La Renaissance du Livre (p. 53-59).



XII


« Venez, Nicole. Je veux vous voir. J’ai envie de vous. »

Voilà à quoi aboutissent ses ménagements affectueux, sa douceur insolite, des jours précédents !

Je trouve ce billet dans la boîte, en descendant. Il est écrit sur un sale papier quadrillé de bleu, à enveloppe jaune, comme on en donne dans les petits cafés. Jean n’a pas signé. Est-ce même son écriture, cette cursive minuscule, presque féminine, qui lui ressemble si peu ? Il semble que cette main énergique doive tracer de grands jambages. Au bas de la page, je dis : « Trois heures ». Et c’est tout.

Elle est plutôt piteuse, la première lettre d’amour que je reçois ! Une indication brève de rendez-vous, presque un ordre… Pourtant, en faisant la part de sa prudence, de ses détestables appréhensions, n’est-ce point un sorte de capitulation, pour un homme qui n’écrit jamais, d’avoir écrit… même ces quelques mots anonymes ?

Allons donc ! Ne lui cherche pas d’excuses, Nicole ! Tu vois bien qu’il ne craint guère de te susciter des scènes paternelles, à toi, au cas d’une surprise, puisqu’il a tracé ton nom en toutes lettres, dans ce billet compromettant, et qu’il lui suffit de se mettre à l’abri, personnellement… Je n’irai pas ! Il comprendra que je suis froissée… Me prend-il pour un petit chien qu’on appelle suivant son caprice : « Venez ici ! » ?…

Et, à trois heure moins un quart, je me précipite dans les rues. De quel limon suis-je faite ?…

Je sombre au fond de cette aventure, sans me retenir, comme on s’enlise — ou plutôt non : comme on s’embourbe !

Sous le soleil de mars, consumant, rutilant, près des murailles blanches des Ponchettes, où la clarté semble ruisseler en ondes lumineuses, j’avance péniblement, ralentissant le pas. Une fièvre intense, causée par la brûlure de ce soleil d’insolation et les pensées qui me dévorent, vient marteler mes tempes de chocs douloureux et réguliers.

Oh ! que je souffre ! Je suis envahie d’une détresse infinie, d’une désolation vague, comme s’il allait m’arriver quelque chose de triste… Les nerveux connaissent seuls ces heures d’humeur noire, si cruelles, où l’on a mal sans savoir pourquoi.

Par les intervalles des arcades, j’aperçois le quai du Midi, à ma droite. Quelques voitures de maîtres, de rares officiers à cheval passent, filant vers la promenade des Anglais. Tout à coup un cavalier attire mon attention : la coupe du profil, la moustache rousse, une façon de pencher la tête… je reconnais Paul Bernard. Il monte un demi-sang bai-brun, une bête superbe ; il se tient très bien à cheval. Il a cette élégance des gens chics qui sent toujours un peu le bon tailleur.

Mais comme son air détonne avec l’impression d’ensemble, la raideur de sa tenue, la fleur de sa boutonnière !… Son visage incliné dissimule la mélancolie de son front pensif et de son regard atone. À quoi songe-t-il ?

Hélas ! Lui sur le quai, moi dans la rue des Ponchettes — séparés seulement par une muraille où se creusent des arcades — nous avançons parallèlement, avec le même accablement, la même lassitude, traînant nos tristesses identiques sous le ciel de joie… Comme son cheval marche au pas, nous allons fatalement nous rejoindre au bout de la rue : pour éviter cette rencontre, je traverse la chaussée et m’enfonce dans la vieille ville. Je me mets à courir : il faut rattraper le temps perdu par ce détour. Sur le seuil des portes, des enfants déguenillés, des vieillards basanée, des filles tannées et débraillées me suivent au passage d’un regard inquisiteur et surpris. Je note au vol les détails entrevus de ce quartier pouilleux : les rues étroites percées en boyau, les maisons branlantes, où, pendues à une ficelle, des loques sèchent, d’une fenêtre à l’autre ; les trottoirs jonchés d’immondices, d’épluchures de légumes ; on y respire une odeur aigre d’ail et de misère.

J’ai suivi la rue du Malonat, la rue Centrale : je débouche enfin sur le boulevard du Pont-Vieux, délivrée.

