La Caricature et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 806-841).
LA
CARICATURE ET LA GUERRE

II [1]
EN ALLEMAGNE ET CHEZ LES NEUTRES


I. — EN ALLEMAGNE

L’Allemagne, en 1914-1916, a-t-elle été en guerre avec la France ? Un archéologue, qui n’aurait pour se guider, dans quelques milliers d’années, que les caricatures allemandes, — comme il arrive aujourd’hui qu’on ne possède sur un évènement de l’ancienne Egypte, qu’une suite de dessins sur un papyrus, — pourrait se poser la question. Non que les feuilles satiriques d’outre-Rhin se soient désintéressées de la guerre. Tous les crayons ont été mobilisés sur-le-champ, toutes les plumes et tous les pinceaux, des Lustige Blaetter et du Kladderadatsch de Berlin à la Jugend et au Simplicissimus de Munich. Pareillement, la Muskete et le Kikeriki de Vienne et d’autres moins célèbres, comme l’Ulk de Berlin et le Wahre Jacob de Stuttgart et même le Brummer, ont donné. Tout ce qu’on peut inventer de drôle, sur les bords de la Sprée, a été réquisitionné par l’autorité supérieure, et, aussi, ce qu’on peut imaginer de tragique pour épouvanter l’ennemi : les fantômes au gantelet de fer, un peu démodés depuis les Burgraves, les diables cornus du temps de Grünewald ou de Martin Schongauer, les vieux dieux sont sortis de leurs obituaires ; Breughel et Albert Dürer, eux-mêmes, ont été appelés à la rescousse. Depuis vingt mois, c’est un feu roulant de sarcasmes et de quolibets, de menaces apocalyptiques, où le gros rire alterne avec le susurrement de la calomnie, — ce que les Anglais, qui suivent de très près ces manifestations de l’esprit teuton, appellent « l’Évangile de la Haine » ou « l’Humour des Huns » ou les « Gaz empoisonnés pictoriaux. » Mais contre la France, on ne trouve presque rien. Çà et là, dans la foule des Alliés, on aperçoit le bonnet de Marianne, ou le képi du généralissime, ou le haut de forme du Président de la République, mais on ne voit point toujours clairement qu’ils aient à lutter contre l’Allemagne.

C’est que, sans se priver absolument de nous décocher quelque épigramme, l’artiste allemand a toujours devant les yeux cet unique but : l’Angleterre. C’est la grenouille de ce jeu de tonneau. D’abord, c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre : c’est là, pour l’Allemagne, un axiome. Toute la responsabilité en retombe, selon ses caricaturistes, sur sir Edward Grey. L’attitude que, dès le début de son ministère, l’homme d’Etat anglais a prise en faveur de la France, l’a désigné comme cible à l’esprit teuton. Et, par une singulière interversion des rôles, celui qui n’a fait autre chose que venir au secours des pays déjà engagés dans la lutte diplomatique ou militaire, est censé les y avoir entraînés. Aussi, sir Edward Grey est-il le plus visé, le plus ridiculisé, déformé, stigmatisé des adversaires de l’Allemagne. Aucun de nos compatriotes ne peut prétendre, même de bien loin, à un tel honneur. Il n’est pas de semaine où son profil aigu, son front bombé, ses lèvres minces n’apparaissent dans les images d’outre-Rhin, les yeux protégés par des conserves, comme on figurait autrefois le général Boulanger. Ses avatars sont innombrables et extraordinaires. Après être apparu en aveugle conduisant des aveugles, d’après Breughel, le voici transformé, d’après Hans Thoma, en harpie posée sur les ballots de l’indus- trie et du commerce allemands ; en hibou, qu’offusque la lumière du Croissant turc, dans le Kladderadatsch ; en maître d’hôtel, et il attend respectueusement le choix que fera le petit Japonais dans le menu du jour ; en clergyman, et il prêche aux Français, aux Russes et autres alliés le désintéressement ; en médecin, et il donne une potion à la France pour lui renouveler le sang ; en traître de mélodrame, et il soudoie un bravo pour assassiner des nations paisibles ; en négociant en têtes de morts, sous la firme Albion and C°, avec ce titre : Le gardien de la loi internationale et ces mots : « La guerre est une affaire comme une autre. » La Muskete, enfin, se souvenant d’un roman fameux et jouant sur le nom du ministre, l’a montré tirant le rideau qui cache son propre portrait et découvre, avec horreur, que son « double » dépérit et enlaidit chaque jour. Et elle appelle cela : Le Portrait de Dorian Grey.

L’énormité de ces falsifications historiques montre assez la naïveté sans bornes du peuple qui s’en nourrit. Sans doute, il ne faut point croire à la bonne foi des historiens. Il y a des pince-sans-rire à Munich. Mais la foule n’absorberait pas indéfiniment cette nourriture, si elle la croyait frelatée. La transformation du plus pacifiste des diplomates en un vampire altéré de sang humain est opérée, sans aucun doute, de concert avec le sentiment public en Allemagne. Et nul ne s’y étonne de voir, dans le Wahre Jacob, un démon, échappé des tympans de nos vieilles églises gothiques, précipiter sir Edward Grey dans les flammes de l’Enfer, tandis qu’un autre, armé d’une pince gigantesque, murmure : « En voici un que nous allons rôtir très lentement... »

Donc, c’est l’Angleterre qui, selon les humoristes teutons, a voulu la guerre. Comment est-il possible qu’au XXe siècle une nation tout entière se décide à aller au-devant de la mort ? C’est qu’elle n’y va pas, ajoutent-ils. Elle fait la guerre avec le sang des autres. Voilà ce que veut dire l’étrange image, parue dans la Jugend, de l’araignée Albion suçant le sang de la France, après avoir sucé celui de la Belgique. L’incessant effort de la feuille munichoise, comme des berlinoises, vise donc à imprimer, dans les cerveaux allemands, cette image doublement fausse de l’Angleterre : la cruauté d’avoir déchaîné une guerre mondiale, — ce qui est démenti par son peu de préparation initiale, — et la répugnance à y prendre part, — ce que démentent suffisamment ses sacrifices constans.

