’on célébrait le succès d’un vaudeville de papa, Nicolette. Comme mon père se disposait à congratuler directeur, critiques, interprètes et confrères, en un petit discours humoristique, la sage-femme fit irruption dans la salle et lui cria d’une voix claironnante : « M’sieur Fripette, c’est une fille ! »

L’hilarité qui l’accueillit dispensa papa de tout speech, ce qui inspira la pensée suivante à l’auteur de Nicolette et de mes jours : « Cette enfant me rendra heureux : elle signale sa venue au monde en me débarrassant d’une corvée. »

Il ne fallait jurer de rien, monsieur Fripette : cette enfant devait, plus tard, apprendre l’inquiétude à votre âme insouciante de pinson, qui vivait de rires comme l’oiseau de chansons.

Papa me choisit pour marraine une fée de théâtre Eva Renaud, la créatrice de Nicolette, qui me donna le nom de la pièce et voulut, la veille de la cérémonie, parodier le premier sacrement devant mon berceau : le geste bénisseur, psalmodiant un latin baroque, elle trempa ses doigts dans une coupe d’extra-dry et fit couler quelques gouttes du vin blond sur mon front, — ainsi fus-je baptisée, telle la fille de Mme Bovary.

Papa, chaque fois qu’il me rappelle l’incident, affirme : « Cette aspersion profane t’a mis un peu de Champagne dans la tête : c’est ce qui fait que ta gaieté mousse et que ton esprit pétille… »

Je n’ai pas connu maman : elle est morte quand j’étais toute petite. J’ai grandi entre papa et une vieille institutrice qui me reprochait mes idées subversives, et déclarait Molière obscène. Lorsque j’eus quatorze ans, je la fis congédier : elle partit avec soulagement, et je terminai mon instruction en lisant à tort et à travers.

Papa est un être léger et charmant qui m’a armée, soignée, chérie : seulement, voilà, il a oublié de m’élever. Son esprit garde une fraîcheur enfantine tandis que, livrée à moi-même, je me suis révélée précoce : ainsi rapprochées, nos raisons déraisonnables se trouvent au même niveau. Ô le délicieux camarade !…

Il est spirituel, optimiste et frivole. L’habitude d’écrire des pièces joyeuses lui a fait mener son existence comme une comédie bouffonne dans laquelle il s’est taillé un rôle amusant. Nous nous entendons à merveille : nos deux gaietés font tinter leurs grelots en mesure.

Ce matin, 27 septembre, est le jour où j’atteins mes dix-huit ans.

Mon père juge opportun, à cette circonstance, de m’exposer ses principes et sa petite philosophie en maximes d’un goût spécial… Je livre ces exemples aux méditations des pères de famille :

— Ma fille, la vie est une commode où se trouve tout ce qui nous est nécessaire… Seulement, c’est très mal rangé. Nous y fouillons un peu au hasard, sans savoir ce que nous en tirerons… Cherche à ton tour le bonheur, si tu peux l’y découvrir dans ce pêle-mêle. Mais, s’il t’arrive, par aventure, d’ouvrir sans le vouloir le tiroir aux embêtements, dépêche-toi de le refermer à double tour, et fais en sorte d’égarer la clef…

Je ne te parlerai pas de la morale… Pour ma part, la morale des hommes m’est toujours apparue comme un épouvantail à moineaux — propre à effarer les timorés pusillanimes — dont les malins se servent, ainsi que d’un abri, pour agir impunément sous le manteau troué de sa vertu… À sa vue, tout le monde salue, et personne n’y croit.

Tu as appris à lire dans mes brochures théâtrales… Elles sont plus folâtres que décentes ; mais nulle littérature ne déguise la vérité qu’on y trouve parfois : ainsi, tu peux y puiser d’utiles enseignements. Le vaudeville, en somme, c’est l’Humanité ridicule vue dans un miroir concave.

Considère l’amour en tant que procédé scénique, « ficelle du métier », mais ne le prends jamais au sérieux. Vois-tu, ma petite fille, l’amour est semblable à la jeunesse des vieilles actrices : il est vrai sur les planches et factice à la ville. La seule chose que je te défends de faire, c’est de pleurer en l’honneur d’un mufle.

Si tu glisses vers une aventure, si tu t’éprends d’un bellâtre, rappelle-toi les héros de mes pièces qui se déshabillent sur la scène pour la plus grande joie du public, et songe combien un homme est vilain en chemise : ça jettera un seau d’eau froide sur le feu de ta passion, plus sûrement que la peur du péché.

Je réplique, après avoir médité quelques instants :

— Voilà de sages conseils, mon cher papa. Seulement, je n’y trouve pas ce dont j’ai besoin : tu m’exprimes une opinion là où je souhaiterais un programme. En résumé, quel doit être mon but dans la vie ?…

— Un but ? Pourquoi faire ? Un but dans la vie, mais c’est une source de regrets ! À quoi bon se leurrer de désirs : tout ce qui se réalise est une déception, et le seul but qui semble enviable, c’est celui qu’on n’a pas atteint…

— Pourtant : si je n’ai point de but, je ne fais rien ; et si je ne fais rien, je m’ennuie…

— Toutes les jeunes filles sont dans ton cas.

— Je ne suis pas comme les autres : tu as fait de moi un garçon manqué…

— Ça ne t’empêche pas d’être une fille réussie !

— Je m’embête si je ne me livre pas à une occupation utile ; les arts d’agréments m’énervent ; l’art n’existe pour moi qu’à titre de vocation, voire de métier. Je veux que mon existence serve à quelque chose, comprends-tu ?… Je souhaite — comme un garçon — travailler pour un but déterminé, me destiner à une profession, me découvrir une carrière, enfin !… Oh ! Une carrière amusante, agréable, avantageuse, qui donne du mal mais permette de rire ! Une carrière qui convienne à mon caractère, à ma qualité de femme, ce serait le rêve… C’est mon rêve.

Papa m’a écoutée, perplexe. Ça lui semble dur de réfléchir plus de cinq minutes. Déjà, sa lèvre se retrousse, ironique, découvrant les canines pointues. Il s’esclaffe, gouailleur :

— Ma folle petite Nicole ! Tu ne sais ce que tu demandes : une carrière amusante, avantageuse, qui donne du mal, mais permette de rire… Et quoi, encore ?… Va ! pour une jolie fille, il n’y a que deux carrières possibles : le mariage, ou la galanterie.

Il ajoute, après une pause, avec un flegme de pince-sans-rire :

— Je te conseille plutôt de choisir le mariage.

Papa s’interrompit pour s’écrier : « Diantre ! Nous causons… J’oublie qu’on m’attend aux Folies-Joyeuses. »

Il a, en ce moment, au théâtre des Folies-Joyeuses, une comédie qui doit passer à la rentrée, et qui porte ce titre pimpant : l’Aubaine. Papa a beaucoup de talent, à mon humble avis, un talent souple et léger, ainsi que son esprit délié ; il est très moderne.

Papa enfile rapidement un veston couleur havane, passe une rose soufre à sa boutonnière, et m’embrasse en me quittant :

— Au revoir, Nicole. Ce soir, avant de rentrer j’irai rue Royale et je te rapporterai l’anneau de turquoise qui te faisait envie. Une meilleure façon de fêter tes dix-huit que de te tenir des discours prolixes…

Il dégringole déjà l’escalier avec sa vivacité fringante d’éternel jeune homme…

Est-il heureux, ce père toujours insoucieux du lendemain ! Dire que c’est moi — oui, malgré mes airs évaporés et mes dix-huit ans — qui me tourmente au sujet des questions sérieuse… Mon avenir m’inquiète.

Je mène une vie charmante avec lui, une vie délicieuse… Mais, plus tard ? Quel sera mon lot ?…

Mon cher papa est un grand fou qui a passé son temps à gaspiller dans la même ardeur généreuse, son esprit et son argent… Seulement l’esprit est le contraire de l’argent : plus on le dépense, plus on en a.

Nous soutenons un trop grand train de maison ; nous habitons un beau quartier du centre ; de nos fenêtres on aperçoit la place Saint-Augustin — huit mille francs de loyer, rue de la Boëtie — papa loue une auto au mois, et… commandite probablement celles de ces interprètes qui ne sont point vilaines… Dame ! un veuf de quarante-six ans, si jeune encore !

Bref, nous menons l’existence de gens plus qu’aisés ; et si papa voulait établir d’ici à demain le bilan de sa fortune, il ne rassemblerait pas dix mille francs, encore heureux de n’avoir plus de dettes…

Oh ! cher papa qui parle de me marier : épouse-t-on les filles sans dot, lorsqu’elles vivent en millionnaires ?

Vous vous étonnez qu’une gamine de mon âge se livre à ces calculs de notaire ? C’est que, hélas ! je me souviens d’une époque où, toute petite encore, j’assistais à d’âpres réclamations de créanciers, à des saisies d’huissier dans notre bel appartement dont le mobilier, éparpillé au vent de la mauvaise fortune, fut renouvelé trois ou quatre fois. En ce temps-là, papa, moins connu, n’ayant eu qu’un grand succès — celui de Nicolette — devait produire incessamment, besogner sans relâche, pour s’offrir ce luxe coûteux de vivre sans compter, lui à qui une addition donne la migraine…

Il était à la merci d’un arrêt dans son travail, d’une maladie imprévue. Car ses pièces, ténues et peu fouillées, ne sont pas de celles qui passent au répertoire, procurant un revenu sûr ; elles amusent une saison, rapportent du coup le gros bénéfice, puis s’oublient et ne se jouent plus.

Une année, papa ayant contracté la fièvre typhoïde, je me rappelle qu’on dut vendre le piano à queue qui faisait l’ornement de notre salon, pour pouvoir payer le terme, papa étant incapable de mettre quelque chose de côté afin de parer les mauvais coups du hasard. Et rétabli, il déclarait avec un rire désarmant d’insouciance et d’inconscience :

— La fièvre typhoïde est une sale maladie : elle m’a fait perdre mes cheveux, ma mémoire et mon piano.

Ainsi, dès mon enfance, je fus avertie. Je pus réfléchir :

Quand la bise fut venue.

Et c’est pourquoi je n’ai plus une âme de cigale. Il me semble que je vis comme ces paysans italiens, dans une contrée ravissante, au climat printanier, au paysage rare, mais au pied même du Vésuve ou de l’Etna, sous la menace grondante d’une catastrophe… Je redoute la vague de lave qui balayera ma tranquillité.

Voilà la raison du désir que j’exprimais tout à l’heure : je me trouverais rassurées si j’avais une carrière ouverte, le cas échéant.

Mais bah ! je n’ai pas vingt ans, je suis jolie, l’avenir s’offre à moi, et ces craintes fugitives ne peuvent troubler l’état de mes yeux ou la gaieté de mon sourire. Elles m’inspirent certaines idées, quelquefois…




CHAPITRE II


La démarche souple et le pas élastique, je remonte les grands boulevards éclairés par un pâle soleil d’automne qu’une poétesse d’avant-garde pourrait comparer à un chrysanthème malade.

Je vais chez Eva Renaud, ma marraine. Depuis le départ de mon institutrice, papa me laisse sortir seule — c’est plus commode pour lui, toujours absorbé par son théâtre, ses éditeurs et les imprésarii… Il méprise l’escorte d’une femme de chambre chaperon plus ou moins douteux, souvent complaisant.

Je mets à exécution l’idée d’aller consulter ma marraine sur mon avenir, mon mariage éventuel et problématique à la fois. Je n’ai pas confié mon projet à papa : je ne sais ce qu’il en penserait… Dame ! il faut bien que je me souvienne que la belle Eva Renaud fut favorite d’un duc britannique sous la présidence de M. Grévy ; maîtresse d’un souverain magyar sous M. Carnot ; et depuis, accueillante aux milliardaires américains, favorable aux banquiers allemands, aux princes russes, napolitains et autres, sembla personnifier le Plaisir français aux regards des étrangers !

Si son âge oblige aujourd’hui notre Vénus nationale à se ranger… des aventures, elle n’est point pour cela de ces anciennes diablesses qui se font ermites — ou dames patronnesses : elle a gardé son esprit léger de franche Gauloise… Et c’est elle que je m’avise d’interviewer au sujet de mon hyménée… Tout de même, l’opinion d’Eva Renaud sur le mariage, ça ne doit pas être une chose banale !

Avant, Eva nous faisait visite régulièrement au jour de l’An ; mais, depuis deux ans, retirée du théâtre, cloîtrant ses rides, elle abrite ses cinquante-cinq ans dans une sage retraite, par une suprême coquetterie, et se contente de nous écrire. Elle habitait jadis rue Laffitte, à deux pas de la cohue boulevardière, dont elle aimait le bruit et le mouvement. Son public passait sous ses fenêtres et sa vanité se plaisait à songer que ces mains de gens pressés — mains qui serrent hâtivement d’autres pattes influentes ; mains crispées sur le portefeuille du boursier ou la serviette de l’homme d’affaires ; mains qui échangent l’or et les billets bleus, signent au bas des traités importants, paraphent la lettre du solliciteur, poussent les portes des banques, dans l’éternelle chasse à l’argent — étaient ces mêmes mains qui, le soir, battaient frénétiquement en son honneur, et secouaient leurs fatigues multiples de la journée pour applaudir son talent…

Je sais qu’elle ne demeure plus là, mais j’ignore sa nouvelle adresse et, ne voulant interroger papa, je vais rue Laffite, espérant que l’on me renseignera.

Le concierge de l’ancienne maison d’Eva répond à ma question :

— Mâme Renaud ? Elle a loué un pavillon dans le dix-septième… Villa des Ternes. Paraît qu’elle loge dans un atelier aménagé à son idée.

Flûte !… Ce n’est pas précisément à côté ! Je ne connais que vaguement le quartier des Ternes ; c’est pour moi l’une de ces régions éloignées que je place aussi bien vers les parages de Montrouge qu’aux abords de Levallois-Perret.

Après quelques secondes de réflexion, je saute dans un fiacre.

Villa des Ternes, me voici devant une allée qui serpente à travers des jardinets et longe les hauts vitrages des ateliers. J’erre au hasard dans la petite avenue. Le concierge m’a fournit des indications imprécises : « Un atelier, a-t-il dit. Oui, mais lequel ? »

Enfin, avisant une construction recouverte d’un châssis vitré, je me risque et je toque à la porte après avoir cherché vainement la sonnette.

— Entrez ! hurle une voix puissante.

Je pousse la porte et me trouve dans l’obscurité. En tâtant autour d’elles, mes mains rencontrent les plis mous d’une étoffe peluchée. Je comprends qu’une portière me sépare de l’atelier et je demande, élevant le ton :

— S’il vous plaît, pourriez-vous me dire…

— Tiens ! c’est une dame ; interrompt la voix de stentor. Et elle ajoute : Si vous êtes bégueule, n’entrez pas.

Intriguée, amusée, j’écarte prudemment les plis de la tenture, juste de quoi glisser le tiers d’un œil et le bout de mon nez (comme au théâtre l’avertisseur regarde par le trou du rideau) et j’aperçois… un atelier de peintre pour de bon : pas de cadres, pas de meubles exotiques, pas de tapis somptueux, mais des toiles partout, sur des chevalets de bois blanc ; par terre, un grand panneau rangé contre le mur.

Au milieu de la pièce, un gros homme en blouse écrase des couleurs sur une palette carrée ; et enfin, dans un éclairage propice, voici la table à modèle où se dresse une petite femme aux yeux bruns, à la tignasse fauve, nue comme un ver, étirant son corps parfait, ses formes pures auréolées de lumière… Zizi. Elle a la peau diaphane et resplendissante des rousses. Sa chair devient rose aux coudes, au pli des hanches et aux talons ; tout le reste est d’une transparence neigeuse. Les bras noués derrière la nuque, elle semble porter le poids de ses seins épanouis.

Vrai ! le spectacle en valait la peine : j’admire cette beauté sans voile. Mon Dieu ! pourquoi trouve-t-on quelque indécence à la nudité d’une jolie créature ? Mon être sauvage et primitif n’est choqué que par la laideur.

Invisible derrière la tenture, je m’excuse auprès du peintre :

— Pardonnez-moi, monsieur, je vois que je me suis trompée : je me croyais chez Mme Renaud.

Il tourne de mon côté un visage jovial où frisotte une barbe grise et réplique :

— Mme Renaud ? C’est sans doute ma voisine… Une vieille dame qui a la figure mauve et les cheveux jaunes ?

Je me retire en riant sous cape ; et, dehors, je frappe à la porte de la maison suivante. Cette fois, je ne me suis pas trompée, et je reconnais l’antique femme de chambre de ma marraine, qui me prie d’attendre un instant et va prévenir madame. Je regarde autour de moi : l’effet est vraiment curieux. Ce vaste atelier n’a pas de fenêtre : le jour tombe d’une toiture vitrée ; des cloisons placées après coup divisent la grande pièce en plusieurs compartiments. La portion dans laquelle je me trouve doit représenter le salon. Au mur, un Helleu, faisant pendant au portrait d’Eva lorsqu’elle avait vingt ans. Et, tandis que j’apprécie, avec une véritable jouissance d’art, l’ovale allongé du visage qui, incliné sur la poitrine, se fond, se perd, dans un flot de mousseline blanche, et la douceur souriante des yeux gris, le brouillard des cheveux cendrés, l’original du portrait fait son entrée et s’exclame :

— En voilà une surprise ! C’est gentil, Nicole, de ne pas oublier la vieille recluse !

Je regarde ma marraine : évidemment, ce n’est plus la belle Eva du temps passé. Cette ancienne blonde redore ses cheveux d’un henné violent ; et c’est vrai que sa poudre de riz, d’un blanc de céruse, prend un ton violâtre sur le rose factice de ses joues… Mais qu’elle est séduisante encore, lorsqu’elle sourit, découvrant la blancheur de ses dents émaillées, et que ses traits sont restés fins !… Elle a toujours ses longs cils châtains, son regard clair, son petit nez grec aux ailes vibrantes. Comme c’est triste, la vieillesse d’une jolie femme ! Ces bribes de beauté qui subsistent, soulignant la débâcle du reste…

Eva Renaud questionne :

— Comment te portes-tu, ma petite filleule ? Tu es rose comme un fondant à la framboise. On a envie de te croquer.

Aussitôt je me débarrasse de mes ennuis en les confiant à l’aimable femme, avec l’empressement qu’on met à jeter un manteau pesant sur un fauteuil opportun. Je me dépêche d’expliquer ma situation, de confier mes idées, mes appréhensions pour l’avenir, et je conclus :

— Papa estime qu’il faut me marier…

— Te marier ! s’écrie Eva stupéfaite, te marier à dix-huit ans. Eh bien ! il a plutôt des inventions baroques, ton père… Il peut te laisser jouir un peu de ta jeunesse !… Ainsi, tu veux te mettre en ménage, Nicole ?

— Oh ! moi, ça m’est égal. Papa a combiné cette petite affaire pour me divertir… Il a pensé qu’un époux m’amuserait… Dans le temps, quand je m’embêtais, il m’apportait un polichinelle… Il a toujours imaginé le même genre de distraction, vous voyez.

— Bon ! tu me rassures.

— Je vous rassure ?

— Ah ! je ne te conseille pas de commettre la bêtise conjugale de sitôt, ma petite !

— Pourquoi ?

— Bah !… Je ne voudrais pas te désabuser, gâcher à coups de crayon noir le bleu de tes illusions…

— Ah ! bien, si c’est ça qui vous arrête… Papa m’a sauvegardée par une méthode homéopathique : je peux tout entendre l’ayant écouté tout dire.

— Étrange façon de protéger l’esprit de sa fille ! Et raison de plus pour suivre mes avis… Vois-tu, une oie blanche peut, à la rigueur, se marier très jeune : ce qui lui laisse une chance de bonheur, c’est qu’elle ignore tout. Mais, quand une fille est avertie comme toi, ma Nicole, il vaut mieux qu’elle attende — et c’est plus prudent — le temps où pousseront ses griffes…

— Pour quelle raison ?

Eva sourit :

— À ton âge, fillette, on a la poitrine dure et le cœur tendre : c’est dangereux pour le cœur, Si tu épousais aujourd’hui un homme qui apparaîtrait à tes yeux trop perspicaces, avec tous ses défauts, et même ses tares… cela n’empêcherait pas ta jeunesse de s’en éprendre, entraînée par l’ardeur désirs juvéniles, la sève, le sang vigoureux de tes dix-huit ans… Et c’est terrible, ma chérie, de savoir juger de sang-froid celui auquel on offre son amour ; ça gâte toutes les joies d’aimer avec clairvoyance… Vierge moderne, tu n’as plus le précieux aveuglement des vierges ignorantes de l’autre siècle. Que le symbole de Cupidon avançant les yeux bandés contient un enseignement ! Le jour où il a cherché à retirer son bandeau d’aveugle, l’Amour s’est mis le doigt dans l’œil…

« Ainsi, patiente : les années t’apprendront peu à peu l’égoïsme douillet des âme désenchantées, qui consiste à s’aimer beaucoup plus soi-même que le compagnon choisi par vos sens. Ce jour-là, tu pourras te marier : ce n’est plus toi qui souffriras.

— Ce sera peut-être mon mari ?

— Qu’importe ! Les hommes valent-ils la peine qu’on s’inquiète de leur bonheur ?

Les yeux d’Eva jettent une lueur mauvaise : le ressouvenir des heures de champagne assombrit ses prunelles bleues. Elle reprend :

— J’ai pu les apprécier à leur juste valeur durant ma vie de jolie femme… On juge bien mieux du théâtre quand on est dans la coulisse : l’adultère, c’est la coulisse du mariage. Les hommes sont tous les mêmes, va !… Avec la dot de leurs femmes, ils entretiennent leurs maîtresses. Car, retiens ceci, Nicole : il y a deux sortes de femmes : celles qui payent, et celles qu’on paye.

— Et les jeunes filles qui n’ont pas de dot ?

— Celles-là (à peu d’exceptions), ce sont celles qu’on n’épouse pas ou qu’on épouse mal…

Je la regarde profondément ; elle dit tout haut ce que je pensais tout bas. J’interroge, malicieuse :

— Dois-je conclure que vous allez me donner un conseil ?… Un conseil périlleux.

Eva réplique, d’une voix songeuse :

— Au fait, puisque tu te préoccupes de ton avenir et que tu désires entrer dans une carrière, pourquoi ne ferais-tu pas du théâtre ?

— Parce que je ne serais qu’une théâtreuse, marraine. Je n’ai aucune disposition, je le sais : je ne pourrais devenir qu’une piteuse cabotine à la voix artificielle, aux gestes convenus… Merci !

— C’est malheureux. C’eût été, comment dirai-je ?… un moyen intermédiaire.

— Ce moyen-là, je ne le prendrai pas… Si jamais je devais me lancer dans la carrière amoureuse, ce serait ouvertement, sans chercher le prétexte d’une profession fictive, sans me cacher — risquons le jeu de mots — derrière le manteau d’Arlequin ! C’est mon idée comme ça. D’ailleurs, nous n’en sommes point là. Qui sait ce que me réserve la vie ?

— C’est vrai, ma petite fille… Chacun a sa destinée… L’existence est un fleuve, comme dit l’autre : nous devons nous laisser aller au fil de l’eau et non lutter contre le courant, car ce ne sont pas nos coups de gaffe qui servent à conduire notre barque… Aussi, agis selon ton instinct et ne prête pas l’oreille aux mauvais propos de ta sotte marraine… Après tout, tu rencontreras peut-être un brave garçon qui t’aimera sans arrière-pensée… Moi, je suis une vieille femme femme usée, fanée… Je ne crois plus à rien ; mon esprit s’est aigri… Je suis venue me terrer dans ce quartier perdu comme un hibou qui craint la lumière. Laissez la vieille dame à ses pensées tristes, petite jeunesse blonde et rose, allez rayonner ailleurs…

Sa figure s’est attendrie ; ses yeux expriment le regret de la science humaine et la mélancolie des vies finissantes… Moi, je suis toute désemparée par ces contradictions de son esprit capricieux ; je vais rentrer plus désorientée qu’en venant…

Je regarde de ma montre : diable ! six heures un quart. Il est temps de partir. Eva me demande à la porte :

— Et Fripette, comment va-t-il ? Toujours aussi fou, ce grand gosse ?

— Papa va bien, marraine. Très pris par ses dernières répétitions… À propos, vous viendrez à la générale de l’Aubaine ?

— Mon pauvre petit ! Ça me semblera dur d’exhiber ma déchéance aux Folies, le théâtre de mes succès d’antan !

— Voyons, marraine ! Nous vous enverrons une baignoire bien sombre, bien discrète : on vous devinera… Sans compter que vous êtes encore rudement bien…

— Aux lumières ! fait Eva, avec un sourire railleur.

J’insiste ; j’obtiens une promesse vague ; puis, comme il est tard, je brusque l’entretien, les au revoir, les bonjours qu’en prenant congé on se charge mutuellement de souhaiter à de tierces personnes.

Dans la rue, je m’oriente, un peu dépaysée.

Le soir tombe, embrumant cette longue avenue des Ternes, atrocement déserte. Où diable aller pour trouver une voiture ?… Ça ? ce sont les fortifications. Je vais les suivre jusqu’à la porte Maillot. Avenue de la Grande-Armée, il doit y a une station d’autos.

J’avance, le long des tertres d’herbe rare. Ces monticules des fortifs, avec leurs poils espacés de gazon piteux, semblent des crâne de vieux messieurs qui commencent à se déplumer. Ce que papa serait inquiet s’il me savait en cet endroit, toute seule, à six heures passées du soir, puisqu’il paraît que les apaches hantent ces talus poussiéreux. Moi, je ne pense pas à avoir peur. Oh ! je ne m’en vante point : ce n’est qu’un courage négatif d’ignorer la crainte.

Tout à coup derrière moi, j’entends le ronron d’une automobile. Quelle chance : si c’était un taxi libre !

Je m’arrête, attendant qu’il arrive à ma hauteur, et je fais signe :

— Hep !… Hep !…

Stop. Le chauffeur se penche. Je m’approche. Zut ! c’est une voiture particulière… Elle est même d’un chic ! Bleu foncé, avec un tas de petites glaces biseautées.

Ma foi, tant pis ! Je me risque :

— Cent sous pour me descendre dans Paris ?

— Montez, fait le chauffeur, là, à côté de moi.

Je saute. L’auto démarre :

— Où dois-je vous conduire, mademoiselle ?

Étonnée que cet homme ait consenti aussi vite à faire un « lapin », je le considère avant de répondre. C’est un garçon de trente-cinq ans environ, fort et bien découplé, l’air joyeux et le teint fleuri. Il a des yeux bleus, très vifs, et son visage est barré d’une grande moustache rousse. Tout à coup, un éclair scintille à son col. Je me rapproche, intriguée ; je vois, entre les fourrures écartées, le veston, la cravate, et je constate avec stupeur que mon mécanicien porte à son épingle de cravate un diamant surmonté d’une grosse perle noire — joyau peu discret, mais superbe — et qui vaut bien la bagatelle de cent louis… Je peux me vanter d’avoir commis une bévue ! Ce n’est pas le chauffeur de l’auto, c’en est le « monsieur » ! Je tente de m’excuser.

— Mon Dieu ! monsieur, que je regrette mon erreur !… Je ne pouvais pas savoir… Dans cette obscurité et avec ces peaux d’ours qui se ressemblent toutes, comment faire la différence ?

— Je ne m’en formalise pas, mademoiselle, je vous l’assure. Ça m’est parfaitement égal d’être pris pour mon chauffeur : d’ailleurs il est beaucoup plus distingué que moi.

Parbleu ! Lui, ça l’amuse. Il doit se moquer de moi. Je dis, prenant un air plein de dignité :

— Maintenant, voulez-vous arrêter, je vous prie, pour que je puisse descendre…

— Ah ! non, par exemple : vous êtes trop jolie. Comment pouvez-vous penser que je vais laisser aller seule, à la nuit tombante, et dans ces parages, une frimousse comme la vôtre ? Je vous dois aide et protection, en galant chevalier. Et puis, je ne tiens pas à me priver de votre compagnie si rapidement…

— Mais, monsieur, je ne veux pas…

— Si vous continuez à résister, j’augmente la vitesse, je fais du quatre-vingts à l’heure… Dans Paris, à ce train-là, au bout de cent pas, nous aurons sûrement écrasé quelque chose, homme ou bête. Décidez-vous.

Me décider ! ce serait difficile, à présent : je viens d’être prise d’un accès de fou rire, de ce rire nerveux qu’on ne peut interrompre. La drôlerie, l’inattendu de la situation et même l’émotion… Il n’en faut pas plus.

Mon compagnon s’épanouit, l’air satisfait… C’est clair, il doit me prendre pour ce que je ne suis pas. Qui sait s’il ne se figure par-dessus le marché, que j’ai combiné la rencontre, que c’est mon « genre » d’attendre les automobilistes dans les quartiers déserts. À cette idée, je suis tellement furieuse que j’en reprends mon sérieux, du coup.

Pendant ce temps, mon inconnu a continué son chemin. Nous arrivons à l’Étoile. De nouveau, il demande :

— Voyons, mademoiselle, ne vous obstinez pas : où voulez-vous que je vous mène ?

Ma foi, puisque la bêtise est faite… autant me laisser reconduire : il est tard. Je réplique :

— Prenez l’avenue Friedland et le boulevard Haussmann… Vous me déposerez devant l’église Saint-Augustin.

— Ah ! ah ! mademoiselle ne veut pas donner son adresse ?

— Pensez-vous, mon cher monsieur !

— Après tout, mademoiselle est peut-être une cloche égarée qui regagne sa paroisse… Quoiqu’elle n’ait rien de canonique.

— Évidemment : mon étourderie vous autorise à me juger mal.

— Par principe, je ne juge jamais une jolie femme que sur sa mine ; c’est vous dire que je vous trouve pleine de qualités…

— On ne peut mieux unir le madrigal à l’impertinence…

— Impertinent !… Hélas ! je ne puis l’être qu’en paroles : si je lâchais le volant, ça risquerait de nous faire déraper…

— Vous êtes mal élevé.

— Moi ! j’ai beaucoup d’éducation, au contraire. Si j’en manquais, ne vous aurais-je pas demandé déjà ce que vous faisiez du côté des fortifs, la nuit venue, et chez qui vous allez rentrer, à Saint-Augustin ?

— Je venais de rendre visite à une amie qui habite villa des Ternes, et je vais rentrer chez papa.

— En voilà une blague !

— Non, mais, dites donc, vous n’êtes pas mon père…

— Certes : si j’étais votre père, je ne laisserais pas ma fille courir les rues à sept heures du soir. Voilà pourquoi je ne crois pas un mot de votre petite histoire.

— Nous étiez plus poli tout à l’heure en prétendant qu’un galant homme doit aide et protection…

— Bah ! vous savez bien que lorsqu’un monsieur se dit galant homme, c’est qu’il a l’intention de se conduire en homme galant.

— Je m’en aperçois.

Il ralentit le mouvement en approchant de la rue d’Astorg.

— Hélas ! nous y voici à Saint-Augtstin… Malheureusement, on arrive toujours trop vite en auto… même parmi les embarras de Paris. Et voyez ma guigne, nous n’avons pas rencontré un seul chantier sur notre route !… Mademoiselle, à mon regret, je vous rends votre liberté.

Je descends de la voiture, mais je reste immobile devant l’église. Alors, il interroge :

— Eh bien ? vous ne rentrez pas ?

— Tiens ! pour que vous me suiviez ? Ce serait un peu naïf. J’attends que vous soyez parti…

— Ce n’est pas gentil. Vous auriez donné cent sous à mon chauffeur comme prix de sa course ; vous pouvez bien me payer en me laissant savoir qui vous êtes et où je peux vous retrouver.

— Jamais de la vie ! D’ailleurs, moi non plus je ne vous connais pas.

— Je m’appelle Paul Bernard et j’habite 3 bis, rue Spontini… Je suis assez confiant pour que vous y apportiez un peu de réciprocité ?…

— Eh bien !… je me nomme : Aventure fugace. Mon domicile : N° 0, passage de l’Oubli. Je vous préviens que c’est un quartier peu pratique pour les autos…

— Moqueuse ! Si, au moins, vous me promettiez de venir me voir… Oh ! pas rue Spontini… mais, j’ai un petit appartement rue Murillo, beaucoup plus commode, plus près de votre quartier…

Je comprends : la rue Spontini, c’est le domicile conjugal, apparemment. Je commence à trouver que le monsieur devient crampon, et afin de m’en débarrasser, je feins d’accepter :

— C’est promis : j’irai vous faire visite… la semaine prochaine… jeudi. Mais, allez-vous-en.

— Entendu. À bientôt, alors ?… Je compte vous revoir. Mes hommages, mademoiselle.

Comment, il s’en va ?… C’est étonnant, je m’en suis délivrée plus facilement que je ne l’aurais cru. Il n’a pourtant pas l’air candide, le monsieur il sait qu’il pourra m’attendre s’il a du temps à perdre.

Je regarde aux alentours : sûre qu’il n’est plus là, j’enfile vivement la rue La Boëtie et je monte quatre à quatre l’escalier de notre maison. Dans l’entrée, je tombe dans les bras de papa. Il m’embrasse :

— D’où viens-tu comme ça, Nicole ?

— De la porte Maillot. Pour ne pas me mettre en retard, je suis revenue dans l’auto d’un monsieur très chic qui m’a offert de me raccompagner.

— Cette gamine ! A-t-elle de l’imagination !… J’ai envie de te prendre pour collaboratrice : tu me fourniras des scénarios…

Naturellement, il suffit que je lui dise la vérité pour qu’il n’en croie rien… Et peut-être — si j’avais menti — y eût-il ajouté foi… Les hommes sont drôles, tout de même ! Les filles comme moi, qui n’ont pas eu de maman, peuvent faire leur profit des dispositions paternelles : et ce que nos pères nous servent — à titre d’essai — pour savoir mener nos maris, plus tard !…





III


La « générale » de l’Aubaine. Accoudée au rebord de la baignoire où papa m’a installée, toute seule, je regarde curieusement la salle. C’est la première fois que j’assiste à une répétition générale.

Jusqu’ici, papa, malgré mes colères révoltées, me forçait à me coucher tôt ; ne me sortait qu’en matinée. (Il se montra toujours soucieux de ma santé physique, s’il négligea mon éducation morale.) Et le hasard voulut qu’aucune de ses comédies n’eût sa répétition générale l’après-midi. Je songe incidemment que si papa avait manifesté, à tout propos, l’énergie dont il fit preuve pour m’envoyer dormir le soir à dix heures sonnantes, il se fût révélé tuteur remarquable, et je serais sans doute une Nicole bien différente…, mais c’est un père à volonté intermittente.

Papa, avant de me quitter — ce soir, il erre au hasard dans les couloirs et dans les coulisses, trépidant et nerveux : chaque nouvelle pièce réveille en lui une âme de débutant — papa, pour amuser ma curiosité novice, m’a nommé les visages notoires, voire célèbres, qui ornent la salle. J’ai reconnu quelques-uns de nos amis, essaimés à l’orchestre, au balcon. J’observe ce public des générales ; ces gens occupés à se rejoindre, à se saluer, à se rapprocher, à former des petits clans dans l’orchestre ou à bavarder d’une loge à l’autre.

Je ne suis point connue, moi, dans ce milieu de connaissances. Je ne vais jamais au théâtre et papa reçoit peu : il fréquente plutôt ses confrères au dehors. On me dévisage, on me lorgne avec insistance : on a vu Fripette me parler, il y a quelques instants, et l’on se demande qui je suis : je présume que mon papa coquet n’a pas dû se vanter souvent d’avoir une fille de mon âge… C’est très amusant d’intriguer la salle. Je prends une attitude avantageuse et je regarde à mon tour.

Dans l’avant-scène du rez-de-chaussée, voici — quelle horreur ! — la grosse femme d’un actionnaire des Folies-Joyeuses, étalant complaisamment un poitrail de chairs blettes, énorme boule de graisse molle et gélatineuse : elle a l’aspect d’un de ces châteaux de saindoux que montent les charcutiers à la veille de Noël. Dire que tout Paris a la joie de la contempler, spectatrice immuable, implacable, à chaque générale !

Ces gens sont bien vieux, hommes et femmes ! Paupières fripées, regards ternis, teints fatigués, carcasses usées que corrigent à peine le corset moral du maintien étudié, le replâtrage des fards, la teinture des cheveux !…

En songeant qu’ils portent, pour la plupart, un « nom » — leur renom — je découvre un sens terrible au cliché connu qui compare la gloire à un hochet : car, on peut le compléter en disant que ce hochet leur vient lorsqu’ils n’ont plus de dents !…

Le second acte va finir, bientôt.

Papa se glisse dans ma baignoire et chuchote, ému :

— Allons ! il me semble que ça marche. N’est-ce pas, fillette ?

— Je te crois ! La salle n’est qu’un éclat de rire.

— Oui. C’est un aussi bon public qu’aux Couturières. Mais quelle gentille petite toilette tu t’es fabriquée, ce soir… Je la remarque seulement. Tu parais seize ans. On dirait que tu as cherché à te rajeunir ?

— En effet… C’est pour ne pas te vieillir, père d’une trop grande fille.

— Tu as des idées charmantes, Nicole.

Veut-il plaisanter en disant cela ? Je n’oserais l’affirmer… il est si coquet !

Sur la scène, Yvonne Bertiti lance ses dernières répliques du deux. Papa reprend :

— Je file. Il faut que je me prépare à recevoir les félicitations des raseurs…

— Emmène-moi, papa ! Ça m’amusera tant. Songe que c’est la première fois…

— Tu le veux ? Eh bien, viens !

Je saute de joie. Nous sortons. Il me fait passer par la petite porte qui communique avec les coulisses et nous voici dans les couloirs qui vont de la scène au foyer des artistes. Il fait noir. J’entends craquer, sous mes souliers, la poussière du plancher poudreux. Au fond du théâtre, des machinistes dressent une ferme, préparant le décor du trois. Un pompier s’hypnotise, les yeux sur les acteurs, derrière un portant. Du brouhaha ; un crépitement lointain de bravos, et Yvonne, après deux rappels, passe près de nous sans nous voir, regagnant précipitamment sa loge, suivie de son habilleuse, qui a jeté une écharpe de soie sur les épaules nues de la belle comédienne.

Peu après, nous entrons à notre tour dans la loge d’Yvonne. Maintenant, c’est un défilé de gens en grande toilette, luisants, fleuris, pomponnés, qui entourent papa, le félicitent, envahissants et tapageurs.

Cet empressement de mains tendues, cette cohue élégante… On se croirait à la Madeleine, un jour de grand mariage. Je m’étonne de ne point entendre l’orgue, ni la Marche nuptiale… Papa, au milieu du bruit, lutte courageusement contre la migraine proche et accueille d’un sourire aimable les amis, les confrères, les actrices en quête d’un rôle « pour la prochaine fois », les envieux venus là afin de lui distiller quelque rosserie déguisée, et le flot de ces inconnus au visage connu, qui s’accrochent à la remorque de tous les succès : aujourd’hui à la Sorbonne encensant le professeur Chose, demain à la salle des fêtes d’un journal quelconque, exprimant leur admiration au conférencier Machin.

Çà et là, des types étonnants émergent de la foule. Lise Talbyt, hommasse avec ses épaules d’officier prussien, roulée dans une extraordinaire robe à ramages, a l’air d’un vieux monsieur en pyjama. Le beau Maxence, par opposition, promène au-dessus d’un buste corseté une tête de petite vieille maquillée, de dame équivoque coiffée d’un chapeau d’homme. Tous deux évoquent les travestis cocasses d’un Morton ou d’un Frégoli…

Papa, au hasard, quand il se trouve y penser, me présente quelques-uns de ses admirateurs du moment. Devant un grand monsieur sans âge (on dit des gens qu’ils sont « sans âge » lorsqu’ils commencent à en avoir trop), au teint brouillé, aux yeux verdâtres, qui, selon l’expression de Pierre Veber, porte la moustache « en escroc », père m’annonce : « Lucien Chevalier » et ajoute sommairement, en me désignant : « C’est Nicole. »

Lucien Chevalier ?… Ah ! oui, le romancier. Un pondeur de feuilletons pseudo-littéraires tristes à faire vomir feu Ponson du Terrail. Il s’incline, me baise la main ; avec, au fond des yeux, une hésitation, une perplexité, que j’interprète ainsi : « Nicole ? Qui est-ce, Nicole ? Une parente, une amie de Fripette ?… Quel ton prendre pour ne pas gaffer ? » Dans le doute, il salue et passe.