Maintenant, j’ai hâte de voir Jean, de calmer ma fièvre dans ses bras. Mes jambes brisées ne vont plus assez vite. Pour franchir les quelques mètres qui me séparent des Algues, j’appelle une voiture, à bout de forces, rompue d’une étrange fatigue : c’est la réaction physique. En deux minutes, me voici devant la villa.

Je pousse la grille, je traverse le jardin : chaque chose — les œillets en bordure, le palmier du fond et les rideaux beiges, derrière lesquels je devine son regard embusqué — me rappelle ma première visite et ce qui suivit…

La porte du vestibule s’ouvre devant moi : une fraîcheur délicieuse me saisit au visage ; l’ombre me repose de cette chaleur ensoleillée du printemps précoce ; j’entre ici comme dans un asile : ma peur de l’autre jour ne m’a pas reprise ; c’est avec une joie confiante que je me retrouve en face de Jean ; je m’abandonne au plaisir tout simple de regarder sa figure que je n’ai pas vue depuis vingt-quatre heures ; et ses yeux qui me plaisent, ses yeux glauques comme deux gouttes de mer, ses yeux rêveurs de poète, ses yeux fourbes de félin…

Lui s’étonne in petto de la bonne humeur sans mélange que lui offre mon visage souriant : il pense à sa lettre. Il ne sait pas que, moi, je n’y songe plus, ayant dispersé ma mauvaise impression, mes reproches, en cours de route… Et comme il aime que je le déconcerte, le voici en excellentes dispositions. Il m’a prise sur ses genoux, et, ses doigts passés dans mes boucles, il s’amuse à me décoiffer, à me recoiffer arrangeant mes cheveux en bandeaux jusqu’aux yeux, ou relevés à la chinoise, et je m’aperçois dans la glace : mon visage paraît différent et cocasse sous chaque tour de cheveux.

Ses ongles chatouillent ma nuque. Il m’embrasse derrière, là où ça fait tressaillir…

Il murmure :

— Je suis heureux que vous soyez venue, Nicole ; j’avais besoin de votre présence aujourd’hui… Vraiment, je commence à avoir peur de m’attacher sérieusement à vous : vous êtes si jolie… Il faut que je prenne garde !

— Pourquoi entremêlez-vous d’idées méchantes toute parole un peu aimante ? Laissez-moi oublier que je me livre à un égoïste.

— Vous savez bien que je suis franc.

Oh ! non. Seulement, c’est facile de se prétendre sincère quand on n’est que bizarre. Il joue avec moi comme un enfant s’amuse à lancer des coups de pieds sur les bûches qui flambent, pour savoir s’il en jaillira plus d’étincelles encore ou si le feu s’éteindra dans un écroulement… Je ne veux pas me montrer dupe. Je riposte :

— Franc ? Allons donc ! Votre trait dominant, c’est la curiosité. Qu’elles soient tendres ou mauvaises, vous dites des choses que vous ne pensez pas, pour étudier, tout simplement, l’effet qu’elles produiront sur le patient auquel vous les destinez… J’ai éprouvé cette curiosité perverses, quand j’étais petite : à Deauville, à marée basse, je ramassais des crabes dans le sable mouillé, je les piquais avec une épingle — à l’endroit où leur carapace ne les protège plus — pour voir les contorsions de leurs pinces et savoir comment ça souffrait une bête…

— Nicole ! Nicole ! Allez-vous vous laisser prendre au jeu que vous m’accusez de jouer ?… Puisque vous sentez que c’est exprès que j’ai l’air de ne pas vous aimer, pourquoi croyez-vous quand même que je ne vous aime point ?… Approchez-vous de la glace, jeune folle : peut-on craindre d’être indifférente aux gens avec ces yeux-là ? Leur iris ressemble à ces anémones dont le cœur est noir et les pétales bleus… Vos yeux, ce sont deux fleurs qui regardent. Nicole ! en me disant sincère, je mentais : vous êtes plus qu’un caprice pour moi. Mais mon esprit tourmenté se plaît dans la volupté du mal : je vous ai fait pleurer, parce que rien n’est plus beau à contempler qu’une figure douloureuse… Je vous aime : voilà la vérité.

— Oh ! mon Jean… pourquoi vous taisiez-vous ?