Les deux sont surpassées encore, dans l’esprit des Allemands, par son incapacité militaire. Cette « nation de boutiquiers » a voulu la guerre et elle est incapable de la faire. Elle n’a pas de soldats et, pour s’en procurer, elle est obligée aux plus humilians stratagèmes. « Ne voulez-vous pas vous engager ? Les choses vont au mieux pour l’Angleterre, » dit Kitchener, selon le Simplicissimus, à un ignoble drôle qu’il rencontre au coin de Hyde Park. « Alors, vous n’avez pas besoin de moi, » dit l’autre. « Non, vous ne m’avez pas compris. L’Angleterre court les plus grands dangers. Il faut vous enrôler, tout de suite. — Non, dans ce cas, c’est trop dangereux pour moi, » rétorque le drôle. Quels soldats peut-on faire de telles recrues ? Le Punch nous le dit, dans un dessin où il s’est diverti à exprimer le sentiment allemand sur l’armée anglaise. Une troupe britannique est installée autour de marmites fumantes, les joues gonflées de victuailles. Une estafette arrive, à motocyclette, et tend un pli à l’officier, en lui disant : « Ordre du quartier général. L’attaque doit commencer tout de suite. » L’officier, aux longues dents, qui tient d’une main le biscuit où il a mordu largement et de l’autre un pot de bière, s’indigne : « Quoi, à l’heure de notre dîner ? » C’est intitulé : « La vérité telle qu’elle se reflète dans l’art allemand, » et le Punch ajoute : « Ce tableau, dessiné par un artiste de Potsdam et destiné à représenter l’absence de dévouement au devoir dans les rangs de l’Ennemi, a été substitué, par le censeur impérial allemand, à une sotte satire sur les méthodes militaires allemandes. » Le journal anglais, en supposant ainsi que son numéro a été rédigé par l’autorité germanique, nous résume, d’un seul trait, des centaines de caricatures allemandes sur le même sujet et montre, du même coup, quelle source de gaieté elles sont pour nos Alliés.

Ainsi, selon l’humoriste teuton, les volontaires anglais ne suffisent pas à lutter contre l’Allemagne. Alors, on fait appel aux colonies. Un kangourou s’élance sur une page de l’Ulk, intitulée : le Dernier espoir de l’Angleterre. Un kangourou, cela ne paraît pas bien dangereux, mais regardez bien : dans sa poche abdominale, il loge deux petits soldats en béret écossais, qui, clignant de l’œil, visent l’ennemi, et cela s’appelle : l’Australie sur le front. On descendra plus loin encore dans l’échelle des êtres : Après la chute de Maubeuge, dit le Simplicissimus, voici l’Anglais désemparé, meurtri, qui parlemente avec des nègres féroces. « L’orgueilleuse Albion a encore une ressource pour l’aider, elle et ses alliés. Elle mendie l’appui des Basutos, et leur chef Billy-Billy promet de débarquer à Marseille avec cinq cent mille hommes. » Il en vient de partout, des Boschimans et des Maoris, des Achantis et des Botocudos. C’est avec cela que le pays de Bacon et d’Herbert Spencer, s’écrie le Teuton, défend la civilisation et la pensée libre. Hourra ! voici les noires légions du désert, qui vont dévorer, à belles dents, les professeurs d’Iéna ou de Tubingue. Après cela, quoi d’étonnant si, même au fond de la forêt tropicale, les orangs-outangs, les mandrills et les chimpanzés sentent comme un remords de ne pas voler au secours de la mère patrie ! « Quoi ! n’avez-vous pas de honte de ne pas aller vous battre pour l’Angleterre contre l’Allemagne ? » dit une femelle à son mâle à croupetons sur une branche d’arbre, tout en cueillant des noix de coco... Et le Simplicissimus intitule triomphalement cette dernière planche : « Les troupes anglaises d’outre-mer. »

Malgré ces honteux auxiliaires, l’Angleterre, — s’il fallait en croire les journaux de Berlin ; — est affolée. L’humoriste d’outre-Rhin ne se tient pas de joie en songeant aux blessures que lui infligent les sous-marins allemands. C’est un sujet inépuisable de gaieté pour lui que la vue du Neptune britannique, jadis « tranquille et fier du progrès de ses eaux, » béatement endormi dans la sécurité de son omnipotence, qui se sent tout à coup pincé, lardé, troué sous l’eau par une foule d’espadons, et pousse des cris de douleur : — et c’est un spectacle que la Jugend ou le Kladderadatsch s’offrent le plus qu’ils peuvent. Leurs lecteurs ont l’entendement assez ouvert par la haine pour comprendre que les espadons figurent, ici, les sous-marins qui surprennent la marine anglaise là où elle ne songeait pas à se défendre. John Bull, épouvanté, finit par grimper sur le sommet de son île, minuscule rocher, autour duquel passent et repassent, plongent et émergent des sous-marins, qui ont des gueules de requins. Cela s’appelle : Isolement splendide.

Il ne craint pas seulement pour ses jambes : il est fort effrayé de ce qui se passe au-dessus de sa tête, et les Lustige Blaetter nous montrent la foule de Trafalgar Square, prise de panique à la vue d’un Zeppelin. La fin de tout cela, c’est qu’un Tommy tombé en enfer, conduit par des démons et mordu par les molosses de Satan, sur le gril éternel, s’écrie : « Pas de Zeppelins, ici, pas de canons Krupp ! Pas de sous-marins ! Je suis au ciel !... »

L’affolement de la « perfide Albion » n’est pas causé seulement par ses désastres sur la mer, dit-on à Berlin, mais aussi par la Révolution, chez elle ou dans ses colonies. Tous les humoristes allemands ont concouru sur ce thème. Le Kladderadatsch, les Lustige Blaetter, l’Ulk, le Simplicissimus et la Muskete ont fait appel à toutes les ressources de leur symbolique : le sphinx pour l’Egypte, avec son cortège de pyramides, et le tigre pour l’Inde ont été enrégimentés parmi les alliés des Allemands. Par où il apparait que leur mépris pour les peuples de couleur était un peu surfait. Ils les trouvent trop noirs pour défendre l’Angleterre, mais ils les trouveraient bien assez blancs pour l’attaquer. Voici, par exemple, le soir qui tombe sur l’Egypte, derrière les triangles sombres des pyramides, une faucille menaçante, dégouttante de sang, s’arrondit dans le ciel. Un horseguard s’en va, disant : « Je crains que le temps ne change. La lune brille trop... » C’est l’idée du Simplicîssimus. Moins avisé est l’officier, en khaki, des Lustige Blaetter. Il se tient tranquille, les mains dans ses poches, sans voir que, derrière lui, le sphinx réveillé, terrible, les sourcils froncés en arc, a déterré une de ses griffes puissantes, la lève sur lui... Et la légende dit : « L’ancienne énigme du Sphinx sera bientôt résolue, d’un coup. » L’UIk suppose un peu plus de perspicacité chez le touriste anglais. Coiffé du casque colonial, le nez en l’air, il considère les figures tracées, il y a des milliers d’années, sur la pierre. Raus ! dit Set ; Raus ! dit Horus ; Raus ! dit le Pharaon, — c’est-à-dire : Dehors ! Dehors ! Dehors ! « A la fin des fins, je commence à comprendre le sens des hiéroglyphes... » murmure l’Anglais. Et le dessin est intitulé : Progrès en Égyptologie. Enfin, le Kladderadatsch résume tous les espoirs de Berlin, en montrant un sinistre incendiaire qui court, de réverbère en réverbère, allumer un feu terrible, et ces réverbères sont l’Inde, l’Egypte, le Transvaal ; et cet incendiaire est la Révolution.