Un garçon aux cheveux longs, emphatique et verbeux, vient congratuler papa, puis me dévisage vaguement de ses yeux myopes. Cette figure blême, au faciès de morphinomane, ce regard bleu pâle, atone et flottant ?… Je reconnais Camille Léon, en me rappelant immédiatement des petits échos de feuilles scandaleuses. Ce Léon est un homme de lettres sans talent qui s’efforce de s’imposer, grâce à une publicité douteuse, en affichant sa liaison équivoque avec le grand écrivain Claudières, l’énigmatique et misogyne Jean Claudières. Est-il vrai, le potin conté, entre tant d’autres, dans les colonnes du Raffut et de l’Indécent ?

Papa, pour s’en débarrasser, l’interroge, rosse et bon enfant :

— Et votre ami, ce cher Claudières, comment va-t-il ?

— Jean ? Il est un peu souffrant. Il se repose ; il voyage dans le Midi.

Un groupe d’amis les séparent, comblant père d’éloges affectueux. Et, tout à coup, une voix murmure à mon oreille :

— Vous voyez bien, mademoiselle, qu’on finit toujours par se retrouver.

Je me retourne brusquement : une figure colorée, éclairée d’une paire d’yeux rieurs, barrée d’une grande moustache rousse, à la gauloise… C’est le monsieur de l’auto, mon chauffeur de l’autre jour — ou plutôt de l’autre soir !

Je reste interdite. Que fait-il ici ? Le voici qui parle à papa, maintenant, qui lui serre la main… Ils se connaissent donc ? Père renouvelle son insuffisante formule de présentation :

— Paul Bernard… Nicole.

Mais l’autre ne s’en étonne guère ; habilement, il manœuvre de façon à m’isoler dans un coin, à côté d’une fenêtre, et me regarde en souriant prêt à recommencer le marivaudage. Reprenant mon aplomb, je le préviens et déclare la première, acerbe et coquette :

— Heureux pour vous, cher monsieur, que le hasard nous ait ménagé cette rencontre imprévue… car, ce n’est pas votre zèle à me rechercher qui eût pu vous servir en la circonstance… Pour quelqu’un curieux de me connaître, avouez que vous avez abandonné bien facilement l’aventure…

Amusé, il réplique, non sans raison :

— Comme c’est féminin, ça : vous me reprochez maintenant d’avoir fait ce que vous me demandiez. Je me suis engagé à ne pas vous suivre, sur votre promesse de visite… Suis-je un homme d’honneur ?… J’ai tenu parole.

— Oh !… par indifférence… ou par naïveté.

— Parbleu ! Je m’y attendais. Soyons roublards : la femme nous accuse de déloyauté, d’indignité, de muflerie, de canaillerie… et j’en passe. Montrons-nous honnêtes et confiants : elle nous traite de jobard. Aussi ai-je pris un moyen terme : je vous ai obéi parce que j’étais sûr de vous retrouver en me servant de mes propres ressources.

— Ah ! bah ! Je suis curieuse de savoir comment.

Mais papa s’approche de nous. Me signalant les invités qui s’éloignent, il annonce :

— Si tu veux voir le commencement du dernier acte, il est temps de rentrer dans la salle. Je te reconduis et je reviens ; j’ai quelques raccords à noter, dans le bureau…

Comme il paraît énervé et préoccupé, mon « chauffeur » en profite astucieusement pour lui proposer :

— Voulez-vous, mon cher, que j’accompagne mademoiselle, à votre place ?

— Oui, oui, avec plaisir ! acquiesce papa, fébrile et distrait.

À cet instant, le souci d’urgents béquets lui fait oublier mon existence. Mais je suis trop intriguée pour me contenter de cela. Je m’arrange de manière à rester un peu en arrière ; et, tout bas, je demande des explications à papa :

— Qui est donc ce Paul Bernard ? Tu ne m’en avais jamais parlé ?

— Comment ! Son nom ne te dit rien ? Mais, voyons, c’est le fils d’Isidore Bernard, l’inventeur de la réglisse mauve ! Tu sais bien : «  Si vous êtes grippé, prenez des pastilles Bernard. Évitez les contrefaçons. »

« Isidore Bernard a laissé à son fils une fortune colossale… »

— Qu’est-ce qu’il fait, son fils ?

— La noce, jusqu’ici. Pour un oisif, il est cependant très intelligent et très cultivé. À trente ans, il a épousé une femme aussi riche que lui : la fille laide d’un banquier viennois. Ils vivent en bonne mésintelligence : si leurs fortunes s’accordent, c’est le principal.

Me voici lestée d’utiles tuyaux. Je rejoins Paul Bernard, qui m’attendait discrètement à la porte du foyer. Nous traversons les couloirs déserts ; on trébuche, on se retient à l’appui branlant d’un mur incertain, encombré d’objets branlants. M. Bernard affecte de me soutenir : c’est très amusant. Voici la toile de fond ; je regarde : j’aperçois, en scène, Yvonne et Prévalle qui commencent l’acte ; et le trou noir de la salle, derrière la buée lumineuse de la rampe…

Enfin, nous rentrons dans la salle, nous nous glissons silencieusement à nos places. Là, nous reprenons la conversation à voix basses : moi, je connais ce dernier acte ; il y a beau jour que j’ai lu le manuscrit (c’est l’impression produite sur le public qui m’intéressera, à la fin), et mon compagnon se soucie plus de moi que de la pièce.

Je lui demande, revenant à mon point de départ :

— À présent, dites-moi ce que vous aviez imaginé pour me retrouver ?

— C’est très simple. Dans l’auto, vous m’aviez expliqué : « Je viens de rendre visite à une amie qui habite villa des Ternes. » Quand après cela, vous vous êtes avisée de faire la mystérieuse, j’ai pensé : « Va toujours, ma petite : je te repincerai !… »

— Vous pourriez-être plus poli, n’est-ce pas !

— Oh ! pardon.

Nous avons élevé la voix. De la baignoire voisine, un « Pchitt ! » terrible du critique aux yeux doux nous avertit de cette incorrection. Et Paul Bernard poursuit, dans un chuchotement imperceptible :

— Moi que vous accusiez d’indifférence à votre égard, je fus pris d’un tel désir de vous revoir, que j’eus la patience d’aller me poster, trois jours de suite, devant le numéro 96 de l’avenue des Ternes, pour guetter votre sortie, au cas où vous seriez venue chez votre amie. Vous faites-vous une idée de mon état d’esprit (moi qui suis accoutumé à me divertir), tandis que je me morfondais, sur le siège de mon auto, à surveiller les allées et venues des passants, en perdant inutilement ma journée ? Sans compter qu’on commençait à me regarder d’un drôle d’air… Les bonnes gens du quartier s’imaginaient peut-être que j’étais un gentleman-cambrioleur préparant un mauvais coup…

— Justement : ça devait vous procurer des sensations neuves.

— C’est ainsi que vous me plaignez !… À la fin, agacé, je décidai d’entreprendre une enquête discrète dans la villa… En m’adressant successivement à la concierge, au valet de chambre d’un peintre impressionniste, à un frotteur, au palefrenier d’une écuyère de cirque et à un accordeur de pianos, rencontrés durant mes recherches…

— Vous avez fait ça ?… Non, c’est roulant !

Il continue, imperturbable :

— … Je finis par savoir que la jolie blonde dont je leur donnais le signalement avait été aperçue entrant chez une ancienne actrice, nommée Eva Renaud.

— C’est exact.

— Malheureusement, lorsque je voulus interviewer la vieille bonne de ladite Eva Renaud, cette vénérable domestique se révéla incorruptible et refusa énergiquement de me renseigner. Ce fut alors, seulement, que je me décourageai…

— Eva Renaud est plus que mon amie : c’est ma marraine. Elle est ici, ce soir. Elle se dissimule un peu dans l’ombre de sa baignoire : pauvre femme ! Elle craint de paraître vieille… Tenez, la voyez-vous : juste en face de nous, pas loin de l’avant-scène où s’étale cette grosse dame qui a l’air d’un château de saindoux…

— Ah ! celle-là, par exemple, elle est exquise ! Ah ! ah ! ah !

Mon compagnon se tord, saisi d’un rire inextinguible qu’il s’efforce vainement à étouffer dans son mouchoir. Il en étrangle, des larmes plein les yeux. Qu’est-ce qui lui prend ? Je questionne :

— Vous êtes malade ?… Ai-je dit une énormité ?

— C’est la dame… la dame qui a l’air d’un château de saindoux…

— Oui. Eh bien ?

— C’est Rachel.

— Qui, Rachel ?

— Ma femme.

— Oh !

Je reste stupéfaite et rougis légèrement ; mais, aussitôt, j’attaque, pour rompre un silence gênant :

— Ça vous est égal d’être vu par votre femme dans la baignoire d’une personne qu’elle ne connaît pas, elle… et à qui vous faites visiblement la cour ?

— D’abord, ma femme et moi, nous nous laissons réciproquement une liberté absolue. Ensuite, je vous ferai observer que la salle est dans l’obscurité : si l’avant-scène de Rachel est éclairée par la rampe, notre baignoire à nous reste sombre. D’ailleurs, ma femme est myope comme une taupe et elle a oublié sa lorgnette : elle ne peut pas me voir à cette distance.

— Vous n’étiez donc pas avec elle, à l’autre acte ?

— Si, seulement il était difficile de m’apercevoir : ses formes me cachaient.

— Vous savez, je ne l’ai pas faite exprès, la gaffe. J’ignorais son nom, à la dame : je croyais que c’était la femme d’un gros actionnaire du théâtre…

— Effectivement… c’est moi, le gros actionnaire.

Je le regarde attentivement. Vrai ! Il marque mieux que sa femme, ce grand gaillard de trente-cinq ans, joyeux, robuste, avec un air de finesse malicieuse au fond des yeux bleu-gris. Il porte bien son frac, dessinant les épaules larges, son plastron tombe droit. Il n’a point trop l’aspect d’un marchand de réglisse…

Maintenant, il me débite les fadaises inévitables :

— Vous doutez-vous que je suis en train de m’éprendre de vous, et très sérieusement ? Dites-moi, est-ce que je ne vous plais pas un tout petit peu, seulement ? Que pensez-vous de moi ?

— Je pense que vous êtes un monsieur utile à rencontrer, le soir, quand on se trouve loin de son quartier, qu’il ne passe pas de voiture et qu’on est en retard.

— Moqueuse !… Si vous vouliez, pourtant… Je pourrais représenter pour vous un avenir plus brillant que le présent dont vous vous contentez. Voyons, entre nous… Il y a long-temps que vous êtes avec Fripette ?

— Moi ?… Mais depuis ma naissance !

— Ah ! par exemple, ça, c’est fabuleux !… Alors… alors, à quel âge êtes-vous devenue… sa petite amie ?

Je hausse les sourcils, interdite. Puis, tout à coup, je comprends et j’éclate de rire :

— Ah ! ah ! ah !… Maintenant, voilà que vous me prenez pour la bonne amie de papa !

— C’est votre père ?… Nom de…

Ai-je bien entendu le juron qu’il mâche avec sa moustache, dans une grimace de mauvaise humeur ?

Prenant la chose du bon côté, je remarque en sourdine :

— Bévue pour bévue, je crois que la vôtre est plus réussie. Si je me suis moquée de Mme Paul Bernard, pour qui preniez-vous donc Nicole Fripette ?… Hein ! nous sommes quittes, j’imagine.

Il riposte, un peu penaud :

— Pardon… J’avais cru que toutes vos histoires, c’était des blagues. Et ce soir, quand je vous ai revue, près de Fripette, dans cette loge d’actrice, coudoyée par ces grues et ces individus de mœurs douteuses… Pouvais-je penser que votre père vous eût amenée en cet endroit qui n’est pas votre place ?… Je suis très bourgeois, sans qu’il y paraisse. Deux fois je vous ai rencontrée dans des circonstances qui me permettaient de faire des suppositions hasardeuses sur votre condition sociale… Tout à l’heure, Fripette n’eut pas un mot qui pût me révéler que vous étiez sa fille. J’ai su simplement que vous vous nommiez Nicole et que vous vous trouviez dans une réunion assez mélangée : ne parliez-vous pas à Chevalier, ce forban des lettres ; à Camille Léon, cet écrivain dont le style est tellement obscur que ses phrases semblent inverties telles ses mœurs ?… Avouez que je pouvais m’y méprendre… Alors c’est donc vrai, vous vivez avec votre père, vous êtes une jeune fille pour de bon ?

— Je suis une jeune fille pour de bon, quoique je n’en aie pas l’air.

— Écoutez… Excusez-moi. Vous avez dû me prendre pour un mufle.

— Nous nous sommes pris l’un et l’autre pour ce que nous n’étions pas.

— Voilà une réponse ambiguë. Je l’accueille dans le sens aimable et je vous remercie. Maintenant, je n’ai pas besoin de vous demander le secret ? Vous ne direz pas mon erreur à M. votre père ?

— Je me tairai, puisque vous y semblez tenir. Mais, ce qu’il rirait s’il apprenait qu’il m’a compromise !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Il n’est pas bégueule, papa. Et puis, il trouverait que c’est une situation neuve, une scène à faire ; et, dès qu’il s’agit de théâtre, il perd les velléités de jugement dont il pourrait faire preuve… quelquefois.

— Malgré la méprise que je regrette, puis-je espérer devenir un ami très respectueux pour vous, mademoiselle ?

— Ne dites pas ça par politesse. Vous pensez probablement que c’est une aventure manquée… Votre phrase est une formule de sortie. De l’amitié, du respect entre nous ?… Que ressent un monsieur à qui l’on sert le pot-au-feu quand il avait demandé du potage bisque ? Il a l’appétit coupé. Je ne veux pas être un pot-au-feu. Quittons-nous avant que mon souvenir vous devienne désagréable.

— Vous êtes trop sceptique, mademoiselle, et peut-être trop spirituelle.

Un bruit de battoir nous interrompt : la pièce est terminée. C’est un succès : on applaudit franchement, spontanément. J’ai un petit remords de m’être laissée distraire…

Papa, dans le couloir, en venant me chercher, tombe sur le critique qu’abritait la baignoire de gauche. Et celui-ci déclare à père, de sa voix perfide :

— Compliments, mon cher. Heureusement que la majeure partie du public n’a pas fait comme ma voisine : j’étais à côté d’une petite perruche blonde qui a jacassé tout le temps au lieu d’écouter la pièce…

Papa pouffe, et moi je songe que, décidément, j’étais destinée, ce soir, à n’être pas prise pour sa fille !





IV


Ier décembre. Il y deux mois qu’on joue la pièce de papa. Comme certaines périodes passent vite !… On dirait que le temps a doublé le mouvement. Il me semble que c’était hier, cette générale des Folies…

L’Aubaine fait le maximum. Ç’a été un engouement de la part du public ; la pièce restera le succès de l’année : peut-être est-ce son titre qui lui porte la veine ? Papa, remis à flot du coup, m’a acheté une étole de renard bleu et rêve de dépenses fastueuses.

Ce cher prodigue affirme avec gravité que, si les pièces d’argent sont rondes, c’est pour mieux rouler.

Aujourd’hui, il revient déjeuner, après un tour au Bois ; et, dès le seuil, en rentrant dans la bonne chaleur, il se secoue d’un geste frileux des épaules, retire ses gants épais, et, me tendant ses mains glacées :

— Brrou !… Je suis gelé, fait-il. Il y a des mares de boue aux Poteaux. Toutes les femmes qui passent, le nez rouge de froid et les joues blanches de poudre, ressemblent à Footit : l’hiver leur farde une tête de clown. Décidément, Paris est triste sous ce ciel de grisaille qui s’empanache de nuages fumeux. Et cette pluie qui tombe en mesure, énervante comme un métronome ! Quelle sale saison ! Je rêve de thé bouillant et de soleil intense. Oh ! devenir une oie pour rôtir délicieusement à la broche ! Sais-tu Nicole, que, si ce fut en hiver qu’on grilla saint Laurent, il dut bénir son supplice… Ah ! voir du soleil, se réchauffer… Dire qu’en ce moment le printemps règne dans certaines contrées. Que dirais-tu, fillette, d’un petit tour sur la Riviera ?

— Je dirais : c’est chic !

— Tu m’amuses, Nicole, quand tu fais cette mine gourmande de petite fille qui guigne du dessert. Eh bien ! Partons à Nice, c’est convenu. Rien ne nous retient, n’est-ce pas ?

— Rien

— Quatre ou cinq jours pour les courses, les préparatifs. Nous serons là-bas la semaine prochaine. Où ai-je fourré l’indicateur ?

— Ça coûte cher, une saison à Nice. Je croyais que tu voulais — ou plutôt que tu avais l’intention de faire des économies ?

— Bah ! tu es trop sérieuse… Zut ! pour la sagesse. J’ai froid, moi, ici. À Nice, dans bien des maisons, il n’y a même pas de cheminées : on ne fait jamais de feu. Tu vois : en allant dans le Midi, nous éviterons des dépenses de bois et de charbon…

— Dis donc, moqueur, tu oublies que le propriétaire a installé ici un calorifère qui chauffe l’appartement…

— Es tu contente à l’idée de voir Nice, toi qui ne connais pas la Riviera ?

— Certes. Je me figure que Nice, ça doit être une ville de conte oriental, tout en or, avec le ciel et la mer comme médaillon d’émail bleu ; une terre de corail brûlé… des arbres exotiques, portant des fruits de topaze et de sardoine… tout ça éclairé par une lumière blanche et brillante, scintillant ainsi qu’un diamant liquide fluide…

« Bref, pour moi, Nice est un bijou de joaillerie moderne, tels ces pendentifs tarabiscotés de pierres multicolores… ou bien encore ; une image d’enlumineur japonais exagérée de pourpre…

— Bravo, ma reine Mab !… Tu en jugeras bientôt par tes propres yeux.

À ce moment, le groom entre dans la salle à manger et tend une carte à papa. Celui-ci dit :

— C’est bien… Une minute.

Et lorsque nous sommes seuls, me lance la carte d’une pichenette. Je lis :

Paul Bernard

— Crois-tu, fait mon père, c’est encore lui !… Voilà une chose cocasse : il ne se passe pas trois jours sans qu’il vienne nous voir. Je ne sais si tu as remarqué comme moi que ce bel engouement pour ma personne date de la générale de l’Aubaine ? C’est curieux d’observer à quel point le succès nous donne du prestige auprès des gens du monde, même au yeux d’un multimillionnaire tel que Bernard. Car, enfin, je ne le connaissais pas plus que ça… Je le rencontrais au théâtre, aux courses, dans les restaurants… Mais il ne m’avait jamais manifesté l’amitié qu’il me témoigne aujourd’hui !… Et aux Folies-Joyeuses, donc !… Il invite instamment le directeur à me demander ma prochaine pièce… Après tout, c’est peut-être l’actionnaire qui parle en lui : il a de gros intérêt dans la maison et se félicite que mon œuvre actuelle augmente la valeur marchande du théâtre… Quand on a du sang d’homme d’affaires dans les veines, on ne néglige aucun bénéfice…

Ô subtilité littéraire, finesse théorique ! vous servez l’homme de lettres lorsqu’il s’agit d’analyser des sentiments imaginaires, d’agencer habilement des scènes ingénieuses, ou de trouver le mot qui « porte »… Mais, vous le laissez dans la vie réelle aussi crédule, aveugle et désarmé que l’être le plus naïf — abandonnant ses facultés d’observation, son intelligence professionnelle, dès qu’il quitte la table de travail, tel l’ouvrier accroche à un clou les outils du métier en sortant d’un chantier, son labeur accompli !

Nous ouvrons la porte du salon. Paul Bertrand est là, humant l’odeur sauvage et poivrée d’une botte de chrysanthèmes jaunes. Il se retourne et dit gaiement, en voyant dans l’autre pièce la table encore servie, les compotiers de fruits, les serviettes taponnées :

— J’arrive un peu tôt, n’est-ce pas ?… C’est pour être certain de vous trouver. Voyez-vous, je suis terriblement sans-gêne, indiscret et mal élevé avec mes amis. Je ne me montre correct qu’à l’égard des gens qui m’embêtent… Ceux-là, je leur fais des visites convenables, à l’heure comme il faut, et je choisis les jours où ils sont sortis, afin de déposer simplement ma carte… Mais les autres, les types qui me plaisent ! je m’amène chez eux toujours en avance, empressé et matinal comme un bon cousin de province… Si je vous dérange, mettez-moi à la porte.

— Vous ne nous dérangez pas du tout, répond papa.

J’ajoute :

— Je vous comprends si bien, moi ! Je faisais la même chose pour mon institutrice : le jour du devoir de style, je venais à la leçon bien exactement, avec plaisir. Mais quand c’était le tour du calcul ! système décimal ou racine carrée, j’arrivais régulièrement en retard. Les visites ennuyeuses, c’est votre leçon d’arithmétique ?

— Excellente comparaison, remarque Paul : les deux nous procurent une bonne migraine et des notions très justes sur les intérêts composés…

Papa, qui ne songe plus qu’à son idée de départ, l’avertit tout à coup :

— Vous avez bien fait de venir aujourd’hui. Dans huit jours, nous serons loin.

— Où allez vous ? interroge Bernard, surpris.

— À Nice. Nous filons. Ç’a été convenu à table, tout à l’heure, en déjeunant.

— Ah ! bah… Si vous ratez le train, ce ne sera pas votre lenteur à prendre des décisions qui vous aura retardé, toujours !

Pensive, je ne suis plus la conversation, et je me pelotonne au fond du canapé, en les regardant tout deux, mon père et mon ami. Car, j’ai un ami, maintenant ; ça me semble drôle. Enfant, j’ai vécu isolée, sans camarades, sans compagne. Mon institutrice me faisait l’effet d’une grammaire : c’était une femme sèche et routinière qui sentait le vieux livre et le renfermé. Plus tard, les mères éloignaient leurs jeunes filles avec soin de ma personne mal élevée. Papa ne fut qu’un affectueux boute-en-train, scintillant et voltigeant, une sorte de feu follet familier. Seule, ma maman, si elle fût restée de ce monde, eût pu devenir pour moi cet être rare qui s’intéresse à vous — sans intérêt ; vous avertit — sans vous conseiller ; vous écoute — sans vous trahir ; vous rend service — sans calcul ; et pense à vous — sans arrière-pensée… Enfin l’être parfait, le seul auquel on peut donner ce nom banalisé d’ami, qu’on dispense en général à tort et à travers, aussi facilement qu’une poignée de mains.

Et il faut que cette amitié, jamais rencontrée, me vienne d’une connaissance faite par hasard ; qu’on dise après cela que les rues de Paris sont dangereuses pour les jeunes filles seules : moi, j’y ai pêché un ami sincère… Il arrive bien quelquefois au chiffonnier de trouver un louis dans le ruisseau.

Oui, Paul Bernard est revenu me voir ; trois jours après la générale des Folies exactement. J’ai cru d’abord qu’il voulait poursuivre l’aventure, en agissant d’une autre manière ; qu’au lieu de me prendre pour une demi-mondaine novice, il allait me traiter à présent ainsi qu’une demi-vierge avertie ; me servir des propositions inconvenantes, entortillées de sentimentalité, comme des bonbons acidulés enveloppés de papier de soie. Et, finalement, glisser du flirt permis à l’amour défendu. Il y avait bien mon père… mais on se dit avec un rire de goujat ; « Le papa n’est pas gênant… »

Eh bien ! non. Paul Bernard s’est comporté sans machiavélisme. Je sens dans ses regards, dans sa voix, une franchise indéniable ; je l’amuse, je l’intrigue ; il est revenu parce qu’il est un de ces hommes — peu communs — qui savent aussi s’intéresser aux idées de jolies femmes (quand elles en ont), et il se console de ne pas posséder ma personne physique par la maigre compensation de connaître le petit animal moral que je lui dévoile avec un peu moins de défiance chaque jour… Il me marque une cordialité affectueuse, mêlée d’on ne sait quelle pitié émue…

C’est trop beau : je me méfie quand même.

Ainsi, ma rêvasserie se prolonge, tandis que je considère papa, sa tête fine, spirituelle, sa moustache ébouriffée, ses yeux clairs où brille du rire, et Paul, dont le visage, moins racé, comme modelé par une main grossière, est plaisant à force de santé ; il a un teint frais, des joues pleines d’homme bien portant ; ses yeux ne sont point malicieux, mais se posent longtemps sur chaque chose : ils observent ; ils reflètent une intelligence réfléchie.

Papa se lève, nous laisse sous un prétexte : je soupçonne ce père trop jeune de profiter des visites de notre ami pour s’aller promener sans moi en galante compagnie, qui sait ? Quand nous sommes seuls, Paul Bernard me demande :

— À quoi pensez-vous, jeune fille, en me regardant aussi attentivement depuis un quart d’heure ?

— Je trouve que votre visage est franc et sain… il inspire une sorte de quiétude. Si je vous avais connu autrement, je vous témoignerais de la confiance… tout à fait.

— Et alors, vous en manquez parce que vous ne m’avez pas connu dans un bal blanc ?

— Dame ! Je me souviens de notre première entrevue, aux fortifs… près du Bois.

— Puisque mon visage inspire une sorte de quiétude, on ne doit pas craindre de me rencontrer au coin d’un bois…

— Je ne sais si je peux vous croire un ami « pour de vrai » : au début, vous me faisiez une cour si pressante, vous m’exprimiez le désir d’un amour rien moins que sentimental…

— Entre un homme et une femme, l’amitié commence toujours par là.

— Ah ?… Ça ne m’empêche pas de douter… Quand j’étais petite, et qu’on me laissait seule, j’aimais jouer avec les allumettes. Un jour, je faillis brûler un rideau ; j’eus plus de peur que de mal… la flamme s’éteignit… N’importe ! il me semblait à chaque instant qu’elle allait se rallumer… Aujourd’hui, ce n’est plus avec les allumettes que j’ai joué, mais c’est avec le feu tout de même… Ça a l’air de s’être éteint Hum ! je crains qu’il ne reste de la braise en dessous…

— Vous dites les choses d’une façon charmante ; tenez, c’est ce qui me plaît chez vous… En vous écoutant, une étrange association d’idées s’est produite dans mon esprit… Vous avez parlé du feu… Dans le mot feu, il y a foyer. Je viens de songer au mien. Mon père m’a fait contracter un drôle de mariage… À vingt-huit ans, pour obéir aux ordres paternels, j’ai épousé la fille d’un banquier viennois enrichi par je ne sais quelle combinaison de Bourse sur les actions d’une raffinerie qu’il racheta au bon moment… Mon union ne fut pas celle d’un jeune homme avec sa fiancée, mais bien plutôt l’alliance de la réglisse Bernard aux sucres de mon beau-père. Je ne vis guère ma femme que le jour de la cérémonie nuptiale et ce fut pour comprendre l’utilité de ce voile lilial qui cache les traits de la mariée… Songez donc que j’aime les femmes minces et que Rachel pèse soixante-quinze kilos… D’ailleurs, vous l’avez vue… De plus, elle est froide, égoïste, sotte et désagréable. Nous vivons ensemble comme deux étrangers descendus dans le même hôtel… J’ai épousé un poids lourd : ne suis-je pas excusable d’étre un mari léger ?

— Vous n’étiez pas forcé de vous marier. Vous pouviez choisir une femme qui vous plût.

— Ah ! vous croyez ça ? On voit bien que vous avez un père exceptionnel… Mais, ma chère enfant, moi je fus un fils de la vieille école, tremblant devant mon père à trente ans comme au temps de ma prime jeunesse ; ayant de lui une terreur de gosse… Jusqu’au dernier jour de sa vie, il m’a mené comme un petit garçon. Je n’aurais jamais osé refuser la main de Rachel… Je fus lâche !

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ?… Je n’ai pas à vous juger.

— C’est parce que j’aime à dire des choses intimes, privées, volontiers secrètes, à l’ami — je dis exprès l’ami-i — que vous êtes… au camarade. C’est si rare, une femme qui vous comprend ! En général, les femmes n’admettent point ce qu’elles ne ressentent pas. Vous, même quand vous me désapprouvez, vous me comprenez… Et puis, j’aime aussi à vous écouter, à recevoir les petites confidences que vous me faites à demi, n’osant vous livrer, comme quelqu’un qui craint de trébucher parce qu’il marche sur une planche branlante… La planche branlante, c’est votre situation fausse…

— Ma situation fausse !

— Oui. Ne vous fâchez pas ! Laissez-moi parler en véritable ami, avec le droit, l’autorité que me donne mon intérêt pour vous. Vous êtes une timide, au fond, une sauvage. Vous vous croyez très libre d’idées, très indépendante, et vous souffrez sans vous en rendre compte, par une espèce de pudeur inconsciente, de la vie étrange que vous menez. Jeune fille d’une pureté physique absolue, vous êtes, à dix huit ans, déflorée moralement en quelque sorte par une existence libérée de toute surveillance, et des lectures de hasard. Et chaque fois qu’un hommage masculin vient à vous, subitement sur la défensive (malgré vos airs de tout entendre, vos répliques audacieuses), vous vous rétractez plus nerveusement qu’une vierge timorée de province ; vous doutez de tout, dans la méfiance instinctive que vous inspire votre situation fausse de demi-affranchie.

— Vous avez une façon de me juger qui fait plus honneur à votre imagination qu’à votre perspicacité !

— Cranez ! J’ai raison au fond. Vous n’êtes pas heureuse, Nicole : rien n’est plus mauvais que les demi-mesures. Il faut choisir. C’est une position dangereuse que de se tenir à califourchon entre deux modes d’existence, sans oser se décider, avec la peur de se laisser choir sans le vouloir, d’un côté ou de l’autre. Il vaut mieux sauter, bon Dieu !

— Alors, selon vous, c’est de cette incertitude que me viennent les idées folles, les projets vagues, les inquiétudes qui me tourmentent parfois ?

— Quelles idées ? Dites, Nicole — vous permettez que je vous appelle Nicole tout court ? — dites-moi vos idées… Je serai heureux de vous entendre, de vous conseiller, au besoin… Moi si je m’étais fait comédien, j’aurais sûrement joué les confidents : Arsace et Nabal sont dans mon tempérament.

— Que puis-je vous dire ?… Que par moment l’insouciance, la charmante frivolité de mon père m’effrayent (et ce sont les rôles retournés) comme une mère dont le fils séduisant ferait des bêtises… Que je suis perplexe en songeant à mon avenir… Que je rêve d’entreprendre je ne sais quoi… d’entrer dans une carrière… Et que fois, aussi, j’éprouve tout à coup le besoin impérieux de ne plus penser à rien et d’aller me réfugier, me blottir entre les bras de quelqu’un que j’aimerais et qui me protégerait… Mais celui-là, je ne le trouverai jamais.

— Prenez garde, Nicole. Vous, si vous aimez, vous en souffrirez terriblement. Vous vous éprendrez, originale comme vous l’êtes, d’un type pas ordinaire, et vous sortirez toute meurtrie d’une aventure peut-être désastreuse… Je sens ça. C’est un homme comme moi qui pourrait vous rendre heureuse…

— Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.

— Mais cet homme-là, il est trop simple, trop bon garçon, pour que vous l’aimiez.

— Je vous aime beaucoup.

— Beaucoup… Oh ! Nicole ! Est-ce qu’on aime beaucoup ? Jamais les femmes ne devraient terminer ainsi leur phrase. Songez donc qu’il vaut mieux ne rien dire, ne pas parler de cela… Et que, lorsqu’une femme nous adresse ces paroles exquises : je vous aime… Ce petit mot : beaucoup, ajouté à la fin, c’est une façon de nous gifler avec le verbe aimer.

— Poète !… Vous cessez en ce moment de penser au camarade qui vous comprend, et vos yeux ne me regardent plus comme un ami-i, mais comme une amie-e !

— Pardon ! Je ne vous regarde pas si… ardemment. Je me tiens très bien.

— Vous vous retenez.

— Nicole déconcertante ! Vous ne m’acceptez qu’en qualité d’ami, et pourtant vous êtes coquette à vous en faire battre !… Allez-vous-en, petite fille, allez à Nice flirter au soleil… Je ne veux plus vous voir. Je pars aussi solennellement qu’un héros de théâtre au dernier acte d’une pièce à thèse. Adieu, mademoiselle. Bon voyage !

C’est vrai, ce qu’il a dit. Comme les femmes sont perverses !… Je n’aime pas cet homme ; je ne l’aimerai probablement jamais ; je l’enverrais promener s’il sortait de sa réserve, et lui suis profondément reconnaissante en le voyant se contenter d’une amitié qui me plaît fort…

Et pourtant… pourtant, tout à l’heure, ça m’amusait de faire briller ses yeux et rougir ses pommettes, par mes paroles irritantes et railleuses, tandis que mon pied aguichant, battant la mesure avec innocence, faisait remonter peu à peu la jupe, laissant entrevoir le mollet gaîné de soie mauve… Et les regards orageux de mon ami se détournaient, chargés d’une lueur trouble…

Ô Ève, Ève, ton éternel poison coule toujours dans nos veines !





V


— Regarde Nicole !

Penchée à la portière, j’admire ce bleu matin de l’Estérel, la mer étendant son ruban foncé comme un tapis de velours indigo, la terre en brique cuite ; les plaines d’herbes roussies, pulvérisées par la morsure du soleil ; et la tache violette des ombres sur la lumière crue. Cette clarté rutilante me pique les yeux à force d’intensité. Le ciel flamboie.

Et dire que nous sommes en décembre !… Il est vrai que papa murmure :

— Le Midi s’est paré pour toi, ma belle voyageuse : nous arrivons par un temps exceptionnel !

Nous avons dépassé Antibes. Le train ralentit en approchant du Var ; les stridulations de la locomotive s’irritent, plus fréquentes, — tels les hennissements d’un cheval qui sent l’écurie : la bête de fer s’impatiente en sifflements aigus.

Enfin, papa se lève, me tend une brosse, tire son veston, range le nécessaire : nous entrons dans la gare. Laissant le troupeau des voyageurs courir aux malles, aux bagages, nous franchissons la sortie ; et j’aperçois une place ruisselante de lumière où des palmiers arécas, plantés devant la gare, balancent leur tête chevelue, comme pour confirmer les affiches du P.-L.-M. et annoncer aux gens qui arrivent : « Vous voyez, il y a des palmiers à Nice. »

Mon premier jour de Nice a passé, pour moi, avec la rapidité étourdissante de ces films cinématographiques qui, déroulés précipitamment, apparaissent aux regards en vues heurtées, mouvementées, dont on ne garde que l’impression déconcertante d’une agitation brouillée.

Aujourd’hui, calme, reposée, je me reprends un peu. Je n’entends plus, dans mes oreilles, le bourdonnement régulier des roues du train, le fracas sourd, quand on s’engouffre sous un tunnel ; et le nom des stations, crié d’un accent plus vibrant dès qu’on roule en pays méridional : Toulon, Fréjus, le Golfe-Juan…

— Je me trouve bien dans cet appartement meublé que papa a loué, boulevard Dubouchage, à l’angle de l’avenue de la Gare (car papa déteste, ainsi que moi, la vie d’hôtel : nous avons ce goût bien français d’être « chez nous », (même en voyage).

Papa m’a promenée aux environs : j’ai vu Villefranche, la Turbie, le cap Ferrat et le village de Cagnes, la Mortola… Mes yeux s’accoutument à la lumineuse beauté des sites.

À l’heure exquise du crépuscule, nous déambulons, papa et moi, sous les arcades de la place Masséna. Nous regardons les devantures des confiseurs, les boîtes de cédrats orangés, de poires vernies de sucre, de cerises déguisées, toutes ces bonnes choses écœurantes dont je me bourre avec une gourmandise de gamine.

Soudain un petit jeune homme sort en coup de vent de chez le pâtissier, et, stupéfait, s’arrête net devant papa :

— Comment, Fripette, vous ici !

Sous le globe électrique du magasin, je m’aperçois que le « petit jeune homme » marque une quarantaine d’années ; sa taille mince et sa figure glabre font illusion dans l’ombre. Papa me présente son ami Max Hubertin, romancier.

Papa le questionne à son tour :

— Eh bien ! et vous, qu’est-ce que vous devenez ? On ne vous voit plus. Vous avez donc quitté Paris pour Nice ?

— Avec joie, mon cher Fripette. J’ai lâché Paris, la vie chère, la bataille littéraire, le boulevard et les camarades, pour mener ici une existence moins tumultueuse… Je me suis casé à l’Écho de Nice… Oui, je fais du journalisme en province, désormais. Je gagne plus d’argent qu’avant et j’en dépense moins : excellent équilibre pour mon budget. Je vis l’hiver à Nice, l’été à Saint-Martin-Vésubie, dans la montagne. Je suis comme un rat dans son fromage. Mes fonctions consistent à taper sur le conseil municipal et le service de la voirie, ainsi qu’à soutenir notre député… Je suis assez aimé ; tous les compères me font un sort dans les couplets de chaque revue locale ; mes collègues citent souvent le nom de leur « sympathique confrère »… Bref, me voici devenu une figure « bien niçoise ».

— Vous êtes un sage.

— Je ne suis pas le seul. Savez-vous que notre ami Jean Claudières s’est terré définitivement ici depuis un an ? Il s’y était soigné d’une bronchite, l’autre hiver. Le climat l’a tenté ; il s’est installé dans une petite villa, au delà du port, boulevard du Lazaret. Il n’en bouge plus, et se rappelle seulement au souvenir de Paris par ses articles dithyrambiques, où il célèbre le charme de la Côte d’Azur… Les habitants de la ville, sur la foi de vagues potins, décrètent qu’il se passe des horreurs dans sa villa des Algues, et se scandalisent des croquis un peu risqués, et d’une ressemblance cynique, qu’il a tracés de certains de nos concitoyens… Pour s’en venger, ces bonnes âmes prétendent que la proximité de la place Garibaldi, de la rue Ségurane et du quai Lunel, quartier des artilleurs et des matelots du port…

Mais, constatant que je l’écoute attentivement, Max Hubertin s’interrompt, tousse avec affectation, et reprend :

— On fréquente peu Claudières : il a une mauvaise presse parmi les bourgeois bien pensants. Par exemple, les commerçants de la ville lui ont voué une reconnaissance méritée pour la publicité désintéressée qu’il leur fait en vantant la contrée et ses attraits divers… Seul, un salon lui ouvre les bras — si j’ose m’exprimer ainsi — c’est celui de Mme Schlinder, une jolie femme sur le retour, charmante d’ailleurs, mais qui possède le travers, la manie toute mondaine, de recevoir chez elle tous ceux qui portent un nom célèbre à quelque titre dans les lettres, les sciences, les arts, l’armée, le théâtre et dans l’univers.

Pourvu que ses invites soient connus, le reste lui est indifférent… Elle collectionne les gens comme d’autres les timbres-poste : il lui en faut de tous les pays et de toutes les espèces. Pour un peu, elle irait chercher dans les prisons les criminels notoires… Au fait il faudra que je vous présente.

— Merci du rapprochement.

— Pas la peine, je ne l’ai pas fait exprès ; vous vous amuserez chez Mme Schlinder. Elle habite boulevard de Cimiez : sa villa domine Nice. Vous y verrez un beau panorama, des femmes charmantes, des types curieux, tous les rastaquouères du littoral, et même quelques hommes d’esprit, à commencer par Claudières. N’est-ce pas tentant ?…

Elle, de son côté, sera enchantée d’accueillir un vaudevilliste de talent : je crois que cette sorte de bête curieuse manquait encore à sa ménagerie. Par exemple, je ne vous engage point à y conduire trop souvent mademoiselle votre fille : on y coudoie, comme vous pouvez le présumer, une foule un peu mélangée…

— Hum ! Mademoiselle ma fille est habituée à aller partout… C’est une indépendante. Il y a un M. Schlinder ?

— Mais comment donc ! C’est un homme cocasse et pas gênant. On ne le voit jamais : il passe son temps à élever des cochons d’Inde… une vraie passion ! Il ne s’intéresse qu’à ses cobayes, en achète le plus possible, et pleure d’attendrissement en songeant que ceux-là, du moins, échapperont à la vivisection.

— Je vois que vous êtes très lié avec Mme Schlinder.

— Pensez donc ! je suis journaliste : elle me couve comme une poule aux œufs d’or : c’est moi qui fais rendre compte de ses soirées par un de nos rédacteurs… qui lui apprends les arrivées de personnages d’importance, et racole, à l’occasion, des célébrités pour ses salons… Elle m’adore.

— Le lui rendez-vous ?

