La Carrière amoureuse/14
l’objet d’un malentendu. Il ne formule aucune question, pour éviter la fâcheuse gaffe, et détourne la conversation :
— Je venais vous demander si vous avez disposé de votre soirée ?
— Mais… non, répond papa, en me consultant du regard.
Hubertin continue :
— Alors, je vous emmène au Casino. Ce soir aura lieu la fête organisée par l’Association de la Presse quotidienne du Littoral. Vous verrez : ce sera réussi. Nous avons transformé le hall en kermesse. On y trouvera un peu de tout. Des chansonniers de Montmartre, en tournée. La reconstitution d’un café maure, avec des danseuses arabes. Une tombola, bien entendu. Mme de Delphes y officiera, nous fera un cours de chiromancie, et Mafiole y chantera. Un bal terminera la fête…
Papa veut retenir Hubertin à dîner, mais celui-ci proteste :
— Du tout, du tout. D’abord, il faut que je rentre chez moi pour me mettre en habit…
— Eh bien ! Allez vous habiller et revenez, sans ça, je me fâche.
Max finit par accepter. J’ai assisté à ce débat avec détachement. Maintenant que sept heures approchent, que Jean ne peut plus se présenter, les mêmes craintes défilent dans ma tête, ressassées comme une obsession : « Que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’a-t-il fait pendant cette longue journée ?… S’il avait été empêché de venir, il m’eût prévenue, d’une façon ou d’une autre… Désormais, il n’a plus à craindre de m’écrire. Alors ?… Un accident… Oui c’est cela… Il a dû tomber malade, cette nuit. Une crise de fièvre, d’entérite, peut-être… Ou bien, si une automobile l’avait écrasé, sur la promenade des Anglais, au moment où il se rendait ici ? »
Je regarde Hubertin qui va repartir : s’il est arrivé quelque chose, il doit les avoir, lui…
Je l’arrête dans l’entrée, tandis qu’il enfile son pardessus.
— Dites donc, monsieur Hubertin, vous a-t-on apporté la nouvelle d’un accident mortel, d’un événement tragique, cet après-midi, à votre journal ?
Max, qui ne songe plus qu’à changer de vêtements, se retourne, un peu maussade :
— Ma foi, mademoiselle !… Voyons ?… Ah oui : il s’est passé un drame cours Saleya. Un ouvrier plombier a assassiné sa maîtresse en lui défonçant le crâne avec une barre de volet puis, il s’est jeté par la fenêtre…
— Ah !… c’est tout ?
— Ça ne vous suffit pas ? Ben ! Mes compliments, vous aimez les faits divers sanglants, vous, au moins !
Et Hubertin dégringole l’escalier de son allure toujours pressée.
Lorsque nous sommes seuls, papa me dit d’un air malin :
— Es-tu restée enfant pour ton âge, Nicole ! Toi si précoce par moment : tu as gâté ta journée en la traînant dans une impatience fébrile, et pour quoi ! Pour aller passer la nuit au bal. C’était ça, ta surprise, la chose, très, très importante dont tu avais tant envie !… Si j’avais su, c’est moi qui serais parti pour Monte-Carlo !… Allons, cours te faire belle maintenant, pour bien jouir de ton plaisir.
Père est content, malgré ses taquineries, persuadé que je vais m’amuser énormément… Je ne lui souhaite pas d’éprouver jamais l’irritation nerveuse, l’espèce de courbature morale, qui me brisent à ce moment, pendant que j’agrafe n’importe quelle robe, à la six-quatre-deux… M’amuser !
Ce dîner m’assomme. Hubertin est revenu, pimpant, fringant, très en train. Il bavarde gaiement. Papa lui donne la réplique, lançant ses mots de vaudevilliste. Tout m’exaspère… Pinotto, qui fait trop de bruit quand il débouche une bouteille de champagne ; et le tintement des cuillers au fond des assiettes de potage, et le rire de Max, accueillant les saillies de papa. La sonorité de leurs voix frappe désagréablement mes oreilles…
Je me ronge, morne et taciturne. Je sens une brûlure au creux de l’estomac. L’incertitude, qui mord et qui déchire, c’est le vautour de Prométhée. L’attente, quelle qu’elle soit, me torture…
Mon mutisme n’est guère remarqué par notre convive, ni par papa. Cela se conçoit : lorsque deux hommes de lettres font assaut d’esprit, il ne reste pas de place pour un troisième interlocuteur. Ce soir, Hubertin s’est piqué au jeu, éperonné par les boutades spirituelles de mon père : il tient à prouver à son ami Fripette qu’il n’a pas encore dépouillé le vieil homme du boulevard.
Le silence où je m’absorbe — absente — peut passer pour de l’attention.
Je n’ai pas mangé. Je veux calmer cette fièvre qui me consume intérieurement : je bois, coup sur coup, de pleins verres de champagne. Hubertin, assis à ma droite, finit par s’en apercevoir et semble étonné.