Comment, de tant de dangers, la « perfide Albion » espère- t-elle donc se tirer ? se demande l’Allemand. Et il répond : par sa perfidie, par son hypocrisie même et ses ruses déloyales de guerre. D’abord, elle a « enchaîné la Vérité, » dit le Kladderadatsch, et John Bull, clignant de l’œil, d’un air féroce, monte la garde près du poteau d’infamie, où elle se morfond. C’est son « premier exploit. » Elle a tissé une trame de mensonges et s’y promène comme une araignée, dit l’Ulk, qui ajoute : « Lorsque le grand jour de la purification viendra, cette ordure sera balayée avec le reste. » Pourtant, John Bull n’a point réussi dans ses tentatives avec la Vierge grecque, dit la Jugend : il a eu beau se transformer en taureau, en nuée légère, en pluie d’or, elle l’a toujours repoussé... « Et quand je parle devenir en Dreadnought, elle se moque de moi ! » crie le vieux Jupiter britannique en serrant le poing, — tandis que Pallas Athéné, debout, lance en main, se profile, dédaigneuse, sur la mer...

Alors, que faire ? Se cacher, se dissimuler sous les pavillons neutres, renier ses couleurs, pensent les Lustige Blaetter et autres feuilles comiques. Il est impossible d’altérer plus délibérément la vérité, car tous les faits constatés jusqu’à ce jour mettent précisément à la charge des marins allemands les procédés de dissimulation et de « camouflage » qu’ils feignent de reprocher aux Anglais. Mais, une fois le point de départ admis, les feuilles satiriques ont un champ immense à exploiter. C’est, pour elles, un inépuisable sujet de sarcasmes. On voit le patron d’un navire marchand anglais, en face d’une collection complète de masques : le haut de forme étoile du Yankee, le bonnet de la Hollandaise, l’immobile peau jaune du Céleste, et se disant : « Aujourd’hui, il faut que je traverse la mer d’Irlande : lequel de ces masques neutres doit prendre un vieux marin honorable ? » Ou bien, tout nu, aux bains de mer, John Bull cherche parmi les drapeaux des nations, qui sèchent au soleil, celui qui couvrira le mieux sa vilaine académie. Ou encore, c’est la vieille Albion, en haillons, qui sort de sa cabine, et se plaint ainsi : « Vraiment, je ne peux plus sortir avec ces oripeaux dégoûùtans... — Courage, Britannia, volez-en de meilleurs ! » lui crie Churchill, en lui montrant les costumes des neutres, qui se balancent, séchant au vent. « Quel habit choisirai-je pour qu’on ne me reconnaisse pas ? » se demande, perplexe, John Bull, chez un fripier. « Pourquoi ne vous habillez-vous pas en gentleman ? » répond l’autre, goguenard. Enfin, la Jugend a trouvé le meilleur moyen d’échapper aux sous-marins allemands : c’est d’embarquer, à chaque voyage, trois comparses américains qui protégeront les passagers anglais et la contrebande de guerre. Sur le pont du paquebot, près de la cloison où on lit : Attention ! Minutions ! le capitaine crie à son second : « Tout est-il prêt ? — Non, monsieur, répond le second, les trois Américains, en extra, ne sont pas encore à bord. » En effet, on les voit, sur la passerelle, leur sac de voyage et le drapeau étoile à la main, qui n’ont pas encore atteint le navire.

Quant aux Zeppelins, c’est le Simplicissimus qui a découvert quel procédé doit employer « la perfide Albion » pour exciter contre eux l’indignation publique. Il a représenté une ville maritime anglaise, au moment où l’un de ces meurtriers aériens est signalé. « Attention ! Vite ! Tous les bébés dehors ! » s’écrie un policeman, et, de toutes les fenêtres, se tendent des perches, suspendant des poupons emmaillotés dans le vide, afin de les exposer, seuls, aux bombes qui ne manqueront pas de tomber. - La noirceur de l’âme anglaise éclate, dans cette image, aux yeux de l’innocente Germanie. Un dernier trait achèvera de la peindre, et c’est la Jugend qui l’a trouvé. Il faut encore le citer, parce qu’il montre à quel point on peut faire fond sur la crédulité du public allemand. « Depuis qu’il a été déclaré que les « Barbares » allemands refusaient de tirer sur les cathédrales, l’Angleterre a élaboré un joli petit plan pour la défense de ses côtes, » dit la légende. On voit, en effet, des paravens en forme de façades gothiques, dressés au bord de la mer ; sous les portails moyen-âgeux s’arrondissent des bouches de canon ; derrière les gargouilles, s’embusquent des tireurs : il n’est pas un ornement, un fleuron, une ogive, qui ne recèle une embûche. Bien mieux, les gardes-côtes cuirassés eux-mêmes ont une superstructure de clochers et de chapelles, et, dans le ciel, les aéroplanes volans prennent une allure de chapelles en déplacement aérien.

Les Anglais accusent le coup, sans sourciller, en beaux joueurs qu’ils sont [2]. Ils n’y ont pas grand mérite, car le coup ne porte guère, et ils pourraient aussi bien ramasser l’injure qu’on leur jette comme une pierre et s’en parer comme d’un joyau. Car si l’Australie et le Cap et les Indes et le Canada et la Nouvelle-Zélande, tous les pays d’outre-mer, accourent à la défense de la vieille Angleterre, qu’est-ce à dire, sinon qu’elle a su s’en faire aimer ? Et si tant d’autres peuples et de tant de couleurs, épars sur le globe, sous toutes les latitudes, se rangent du côté des Alliés, qu’en peut-on conclure, sinon que la conscience universelle se prononce contre l’Allemagne ? Ce ne sont pas des gens de « haute culture, » dira-t-elle : c’est à voir. Car il faudrait démontrer que les Bachi-Bouzouks le sont et aussi les Bulgares, et qu’on est plus près de l’idéal scientifique de l’humanité à Panagouriclité et à Kastamouni qu’à Melbourne et à Montréal... « Nous appelons civilisés les peuples qui sont nos dupes et sauvages ceux qui ne le sont pas : » — voilà ce qu’il faudrait dire, tout uniment, au lieu de tant de gloses, et cette définition à la Gorenflot figurerait fort bien toute l’argumentation des professeurs de Weimar ou de Greifswald. Pourquoi ne peut-on employer des Gourkhas ou des Sikhs et peut-on employer des gaz asphyxians ? Pourquoi l’Angleterre est-elle furieusement égoïste en faisant battre pour elle des Australiens ou des Canadiens, qui sont nés d’elle, et l’Allemagne ne l’est-elle pas en versant le sang des Turcs pour qui elle n’a jamais rien fait ? Et, en ce qui nous concerne, qu’y a-t-il de moins civilisé : appeler des Sénégalais à librement combattre, ou enchaîner ses propres citoyens a des mitrailleuses ? Transformer des nègres en hommes libres, ou transformer des hommes libres en nègres ? Le peuple du « libre examen » ne supporterait guère toutes ces théories, si elles étaient, d’aventure, examinées librement.