— Je n’ai pas dit : « elle m’aime ». Je ne suis point fat. Sur ce, mon cher, il faut que je file à l’Écho… M’accompagnez-vous jusqu’à l’avenue de la Gare ?… Et puis, c’est entendu, n’est-ce pas, cette visite à la villa des Mélèzes ? Mme Schlinder voudra absolument vous connaître…

Lorsque cet homme aimable et loquace nous quitte enfin à la porte de son journal, après nous avoir fait promettre d’assister au défilé du Carnaval sur la terrasse de l’Écho de Nice, parce que, des fenêtres de son bureau, on voit passer tous les chars (d’ici deux mois nous avons le temps d’en reparler), je déclare à papa :

— Il est très gentil, Max Hubertin… Il me plaît beaucoup…

— Oui, il est assez agréable… Si nous allions dîner à présent ?

Nous allons dîner avec l’appétit solide des gens qui n’ont pas de préoccupations.

Eh bien, non. Je mens à moi-même. Une préoccupation inepte m’obsède depuis cet après-midi.

La cause ? Insignifiante : une rencontre.

Je me demande même comment il se fait que j’aie gardé, si présent à la mémoire, cet incident.

Voici. C’était après le déjeuner. Je me trouvais seule sur la promenade des Anglais, tandis que papa paressait dans sa chambre. À la hauteur de la Posada (l’établissement de bains), je m’arrêtai, m’accoudant à la balustrade.

Je regardais, en bas, les petites vagues d’écume mousseuse lécher les cailloux à jet régulier. Au-dessous de moi, deux promeneurs, descendus sur la grève, causaient, assis au soleil, et remuaient des pierres du bout de leur canne. En général, on ne va pas à cet endroit, on reste sur la promenade. Je les considérais donc avec un peu d’étonnement. Je ne voyais pas leur visage : j’apercevais seulement un feutre mou de nuance verdâtre, couvrant des cheveux grisonnants, et un chapeau melon sur une tête brune.

Tout à coup, le « chapeau melon » se retourna vers moi, par hasard, et me lança un coup d’œil admiratif… Je distinguai un visage pâle, ombré d’une fine moustache noire. Après m’avoir contemplée, le chapeau melon, poussant du coude son compagnon, murmura :

— Regardez donc, mon cher : la jolie fille !

Ma figure provoque assez souvent une exclamation analogue. On me trouve jolie : je le sais depuis longtemps. Je suis de ces blondes qui plaisent parce qu’elles ont la vivacité sémillante des brunes, en plus doux. La phrase ne fut point pour me surprendre, et, dite à demi-voix, ne me gêna pas : je pouvais n’avoir rien entendu.

Mais le « feutre mou » leva le nez à son tour, par curiosité. Et j’éprouvai une drôle d’impression… Je ne vis de lui que ses yeux, des yeux verts et bleus, d’une pâleur, d’une transparence étranges, qui ressortaient dans le cerne bistré de la paupière lourde. Leur regard, las et rêveur, s’appuya un instant sur moi, puis se détourna. J’eus soudain la perception bizarre que ce regard m’avait touchée d’une façon concrète ; qu’il venait de se poser réellement sur moi : c’était la sensation sur ma joue d’un effleurement : le contact d’une chose ronde et froide…

Et, tout en me traitant de toquée, j’allais m’avouer que cette inexplicable illusion m’avait semblé très agréable, lorsque j’entendis le feutre mou dire à son ami, et de quelle voix dédaigneuse :

— Vous êtes toujours le même, mon cher Henri ! Qu’une femme passe : vous voilà hors de vous. Ah ! cœur de collégien !

Sur ces mots, ils s’éloignèrent dans la direction des escaliers, pour remonter sur la promenade. De temps en temps, celui qui s’appelait Henri se retournait de mon côté, d’un air de regret. Mais je me souciais bien de lui !…

C’était l’autre qui m’attirait, qui m’intéressait et que j’aurais voulu voir se retourner ainsi. Naturellement, puisque c’était celui qui n’avait pas pris garde à moi…

Je restais à la même place, après cet incident ; Je m’étais assise sur un banc — depuis combien de minutes ? — lorsque quelqu’un vint s’installer à côté de moi. D’un coup d’œil oblique, je reconnus mon voisin : son feutre vert-bronze jetant un trait d’ombre sur son front bas, ses yeux étranges aux lueurs glauques, l’un clignant plus que l’autre. Je détaillai son visage au nez court, au teint ambré, à la moustache épaisse, d’un châtain-brûlé où courent des fils blonds.

Je remarquai — heureuse de critiquer cet homme dédaigneux — qu’il portait des bagues à tous les doigts et une cravate trop voyante, en étoffe chinée. Énervée, je pensai : « Que vient-il faire là ? Pourquoi a-t-il quitté son ami ? »

Une irritation sourde m’envahissait. Je me rappelais le ton dont il avait dit :

— Vous êtes toujours le même, mon cher Henri ! Qu’une femme passe : vous voilà hors de vous. Ah ! cœur de collégien !

Je le regardais encore, évaluant son âge : quarante-trois, quarante-cinq ans ?… quand je m’aperçus qu’il m’observait également l’œil fixe et la bouche souriante, avec cet air particulier que prennent les hommes chaque fois qu’ils tendent leur filet à papillonnes vers une aventure… Ah ! ça… tiens, tiens, tiens…

Et, c’est bête… à ce moment, cela me reprit : mon amour-propre piqué, mon agacement, tout fuyait, s’évaporait, sous l’influence de ce regard singulier, aux lueurs changeantes… Je m’imaginais que l’homme me déplaisait avec ses cheveux plaqués au front et ses bagues d’aventurier… mais ses yeux m’attiraient malgré moi… Et puis, c’est très difficile à dire, ce que j’éprouvais : je sens que je m’embrouille. En tout cas, j’ai agi stupidement…

Fut-ce bien moi qui laissai tomber — à dessein — le petit sac que je tenais à la main : ruse maladroite qu’il comprit de suite ?… Et après, lorsqu’il l’eût ramassé, pourquoi, sans réfléchir, ai-je répondu aux paroles qu’il m’adressa ?… Conversation banale où nous échangeâmes des propos vagues, gardant une telle réserve qu’au bout d’une demi-heure de causerie, j’ignorais encore tout de lui et ne lui avais rien dit de moi…

Il avait des manières bizarres en me parlant : il regardait autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un…

Enfin, comprenant mon inconséquence, je me levai brusquement, je le quittai et rentrai boulevard Dubouchage. Et depuis, c’est idiot, je ne pense qu’à cette rencontre sans savoir pourquoi… J’y songeais en sortant de nouveau accompagnée de papa ; en écoutant Max Hubertin, tout à l’heure… Voyons ! Nicole, libre Nicole, vas-tu te laisser dévoyer peu à peu par l’existence trop facile qui t’est faite ?… Les petites filles — quelque délurées qu’elles soient — ont-elles donc besoin d’un frein, d’une entrave, pour ne pas déraper ?… Ô papa !… Je me conduis en ce moment comme une écervelée ; voici la deuxième fois que je me laisse aborder par un inconnu, au dehors, ainsi que se comporterait une jeune coureuse…

La première fois, passe encore : il s’agissait d’une méprise ; j’ai confondu Paul Bernard avec son chauffeur… Mais, aujourd’hui, pas l’ombre d’une raison… Pis même : c’est moi qui ai suggéré, sciemment, l’entrée en matière…

Alors, quoi ? Serais-je assez folle pour m’éprendre d’un homme parce qu’il a les yeux pers ? Avoir un « béguin » soudain pour un inconnu équivoque, un rastaquouère probablement, un sale rasta aux doigts bagués, à la voix rauque…

— Nicole, est-ce le souvenir de Max Hubertin qui hante tes prunelles songeuses ? Je vais me méfier de lui, tu sais. Je t’ai adressé trois fois la parole, et tu n’as pas semblé m’entendre. Parbleu ! tu es en train de devenir amoureuse de l’élégant Max !

Je sursaute : en face de moi, mon père souriant, railleur, me fixe de ses beaux yeux clairs qui regardent sans voir…



CHAPITRE VI


Chaque fois que je pense des choses raisonnables, c’est que je vais commettre une sottise : ça ne rate jamais.

Hier, je m’étais couchée, croyant prendre de sages résolutions, et aujourd’hui, laissant papa excursionner seul du côté de la Principauté — il semble avoir du goût pour Monte-Carlo depuis quelque temps ! — j’arpente la promenade des Anglais en sachant bien, hélas ! ce que j’y viens chercher… J’ai mis mon chapeau de mélusine ocre claire, dont la nuance rappelle celle de mes cheveux, et le grand manteau de laine blanche qui m’enveloppe comme une gandoura ; j’enfouis, par moment, mes lèvres chaudes dans la fraîcheur d’une botte de violettes. Je me sens des yeux inquiets, guetteurs, et j’éprouve une espèce de coquetterie anxieuse…

Viendra-t-il ?… Je l’ai quitté soudainement, sans qu’il m’eût parlé d’un rendez-vous… mais nos yeux, d’un accord tacite, s’étaient entendus… Et il a l’air de terriblement comprendre ce langage-là, mon inconnu d’hier.

Il y a plus de monde sur la promenade. Janvier s’approche, amenant chaque jour de nouveaux hivernants. L’Écho de Nice mentionne les arrivées nombreuses dans sa rubrique mondaine. Et ces hommes qui me croisent ou me dépassent, se retournent tous sur moi. Imbéciles ! Si je pouvais en gifler un… Ah ! ça, est-ce bien moi qui m’irrite parce qu’on me regarde, moi si coquette d’habitude ? Décidément, aujourd’hui, « je ne suis pas dans mon assiette ».

J’ai à peine dépassé la Posada qu’il est devant moi, saluant d’un coup de chapeau bref, qui découvre un instant sa tête châtain-fauve, aux tempes grisonnantes. Et tout de suite, il cause nonchalamment, sur un ton familier, comme si nous nous connaissions de longue date… ça n’est pas maladroit, mais la ruse est inutile. Il cherche à me mettre en confiance : à quoi bon ! ce n’est pas de lui que j’ai peur, c’est de moi. Cette folie incompréhensible m’effraye…

Je m’abandonne irrésistiblement à l’entraînement qui me pousse vers lui, ainsi qu’un nageur se laisse voguer au fil du courant traître… Saurai-je reprendre pied ?

Tout en marchant, je le détaille de côté, et, comme il s’en aperçoit, il baisse les yeux pour ne pas gêner mon regard, avec une rouerie coquette de femme. Que ses prunelles glauques me plaisent, stagnant, telles des gouttes d’eau trouble, sous les paupières bizarrement fendues ! J’aime son teint fatigué, le lacis imperceptible des petites rides, le cerne mauve et brun qui creuse l’arcade sourcilière, tous ces indices de maturité qu’accuse encore le soleil implacable et qui me charment parce que je suis très jeune, aussi bien que ma fraîcheur, ma verdeur de fruit nouveau, doivent le séduire parce qu’il est déjà âgé.

Mon regard insistant admire sa haute taille et ses épaules larges, son encolure puissante ; j’ai envie de toucher les coins mouvants de sa bouche, sous la moustache roussie, et de mordiller son menton volontaire coupé d’une fossette.

Moi, qui suis de taille au-dessus de la moyenne je parais petite à côté de lui.

Il y a, en cet homme, quelque chose d’équivoque et de malsain qui m’attire…

Nous arrivons au Pont-Magnan. Ici, finit la promenade chic, celle qu’on fréquente. Après, c’est la route qui conduit au champ de courses du Var ; on n’y voit pas une âme. À l’instant où je me dispose à faire demi-tour, comme tous les promeneurs, mon compagnon me saisit par le bras et dit :

— Mais non : continuons la promenade des Anglais prolongée…

— Merci… Elle semble bien déserte.

— Justement. On nous verra moins. Moi, ça m’est égal ; mais vous, vous pouvez craindre d’être rencontrée ?

— Oh ! Pas du tout.

— Vous êtes donc seule, à Nice ?

— Non. Seulement, aujourd’hui, c’est tout comme : papa passe la journée à Monte-Carlo.

— Oh, alors !

— Pourquoi dites-vous : oh ! alors ?…

— Parce que, présumant que monsieur votre père est joueur, je comprends que vous soyez tranquille : il ne doit guère songer à vous surveiller en ce moment.

— Papa ne me surveille jamais. Jusqu’ici, il a eu raison. Mais… voulez-vous que nous retournions ?… Je n’aime pas cette route déserte ; je préfère aller là où il y a du monde.

— Me feriez-vous l’honneur d’avoir peur de moi ?

— Pourquoi prenez-vous cet air ironique ? Et quand cela serait… La façon dont je suis entrée en relations avec vous peut me permettre de craindre…

— Quoi ?

— Mais, je ne sais pas, moi… Vos intentions, peut-être.

— Rassurez-vous : je n’en ai aucune.

— Bah ! Je souhaiterais vous croire… Alors, si c’est vrai, pourquoi m’avez-vous parlé ?

— Mademoiselle, je suis d’une franchise trop bourrue pour répondre à cette question sans vous froisser.

Franc ?… Il est franc ? On ne le dirait pas à voir ses yeux énigmatiques. Je riposte :

— On ne me froisse jamais quand on dit la vérité : c’est si rare. Ainsi, allez : pourquoi m’avez-vous parlé, hier ?

— C’était pour embêter mon ami.

— Hein ?

— Pas autre chose, je vous l’affirme. Je me trouvais hier en compagnie de mon ami Henry Pargeau, l’écrivain. Peut être avez-vous entendu citer ses romans ?

— Je les ai lus.

— Ah !… Vous lisez ?… Henry est un homme à bonnes fortunes, un garçon agaçant qui ne songe qu’aux femmes. Il vous a remarquée…

— Je m’en suis aperçue.

— Parbleu ! J’ai commencé par me moquer de lui, lui représenter qu’il était plus intéressant d’admirer les arabesques violâtres du Mont-Boron, se découpant sur le fond lumineux du ciel clair, que d’aller chercher une nouvelle intrigue auprès d’une petite blonde qui l’enverrait promener, à moins qu’elle ne guignât une amourette fructueuse… Nous en serions restés là. Mais Henry eut l’idée malencontreuse de prétendre que… (ma foi, comment dirai-je pour n’avoir pas l’air fat ?) …votre attention s’était portée plutôt sur ma modeste personne que sur la sienne… La pointe de jalousie dépitée qui perçait dans sa voix m’amusa…, m’inspira une plaisanterie. Je le quittai sous un prétexte et vins m’asseoir à vos côtés. Cela m’eût diverti d’être ainsi vu par Henry, lui soufflant une conquête. Et puis, je tenais à savoir si sa supposition était fondée, si, en effet, le cas échéant, vous m’eussiez donné la préférence…

Le misérable : on croirait qu’il devine mon caractère d’enfant gâtée par la nature. Combien ce mépris injurieux pique au jeu, touche avec sûreté mon âme accoutumée aux hommages, aux fadeurs, aux prières banales !…

Ah ! je n’ai plus envie de m’en aller aujourd’hui ; je frémis, les sourcils froncés, les mains nerveuses ; mais tout à coup, la flamme aiguë que je surprends dans ses yeux qui m’observent avec acuité — devenus vifs et perçants, ayant quitté leur expression de rêverie morne — m’inspire une réplique tendancieuse :

— Je dois conclure que si vous avez renouvelé l’entretien cet après-midi, c’est moins pour expérimenter la prédilection que je manifeste, paraît-il, à l’égard de votre personne — fort peu modeste, selon moi — que pour aller au-devant d’une nouvelle rencontre avec votre ami Fargeau…

— Sous ce rapport, vous vous trompez : Henry a repris, ce matin, le train de Paris.

— Alors, quel honneur ! Je suis confuse : monsieur a daigné se déranger pour moi seule aujourd’hui ?

— Laissez cet air de gouaillerie vexée, ou vous allez tomber dans la banalité : ce serait dommage. Vous venez de me plaire infiniment, il y a une minute : certes, vous êtes jolie, vous avez la grâce fine et ployante des cygnes, leur blancheur fuyante et souple, mais une femme sur cent possède votre séduction et votre joliesse blonde ;• et une femme sur cent, ça finit par faire beaucoup, dans tout l’univers… Il y a aussi d’autres beautés que celle des femmes pour caresser nos yeux : regardez le panorama prestigieux qui nous entoure, les dentelures pâles des montagnes, la masse sombre du château ; et là-bas au lointain, la pointe du cap Ferrat, se dessinant sur la mer, comme un fil de soie verte sur la nappe bleue de l’eau… Regardez aussi ce superbe lévrier qui passe devant nous : avec sa fourrure argentée et sa démarche onduleuse, son museau pointu, sa longueur frêle, n’est-il pas admirable à contempler dans sa splendeur animale ? N’est-ce pas que la beauté se rencontre partout pour qui sait la voir ? Tandis que je me demande s’il existe une femme capable d’écouter, comme vous l’avez fait, les choses blessantes que je vous ai dites, tout à l’heure. Voilà pourquoi vous m’avez plu. Une autre eût protesté, fût partie, piquée au vif dans son amour-propre (l’amour-propre, cette vanité de l’amour). Vous, vous êtes restée, courageusement. Vous avez tenu tête : le silence du mépris vous a semblé une piètre attitude. C’est très bien. C’est le fait d’une nature originale… si rare chez la femme. J’ai quarante-cinq ans, mademoiselle. Je ne me souviens pas d’avoir eu une maîtresse qui fût une créature intelligente, capable de penser toute seule… Je crois, voyez-vous, que Prométhée n’est qu’un imposteur : il a prétendu, comme cela, qu’il avait dérobé le feu sacré, par vantardise, pour faire parler de lui. En réalité, il n’a pas osé aller jusqu’au bout, et Pandore est toujours restée une belle statue sans âme. Que ça tombe mal, avec moi : je suis un cérébral, et mon désir ne se contente point des attraits physiques !… Les marina niçois de la vieille ville, du quartier du Malonat, cuisinent une spécialité exquise : la soupe au poisson. C’est une sorte de bouillabaisse liquide, de homard condimenté de safran. Croyez-vous que, sans la sauce, le poisson aurait le même goût ? Le vieux proverbe a du bon. Un beau corps de femme… qu’est-ce, cela ! sans le sel de l’esprit, le safran des vices rares et le poivre de la personnalité ?

— Supposez-vous que je doive être bien assaisonnée ?

Il rit :

— D’abord, vous possédez ce charme bref d’être encore un point d’interrogation. Vous avez moins de vingt ans, en tout cas, vous ne paraissez pas vingt ans…

— J’ai dix-huit ans et trois mois.

— Et vous semblez connaître bien des choses…

— Je sais tout !

— Bigre ! Tout : ça prouve que vous êtes sans doute moins avancée que je ne le croyais. J’ignore quelle est la condition sociale à laquelle vous appartenez, et ma curiosité y trouve son compte. Vous avez l’air d’une jeune fille, mais la liberté dont vous semblez jouir écarte cette hypothèse. On est rarement mariée à votre âge. Et pourtant, vous n’êtes sûrement pas — pardonnez-moi le mot — une grue : vous vous tenez, vous vous exprimez comme une personne très cultivée ; et les demi-mondaines instruites sont presque toutes d’anciennes institutrices : elles ne débutent pas si jeune ; à votre âge, elles sont encore à l’école normale…

— Je suis la fille de…

— Non ! Ne me dites rien : laissez-moi chercher. C’est si amusant !… Qui que vous soyez, je vous trouve intéressante, énigmatique à souhait. J’ai commencé la partie en songeant à mon ami Henri, et maintenant, c’est le jeu de l’adversaire qui m’intrigue. Vous êtes le partner rêvé, une femme pas comme tout le monde.

— Bref, un joujou perfectionné dont vous aimeriez crever le crâne, pour en déchiqueter l’âme et voir la petite mécanique.

— Ne vous croyez pas forcée de viser aux phrases littéraires parce que vous me parlez.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Vous devez comprendre. Et puis, cessez aussi ce persiflage défiant. Nous sommes faits pour nous entendre : je ne vous ai pas déplu…

— Vous vous trompez : ça n’est pas vrai. Vous ne me plaisez pas…

Je proteste, agressive, hérissée contre ma sotte faiblesse, cherchant à éteindre mes regards trop parlants. Il répond, souriant :

— Alors, dans ce cas, je vous renvoie la balle. Tout à l’heure, vous m’avez dit : « Pourquoi m’avez-vous parlé ? » À mon tour, je vous demande (puisque je ne vous plais pas) : « Pourquoi m’avez-vous répondu ? »

— Parce que vous avez les yeux de Laura.

— Je ne saisis pas… Qui est Laura ? Une amie à vous ?

— Non. C’est un personnage de l’Inconnu, de Paul Hervieu.

— Ah ! Je sais… Mais, ceci nécessite un complément ?…

— Vous avez lu, n’est-ce pas… Dans le roman Laura a des yeux vrilleurs qui produisent un extraordinaire effet de toucher sur un être essentiellement nerveux, puisque c’est un fou. Il lui semble que ce regard magnétique a le pouvoir de se fixer à lui comme d’insaisissables épingles, d’exercer sur ses facultés une espèce d’attirance hypnotique…

— Mon regard vous a aimantée ?

Il rit, les paupières baissées, avec une expression pleine de finesse. Il semble s’amuser en dedans des choses qu’il ne dit pas. Il ne réclame plus d’explication complémentaire…

Nous sommes revenus sur nos pas ; nous voici maintenant devant la rue du Congrès : c’est à cet endroit de la promenade des Anglais que se réunissent toutes les élégances et les ridicules ; c’est le persil des snobs. Mon compagnon s’irrite à leur vue. Il déclare, cinglant et moqueur :

— On croirait que les gens ne recherchent à dessein la lumière brutale de ce ciel électrique que pour mieux souligner leurs tares et leur déchéance. Voyez ces quinquagénaires maquillées, serrées à la taille dans leurs robes de jeune fille, ces robes estivales de tulle ou de dentelle, sous l’étole de zibeline ; et ces vieux messieurs guêtrés, teints, fardés, qui arborent des chapeaux de paille. C’est piteux, sous ce beau soleil : ils ont l’air de cadavres ambulants qui viennent se chauffer…

Amusée, je riposte, faisant chorus :

— Cela évoque la définition de Jean Claudières, n’est-ce pas : Le soleil de Nice ? Un four crématoire

— Vous avez l’esprit d’à-propos.

Pourquoi rit-il comme s’il se moquait de moi ? Je n’ai rien dit de mal. Il me croit peut-être poseuse parce que je cite trop d’auteurs : après Paul Hervieu, Jean Claudières. Je questionne :

— Vous ne l’aimez pas, Jean Claudières ?… Moi, je lui trouve un grand talent. J’admire ses œuvres caustiques, satiriques et terribles, son ironie acérée et tranchante… En le lisant, il semble qu’on mord à même un fruit acide, et c’est délicieux…

— Ça ne vous fait pas grincer des dents ?

— Railleur !

— Je ne raille pas. Votre opinion ne me déplaît point. Et puis, Jean Claudières jugé par une gamine de dix-huit ans, ça n’est pas une chose banale !

— Pourquoi ?

— Parce qu’en général, à votre âge, on ne l’a pas lu…

— Moi, je connais tout ce qu’il a écrit, ses romans, ses vers, ses contes du Quotidien… Ah ! mon Dieu !

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il est quatre heures… Et j’ai promis à papa de l’attendre à la gare au train de quatre heures quarante…

— Vous avez bien le temps. Voulez-vous que je vous y conduise en voiture ? Vous y serez dans dix minutes.

Il hèle un cocher qui erre sur l’avenue des Phocéens. Nous montons. Le Jardin public défile devant nous avec sa parure de plantes grasses et les troncs massifs de ses palmiers de Chine. La place Masséna, l’entrée de l’avenue de la Gare, ses allées de platanes… Tout à coup, je sens sa main qui se glisse derrière mon dos, vient crisper ses doigts au creux de l’aisselle, et m’attire à lui d’un geste enveloppant. Cette première caresse me trouble exquisement ; je n’ose plus bouger, alanguie. Puis, soudain, je me dégage avec brusquerie, et je dis, menteuse, rougissante, sous son regard surpris :

— Vos bagues me font mal. Pourquoi portez-vous des bijoux de rasta, puisque vous avez, sous d’autres rapports, des goûts d’artiste ?

— Je ne vis que parmi les rastas : c’est pour ne pas me faire remarquer… Laissez donc, chérie, vous voyez bien que j’ai glissé mes bagues dans mon gant…

Chérie !… Que les hommes sont maladroits en nous heurtant aussi vite de leurs privautés rapides ! J’avais accepté la caresse… mais le mot familier me choque ; et, cabrée, je résiste fermement. Il s’écrie, découragé :

— Vous êtes inexplicable… Êtes-vous perverse ? Coquette ?… Ingénue, quand même ? On n’en sait rien. Pourquoi restez-vous ainsi livrée à votre caprice ? Quel est ce père oublieux, ou hypothétique ? Maintenant, je veux le savoir : qui êtes-vous ?

— Je suis une fille qui n’a pas eu de maman, tout simplement. Ça veut dire beaucoup de choses, cette petite phrase-là.

La voiture monte l’avenue Thiers. Voici la gare. Je saute lestement, sans vouloir répondre à ses questions, ni lui promettre une autre entrevue… Nice est petit : nous nous retrouverons bien. Et je m’engouffre dans le hall de la gare avec un désir de lui échapper momentanément, de me reprendre : j’ai envie de pleurer et j’ai mal aux nerfs…

Sur les quais, je m’oriente, maladroite ; de quel côté arrive le train de Monte-Carlo ?… Décidément, je n’ai pas la bosse des points cardinaux : si j’éprouve, tels les peuples, quelque attraction vers l’ouest, c’est bien sans m’en douter…

Je questionne un homme d’équipe qui me répond dans un idiome savoureux qui fleure l’ail et la pomme d’amour : autant dire que je n’y comprends goutte. Et ça pourrait durer longtemps si une voix claire, — bien grasseyante, bien parigote, celle-là — ne criait derrière moi : « Bonjour, mon amie Nicole ! »

Je me retourne : Paul Bernard est là, avec son air d’éternelle belle humeur. Ma surprise me rappelle notre rencontre de la générale. Je lui dis en riant :

— Vous affectionnez ces sortes d’entrées de personnages de féerie sautant d’une trappe… Vous voilà donc à Nice, vous aussi ?

— Je suis arrivé ce matin. Je suis descendu au Princess-Hôtel, promenade des Anglais. Et je viens réclamer ce soir, en personne, une malle précieuse que la négligence des garçons d’hôtel a laissée en souffrance aux bagages. On n’est jamais bien servi que par soi-même. D’ailleurs, me voici récompensé, puisque je vous rencontre… À vrai dire, si j’ai quitté Paris, c’est un peu pour vous rejoindre…

— Et beaucoup pour quoi ?

— Et beaucoup pour en savourer le plaisir.

— Mazette ! Est-ce le changement de ciel qui vous porte au madrigal ?

— Est-ce également le ciel de la Riviera qui allume vos yeux ? Je ne vous ai jamais vu ce regard, Nicole. Vous êtes toute drôle, parole !… Tenez, vous rougissez, à présent.

— Je rougis parce que votre remarque est bête.

— Mauvaise excuse !… Viendrais-je troubler, par hasard, quelque rendez-vous galant ?… Quand une femme est seule dans une gare, elle attend plus probablement un amoureux qu’un train : croyez-en mon expérience.

— Parfaitement : les voyageurs pour Cythère en voiture !… Ce qui est malheureux, c’est que je n’attends que papa.

— Malheureux ?… Voilà un adjectif joliment qualificatif. Si je pouvais le prendre pour un encouragement…

— Allons donc, cher monsieur ! Ce ne serait pas votre rôle. Dans le théâtre de mon cœur, vous-même avez choisi l’emploi de confident.

— Justement : vous ne me faites jouer que des pannes ! Accordez-moi une création, chère petite directrice !

— Je vous décris les rêves que je cultive en mon jardin secret. Que vous faut-il de plus ?

— Je voudrais, dans ce jardin, ne pas rester tout le temps du côté cour.

— Vous vous émancipez, monsieur Paul Bernard. Où sont vos belles résolutions d’amitié ?

— Oh !… Et puis, zut ! J’aime mieux vous parler franchement. Mon amitié, au fond, c’est une espèce d’assurance à intérêts différés. Si je n’espérais pas toucher un jour des rentes d’amour, je n’aurais pas fait ce placement ingrat… Somme toute, je suis d’une race d’industriels. Croyez-vous que ça amuserait beaucoup un pauvre bougre — oh ! pardon ! — un pauvre diable de miséreux, si on le plaçait devant la boutique d’un changeur, en lui disant : « Regarde cet or, ces billets, tu as le droit de les convoiter, de les trouver à ton goût, de les aimer… Mais, défense d’y porter la main, c’est un autre qui en profitera… » Vous figurez-vous ce supplice de Tantale ?

— Peuh ! Tout le monde sait que l’or et les billets exposés chez un changeur sont faux…

— Hélas ! Vous, vous êtes « en vrai ». Nul artifice ne vient choquer le regard et atténuer le désir, dans ce visage uni, cette tête blonde, et ces yeux bleus aux longs cils… Nicole, sans badinage, sans blague, depuis quinze jours que vous êtes partie, je me suis aperçu que j’ai plus besoin de vous voir que je ne croyais… Je vous aime, quoi ! Voilà le grand mot lâché ; tant pis si ça me donne un air bête. Ce n’est pas un caprice, un désir passager, c’est… c’est ça, simplement. J’ai tenu à partir brusquement pour pouvoir vous le déclarer aujourd’hui.

— On peut dire que vous tombez à pic.

— Pourquoi ? Mon Dieu ! vous possédez le secret des phrases inquiétantes.

— Non ; mais je sais comprendre le sens des protestations exaltées. En somme, si je vous prenais au mot, si je vous disais — et j’en aurais le droit, puisque je suis jeune fille — : « Eh bien ! moi aussi je vous aime : divorcez ; épousez-moi », qui se trouverait horriblement embarrassé ?… Allez, vous n’êtes pas plus sincère aujourd’hui qu’hier, vous ne troubleriez pas votre vie pour moi, malgré vos belles paroles ; et ce que vous m’offrez, c’est — enjolivée de fleurs de rhétorique — la proposition que vous feriez à Lily de Barancy…

— Non, ma petite Nicole, vous vous trompez. Si vous m’aimiez, je serais peut-être assez fou ou assez brave pour démolir mon existence et en rebâtir une autre… On ne sait pas. Mais, vous ne m’aimez pas. Alors, savez-vous ce qui arriverait si je vous épousais dans ces conditions ?… Je serais cocu. Vous riez… parce que j’ai dit le mot juste, celui qui fait rire. Voilà pourquoi je ne vous promettrai pas de divorcer, le cas échéant : moi, je ne coupe jamais, je ne ne suis pas sûr de pouvoir recoudre.

« Et puis… Ne méprisez point les Lily de Barancy. Autant les filles vulgaires, celles qui se vendent, cupides et grossières, à la plus haute cote d’une Bourse de l’Amour, sont en effet viles et méprisables, autant la femme jetée par son destin, son milieu et sa beauté, dans la vie galante, force notre approbation, si elle sait découvrir un but plus élevé à sa profession ; si elle pare son esclavage d’élégance, ses exigences de charme, et son infériorité de grâce ; si elle se révèle intelligemment la rieuse marchande de plaisir, délicate et séduisante ; si elle raffine la bassesse du métier brutal et se montre orgueilleuse de sa beauté comme l’actrice de son talent. Sur mille courtisanes ordinaires, il y a une Ninon de Lenclos. Ne méprisons pas Ninon.

« J’ose affirmer ce sophisme, moi, l’homme régulier : je ne blâme aucun être quel qu’il soit, du moment qu’il exerce logiquement la fonction sociale à laquelle il est voué. Mais, je plains ceux qui se débattent dans une voie qui n’est pas la leur. Ça me fait pitié : c’est comme si je voyais un piteux avorton s’efforcer de soulever les poids de l’hercule.

— Ben ! en effet, le paradoxe ne vous fait pas peur : vous êtes un bourgeois qui n’est guère pompier !

— Chacun est né pour remplir un but différent. Vous cherchez le vôtre, Nicole.

— Parbleu, je vous entends bien. J’ai compris votre long discours, et la conclusion que vous n’osez dire, je l’ai pressentie dès le début : vous estimez que je ne suis point faite pour me marier, qu’il y a en moi l’étoffe… d’une Ninon. Vous n’auriez pas débité en vain toutes ces choses que vous ne pensez pas : vous plaidiez votre cause, mon cher avocat !

Nous marchons d’un bout à l’autre du quai, tout en causant. Le trajet immuable nous amène à chaque tour devant la marchande de journaux, et je regarde machinalement deux Anglaises maigres qui feuillettent les illustrés…

Tout à coup, il reprend, la voix changée :

— Je ne serai pas aimé le premier, je le prévois, et j’en suis presque satisfait… Vous êtes une bizarre petite créature peu naïve, compliquée — mais, quand même une jeune fille. Ce ne serait pas très propre à moi de chercher à vous faire franchir le Rubicon, sans autre raison que celles que je vous ai données… puisque vous ne les admettez pas encore.

« Seule, une grosse déception peut vous amener à moi… Je sens bien ce que vous désirez : une situation stable, un abri sûr, une épaule où poser votre tête avec confiance. Et, en même temps — ô petite femme contradictoire ! — le compagnon bon, probe et tranquille qu’il vous faudrait pour réaliser ce rêve, s’il se rencontrait sur votre route, ne vous inspirerait que du dédain… Malgré vous, le désir de l’aventure étrange, de l’adversaire un peu perfide, de la minute unique, vous hante. Comment accorder tout cela ? Votre imagination galope vers l’inconnu, l’imprévu, la douleur, et la désillusion. Ma chère Nicole, écoutez-moi : le jour où vous aurez appris à aimer, à vous dégoûter, à douter de tout, à vivre, enfin — et que vous en aurez assez, ce jour-là, venez auprès de votre ami Paul, contez-lui vos chagrins ou taisez-les si vous préférez le silence. Et votre ami saura, à ce moment inévitable, tisser la toile de songes où se perdra votre amertume. Vous n’aurez plus qu’à vous laisser bercer et à oublier.

— Dites donc, en attendant cette époque indéterminée, j’aurai le temps de vieillir ! Si je vous arrivais pleine de rides, hein ?

Je cherche à plaisanter, comme on chante dans l’obscurité : il m’a émue, ce bêta de Paul ! Il réplique :

— Oh ! Avec votre nature impulsive et passionnée, ça ne sera pas si long. Il suffira peut-être d’une autre rencontre d’automobile, dont l’automobiliste, cette fois, sera votre « type ».

— Ça ferait un beau fait-divers en manchette : Rencontre d’automobilistes, catastrophe, horribles détails !

Un sifflet de locomotive m’interrompt. Cette fois, c’est le train de papa.

Bientôt, père saute d’un compartiment, se dirige vers moi ; il n’a pas sa tête de tous les jours : il est maussade et congestionné. Serrant la main de Paul, sans même s’étonner de le voir là, il s’écrie tout de suite :

— J’ai eu une déveine acharnée ! La rouge a passé vingt coups sur vingt-cinq et je pontais sur la noire !

Mais, Bernard et moi, nous sommes des profanes, nous ne comprenons rien aux combinaisons du jeu.

Laissant papa ruminer sa défaite, nous le suivons en bavardant entre nous. Nous voici avenue de la Gare.

Tout à coup, Paul Bernard se penche vers moi, et murmure :

— Tenez, je suis sûr que si vous aviez le malheur de le connaître, il sera très probablement votre « type », celui-là !

Je lève les yeux. J’ai un sursaut involontaire : devant nous passe mon inconnu du matin, mon étrange inconnu aux yeux glauques. Je regarde Paul : sa perspicacité me déconcerte. M’aura-t-il rencontrée durant ma promenade imprudente ? Non : Bernard a l’air paisible, indifférent… Et je riposte hardiment :

— Vous savez donc quel est cet homme ? Comment s’appelle-t-il ?

— Jean Claudières.





VII


Max Hubertin est venu nous relancer aujourd’hui : il a parlé de papa à cette fameuse Mme Schlinder, qui l’a chargé de nous amener, et cet après-midi, à son five o’clock, villa des Mélèzes.

Père, légèrement grognon (sa perte d’hier l’a mis de mauvaise humeur), n’ose se dérober aux sollicitations flatteuses de l’enveloppant rédacteur mondain de l’Écho de Nice, et j’appuie la requête du journaliste pour une raison particulière.

Max Hubertin n’a-t-il pas dit que Jean Claudières était reçu chez Mme Schlinder ?… Peut-être vais-je l’y rencontrer.

Dire que c’était Claudières, le héros de mon aventure niçoise, l’homme que je prenais pour un rasta, sans me défendre cependant d’être attirée vers lui ; l’écrivain remarquable dont — avec ma stupide suffisance de gamine — j’appréciais tranquillement l’œuvre en sa présence : « Vous ne l’aimez pas, Jean Claudières ?… Moi, je lui trouve un grand talent. »

Parbleu ! je comprends, maintenant, le sens de ses phrases à double entente : il était persuadé que je n’ignorais nullement sa personnalité… Il ne sait pas que j’ai vécu longtemps à l’écart de la vie parisienne ; et il s’en était allé habiter Nice lorsque papa commença à me sortir un peu. Je n’avais jamais vu Jean Claudières avant notre rencontre… Mais les gens connus s’imaginent que tout le monde les connaît.

Que je me suis sentie interloquée, hier, lorsque Paul Bernard me l’a nommé, très naturel, comme on signale à notre curiosité quelqu’un de notoire qui passe !… Paul ne s’est douté de rien. Sans soupçonner mon trouble, il m’a conté ses anciennes relations avec Claudières, il y a une dizaine d’années, alors que jeune millionnaire viveur, il coudoyait le chroniqueur dans les milieux fêtards où l’un cherchait son plaisir et l’autre des sujets d’articles…

Une dizaine d’années !… À cette époque Claudières approchait de la quarantaine, moins un lustre : et moi, je n’avais pas neuf ans !… Je me sens jalouse en pensant à toute cette période de son passé que le temps m’a volée ! Est-ce bête de devenir amoureuse !… — Eh bien, oui, avouons-le — amoureuse d’un homme presque aussi âgé que papa, et que je connais depuis trois jours !… Trois jours ? Oh ! non. Il me semble l’avoir découvert bien avant, puisque je me suis grisée de la lecture décevante de ses œuvres, et que j’ai pu me laisser prendre, depuis longtemps, à ce leurre, m’abuser de ce mirage, où nous croyons deviner l’homme, dans l’écrivain, en le jugeant à travers ses livres !

Au moment où nous nous disposons à descendre avec Hubertin, paraît Paul Bernard. Comme papa ne rêve plus aux intermittences du trente-et-quarante, il daigne interroger Paul sur son arrivée, le présente à Hubertin, et propose :

— Venez donc avec nous : nous allons rendre visite à Mme Schlinder.

— Mais… je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame, observe Bernard.

— Moi non plus : ça ne fait rien, répond papa : c’est Max qui nous introduit.

Moi, je trouve que « ça fait quelque chose » et, d’un regard chargé de rancune ; je suis les gestes affables de Max Hubertin, s’empressant auprès du gros millionnaire dont la publicité — pastilles Bernard, réglisse mauve — couvre la sixième page de son journal. Dame ! ça m’ennuie que Paul nous accompagne : sa surveillance se fera plus attentive que celle de papa, et si Claudières est là, que de complications !… Je médite, renfrognée dans un mutisme rageur.

Nous voici devant la grille majestueuse de la villa des Mélèzes. Hubertin n’a rien exagéré : ici, tout semble concorder pour la joie des yeux. Au fond de l’allée centrale, plantée de raphias touffus, apparaît la villa : sa terrasse italienne étage, au-dessus du parc, la végétation imprévue d’un jardin suspendu, dont les lauriers roses et les grenadiers projettent leurs verdures sombres sous un ciel de gouache, plaqué de nuages crayeux sur azur lilas.

Nous montons. À l’entrée, un petit domestique (qui a l’air terriblement gêné dans une livrée neuve) annonce les trois noms d’un accent marseillais, heureux de se gargariser avec les r qu’il y fait rouler.

J’aperçois un salon vert, en camaïeu : depuis le chrome éclatant des tentures jusqu’au bronze éteint des tapis, tous les verts s’y rassemblent sans trop se combattre, par une savante dégradation. Près d’une fenêtre, hélas ! une estrade abritant divers instrumentistes grinçants, m’avertit que la matinée musicale sévit en ces lieux. Au moins, faites que ce ne soit pas un concert d’amateurs, Seigneur !… Il y a beaucoup de monde, des deux sexes. Tant mieux : les « jours » où l’on ne rencontre que des femmes sont assommants : les papotages, toujours les mêmes, y défilent avec la monotonie d’une figure de cotillon ; et les gens qui n’ont pas l’habitude de parler pour ne rien dire les écoutent de l’air obtus d’un Polynésien qui assisterait à une conférence en espéranto.