— Un homme âgé se croit toujours ridicule de prononcer ces mots-là. Mais, aujourd’hui… Aujourd’hui, je vous chéris encore bien plus, petite aimée, d’être revenue… Comprenez-vous ce que signifie votre geste ?

— Oui…

— Revenir, c’est vous donner… tout à fait.

Je m’appuie contre lui, chancelante, grisée de joie : il m’aime… Ah ! maintenant, je n’ai plus d’appréhension ; je vais m’abandonner avec une sécurité heureuse ; il n’y a plus que nous deux au monde. Ai-je existé avant ? Ai-je le souvenir d’un être qui ne soit pas lui ? Je ne me sens que l’élan d’Ève vers le premier homme…

Un drri… ring !… me fait sursauter. Jean dit :

— C’est à la porte du jardin. Qui peut venir à cette heure ?

Hélas ! dans mon Éden, il y a une sonnerie électrique à la porte.

Je m’approche de la fenêtre : je regarde à travers les persiennes : je vois un cavalier qui est en train d’enrouler la martingale de son cheval bai-brun aux barreaux de la grille… Je m’écrie :

— Paul Bernard !

Jean mord nerveusement sa moustache en grondant :

— Nom de Dieu ! Et j’ai éloigné les domestiques : personne n’est là pour le renvoyer.

C’est la première fois que j’entends jurer cet homme au langage précieux : je ris malgré moi.

Jean s’énerve :

— Vous trouvez ça drôle ?… Je ne veux pourtant pas laisser sonner cet animal pendant une demi-heure : il ameuterait le quartier, et quelqu’un se trouverait bien là pour lui dire que M. Claudières est ici… C’est stupide. Que diable peut-il venir faire chez moi ?

– Ne bougez pas. Il pensera que vous êtes sorti, et s’en ira.

– Il est déjà dans le jardin.

C’est vrai : Paul a poussé la grille, il est entré. Il avance vers le perron, en scrutant les fenêtres d’un œil fureteur.

Jean fait claquer ses doigts, impatienté. Il décide :

– Il faut que je le reçoive, mon petit, afin qu’il ne soupçonne pas votre présence ici. Ce monsieur est d’un sans-gêne ! Il monte l’escalier, maintenant ! Cachez-vous dans mon bureau Nicole, et surtout pas de bruit.

D’un regard circulaire, Jean s’assure que rien ne traîne dans le salon, qui puisse déceler mon passage. Il ramasse mon écharpe, la jette sur mon bras. Je me hasarde à laisser voir mon inquiétude :

– Jean, Paul Bernard est un homme violent. Promettez-moi que vous serez calme, vous ?

– Petite bête ! Que pensez-vous donc qu’il veuille me dire ?

– Vous le savez bien.

Jean soulève la tenture qui masque la porte de son cabinet de travail ; il me pousse doucement, un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

Mais je suis trop apeurée pour lui obéir… Feignant de m’enfermer dans son cabinet, je rouvre la porte en tapinois, je me glisse dans les plis de la tenture, et, l’oreille aux aguets, l’œil collé aux interstices des effilés, je me tiens prête à voir, à écouter, à intervenir au besoin… sans qu’ils ne s’en doutent ni l’un ni l’autre.


Jean s’en est allé dans le vestibule. Bientôt il revient pour laisser passer Bernard. Paul entre lentement. Il fouette sa botte avec sa cravache, d’un geste machinal. Ses joues roses sont marbrées de ces petites plaques blanches qui révèlent l’émotion chez les hommes sanguins.

Jean a sa figure habituelle, pâle et froide. Ses yeux, devenus inexpressifs, laissent jaillir par moment l’éclair d’un regard pénétrant, vite dissimulé sous la paupière lourde. Il dit, de sa voix mordante où perce une ironie courtoise :

— Excusez-moi, monsieur Bernard, de vous avoir laissé faire la moitié du chemin… Je me proposais d’aller vous accueillir au seuil du jardin, mais j’ai constaté que vous devanciez mon désir par votre empressement.

Paul réplique sèchement :

— Je tenais à vous voir le plus tôt possible, monsieur Claudières ; après avoir hésité longtemps avant d’entreprendre cette démarche… Je suis dans un moment où l’on ne songe guère à l’étiquette. J’ai sonné : on ne m’a pas répondu. Je suis entré par la porte entr’ouverte.