De même, les plaisanteries des Allemands sur le recrutement volontaire. C’est une honte, à leurs yeux, que de solliciter un homme d’entrer au service, au lieu de le faire encadrer par deux gendarmes. Mais c’est l’orgueil de l’Angleterre que d’avoir vu trois millions d’hommes, sans y être forcés, accourir à son appel. Il n’est pas très sûr que l’Allemagne, elle-même, eût obtenu ce résultat. L’Angleterre a prouvé, jusqu’à l’évidence, par sa pauvreté première en hommes et en munitions, qu’elle ne tendait, ni ne s’attendait à la guerre, et, par son magistral « rétablissement, » qu’elle était capable de la faire, comme les camarades. De tout cela, elle a lieu d’être fière, et plus on lui décerne de sarcasmes, plus elle les collectionne comme des titres d’honneur. L’Allemagne n’en dit autant ni contre nous, ni contre les autres Alliés. Pourtant, elle nous fait bien, çà et là, l’honneur de quelques outrages ou l’injure de quelque compassion. Il y a un sujet qui, évidemment, n’inspire pas de réflexions très réconfortantes aux artistes de ce pays : c’est le bombardement de la cathédrale de Reims. Ils n’en tirent pas une extrême vanité. Aussi ont-ils délibérément pris le contre-pied de la vérité. Ils supposent d’une part qu’on ne l’a pas bombardée, ni aucune autre église, et d’autre part, que leurs ennemis abusent de ce respect pour combattre sans danger. Dans l’Ulk, on a vu ceci : Pallas Athéné, portant, dans une main, la cathédrale de Reims, de l’autre, son égide, protège des soldats et même des civils, français, qui tirent « à l’abri de l’Art. » Sur un autre point encore, le satiriste allemand est manifestement gêné : l’union des Français. Là encore, pour faire son œuvre, il est obligé de montrer le contraire de ce qui est. Selon lui, la guillotine est dressée sur la place de la Concorde ; le bourreau, masqué, attend les chefs de l’Etat français, qui vont « encore une fois perdre la tête. » Mais une certaine affectation d’impartialité est souvent sensible. Un dessin de l’Ulk figure une représentation à Berlin, les bustes de Molière et de Shakspeare sur la scène, couronnés, le parterre applaudissant à tout rompre, avec cette légende : « Ces Allemands ! ces Boches ! Chaque soir, ils ridiculisent les grands poètes de la France et de l’Angleterre ! »

Contre la Russie, les attaques sont plus âpres. Le grand-duc Nicolas, surtout, est honoré d’une haine incessante et multiforme. Hindenburg l’enserre de ses griffes, fatales comme le Destin, selon le caricaturiste de l’an dernier, détrompé aujourd’hui ; ou bien il est nommé généralissime des blessés alliés, comme ayant été le plus mutilé de tous ; ou enfin, assis à une table de jeu, il voit le râteau de la Mort, sinistre croupier, tirer, hors de ses mains vides, ses derniers hommes. Ces images, qui n’ont aucun sens réel, montrent pourtant la crainte que l’invasion russe inspire aux Allemands. Pour se défaire de ce cauchemar, ils comptent surtout sur la Révolution. Innombrables sont les images qui invoquent le peuple russe contre le Tsar, dans l’Ulk, dans le Wahre Jacob, dans le Kladderadatsch et jusque dans la Muskete de Vienne. D’où l’on voit que la parfaite tranquillité de la Russie doit être, aujourd’hui, l’une des plus amères désillusions du peuple allemand.

La Serbie est honorée d’une haine presque égale. Si l’esprit chevaleresque dominait jamais le monde, il y a un coin où l’on serait sûr, encore, de ne pas le rencontrer : ce serait l’Ulk, à Berlin. Ce journal a représenté un moribond, affaissé dans une petite voiture, avec, sur les genoux, une couverture brodée d’une couronne royale. Il est coiffé du képi serbe. Devant lui, debout, un gros homme, un hercule coiffé d’un fez, salue militairement : « Je ne sais pas si vous me reconnaissez, dit le Turc avec un gros rire, je suis l’Homme malade ! » L’Italie n’est pas mieux traitée. Ses dirigeans sont, d’ordinaire, montrés emboîtant le pas à un fou, chauve, couronné de lauriers, armé d’une lyre et qui les conduit aux abîmes... Depuis Lamartine, nul poète, assurément, n’avait été autant caricaturé que M. d’Annunzio. La présence de l’ancienne alliée aux côtés des amis du Droit a déchaîné toutes les calomnies. « A-t-il signé ? » demande le soldat français à son camarade anglais, derrière un petit bersaglier qui est en train d’écrire, avec application, ces mots : « Pas de paix séparée. » — « Yes, répond le highlander. — Alors, surveillez-le avec un soin tout spécial ! » Enfin, le Kladderadatsch, en figurant « Noël dans les Dolomites, » évoque un paysage de montagnes et de neige où s’ensevelissent, selon son espoir, tous les espoirs italiens.

Même affectation de mépris à l’égard des Japonais, tant loués pourtant, jadis, par le parti militaire allemand. Ils sont devenus des sauvages, des singes, des monstres aux dents acérées, dont la fureur, d’ailleurs, est impuissante. Une grande planche, d’une assez belle allure décorative, a paru dans le Simplicissimus, tout au début de la guerre : c’était un chevalier immobile dans son armure, planté sur un rocher, tenant d’un bras de fer, bien horizontal, le pavillon allemand, tandis que des vagues furieuses se recourbent autour de lui et la crête écumeuse des vagues est faite de têtes féroces, à faces simiesques, les lèvres retroussées sur les gencives, montrant les dents... C’était l’Allemagne à Kiao-tchéou. Un autre dessin nous transportait dans un jardin zoologique. A travers les barreaux d’une cage, on voyait des macaques nippés de costumes européens, qui se divertissaient en compagnie d’autres singes sans costume. Et la légende disait : « On demande que les Japonais résidant présentement en Allemagne soient enfermés dans les jardins zoologiques. On ne tiendra aucun compte des protestations des chimpanzés. » La victoire des Nippons a mis un terme à ces singeries.