La maîtresse du logis s’avance vers nous, belle personne grasse et blanche, au seuil de la quarantaine fleurie des jolies femmes ; elle a un beau visage régulier, d’une pâleur uniformément ambrée, telle une figure de cire ; des cheveux d’un noir d’encre, luisants et satinés d’un reflet de brillantine, et des yeux superbes, aux prunelles vertes, étoilées d’or, à la sclérotique bleuâtre. Je comprends maintenant pourquoi son salon est vert, et sa robe pailletée d’émeraude : elle assortit le cadre à la couleur de ses yeux de néréide.

Mme Schlinder, son sourire de mondaine aux lèvres, nous dit d’un air engageant — comme on fait l’article d’un magasin bien achalandé : — vous savez, mon salon est très couru ; j’espère que vous viendrez me voir souvent. Je reçois énormément.

« Vous verrez, monsieur Fripette, vous vous trouverez en bonne compagnie : j’ai pour le moment Giuseppe Ferrari, le dramaturge florentin… l’auteur de Lorella, et le poète hongrois Zuccarago qui nous récite ses pièces slaves…

Et avec ça, madame ? Va-t-elle choisir un sac rose ou bleu pour envelopper la marchandise ?… Elle reprend :

— Aimez-vous la musique, mademoiselle ?… Je donne aujourd’hui un festival Reyer… Notre mélomane éclairé, le comte Adalbert de Bellangarre, tient la partie de violoncelle.

C’est bien ce que je craignais : le soliste amateur menace nos oreilles. Mais un vieux monsieur aux yeux brillants et craintifs, au nez fureteur, au museau pointu, s’approche de nous. Mme Schlinder présente :

— Mon mari… Edouard : monsieur et mademoiselle Fripette, des amis parisiens de Max Hubertin.

Je regarde Edouard Schlinder, et mon imagination fantaisiste découvre aussitôt une ressemblance étonnante entre sa tête de rongeur peureux et celle des animaux qu’il affectionne. Je glisse, malicieuse, avec un air de fillette bien sage :

— Il paraît, monsieur, que vous élevez de délicieux petits cobayes ?… Que ces jolies petites bêtes sont intéressantes !…

Près de moi, Max Hubertin manque de pouffer ; père et Bernard esquissent un sourire. Mais M. Schlinder me lance un regard de sympathie ; son visage s’anime. Il réplique :

— N’est-ce pas qu’ils sont charmants ? Voulez-vous voir les miens ? avec l’accent d’une mère dont on admire les rejetons.

Mme Schlinder nous interrompt, désignant l’estrade : « Chut ! Chut !… On commence Salammbô ! »

Voyons : vais-je opter pour la séance de musique ou les cochons d’Inde ?… Tout de même, j’aime mieux les cochons d’Inde : à pas de loup, suivant M. Schlinder et suivie de Paul Bernard (papa flirte déjà avec Mme Schlinder), je sors du salon… du salon où je n’ai vu que des figures indifférentes en cherchant s’il était là.

Les petits rongeurs grouillent dans une cage, leurs corps prestes et fauves fuyant, bondissant les uns sur les autres, mus par une agitation fébrile… M. Schlinder les contemple tendrement, se récriant sur la douceur de leur pelage et l’éclat de leurs yeux de jais. Paul affecte de s’intéresser et m’observe à la dérobée, ses yeux gris un peu inquiets.

Moi, je regarde autour de nous. La maisonnette des cobayes est au bout du jardin, point culminant de l’habitation. Ici, la vue domine le paysage embrasé de crépuscule, les vallées verdoyantes, les coteaux s’étageant d’une dégringolade d’arbres élancés, aux rameaux effilés ; et les pinèdes odorantes, dressant leur troupeau serré de pins rigides. Le ciel s’enflamme dans une féerie de couleurs vives, zébrant l’horizon de carmin, d’indigo, de cuivre, de pourpre et d’or.

Des pas s’approchent de notre côté. Peut-être est-ce la musique de chambre qui inspire aux invités le goût du jardin ? Et j’ai l’étonnement de voir apparaître Lucien Chevalier, le romancier poncif, et Camille Léon, l’écrivain décadent, aux mœurs néo-grecques — deux figures entrevues à la générale de l’Aubaine, deux habitués du salon Schlinder (naturellement) durant leurs incursions en Riviera. Derrière eux, une haute taille à la démarche nonchalante me cause un battement de cœur, fugace et violent : j’ai pressenti Claudières avant de l’avoir regardé. À ma vue, il a un haussement de sourcils, une surprise brève, puis s’incline devant moi avec un sourire complice, baise ma main tendue.

Paul Bernard me lance un coup d’œil interrogateur, et son regard s’attache au mien, insistant, exigeant… Comme on peut dire de choses en un regard : celui-ci, tour à tour, questionne, reproche, s’irrite et s’inquiète, si expressif qu’il me semble entendre les paroles de cette scène muette, comme on devine les mots aux mouvements des lèvres.

Ah ça, m’aimerait-il vraiment cet homme puisqu’il paraît jaloux… ? En tous cas, il a tort de ne point dissimuler ; j’ai horreur de la jalousie : quel sentiment bête, mesquin, vulgaire et brutal… c’est moi qui ne serai jamais jalouse, par exemple !…

Et je m’amuse à troubler Bernard ; je me fais coquette, enjôleuse exprès, avec Claudières, pour agacer l’autre, à tel point que je m’aperçois, toute confuse, qu’en jouant ce jeu je me trompe moi-même et pense plus à Paul qu’à Jean…

Nous redescendons lentement vers la maison. Edouard Schlinder marche devant nous, entre Chevalier et Léon. Paul est resté en arrière : tout à coup, il me tire par la manche, m’arrête ; je n’ose me dégager, et je laisse Claudières nous dépasser discrètement, rejoindre l’autre groupe. Paul m’interroge, plus brusque que de coutume :

— Vous connaissez Claudières ; pourquoi m’avez-vous demandé son nom, le soir de mon arrivée, quand il nous a croisés, sur l’avenue ? Pourquoi faisiez-vous l’ignorante ?

— Par malice.

— Voilà une idée bizarre… j’avoue que je ne la comprends pas. Où avez-vous rencontré Claudières, précédemment ?

— À Paris. C’est un ami de papa.

J’ai menti avec cet aplomb imperturbable, cet air de véracité, qui font du mensonge féminin un chef-d’œuvre unique.

Paul ne doute pas une minute. Il reprend son questionnaire :

— Vous flirtez avec lui ?… Pas sérieusement, au moins ? Ce serait idiot, Nicole. Ce n’est pas un flirt pour vous.

— Pourquoi donc ça ?… D’abord, je vous ferai remarquer que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde point. En admettant même que je m’éprenne de lui, vous devriez vous réjouir pour demeurer logique.

— Hein ?

— Dame ! N’avez-vous pas déclaré que, seule, la désillusion d’une première aventure pourrait m’amener à vous selon votre opinion ?… Ainsi, l’intérêt doit vous porter à me souhaiter, au plus tôt, un amoureux.

— Pas celui-là… Vous ne le connaissez pas. C’est un être malade et compliqué, indéchiffrable… Déplaisant, d’ailleurs. Incapable d’aimer. Qu’est-ce qui vous a séduite en lui ?… Son prestige d’homme connu ? Je vous jugeais moins « snobinette » !

— Pour cela, vous faites erreur… J’ai eu la preuve du contraire… je ne veux pas vous dire comment. Au surplus, rien ne vous assure que je sois séduite… Je cause cinq minutes avec un monsieur : d’un coup, vous me décrétez conquise. Me croyez-vous de salpêtre ?

— Il me suffit de voir vos yeux quand vous le regardez… Étrange Nicole… Claudières est vieux, pourtant.

— Non. Et puis, quand même… Si je l’aimais, c’est justement ce que j’aimerais en lui, cette patine du passé marquée sur un visage, et le souvenir de tant d’années que garde un regard profond… Je déteste les jeunes gens trop jolis, trop roses, trop frais… Les hommes sont comme le vin : c’est en vieillissant qu’ils commencent à prendre du goût.

— Nicole, vous ne raisonnez jamais avec l’esprit d’une fille de dix-huit ans. Vous avez, selon vos propos, trente ans ou douze ans. C’est la petite fille qui parle en ce moment.

— Je m’en moque : je raisonne comme je sens, j’exprime ma pensée, et ne me pique ni de sagesse, ni de discernement.

— Du moins, laissez-moi croire que vous êtes trop fière pour suivre votre penchant… sans être payée de retour.

— Sans être payée de retour ! Qu’en savez-vous ?

— Claudières est un blasé, doublé d’un curieux. Tout ce qui lui semble nouveau l’attire pour le lasser bientôt. Il ne recule devant rien pour satisfaire un désir inédit ou tenter une expérience ; puis, lorsqu’il en a assez il jette n’importe où ce qui l’a diverti une minute, sans plus se soucier de ce qu’il laisse derrière lui, avec le suprême détachement d’un sceptique égoïste que la vie n’a pas ménagé, il est vrai, à ses débuts. Votre jeunesse bizarre l’intrigue : défiez-vous.

— Vous le connaissez donc beaucoup ?

— On n’a pas besoin de voir souvent les gens pour les connaître, il suffit de les rencontrer à l’heure propice… La femme se livre à l’heure du berger, et l’homme à l’heure du Champagne… On connaît mieux un compagnon de fête qu’un ami de vingt ans. Je vous ai dit mes relations avec Claudières : nous nous sommes grisés dans les mêmes soupers. C’est un chercheur impitoyable, qui fouille partout, au hasard, sans se rebuter, dans tous les coins — avec une obstination de ramasseur de mégots — pour y découvrir son butin plus ou moins malpropre… Mais, comprenez-moi, sapristi !

— Vous me paraissez un peu trop partial, cher ami.

— Voici, devant nous, quelqu’un que vous pourrez écouter quand il parlera de son cher Claudières… C’est Camille Léon. Il n’a aucun intérêt à vous tromper, celui-là.

— Il en a un à tromper le monde. C’est de la publicité bien entendue. Quelle est la demi-mondaine qui ne se vante d’une liaison royale ? Et les turpitudes qu’on raconte sur un homme célèbre, ce sont les épines de sa gloire.

— Et quand cela serait faux ? Qu’importe !… Causons sérieusement : à quoi peut aboutir une aventure entre un homme de son âge et une jeune fille de dix-huit ans, voyons ?

C’est la seule objection à laquelle je ne sais que répondre. Et pour me venger, je riposte, agressive :

— Vous vous contredisez à chaque phrase… L’autre soir, en me désignant Jean Claudières, vous vous êtes écrié : « Voici l’homme qui serait votre type si vous le connaissiez. » Aujourd’hui, vous ne pouvez concevoir que je lui manifeste une sympathie toute superficielle. Il me faudrait lui témoigner une profonde aversion, pour vous faire plaisir !

Et je m’enfuis, afin de lui dérober ma rougeur souriante…

En rentrant, je constate que les musiciens, bien inspirés, ont quitté l’estrade, occupés à se restaurer de sandwiches et de petits fours. Un bruit de papotages et de cuillers égaye le salon d’un murmure joyeux. Un chaud parfum de poudre de riz se mêle subtilement aux senteurs douces des corbeilles de fleurs dont les pétales moites s’effeuillent, un à un…

Jean Claudières s’est approché de papa. Il lui parle en me regardant : c’est de moi qu’il s’agit, sûrement. Papa sourit tout à coup, et s’incline, l’air enchanté. Ma curiosité bouillonne et trépide… Mais Claudières s’éloigne. Il s’assied à côté de Mme Schlinder. Il est trop près d’elle, leurs genoux se touchent ; et puis, que peut-il lui dire, avec cette expression caressante dans les yeux ?… Ah ! folle, folle Nicole ! Je me moquais de la jalousie de Paul, il n’y a pas vingt minutes, je disais : « C’est moi qui ne serai jamais jalouse, par exemple ! » et me voici crispée d’une irritation sans égale, l’estomac rétracté, les nerfs agités de petites vibrations jusqu’au bout des doigts, l’œil orageux… Ma nature passionnée de jalouse (que je ne soupçonnais guère !) m’est révélée tout d’un coup. Et, saisie d’une angoisse affreuse, je songe que je souffrirai terriblement durant mon existence, si je continue à être aussi bête…

Maintenant Jean vient s’installer sur mon canapé. Il me dit de sa voix sourde, au timbre voilé :

— Je suis pleinement renseigné. Je sais à présent que vous vous appelez Nicole, et que vous vivez avec un père qui m’aide à comprendre ce qui restait inexplicable pour moi… J’ai connu Fripette jadis, et maintenant que je n’ignore plus votre parenté …

— Je perds tout intérêt à vos yeux.

— Mais comment donc !

— Je veux dire que je ne suis pas plus attrayante qu’une autre, que Mme Schlinder, par exemple, qui semble vous plaire…

— Ah ! bah, déjà ombrageuse ?

— Déjà, est un mot présomptueux ; vous vendez la peau de l’ours… Prématurés ou non, je ne veux pas avoir de défauts ridicules.

— Vous faites bien. En l’occurrence, ce ne serait même pas ridicule, mais inutile. Mme Schlinder, soyez tranquille, est une femme de tout repos…

— Elle est pourtant bien jolie !

À l’autre bout du salon, Paul Bernard, bloqué entre Mme Schlinder et Max Hubertin, ne cesse de nous examiner et doit maudire l’hospitalière hôtesse qui l’immobilise. Dame ! Paul, c’est l’invité d’importance, le gros millionnaire, devant qui toutes les notoriétés s’effacent. Le culte moderne du veau d’or lui apporte son offrande sous forme de pains au jambon, de thé trop chaud, de sourires féminins et de platitudes masculines.

Claudières, s’avisant tout à coup du manège, remarque en riant :

— M. Paul Bernard, cette ancienne connaissance à moi, qui ne me témoigna jamais d’animosité s’il ne me marqua point beaucoup de sympathie, ne serait pas fâché en ce moment qu’une soudaine attaque d’apoplexie m’emportât ou que la rupture d’un anévrisme vînt me surprendre, si j’en juge d’après ses yeux aux aguets et ses regards meurtriers… Bah ! Il paraît que vous lui plaisez : c’est très amusant.

— En revanche, vous n’avez pas l’air de lui agréer, vous !

— Ça ne m’étonne pas. Les hommes ne m’aiment guère, pour la plupart. Si l’on en croyait la réputation que me fait la médisance, le monde serait peuplé d’ingrats… Mais, je crois que monsieur votre père se dispose à prendre congé de cette chère hôtesse…

— Oui. Il doit avoir besoin d’aller à l’air : songez qu’il a eu le courage d’écouter le concert d’amateurs, lui !

— Voyons… Quand vous reverrai-je ? Maintenant que vous n’êtes plus une inconnue pour moi, il ne vous sied pas de faire la mystérieuse et de remettre au hasard le soin de ménager nos rencontres.

— Nous pouvons nous voir ouvertement : pourquoi combiner un rendez-vous ?… Vous n’avez qu’à me rendre visite.

— Comme il vous plaira.

La voiture nous ramène en ville, papa, Paul, Max et moi. Mon père raconte, tout guilleret :

— Tu ne sais pas ce que Claudières est venu me demander, tout à l’heure ? Je te le donne en mille !… Il m’a dit : « Pourriez-vous m’apprendre le nom de cette jeune personne blonde ?… » Et il te désignait du regard. Je lui ai répondu : « C’est ma fille, Nicole ». Alors, il s’est écrié : « Comment ! vous avez déjà une fille de cet âge !… » Il semblait fort surpris… C’est flatteur, n’est-ce pas ? Il est très gentil, Claudières… Je regrette de l’avoir peu fréquenté, à Paris… Au fait, tu ne le connaissais pas, toi, Nicole : ça m’explique qu’il ait ignoré notre parenté…

Oh ! gaffes paternelles, toujours déplorables !… Paul se retourne vers moi, stupéfait et mécontent : le voilà convaincu de ma duplicité. Fichtre ! Le questionnaire va repiquer, à notre prochain tête à tête.

Il commence à m’agacer, Paul Bernard ; quel droit s’arroge-t-il sur ma personne ?

Pour rompre le silence glacial qui a suivi la réflexion de papa, je m’adresse à Hubertin qui est placé en face de moi, et je questionne avec un intérêt joué :

— Dites, monsieur Hubertin, vous qui savez tout, quelles seront les couleurs de la redoute, au corso du Carnaval ?

Et le beau Max me renseigne d’un air important :

— Les couleurs ?… Capucine et cyclamen, mademoiselle. On sera autorisé à mélanger ces deux teintes dans le même costume. Ainsi, pourra-t-on faire des oppositions exquises…





VIII


— Tu ne veux pas aller à Monte-Carlo, aujourd’hui, ma petite-fille ?

— Non. Je m’ennuie la-bas. Vas-y sans moi.

— Je ne peux pas te laisser toujours seule, Nicole…

Papa, contrarié, tambourine sur les vitres d’un doigt machinal et cherche à me dissimuler sa mine déconfite, dont je ris malgré moi. Cher père, qui, par galanterie pure, se croit forcé de me tenir compagnie !

Pinotto, ouvrant la porte avec fracas, interrompt notre pantomime. Pinotto, c’est le jeune Niçois que nous avons pris pour remplacer le groom, resté à Paris. Cet enfant primitif, rebelle à toute éducation ancillaire, annonce sans cérémonie :

— On a sonné. C’est un monsieur.

Et, incapable de formule plus compliquée, introduit Jean Claudières.

Papa s’avance, aimable et cordial : l’instinctive politesse mondaine corrige, en un sourire accueillant, la grimace de ses traits crispés.

Avec une prolixité comique, lui, le Fripette des pièces spirituelles où son esprit fertile raille les travers et les ridicules de la vie, le voici qui narre les méfaits dudit Pinotto à Claudières, s’emporte contre la nature bornée du naïf domestique, et se laisse entraîner à des récriminations, des commérages de petite bourgeoise.

Cette conversation ménagère si inattendue m’amuse follement : pauvre papa ! son énervement se détourne sur Pinotto, et l’exaspération de sa sortie manquée se soulage par cette diatribe virulente. Mais, Jean, qui n’en sait pas la raison, et l’écoute avec effarement, réprime à grand’peine sa surprise moqueuse.

Jean… C’est la première fois qu’il vient, répondant à mon invite de la semaine précédente, chez Mme Schlinder. Que va-t-il me dire ?… Indifférent en apparence, sans jeter les yeux sur moi, il s’adresse à Papa, lorsque celui-ci a terminé son réquisitoire contre Pinotto, et lui pose cette question imprévue :

— Mon cher Fripette, aimez-vous toujours la peinture ?

— Énormément, répond papa, articulant d’un ton froid cet adverbe chaleureux.

Claudières continue :

— Je me souviens de nos discussions enthousiastes, aux vernissages d’antan, lorsque nous étions jeunes… Ma foi, à part quelques divergences d’opinions, nous avions à peu près les mêmes goûts…

Où veut-il en venir ? Je trépigne, horripilée ; ma jupe houleuse, ondule, masquant mes pieds agités. Il reprend :

— Aussi, ai-je pensé à vous venir enlever, ainsi que mademoiselle Nicole, pour vous emmener visiter la curieuse exposition de la galerie de lord Milligan… Des tableaux, des estampes du dix-huitième siècle, des chefs-d’œuvre de Boucher, de Fragonard, de Chardin, composent sa collection de la villa Lucy… Vous ne vous ennuierez pas.

Papa balbutie des remerciements assez vagues, l’air indécis. Mais, tout à coup, retrouvant sa gaieté, il s’explique avec franchise :

— Écoutez, mon bon Claudières, vous allez me rendre un service. Hier, j’ai été à Monte-Carlo où j’ai perdu vingt-cinq louis… Ma fille ne veut pas venir avec moi lorsque je vais à Monaco : elle s’y embête, cette enfant… Or, aujourd’hui, justement, je me sens en veine, et j’hésite à abandonner ma fille tous les jours : je ne suis pas un père dénaturé. Mais, vous voilà, et ça s’arrange… Soyez assez gentil pour conduire Nicole à cette exposition… Sa compagnie ne vous imposera pas une corvée : vous verrez, c’est un type, ma fille. Elle est amusante… Et moi, je partirai plus tranquille, la sachant en bonne société… C’est dit : je vous la confie.

Savourant l’ironie inconsciente de sa phrase, je regarde Jean, prête à sourire : mais Claudières, les yeux baissés, objecte d’une voix incisive :

— Et la médisance, qu’en faites-vous, mon cher ? Nice semble une ville cosmopolite à vos yeux : vous ne l’avez vue que l’hiver. Pour moi, qui l’habite depuis deux ans, c’est la plus détestable des cités provinciales, sous sa défroque bariolée. Et derrière les hivernants — étrangers inoffensifs, indifférents — je sais toute une population malveillante et nuisible, dont la calomnie aurait beau jeu à s’ébaudir aux dépens d’une jeune fille… Croyez-vous qu’il soit convenable d’exposer Mlle Nicole à être rencontrée, seule avec moi ? Bien que j’aie votre âge, je suis — nous sommes, — encore compromettants…

Il souligne sa tirade d’une moue dubitative. À quoi bon cette comédie ? Et lui qui se prétendait franc !… Pourquoi affecter des scrupules exagérés ?… Pour leurrer mon père ?… S’efforcer d’endormir ses soupçons inexistants ?… Hypocrisie bien superflue ! Je n’aime pas cela. Les mensonges inutiles me déplaisent : il en est tant d’autres que l’on se trouve contraint de faire !… Mon front se barre d’une ride mécontente.

Papa rétorque, plein de confiance :

— Qu’est-ce que ça fait ! Peu importent les méchants propos. Je ne m’en suis jamais soucié : j’ai une assez bonne opinion de mes amis pour ne point leur manifester de défiance injurieuse : je ne surveille pas l’argenterie quand je donne un dîner, pourquoi mettrais-je ma fille sous clé ?… Allez, vous n’êtes point le seul qu’on risque de voir avec Nicole, et je la laisse aussi bien sortir avec d’autres : Hubertin, Bernard…

— Alors, je n’ai plus rien à dire.

Claudières s’incline légèrement. Son attitude signifie : « J’ai cru de mon devoir de dégager ma responsabilité. » Menteur ! Et nos promenades des deux premiers jours ? C’est vrai qu’à ce moment-là, il ne savait pas si j’avais un père… Cette pensée m’est pénible. Jean serait donc pusillanime ? Hélas ! J’ai la prescience — et ça me fait mal — que le danger des situations équivoques révèle trop clairement les petites bassesses, les faiblesses du cœur… Et c’est triste de penser qu’on méprise toujours un peu ceux que l’on aime d’un amour illicite.

Parole ! J’envie les innocentes qui se marient les yeux fermés : au moins, elles n’ont la désillusion qu’après, elles !…

Ô chère marraine, experte et subtile Eva Renaud, comme je comprends à présent la phrase que vous me dîtes un soir :

Le jour où il a cherché à retirer son bandeau d’aveugle, l’Amour s’est mis le doigt dans l’œil.

Heureuses celles qui aiment sans clairvoyance !

Papa, tout guilleret, à l’idée de courir après son argent, comme disent les joueurs, nous précède dans l’escalier. Jean me presse le coude, d’une caresse furtive, mais je m’écarte, mal disposée par mes idées grises ; et, scrutant mon visage fermé, il s’étonne, m’interroge du regard : comme sa curiosité s’inquiète vite de ce qu’il ne s’explique pas ! Cet homme-là ne doit s’intéresser qu’aux gens qui lui posent des énigmes.

Dehors, père appelle une voiture, et nous crie en s’y installant : « Au revoir, amusez-vous bien… Cocher, à la gare ! »

J’ai le temps de lui répondre, malicieuse, pour taquiner sa superstition du mot fatidique : « Bonne chance ! »

Jean m’entraîne vers la promenade des Anglais. Il a un pas alerte et régulier ; je me plais à régler mes enjambées à sa mesure et je bénis les arcades de l’avenue Masséna d’être trop étroites, maintenant que la cohue des gens de saison, les passants encombrants, la foule grouillante, me jettent à chaque pas contre lui, sans que je le fasse exprès, d’une poussée involontaire… Tout à coup, il questionne :

— Que signifie cette mine fâchée : vous ai-je froissée sans m’en douter ?

— Dame ! Vous vous êtes fait prier pour sortir avec moi. Pensez-vous que ce soit flatteur !

— Vous devez comprendre pour quelle raison…

— Ma foi, non. Est-il nécessaire de dissimuler, de compliquer à plaisir une chose dont nul ne vous demande compte ?

— Oui : en songeant à l’avenir… Un potin réfuté d’avance, c’est une vipère qui n’a plus de venin.

Ma voix acerbe le fait sourire. C’est drôle : on croirait que ça lui plaît, de me déplaire ; chaque fois que je m’irrite, il semble amusé. Il murmure en me regardant : « Vous êtes jeune. »

À la hauteur du boulevard Gambetta, voici la villa Lucy. Les héritiers de lord Milligan, à la mort de celui-ci, ont organisé une exposition de sa célèbre galerie de tableaux. Dès le vestibule, je retrouve l’aspect connu et spécial des salles de vernissage. J’oublie que je suis, ici, à Nice : il me semble être transportée en un coin du Grand-Palais, tant le public est parisien !… Je reconnais çà et là Gritt-Muller, le marchand de tableaux du boulevard Haussmann, fouinant sur chaque toile, avec son lorgnon inquisiteur ; Camille Sinclair, le critique d’art, blond et maladif ; Juana Léoni, la jolie femme peintre, avec ses cheveux et ses yeux de la même teinte de bronze, et son visage d’ivoire pâle, entre ses bandeaux sombres. Puis des dames élégantes, arborant des toilettes claires, chapeaux fleuris, capelines de dentelles. Décidément, je n’ai pas le chic « Côte-d’Azur », moi qui trouve logique de porter encore une robe de velours noir et une toque de fourrure au mois de janvier. Voici Max Hubertin, preste et rapide, qui voltige de groupe en groupe. Ah ! ça, on le voit partout, cet Hubertin : à quel moment s’occupe-t-il de son journal ? Lucien Chevalier passe, regardant les femmes plus que les toiles exposées. M’apercevant près de Jean, Chevalier le poncif a un sursaut étonné, et salue avec hésitation. C’est vrai ce que Claudières a dit à papa : on me remarque beaucoup en me voyant à ses côtés. Des hommes, sans se gêner, viennent me dévisager effrontément ; des femmes chuchottent entre elles, en me désignant : quel débinage, mes très chères ! Il me semble les entendre…

Affrontant cette curiosité hostile, Jean portant beau, la tête haute, toise la foule d’un œil provocant, et sourit insolemment de sa bouche railleuse, à ceux qui nous regardent — toute sa figure épanouie de joie impertinente et de défi gouailleur.

Et comme Claudières est un grand gaillard aux épaules solides, robuste de carrure, et d’embonpoint peu rassurant, les hommes, retrouvant soudain leur discrétion, s’écartent prudemment, tandis que les femmes — non moins lâches — persistent à s’attrouper sur notre passage, sûres de l’impunité que confère leur sexe.

À la bonne heure, je retrouve Jean tel que je le veux voir : crâne et hardi, méprisant fièrement l’opinion du monde ; et j’oublie l’attitude qu’il eut devant mon père. Il me dit à mi-voix, avec entrain :

— Vous constatez, d’après l’attention non dissimulée de cette assistance, que je ne vous ai pas menti : j’ai l’heur de jouir d’une réputation déplorable, peut-être injustifiée, qui fait de moi un chaperon compromettant…

Ce « peut-être injustifiée » me porte sur les nerfs : s’imagine-t-il que je crois les saletés qu’on raconte, et que c’est cela qui m’attire vers lui ?… Il se trompe. Et si j’étais vicieuse, je n’aurais point de ces perversités banales, je ne m’emballerais guère sur des « on dit » !… Je réplique sèchement :

— Eh bien ! ça prouve que ces gens-là manquent de logique : si vous démentez votre réputation, leur malveillance n’a aucune raison d’être… Si vous la justifiez… ce ne sont pas des jeunes filles que vous risquez de compromettre. Dans les deux cas, ils font fausse route en me prenant comme point de mire de leur curiosité désobligeante…

Jean accueille ma réflexion d’un sourire, et riposte :

— Au moins, vous dites les choses carrément, et vous affectionnez les formules exactes : deux et deux font quatre…

Mais tout à coup, m’entraînant, il traverse la salle pour aller frapper sur l’épaule d’un monsieur absorbé dans la contemplation d’une Scène d’intérieur de Chardin. Le monsieur se retourne : je reconnais l’écrivain Sinclair.

Le couvant d’un regard amical, Jean me dit, d’une voix chaude et prenante que je ne lui connaissais pas :

— Je vous présente mon ami Sinclair, l’artiste fervent et délicat, tout de tristesse nostalgique et d’ardeur mélancolique… Mais à quoi bon vous parler du talent de Sinclair puisque vous avez lu ses œuvres : ce serait une répétition.

Le critique s’incline avec un sourire gêné ; il semble timide : on dirait qu’il cherche à cacher son embarras dans sa barbe blonde.

Moi, je n’aime pas tant que cela Sinclair — son mysticisme un peu nébuleux déroute mon esprit positif ; je ne goûte pas beaucoup les auteurs qui planent : je leur préfère le réalisme admirable d’un Maupassant, la brutalité puissante d’un Zola ; et même, ce que j’estime, en Claudières, c’est le côté de son talent qui, peut-être, lui agrée le moins — mais, à cet instant, je suis délicieusement émue, conquise, en découvrant l’enthousiasme jeune et vibrant de Jean Claudières pour ce qu’il trouve beau (ah ! autrement émue que lorsqu’il me tient des propos équivoques ou douteux), et c’est avec un intérêt suprême que j’assiste à ce phénomène : un homme de lettres capable de reconnaître la valeur d’un de ces confrères, sincèrement, sans perfidie, sans envie et sans cabotinage, pour le simple plaisir de proclamer son amour des belles choses !

Enfin ! J’ai donc surpris un sentiment noble en l’âme obscure de mon amoureux. Lorsque Sinclair s’est éloigné, je me rapproche de Jean, touchée par sa compréhension intelligente, sa probité d’artiste, et je caresse du regard ses yeux pensifs, sa bouche spirituelle, et sa moustache de tabac blond, en murmurant : « Vous me plaisez, vous… »

Et tout surpris, à cent lieues de ma pensée, ce vilain homme me répond :

— Ah ! bah, vos yeux sont bien tendres : quel est ce prodige ?… La douceur du regard, c’est le parfum des yeux. Jusqu’ici, vous ne m’aviez guère laissé respirer le vôtre, ma petite amie. Qu’avez-vous ?… Hein ?… On prête à certaines femmes une âme déconcertante et complexe pour leur faire plaisir, sans plus. Mais vous, réellement, vous êtes tout à fait déroutante, ô Nicole bizarre ! Que veut dire ce revirement dont je suis charmée ? Est-ce ce Fragonard libertin qui vous inspire des idées plus engageantes ?

Il me désigne le meilleur tableau de la collection Milligan : la Puce, de Fragonard : une femme nue, à demi-étendue sur un lit fourragé, cherche languissamment une puce hypothétique et sa main galante s’égare, non sans effronterie sur son corps potelé… Tandis qu’il m’analyse avec un talent exquis les mérites de l’œuvre — Jean parle comme il écrit, son verbe chatoyant rappelle son style : c’est une jouissance rare d’écouter ce causeur étincelant — me faisant admirer le dessin parfait, la tonalité délicate du coloris, et l’indécence charmante du sujet, je pense qu’il me juge sans justice — et sans justesse — ce méchant Claudières, qui me croit pareille aux autres femmes, plus vicieuse qu’amoureuse, et ne s’est pas aperçu que je fus subjuguée, tout à l’heure, par le Claudières inconnu — sensible et loyal — qu’il m’a révélé.

Éternel malentendu de ceux qui devraient commencer par s’entendre.

Jean, me déshabillant du regard, déclare tout à coup, reportant ses yeux sur la toile :

— Vous ressemblez à cette femme, Nicole. Je retrouve en vous sa chair transparente, teintée de rose, sa nuque blonde, et ses yeux languides où passe un songe bleu. C’est curieux de penser qu’à deux siècles d’intervalle, presque, la nature se complaît à créer ces réminiscences ; le modèle qui posa ceci avait certainement votre petit nez moqueur, votre bouche trop rouge et charnue comme une cerise mûre… — Il ajoute plus bas : Et ce corps d’adolescente, aux rondeurs graciles, aux jambes musclées, aux seins en pulpe de fruit… Vous devez être très jolie, Nicole.

Et comme je perds contenance, rougissant bêtement, pleine de confusion, il sourit et conclut sur un autre ton :

— Savez-vous que vous évoquez la préciosité adorable et la délicatesse voluptueuse de Fragonard ?

Du coup, rattrapant mon aplomb au vol, je réplique avec désinvolture :

— Oui, je le sais, je me le suis dit un soir, devant ma psyché.

Max Hubertin nous croise à ce moment, s’aperçoit de notre présence. Il accourt, toujours empressé, toujours aimable. Avisant la Puce, il interpelle Claudières d’un air offusqué : « Oh ! oh ! Vous en montrez de belles à mademoiselle… » Et demande : « Fripette n’est pas avec vous ? »

— Non, répond Jean, justement, nous nous disposons à l’aller retrouver.

Et plantant là Hubertin, Claudières me pousse vers la sortie. Tiens, comme il a les pommes rouges, lui, si pâle d’habitude… Et cette fébrilité des gestes ? Hé ! hé ! Je crois que la peinture licencieuse produit plus d’effet sur lui que sur moi.

Devant la Promenade, Jean consulte sa montre :

— Il est bien tôt pour rentrer… Je ne vous propose pas de prendre le thé dans un casino : nous y reverrions le public absurde que nous venons de quitter et plus de rastaquouères encore… Et vous offrir de visiter mon antre, ce serait un peu naïf !

— Certes.

— Faisons le tour du Mont-Boron et redescendons par Riquier. Vous ne connaissez pas Mont-Fleuri : je veux vous montrer Mont-Fleuri.

Il s’approche d’une station de voitures, puis, se ravisant :

— Non, dit-il, il vaut mieux prendre un fiacre dans la rue de France… Ici, quelqu’un pourrait nous voir.

— Je ne vous comprends plus…

— Croyez-vous donc m’avoir compris déjà ?

— Pourquoi, tout à l’heure, braviez-vous les regards curieux d’un air de défi, puisque vous redoutez maintenant les yeux des passants ?

— Tout à l’heure, nous visitions la villa Lucy avec l’assentiment de votre père : on pouvait vous y rencontrer, le lui répéter, sans désagrément. À présent, le programme se trouve modifié : nous quittons l’exposition pour nous promener en tête-à-tête.

— Qu’importe : comme ça lui serait égal à papa, s’il l’apprenait…

— Je n’en sais rien…

— Mais je le sais, moi !

C’est bien ce que je soupçonnais : il craint papa. Parce que, enfin, il est libre d’agir à sa guise en ce qui le concerne : il n’est pas marié, Claudières, et n’a pas à ménager de susceptibilité conjugale. Mon Dieu ! Quel luxe de précautions !… Les prend-il par souci de ma réputation ou par prudence personnelle ? Hélas ! je ne suis point assez sotte pour m’abuser sur le mobile qui le guide : les célibataires d’âge mûr savent se garder, dans leurs aventures tardives, des inconséquences qui pourraient les conduire au dénouement dramatique ou au mariage forcé, lorsqu’ils lutinent une jeune fille. Dire que je pense cela, et que je le suis quand même, docile, domptée. Ah ! Je ne suis guère fière, mais ce n’est pas ma faute : est-on capable d’éprouver de l’amour-propre quand on ressent de l’amour tout court !

Dans la Victoria dont il a fait baisser la capote, Claudières m’entoure la taille d’un geste de possession tout en surveillant le cours Saleya, pourtant bien désert… Et je me soumets à cette défiance qui m’irrite, je me résigne à n’être heureuse qu’à moitié. Jean a commandé au cocher de prendre la rue des Ponchettes, moins fréquentée que le quai du Midi, et maintenant, contournant le Rauba-Capeü, la voiture, longeant l’énorme rocher à pic, débouche sur le port.

Ici, au moins, plus de connaissances, plus de gens chics, et les yeux rassurés de Claudières reflètent l’admirable clarté du ciel lointain, perdu dans le bleu de la mer, — délivrés de l’inquiétude guetteuse qui me faisait souffrir.

« Arrêtez ! » crie Jean, au cocher. Nous sommes dans la clairière d’un bois de pins et d’oliviers. La Victoria, quittant la route forestière qu’elle avait suivie passé l’octroi, nous a menés là, par des petits sentiers délicieux, dont les arbustes approchés, bordant étroitement le chemin de chaque côté, fouettaient la voiture à coups de branches sèches.

Il fait sombre ; il fait bon. Des éclaircies laissent filtrer une lumière rose entre les massifs de ronces, les fourrés épais de cactus et de genévriers. Le cocher, discret, s’est est allé à l’écart s’occuper de ses chevaux…

Un vertige trouble fait tournoyer mes idées en spirales imprécises, engourdit mon corps d’un bien-être vague…

— Le décor antique de ce bois d’oliviers sous un ciel d’églogue nous chante le ressouvenir flottant des amours païennes !

Jean a parlé en m’épiant d’un œil luisant, guettant ce que j’éprouve ; la voix sourde et les mains frôleuses, il m’enveloppe à la fois de ses gestes et de ses phrases. Soudain, il se tait, habilement : le silence complice achève son œuvre.

Je regarde Jean : ses yeux gris et verts où se dilate une pupille un peu ovale, ses manières félines, m’évoquent ces angoras nonchalants et perfides dont la caresse fourbe s’apprête à griffer. Sournoises et furtives, ses mains se glissent, se coulent, se retirent, dans un jeu d’attouchements brefs qui me crispent d’énervement. Ces caresses interrompues me font la bouche sèche et les joues fiévreuses ; des frémissements douloureux m’agitent malgré moi ; une angoisse m’imprègne d’un sentiment d’attente anxieuse. J’attends ?… J’attends… le coup de griffe. L’instinct de la nature me possède toute, chassant victorieusement les scrupules des conventions apprises ; et, soumise, je me laisse aller contre sa poitrine, tendant mes lèvres à l’appel des siennes…

Mais quoi ! Il se recule. S’écartant brusquement, il s’éloigne de moi, s’arrête à deux pas ; et, le visage penché à niveau du mien, de toute sa figure volontaire, les yeux rivés à mes yeux, les narines vibrantes, la bouche impérieuse, il m’interroge avec une curiosité muette et passionnée ; au fond de son regard trouble, une lueur de plaisir me révèle qu’il jouit ardemment intensément — ce sensuel raffiné, un peu morbide — de ma déception ahurie, suspendue bord du désir, et de ma honte désorientée… Ah ! voilà bien le danger d’aimer un homme trop âgé dont l’âme blasée, la chair fatiguée, tentent toujours d’éprouver « autre chose », de réveiller leur rivalité au piment d’une sensation rare… Est-ce qu’un jeune homme aurait de ces idées-là !

Impatientée, je cours au bout de la clairière : ici, le sol descend en pente traîtresse, semé d’un tapis glissant d’aiguilles de pins. Je dis à Jean : « Quand j’étais petite, je m’y prenais comme ceci pour ne pas trébucher. »

Je ne sais quelle astuce m’inspire à ce moment : je me connais un corps souple et flexible que le mouvement met en valeur ; et, sous le couvert d’une espièglerie puérile, je m’assieds par terre, je saisis ma jupe à deux mains, et me laisse dévaler jusqu’en bas, dans une dégringolade accélérée peu à peu. Je me sens griffée au passage par des épines et des herbes qui fleurent bon. J’arrive au but toute rose de ma chute, et je me retourne, rieuse et animée.

Jean me rejoint, ralentissant le pas, se raccrochant adroitement aux branches résineuses. Il se tient debout, devant moi, et dit tout à coup : « Vous ne portez donc pas de corset ? »

— Pour justifier le dicton : dix-huit ans et pas de corset.

Il me détaille avec persistance : ça m’est égal, je me sens jolie à cette minute. Il s’agenouille, et me reproche, grondeur :

— Quelle bêtise de se rouler par terre quand on a une robe de velours. Vous voilà couverte d’aiguilles de pins : c’est stupide… Il est difficile de retirer ces petites pointes d’une étoffe peluchée ! Et vous serez propre pour rentrer en ville.