— Mais je ne vous le reproche pas… Asseyez-vous, je vous en prie, interrompt Jean, avec une urbanité exquise.

Paul se laisse tomber dans un fauteuil ; il reste un moment silencieux, comme pour rassembler ses idées, sous le regard gênant de Jean qui l’observe. Puis il commence :

— Monsieur Claudières, j’ai beaucoup réfléchi avant de faire cette visite, ainsi que je viens de vous le dire… Vous comprenez donc que j’y attache quelque importance. Je vous prierai de m’écouter sans raillerie et sans hostilité…

— Comme il vous plaira, cher monsieur. Me voici attentif.

— Je veux vous parler de Nicole… Je m’intéresse à elle. Son avenir m’inspire des inquiétudes…

— J’ignore, monsieur, à quel titre vous vous occupez de cette jeune fille et si vous êtes son parent… Quant à moi, je vous ferai remarquer qu’elle m’est étrangère… Il est bizarre que vous vous adressiez à moi, en l’occurrence, alors qu’il serait tout naturel de confier vos craintes à Fripette, que cela regarde plus que nous, qui est son père… et votre ami…

— Il est vrai que les circonstances nous entraînent à discuter le sort d’une enfant dont la vie ne devrait point nous concerner, me concerner plutôt… Car, désormais, n’avez-vous pas acquis, vous, le droit de vous en mêler ?

— Pardon… Je ne saisis pas ?

— Je vous en prie, Claudières… pas de détours.

Paul commence à s’irriter. Sa voix tremble légèrement. Il reprend :

— Il est inutile de parler à mots couverts… Nous sommes seuls. Une franchise réciproque ne peut que hâter la fin de cet entretien qui nous est également pénible.

Jean lève la main pour l’interrompre. Il questionne d’un air agacé :

— Ah ! ça, monsieur, où voulez-vous en venir ? Me cherchez-vous une querelle ? Que signifie cette attitude ? Vous arrivez inopinément chez moi avec l’allure d’un homme qui aurait à me reprocher ma conduite envers sa fille ou sa sœur…

— Si l’un de nous pouvait être le père de Nicole, ce ne serait pas moi…

— Raison de plus pour réprimer vos emportements puérils — jeune homme ! Respectez mes cheveux gris…

— Ah ! Claudières… Trêve de persiflage. Causons sérieusement. Nicole vous aime. Donc, je veux…

— Vous voulez faire une sottise. Vous me demandiez de parler sans faux-fuyants ? Soyez satisfait : oui, Nicole m’aime. Et après ?… Que réclamez-vous ? Êtes-vous son fiancé ? Non : Mme Paul Bernard existe, ce me semble. Nicole vous a-t-elle promis quoi que ce fût ? A-t-elle sollicité votre présente intervention ? Non. Elle est venue librement à moi… Aucun prétexte ne vous autorise à jouer le rôle de protecteur. Seulement, vous vous étonnez qu’entre vous et moi, ce soit celui qui ne lui offre rien qu’elle choisisse… C’est extravagant, n’est-ce pas, que par exception, on préfère Cythère à Chrysopolis ? Nicole a commis à votre égard un crime de lèse-monnaie. Les femmes nous réservent de ces surprises, quelquefois. Oh ! très rarement… Or, croyez-vous que ce soit bien digne de venir me disputer Nicole au nom de vos millions, sans plus ?

— Si je m’étais présenté ici pour vous disputer une femme, aurais-je cette modération, Claudières ?… Ce n’est pas un adversaire qui vous parle sur ce ton, mais un homme désintéressé ; je m’incline devant son amour.

— Vous ne vous êtes point dérangé sans but pourtant ?

— Non.

— Alors, que veniez-vous me dire ?

— Épousez-la.

— Hein ?… Ah ! mais, vraiment, monsieur, vous affectionnez sauter dans l’existence du voisin. Qui vous dicte ce conseil ?