De telles aménités, quelque mauvais goût qu’elles révèlent, se conçoivent encore quand elles s’adressent à des pays en guerre avec l’Allemagne. Elles surprennent fort quand elles s’adressent à des Neutres. C’est un fait, cependant, que les États-Unis ne sont pas mieux traités, par les satiristes allemands, que les pays belligérans eux-mêmes. Ils sont considérés, d’ailleurs, comme belligérans en quelque manière, car on les accuse de forger l’arme des Alliés, en échange de leur or. L’Or ! le Dollar ! les Affaires ! le Profit ! Quelle honte chez le peuple de la Liberté « éclairant le monde ! » Ah ! elle est bien précieuse aux caricaturistes de la Jugend ou du Kladderadatsch, la statue de Bartholdi ! Que feraient-ils sans elle ? On la voit submergée, engloutie par l’or que gagnent MM. Morgan, Schwab et Rockefeller, et pouvant à peine élever son flambeau par dessus le flot mortel, ou bien transformée en une vieille mégère, « la Liberté du commerce des armes qui rapporte gros » et ne tenant plus à la main qu’une lampe à pétrole, ou bien déboulonnée et remplacée par le Dieu du Profit, un vieux monsieur qui compte sur ses doigts... En vérité, on ne savait pas que les Allemands eussent, à ce point, le mépris des Affaires !

Mais il parait, aux yeux des assassins de Louvain, que l’Amérique en oublie tous ses principes d’humanité. « Vous priez, oncle Sam ? » demande le Michel allemand à Jonathan, qu’il voit à genoux, mains jointes, levant sa barbe de bouc vers le ciel. « Oui, je demande au Ciel que vous capturiez les canons que j’ai vendus aux maudits ennemis de l’Allemagne. » — « Ah ! et pourquoi demandez-vous cela ? » — « Pour que je puisse leur en vendre encore davantage... » En effet, on voit le président Wilson, dans le Simplicissimus, proposer des obus à des généraux français, en qui l’on retrouve assez exactement reproduit le type du général de Galliffet. Sur l’obus on lit : « Cause beaucoup de douleur » et le président ajoute : « Vous comprenez, naturellement, que plus l’agonie produite par mes obus est douloureuse, plus ils coûtent cher. » Ou encore, il s’adresse à un officier anglais, assis sur une table, en train de fumer sa pipe et lui présentant un obus, emmailloté dans du papier, il lui dit : « Voici un nouveau modèle d’obus. Il est enveloppé dans un petit bout de protestation, mais vous ne devez pas la prendre très au sérieux. » Aussi, qu’arrive-t-il ? Un Allemand, gisant sur le champ de bataille, retrouve un morceau de l’obus qui l’a frappé à la tête et y lit : Braves Allemands, nous prions pour vous ! Fabrique de munitions de Jonathan-Amérique. Quelle hypocrisie ! pense le lecteur d’outre-Rhin. Et il se pâme encore devant cette image de l’Amérique neutre : Jonathan, qui a fabriqué des faulx, en offre une à la Mort en échange d’un sac d’écus, et l’homme à la bannière étoilée lui dit doucement : « Madame la Mort, ne croyez pas que je cherche seulement à gagner de l’argent. Je vous vends cela seulement pour que vous ameniez la Paix... »

Après des satires aussi sanglantes contre tout le mo de, — y compris les Neutres, — il ne restait plus aux Allemands que d’en faire contre eux-mêmes. Ils n’y ont pas manqué. S’ils n’insistent pas sur les horreurs de la guerre, ils sont loin de la présenter comme une chose belle en soi et souhaitable. Une suite de caricatures, assez récentes, du Wahre Jacob, de Stuttgart, est, à ce sujet, assez significative. Elle montre l’évolution qui s’est faite, dans certains esprits, au delà du Rhin. Un gros industriel allemand est d’abord ravi de ce qui se passe : « Enfin, voilà la guerre ! » dit-il. « Déjà, un bon traité pour fournitures de guerre, » continue-t-il, et, en ouvrant son coffre-fort : « Pour ma part, la guerre peut durer dix ans ! » Mais il reçoit une convocation, sa figure change : « Oh ! je suis appelé ! » Le voilà, faisant l’exercice et déjà suant à grosses gouttes, sous l’œil d’un feldwebel injurieux. « Oh ! oh ! » crie-t-il, puis coiffé du casque à pointe, le sac au des : « Ah ! ah ! » puis dans la tranchée, sous les obus : « Ah diable ! » Enfin, il fuit, devant les éclatemens, tombe à genoux, et s’écrie : « O Dieu, mon Dieu, donne-nous bientôt la paix ! »

Tel est le dernier trait des crayons satiriques d’Allemagne. C’est peut-être, aussi, le plus sincère. Si jamais l’on entreprend d’écrire l’histoire d’après les images qu’ils en ont données, c’est une étrange histoire qu’on écrira : l’Angleterre envahit la France, et saigne à blanc la Belgique ; des hordes nègres accourent en Europe pour mettre la paisible Allemagne à feu et à sang ; les Etats-Unis conspirent contre elle ; enfin, les peuples français, russe et anglais se soulèvent contre leurs gouvernemens respectifs et s’ensevelissent sous les ruines d’une Révolution. Voilà qui nous indique seulement, chez les Allemands, ce qu’est « le Désir, père de la Pensée. » Mais le chauvin du Wahre Jacob qui souhaite la paix, dès qu’il a goûté de la guerre, c’est une réalité.


II. — CHEZ LES NEUTRES

Le premier de tous les neutres dans l’ironie vengeresse et la résistance à l’oppression, c’est la Hollande, et en Hollande c’est Louis Raemaekers. L’Allemagne menaçait de tout submerger sous le flot de ses calomnies et de ses promesses : il s’est levé et, de son crayon acéré, a marqué la limite du cataclysme. Il n’est pas le seul, mais fût-il le seul, il eût suffi, comme l’enfant célèbre de Harlem qui, de son doigt, boucha dans la fissure de l’écluse et sauva la Hollande. Raemaekers a sauvé son pays de l’inondation germanique. Être une digue, la digue de la civilisation et de la liberté, semble une tradition nationale de ce pays. Il n’en est pas qui ait lutté plus souvent, plus obstinément, plus victorieusement et contre de plus formidables Puissances que les Pays-Bas. Et chose curieuse, c’est aussi une tradition nationale que de lutter par la caricature. C’est par elle, par les planches célèbres de Romain de Hooghe, que les Hollandais combattirent et poursuivirent, dans toute l’Europe, Louis XIV. Le grand Roi ressentit toujours cruellement les blessures de ce burin vengeur. La Hollande était tellement considérée comme la patrie de la caricature politique, au XVIIIe siècle, qu’un pamphlet paru à Londres, en 1710, sous le titre : Peinture de la malice, le dit expressément : « L’estampe est originairement un talisman hollandais (légué aux anciens Bataves par un certain nécromancien et peintre chinois), doué d’une vertu surpassant de beaucoup celles du Palladium, qui les met à même non seulement de protéger leurs villes et leurs provinces, mais aussi de nuire à leurs ennemis, et de maintenir un juste équilibre parmi les Puissances leurs voisines... » L’auteur de ce pamphlet, deux cents ans à l’avance, définissait Raemaekers.