Ses doigts pincent ma jupe, détachant les épines une à une, s’appuient à la taille, s’attardent au corsage… Le cœur chaviré, frissonnante, je m’exacerbe toute vibrante, sous la caresse énervante de ses gestes trop lents qui m’effleurent à peine, et si savamment… Mais, l’imprévu surprise d’un contact plus précis me dresse, révoltée. Alors Jean m’étreint brutalement de deux bras fougueux, m’étouffe, me brise, et me meurtrit délicieusement, enserrant mes côtes, mes seins écrasés contre son torse robuste. Et je sens ses lèvres goûter ma bouche dans un baiser prolongé qui s’agrafe à moi, m’emplit d’une douceur chaude, aspirant mon être tout entier, — et que je cherche à rendre de mon mieux…

Jean s’étonne en recevant cette réponse de mes lèvres maladroites : « On dirait que vous n’avez jamais embrassé, ma chérie… » Ah ! ça, que se figurait-il ?… Mais, s’interrompant, il éclate de rire, et le doigt tendu, montre quelque chose, derrière moi. Je me retourne : miséricorde !… le cocher. Oui, le cocher qui, voyant l’heure s’avancer et ne retrouvant plus ses clients, est parti à notre recherche… La face hilare, l’œil pétillant, ce Niçois, enfant du soleil, me contemple paternellement. Habitué à ces sortes d’excursions dans son pays fait pour l’amour, il arbore un sourire égrillard et songe sans doute à sa câlinière.

Jean me rassure : « Ne rougissez donc pas. Ce sont de si braves gens, ces Niçois du peuple : ils trouvent ça tout simple, et ils ont raison. »

Et, pour confirmer ses paroles, voici qu’en guise d’excuse, le cocher nous dit d’un air bon enfant :

— Excusez, m’sieur, madame, je pensais que vous aviez fini !…





IX


— Je vous savais déjà peu sensée, mais je crois que vous devenez complètement folle !

— Zut, vous.

— Je ne vous dirai pas que vous vous affichez avec Claudières, — car Dieu merci ! c’est un monsieur qui prend ses précautions — mais si personne ne se doute de votre inconséquence, moi je vous ai rencontrés, tous deux, à plusieurs reprises : le 20 janvier, devant la cascade de Gairaut, dissimulés au fond d’un landau ; le 2 février, à Cagnes, au bras l’un de l’autre ; et hier encore, dans le haut de Falicon, vous croyant en sécurité pendant vos promenades à travers ces villages ignorés des villégiaturistes, pour la plupart… Les hivernants ne connaissent que les excursions mentionnées par le guide : les gorges du Loup, le Vallon Obscur ou le Parc Impérial…

— Et vous, qu’alliez-vous faire en ces parages ?

— Je vous observais depuis longtemps. Il faut bien que quelqu’un s’occupe de vous : votre père passe sa vie à Monaco, à présent.

— C’est complet : vous m’espionnez !… La filature en règle, quoi !

— Nicole !

— Mon père vous a-t-il prié de surveiller ma conduite ? Non, n’est-ce pas : donc, vous n’avez aucun droit sur moi.

— J’ai le droit que me donne mon amour. Eh bien, oui, nom d’un chien ! Je me moque de vos railleries, au point où j’en suis. Vous me faites souffrir. J’ai retrouvé mon cœur de potache sensible et novice… C’est idiot, et c’est ainsi. Quand je vous vois avec cet homme, je me sens retourné. Pourquoi lui plutôt que moi ? J’ai dix ans de moins, je vous aime mieux, je suis plus vaillant, plus sain et prêt à tout ce que vous exigerez… Nicole, le rôle que je joue est ridicule, j’ai voulu partir, vous oublier : je ne peux pas. Lorsque je vous surprends ensemble, le bonheur qu’il ne mérite pas, le danger qui vous guette, l’impasse de cette aventure où vous courez tête baissée, tout exaspère mon désir jusqu’à la passion…

— Parbleu, ça vous excite.

— Ah ! Détestable Claudières ! Son influence vous déprave déjà. Vos propos, de légers, sont devenus cyniques : vous avez fait de tristes progrès. Mais, soyez plus confiante avec moi, Nicole : laissez-vous sauvegarder. Cette histoire fut louche dès le début : comment avez-vous connu Jean Claudières, puisque votre père, innocemment, m’a décelé votre mensonge ?… Je m’y perds.

Paul Bernard s’éponge le front d’un geste accablé. Depuis trois semaines, il m’entoure d’une surveillance à peine voilée (que je ne croyais pourtant point si poussée) ; depuis le jour du Mont-Boron, Paul, comme averti, rôde autour de moi, toujours sur mes talons et si difficile à « semer » ! Plusieurs fois, il m’interrogea, me persécuta de questions insidieuses ou brutales. Aujourd’hui, il a la partie belle : papa, après l’avoir invité à dîner, nous téléphona de Monte-Carlo pour nous dire de ne pas l’attendre avant neuf heures et de dîner sans lui… Ainsi, en tête à tête. Paul a pu me tourmenter à son aise, s’interrompant seulement lorsque Pinotto entrait pour servir les plats.

Et cette attitude jalouse de Paul me rappelle l’interrogatoire que je fis subir à Jean, avant-hier : ayant accompagné, par hasard, mon père à Monte-Carlo, je rencontrai, dans l’atrium du Casino, Claudières, escortant une longue femme élégante, coiffée de cheveux d’un mordoré acajou, sûrement teints ; aux grands yeux de pervenche, bleus comme les miens.

Le lendemain, seule avec Jean, je ne me tranquillisai que lorsqu’il m’eût nommé la femme — une grue vaguement bas-bleu, jadis sa maîtresse, dont l’oisonnerie intellectuelle l’amuse, sans plus. Et puis, cette fille marque quarante-cinq ans, peut-elle m’inquiéter ? Elle est moins jeune que moi, et moins blonde… Mais n’ai-je pas eu l’égarement — oh ! une minute, sans oser m’y attarder — de prendre ombrage de Camille Léon même, ce lettreux falot, au prénom et au sexe équivoques ? Les racontars m’avaient tourné la tête, je me remémorais certaines aberrations des Hommes de Plutarque et, plus proches, les détails du procès Harden — où d’ailleurs, le journaliste allemand se montra moins explicite que l’historien grec.

(Ça m’amuse, entre parenthèses, de songer — qu’ayant lu Plutarque à quinze ans, les aperçus scabreux puisés dans les Vies firent attribuer mes connaissances précoces à la lecture pernicieuse de mauvais romans !)

Paul, exécrable Paul ! Pourquoi vient-il se jeter en travers de ma route : papa, devenu joueur, me laisse si libre, sa nouvelle passion doublant son insouciance à mon égard ! J’ai passé avec Jean des semaines délicieuses, courant les environs (sans savoir que Bernard nous suivait), plus intime chaque jour avec lui, plus aimante, plus confiante…

Maintenant, il me suffit pas de le voir, je pense trop à lui, et, dans les moments où il n’est pas là, je lui écris pour me figurer que nous causons encore, je me donne l’illusion de sa présence prolongée ; j’ose, dans mes lettres, me montrer hardie, audacieuse, n’étant plus sous l’influence de son regard intimidant. Ô mon cher Jean ! Je jette ces lettres, moi-même, à la poste ; elles vont le trouver dans sa villa des Algues, au Lazaret, cette villa dont je n’ai pas encore franchi le seuil, malgré les instances de Jean…

— Non, écoutez, mon cher Bernard, je suis à battre ! Je vous supplie de m’excuser : vous poser un tel lapin, afin de perdre mes dernières cartouches ! Un enfant de cinq ans ne ferait pas ça !

— Pour une bonne raison : l’accès des salles de jeu étant interdit aux mineurs.

Papa vient de rentrer et se prodigue auprès de Bernard, le prie d’oublier son incorrection.

Quelle joie ! Me voici délivrée de Paul l’inquisiteur… Je demande à papa :

— As-tu dîné, là-bas ?

— Oui, oui, j’ai mangé deux sandwiches et bu un bock au buffet avant de reprendre le train.

— Mais, ce n’est pas suffisant, papa… Je vais sonner Pinotto…

— Ne sonne rien du tout : je n’aurais pas le temps. Tu sais bien que les autres vont venir…

— Les autres… Quels autres ?

— Mais Hubertin, et Claudières. Je les ai rencontrés à la gare, ce matin. Max m’a rappelé que c’est aujourd’hui, 12 février, l’entrée du Carnaval. Il veut à toute force que nous assistions au défilé, des terrasses de son journal, où nous serons moins nombreux, moins bousculés que dans les tribunes de la place Masséna. Et il doit venir nous chercher vers dix heures, en compagnie de Claudières.

On sonne. Les voici ! Max Hubertin, animé, souriant, entre, précédant Claudières. Paul Bernard tourne le dos, l’air grognon, considérant papa avec des yeux de blâme qui disent clairement : « Vous ne vous apercevez de rien, vous ! »

J’ai surpris cette réflexion à son endroit :

— Claudières ? Il a mis sa rosserie au vert pour lui faire reprendre des forces.

Hubertin nous presse de descendre avant que le traditionnel coup de canon autorise la bataille de confetti. Je m’enveloppe d’un long manteau de liberty turquoise et me coiffe d’un cabriolet de dentelle noire qui me fait paraître plus blonde.

Sur l’avenue de la Gare, nous avançons péniblement à travers une foule tumultueuse. Enfin, atteignant le cordon d’agents, en bordure sur la chaussée, Hubertin tire son coupe-file et nous fait franchir la voie libre. Nous voici dans la salle de dépêches de l’Écho : c’est heureux ! Je rajuste mon manteau froissé et déplore l’absence de glace.

Nous montons au premier ; nous traversons un bureau dont les fenêtres s’ouvrent sur une large terrasse comme un fond rougeâtre où poudroie une poussière de feux de Bengale ; où se détachent, noires et sautillantes, piétinant la terrasse, quelques silhouettes en ombres chinoises. Parvenue auprès d’elles, je reconnais les ombres chinoises : les directeurs de l’Écho — Alcide Filféri, maigre, noir, moustache, l’air avantageux : un Don Quichotte un peu d’Artagnan — et Ernest Chapellier, effacé, tassé, le le dos rond : Sancho Pança cossu de son représentatif associé. Les « dames » de ces messieurs : Mme Chapellier, quelconque, et Mme Filféri, élégante personne trop brune, enrubannée dans une robe blanche pailletée, comme un petit pruneau enveloppé de papier d’argent.

Une musique assourdissante éclate en fanfare au-dessous de nous : ce sont des êtres biscornus, têtes énormes plantées comme des potirons sur des corps rapetissés, qui soufflent dans des trombones, tapent sur des grosses caisses, exécutent une danse de possédés et nous régalent d’une aubade d’ouverture annonçant l’approche des chars. De temps en temps, dominant ce vacarme, un vocable aux syllabes étranges, articulées d’une voix perçante, se répète avec une persistance de leitmotiv :

— La Ratapiniata !… La Ratapiniata !

Est-ce le nom d’un légume, d’un instrument de musique ou d’une feuille locale : je cherche Max des yeux, pour le lui demander ; mais Hubertin, très occupé, cause, au milieu d’un groupe formé par ses directeurs et Paul Bernard. Pauvre Paul ! Je ne puis réprimer ma gaieté en songeant que c’est sa destinée — malheureux millionnaire voué aux adulations — d’être accaparé, partout où nous nous trouvons, par des gens qui l’embêtent en l’empêchant de me surveiller.

Le défilé commence. Encadrés d’une escorte caracolante de cavaliers et d’écuyères, d’une procession de clowns et de masques, les chars s’avancent majestueusement, scintillant sous les guirlandes tremblantes de leurs girandoles électriques : l’éclairage propice égaye leurs grossières images de carton colorié ; les figurants qui les habitent ébranlent le plancher, gesticulant avec conviction.

Chaque voiture a son orchestre, chaque orchestre a son morceau : ainsi, une cacophonie d’airs discordants déchire nos oreilles ; on entend à la fois les ritournelles de Mayol mélangées aux accords d’une marche de Souza, tandis que pleure la dernière valse à la mode. Soudain, un rythme entraînant, un sautillement de flûtes aigrelettes, et — surprise inattendue — la Farandole de l’Artésienne, attaquée par des exécutants audacieux, vient s’encanailler à ces musiquettes.

Des serpentins multicolores, lancés d’en bas, nous arrivent avec un sifflement, s’enroulent à nos vêtements et couvrent bientôt la terrasse de leurs arabesques. Des jeunes gens les envoient d’une main sûre et crient je ne sais quelles plaisanteries de patois niçard, Mmes Chapellier et Filféri répliquant en jetant les confetti par sacs sur les têtes qui passent à leur portée. L’animation détourne l’attention de mes voisins. Et, tout à coup, une main s’appuyant sur mon épaule me pousse doucement vers l’intérieur de la maison, dans le sombre, dans le noir, de la pièce qui donne sur ta terrasse…

La voix de Claudières murmure, hypocrite :

— Vous devez avoir froid, votre manteau vous protège à peine…

À tâtons, nous avançons dans l’obscurité. Je trébuche, me cogne à l’angle d’une table ; et, en voulant me rattraper, je sens que je renverse quelque chose de dur qui laisse couler sur ma main un liquide gluant. Aussitôt, cette pensée peu rassurante : « Ça doit être un pot de colle ou un encrier ! » me fait essuyer les doigts au hasard sur le bureau jonché de papiers. D’autres objets tombent avec un bruit sec ; et Jean questionne :

— Que faites-vous donc ?… Venez là.

Maintenant, mes yeux familiarisés distinguent dans la pénombre de la pièce, les contours des meubles vaguement éclairée par la lueur rouge du dehors. Jean s’est assis sur un crapaud bas et cherche à m’attirer ; je veux me dégager, par jeu, je résiste à l’étreinte de ses mains solides ; et, tout à coup, perdant l’équilibre, je m’écroule à ses pieds, mes ongles griffant la moleskine du fauteuil, ma tête glissant sur son genou, incapable de me relever, les jambes molles et la poitrine secouée de rires nerveux :

— Plus bas : ils peuvent nous entendre ! dit Jean en montrant les fenêtres.

Sur le balcon, je vois mon père qui s’empresse auprès de ces dames Filféri et Chapellier, leur passant les sacs de confetti. L’ombre agile d’Hubertin traverse la baie ; et les spirales d’un serpentin viennent s’enrouler aux branches d’un platane.

Des clameurs retentissent : la musique, plus bruyante, annonce un autre char…

D’un élan, je me suis dressée vers lui ; nous défaillons, les lèvres jointes. Je sens frémir ses bras nerveux qui m’enserrent ; souple, mon corps se moule au sien. Moi, la rieuse fille aux yeux gouailleurs, je deviens grave, le cœur mordu d’angoisse en ces minutes ; j’ai la langue sèche, les joues brûlantes, et je goûte la nouveauté des caresses inconnues…

« Allons, enfants de la Patrie !… » Une Marseillaise exaspérée éclate, chantée par des clairons violents dont la sonorité fait trembler les vitres ; un char illuminé glisse dans l’ouverture des fenêtres, laissant voir un gigantesque président planté à califourchon sur une pyramidale motte de beurre, dans laquelle il taille au couteau. Et comme l’Écho de Nice fait de la politique gouvernementale, Filféri ne manque pas de s’écrier :

— C’est d’un goût douteux et ça n’a pas de sens… Ils auraient mieux fait d’y mettre le maire. Car tous les organes régionaux tapent sur cet édile avec un ensemble touchant.

— Jean, vous avez eu raison de m’amener ici. Nous sommes bien dans ce bureau sombre : l’obscurité est encourageante ; et je me sens presque effrontée, puisque rassurée par la présence des autres, là, sur cette terrasse… Ils sont tout près et très loin de nous, à la fois, ne se doutant pas de notre isolement ; et leurs voix mêlées au vacarme de la rue, m’aident à me montrer brave… Me comprenez-vous ? Si j’étais une voleuse, je ne pourrais opérer que dans les grands magasins, les endroits publics : je n’oserais pas faire mal dans un lieu désert où le silence m’effrayerait… En ce moment, je vole du bonheur, de cette atmosphère de fête, de tapage, m’empêche de penser aux mauvaises choses que j’aime…

— Chérie ! Comme vous êtes de votre race : vous subissez, sans la comprendre, l’atavisme d’une morale intolérante. Sauriez-vous définir la mal en termes précis ?… Tout est bien dans ce qu’on aime. C’est le judaïsme et le christianisme qui nous ont empêtrés de leurs doctrines sévères… Mais je ne vais pas vous faire un cours de théologie, pour comble de ridicule !… Laissez-moi regarder vos yeux, dans cette ombre… Ils s’agrandissent comme deux jets de lumière sombre sous le trait droit des sourcils allongés… On ne voit plus leur couleur, mais on distingue mieux ce qu’ils expriment… Nicole, le jour avive vos yeux de petite fille et leur clarté d’eau transparente : l’ombre vous fait un regard de femme…

— L’ombre, et vous, Jean, pourquoi ne répondez-vous jamais aux lettres que j’ai la faiblesse de vous écrire ? Est-ce par avarice ?

— Comment, par avarice ?

— Vous craignez de perdre de la copie ?

— Vous devenez rosse comme un confrère. Je pourrais vous répliquer qu’en ce cas il me serait facile de garder le brouillon.

— Voici l’Estudiantina, le Char des Abeilles, Madame Carnaval en mariée provençale. Décidément, ces messieurs du Comité se sont surpassés, cette année !

Max Hubertin pérore au balcon. J’aperçois Mme Filféri qui lance toujours des confetti, d’un grand effort de bras… Est-ce que je les connais tous ces gens-là ? Il me semble que je n’existe plus que par l’être dont je sens le cœur battre contre mon sein…

J’insiste :

— Dites, Jean, vous trouvez sans doute bête cette manie de vous écrire, malgré moi, pour être plus avec vous encore, et c’est pour cela que vous jugez inutile de répondre… Vous avez raison ; je n’écrirai plus.

— Si, Nicole. J’aime vos lettres. Elles me plaisent : elles sont moins timides que vos paroles, plus ingénues que votre esprit. Vous y laissez paraître une âme spontanée et des pensées hardiment perverses que vos gestes ont grand tort de ne point imiter. Et je m’amuse à ce contraste : après avoir exprimé avec candeur des senteurs, des sentiments que vous n’oseriez dire, voici que, parfois, sans transition, vos mots s’embrouillent, s’embourbent dans des phrases compliquées ou naïves, comme si vous aviez peur, tout à coup, de vous aventurer trop loin… Oui, j’aime vos lettres. On me les apporte vers l’heure où je me lève, paressant dans mon jardin ensoleillé, et j’ai l’impression, en les lisant ainsi, au réveil, de recevoir de vous une caresse matinale…

— Alors ?

— Alors : je n’y réponds pas, parce que je ne saurais point vous écrire simplement et que votre défiance injuste m’accuserait d’être peu sincère en se heurtant à une forme trop littéraire. Je vous connais si bien !… Nous sommes des esclaves du métier, nous autres : malgré nos élans et nos préoccupations, dès que nous écrivons, au fur et à mesure que les mots s’enchaînent, nous retapons machinalement une expression douteuse, nous remettons d’aplomb une phrase qui flanchait… Et, naturellement, par habitude, nous nous trouvons faire, sans nous en douter, œuvre d’écrivain : nous mettons le « style » comme d’autres l’orthographe. Je ne veux pas vous exposer, Nicole, à découvrir, au cours d’une lettre tout intime, la réminiscence d’une ligne que chacun aurait lue dans un de mes articles… Et puis, s’il vous faut une raison plus positive, croyez-vous utile que je risque de faire surprendre par Fripette une lettre adressée chez vous ou que j’aie recours à l’expédient aléatoire de la poste restante. Vous pouvez m’écrire sans danger, je suis seul… Mais vous : vous n’êtes pas libre.

Ah ! qu’il me désole et me blesse avec ces précautions mesquines, cette prudence pénible !… Je me révolte :

— Quand on n’est pas libre, on prend des libertés, voilà tout. Pourquoi me reprochez-vous d’avoir honte de mes audaces si c’est pour m’inciter, un instant après, à rougir de notre situation ? Ah ! tenez, je souhaite qu’on nous surprenne un jour, qu’un scandale bien heureux me délivre de cette dissimulation !

— Folle, folle !… Chère petite exaltée.

Il veut me repousser doucement, me calme d’arguments spécieux ; mais je m’accroche à lui et, pour lui fermer la bouche, je prends l’offensive d’un baiser brutal. Tout surpris de mon geste imprévu, il s’abandonne, oubliant de surveiller les fenêtres…

Depuis un moment, le bruit s’atténue graduellement, le défilé touche à sa fin.

La voix de Max Hubertin s’exclame gaiement :

— Tiens, vous restez dans l’obscurité, Claudières ?… Vous seriez-vous endormi, par hasard ?

Il paraît, à droite, et tourne le commutateur d’électricité.

Il l’eût fait exprès qu’il ne fût pas mieux tombé… Un mouvement instinctif de pudeur m’a jetée contre la tenture. Max ne me voit pas. Heureusement que son bureau possède deux fenêtres : je sors par celle de gauche, tandis qu’il débouche de l’autre côté. Le pauvre Hubertin avise tout de suite le désordre de sa table de travail que j’ai bouleversée en entrant. Navré, consterné, il considère avec inquiétude l’éparpillement de ses papiers et l’encrier renversé…

Sur la terrasse, je me trouve en face de Paul, qui m’enveloppe d’un regard investigateur. Il remarque, étonné :

— Oh ! vos mains sont maculées de taches d’encre… Vous venez d’écrire ?

Il se tait, voyant qu’on s’approche.

Et, comme pour lui répondre, Max Hubertin, revenant, suivi de Jean, grogne, avec un rire forcé :

— Ce diable de Claudières est un homme vraiment bizarre : il a des idées… Figurez-vous que je viens de le trouver seul dans l’obscurité, qui s’amusait à saccager mon bureau. Que pouvait-il fabriquer ? Il a fourré de l’encre partout…

Gaffeur ! Paul se tourne lentement vers Jean et dit d’un ton acerbe :

— M. Claudières aime à salir tout ce qu’il touche.

Jean toise Bernard d’un air de défi. Il va parler… Mais papa, le prévenant, réplique aimablement :

— Pas quand il touche à notre littérature, toujours !

Et, tandis que Jean sourit, ironique, que Paul lance à papa un regard mêlé de colère et de compassion, les invités se retirent peu à peu, reconduits par Hubertin.





X


Allons ! Le dénouement immine. Jean, qui s’était montré patient jusqu’ici, raffinant l’aventure au piment de l’attente, prenant plaisir, suivant son habitude, à rester sur son désir, tel un enfant — assez subtil pour savourer mieux sa gourmandise — jouirait deux fois de son goûter en le dégustant d’abord du regard — Jean commence à s’agacer, pris à son propre piège.

Maintenant, il insiste impérieusement pour que j’aille chez lui, énervé des contretemps qui l’interrompent à chaque instant, au cours de nos entrevues journalières. Tantôt, sur quelque route de Vence ou de Caucade, c’est un chevrier qui débouche d’un chemin creux, avec ses bêtes cabriolantes et son chien au poil hirsute. Tantôt, c’est une mendiante italienne dont le mouchoir jaune et vert noué sur la tête, la face tannée, nous apparaissent dans la solitude d’un champ de roses d’Eze ou de Beaulieu ; et c’est aussi Pinotto, introduisant sans permission Hubertin ou Mme Schlinder dans le petit salon du boulevard Dubouchage.

Jean sait bien que sans ces importuns qui m’assistent involontairement, je perdrais tout à fait la tête…

Le sort est jeté. Je vais chez lui, aujourd’hui. Je prends par le plus long, pour me donner le temps de réfléchir. À quoi bon ! Je connais bien les pensées qui trottent désespérément dans ma tête, tandis que je dépasse la place Masséna, et le quai du Midi. Papa s’enfonce peu à peu en courant après son argent : au jeu, on gagne quelquefois, mais on ne se rattrape jamais ; nous allons traverser une nouvelle crise financière ; les droits d’auteur de l’Aubaine fondent avec rapidité : enfin, c’est une série d’embêtements à brève échéance. Alors, tant pis ! Bouche-toi les oreilles, Nicole, ferme les yeux et cours à la joie de l’heure présente : va aimer Jean, va oublier l’avenir dans ses bras. Hélas ! je puis empêcher mes yeux de voir et mes oreilles d’entendre, mais je ne peux pas empêcher mon cerveau de penser.

Voici le Rauba-Capeü, le quai Lunel, la place Cassini… Sapristi : Max Hubertin ! Oui, c’est bien lui, devant le tramway du Port. Il donne le bras à une jolie blondine fardée, pas beaucoup plus âgée que moi. Au fait, je le reconnais : c’est Chiquette, la petite actrice du casino ; je me souviens qu’on m’a parlé de leur liaison.

Max m’a vue. D’ailleurs, le journaliste paraît aussi ennuyé que moi de cette rencontre ; Hubertin est un homme chaste : tel l’éléphant, il dissimule ses amours. Détournant la tête, pour éviter de saluer, il pousse sa maîtresse dans le tramway, il ne songe guère à savoir quelles sont les raisons qui m’amènent dans ce quartier — tout déconfit d’être surpris en bonne fortune. Tandis que la voiture publique les conduit du côté de la place Garibaldi, je dégringole le quai des Deux-Emmanuel.

Le boulevard de l’Impératrice-de-Russie et enfin le boulevard du Lazaret, s’étendant au delà du Port, comme une promenade des Anglais en miniature, avec sa jetée et ses jolies villas essaimées. Je ralentis le pas, suivant le trottoir à petites enjambées timides… Est-ce bête d’être impressionnable ! Mes membres deviennent mous et mes doigts tremblottent, parce que je viens de lire en lettres blanches sur une plaque bleue : « Villa des Algues. » Je regarde à travers la grille : une allée sablée que parent deux bordures d’œillets pourpres et soufre, et de gros œillets violacés, aux pétales chiffonnés. Une pelouse d’herbes folles, jonchée de chardons et d’orties. Et, couverte d’un manteau de glycines, la villa fleurie s’adosse à une sorte de colline plantée de palmiers touffus, de genévriers poussiéreux, de cactus et d’araucarias. Sur la terrasse, un rocking-chair vide se balance encore… il y a bien peu de temps qu’on l’a quitté. Poltronne, je m’écarte à cette idée. Mais, les fenêtres closes me rassurent par l’immobilité de leurs rideaux beiges.

Je m’accorde cinq minutes de grâce (comme avant de sonner chez le dentiste) : j’irai jusqu’au bout de l’avenue, près de la Réserve, et puis je reviendrai… Je dépasse la villa, soulagée. Et, tout à coup, je m’arrête, en apercevant la superbe villa Valetta, la somptueuse demeure épiscopale, à demi cachée par les arbres de son jardin magnifique. Une flore exotique entasse là ses merveilles. Ce sont des poiriers du Japon ; des allées de palmiers de Chine, trapus et massifs ; d’étranges plantes grasses qui se tordent en anneaux, comme un enchevêtrement de serpents verts ; et de grands cyprès noirs, de longues tiges d’aloès, de hauts palmiers à cire, des dattiers, dont la cime s’élance vers le ciel. Songeuse, je contemple ces verdures profondes…

— Peureuse !

Je me retourne : Jean est là. Il a mis sa main sur mon épaule et me regarde fixement, l’œil narquois. Il n’a pas de chapeau ; ses cheveux grisonnants, aux mèches mordorées, s’allument d’un reflet roux, sous le soleil. Il porte un veston d’intérieur en velours sombre. Je comprends : il m’a aperçue de sa villa et il est descendu tel quel pour me suivre. Il dit :

— Je me doutais de cela. Je vous guettais derrière mes fenêtres et j’eusse été bien étonné de vous voir entrer… Je suis sorti derrière vous : j’avais parié avec moi-même que vous fuiriez : j’ai perdu, puisque vous êtes venue ici, sans rebrousser chemin…

— Eh bien ? Je m’en suis allée à gauche au lieu de retourner à droite : n’est-ce pas la même chose ?

— Non, chère amie : de ce côté, la route se termine en impasse : vous ne pouviez plus m’échapper. Venez, jeune prisonnière.

Il m’emmène doucement. Quand j’étais seule devant sa villa, je frissonnais d’appréhension à l’idée de le voir paraître, et maintenant qu’il est là, me voici redevenue l’aventureuse au gai sourire de persiflage : comment expliquer cette chose ?

On se comprend encore moins soi-même qu’on ne comprend les autres.

Jean me fait entrer dans le jardin, traverser le vestibule ; il ouvre la porte du salon, très sombre, éclairé seulement par le filet de lumière qui coule des volets mi-clos.

Ma gaieté tombe. Je suis chez lui… chez lui : c’est un fait nouveau, un geste de moi plus important que signifient ces deux mots brefs. Machinalement, je m’assieds dans un fauteuil ; je pose mon sac sur la table ; et, gênée, ne sachant quelle contenance prendre sous les yeux de Jean, je frotte énergiquement les ongles de ma main droite contre la paume de ma main gauche et vice versa. Cette opération, si elle fait briller les ongles, n’exerce pas la même action sur l’esprit de conversation. Un long silence semble ralentir l’heure. J’éprouve ce lourd malaise : l’impossibilité de trouver quelque chose à dire, durant ces minutes pesantes où chaque tic-tac de la pendule augmente mon embarras et paralyse mes mouvements.

Jean debout devant moi, reste également silencieux. Il paraît hésitant. Ma déplorable manie de vouloir découvrir ce qui se passe au fond d’un regard, derrière le rempart d’un front pensif, me fait deviner ses réflexions : par quelle parole commencer ? doit-il songer, pour n’avoir point l’air d’un jobard ou d’un brutal ? Le fait, pour une jeune fille, de venir seule chez un homme, est une acceptation tacite… La réserve, en tel cas, ne serait-elle point ridicule ? Mais jusqu’où pousser l’audace… Le femme sait si bien, avec une déconcertante impudence, se courroucer du geste d’attaque que son attitude même provoqua… Or, le voilà embarrassé pour la première fois, cet homme dont le métier est de faire des phrases, embarrassé parce qu’il me juge trop… ou pas assez… Et qu’il redoute autant d’agir avec délicatesse qu’avec grossièreté.

Mon mutisme obstiné l’irrite. Maintenant que nous sommes seuls, face à face, que nul ne viendra se jeter entre nous, une étrange contrainte nous tient éloignés, comme oublieux de nos baisers d’hier, ainsi que deux inconnus.

Jean se décide enfin, par une phrase bizarre. Il s’écrie, avec la mauvaise humeur d’un homme qui aurait fait plusieurs questions sans recevoir de réponse :

— Mais parlez donc !… Dites quelque chose !

Je le regarde, stupéfaite. Il ajoute :

— Oui. J’ai l’air de retourner les rôles, n’est-ce pas ? Je devrais prendre l’initiative de l’entretien en ma qualité d’homme — et d’hôte. Cependant j’estime plus logique de vous laisser l’offensive : vous, vous êtes fixée sur mes intentions, tandis que moi, je ne sais pas ce que vous voulez… Vous êtes mieux partagée que moi pour trouver ce qu’il faut dire.

S’interrompant, il éclate de rire et remarque :

— Hein ! comme la banalité des phrases toutes faites est un mal nécessaire. Dès qu’on exprime sa pensée telle qu’on la pense, sans l’habiller de lieux communs, on paraît incohérent.

Que son rire soit béni : me voici délivrée du silence ; je souris à mon tour, détendue. Jean vient s’asseoir sur un pouf, à mes pieds ; ses mains entourant mes hanches, sa tête à hauteur de la mienne. Sa figure a repris cette expression de douceur, si fugace, qui l’égaye parfois. Il me regarde de très près ; et j’aperçois mon visage reflété au fond de ses pupilles, comme dans l’éloignement de deux miroirs sombres. Il poursuit :

— Oui : que voulez-vous, en somme ? Je l’ignore. Vous êtes là et je suis heureux d’avoir obtenu cela, cette défaite à demi avouée par votre visite. C’est pourquoi je ne veux pas, d’un mot, d’un geste maladroit, rompre le charme. Ma situation est difficile : vous n’êtes pas comme les autres… Vous seriez semblable à celles qui sont déjà venues ici que je vous offrirais une tasse de thé ; et nous échangerions des idées sur la température cinq minutes avant de procéder à des actes plus décisifs… Vous riez et vous rougissez ? Contentez-vous de rire. Je suis embarrassé comme un écuyer habitué aux chevaux de manège devant une jeune bête sauvage qui n’a jamais senti la cravache.

— Bref, ça vous gêne d’être en présence d’une jeune fille ?

— Vous n’êtes pas une jeune fille, Nicole, pas tout à fait… Il y a autant de différence entre une vraie jeune fille et vous qu’entre vous et les femmes que j’ai connues… Vous êtes un mélange. Vous me faites penser à ces poisons où il entre tant de composés qu’ils défient l’analyse du plus habile chimiste.

— Merci pour poison : je souhaite de vous intoxiquer. Pourquoi ne suis-je pas une jeune fille, à votre avis ?

— Voyons, Nicole ! Oubliez-vous nos entrevues passées ? Vos abandons n’étaient plus ceux d’une jeune fille s’ils décelaient encore une maladresse virginale…

— Ah ! par exemple, pouvez-vous m’expliquer cette distinction subtile ?

— Rien de plus simple. C’est l’histoire de la poule et du canard. Le canard couvé par une poule est aussi inexpérimenté que les poussins : n’importe ! le jour où il se trouve devant une mare, rien qu’à la façon dont il s’élance, on sent qu’il savait nager, d’instinct, avant même d’avoir vu l’eau… Peut-on le confondre désormais avec ces poussins dont il se croyait le frère ? Le premier baiser de votre bouche ignorante m’a révélé l’amoureuse que vous deviendrez. Allons ! avouez-le, vous aviez beau être la vierge intacte, surprise et pure, vous ne ressentiez pas la velléité grotesque d’opposer la résistance des scrupules appris, des principes paternels (comme l’eût fait une jeune fille) à la force de votre instinct… Vous êtes une impulsive. Voilà pourquoi j’hésitais à l’instant. Une femme, on la sollicite sans ménagement ; une jeune fille, on l’apprivoise de fadeur. Mais vous… si spontanée et si complexe en même temps… Je ne suis jamais sûr de vous, ma chérie : je vous tiens là, dans mes bras, tout abandonnée, je crois vous posséder… mais votre pensée se dérobe, m’échappe et m’inquiète. J’ai peur, Nicole, de vous heurter d’une parole malhabile à cette minute… J’ignore ce qu’il me faut dire pour que vous cédiez ; et je ne veux pas vous devoir à l’égarement irraisonné de votre faiblesse… Je veux obtenir le consentement précis de votre volonté lucide… Pour vous avoir, je n’aurais qu’à vous prendre dans mes bras, à vous étourdir de caresses : le beau triomphe ! Vous ne feriez qu’obéir à un entraînement… Oh ! Nicole, je vous aimerais bien mieux si vous aviez le courage de vous décider toute seule, de répondre un oui conscient et ferme, sachant ce que vous accordez, froidement, sans le secours d’une griserie fugitive…

« Vous donner ainsi : ce serait vous donner deux fois.

Je regarde Jean, profondément. Une perception étrange affine mes facultés : les moindres détails de nos relations se représentent à mon esprit ; et je comprends les choses avec une acuité subite, au-dessus de mon âge, qui me fait mal parce qu’elle me prouve l’inutilité d’un effort : l’état d’un rêve où l’on se voit tomber d’une hauteur vertigineuse sans pouvoir se retenir, tout en se rendant compte du danger.

Et je lui dit, presque hostile, la gorge étranglée d’une boule de sanglots :

— Vous me demandez tout de moi ; vous exigez que ce soit de plein gré ; sans me laisser l’excuse d’une défaillance. Et que m’offrez-vous en échange ? Rien. Vous ne m’aimez pas, Jean. Je le sais bien. M’avez-vous jamais caressée d’un mot de tendresse ?… Vous avez voulu me connaître parce que l’un de vos amis me trouvait jolie ; ensuite vous vous êtes amusé de moi, vous vous êtes diverti à tenter une expérience. Quand vous m’embrassez, vous regardez tout de suite au fond de mes yeux, pour savoir ce que j’éprouve : vous cherchez plus à m’émouvoir moralement que physiquement…

— Dites que je suis un peloteur d’âmes.

— Ah ! ne vous moquez pas !… Pendant que vous vous plaisiez à ce jeu cruel, moi je me mettais à vous aimer, tout en vous sentant égoïste et indifférent ; je ne pouvais pas résister, je me laissais aller, abandonnant mes fiertés, mes affections et mes joies ; je semais mon bonheur passé pour courir plus vite au rêve ; et je viens de me réveiller, les mains vides… Rien ne m’intéresse plus, ne me raccroche à quelque espoir, hors vous… Et moi, je comprends que je ne suis pas plus pour vous que le premier jour…

Des larmes silencieuses brûlent mes paupières et coulent lentement sur mes joues. Je suis molle et veule, courbée humblement, trop endolorie pour sentir une piqûre d’orgueil.

Jean m’attire à lui et répond à voix basse :

— Petite bête ! Vous vous croyez sincère et vous vous trompez vous-même. Est-ce que vous m’aimez !… C’est moi que vous feriez souffrir si j’étais assez sot pour me laisser prendre à ce piège involontaire… Je ne veux pas m’attacher à vous. Songez donc, Nicole, que je suis votre aîné de trente ans, presque… Une génération nous sépare. Que puis-je être dans votre vie, sinon un passant ?… Votre jeunesse se lassera vite de la vieillesse qui commence pour moi et vous serez la première à rire un jour des propos que vous tenez naïvement…

— Alors, pourquoi être venu me chercher ? De quel droit avez-vous troublé ma vie ?

Je me redresse, forte de mon indignation :

— C’est terrible ce que vous osez me dire, Jean. Vous avouez que vous ne songez qu’à un plaisir passager. Et pour en jouir pleinement, vous u’hésitez pas à piétiner la quiétude de toute une existence… Vous voulez le don de mon cœnr de mon être, sans restriction ; cela, simplement pour raffiner une aventure sans lendemain… Je crois que, par moment, vous êtes un peu fou…

— À quoi bon ces reproches ? Je ne vous force pas. Je ne vous promets rien. Je ne vous abuse point de paroles déloyales. Je vous demande un chose : vous êtes libre de refuser.

— Libre !… Quand je ne sais, malgré vos franchises cyniques, vos duretés, votre indifférence, si je pourrai jamais m’arracher de vous… Et c’est lorsque je pense cela que vous prétendez : « Votre jeunesse se lassera vite ! » Vous avez fait votre possible pour m’amener là ; puis, après, nous affectez de ne pas croire à votre réussite. D’ailleurs, où voulez-vous me conduire ?… Ne m’avez-vous pas attirée ici, simplement afin que je m’avoue vaincue — sans autre intention, par dilettantisme… Comme un Don Juan raffiné, comme un Priola ?… J’étais bien bête de ne point m’en douter… Si vous aviez souhaité, réellement, aller jusqu’au bout, est-ce qu’un scrupule ne vous eût glacé au dernier moment ?… Cette peur respectueuse de tous les hommes — dont j’ai entendu parler, que j’ai sentie chez Paul Bernard — cette crainte qui les fait reculer à la pensée de la virginité d’une femme qu’ils désirent, vous ne l’avez jamais exprimée, vous…

— Je ne la ressens pas à votre égard. Avec certaines, cette responsabilité disparaît. Je ne vous vois guère fiancée, épouse, mère de famille… Vous êtes vouée à d’autres destins, Nicole : ça se lit dans vos yeux, ça s’entend dans votre voix… Alors… Votre premier baiser me sera précieux, mais non point sacré : il faut bien commencer

Il a osé proférer ces mots tranquillement, avec un sourire assuré, en dardant sur moi l’ironie de son regard félin. Mes joues s’empourprent d’une rougeur cuisante, comme si je venais de recevoir un soufflet… Hélas ! j’éprouve la passivité de bête, l’acre volupté des femmes qui demandent à être battues… Et, sans révolte, j’écoute, domptée par mon humilité honteuse, cet homme qui a l’art de vous gifler avec des paroles cinglantes…

Il s’est rapproché. Il me souffle, tout près des lèvres :

— Ce que je vous offre, Nicole ?… Une liaison sans risque, ignorée du monde, dans la sécurité que vous jure ma prudence… Une union, furtive ou durable, suivant notre caprice… basée sur une sincérité réciproque. Je ne serai pas pour vous un obstacle, mais une aide… Je rêve de vous enseigner ma science, mon scepticisme de vous délivrer de vos suprêmes illusions, de vos derniers scrupules… Je veux vous façonner, ainsi qu’on fourbit une fine épée de combat ; faire de vous quelque chose de redoutable sous un masque séduisant ; et vous lancer sur la foule, comme le chasseur lance son faucon, pour le plaisir de vous voir griffer du bec et des ongles, en pensant : « C’est moi qui ai déchaîné cette force. » À quel avenir iriez-vous, livrée à vos seuls moyens ? Votre père est un enfant charmant qui regarde la vie avec des yeux de myope : demain est trop loin de lui pour qu’il puisse le voir, et le prévoir. Et vous n’avez que lui : c’est votre guide !… Votre entourage : de vagues connaissances, amis douteux ou indifférents ; on fait à peine attention à vous, ou l’on vous guette comme une proie… Mais rencontrez-vous jamais un regard de sympathie ?