— Mon amour pour elle. Ne riez pas. Je vous défends de baver sur ces sentiments-là. Vous êtes un grand écrivain, Claudières… vous avez mille fois plus d’esprit que moi, votre talent fait l’admiration des gens de goût, mais comme homme de cœur, vous valez moins que mon palefrenier. Taisez-vous donc… J’aime Nicole. Plus même : je la comprends… C’est une enfant… Vous la croyez vicieuse : elle n’est qu’instinctive ; tout le mal qui est en elle vient de son éducation : ce n’est pas la faute de l’arbre s’il a poussé de travers, et ça n’empêche pas les fruits d’être bons… Nicole s’est jetée dans vos bras, poussée par la force de la nature… en fille innocente, sinon ignorante. Quand un homme a reçu le premier baiser d’une bouche pure, il doit témoigner plus de gratitude que vous ne le faites. Vous pensez que je n’ai pas le droit de vous parler ainsi : moi, je prétends le contraire. Un honnête homme a toujours le droit, de plaider la cause d’une jeune fille… Si je voyais une inconnue attaquée par des rôdeurs, je la défendrais bien… Ne puis-je sauver Nicole de vous qui lui volez son bonheur ? Épousez-la, Claudières… Vous devez sentir tout ce qu’il me coûte de vous dire cela… Je sais qu’elle ne sera guère heureuse avec vous, mais sa vie se trouvera faite, et elle vous aime trop pour qu’il en soit autrement… J’ai tenté tout ce que j’ai pu pour la détourner de vous. Maintenant qu’il est impossible de revenir sur le passé, ma conduite doit vous dicter la vôtre…

« Vous ne répondez rien ?

Jean s’adosse à la cheminée et réplique tranquillement :

— Mon Dieu ! monsieur, je me serais fait scrupule de vous arrêter : on a rarement le plaisir d’entendre de si belles choses. Vous eussiez fourni une tirade de troisième acte à M. Capus. Ensuite, comme j’ai la prétention de n’être point dément, vous m’obligeriez en me laissant la liberté de mes décisions et en mettant une sourdine à votre sollicitude intempestive.

— Ah ! Vous êtes bien le lâche que j’avais jugé !

— Quel est le lâche, ici ? Vous m’insultez, et je ne puis vous frapper : songez que vous êtes sous mon toit…

— Je m’en fiche ! Ainsi, vous prenez plaisir à faire le mal, uniquement pour le mal. Votre cerveau malsain et détraqué contamine les autres de votre pourriture morale… Vous avez taché cette vie commençante, comme un écolier jette de l’encre sur une page blanche. Tels certains hommes s’imaginent guérir d’un mal honteux, au contact d’un sang virginal — vous avez éprouvé le besoin de salir cette âme neuve au contact de votre esprit dépravé. Vous êtes un misérable.

— C’est tout, monsieur Bernard ?

— Non, ce n’est pas tout. Il me reste à dire le principal. En effet, vous êtes libre d’agir à votre guise. Votre devoir serait de réparer le mal dont vous êtes la cause, mais, si vous reculez devant cette responsabilité — au moins, laissez cette enfant, quittez Nicole, quand il est encore temps : à dix-huit ans, on a des années pour oublier…

— Parbleu, monsieur Bernard, vos discours devaient aboutir à cette conclusion. En somme, vous avez dépensé une demi-heure en propos diffus, au lieu de me dire tout bonnement : « Claudières, laissez-moi le champ libre… »

— Vous avez raison, assez de paroles. Je vous signifie maintenant mon ultimatum : épousez-la ou quittez Nice, sinon je préviens le père.

— Plaît-il ?

— C’est pourtant clair et concis, cette fois. Vous connaissez Fripette : c’est un homme inconscient et léger, mais le jour où je lui ouvrirais les yeux, où je lui dirais « Votre fille a un amant ; cet amant est célibataire et refuse de l’épouser », Fripette, qui adore Nicole, serait capable de vous tuer comme une mauvaise bête, et aurait tous les pères pour lui.

— Vous feriez une double indélicatesse : d’abord en perdant une jeune fille auprès de son père, ensuite en la calomniant : je vous donne ma parole d’honneur que Nicole n’est pas ma maîtresse.

— D’honneur ? Je serais curieux d’entendre la définition de l’honneur passant par votre bouche…

— Drôle !