On eût pourtant fort étonné le dessinateur du Telegraaf, si on lui eût prédit, il y a quelques années, qu’il jouerait un jour, en face de Guillaume II, le rôle de Romain de Hooghe devant Louis XIV et de Gillray devant Napoléon. L’histoire, ni la tragédie ne l’attiraient spécialement. C’était un paisible paysagiste et un portraitiste. En cette qualité, il s’essayait à reproduire la ressemblance des hommes célèbres dans la politique aux Pays-Bas et, depuis quelques années, il donnait des dessins politiques au Telegraaf, lorsque la guerre survint. La froide cruauté de cette machination l’indigna, l’hypocrisie des fauteurs d’assassinat lui parut insupportable et, aussi, le « ponce-pilatisme » de certains spectateurs. Il tailla son crayon plus affilé que de coutume. Il s’en fit une arme. Les cris de douleur, de protestation, de vengeance, éclatèrent hors des frontières et les Pays-Bas eux-mêmes, dès longtemps exposés à l’infiltration germanique. On interdit la vente de ses albums, on le menaça de six ans de prison pour avoir mis la neutralité de la Hollande en danger. On l’accusa d’être payé par l’Angleterre. Une averse de calomnies et de menaces fondit sur lui. Le nouveau Romain de Hooghe ne s’en émut pas : il dessina de plus belle. Il lui arriva, dès lors, ce qui ne pouvait arriver à Romain de Hooghe, ni à Gillray, ni à aucun des artistes qui attaquèrent la France : Paris l’a adopté et l’a désigné, d’un geste sûr, à l’admiration du monde. Il a ce qui manquera toujours aux crayons assermentés de la Jugend ou du Kladderadatsch : la consécration mondiale. On n’a jamais entendu parler d’une gloire artistique née à Berlin.

Raemaekers a donc déclaré la guerre à Guillaume II :


Ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier...


Et le vers admirable, le vers caricatural d’Agrippa d’Aubigné, en ses Tragiques, semble avoir été fait pour définir exactement le type imaginé par l’artiste. Ce n’est pas un grotesque, comme Gillray avait eu le tort de peindre Napoléon, ce n’est pas un fantoche : c’est un homme vigoureux et adroit, mais dont l’adresse et la vigueur s’emploient pour le mal, un mauvais homme, hypocrite et qui fait une œuvre infâme. Il provoque non le rire, mais l’indignation. » « Voilà qui est fait... » dit-il en écartant doucement le rideau qui cachait l’exécution de miss Cavell, «...maintenant tu peux m’apporter la protestation de l’ambassadeur américain. » Et le sous-ordre salue respectueusement, avec un rire silencieux, car il a compris : au loin, une tête de femme, les yeux bandés, gît dans le sang, et un soldat, le fusil sous le bras, comme un chasseur heureux, la regarde. C’est le « juste arquebusier. »

Il n’a pas manqué son coup, non plus, quand il a visé les femmes et les enfans que transportaient les paquebots : la Lusitania et les autres. Ils sont bien morts, étouffés, serrés convulsivement les uns aux autres pour s’entr’aider, se maintenir, un instant de plus, accrochés à une épave. Les voilà, glissant dans la profondeur des eaux calmes, les yeux agrandis par l’épouvante, les cheveux dénoués et flottans, les vêtemens empesés par le lourd liquide, de grosses bulles d’air remontant à la surface, les faces glacées sous le mobile émail des eaux. Le souverain « a giboyé aux passans trop tardifs à noyer » et il a fait bonne chasse, grâce à la Mine flottante.

Il n’a pas été moins « juste arquebusier, » quand il a installé sa machine à tuer dans le ciel. Nous sommes à Paris, dans la rue, parmi l’embarras des voitures et des foules, une civière passe, encadrée de gardiens de la paix : c’est une fillette, pâle, exsangue, qu’on transporte à l’hôpital sans doute. On dirait, d’abord, un fait-divers de la paix, quelque chose comme l’Accident qui fit, dans des temps lointains, la réputation de M. Dagnan-Bouveret. Mais non : ici, il y a quelque chose d’inattendu et de plus tragique. Un ouvrier, qui accompagne la civière, se redresse vers le ciel avec un rictus effrayant de colère aux confins de la folie et montre le poing à l’invisible : c’est de là-haut qu’est venu le coup qui a fait de son enfant, qui jouait, ce matin, une morte... Un Taube a passé. Et Raemaekers appelle cela : La Culture qui vient de l’air. Aussi, la Vierge elle-même prend peur, la Vierge de pierre de Notre-Dame de Paris, et quand le sinistre oiseau passe et laisse tomber sa bombe sur un coin de la cathédrale, elle se met à genoux et couvre, de sa main et du pan de son manteau, l’Enfant-Jésus. Nécessité militaire, dit la légende. Raemaekers, qui est un réaliste émouvant plutôt qu’un symboliste, a pourtant trouvé, ce jour-là, un symbole très simple et très touchant du péril que court, en face de l’arquebusier royal, l’Art-des vieux siècles de foi.

Le Kaiser a-t-il donc déclaré la guerre à Dieu ? Il le prétend son allié, au contraire, il l’invoque à tout bout de champ, à tout bout de crime, il l’enrôle dans son armée, l’enchaîne à sa fortune, et cette prodigieuse aberration est peut-être, parmi tous les problèmes de cette guerre, celui qui fait le plus hésiter et chanceler la raison humaine. Là, encore, c’est Raemaekers qui a trouvé l’image définitive. Il a évoqué le Christ dans une des scènes de la Passion, celle que décrit saint Mathieu, lorsqu’il le montre livré aux outrages des valets et de la soldatesque, par ces mots : Et ils pliaient le genou devant lui et ils se moquaient de lui. Un soldat à lunettes et à longs cheveux, qui, hier encore, devait professer, dans quelque Université, que Jésus (Ger-us) veut dire « germain » en latin, le coiffe d’un casque à pointe et cherche à éteindre, ainsi, un peu de l’auréole divine. Un Turc, à face parcheminée de vieux croupier, gambade devant lui en faisant le salut militaire et lui offre un sabre. L’Autrichien s’esclaffe à cette bonne plaisanterie. Et un quatrième ligotte le Sauveur avec un ceinturon où brillent les mots qui sont le suprême blasphème de cet Empereur : Gott mit uns !