Il s’irrite devant mon silence. Il crie :

— Bah ! je perds mon temps. Si je vous avais reçue telle qu’une femme quelconque avec des protestations amoureuses, des élans calculés, une comédie sentimentale, vous seriez tombée dans mes bras. Mais, j’ai voulu vous rendre hommage en dédaignant de jouer un rôle ; je me suis montré tel que je suis. J’ai échoué : vous n’êtes pas aussi différente des autres que je l’avais cru. Vous allez partir blessée, désabusée, et vous vous consolerez dans les bras d’un petit jeune homme qui vous récitera des vers, en se demandant, in petto, si vous le ferez poser longtemps…

Il s’est levé. Il semble attendre mon départ. Oh ! Jean, quelle est votre arrière-pensée ?… Si cette scène était une épreuve ?… Un jeu pervers de son esprit tourmenté ?…

Une autre idée me hante tout à coup : peut-être qu’il doute, quand même, de mon intégrité physique, dérouté par mes allures, mes audaces ; il feint de me croire, mais il songe : « Qui sait ?… quoiqu’elle soit bien jeune… »

Mon Dieu ! si c’était cela… s’il ne voulait pas me témoigner son amour avant d’avoir la certitude que je ne lui ai pas menti ; que seul, il me tiendra dans ses bras, soumise et pâmée…

Je ne puis m’en aller sur ce doute : je donnerais tout au monde pour être fixée, je puis bien donner…

Je quitte ma chaise. Je me dirige vers une fenêtre et je tire les rideaux, j’écarte les volets pour laisser entrer la lumière. Je reviens à la glace, où j’aperçois mes yeux plus grands, tout cernés, dans une figure pâlie. J’ôte mon chapeau et je pose les épingles sur le coin de la cheminée comme à la maison…

Jean m’a suivie des yeux, abasourdi. Il questionne :

— Que faites-vous ?

— Vous le voyez : je reste.

— Ah !… Nicole !

Son étreinte brusque et la bouffée de joie qui épanouit son visage me font tout oublier. Tant pis pour le bonheur gâché que je vais émietter… Je sens que cet homme me tient, que j’aime de lui les moindres choses et les dons rares, sans distinction ; j’aime l’odeur légère de sa moustache et le regard étrange de ses yeux enchâssés sous les paupières lourdes ; je frémis d’admiration quand il me parle comme lui seul sait parler ; et le soir, dans ma chambre, je me grise en relisant ses œuvres ; le matin, j’ouvre mon journal avec fébrilité lorsque c’est son « jour » de chronique. Il me possède irrémédiablement : ne pensons plus aux mauvaises paroles qu’il m’a dites.

Il me conduit, enlacée à lui, dans sa chambre. En passant par son bureau, il me désigne, à l’angle de la pièce, un chiffonnier sur lequel un vase de cristal au long col supporte la rose floraison d’une branche d’amandier. Il dit :

— C’est là que je place vos lettres, dans le tiroir de gauche. Je me plais à les relire avant de travailler.

Sa chambre bien qu’assez obscure, me semble inondée de clarté. Il devine mon désir et détache les rideaux d’étoffe. Nous voici dans la pénombre. Je me raidis pour rester immobile — avec une folle envie de me sauver.

— Que je vous aime, ma Nicole, pour m’avoir ménagé cette surprise de rester !

Peu à peu, ses mains caressantes dégrafent mes vêtements, avec un tact insinuant : c’est un frôlement discret, sans heurt, sans maladresse… Il me semble que je suis changée en un bloc de neige, comme le héros pyrénéen, tant je me sens glacée, figée par une terreur grandissante. Il appuie ses lèvres à mes épaules découvertes, murmurant des mots confus, et les mouvements de sa bouche, en les articulant, chatouillent ma peau à petits coups rapides. Il me porte sur le lit, demi-nue. Je pèse dans ses bras comme une masse inerte, je ne peux plus remuer, paralysée d’effroi… et pourtant, je veux être à lui ; j’ai promis.

Tout à coup, d’un élan désespéré, je romps le charme, je me dresse et crie d’une voix rauque qui n’est plus la mienne :

— Non ! Non ! Je ne veux pas… Laissez-moi…

Et je lutte, je résiste, les mains griffantes, les genoux serrés, tous les muscles tordus, les nerfs crispés… Mes bras se tendent pour repousser, pour battre, au hasard… Ce n’est plus Jean qui me tient dans ses bras, c’est un mâle, une brute quelconque, et c’est mon moi physique qui se tord et se rétracte en ce moment pour échapper ; c’est ma chair hérissée, ma chair de vierge, ma chair pure… puisque l’autre « moi » voulait bien, était décidé à céder… Jean m’a lâchée, sentant ma révolte :

— Nicole, calmez-vous. Je vous laisse, ma petite enfant. Croyez-vous que je veuille vous faire violence ?… Je vous comprends, je comprends.

Je saute à terre ; je cours à la glace, mais je me détourne vite, honteuse : c’est une jeune bacchante échevelée et nue qui a l’air de venir à ma rencontre, les membres encore frémissants et les seins émus. Jean supplie.

— Oh ! Restez… Restez ainsi une minute !

Mais j’enfile rapidement chemise, jupon, corsage, je mets mon chapeau à la diable, sans me recoiffer, et je veux m’en aller… Jean me fait observer :

— Ajustez-vous un peu mieux. Venez vous arranger les cheveux dans le cabinet de toilette… Que dirait votre père, s’il vous voyait revenir dans cet état ?

— Bah ! Je rentre avant lui. Et puis, je n’aurais qu’à lui raconter que je me suis promenée à Mont-Boron et accrochée à des ronces…

— Il n’en croirait pas un mot, et il nous accuserait d’un forfait qui ne fut point perpétré…

— Non, Jean. Laissez-moi partir maintenant, sans me retarder : j’ai honte devant vous.

Ma voix sombrée, mes gestes tremblants lui prouvent que je suis à bout d’émotions. Il m’obéit.

Il m’accompagne jusqu’à la porte du jardin. Il est sept heures. La nuit merveilleuse de la Riviera s’étend autour de nous comme un voile opaque et bleu. Des petites lumières s’allument et scintillent du côté du port.

Jean me dit :

— Je ne sors pas avec vous, cela vaut mieux. Vous ne souhaitez pas que je vous ramène, n’est-ce pas ?… Vous n’êtes pas peureuse… Vous trouverez une station de voitures, à droite… place Saluzzo.

Il reprend sur un autre ton :

— Quand reviendrez-vous, ma chérie ?… Dites-… Bientôt ?

— Bientôt.

— Vous n’êtes pas fâchée ? Vous ne m’en voulez pas ?

Je lui tends mes lèvres. Nos bouches s’unissent dans un de ces baisers que j’aime, ces baisers qui enfièvrent mon sang et me font frissonner toute.

Une ombre profilée sur la route nous sépare brusquement. On nous a vus. Qui ?… Bah ! quelque matelot, quelque rôdeur du quai Lunel. Je me sauve quand même prestement, en cachant mon visage…

J’enfile des petites ruelles sombres, des rues inconnues et sales. Je cherche à rejoindre la place Cassini.

Un pas court derrière moi. Je me retourne : c’est Jean ; je reconnais sa silhouette puissante, ses larges épaules… Il a voulu venir avec moi. J’attends. Quand il est tout près, j’approche à mon tour ; il passe sous la lueur d’un réverbère… Ah !… Paul !… Paul Bernard, dont la haute taille et les fortes épaules m’ont trompée, de loin. Je jette un cri :

— C’est vous ! Vous qui étiez là-bas, tout à l’heure, embusqué pour m’espionner ! Pourquoi ne payez-vous pas une agence ? Ça vous donnerait moins de mal !

J’ai pris une voix mauvaise. Il s’excuse presque :

— Nicole ! Je vous jure ; ce n’est pas de ma faute. Cette fois, c’est hasard : un ami rencontré ce matin m’a invité à dîner, à la Réserve… Je suis arrivé trop tôt. Je me promenais le long du Lazaret en attendant l’heure… Et je vous ai vue, sortant de chez cet homme… dans ses bras…

Il s’interrompt, il m’examine, me voit débraillée, ébouriffée, la chemisette encore baillante…

Alors, il dit seulement, avec une tristesse inexprimable :

— Oh ! Nicole… Oh ! Nicole…

Je m’enfuis, la gorge serrée, la migraine lancinant mes tempes, et j’entends ces mots bourdonner obstinément à mes oreilles, comme une obsession :

— Oh ! Nicole… Oh ! Nicole…




XI


Jean est venu me voir chaque après-midi depuis cinq jours — depuis ma visite chez lui. Il s’est comporté à la perfection, servi par l’astuce, la pénétration intelligente qui lui tiennent lieu de cœur ; je sais bien qu’il agit avec politique, non avec tendresse : mais je m’y laisse prendre quand même, parce que son jeu me donne l’illusion de l’amour, et que je m’en contente, faute de mieux.

Le plus épris, le plus délicat des amoureux n’eût pu se révéler aussi affectueux, aussi reconnaissant, dans cette circonstance. Il fut tour à tour amical et fraternel, plein de tact, de réserve généreuse ; il s’efforça d’effacer de ma mémoire la scène qui se passa à la villa des Algues ; de dissiper la rougeur, la confusion qui me firent un visage chagrin, malheureux, d’enfant grondé, quand je le revis, au lendemain. Il me donna la joie des causeries charmantes du camarade, où, sans me rappeler son désir, atténuant l’éclat de ses yeux, il fit briller, rien que pour moi, toutes les facettes de son esprit.

Il a compris la révolte de ma chair vainquant l’acquiescement de ma volonté. Il attend.

Lorsque mon cerveau, tout imprègné de Jean, détourne de temps en temps sa pensée vers d’autres sujets, je m’étonne de l’attitude de Paul Bernard. Pendant ces cinq jours, Paul s’est retrouvé deux fois en présence de Jean, chez Mme Schlinder. Et Paul, qui, sur de simples présomptions, se montra si agressif le soir du Carnaval, sur la terrasse de l’Écho, Paul, dont je craignais — qui sait ? — quelque violence aujourd’hui, agit à rebours de ce que je redoutais. Maintenant qu’il m’a vue étreinte par Jean, au seuil de sa porte ; maintenant qu’il peut s’imaginer la certitude de ma faute d’après une preuve apparente, il recule, il s’efface devant Claudières. Il le poursuit d’un regard farouche et haineux de fauve dompté — mais il dit rien. Il serre les poings par moment, semble maîtriser une fureur intérieure, mais cette lutte n’est perceptible que pour moi et pour Jean qui s’amuse follement — comme il s’amuse chaque fois qu’il voit souffrir. Jean me dit :

— C’est indiscutable : il a le « béguin » sérieux, ce pauvre Bernard.

Et ça lui plaît qu’un autre m’aime mieux que lui ne veux m’aimer. Quand Paul s’assombrit en me regardant, Jean me caresse d’un œil aguiché. Ces deux hommes — étrangers en somme — s’occupent plus de ma vie, en ce moment, que celui dont ce devrait être le rôle. Oh ! Papa, fol et léger compagnon, que le refuge de tes bras me semblerait bon, aujourd’hui ! Hélas ! si tu étais, pour moi, un père, papa trop facile ! À certaines minutes, toute désemparée, j’ai été me jeter contre lui, comme je faisais, étant petite, quand me bonne m’avait menacée de Croquemitaine… Une parole, une interrogation inquiète eussent provoqué mon aveu… J’avais levé les yeux vers son visage aimable d’homme bien portant, j’allais confier mon secret, avouer ma folie…

Mais papa, qui n’avait point remarqué mon émotion, m’a dit rêveusement :

— J’ai peut-être tort d’aller contre la série… Je ferais mieux de jouer les numéros qui sortent le plus fréquemment… Mais j’oublie que tu n’entends rien à cela, toi.

Et voilà. Cet insouciant, dorénavant, se double d’un joueur.





XII


« Venez, Nicole. Je veux vous voir. J’ai envie de vous. »

Voilà à quoi aboutissent ses ménagements affectueux, sa douceur insolite, des jours précédents !

Je trouve ce billet dans la boîte, en descendant. Il est écrit sur un sale papier quadrillé de bleu, à enveloppe jaune, comme on en donne dans les petits cafés. Jean n’a pas signé. Est-ce même son écriture, cette cursive minuscule, presque féminine, qui lui ressemble si peu ? Il semble que cette main énergique doive tracer de grands jambages. Au bas de la page, je dis : « Trois heures ». Et c’est tout.

Elle est plutôt piteuse, la première lettre d’amour que je reçois ! Une indication brève de rendez-vous, presque un ordre… Pourtant, en faisant la part de sa prudence, de ses détestables appréhensions, n’est-ce point un sorte de capitulation, pour un homme qui n’écrit jamais, d’avoir écrit… même ces quelques mots anonymes ?

Allons donc ! Ne lui cherche pas d’excuses, Nicole ! Tu vois bien qu’il ne craint guère de te susciter des scènes paternelles, à toi, au cas d’une surprise, puisqu’il a tracé ton nom en toutes lettres, dans ce billet compromettant, et qu’il lui suffit de se mettre à l’abri, personnellement… Je n’irai pas ! Il comprendra que je suis froissée… Me prend-il pour un petit chien qu’on appelle suivant son caprice : « Venez ici ! » ?…

Et, à trois heure moins un quart, je me précipite dans les rues. De quel limon suis-je faite ?…

Je sombre au fond de cette aventure, sans me retenir, comme on s’enlise — ou plutôt non : comme on s’embourbe !

Sous le soleil de mars, consumant, rutilant, près des murailles blanches des Ponchettes, où la clarté semble ruisseler en ondes lumineuses, j’avance péniblement, ralentissant le pas. Une fièvre intense, causée par la brûlure de ce soleil d’insolation et les pensées qui me dévorent, vient marteler mes tempes de chocs douloureux et réguliers.

Oh ! que je souffre ! Je suis envahie d’une détresse infinie, d’une désolation vague, comme s’il allait m’arriver quelque chose de triste… Les nerveux connaissent seuls ces heures d’humeur noire, si cruelles, où l’on a mal sans savoir pourquoi.

Par les intervalles des arcades, j’aperçois le quai du Midi, à ma droite. Quelques voitures de maîtres, de rares officiers à cheval passent, filant vers la promenade des Anglais. Tout à coup un cavalier attire mon attention : la coupe du profil, la moustache rousse, une façon de pencher la tête… je reconnais Paul Bernard. Il monte un demi-sang bai-brun, une bête superbe ; il se tient très bien à cheval. Il a cette élégance des gens chics qui sent toujours un peu le bon tailleur.

Mais comme son air détonne avec l’impression d’ensemble, la raideur de sa tenue, la fleur de sa boutonnière !… Son visage incliné dissimule la mélancolie de son front pensif et de son regard atone. À quoi songe-t-il ?

Hélas ! Lui sur le quai, moi dans la rue des Ponchettes — séparés seulement par une muraille où se creusent des arcades — nous avançons parallèlement, avec le même accablement, la même lassitude, traînant nos tristesses identiques sous le ciel de joie… Comme son cheval marche au pas, nous allons fatalement nous rejoindre au bout de la rue : pour éviter cette rencontre, je traverse la chaussée et m’enfonce dans la vieille ville. Je me mets à courir : il faut rattraper le temps perdu par ce détour. Sur le seuil des portes, des enfants déguenillés, des vieillards basanée, des filles tannées et débraillées me suivent au passage d’un regard inquisiteur et surpris. Je note au vol les détails entrevus de ce quartier pouilleux : les rues étroites percées en boyau, les maisons branlantes, où, pendues à une ficelle, des loques sèchent, d’une fenêtre à l’autre ; les trottoirs jonchés d’immondices, d’épluchures de légumes ; on y respire une odeur aigre d’ail et de misère.

J’ai suivi la rue du Malonat, la rue Centrale : je débouche enfin sur le boulevard du Pont-Vieux, délivrée.

Maintenant, j’ai hâte de voir Jean, de calmer ma fièvre dans ses bras. Mes jambes brisées ne vont plus assez vite. Pour franchir les quelques mètres qui me séparent des Algues, j’appelle une voiture, à bout de forces, rompue d’une étrange fatigue : c’est la réaction physique. En deux minutes, me voici devant la villa.

Je pousse la grille, je traverse le jardin : chaque chose — les œillets en bordure, le palmier du fond et les rideaux beiges, derrière lesquels je devine son regard embusqué — me rappelle ma première visite et ce qui suivit…

La porte du vestibule s’ouvre devant moi : une fraîcheur délicieuse me saisit au visage ; l’ombre me repose de cette chaleur ensoleillée du printemps précoce ; j’entre ici comme dans un asile : ma peur de l’autre jour ne m’a pas reprise ; c’est avec une joie confiante que je me retrouve en face de Jean ; je m’abandonne au plaisir tout simple de regarder sa figure que je n’ai pas vue depuis vingt-quatre heures ; et ses yeux qui me plaisent, ses yeux glauques comme deux gouttes de mer, ses yeux rêveurs de poète, ses yeux fourbes de félin…

Lui s’étonne in petto de la bonne humeur sans mélange que lui offre mon visage souriant : il pense à sa lettre. Il ne sait pas que, moi, je n’y songe plus, ayant dispersé ma mauvaise impression, mes reproches, en cours de route… Et comme il aime que je le déconcerte, le voici en excellentes dispositions. Il m’a prise sur ses genoux, et, ses doigts passés dans mes boucles, il s’amuse à me décoiffer, à me recoiffer arrangeant mes cheveux en bandeaux jusqu’aux yeux, ou relevés à la chinoise, et je m’aperçois dans la glace : mon visage paraît différent et cocasse sous chaque tour de cheveux.

Ses ongles chatouillent ma nuque. Il m’embrasse derrière, là où ça fait tressaillir…

Il murmure :

— Je suis heureux que vous soyez venue, Nicole ; j’avais besoin de votre présence aujourd’hui… Vraiment, je commence à avoir peur de m’attacher sérieusement à vous : vous êtes si jolie… Il faut que je prenne garde !

— Pourquoi entremêlez-vous d’idées méchantes toute parole un peu aimante ? Laissez-moi oublier que je me livre à un égoïste.

— Vous savez bien que je suis franc.

Oh ! non. Seulement, c’est facile de se prétendre sincère quand on n’est que bizarre. Il joue avec moi comme un enfant s’amuse à lancer des coups de pieds sur les bûches qui flambent, pour savoir s’il en jaillira plus d’étincelles encore ou si le feu s’éteindra dans un écroulement… Je ne veux pas me montrer dupe. Je riposte :

— Franc ? Allons donc ! Votre trait dominant, c’est la curiosité. Qu’elles soient tendres ou mauvaises, vous dites des choses que vous ne pensez pas, pour étudier, tout simplement, l’effet qu’elles produiront sur le patient auquel vous les destinez… J’ai éprouvé cette curiosité perverses, quand j’étais petite : à Deauville, à marée basse, je ramassais des crabes dans le sable mouillé, je les piquais avec une épingle — à l’endroit où leur carapace ne les protège plus — pour voir les contorsions de leurs pinces et savoir comment ça souffrait une bête…

— Nicole ! Nicole ! Allez-vous vous laisser prendre au jeu que vous m’accusez de jouer ?… Puisque vous sentez que c’est exprès que j’ai l’air de ne pas vous aimer, pourquoi croyez-vous quand même que je ne vous aime point ?… Approchez-vous de la glace, jeune folle : peut-on craindre d’être indifférente aux gens avec ces yeux-là ? Leur iris ressemble à ces anémones dont le cœur est noir et les pétales bleus… Vos yeux, ce sont deux fleurs qui regardent. Nicole ! en me disant sincère, je mentais : vous êtes plus qu’un caprice pour moi. Mais mon esprit tourmenté se plaît dans la volupté du mal : je vous ai fait pleurer, parce que rien n’est plus beau à contempler qu’une figure douloureuse… Je vous aime : voilà la vérité.

— Oh ! mon Jean… pourquoi vous taisiez-vous ?

— Un homme âgé se croit toujours ridicule de prononcer ces mots-là. Mais, aujourd’hui… Aujourd’hui, je vous chéris encore bien plus, petite aimée, d’être revenue… Comprenez-vous ce que signifie votre geste ?

— Oui…

— Revenir, c’est vous donner… tout à fait.

Je m’appuie contre lui, chancelante, grisée de joie : il m’aime… Ah ! maintenant, je n’ai plus d’appréhension ; je vais m’abandonner avec une sécurité heureuse ; il n’y a plus que nous deux au monde. Ai-je existé avant ? Ai-je le souvenir d’un être qui ne soit pas lui ? Je ne me sens que l’élan d’Ève vers le premier homme…

Un drri… ring !… me fait sursauter. Jean dit :

— C’est à la porte du jardin. Qui peut venir à cette heure ?

Hélas ! dans mon Éden, il y a une sonnerie électrique à la porte.

Je m’approche de la fenêtre : je regarde à travers les persiennes : je vois un cavalier qui est en train d’enrouler la martingale de son cheval bai-brun aux barreaux de la grille… Je m’écrie :

— Paul Bernard !

Jean mord nerveusement sa moustache en grondant :

— Nom de Dieu ! Et j’ai éloigné les domestiques : personne n’est là pour le renvoyer.

C’est la première fois que j’entends jurer cet homme au langage précieux : je ris malgré moi.

Jean s’énerve :

— Vous trouvez ça drôle ?… Je ne veux pourtant pas laisser sonner cet animal pendant une demi-heure : il ameuterait le quartier, et quelqu’un se trouverait bien là pour lui dire que M. Claudières est ici… C’est stupide. Que diable peut-il venir faire chez moi ?

– Ne bougez pas. Il pensera que vous êtes sorti, et s’en ira.

– Il est déjà dans le jardin.

C’est vrai : Paul a poussé la grille, il est entré. Il avance vers le perron, en scrutant les fenêtres d’un œil fureteur.

Jean fait claquer ses doigts, impatienté. Il décide :

– Il faut que je le reçoive, mon petit, afin qu’il ne soupçonne pas votre présence ici. Ce monsieur est d’un sans-gêne ! Il monte l’escalier, maintenant ! Cachez-vous dans mon bureau Nicole, et surtout pas de bruit.

D’un regard circulaire, Jean s’assure que rien ne traîne dans le salon, qui puisse déceler mon passage. Il ramasse mon écharpe, la jette sur mon bras. Je me hasarde à laisser voir mon inquiétude :

– Jean, Paul Bernard est un homme violent. Promettez-moi que vous serez calme, vous ?

– Petite bête ! Que pensez-vous donc qu’il veuille me dire ?

– Vous le savez bien.

Jean soulève la tenture qui masque la porte de son cabinet de travail ; il me pousse doucement, un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

Mais je suis trop apeurée pour lui obéir… Feignant de m’enfermer dans son cabinet, je rouvre la porte en tapinois, je me glisse dans les plis de la tenture, et, l’oreille aux aguets, l’œil collé aux interstices des effilés, je me tiens prête à voir, à écouter, à intervenir au besoin… sans qu’ils ne s’en doutent ni l’un ni l’autre.


Jean s’en est allé dans le vestibule. Bientôt il revient pour laisser passer Bernard. Paul entre lentement. Il fouette sa botte avec sa cravache, d’un geste machinal. Ses joues roses sont marbrées de ces petites plaques blanches qui révèlent l’émotion chez les hommes sanguins.

Jean a sa figure habituelle, pâle et froide. Ses yeux, devenus inexpressifs, laissent jaillir par moment l’éclair d’un regard pénétrant, vite dissimulé sous la paupière lourde. Il dit, de sa voix mordante où perce une ironie courtoise :

— Excusez-moi, monsieur Bernard, de vous avoir laissé faire la moitié du chemin… Je me proposais d’aller vous accueillir au seuil du jardin, mais j’ai constaté que vous devanciez mon désir par votre empressement.

Paul réplique sèchement :

— Je tenais à vous voir le plus tôt possible, monsieur Claudières ; après avoir hésité longtemps avant d’entreprendre cette démarche… Je suis dans un moment où l’on ne songe guère à l’étiquette. J’ai sonné : on ne m’a pas répondu. Je suis entré par la porte entr’ouverte.

— Mais je ne vous le reproche pas… Asseyez-vous, je vous en prie, interrompt Jean, avec une urbanité exquise.

Paul se laisse tomber dans un fauteuil ; il reste un moment silencieux, comme pour rassembler ses idées, sous le regard gênant de Jean qui l’observe. Puis il commence :

— Monsieur Claudières, j’ai beaucoup réfléchi avant de faire cette visite, ainsi que je viens de vous le dire… Vous comprenez donc que j’y attache quelque importance. Je vous prierai de m’écouter sans raillerie et sans hostilité…

— Comme il vous plaira, cher monsieur. Me voici attentif.

— Je veux vous parler de Nicole… Je m’intéresse à elle. Son avenir m’inspire des inquiétudes…

— J’ignore, monsieur, à quel titre vous vous occupez de cette jeune fille et si vous êtes son parent… Quant à moi, je vous ferai remarquer qu’elle m’est étrangère… Il est bizarre que vous vous adressiez à moi, en l’occurrence, alors qu’il serait tout naturel de confier vos craintes à Fripette, que cela regarde plus que nous, qui est son père… et votre ami…

— Il est vrai que les circonstances nous entraînent à discuter le sort d’une enfant dont la vie ne devrait point nous concerner, me concerner plutôt… Car, désormais, n’avez-vous pas acquis, vous, le droit de vous en mêler ?

— Pardon… Je ne saisis pas ?

— Je vous en prie, Claudières… pas de détours.

Paul commence à s’irriter. Sa voix tremble légèrement. Il reprend :

— Il est inutile de parler à mots couverts… Nous sommes seuls. Une franchise réciproque ne peut que hâter la fin de cet entretien qui nous est également pénible.

Jean lève la main pour l’interrompre. Il questionne d’un air agacé :

— Ah ! ça, monsieur, où voulez-vous en venir ? Me cherchez-vous une querelle ? Que signifie cette attitude ? Vous arrivez inopinément chez moi avec l’allure d’un homme qui aurait à me reprocher ma conduite envers sa fille ou sa sœur…

— Si l’un de nous pouvait être le père de Nicole, ce ne serait pas moi…

— Raison de plus pour réprimer vos emportements puérils — jeune homme ! Respectez mes cheveux gris…

— Ah ! Claudières… Trêve de persiflage. Causons sérieusement. Nicole vous aime. Donc, je veux…

— Vous voulez faire une sottise. Vous me demandiez de parler sans faux-fuyants ? Soyez satisfait : oui, Nicole m’aime. Et après ?… Que réclamez-vous ? Êtes-vous son fiancé ? Non : Mme Paul Bernard existe, ce me semble. Nicole vous a-t-elle promis quoi que ce fût ? A-t-elle sollicité votre présente intervention ? Non. Elle est venue librement à moi… Aucun prétexte ne vous autorise à jouer le rôle de protecteur. Seulement, vous vous étonnez qu’entre vous et moi, ce soit celui qui ne lui offre rien qu’elle choisisse… C’est extravagant, n’est-ce pas, que par exception, on préfère Cythère à Chrysopolis ? Nicole a commis à votre égard un crime de lèse-monnaie. Les femmes nous réservent de ces surprises, quelquefois. Oh ! très rarement… Or, croyez-vous que ce soit bien digne de venir me disputer Nicole au nom de vos millions, sans plus ?

— Si je m’étais présenté ici pour vous disputer une femme, aurais-je cette modération, Claudières ?… Ce n’est pas un adversaire qui vous parle sur ce ton, mais un homme désintéressé ; je m’incline devant son amour.

— Vous ne vous êtes point dérangé sans but pourtant ?

— Non.

— Alors, que veniez-vous me dire ?

— Épousez-la.

— Hein ?… Ah ! mais, vraiment, monsieur, vous affectionnez sauter dans l’existence du voisin. Qui vous dicte ce conseil ?

— Mon amour pour elle. Ne riez pas. Je vous défends de baver sur ces sentiments-là. Vous êtes un grand écrivain, Claudières… vous avez mille fois plus d’esprit que moi, votre talent fait l’admiration des gens de goût, mais comme homme de cœur, vous valez moins que mon palefrenier. Taisez-vous donc… J’aime Nicole. Plus même : je la comprends… C’est une enfant… Vous la croyez vicieuse : elle n’est qu’instinctive ; tout le mal qui est en elle vient de son éducation : ce n’est pas la faute de l’arbre s’il a poussé de travers, et ça n’empêche pas les fruits d’être bons… Nicole s’est jetée dans vos bras, poussée par la force de la nature… en fille innocente, sinon ignorante. Quand un homme a reçu le premier baiser d’une bouche pure, il doit témoigner plus de gratitude que vous ne le faites. Vous pensez que je n’ai pas le droit de vous parler ainsi : moi, je prétends le contraire. Un honnête homme a toujours le droit, de plaider la cause d’une jeune fille… Si je voyais une inconnue attaquée par des rôdeurs, je la défendrais bien… Ne puis-je sauver Nicole de vous qui lui volez son bonheur ? Épousez-la, Claudières… Vous devez sentir tout ce qu’il me coûte de vous dire cela… Je sais qu’elle ne sera guère heureuse avec vous, mais sa vie se trouvera faite, et elle vous aime trop pour qu’il en soit autrement… J’ai tenté tout ce que j’ai pu pour la détourner de vous. Maintenant qu’il est impossible de revenir sur le passé, ma conduite doit vous dicter la vôtre…

« Vous ne répondez rien ?

Jean s’adosse à la cheminée et réplique tranquillement :

— Mon Dieu ! monsieur, je me serais fait scrupule de vous arrêter : on a rarement le plaisir d’entendre de si belles choses. Vous eussiez fourni une tirade de troisième acte à M. Capus. Ensuite, comme j’ai la prétention de n’être point dément, vous m’obligeriez en me laissant la liberté de mes décisions et en mettant une sourdine à votre sollicitude intempestive.

— Ah ! Vous êtes bien le lâche que j’avais jugé !

— Quel est le lâche, ici ? Vous m’insultez, et je ne puis vous frapper : songez que vous êtes sous mon toit…

— Je m’en fiche ! Ainsi, vous prenez plaisir à faire le mal, uniquement pour le mal. Votre cerveau malsain et détraqué contamine les autres de votre pourriture morale… Vous avez taché cette vie commençante, comme un écolier jette de l’encre sur une page blanche. Tels certains hommes s’imaginent guérir d’un mal honteux, au contact d’un sang virginal — vous avez éprouvé le besoin de salir cette âme neuve au contact de votre esprit dépravé. Vous êtes un misérable.

— C’est tout, monsieur Bernard ?

— Non, ce n’est pas tout. Il me reste à dire le principal. En effet, vous êtes libre d’agir à votre guise. Votre devoir serait de réparer le mal dont vous êtes la cause, mais, si vous reculez devant cette responsabilité — au moins, laissez cette enfant, quittez Nicole, quand il est encore temps : à dix-huit ans, on a des années pour oublier…

— Parbleu, monsieur Bernard, vos discours devaient aboutir à cette conclusion. En somme, vous avez dépensé une demi-heure en propos diffus, au lieu de me dire tout bonnement : « Claudières, laissez-moi le champ libre… »

— Vous avez raison, assez de paroles. Je vous signifie maintenant mon ultimatum : épousez-la ou quittez Nice, sinon je préviens le père.

— Plaît-il ?

— C’est pourtant clair et concis, cette fois. Vous connaissez Fripette : c’est un homme inconscient et léger, mais le jour où je lui ouvrirais les yeux, où je lui dirais « Votre fille a un amant ; cet amant est célibataire et refuse de l’épouser », Fripette, qui adore Nicole, serait capable de vous tuer comme une mauvaise bête, et aurait tous les pères pour lui.

— Vous feriez une double indélicatesse : d’abord en perdant une jeune fille auprès de son père, ensuite en la calomniant : je vous donne ma parole d’honneur que Nicole n’est pas ma maîtresse.

— D’honneur ? Je serais curieux d’entendre la définition de l’honneur passant par votre bouche…

— Drôle !

Paul a levé sa cravache. Jean lui saisit le poignet. Je pousse un cri, je m’élance et me jette entre eux. Paul, stupéfait, gronde :

— Oh !…

Et recule jusqu’à la porte. Il esquisse un sourire amer : mon apparition ne l’engage guère à ajouter foi à la parole de Jean. L’émotion me fait trembler : si j’étais de celles qui s’évanouissent, j’aurais au moins le soulagement de perdre conscience. Mais la seule détente que j’éprouve est une crise de larmes nerveuses. Je m’effondre dans un fauteuil sanglotante, tandis que Jean crie à Paul :

— Sapristi ! Allez-vous-en, vous !… nous reprendrons cette conversation plus tard ; je suis à votre disposition.

Mais Paul se rapproche de lui, répond nettement :

— Ah ! pardon : entendons-nous. Je ne tiens pas du tout à me battre avec vous, monsieur Claudières. Vous autres, gens de lettres, vous avez une façon tout à fait légère de manier l’épée (en général, votre plume est plus meurtrière), et vos duels ne sont jamais sanglants. Moi j’ai pris des leçons d’escrime au régiment, d’un vieux soldat qui ne considérait point ces jeux-là comme une manière de réclame… Je craindrais d’avoir la main lourde au cours d’une rencontre, et je ne me soucie pas de vous tuer : Nicole me détesterait. Quant à nos injures, elles furent réciproques : ainsi, nous sommes quittes. Je ne me considère pas offensé par vous : témoignez-moi le même mépris. Je me contente de vous répéter : songez à ce que je vous ai dit. Adieu.

Il sort rapidement, claquant la porte derrière lui, avant que Jean ait pu répliquer. Bientôt un bruit de galop furieux laisse supposer qu’en ce moment le malheureux cheval doit recevoir des coups de cravache qui — bien que le touchant — ne s’adressent pas précisément à son échine…


Je pleure toujours. Il me semble que mes larmes vont continuer de couler ainsi sans se tarir, dissolvant peu à peu mes forces. Je sens un bras qui m’entoure la taille, une bouche qui se colle à mes paupières ; Jean boit ma douleur avec une sensualité cruelle. Je profite du charme que me donne la souffrance à ses yeux pour l’implorer :

— Oh ! Jean, ne m’abandonnez pas !… Qu’est-ce que vous allez faire, dites ?

— Ce que vous voudrez, ma chérie. Voulez-vous que nous partions ensemble ?… Que j’aille trouver votre père ?

— Ah ! Ce serait le meilleur parti : si vous précédiez Paul auprès de papa…

— Eh bien ! C’est chose faite. J’irai vous demander demain à Fripette.

— Demain ?…

— Hein ! Nicole, qui se serait douté que notre roman finirait ainsi ?

C’est drôle que je ne puisse pas éprouver, en joie, l’égal de ce que j’ai ressenti de tristesse : tout va se terminer pour le mieux, et pourtant je suis toujours oppressée, haletante, avec un restant de larmes au coin des yeux.

Je me lèvre pour partir. Jean m’enlace :

— Oh ! Nicole : ne partez pas comme cela. Terminons cette ennuyeuse journée sur un bon souvenir…

Il veut m’entraîner vers sa chambre. Vrai, il a du courage : je ne suis pas en train, moi, après ces émotions désagréables. Je m’échappe :

— Jean, laissez-moi rentrer : je suis brisée.

— Méchante !

Il se détourne, contrarié, puis il me prend dans ses bras et me quitte sur un baiser violent et délicieux.

C’est en sortant des Algues, devant les docks, sur les quais du port, parmi cette foule grouillante et gaie de matelots, de pêcheurs, d’artilleurs, que j’ai savouré ma joie. C’est vrai que tout s’arrange dans la vie ; on est bien bête de se faire du tourment !… Ce pauvre Paul : comme il a été bon de se montrer mauvais ! Quel était son but en réalité ? Avait-il vraiment le désir d’assurer mon bonheur, ou l’espoir de voir Jean renoncer à moi ?… Il semblait convaincu… Mais Jean le sceptique m’a enseigné la défiance. Chacun ne recherche que son intérêt : me l’a-t-il dite souvent cette phrase-là !

Qu’importe ! Paul, quelle que fût son arrière-pensée, a contribué à me rendre heureuse…

Il faut que j’empêche papa de sortir demain.




XIII


Ce matin, en me réveillant, j’ai pensé : « C’est aujourd’hui que Jean me demande en mariage. »

À déjeuner, j’interroge papa :

— Que comptes-tu faire, cet après-midi ?

— Mais… un tour à Monte-Carlo, comme d’habitude. Viens-tu avec moi ?

— Écoute, papa : veux-tu me sacrifier ta journée ? J’ai envie que tu restes à la maison.

— Quelle idée ! voyons, ma petite Nicole, il faudra bientôt songer au retour… Profitons des derniers temps de notre séjour pour sortir un peu… Tu exiges que je m’enferme ici par ce beau soleil ?

— Tu m’enfermerais bien dans un salle de jeu.

— Mais, qu’est-ce que cette lubie ?… Depuis un mois, au moins, nous vivons chacun de notre côté : ce n’est pas ma faute, tu t’ennuies là où je m’amuse, et j’ai pour principe de te laisser libre… Je ne te force pas à m’accompagner et tu ne t’en plains guère, ce me semble ? Tu es toujours fourrée chez Mme Schlinder… Pourquoi diable ce caprice de me cloîtrer auprès de toi aujourd’hui ?…

— J’ai mal à la tête ; je me sens un peu souffrante…

— Allons donc ! tu as une mine superbe, tes yeux pétillent. Oh ! Nicole, tu me caches quelque chose !… Tu as un motif pour me faire rester, sans ça tu n’insisterais pas. Voyons : de quoi s’agit-il ?

Une superstition m’empêche de répondre… Je me rappelle une phrase que j’ai lue, précisément, dans l’article d’un ami de Jean, de l’écrivain Sinclair : « Il ne faut pas parler de son bonheur : cela porte malheur. »

J’ai peur d’attirer quelque contretemps, un événement fâcheux qui empêche Jean de venir, si je préviens papa… C’est idiot. Mais, allez donc raisonner la superstition !

Je dis simplement :

— Papa, nous devons recevoir une visite cet après-midi… Je ne peux te nommer le visiteur, ni t’apprendre le mobile de sa démarche : c’est une surprise. Sache seulement qu’il est question d’une chose très importante, très… dont j’ai grande envie. Dis, mon petit père, attends avec patience et sans m’en demander plus long, tu me feras tant de plaisir !

— Tu as besoin de moi, pour ça ?

J’éclate de rire. Il est comique, papa, à un point dont il ne se doute pas ! Je réplique :

— Oh ! oui. Il faut absolument que tu sois consulté.

Papa ne résiste plus : je me suis jetée à son cou, câline, et il est incapable de me refuser ce que je sollicite de cette façon. Il hausse les épaules, s’installe sur le canapé et se plonge mélancoliquement dans la lecture des journaux de Paris.

Je commence à partager mon temps entre la pendule, la fenêtre et la glace.

Voyons, il n’est que deux heures. Quand viendra Jean ? À cinq heures ? C’est bien tard, l’heure des visites… Trois heures ?… Ce serait un peu tôt… Il arrivera sans doute vers quatre heures.

Malgré cette supposition, je ne puis m’empêcher de regarder dans la rue, chaque fois qu’un roulement de voiture se fait entendre. Ou bien je surveille, au tournant de l’avenue de la Gare, les passants de haute taille, à démarche nonchalante.

Puis, je reviens à la cheminée, en face de la glace ; je refais une boucle trop frisée. J’ai mis une blouse de soie bleue, avec ma jupe bleu-marine. Mon cou s’élance, long et blanc, se dégageant du corsage échancré.

Bon. Je ne suis pas trop laide. Deux heures et quart… Mon Dieu, comment passer le temps ?