Tout à coup, une phrase de Max, parlant à papa, me fait dresser l’oreille :
— Ce Claudières, hein ?… Quel battage ! Quel « chiqué » !…
Je lui décoche un regard meurtrier, mais une sagesse prudente m’empêche de bondir : après tout, c’eût été exceptionnel que ces deux écrivains, causant ensemble, ne fussent entraînés à éreinter quelque confrère.
Papa questionne, d’un air paisible :
— À quel propos dites-vous ça ?
— Parce que j’ai été le témoin d’une petite scène assez drôle, ce matin. J’étais sur le quai de la gare, attendant quelqu’un. Tout à coup je vois Claudières s’avançant à ma rencontre. Et, au même instant, arrivant par l’express de Gênes, Simon Valin, l’envoyé du Quotidien, nous rejoint congestionné, suant, et poudreux ; tenant sa valise d’une main, faisant de l’autre des petits saluts d’amitié à la ronde. Il venait d’Italie, ayant voulu constater les ravages du dernier tremblement de terre. Et le voilà qui nous accable sous le poids de ses descriptions indigestes — intarissable… Claudières le laisse parler cinq minutes. Puis, à son tour, évoquant la contrée éprouvée telle qu’il l’a vue avant la catastrophe, ce magicien du Verbe se met à nous enchanter, Valin et moi, de cette éloquence prestigieuse dont il a le secret… Ses doigt dessinant des arabesques dans le vide, ses yeux noyés regardant au loin, les phrases s’enguirlandant aux phrases avec une facilité merveilleuse, il nous tenait sous le charme ; nous croyions revoir les paysages qu’il décrivait, et Valin allait oublier l’heure du train de Paris… Lorsque, soudain, interrompant au beau milieu son improvisation ailée, Claudières interpelle Valin, et lui propose sur un ton différent, de sa voix d’affaires : « Au fait, mon cher, annnoncez donc dans votre prochain article que je pars pour la Sicile… » Et, tirant une photo de son porte-cartes : « Faites passer mon portrait encadré d’une petite tartine. Je vous enverrai, de là-bas, au fur et à mesure, une série d’impressions sur la désolation du pays bleu… » Et nous serrant la main, Claudières saute dans son wagon.
« Que pensez-vous de cette rencontre entre deux trains, dont Claudières profite aussitôt pour faire payer les frais de son voyage par la caisse du journal ?… En voilà un qui s’entend à soigner sa publicité et ses intérêts…
— Qu’est-ce que tu as, Nicole ?
Un étourdissement m’a renversée sur ma chaise, si pâle que papa s’en est aperçu. Les choses tournent autour de moi ; j’ai le vertige, et la figure anxieuse de mon père, le visage interrogateur d’Hubertin, m’apparaissent tout proches de moi, puis semblent s’éloigner graduellement au fond de la pièce, devenus petits, petits.
— Que peut-elle avoir ? s’inquiète papa, elle qui n’est jamais indisposée…
Je rassure papa d’une voix faible : « Ce n’est rien : un léger malaise. »
Et Hubertin suggère :
— Est-ce que mademoiselle Nicole n’aurait pas pris un peu trop de champagne, sans s’en douter ? Quand on n’est pas habitué… Mais ses yeux démentent ce qu’il a dit : ses prunelles brillantes d’oiseau fixées sur ma figure défaite, Max flaire quelque chose de louche et d’insolite qui plane ici depuis son arrivée… Il paraît perplexe et regarde papa d’un air surpris, confondu que ce père ne sente pas comme lui l’étrangeté de mon attitude.
Hélas ! Il est toujours distrait, M. Fripette… S’excusant auprès de Max qui prend congé, discrètement, papa m’emmène dans ma chambre, me déshabille lui-même, me tâte le pouls, s’effraye, s’affole, prononce les mots de scarlatine et de fièvre typhoïde, ne pensant qu’au mal physique, jamais au moral… Puis, ayant peur que je ne prenne froid, il crie à Maria de préparer une bouteille d’eau chaude, me couche, et me borde dans mon lit, comme quand j’étais petite…
Ces précautions maternelles qui pallient l’insouciance habituelle de ce père faible et excellent, me déchirent la gorge d’un attendrissement brusque et violent, aux hoquets bruyants ; et ma douleur crève en sanglots d’agonie… Toute la nuit, je pleure ainsi sans que la fatigue parvienne à m’assoupir, veillée par papa qui est resté en frac, un camélia double à sa boutonnière, et qui murmure désespérément :
— Mon Dieu… Si elle allait tomber malade… La fièvre typhoïde débute quelquefois par une crise de larmes… Pauvre petite ! Elle qui se réjouissait toute la journée en pensant à ce bal du Casino.