Le châtiment ne se fera pas attendre. Châtiment au dehors de lui, châtiment en lui-même. Trop de voix du ciel et de la terre s’élèvent pour l’accuser. « Voilà le profanateur ! » disent les statues de sainte Clotilde et d’un saint moine, devant la cathédrale incendiée. Et l’Allemand, ainsi interpellé, tombe à genoux, épouvanté que les pierres parlent. « C’est une guerre de conquête ! Me voici, je ne puis faire autrement ! » s’écrie Liebknecht, suivant l’exemple de Luther, en se présentant devant le Kaiser cuirassé, casqué, pensif, — et ce mot retentit comme un premier glas de la conscience individuelle. D’autres cris l’environnent, des cris frêles, des voix d’enfans innombrables noyés par ses sous-marins : les faces enfantines paraissent encore au-dessus du flot qui monte, les yeux révulsés dans les orbites, et les voix des Innocens affolent Hérode. « Ils crient : maman ! mais j’entends toujours : meurtrier ! » dit Hérode, en se bouchant les oreilles [3]. Les cassolettes de ses thuriféraires ont beau l’envelopper des vapeurs opiacées du sophisme : les cris d’enfans le dégrisent et les théories de Bernhardi, sur l’humanité de la guerre inhumaine, sont impuissantes à dissiper son cauchemar...

Le Bernhardi, lui, est radieux. Il n’a pas compris la leçon des choses. A la Mort, vieille coquette, chaussée d’escarpins, coiffée de roses, et qui manie l’éventail, il offre un bouquet composé de crânes et de mains squelettiques. « Vous n’en espériez pas tant, n’est-ce pas ? » dit-il en saluant avec la grâce d’un pachyderme. Raemackers a résumé en lui tous les caractères du « Boche » moderne. La tête rasée à la manière « hygiénique, » le cou en bourrelet, le rire gras, le ventre sanglé et triomphant, il tient son casque par la pointe, selon le geste habituel du vieux Guillaume Ier aux bals de la Cour. La vieille coquette lui paraît encore digne de ses hommages. Mais le Maître, plus sensible, sinon moins coupable, s’épouvante déjà et s’excuse. Il n’a pas voulu cette guerre, il le jure. Il fuit l’apparition du Christ lumineux, et, courbé, hagard, il balbutie : « Nous ne sommes pas... ne sommes pas... des barbares. » Il s’éveille, le matin, encore hésitant devant le réel ; et tandis qu’un laquais, en grande tenue, lui apporte son déjeuner, il murmure : « Je rêvais si délicieusement que tout cela n’était pas arrivé ! »

C’est que la guerre n’est pas chose moins terrible pour son peuple que pour les autres. Qu’est-ce que cette effroyable valse où est entraînée la pauvre Germania, exsangue et défaillante, par un squelette aux escarpins vernis ? C’est la continuelle navette entre les deux lignes de feu : De l’Est à l’Ouest, de l’Ouest à l’Est (da capo al fine), dit la légende. Qu’est-ce que cette étendue d’eaux mornes, jalonnée, çà et là, par le sommet d’un arbre ou le toit d’une maison, où flottent des cadavres allemands en décomposition, des casques renversés ? C’est la Route de Calais... Plus loin, d’autres « Boches » apparaissent figés, accroupis, dans la contraction subite de la rigor mortis, au milieu des fils barbelés, comme de gros moucherons pris dans la toile inextricable d’une araignée de fer. Aussi les survivans ne conservent-ils plus grand espoir. La lettre qu’écrit un jeune Allemand, du fond de la tranchée, le montre assez : « Chère mère, nous avons fait encore quelques progrès ; nos cimetières atteignent la mer... »

Voilà pour les combattans : la population civile n’est pas épargnée, non plus. Raemaekers la montre en files lamentables, attendant devant les cantines de Berlin. « Les femmes à gauche ! » crient les policiers, et les coups de crosse rangent brutalement toute la gent féminine en quête de pain. Voilà où mène la folie des rois. C’est encore parmi les combattans eux-mêmes qu’on trouverait, çà et là, le plus d’humanité. Deux turcos se sont agenouillés auprès d’un ennemi tombé et le font boire dans leur quart. Les Bons Samaritains, dit Raemaekers ; et, ailleurs, c’est un soldat allemand, qui a quitté ses camarades en marche pour regarder mourir un jeune Ecossais, un enfant, étendu sur la route. Il s’est agenouillé, lui a pris la main, assiste à cette agonie d’un air sombre, et, tandis qu’il le regarde, voici l’enfant qui parle dans le délire, les yeux hagards. « C’est toi, maman ? » murmure-t-il, trompé par cette étreinte, l’esprit déjà bien loin, au moment de s’en aller plus loin encore...

Ainsi, pour Raemaekers, la guerre est le plus terrible des maux. Il la flétrit, en elle-même. Il a déclaré « la guerre à la guerre, » selon la formule chère à Mme de Suttner. Nous ne savons trop quelle fortune aura, auprès des peuples d’Europe, désormais, la théorie de Joseph de Maistre sur la « divinité de la guerre » et ses bienfaits. Il est possible qu’on la soutienne. Mais il ne faudra pas faire appel à Raemaekers pour l’illustrer. Ses pages navrantes sur les Mères, les Veuves, Où gisent nos pères ? Les Fils barbelés, la lettre du soldat allemand dans la tranchée, les petites victimes de la Lusitania, sont l’envers de cette tapisserie magnifique que les Gros, les Gérard, les Vernet et les van der Meulen tissaient dans leurs Galeries des Batailles. Elles montrent ce que la guerre traîne avec elle, après elle » presque fatalement, réserve faite des cruautés propres à celle-ci. Des femmes à genoux, dans leurs longs voiles de deuil, à l’église, la tête appuyée sur le prie-Dieu, les yeux fermés, appesantis sous la douleur : les Mères ; ou, venant en longues théories, la main dans la main, bourgeoises et paysannes unies dans leur désespoir : les Veuves ; des multitudes, un fleuve ininterrompu d’enfans, s’écoulant sous le ciel noir, entre deux haies de croix mortuaires, ces mêmes enfans flamands que Léon Frédéric a montrés si souvent joyeux dans le soleil, devenus graves soudainement, défians, serrés les uns contre les autres, les plus grands portant les plus petits, beaucoup pleurant, allant toujours, allant on ne sait où, en demandant : « Où gisent nos pères ? » Ce sont les Orphelins.