J’ouvre — pour la première fois — le vieux piano couvert d’une housse effilochée qui meuble l’angle du salon. C’est une casserole… les touches rendent un son fêlé de tympanon, il y a des dièzes qui ne marchent plus. Je renonce à jouer, après avoir exécuté les premières mesures d’une gavotte ancienne.

Je prends un livre. C’est l’admirable Jack, de Daudet. Mais, je lis des yeux… mon âme est ailleurs. Et puis, la tristesse amère qui se dégage de cette œuvre poignante n’est pas pour calmer mon énervement. Je revois le chapitre d’Indret, l’arrivée de Jack chez… On a sonné !

Je me précipite dans l’entrée, malgré moi, le cœur battant. La cuisinière parlemente avec quelqu’un.

Je questionne, la voix angoissée : « Qu’est-ce que c’est Maria ? — C’est mon huile qu’on apporte, mademoiselle », répond placidement la fille.

Et le garçon épicier suit la bonne dans sa cuisine, après avoir regardé d’un air effaré cette jeune fille tout émue qui le considère avec des yeux farouches.

Cette fausse alerte m’exaspère. J’appelle Pinotto : « Tiens-toi dans l’antichambre. Tout à l’heure, un monsieur viendra : tu le feras entrer directement au salon. » Le groom dit : « Oui, m’zelle ! » en enfonçant son index droit dans sa narine gauche. J’envie le calme inaltérable que reflètent la figure de ce gosse, le visage de la bonne, et celui du garçon épicier. Dire qu’il y a des gens qui n’attendent rien, aujourd’hui !

Je retourne à la fenêtre. Papa, par-dessus son journal, suit mes allées et venues d’un air intrigué. Il se divertit de mon impatience à laquelle il doit attribuer une cause futile ; il hoche la tête, sourit moqueusement, et semble penser : « La jeunesse est une belle chose ! »

Je m’étends par terre, en sphinx : c’est encore la posture qui me délasse le mieux. Et je rêve…

Je repasse mentalement ces trois derniers mois, depuis que j’ai fait la connaissance de Jean. Je me rappelle le premier jour où sans savoir qui il était, je fus séduite, attirée par son visage étrange, pas beau certes, mais pire…, son teint d’ambre olivâtre, ses yeux changeants, son sourire sardonique. Puis, ce que j’éprouvai, lorsque Paul me l’eut nommé, m’apprenant ainsi que cet inconnu, je le connaissais déjà par ouï-dire, imbue des idées fausses puisées dans ses romans et des racontars infâmes qui circulent dans le monde où vit papa… Je refais la promenade à Mont-Boron ; il me semble goûter la douceur anxieuse du baiser imprévu et sentir de nouveau l’odeur résineuse des pinèdes et le parfum des eucalyptus. Je me revois chez lui, frémissante, affolée, honteuse, et délicieusement meurtrie… Ces souvenirs m’enfièvrent ; je crispe les orteils, je me tords sur le tapis ; et je me relève d’un effort de jarrets, pour secouer mon égarement dangereux. Je regarde du côté de papa : il médite la dernière page de l’Écho.

Les tintements de la pendule me réveillent tout à fait ; un… deux… trois… quatre… Il est quatre heures… Enfin ! Maintenant, trépidante, je fais la panthère captive, marchant de long en large, tel un fauve derrière les barreaux de sa cage. Papa finit par me dire :

— Ne tourne donc pas comme ça, Nicole, tu me donnes le mal de mer. Qu’est-ce que tu as, bon sang ?

Cinq heures, cinq heures et demie. Je m’énerve tellement que j’en ai les yeux cernés et les joues pâlies.

Papa m’interpelle gaiement, sans soupçonner l’ironie de sa phrase :

— Eh bien ! Si c’est un amoureux que tu attends, je crois qu’il est en train de te poser un lapin ?

— Zut !

Je suis plus polie d’habitude, mais papa me paraît agaçant à cette minute !…

À six heures, un coup de sonnette ; je me raidis, les joues trop chaudes et les mains glacées C’est lui…

Et Pinotto, obéissant à mes ordres, fait entrer… Hubertin !

Oh ! que ces contretemps du hasard semblent combinés par quelque influence maléficieuse !

Papa s’exclame :

— Enfin ! vous voilà, vous. Ben ! vous pouvez vous vanter de préoccuper l’esprit de ma fille. Elle vous attendait avec une impatience !… Il faut l’avoir vue pour s’en faire une idée.

Le journaliste ouvre de grands yeux. Il nous regarde tour à tour d’un air de stupéfaction indicible. Il doit penser : « Comment, elle m’attendait ?… Elle savait donc que je viendrais ? » Il n’y comprend rien. Mais cet homme est la discrétion même. D’une nature indifférente et personnelle, Max ne s’occupe jamais des affaires des autres, à moins que l’intérêt professionnel ne l’y incite.

Intuitif, il devine à ma rougeur qu’il est l’objet d’un malentendu. Il ne formule aucune question, pour éviter la fâcheuse gaffe, et détourne la conversation :

— Je venais vous demander si vous avez disposé de votre soirée ?

— Mais… non, répond papa, en me consultant du regard.

Hubertin continue :

— Alors, je vous emmène au Casino. Ce soir aura lieu la fête organisée par l’Association de la Presse quotidienne du Littoral. Vous verrez : ce sera réussi. Nous avons transformé le hall en kermesse. On y trouvera un peu de tout. Des chansonniers de Montmartre, en tournée. La reconstitution d’un café maure, avec des danseuses arabes. Une tombola, bien entendu. Mme de Delphes y officiera, nous fera un cours de chiromancie, et Mafiole y chantera. Un bal terminera la fête…

Papa veut retenir Hubertin à dîner, mais celui-ci proteste :

— Du tout, du tout. D’abord, il faut que je rentre chez moi pour me mettre en habit…

— Eh bien ! Allez vous habiller et revenez, sans ça, je me fâche.

Max finit par accepter. J’ai assisté à ce débat avec détachement. Maintenant que sept heures approchent, que Jean ne peut plus se présenter, les mêmes craintes défilent dans ma tête, ressassées comme une obsession : « Que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’a-t-il fait pendant cette longue journée ?… S’il avait été empêché de venir, il m’eût prévenue, d’une façon ou d’une autre… Désormais, il n’a plus à craindre de m’écrire. Alors ?… Un accident… Oui c’est cela… Il a dû tomber malade, cette nuit. Une crise de fièvre, d’entérite, peut-être… Ou bien, si une automobile l’avait écrasé, sur la promenade des Anglais, au moment où il se rendait ici ? »

Je regarde Hubertin qui va repartir : s’il est arrivé quelque chose, il doit les avoir, lui…

Je l’arrête dans l’entrée, tandis qu’il enfile son pardessus.

— Dites donc, monsieur Hubertin, vous a-t-on apporté la nouvelle d’un accident mortel, d’un événement tragique, cet après-midi, à votre journal ?

Max, qui ne songe plus qu’à changer de vêtements, se retourne, un peu maussade :

— Ma foi, mademoiselle !… Voyons ?… Ah oui : il s’est passé un drame cours Saleya. Un ouvrier plombier a assassiné sa maîtresse en lui défonçant le crâne avec une barre de volet puis, il s’est jeté par la fenêtre…

— Ah !… c’est tout ?

— Ça ne vous suffit pas ? Ben ! Mes compliments, vous aimez les faits divers sanglants, vous, au moins !

Et Hubertin dégringole l’escalier de son allure toujours pressée.

Lorsque nous sommes seuls, papa me dit d’un air malin :

— Es-tu restée enfant pour ton âge, Nicole ! Toi si précoce par moment : tu as gâté ta journée en la traînant dans une impatience fébrile, et pour quoi ! Pour aller passer la nuit au bal. C’était ça, ta surprise, la chose, très, très importante dont tu avais tant envie !… Si j’avais su, c’est moi qui serais parti pour Monte-Carlo !… Allons, cours te faire belle maintenant, pour bien jouir de ton plaisir.

Père est content, malgré ses taquineries, persuadé que je vais m’amuser énormément… Je ne lui souhaite pas d’éprouver jamais l’irritation nerveuse, l’espèce de courbature morale, qui me brisent à ce moment, pendant que j’agrafe n’importe quelle robe, à la six-quatre-deux… M’amuser !

Ce dîner m’assomme. Hubertin est revenu, pimpant, fringant, très en train. Il bavarde gaiement. Papa lui donne la réplique, lançant ses mots de vaudevilliste. Tout m’exaspère… Pinotto, qui fait trop de bruit quand il débouche une bouteille de champagne ; et le tintement des cuillers au fond des assiettes de potage, et le rire de Max, accueillant les saillies de papa. La sonorité de leurs voix frappe désagréablement mes oreilles…

Je me ronge, morne et taciturne. Je sens une brûlure au creux de l’estomac. L’incertitude, qui mord et qui déchire, c’est le vautour de Prométhée. L’attente, quelle qu’elle soit, me torture…

Mon mutisme n’est guère remarqué par notre convive, ni par papa. Cela se conçoit : lorsque deux hommes de lettres font assaut d’esprit, il ne reste pas de place pour un troisième interlocuteur. Ce soir, Hubertin s’est piqué au jeu, éperonné par les boutades spirituelles de mon père : il tient à prouver à son ami Fripette qu’il n’a pas encore dépouillé le vieil homme du boulevard.

Le silence où je m’absorbe — absente — peut passer pour de l’attention.

Je n’ai pas mangé. Je veux calmer cette fièvre qui me consume intérieurement : je bois, coup sur coup, de pleins verres de champagne. Hubertin, assis à ma droite, finit par s’en apercevoir et semble étonné.

Tout à coup, une phrase de Max, parlant à papa, me fait dresser l’oreille :

— Ce Claudières, hein ?… Quel battage ! Quel « chiqué » !…

Je lui décoche un regard meurtrier, mais une sagesse prudente m’empêche de bondir : après tout, c’eût été exceptionnel que ces deux écrivains, causant ensemble, ne fussent entraînés à éreinter quelque confrère.

Papa questionne, d’un air paisible :

— À quel propos dites-vous ça ?

— Parce que j’ai été le témoin d’une petite scène assez drôle, ce matin. J’étais sur le quai de la gare, attendant quelqu’un. Tout à coup je vois Claudières s’avançant à ma rencontre. Et, au même instant, arrivant par l’express de Gênes, Simon Valin, l’envoyé du Quotidien, nous rejoint congestionné, suant, et poudreux ; tenant sa valise d’une main, faisant de l’autre des petits saluts d’amitié à la ronde. Il venait d’Italie, ayant voulu constater les ravages du dernier tremblement de terre. Et le voilà qui nous accable sous le poids de ses descriptions indigestes — intarissable… Claudières le laisse parler cinq minutes. Puis, à son tour, évoquant la contrée éprouvée telle qu’il l’a vue avant la catastrophe, ce magicien du Verbe se met à nous enchanter, Valin et moi, de cette éloquence prestigieuse dont il a le secret… Ses doigt dessinant des arabesques dans le vide, ses yeux noyés regardant au loin, les phrases s’enguirlandant aux phrases avec une facilité merveilleuse, il nous tenait sous le charme ; nous croyions revoir les paysages qu’il décrivait, et Valin allait oublier l’heure du train de Paris… Lorsque, soudain, interrompant au beau milieu son improvisation ailée, Claudières interpelle Valin, et lui propose sur un ton différent, de sa voix d’affaires : « Au fait, mon cher, annnoncez donc dans votre prochain article que je pars pour la Sicile… » Et, tirant une photo de son porte-cartes : « Faites passer mon portrait encadré d’une petite tartine. Je vous enverrai, de là-bas, au fur et à mesure, une série d’impressions sur la désolation du pays bleu… » Et nous serrant la main, Claudières saute dans son wagon.

« Que pensez-vous de cette rencontre entre deux trains, dont Claudières profite aussitôt pour faire payer les frais de son voyage par la caisse du journal ?… En voilà un qui s’entend à soigner sa publicité et ses intérêts…

— Qu’est-ce que tu as, Nicole ?

Un étourdissement m’a renversée sur ma chaise, si pâle que papa s’en est aperçu. Les choses tournent autour de moi ; j’ai le vertige, et la figure anxieuse de mon père, le visage interrogateur d’Hubertin, m’apparaissent tout proches de moi, puis semblent s’éloigner graduellement au fond de la pièce, devenus petits, petits.

— Que peut-elle avoir ? s’inquiète papa, elle qui n’est jamais indisposée…

Je rassure papa d’une voix faible : « Ce n’est rien : un léger malaise. »

Et Hubertin suggère :

— Est-ce que mademoiselle Nicole n’aurait pas pris un peu trop de champagne, sans s’en douter ? Quand on n’est pas habitué… Mais ses yeux démentent ce qu’il a dit : ses prunelles brillantes d’oiseau fixées sur ma figure défaite, Max flaire quelque chose de louche et d’insolite qui plane ici depuis son arrivée… Il paraît perplexe et regarde papa d’un air surpris, confondu que ce père ne sente pas comme lui l’étrangeté de mon attitude.

Hélas ! Il est toujours distrait, M. Fripette… S’excusant auprès de Max qui prend congé, discrètement, papa m’emmène dans ma chambre, me déshabille lui-même, me tâte le pouls, s’effraye, s’affole, prononce les mots de scarlatine et de fièvre typhoïde, ne pensant qu’au mal physique, jamais au moral… Puis, ayant peur que je ne prenne froid, il crie à Maria de préparer une bouteille d’eau chaude, me couche, et me borde dans mon lit, comme quand j’étais petite…

Ces précautions maternelles qui pallient l’insouciance habituelle de ce père faible et excellent, me déchirent la gorge d’un attendrissement brusque et violent, aux hoquets bruyants ; et ma douleur crève en sanglots d’agonie… Toute la nuit, je pleure ainsi sans que la fatigue parvienne à m’assoupir, veillée par papa qui est resté en frac, un camélia double à sa boutonnière, et qui murmure désespérément :

— Mon Dieu… Si elle allait tomber malade… La fièvre typhoïde débute quelquefois par une crise de larmes… Pauvre petite ! Elle qui se réjouissait toute la journée en pensant à ce bal du Casino.





XV

Je suis restée couchée trois jours, prostrée dans ma détresse. Le docteur, appelé en toute hâte, a tripoté mon poignet d’un air indécis, pour diagnostiquer finalement : « Surexcitation du système nerveux. Peut-être n’a-t-elle rien, peut-être couve-t-elle quelque chose : les symptômes sont vagues… Attendons. » Papa, toutes les deux minutes, s’approchait de moi, palpait mes joues brûlantes, d’une main délicates et timide. Hélas ! ce n’était pas la fièvre qui empourprait mes pommettes chaudes — mais la rougeur cuisante d’une humiliation terrible… Dire qu’il est parti sans un adieu, semant mon souvenir derrière lui, avec mépris, comme on jette l’écorce d’un fruit…

Quand je songe qu’il a cédé à la menace de Paul, aux craintes que lui inspirait mon père, ce Claudières peureux et menteur !…

Il est poltron et fourbe. Je ne sais ce que je déteste le plus, de sa fausseté ou de sa lâcheté…

Qu’il redoute papa, passe encore… Mais pourquoi cette cruauté superflue de m’abuser d’une promesse perfide ? Pourquoi m’avoir trompée sans raison ?… Sans raison ? Ah ! J’y pense… Comme Jean paraissait épris après le départ de Paul, l’autre jour ! Mes larmes, mon effroi, mon désordre, tout semblait le tenter, et cette sollicitation pressante avant que je le quitte… Le misérable : s’il m’a bouleversée ainsi en faisant luire à mes yeux un avenir de bonheur, c’était pour me garder une heure de plus docile et domptée ; pour assouvir son caprice — sans se soucier des conséquences ; et il avait déjà pris la résolution de partir le lendemain !… Je comprends tout, maintenant.

J’ai eu pitié de papa qui errait, ces jours-ci, dans la maison comme une âme en peine ; je l’ai renvoyé à Monte-Carlo, j’ai prétendu me sentir bien, très bien, tout à fait rétablie.

La vie recommence ainsi qu’auparavant. Je ne vois plus papa qu’aux heures des repas, et encore : souvent il dîne là-bas, pour avoir le le temps de se refaire d’une « culotte ».

Je reste accroupie sur un pouf, dans l’encoignure de ma chambre ; je ne sors plus. J’exècre Nice, à présent. Oh ! les grands palmiers noirs sous le crépuscule d’un ciel d’incendie ; les dentelures mauves des Alpes ; le bleu lumineux, les reflets argentés de la Méditerranée : j’ai pris toute cette beauté en horreur… La joie ensoleillée du ciel insulte à ma douleur. C’est cette nature resplendissante qui est cause de mon malheur.

C’est elle qui m’a rendue amoureuse, qui a fait circuler dans mes veines un sang plus chaud, plus vivace. C’est son atmosphère entêtante de parfums tièdes qui a développé ma sensualité ; enfin, c’est la grâce voluptueuse de son décor éblouissant qui m’a fait souhaiter… un acteur.

Terre d’amour, terre de mensonge, tel le stuc de tes faux marbres cache tes pierres de taille, le mirage de ton enchantement nous cache la turpitude des passions factices.

J’appelle ardemment les matins frileux de Paris, la laideur de ses faubourgs populeux, la boue, la poussière de ses rues. J’ai besoin de sa pluie grise, de son temps maussade pour chasser la folie que ce soleil a mise en moi.

Je comprends maintenant les femmes qui aiment pour vivre au lieu de vivre pour aimer : la dernière des filles entend mieux son rôle que moi puisqu’elle avilit l’amour et que l’amour n’est fait que pour ça.

J’ai un goût âcre dans la bouche, une désespérance infinie au cœur… Quelle leçon, quel châtiment reçoivent mes imprudences, ma légèreté quelque peu perverse !… Allons, Nicole, vas-tu faire des phrases pour manuel d’éducation à l’usage des jeunes filles ?… Non, je ne veux pas croire à une punition parce que les souillures de la réalité ont bavé sur mon rêve. Je suis mal tombée, voilà tout.

Moi, j’ai décidé de prendre le meilleur parti : la vie me devient intolérable à Nice. Ces souvenirs, cette piteuse aventure… Il faut que nous retournions ; Paris.

Je vais droit à la chambre de papa. Il rentre à l’instant et change de veston. Il m’examine :

— Comme ta robe est sale… tu t’es déchiré… Tu as donc été dans la campagne ?

— Oui. Non. Ça n’a aucun intérêt. Papa, je suis malheureuse ici : repartons pour Paris.

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu es malade…

— Non, mais je le deviendrais si je restais à Nice.

— Tu plaisantes, fillette. Tes lubies brouillent mes projets. Je tiens, au contraire, à prolonger mon séjour. Nous resterons jusqu’à la fin de mai. Voici mes raisons ; je suis presque décavé ; je n’ai pas écrit une scène de la pièce que j’ai promise à Borderelle. Je compte travailler tranquillement ici, en jouant de temps à autre, raisonnablement, pour équilibrer mon budget. Tu comprends qu’un voyage maintenant me causerait des tracas inutiles… On est si bien, à Nice, ma petite Nicole, je fait toujours toutes tes volontés, mais, cette fois, je ne cèderai pas : nous demeurerons sur la Riviera jusqu’à la fin du printemps. Après tout, tu n’es pas à plaindre…





XVI


Rien n’est comparable à l’énergie passagère d’un homme faible : les réserves de volonté accumulée durant les jours de mollesse l’arment d’une force invincible au moment où elle déborde.

Depuis trois jours, j’insiste en vain pour décider papa au départ : ce nonchalant résiste ; cet indécis s’entête. Seuls, les attraits couleur d’or du soleil et du jeu m’expliquent son attitude anormale.

Une rancune sourde m’irrite contre lui : insouciant et paisible, il jouit avec béatitude du beau temps, des repas succulents, des promenades, — sans se douter de l’orage qui éclata près de lui, sans voir mon visage ravagé. C’est terrible de vivre à côté d’un homme distrait : un distrait, c’est un égoïste inconscient.

Il s’est occupé de moi quand j’ai été malade ; aujourd’hui, il me croit guérie parce que je ne souffre plus physiquement. L’autre soir, il a regardé longuement ma figure allongée, ma bouche silencieuse, mes yeux sombres. J’ai cru qu’il allait s’inquiéter, soupçonner enfin… J’ai rougi. Mais, il m’a dit :

— Comme tu as mauvais caractère, Nicole ! Tu boudes. Tu m’en veux de n’avoir pas cédé à ton caprice… Ça te semble inusité, exorbitant, d’obéir… Ah ! je t’ai bien mal élevée…

Il s’en avise un peu tard.

Oui, il a eu tort de laisser mon esprit souffler au gré des vents, mon imagination vagabonder à sa guise… Dire qu’il y a des enfants qui connaissent la bonne terreur de redouter l’autorité d’un père !… Des jeunes filles ignorantes et candides qui n’ont pas lu tous les livres !… Ô la petite vie tranquille des vierges sages, sévèrement éduquées, qui taillent leurs robes elles-mêmes, qui font de l’aquarelle et de la pyrogravure !

Elle n’ont pas de Claudières dans leur existence, celles-là !

Je rumine toutes ces réflexions en bouclant rageusement ma valise… Oui, je m’en vais. Une dernière folie. Il ne veut pas partir, ce père aveugle… Tant pis : je m’en vais — sans prévenir. J’ai joué ma fuite à pile ou face : le rapide Côte-d’Azur quitte Nice à neuf heures du matin. Or, je sortirai de la maison à huit heures et demie, ouvertement : je ne me cacherai pas, non. Si le moindre incident m’arrête, je resterai, j’obéirai au sort.

J’ai ouvert la porte de ma chambre, je suis passée devant celle de papa : son souffle régulier rythmait le silence : il dormait. Maria balayait la salle à manger : elle ne m’a pas vue. Dans l’antichambre, Pinotto ronflait, étendu sur une banquette. Il m’a semblé que personne ne songeait à moi : papa sommeillant, chacun vaquant à sa besogne matinale… Une sorte d’indifférence planait sur les choses, m’enveloppait de tristesse. J’ai fui.

J’ai regardé, pour la dernière fois, les trois palmiers du jardin d’en face ; l’avenue de la Gare et sa voûte de platanes ; une pâtisserie où j’allais manger des meringues. (C’est bête ces petits détails qu’on retient malgré soi.) Je quitte ce pays sans éprouver le regret vague qui accompagne les départs.

J’ai trop souffert, ici. J’ai hâte d’échapper, d’oublier ailleurs… Je ne verrai jamais plus le port animé, l’eau bleue de la baie des Anges, les collines verdoyantes du Mont-Boron et la villa de Jean, toute blanche sous le soleil ; son jardin au parfum violent d’œillets et de mimosas…

Dans le hall de la gare, je cherche mon porte-monnaie. J’avais deux cents francs, mis de côté, dans ma bourse. C’est suffisant pour le voyage. Je prends mon billet. Je m’installe.

C’est la première fois que je voyage seule. J’ai des petits pincements au cœur ; des sanglots refoulés m’étranglent d’une boule à la gorge. Je me sens isolée, sans appui, sans abri. J’ai bourré machinalement ma valise de mouchoirs de chemise, d’un peigne, d’une boîte à poudre et d’un assortiment de brosses.

Où vais-je ? Arrivée à Paris, que ferai-je ? Je n’en sais rien. Je me sauve de Nice avec l’instinct d’une bête blessée qui s’éloigne de l’endroit où le chasseur l’a frappée, pour reprendre le chemin de sa tanière.

Papa ? Que pensera-t-il en ne me voyant plus ?… Bah ! il aura de la peine… Et puis ? quand je frémissais d’angoisse, d’impatience et d’amour, il traçait des numéros sur des petits cartons noirs et rouges ; quand je souffrais d’une torture intime, il déjeunait tranquillement en face de moi, mâchant sa viande ; quand je l’ai supplié de partir, il m’a traitée de capricieuse : quand je me suis ramassée sur moi-même, cuvant mon désespoir, les yeux clos et les lèvres serrées, il m’a accusée de bouder !… Qu’il souffre : c’est son tour.

La douleur me rend mauvaise. Recroquevillée dans un coin du compartiment, je darde des regards farouches sur mes compagnons de voyage, deux Américains joyeux et sans façon qui font du bruit comme quinze.

Paris !… Dans le flot des voyageurs, poussée, entraînée, je sors de la gare de Lyon. Le froid — ce froid vif du printemps de mars — me saisit m’étonne, après la tiédeur de Nice. J’aspire cet air frais avec un soupir de délivrance : je n’ai jamais vu Claudières ici ; rien ne me le rappellera.

Je saute dans un taxi. Machinalement, j’ai crié mon adresse :

— Rue La Boëtie !

Puis, je songe soudain que si j’arrive ainsi, toute seule, la nuit, à la maison, le valet de chambre va s’affoler, demander où est monsieur, m’irriter de questions indiscrètes… Je n’ose descendre de voiture ; j’hésite… je ne sais quel parti prendre… Il faut pourtant que je couche quelque part. Je dis au cocher :

— Non ! Avenue des Ternes !

Eva Renaud !… Ma folle marraine, la fée de théâtre, la blonde actrice à la mode de 1890, la maîtresse du duc de Newcastle et du roi Miarko, que va-t-elle dire, cette bonne Eva qui me donna d’étranges conseils, il y a six mois, se montra défavorable au mariage et me mit en garde contre l’amour ?… Voici la villa des Ternes. Je suis obligée de sonner pour me faire ouvrir la grille. Je m’oriente dans les jardins. Devant la porte d’Eva, j’attends quelques longues minutes avant qu’un pas s’approche de l’intérieur, à mes coups de marteau répétés.

C’est vrai… J’oubliais l’heure tardive.

La voix d’Eva filtre à travers l’huis. Elle questionne, hésitante :

— Qui est là ?

Il y a vingt ans, à cette heure-ci, la belle Renaud, dans sa loge remplie d’adulateurs, essuyait son fard de théâtre et se refaisait un maquillage de ville pour aller souper au café de Paris…

Aujourd’hui, réveillée dans son premier sommeil, elle demande timidement, en bonne bourgeoise inquiète : « Qui est là ? »

Je réponds :

— C’est moi, Nicole !

Un bruit de verrous vivement tirés ; la porte s’ouvre. Et je tombe dans les bras d’Eva :

— Ma petite fille ! Toi, toute seule, au milieu de la nuit ! Qu’est-il arrivé ?… Tu me fais peur. Tiens ! tu as une valise ? Tu viens de Nice, directement ? Et ton père ?

— Entrons, marraine. Je vous expliquerai…

Elle me conduit dans sa chambre, où la veilleuse jette une lueur bleuâtre. Elle allume une lampe. Dès qu’il fait plus clair, je m’aperçois que ma pauvre marraine est en chemise de nuit, vêtue seulement d’un peignoir passé à la hâte ; ses pieds nus sortant des pantoufles. Elle me considère avec stupéfaction.

Je m’agenouille auprès d’elle, entourant son cou de mes bras, ma tête appuyée sur sa poitrine tiède. Ainsi abritée contre elle, je narre mon aventure lamentable, sans omettre un détail, sans oublier un incident. Eva m’écoute attentivement, coupant çà et là mon récit d’une exclamation émue, d’un mot de regret, d’un geste colère…

À la fin, elle s’écrie :

— Je t’avais bien dit que les hommes ne valent rien !… Ma pauvre petite enfant, tu as gâché trois beaux mois de jeunesse : trois mois qui comptent pour des années, car tu t’attristeras souvent à les revivre, durant ces heures de songerie où l’on ressasse ses souvenirs… Ah ! si j’avais été là ! Je te l’aurais décortiqué en cinq minutes, ton Claudières !… J’aurais fait tomber le masque, découvert l’homme, ses turpitudes et ses petites vilenies… Je t’aurais vite désabusée : ce qui ternit le prestige des gens célèbres, c’est l’envers de leur célébrité…

« La Gloire touche le ciel avec son front, mais sa robe trempe dans la boue.

« Et quand je t’aurais prouvé la bassesse de ton Claudières, si tu l’avais quand même aimé, c’est que tu n’aurais fichtrement pas été dégoûtée ! »

J’ai pâli affreusement. Eva me regarde avec acuité et s’exclame :

— Mais, il te tient encore, ma parole !…

Ah ! folle, folle ! Tâche, au moins, de retrouver ta fierté.

— Vous avez raison, marraine. Vous verrez… J’ai pris de sérieuses résolutions. C’est la dernière étincelle… Maintenant, le feu est mort.

— Repose-toi, à présent. Tu vas coucher dans mon lit et rester ici jusqu’au retour de ton père. Je lui écrirai demain.

— Vous dites ? Mais je ne veux pas que vous préveniez papa !… Je ne pourrais le voir en ce moment.

— Tu oublies qu’il doit être fou d’inquiétude, ce pauvre malheureux Fripette !

— Accordez-moi quelques jours de répit… L’incompréhension de mon père m’exaspère… J’ai besoin de me calmer.

— Ma Nicole, ne sois pas méchante : si ton père, par son insouciance, est la cause première de ton mal, c’est inconsciemment. Il t’aime plus que tout. Toi, ne le fais pas souffrir volontairement : ta faute n’aurait pas d’excuse.

— Je suis incapable de raisonner. C’est malgré moi, mais je ne veux pas voir papa…

— Pourtant, je ne puis le laisser dans une telle incertitude. Ne pas savoir où tu te trouves, c’est atroce pour lui !

— Écoutez, marraine : vous connaissez mon caractère. Je vous jure que si vous écrivez à papa je quitte votre maison et je me cache si bien que vous ne me retrouverez pas…

— Allons, voyons, ne t’exalte point… Je n’écrirai rien. Maintenant, tiens-toi tranquille et va dormir.

J’affecte de la croire, quoique sa promesse me semble douteuse. Je me couche paisiblement, ferme les yeux… Eva me regarde longtemps ; puis rassurée, passe dans la pièce voisine, dont elle laisse la porte ouverte… Et, le reste de la nuit, j’entends le grincement d’une plume courant sur le papier.

Au matin, je me lève doucement… Eva, vaincue par la fatigue, s’est endormie les bras sur la table, la tête dans ses mains. Sa lettre à papa, terminée, s’étale devant elle, à côté de l’enveloppe où se trouve déjà l’adresse : « Monsieur Fripette, boulevard Dubouchage, Nice. » Je lis la lettre :

« Mon cher Fripette.

« Ta fille est chez moi ; elle a fait une fugue, quittant Nice, dont elle s’est lassée subitement. Ne te fais pas de chagrin ; ne t’inquiète pas ; je veille sur elle. Mais ne reviens pas tout de suite. Je t’expliquerai… Cette petite est très énervée : elle a besoin de ménagements… »

Je ne continue pas la lettre ; je la glisse dans mon corsage. Prenant une feuille de papier blanc que je plie en quatre je la mets dans l’enveloppe, dont je colle les bords soigneusement. Eva, en se réveillant, croira l’avoir cachetée avant de s’endormir : elle l’enverra telle quelle à papa, qui n’y comprendra rien… Ça me fera toujours gagner un peu de temps.




XVII

Voici quatre jours que je suis chez Eva Renaud. Celle-ci s’étonne visiblement du silence de papa. Bien que le priant, dans sa lettre, de ne pas revenir de suite, elle pensait qu’il partirait quand même ou lui répondrait du moins par retour du courrier… De temps en temps, Eva me regarde d’un air soupçonneux ; puis, elle semble se dire : « Mais non, c’est impossible… puisque je l’ai mise moi-même à la poste !… »

Cet après-midi, ma marraine griffonne fébrilement quelques mots au crayon sur une feuille volante… Elle m’épie, d’une œillade oblique, pour voir si j’y prête attention. Chère Eva ! Son manège me fait songer à ces femmes audacieuses qui écrivent à leur amant, sous le nez du mari. Elle prépare une dépêche pour papa, parbleu ! C’est facile à deviner… Et lorsqu’elle sort subrepticement, je suis certaine qu’elle court au bureau de poste.

Tant pis… ou plutôt, tant mieux : déjà reposée, moins affolée, l’esprit lucide, je commence à plaindre mon pauvre père qui me cherche sans indice, réduit aux conjectures, me croit peut-être victime d’un accident… Je me représente son chagrin, d’autant plus vif qu’il est de caractère faible… Et je me reproche cette cruauté inutile…

Pendant l’absence d’Eva, je rôde mélancoliquement à travers le logis, désœuvrée, désemparée, envahie de mollesse. En passant devant une glace, je m’aperçois : triste image… J’ai bien l’air d’une vaincue. Le bleu de mes yeux s’est brouillé de gris ; mes lèvres ne savent plus sourire ; mes joues, si roses auparavant, ont pris une teinte uniforme d’ivoire pâle ; deux plis creusent leur ovale allongé. Seuls, mes cheveux blonds sont restés brillants, égayés de lumière dorée.

Que Jean serait content s’il me voyait ! Mon aspect malheureux, ma figure douloureuse et vieillie lui feraient ressentir la jouissance âpre des mauvais triomphes.

Ah ! cette idée me cingle comme un coup de fouet. Je ne veux pas, je ne veux pas ! Tout — les peines, les humiliations, les déceptions, les hontes déjà subies — je préfère tout au supplice de me retrouver devant lui, brisée, meurtrie, et de voir son arrogance satisfaite, sa suffisance insultante, quand il constaterait son pouvoir sur moi, d’après le mal qu’il a pu me faire !

Il faut — le jour où le hasard nous remettra face à face — qu’il cherche en vain un souvenir de lui au fond de mon regard, une trace du passé sur mes lèvres closes. Il faut — désabusant son orgueil étonné — que je le frôle au passage sans paraître le reconnaître, Nicole étrangère à la Nicole d’antan ; et que je le toise avec négligence, de mes yeux clairs, inexpressifs comme deux perles de verre. Il faut enfin que je sois heureuse et rayonnante, au bras d’un autre homme — lorsque se produira notre rencontre.

Hélas ! Je rêve d’une revanche, d’un avenir éclatant… Et que sera demain, pour moi ? Une rentrée piteuse à la maison, où je serai ramenée la tête basse, ainsi qu’une enfant punie, essuyant les récriminations de papa furieux des angoisses éprouvées à mon sujet… Le moyen de faire autrement ? En pensée, je ne recule devant rien… Mais dans la vie réelle, la montagne doit venir à moi : je n’ose pas aller à la montagne.

Vilaine Nicole désolée qui me regarde dans la glace avec des yeux trop grands, tu ne sais donc agir que pour faire des bêtises ! Tu as eu la hardiesse de poursuivre une aventure périlleuse, le courage de filer toute seule, sans prévenir ton père ; et maintenant, les mains tombantes, te voilà impuissante et désorientée à la façon d’une fillette timide…

Un coup de marteau interrompt mon soliloque Qui peut frapper à la porte ? Ce n’est pas l’heure où se présentent les fournisseurs et Eva ne reçoit personne… Mon cœur bat. Je sens qu’il vient pour moi celui qui attend là… Il faut que j’aille ouvrir, la vieille bonne d’Eva est en courses… J’ai un pressentiment : mon père est arrivé, averti par son instinct, guidé vers moi… Je me précipite dans le corridor, hâtive et apeurée : quelles seront ses premières paroles ? Bah ! je tomberai dans ses bras et tout sera dit… Je retrouve mon impudence câline d’enfant gâtée.

— Hein ? C’est vous, vous !

Je suis bien tombée dans les bras de quelqu’un mais pas ceux de papa.

Portant la casquette brune du voyageur, le manteau de l’automobiliste et le costume de lainage anglais gris et noir, tout cela un peu fripé comme au saut du train, la mine inquiète, l’air fébrile, Paul Bernard est entré et a profité de mon élan pour me serrer contre lui. Il arrive toujours à propos, très « personnage d’Alfred Capus ».

Mes réflexions des jours passés et de l’heure présente me reviennent en un éclair : mes désirs inavoués d’un autre destin, mes appétits de revanche, mon envie d’échapper à la tristesse du foyer paternel, désormais… Je n’ose pas aller à la montagne, disais-je mais puisqu’elle fait les premiers pas… Regardant Paul, je ricane :

— Voilà la montagne… Voilà la montagne.

— Quelle montagne ? questionne Paul avec effarement.

Il suppose que les événement m’ont fait perdre la tête. Sans répondre, je le pousse dans l’appartement ; je vais chercher mon chapeau ; et, devant lui, très naturellement, je l’épingle sur ma tête en faisant bouffer les petits frisons des tempes.

Ah ! je me suis vite décidée !… Jean m’a dit un jour : « À quel avenir iriez-vous, livrée à vos seuls moyens ? »

Il va voir. Je déclare à Paul, qui me contemple toujours en silence :

— Je vous attendais. Emmenez-moi, tout de suite.

Paul met la main sur mon épaule ; il murmure d’une voix troublée :

— Nicole… Nicole : vous ai-je bien comprise ?

— C’est clair, il me semble.

— Moi qui venais… dans l’intention de vous rappeler… avec ménagement, une conversation que nous eûmes un soir à Nice, sur le quai de la gare… Vous souvenez-vous ? Je vous demandais, le jour où vous auriez appris les larmes, les regrets, les doutes de songer à votre ami Bernard…

— Et vous voici, tel un héros de roman, arrivant à l’instant propice ?

— Oh ! Nicole, ne vous moquez plus. Vos railleries me déconcertent.

— Bon. D’abord, comment avez-vous su que j’étais ici ? Qu’avez-vous imaginé pour me retrouver ?

— Ce fut simple. Deux jours après votre départ, j’ai fait bavarder Hubertin qui m’a conté votre disparition et la stupeur qui figeait votre père chez lui : accablé, prostré, incapable d’un effort… D’ailleurs, Fripette vous voyait déjà assassinée, sans songer un instant que vous eussiez pu quitter Nice…, tandis qu’Hubertin présumait le coup de tête…

— Mon pauvre papa ! J’ai été folle… Et ensuite ?

— J’ai télégraphié immédiatement à un de mes amis qui habite Palerme.

— Palerme ? Pourquoi avoir télégraphié à Palerme ?

— Pour savoir si M. Jean Claudières, qui parcourt la Sicile, avait été vu dans cette ville, accompagné d’une jeune femme blonde.

— Oh ! Paul, vous me jugiez capable d’une telle lâcheté : poursuivre un homme qui m’avait laissée !

— Est-ce qu’on sait avec vous !… Lorsque je fus rassuré sous ce rapport, je pensai que vous ne pouviez être ailleurs qu’à Paris. Je partis aussitôt — je voulais précéder votre père. Arrivé à Paris, je vais rue La Boëtie (avec quelle hâte !). Je trouve le valet de chambre de Fripette installé au salon et sablant l’extra-dry de votre père en compagnie de la petite bonne du cinquième et du cocher de l’entresol… Cela me renseigne sur votre absence. Alors, je songe à cette vieille comédienne, votre marraine, la seule amie dont vous m’ayez parlé ; je revois sa demeure — tant observée par moi durant que je cherchais la petite inconnue blonde ramenée dans mon automobile… Je comprends qu’elle est votre refuge unique… J’y cours. Et voilà. C’est vous-même qui m’ouvrez.

Paul me prend les deux mains et me regarde dans les yeux, avec un sourire heureux. Il murmure, après un silence :

— Alors, vous voulez bien ?

Je m’étonne : ainsi mon amour déraisonnable et ma piètre conduite ne l’ont pas éloigné de moi ; il me désire malgré cela. Les hommes nous pardonnent toutes les fautes, hors celle d’enlaidir. Je réponds :

— Et vous, vous voulez toujours ?

Il éclate de rire. J’ajoute :

— Vous m’aimez quand même, sachant que j’ai donné le meilleur de moi à un autre ?

Le visage grave, il réplique d’une voix sérieuse.

— Vous savez bien, Nicole, ce que je vous ai dit : je suis marié, mal marié, mais lié toutefois, garrotté, par les exigences sociales. Je ne puis vous offrir qu’une partie de ma vie : j’aurais été aussi effrayé que ravi si vous m’aviez accordé toute la vôtre sans passé, sans précédent… Il faut avoir l’inconscience morbide, l’âme détraquée et cynique d’un Claudières pour n’éprouver aucun scrupule, aucune honte à devenir le premier amant…

Mes paroles l’ont trompé ; il me croit toujours la maîtresse de Jean… Pardi ! j’ai prononcé ces mots : « J’ai donné le meilleur de moi à un autre. »

Ce que les hommes estiment comme le meilleur de nous-mêmes, ça n’est pas le cœur, évidemment.

Paul me caresse la main, l’embrasse en mordillant le bout des doigts. Je décide :

— Allons-nous-en. Je veux être partie avant le retour d’Eva.

— Venez.