Paul a levé sa cravache. Jean lui saisit le poignet. Je pousse un cri, je m’élance et me jette entre eux. Paul, stupéfait, gronde :

— Oh !…

Et recule jusqu’à la porte. Il esquisse un sourire amer : mon apparition ne l’engage guère à ajouter foi à la parole de Jean. L’émotion me fait trembler : si j’étais de celles qui s’évanouissent, j’aurais au moins le soulagement de perdre conscience. Mais la seule détente que j’éprouve est une crise de larmes nerveuses. Je m’effondre dans un fauteuil sanglotante, tandis que Jean crie à Paul :

— Sapristi ! Allez-vous-en, vous !… nous reprendrons cette conversation plus tard ; je suis à votre disposition.

Mais Paul se rapproche de lui, répond nettement :

— Ah ! pardon : entendons-nous. Je ne tiens pas du tout à me battre avec vous, monsieur Claudières. Vous autres, gens de lettres, vous avez une façon tout à fait légère de manier l’épée (en général, votre plume est plus meurtrière), et vos duels ne sont jamais sanglants. Moi j’ai pris des leçons d’escrime au régiment, d’un vieux soldat qui ne considérait point ces jeux-là comme une manière de réclame… Je craindrais d’avoir la main lourde au cours d’une rencontre, et je ne me soucie pas de vous tuer : Nicole me détesterait. Quant à nos injures, elles furent réciproques : ainsi, nous sommes quittes. Je ne me considère pas offensé par vous : témoignez-moi le même mépris. Je me contente de vous répéter : songez à ce que je vous ai dit. Adieu.

Il sort rapidement, claquant la porte derrière lui, avant que Jean ait pu répliquer. Bientôt un bruit de galop furieux laisse supposer qu’en ce moment le malheureux cheval doit recevoir des coups de cravache qui — bien que le touchant — ne s’adressent pas précisément à son échine…


Je pleure toujours. Il me semble que mes larmes vont continuer de couler ainsi sans se tarir, dissolvant peu à peu mes forces. Je sens un bras qui m’entoure la taille, une bouche qui se colle à mes paupières ; Jean boit ma douleur avec une sensualité cruelle. Je profite du charme que me donne la souffrance à ses yeux pour l’implorer :

— Oh ! Jean, ne m’abandonnez pas !… Qu’est-ce que vous allez faire, dites ?

— Ce que vous voudrez, ma chérie. Voulez-vous que nous partions ensemble ?… Que j’aille trouver votre père ?

— Ah ! Ce serait le meilleur parti : si vous précédiez Paul auprès de papa…

— Eh bien ! C’est chose faite. J’irai vous demander demain à Fripette.

— Demain ?…

— Hein ! Nicole, qui se serait douté que notre roman finirait ainsi ?

C’est drôle que je ne puisse pas éprouver, en joie, l’égal de ce que j’ai ressenti de tristesse : tout va se terminer pour le mieux, et pourtant je suis toujours oppressée, haletante, avec un restant de larmes au coin des yeux.

Je me lèvre pour partir. Jean m’enlace :

— Oh ! Nicole : ne partez pas comme cela. Terminons cette ennuyeuse journée sur un bon souvenir…

Il veut m’entraîner vers sa chambre. Vrai, il a du courage : je ne suis pas en train, moi, après ces émotions désagréables. Je m’échappe :

— Jean, laissez-moi rentrer : je suis brisée.

— Méchante !

Il se détourne, contrarié, puis il me prend dans ses bras et me quitte sur un baiser violent et délicieux.

C’est en sortant des Algues, devant les docks, sur les quais du port, parmi cette foule grouillante et gaie de matelots, de pêcheurs, d’artilleurs, que j’ai savouré ma joie. C’est vrai que tout s’arrange dans la vie ; on est bien bête de se faire du tourment !… Ce pauvre Paul : comme il a été bon de se montrer mauvais ! Quel était son but en réalité ? Avait-il vraiment le désir d’assurer mon bonheur, ou l’espoir de voir Jean renoncer à moi ?… Il semblait convaincu… Mais Jean le sceptique m’a enseigné la défiance. Chacun ne recherche que son intérêt : me l’a-t-il dite souvent cette phrase-là !

Qu’importe ! Paul, quelle que fût son arrière-pensée, a contribué à me rendre heureuse…

Il faut que j’empêche papa de sortir demain.