Nous quittons la maison. Dehors, attend l’auto de Paul. Je monte à côté de lui, comme la première fois.

Paul se dirige à droite ; nous arrivons près des fortifications ; il me dit tendrement :

— Voici le boulevard Gouvion-Saint-Cyr, Nicole.

— Eh bien ? il est affreux… Vous avez déclamé ça avec l’accent dont on s’écrierait « Voici les jardins d’Armide !… »

— Méchante ! C’est ici que je vous ai vue, que j’ai fait votre connaissance…

— Et c’est pour contempler ces lieux enchanteurs que vous vous êtes détourné de votre route ?… Faisons demi-tour, à présent.

Je riposte avec sécheresse à ses phrases amoureuses, à ses regards épris. Ah ! je suis sûre qu’il ne me fera jamais souffrir, celui-là ! Je me sens parfaitement calme, à ses côtés, agacée seulement par ses propos langoureux. Tant mieux, après tout, si je ne l’aime pas ! N’ai-je point résolu de devenir indifférente, désormais : je n’aimerai plus, je profiterai de l’amour des autres, ce sera ma revanche. Paul, désire mon corps, qu’il le prenne. Je respecterai le marché ; je lui serai fidèle comme un commerçant loyal en affaires… Je m’inquiétais de mon avenir dans le temps ; la manière dont papa mène son budget ne me rassurait guère ; je souhaitais une carrière en rapport avec mes moyens… Eh bien ! la voilà trouvée ; ce sera la carrière amoureuse… Je ne deviendrai pas la demi-mondaine — fausse mondaine dévoyée — je ne serai pas non plus la fille vulgaire, âpre et cupide… je serai la Courtisane ; la courtisane qui n’existe plus et que je ferai revivre : Aspasie ou Phryné, Impéria ou Ninon. J’élèverai mon rôle à la grandeur du type ; j’aurai pour but la beauté, sous toutes ses formes. Mon luxe ne servira qu’à réaliser les conceptions ruineuses des artistes de génie ; ma table attirera les hommes d’esprit ; mes salons accueilleront l’exhibition des créatures qui charment les yeux des jolies femmes habiles à se parer ; je ne recevrai pas les laides. Je veux…

Paul interrompt mon rêve. Il dit à voix basse, avec des intonations chaudes et profondes :

— Nicole, ma Nicole, j’ai envie de vous…

Les mêmes mots que l’autre ! Si les hommes s’expriment tous de la même manière à l’heure du désir, on doit, en les écoutant, ne penser qu’à un seul ; celui qui nous parla le premier… et c’est terrible pour moi. Je regarde Paul avec des yeux hallucinés, comme si je craignais, tout à coup, de voir les yeux glauques de Jean, enchâssés dans la paupière brunie, son visage d’une pâleur verdâtre, à la place des prunelles grises de Paul et de ses joues roses… Ils ont, tous deux, la moustache de la même couleur, d’un châtain roussi où courent des fils blonds : je le remarque seulement.

Paul reprend, de sa voix frémissante et voilée :

— J’ai envie de vous… tout de suite. Pardonnez-moi, Nicole ; je dis ça brutalement… mais, vous avoir là, près de moi… ça me semble trop beau. Je doute encore… Et j’ai un besoin fou de m’assurer de mon bonheur.

— Je n’ai pas à vous pardonner. Paul. Je me suis consentie librement. Prenez-moi quand vous voudrez, à l’instant si vous voulez…

Je paye d’avance, moi. Je poursuis :

— Par exemple, l’auto, me semble peu confortable pour ce genre de sport.

J’ai déjà pris le ton libertin de ce que je vais être…

Nous nous trouvons maintenant rue Saint-Lazare. Paul a fait du chemin tandis que je rêvais !… Nous sommes bloqués dans un embarras de voitures devant la gare. Je propose :

— Remontons au Parc Monceau… Ne m’aviez-vous pas dit que vous possédiez un pied-à-terre rue Murillo ?

— Je ne veux pas vous y conduire, Nicole. C’est ma maison extra-conjugale, l’entresol où j’ai reçu maintes visiteuses… Je vous considère autrement que les « autres ». Je tiens à ce que nul souvenir importun ne puisse salir ma joie…

Moi, ça m’est égal. Là ou ailleurs ! Oui, mais si Jean m’avait témoigné cette délicatesse, j’eusse été charmée…

Paul est épris : c’est ce qui lui inspire des idées auxquelles je ne songe point. Il continue, perplexe :

— Où vous mener ? C’est grotesque, ces situations-là ! À Paris, à moins d’avoir un logis à soi, on ne peut pas s’aimer dans des endroits propres…

— Je n’ose pourtant vous offrir d’aller rue La Boëtie ! Non, la tête du valet de chambre lorsqu’il nous verrait…

— Écoutez, Nicole. J’ai une pensée que d’autres trouveraient idiote. C’est tellement paradoxal de vous proposer cela par raffinement… Enfin ! voici : je préfère un asile équivoque — mais inconnu — à mon appartement de la rue Murillo, où demeurent trop de choses (je donnerai congé). Dans un lieu quasi-public, si vous trouviez des épingles à cheveux sur la cheminée, ça ne me gênerait pas. Chez moi, un incident du même genre… serait différent… Comprenez-vous ? Alors, dites-moi, franchement, si vous acceptez, si ça ne vous choque pas trop… d’aller… autre part, dites ?

— Comme il vous plaira.

Nous sommes aux abords de la Trinité. Dans ce quartier hospitalier, Paul n’a qu’à choisir. Nous stoppons bientôt devant une porte close, d’aspect sévère et confortable, comme l’immeuble. La porte s’ouvre silencieusement. Je passe dans un vestibule aux tapis épais où les pas s’enfoncent. Une lampe électrique tamisée d’étoffe rose éclaire faiblement l’entrée.

Je regarde autour de moi, avec curiosité, sans confusion : je me roidis pour m’aguerrir à toutes les situations honteuses. Je ne veux rien laisser paraître de ce que j’éprouve… Un parfum entêtant et divers flotte ici : que de chypre, d’iris, de muguet, de muscs différents ont dû y traîner ! Soudain, deux petites soubrettes à l’air effronté, au tablier blanc, au bonnet pimpant, sortent d’on ne sait où et se mettent au service de Paul :

— Monsieur et madame prennent l’ascenseur ?

— Oui.

Un couple furtif descend l’escalier : la femme détourne la tête au passage. Il faut que je voie tout, que j’emmagasine ces impressions avec un plaisir âcre et pervers. Je regarde Paul glisser de l’or à l’une des bonnes ; je remarque que cette fille a du rouge aux lèvres et les joues poudrées. Elle dit à sa compagne :

— Donne le 21 à monsieur.

J’ai envie de me tordre en constatant la figure navrée que Paul se croit obligé de faire. Moi, je m’enfonce âprement dans ma déchéance, que je veux complète. Arrivé au premier, Paul renvoie la bonne, qui ouvre la porte d’une chambre, allume l’électricité.

— Bon, bon, ça va bien. Maintenant, fichez-nous la paix !

Ô le regard vicieux de cette fille, en s’en allant ! Elle a l’air de penser : « Compris : il est pressé. »

Paul s’approche de moi, balbutie de vagues excuses :

— Il ne faut pas faire attention… Nous sommes enfin seuls…

Je réplique d’une voix mordante :

— Enfin seuls !… Le titre d’une gravure de nuit de noces : l’allusion est pleine de tact.

Nerveuse, je fais l’inventaire de la pièce : un grand lit, d’une largeur imposante ; des tentures rouges ; la Vénus de Milo sur la cheminée ; les meubles ne sont point laids : c’est banalement cossu — pas plus inconvenant que dans un « vrai hôtel » d’ailleurs. Seule, une petite chose d’usage intime, avec ses contours de boîte à violon, dépare l’aspect correct de la chambre…

Paul arrête mon examen en me saisissant le bras brusquement. Il s’écrie, la voix enrouée de colère :

— Tenez, vous êtes mauvaise ! Mauvaise ! Vous ne m’aimez pas. Vous me prenez pour vous venger de l’autre, qui vous a perdue. Vous vous moquez de moi depuis que je suis revenu. Si vous ressentiez seulement un peu d’affection pour un homme qui vous adore bêtement, vous oublieriez le décor, vous cesseriez de rire de mon embarras et vous n’auriez pas feint de vous donner, pour vous refuser ensuite par votre silence coupé de mots cinglants et votre mine glaciale !

Pas possible ? Il se fâche… Je me dégage de son étreinte ; je le fixe un moment, fière et provocante… Puis, sans une parole, je retire mon chapeau, ma robe, j’arrache mon jupon, dénoue les lacets de mon corset, détache les rubans de mes bas et lance mes souliers au fond de la chambre… Repoussant le couvre-lit, je me glisse entre les draps, en retenant du bout des dents ma chemise qui tombe… Paul m’a considérée d’un œil stupide : je viens de me déshabiller avec la prestesse d’un clown, à peine a-t-il eu le temps de m’entrevoir. Il s’élance vers moi :

— Nicole !

Je dis d’une voix rauque :

— Éteignez !

Et je ferme les yeux.

Alors je deviens le jouet affolé d’un phénomène étrange : l’obscurité, l’analogie d’une réminiscence… Je ne suis plus dans cette chambre inconnue de maison louche — mais là-bas, aux « Algues », dans la petite villa blanche de Claudières, le jour où il me porta sur son lit, défaillante et vaincue… Il me semble que je revis cette scène et que le laps de temps écoulé depuis ne fut qu’un cauchemar… La sensation — très réelle, cette fois — d’une bouche ardente qui force mes lèvres, qui écarte mes dents, aide à l’illusion. Je tends les bras, consentante aujourd’hui, délivrée de mes suprêmes pudeurs, à un Jean imaginaire… C’est Paul qui répond à mon élan, c’est à sa nuque moite que s’accrochent mes doigts crispés. Et pourtant, non. Mon esprit suggestionné persiste à se leurrer sur la personnalité de l’homme qui me tient dans ses bras. C’est comme un ensorcellement terrible et délicieux… Je hais ce Jean qui m’a fait du mal et cependant je suis sa chose heureuse et pantelante ; je me colle à ce corps frémissant avec un besoin d’injurier celui qui me procure ces délices torturantes… Je connais à cette seconde l’acte magnifique que doit être l’union des dieux ennemis, l’amère et foudroyante volupté d’une Sirynx qu’eût possédée Pan…


Un cri étouffé m’échappe. Je suis tout endolorie d’une brusque surprise ; puis, c’est la douceur d’un épuisement qui m’apaise. Paul se recule, tourne le commutateur : un jet d’électricité inonde la chambre d’une lumière trop vive et j’aperçois son visage, très rouge, penché sur moi, ses yeux luisants… Je sors de mon rêve. Pauvre Bernard ! s’il savait à quel point je l’ai trompé mentalement, au moment même où je me livrais à lui. Bah ! au contraire, il me regarde avec émotion :

— Nicole, ô Nicole ! Tu n’étais pas sa maîtresse, mon amour… Comment aurais-je pu croire qu’il n’avait pas menti ! Je vais presque l’aimer maintenant, le misérable, d’avoir laissé ma Nicole intacte… Mais, vois-tu, je suis comme un pauvre auquel on aurait offert un joyau précieux et qui se demanderait, ayant sa fierté, de quelle manière il s’y prendra pour rendre l’équivalent du trop beau cadeau. Ne m’écoute pas : je dis des inepties, le bonheur me fait divaguer.

Ainsi, en une minute, cet homme a oublié mon aventure passée, la juge sans importance, parce qu’il vient d’acquérir la preuve de mon intégrité physique. Est-ce donc suffisant ? Il ne voit pas que l’autre m’a marquée à son empreinte et que mon âme est hantée par Jean… Non, il m’a eue vierge ; il se croit mon premier maître. Et tous les hommes penseraient comme lui, à sa place, tous — sauf Jean, peut-être… Je cherche à « blaguer » pour secouer mes pensées :

— Paul, vous voici bien attrapé : vous avez commis l’action redoutable, lourde de responsabilité, vous avez été…

— Ah ! je m’en fiche à présent : je suis trop content !

Il me le prouve.

Ainsi, j’ai un amant. Je suis une femme à partir de ce soir. Mon amant est un bon garçon ; je ne l’aime pas, il m’adore : voilà des garanties de sécurité, sinon de bonheur. Tout est pour le moins mal dans le plus mauvais des monde…

En descendant, avant de remonter dans l’auto, j’entraîne Paul vers la glace d’une boutique. Il interroge :

— Que fais-tu là, Nicole ?

— Je me regarde dans la glace pour voir si « ça » m’a beaucoup changée !

Ma foi non : à part le cerne indécent qui borne mes yeux d’un réseau bleuâtre… je suis toujours Nicole.

Paul me ramène chez Éva. Nous avons décidé ainsi. Je vais rester auprès d’elle le temps que Paul me fasse préparer la chaumière qu’il doit m’offrir, avec son cœur. Je recevrai papa. Je m’expliquerai, je l’apaiserai peu à peu, forte du coup d’État que j’ai risqué aujourd’hui…

— Et après, Nicole ?

— Après ?… Nous vivrons heureux et nous n’aurons pas d’enfants, espérons-le pour eux, les pauvres gosses !

— Tu resteras toute seule, chez nous, quand je ne serai pas là ?

(Il s’inquiète déjà : propriétaire, va !)

— Non. Si tu… si vous… Oh ! zut, je vous tutoierai plus tard. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je demanderai à Éva Renaud de vivre avec moi : elle dirigera ma maison, m’accompagnera en voiture, au théâtre ; elle s’y connaît, elle a mené jadis un train des plus luxueux. Elle veillera sur mon existence…

Et j’ajoute féroce :

— Elle me servira de « mère ».





XVIII


Quand nous sommes rentrés villa des Ternes, Éva, bouleversée, se tenait sur le seuil de la porte. Elle croyait que j’étais partie de nouveau sans prévenir, et se désespérait, ne sachant que faire. Après m’avoir accablée de questions incohérentes ou inutiles (comme toutes les femmes en semblable circonstance), elle a écouté mes explications dans un silence plein de stupeur. Son premier mot fut :

— Sapristi !… Et moi qui viens de rappeler ton père à Paris !

Puis, l’ancienne Éva reparut, presque, admirative, en dépit de son inquiétude, Dame ! elle est très spirituelle, ma marraine ; elle sentait bien que l’ex-favorite du roi Miarko, la belle irrégulière du dernier siècle ne pouvait blâmer sa filleule sans un peu de ridicule. D’ailleurs, au-dessus d’un certain chiffre de millions, l’inconduite échappe aux regards de la Morale : cette modeste vertu ne lève plus les yeux ; elle réserve sa réprobation pour les pauvres filles.

Derrière la vitre, je guette l’arrivée de papa en surveillant la petite allée où tombe la blanche floraison des giboulées de neige et de grêle. De frêles arbustes tremblent, frémissent, grelottent sous l’averse, comme de pauvres êtres transis ; le ciel gris et vaporeux étend sur les choses le voile de mélancolie d’une fresque de Puvis de Chavannes. Il fait triste. Il fait doux. Mon cœur bat plus vite chaque fois que j’entends un bruit de pas sur le gravier. Au tournant de l’avenue, paraît le macfarlane tabac de mon père ; il avance rapidement, la tête baissée ; son grand feutre marron cache en partie sa figure dont je n’aperçois que la moustache blonde.

Je cours à la porte. Il ne dit rien, en entrant ; mais ses grands bras m’enserrent d’une étreinte violente qui m’étouffe ; et ses lèvres tremblantes s’appuient longtemps sur mon front. Il me tient comme s’il avait peur de me voir échapper.

À la fin, il dit à voix basse :

— Malheureuse petite ! Si tu savais quel mal tu m’as fait !…

Son visage mobile reflète l’anxiété, la crainte, la douleur, et aussi une espèce de curiosité émue. Pauvre homme ! Jusqu’ici son âme légère ignorait la souffrance : c’est moi qui devais lui apprendre à pleurer.

Il questionne à plusieurs reprises :

— Pourquoi es-tu partie ?… Mais, pourquoi ?

Que lui répondre ? C’est à mon père, surtout, que je dois mentir : nous vivions côte à côte : cependant, j’ai pu gâcher ma vie, aimer passionnément un homme, souffrir de son abandon, me jeter dans les bras d’un autre, et nul soupçon n’a effleuré son front de distrait, n’a inquiété son esprit de joueur impénitent. Ah ! l’indifférence stupéfiante (cette anesthésie de tous les sentiments au profit d’une sensation hyperesthésiée), l’inconscience effarante des maniaques du tapis vert… S’il me fallait dire la vérité ainsi, sans préparation, il n’aurait pas le temps de comprendre… Arrangeons… inventons… Je me décide :

— Pourquoi je suis partie ?… Je vais te l’expliquer, papa. Aie la patience de m’écouter sans m’interrompre… La cause d’un événement soudain, inattendu en apparence, remonte souvent à plusieurs années… C’est là mon cas… J’ai pris aujourd’hui une résolution que m’inspirèrent tes paroles d’hier, d’avant-hier, de toujours. Souviens-toi, papa… Depuis l’âge où j’ai su comprendre, tu ne m’as tenu que des propos qui exprimaient ton aimable amoralité, ton scepticisme souriant, ton cynisme léger… La morale que tu m’enseignas ? La voici : jouir du moment présent sans nuire à son prochain ; s’amuser — simplement — dans la vie en évitant les embêtements…

— Nicole !

— N’est-ce pas cela ? Je souhaitais un but à atteindre, un effort à faire… Tu m’as dit : « Tout ce qui se réalise est une déception. » Tu m’as dégoûtée d’aimer : « L’amour est comme la jeunesse des vieilles actrices, il semble vrai sur les planches et factice à la ville. » Et, lorsque blasée avant l’âge, rassasiée de curiosité, j’aurais eu besoin de me réfugier dans le secours de principes austères, tu as conclu, frivole et charmant : « La morale est un épouvantail à moineaux dont les malins se servent ainsi que d’un abri pour agir impunément sous le manteau troué de sa vertu : à sa vue, tout le monde salue et personne n’y croit… »

— Oh ! Nicole…

— Oh ! papa… Il ne fallait pas jouer avec le feu d’artifice de tes paradoxes d’homme d’esprit… Les fusées en étaient brillantes, mais elles m’ont brûlée… Vois-tu, j’ai beaucoup de mémoire, moi… Je me rappelle tout ce que l’on me dit. Bref, tes préceptes m’ont enseigné le désir de jouir et le mépris du devoir. Le Devoir, ce drapeau, selon toi, des préjugés hypocrites…

— Mais tu as mal interprété mes boutades, petite malheureuse !

— À qui la faute ? Tu sais bien, papa, que si l’on crie trop fort dans un pavillon de phonographe, on risque de fausser l’instrument ; ton ironie était trop forte pour mon cerveau : elle m’a faussé les idées.

— Est-ce ainsi que tu entends m’expliquer ton départ ? Sortons enfin des phrases vagues…

— Avant de raconter l’histoire, j’ai voulu poser mon héroïne. Voici le récit, maintenant : il était une fois une jeune fille de dix-huit ans — pas banale, pas naïve. Avertie, sans expérience. Immorale, sans perversité : je t’ai énuméré plus haut les raisons de son caractère. Cette jeune fille vivait sans trop d’inquiétude en savourant mille petites jouissances délicates et raffinées, bercée dans une existence fleurie, douillette et précieuse… Peu à peu, elle se mit à réfléchir, s’aperçut qu’elle avait pris goût au plaisir journalier qu’apportait chaque matin ; qu’elle aimait prodigieusement toutes les choses coûteuses et jolies… Mon Dieu ! son idéal était plus délectable qu’éthéré, mais mon héroïne ne prétend nullement à la noblesse des belles âmes : c’est une simple créature avide de vivre, et qui ne veut plus prendre de la tisane, une fois qu’elle a bu du champagne dry… Il y a des destins à douze sous le litre, et d’autres à un louis la bouteille : le sien est un cru de bonne marque, elle se refuse à le baptiser.

Or, juste à l’instant où elle découvrait son appétit de bonheur cher, ce bonheur menaçait de craquer. Un avenir incertain ; des tracas, des ennuis financiers, coupés de satisfactions brèves, et toujours ainsi : la perspective d’une vie de balance dont les plateaux ne seraient jamais égaux… Elle fut lâche, mon héroïne : elle n’avait pas de morale, pas de principes et surtout pas d’illusions, pour se défendre contre ses instincts… Un beau jour, apparut le Prince Charmant… Il ne porte plus l’épée au côté, par ce temps présent, mais il a de Méphisto l’escarcelle pleine…

« Comprends-tu, maintenant, papa, pourquoi je suis partie ? »

J’ai prononcé ma dernière phrase à voix basse, en détournant les yeux — ce qui est une façon de les baisser.

Mon père s’enfonce dans un fauteuil ; ses prunelles bleues s’embrument d’une buée humide, et son visage jeune semble se parcheminer de petites rides fines ; ses lèvres se plissent douloureusement… Mon Dieu ! que ça me fait mal de le voir souffrir ! Un remords aigu me pince le cœur, et je reste là, immobile, sans pouvoir remuer, si émue que les sentiments qui me paralysent m’en font paraître insensible.

À la fin, mon père relève la tête et murmure d’une voix lente, comme s’il parlait pour lui-même :

— Oh !… les enfants… Ils viennent à peine de naître que nous reposons notre espoir sur eux, et que nous voyons tout un avenir, en contemplant leur petit crâne chauve… Ils grandissent, et les premiers pas, les jeux bruyants, les élans fous nous font trembler pour leur vie frêle… Leurs projets naïfs nous semblent l’indice d’une gloire future ; leurs moindre paroles sont autant de mots rares et précieux que les enfants des autres ne sauraient pas dire… Ils ont les plus beaux yeux, les lèvres les plus fraîches, la meilleure santé. Ça nous étonne, ingénument, d’avoir pu concevoir ces êtres parfaits, charmants, exceptionnels… Nous ressentons une joie immense, rien qu’en les nommant à un étranger…

Et lorsqu’ils atteignent l’âge où leur âme s’affirme, où leur front se trouve à hauteur du nôtre, voici qu’imbus d’une personnalité neuve, les enfants se dressent devant nous, tels des inconnus, et leur premier geste est un geste de reproche. L’un blâme : « Pourquoi, père faible, m’as-tu abandonné à moi-même, m’as-tu livré à tous mes instincts, sans diriger mon existence capricieuse, sans guider mes forces incertaines ?… » L’autre dit : « Pourquoi as-tu opprimé ma jeunesse dans la prison d’une éducation rigide, étouffé mes rêves sous une règle sévère ?… » Mon Dieu ! l’existence est-elle si pénible que nos enfants — se plaignant inconsciemment d’elle — nous reprochent leur vie, parce que nous la leur avons donnée ?

Mon pauvre père ! Un élan me jette contre lui, humble et sanglotante. Je bégaye :

— Papa !… Papa !…

Il met sa main sur ma tête, me regarde longuement, puis interroge avec une résignation douloureuse :

— Comment s’appelle-t-il ? Est-ce que je le connais ?

Je réponds, exposant d’abord la défense de Paul, avant de prononcer son nom :

— Écoute… Il n’est pas fautif… Il ne m’a pas surprise : j’ai été librement à lui… C’est moi qui ai voulu. Maintenant, le mal est fait : à quoi bon lutter ! Peux-tu empêcher ce qui est accompli ?… Alors, ne me cause pas de chagrin : ne te fâche pas contre lui… Ta colère ne servirait qu’à brouiller les choses… Tu ne saurais exiger qu’il m’épouse : il est déjà lié. Je le considère comme mon compagnon et… et… (que ce mot me semble difficile à dire) et… je l’aime. Accepte la situation, papa. Console-toi : dans cinquante ans, le mariage libre sera peut être respecté ainsi qu’une union légale, et la polygamie est admise, de nos jours, dans une grande partie de l’univers…

Papa m’interrompt, d’une parole admirable de profondeur. (Ce distrait est fort subtil quand il daigne vous écouter.) Il déclare :

— Pour que tu l’excuses à ce point, cet homme est donc mon ami ?

Ce mélange de finesse et d’inconscience forme le trait caractéristique de son esprit. Je réplique :

— Oui… C’est Paul… Paul Bernard.

Et mon père, aussitôt, de clairvoyant redevenant aveugle, profère cette phrase étonnante :

— Paul Bernard, mon meilleur ami !… quel misérable ! Ah ! j’aurais dû m’en douter : cet excellent Claudières m’avait bien prévenu… Il est très perspicace, Jean : il avait cherché, à mots couverts, par allusions, à me mettre en garde contre l’assiduité de Bernard auprès de toi, mais j’avais pensé que Claudières, esprit sceptique, voyait le mal partout. J’avais tort. Si j’avais témoigné plus de confiance à Jean Claudières, et un peu moins à Bernard, je m’en féliciterais sans doute aujourd’hui.

Et dire que je ne peux rien répondre !…

Papa décide, après avoir réfléchi :

— Je ne me reconnais pas le droit de te blâmer, Nicole. Que les pères qui n’ont jamais failli à leur rôle me jettent la première pierre. Tu m’as dit des choses cruelles, mais justes, ma pauvre petite fille. Je suis responsable autant que toi, de l’acte que tu as osé… Et ce n’est plus lorsqu’il est trop tard que je m’aviserais de t’accabler, au nom de cette morale que j’ai si souvent « blaguée » devant toi… J’ai reçu une dure leçon : par malheur, les leçons que nous donne la vie ne servent qu’à nous faire sentir plus âprement l’amertume de nos sottises, et non à les éviter… Désormais, ma dignité me chasse — en exil de toi, ma Nicole — c’est ma punition de t’avoir mal surveillée… Va vivre ta vie. Mais, avant de m’éloigner, je veux te donner un sage conseil — le premier : « Si jamais tu as une fille, élève-la comme une oie blanche ! »




XIX


Paul m’a installée avenue des Champs-Élysées. J’habite maintenant un petit hôtel à deux étages, construit dans le goût des maisons galantes de nos aïeux.

Deux mois se sont passés. Mai s’annonce à moi lorsque je contemple les verdures profondes de l’avenue, et la voûte d’émeraude de ses marronniers. Le printemps m’aveulit de sa chaleur caressante.

J’aime Paul pour sa bonté, ses égards, le luxe dont il me pare ; je ne parviens pas à l’aimer pour son amour. Ses baisers m’ennuient, son contact me pèse. Je me prête à son plaisir en regardant ailleurs, distraite malgré moi, l’âme maussade. Les heures d’amour me semblent des siècles : ma chair insensible et complaisante est bien faite de cette argile inaltérable et froide des courtisanes.

Et puis, certains jours, je m’anime dans ses bras, voluptueuse, fougueuse et vibrante : je parais me réveiller d’une léthargie de Belle au Bois dormant : c’est le souvenir de l’Autre qui enfièvre mon sang.

Hier, un journal annonçait le retour de Jean Claudières, à Paris.

Le soir, j’assistais à une représentation de gala, avec Paul, dans une loge de rez-de-chaussée du théâtre Futilia. Tous les regards convergeaient vers moi, et Paul, heureux, fier, jouissait de cette attention.

Je regardai dans la salle : en face de moi, trop loin pour que je pusse distinguer ses traits, un homme ne me quittait pas des yeux. Je saisis ma lorgnette, un peu fébrilement… Comme j’avais bien senti, avant de le reconnaître, le regard de ces prunelles glauques… Jean Claudières. Il était là, dressant sa haute taille dans son habit noir ; les cheveux comme recolorés d’un reflet fauve ; portant un gilet de satin brodé, une étrange fleur mauve à la boutonnière ; rayonnant d’un charme bizarre et malsain.

Ainsi, elle était venue, cette heure de triomphe dont j’avais rêvé !… Jean me revoyait brillante et précieuse comme un bibelot de luxe, maîtresse avouée d’un homme jeune et riche. Il pouvait estimer à mon cou — collier d’esclavage doré — les quatre cent mille francs d’un diamant célèbre… Je m’empourprai d’orgueil mauvais.

Alors, me tournant vers Paul, qui me demandait si je voulais partir avant le dernier acte, je mis dans mes yeux toute la douceur amoureuse qu’il me fut possible d’exprimer, et je dis :

— Oui, mon chéri… partons, si tu le désires.

Et Paul me considéra un peu étonné de la caresse enveloppante dont j’avais fait vibrer ma voix — comme si Jean avait pu m’entendre…

Nous devions le retrouver, Jean, à la sortie. Sous le péristyle du théâtre, nous fûmes nez à nez avec lui. Toisant Paul, me déshabillant des yeux depuis mes souliers jusqu’à mon manteau de voile bleu, Jean Claudières salua gravement, avec cette moue railleuse et cette insolence suprême, dont il possède le secret.

Je me raidis, hautaine et glaciale. Mais Paul, rendant ironie pour ironie, lui envoya un petit geste affable et lui sourit de toutes ses dents, offrant ce visage heureux et vainqueur qu’il a lorsqu’il me promène à son bras. Quand nous fûmes en tête-à-tête, dans l’auto, je dis coquettement à Paul :

— Ça ne t’a donc rien fait de rencontrer Claudières, que tu as pris un air aussi aimable ?

— Pourquoi lui en voudrais-je, chérie ? Au contraire, je lui pardonne, à cet homme, de l’avoir cru plus heureux, un moment, qu’il ne le fut en réalité…

Mais la voix de mon Paul sonnait faux ; sa bouche grimaçait un peu nerveusement… Et j’ai compris.

Aujourd’hui, Paul s’absente toute la journée. Sa femme s’en va faire une cure dans je ne sais quelle station thermale ; par convenance, il l’accompagne à la gare ; d’ailleurs, quoiqu’elle soit peu gênante, il est si content à l’idée d’être seul, que c’est un plaisir pour lui d’assister au départ de Rachel.

Restée au logis, je regarde le soleil, qui dore l’avenue d’une buée lumineuse ; on m’a livré, à midi, un petit tailleur de serge violine qui m’habille délicieusement… Avec ma toque : ça fait bien, ces touffes de fleurs sombres sur mes cheveux blonds… Rien ne dispose plus à la promenade qu’une toilette dont on est contente… J’ai donné l’ordre d’atteler.

Bon ! Le timbre de la porte d’entrée ! Un importun ? Le domestique m’apporte une carte, tend le plateau. Non ! Est-ce possible ?… Il a cet aplomb ! Sur le rectangle allongé, j’ai bien lu : Jean Claudières. Mon premier mouvement est de lui défendre ma porte… Pourtant… S’il pensait que j’ai peur de lui, que je n’ose pas le revoir… Ça, je ne veux pas ! Je vais le recevoir…

Justement, je suis en beauté, aujourd’hui. Avant de descendre au salon, j’enfile quelques bagues : un saphir encerclé de platine, une perle noire, une grosse opale, et j’accroche un pendentif au motif ciselé d’or vert.

Comment Jean sait-il où j’habite ? Il aura consulté l’annuaire. J’entre au salon.

Debout, il contemple au mur, une étude de Chardin ; il se retourne, s’incline devant moi.

— Bonjour, Nicole.

Il a dit cela très naturellement, comme si c’était moi qui fusse chez lui. Il ajoute, en désignant l’Intérieur, de Chardin, d’un geste impertinent de son stick :

— Mes compliments : il est authentique.

Je le considère en silence. L’ai-je aimé passionnément, ce visage d’ambre blême où stagnent les yeux clairs, comme deux gouttes d’eau de mer au creux d’un galet ! M’a-t-il fait souffrir !… Et dire que, dans quatre mois, mes dix-neuf ans audacieux chanteront, au souvenir de mes dix-huit ans : « Est-on bête quand on est jeune ! »

Jean continue :

— Décidément, vous appréciez les peintures du dix-huitième siècle. Hein ! Nicole, vous rappelez-vous notre visite à la collection de lord Milligan, et les Fragonard ?

— C’est pour me parler de ça que vous êtes venu ?

— Pourquoi pas ?

— La démarche ne s’imposait point : si je me souviens, il est superflu de me rafraîchir la mémoire ; si je ne me souviens pas, c’est plus inutile encore.

Je le regarde bien en face, les yeux dans les yeux ; je me sens forte ; mon cœur ne bat pas trop vite. Le sentiment de ma fierté, des douleurs subies, me défend d’un émoi dangereux. Et autre chose encore que je démêle mal…

Il reprend, accentuant l’ironie de sa voix mordante :

— Vous me permettrez de vous féliciter ?… Vous êtes très intelligente. Figurez-vous que j’ai redouté un instant — fort court d’ailleurs — que notre séparation brusquée ne vous laissât quelque désappointement… J’ai beau connaître les femmes : vous êtes si jeune qu’un élan sincère de votre part m’eût paru, quand même, admissible… Je vous remercie de m’avoir rassuré. Vous vous êtes vite reprise.

— Grâce à cette jeunesse, peut-être… À mon âge, on boit la vie à longs traits, comme on étanche une soif ardente…

— Vous avez bien choisi la poire… pour votre soif.

Il darde sur moi ses yeux luisants d’impertinence, ses regards magnétiques… Que m’importe ! Le charme est rompu. Je viens de comprendre pourquoi je reste aussi calme devant lui, quoique je l’aime encore… Une probité instinctive m’interdit désormais de disposer de moi ; j’appartiens à Paul, ainsi que son hôtel, son auto, ses meubles… Je n’ai pas le droit d’agir librement, de m’offrir à quelqu’un… Un peintre donnerait-il à l’un de ses amis le tableau que l’État viendrait d’acquérir ?… On ne fait pas cadeau d’un objet vendu.

Soudain, Claudières change de tactique ; il me saisit par les poignets et dit avec vivacité :

— Nicole !… Ne jouons plus cette comédie d’indifférence réciproque. Croyez-vous que je sois ici dans le but de vous être odieux ? Non, Si je suis chez vous, c’est que je vous ai revue, vous étiez si jolie, l’autre soir… Vous voilà dans votre vrai cadre : le luxe vous affine et vous complète… C’est votre seconde beauté. J’ai constaté en vous une séduction nouvelle sans m’appesantir sur son origine… Que m’importe celui qui vous possède : il ne peut m’empêcher de jouir de votre grâce ; et lorsque j’admire la Joconde, l’aimé-je moins parce qu’elle n’est pas ma propriété ?… Mon dilettantisme se plaît à voir un joli corps paré de jolies étoffes… Je ne sais rien de plus attristant qu’une main parfaite cachée sous un gant usé !… Auriez-vous l’idée de placer un service de vieux sèvres sur une nappe en toile cirée ? La beauté appelle la beauté. Qu’on l’obtienne au prix d’une lâcheté, d’une opprobre ou d’une folie, le geste porte son pardon, car la beauté est semblable au feu qui purifie tout… Si je vous dis ces choses, Nicole — ô chère Nicole, qui rêviez d’une union bourgeoise indigne de nous ! — c’est afin de vous expliquer mon attitude franche et naturelle, lorsque je reviens aujourd’hui vous demander les joies exquises d’un amour en marge de votre vie, dont s’effarouchaient vos ferveurs candides… Je vous aime, Nicole. Je vous aime mieux qu’avant, je ne regrette rien : le verger où l’on cueille les meilleurs fruits, c’est celui des autres. Et vous aussi, vous m’aimez toujours, puisque vous m’avez reçu ici…

Sa bouche frôle mon visage. Je me dégage en reculant de deux pas. Je réplique nettement :

— Vous vous abusez étrangement pour un homme d’esprit. Vous ne voyez donc pas que je vous regarde avec des yeux différents ? Si j’ai accepté ce dernier entretien, c’est précisément pour vous éviter le plaisir mal fondé de me croire encore sous le joug… Vous n’avez plus d’empire sur moi, et vos paroles ne me touchent guère : vous n’êtes pas épris, vous êtes dépité ; voilà le seul sentiment qui vous inspire ces mots passionnés et ces sophismes ramassés sans doute dans un de vos livres. Vous êtes surpris et formalisé que j’aie osé me consoler de vous… Vous eussiez préféré devenir le héros enviable et funeste de mon désespoir mortel, voire de mon suicide… Très probablement. La fin de l’aventure eût été flatteuse… Seulement, voilà. À force de se griser d’un mauvais vin l’ivrogne le rejette malgré lui… À force de vous connaître, j’ai vomi mon amour pour vous : il ne m’en reste que l’écœurement.

— Tu mens : à toi-même ou à moi.

Il accompagne son tutoiement d’un geste violent que je n’ai pas le temps de prévoir. Il m’a renversée à demi, sous l’étreinte brutale de ses bras en collier à mes épaules ; il essaye de son pouvoir physique, se refusant à emporter l’humiliation d’une défaite. J’éprouve de nouveau le mal délicieux d’être meurtrie contre sa poitrine robuste, d’avoir la taille pétrie par ses doigts nerveux. Tout près de mon visage, ses prunelles changeantes semblent agrandies. Je me sens faiblir… ma bouche va s’entr’ouvrir, vaincue par ses lèvres savantes… Non ! Il ne faut pas… Je retourne la tête : j’aperçois à deux pas, la véranda où la lutte nous a entraînés. D’un effort désespéré, je lance mon poing dans la vitre qui vole en éclats.

Jean a lâché prise, déconcerté par le fracas inattendu du verre qui tombe sur le sable du jardin.

Je cours à la cheminée ; je sonne Jacques. Et, sous le regard impassible du domestique qui semble ne pas voir la vitre cassée, ni le désordre de nos vêtements, Jean Claudières doit se retirer comme un visiteur quelconque.

À peine est-il parti que je sors à mon tour, heureuse d’aller à l’air… Devant la porte, la voiture attend, et les beaux chevaux noirs encensent gracieusement, en pointant leurs fines oreilles. Je crie :

— Dételez.

Je veux me promener à pied, harasser mes nerfs trépidants et rentrer brisée par la bonne fatigue d’une marche forcée.

J’arpente l’avenue d’un pas agité ; ces arbres trop bien rangés, ces pelouses trop bien entretenues, ces passants élégants que je croise m’énervent. C’est propre, chic et pomponné ici. J’ai besoin d’aller ailleurs pour me calmer, de voir des gens pauvres et des quartiers sombres. Les yeux tristes aiment les choses grises.

Me voici place de la Concorde.

Je passe le pont. Je suis les quais de la rive gauche. J’ai envie de regarder les estampes du quai Malaquais… Mais la vue des étalages de bouquinistes m’arrête encore : ces boîtes noires et poussiéreuses m’ont-elles passionnée quand j’étais petite, et que papa m’emmenait avec lui, durant sa chasse aux vieux livres !…

Machinalement, en ressouvenir des heures de jadis, je m’approche d’une boîte remplie de livres déchirés. Je feuillette les vieux bouquins, les reliures tabac, les images pointillées de tâches jaunâtres… Et puis tout un stock d’ouvrages modernes, débrochés, abîmés… Tout à coup… Oh ! son nom me poursuivra-t-il donc éternellement ? Sur un volume à couverture bleu sombre, le voici qui s’étale en lettres d’or : Jean Claudières. Je devais retrouver ici un de ses romans : le Fil d’Ariane. 95 centimes au lieu de 3 francs, annonce l’étiquette.

Je tourne quelques pages au hasard… Suprême ironie : la première ligne qui tombe sous mes yeux semble l’épigraphe amère de ce que sera désormais mon existence dévoyée…

Et je lis à mi-voix cette phrase, qui sonne comme un dernier sarcasme de Jean :

« La lâcheté humaine, c’est le secret de vivre. »


LA RENAISSANCE DU LIVRE


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Dernières Nouveautés :

Camille Pert … … GEORGES À PARIS.

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Pierre Mac Orlan LES BOURREURS DE CRANE. Illustré

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Francis Carco … … LES INNOCENTS.

Urbain Gohier … … LA RACE A PARLÉ.

Pierre Decourcelle. LES MARCHANDS DE PATRIE.

Maurice Vaucaire. L’APPRENTI MILLIONNAIRE.

Abel Hermant … CHRONIQUES FRANÇAISES.

Jeanne Landre … … PUIS IL MOURUT.

Michel Provins … CEUX d’HIER, CEUX d’AUJOURD’HUI


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André Maurel … … … LES ÉCRIVAINS DE LA GUERRE.

Alexandre Zévaès … … LA FAILLITE DE L’INTERNATIONALE.

Maurice Wilmotte … … LE FRANÇAIS À LA TÊTE ÉPIQUE.

Onésime Reclus … … … UN GRAND DESTIN COMMENCE.

Georges Dumesnil … … CE QU’EST LE GERMANISME.

Edmond Laskine … … LE SOCIALISME NATIONAL.

Ernest Seillière … … HOUSTON STEWART CHAMBERLAIN.


corbiel. — imp. crété.