Une femme restée seule vivante dans un village incendié : deux cadavres de vieillards fusillés étendus près d’elle, rigides ; un petit garçon, son petit, à terre, mort, les yeux ouverts. Elle lui tient la main, elle rit : elle est devenue folle : c’est la « jolie guerre nouvelle. » Des enfans encore, des écoliers de tout âge, de toutes les nations, sont rangés par terre, sans vie, déchaussés, quelques-uns encore enlacés dans l’étreinte suprême, qui les unit au moment du danger. Entre leurs files rigides, circulent les parons venus pour les reconnaître. Un père et une mère qui ont « reconnu » sanglotent ensemble, la face cachée dans leurs mains. Ce sont les Petites victimes de la « Lusitania. » Heureuses victimes ! Le dur passage est accompli. En voici qui n’y sont pas parvenus encore. Dans une salle d’hôpital, une infirmière se détourne avec désespoir pour ne pas voir, et un vieux major à lunettes, les bras croisés, regarde, impuissant, deux malades horriblement convulsés, qui se tordent, en des gestes fous, sur leurs oreillers : c’est l’Asphyxie lente qui fait son œuvre. Dans une autre chambre d’hôpital, un homme sanglote, assis près d’un lit où le drap dessine vaguement une forme humaine, et que marque un crucifix noir. Quelle fut donc cette mort ? Un châtiment ? Et de quoi ? Une fillette, debout auprès de son père, tâche de le faire parler au milieu de ses sanglots : « Maman n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas, père ? » Une dernière planche résume, là-dessus, toute la pensée de Raemaekers : c’est une femme de la campagne, qui pleure, abattue par la douleur, la figure posée à plat sur une table, tandis qu’une vieille paysanne, debout, cherche à la consoler et qu’un enfant s’accroche au bras de la vieille, épouvanté. C’est : « Une qui ne comprend pas les beautés de la guerre. »

Raemaekers n’est point cependant un pacifiste quand même. Il ne prêche pas que la honte soit préférable à la lutte. Il raille le président Wilson, qui réfléchit profondément et dit à l’Humanité éplorée pour la consoler : « J’écrirai, si vous avez à vous plaindre de quelque chose, j’écrirai, — oui, mais quand j’y pense, je crois que j’ai déjà écrit ! » Il a sur les neutres, en général, et leur masque d’impartialité, une image cinglante. Elle doit être dédiée à tous ceux qui prétendent, lorsque le Droit est en jeu, se tenir au-dessus de la mêlée. C’est un bourgeois gros, glabre, élégant, couvert d’un beau gilet à fleurs, surmonté d’un chapeau de cérémonie. En sa présence, un apache au front bas, à la face patibulaire, vient d’égorger une femme, pour un butin qu’il emporte, et le voici qui tient encore à la main le couteau sanguinolent. Le gros monsieur détourne son regard et délibère, à part lui, sur ce qu’il convient de faire. : « Lui dirai-je qu’il est un assassin ? » se demande-t-il, puis aussitôt : « Non, je vais le saluer poliment : c’est plus neutre. »

Tous les neutres ne raisonnent pas comme le bourgeois de Raemaekers. Sans même sortir de son pays, on trouve d’autres crayons que le sien occupés à flétrir la guerre. Ce sont principalement ceux de l’Amsterdammer : Johann Braakensiek, connu depuis ses dessins sur la guerre du Transvaal, George von Raemdonck et Joan Collette. Seulement, ils flétrissent la guerre en général plus nettement que l’auteur de la guerre. On n’aperçoit pas toujours très clairement que, sans l’agression voulue, préméditée, de l’Allemagne, cette guerre n’eût jamais eu lieu. Pourtant, ils l’ont symbolisée de façon saisissante. Tel est le dessin où Raemdonck a montré tout ce qu’a causé le meurtre de Serajevo. Un revolver est là, posé, qui a fait feu et fume encore : du petit tube d’acier sortent, enveloppées dans sa fumée, des figures et des calamités mondiales : après les têtes de l’archiduc et de sa femme unies dans la mort, l’aigle à double tête de l’Autriche-Hongrie fondant sur la Serbie suppliante, l’incendie allumé, les Alliés cherchant à l’éteindre, l’Allemagne l’attisant, puis les populations quittant les villes incendiées, les épaves de la Lusitania, et rayonnant, dans une apothéose, un crâne : la Mort triomphante. A son tour, Braakensiek, adaptant un tableau de Henneberg, a montré la Course impériale au Bonheur : le Kaiser, suivi par la Mort, galope à la suite de la Fortune, par-dessus le cadavre de la Paix ; il va, il va, forçant le galop infernal, car il a vu briller, dans la main de l’Inconstante, la couronne mondiale, et il ne voit pas qu’elle a dépassé le pont étroit où il la poursuivait, qu’elle file maintenant au-dessus d’un abime et que, sur cet abîme, est écrit : Révolution...Une autre fois, — et c’est un de ses derniers dessins, — il figure une femme, coiffée du bonnet phrygien, debout au bord d’un précipice, luttant contre un aigle gigantesque et furieux qui l’assaille, et lui arrachant des plumes qui tombent dans l’abîme. « Qui oserait maintenant parler de la décadence de la France ? » dit la légende, sous ce titre : La lutte pour Verdun.

Braakensiek ne plane pas toujours à ces hauteurs allégoriques. Il a de l’ironie, parfois à l’adresse des Alliés : ainsi lorsqu’il représente une conférence entre trois gardiens de l’ordre ; un policeman, un sergent de ville et un carabinier, en face des cadavres qui jonchent la rue : le serbe, le belge, le monténégrin. Un gamin, dissimulé derrière un pilier, leur crie : « Dites donc, les protecteurs, si vous voulez réellement protéger ces petits camarades, il ne faut pas toujours arriver trop tard. En voilà encore un par terre !... » C’est un des plus récens dessins du maître. Enfin, Joan Collette a nettement pris parti contre l’Allemagne. Il montre, toujours dans l’Amsterdammer, des soldats du kaiser qui ont capturé une petite fille, aux longues tresses, haute comme leurs bottes et l’interrogent : « Elle a tiré !... » disent-ils et cela s’appelle le Crime de la population civile. La Hollande a vu juste, à travers ses fils barbelés.

La Suisse, je veux dire la caricature suisse, a-t-elle pris un parti aussi net contre l’Impérialisme ? Cela n’est pas évident, à ne considérer que les dessins du Nebelspalter, de Zurich, son principal journal satirique. Au début de la guerre, on a pu les confondre parfois avec les dessins allemands. Par exemple, ils raillaient, de la même manière, l’Anglais, de faire appel à des peuples de toutes les couleurs pour « établir fermement la supériorité de la culture européenne » et les singes y jouaient leur rôle, tout comme dans le Simplicissimus. Plus tard, le Nebelspalter a simplement montré l’avance de l’Allemagne sur les Alliés dans les Balkans : Grey lutte de vitesse avec l’Allemand, mais ses jambes sont plus courtes que celles de son adversaire et il lui dit : « Si fort que je puisse courir, vous êtes toujours devant ! » Enfin, plus récemment, il a montré les belligérans jouant aux cartes, selon la tradition bien ancienne des caricaturistes politiques, — car elle remonte au XVe siècle, c’est-à-dire au Revers du Jeu des Suisses, et ce sont, à peu de chose près, les mêmes partenaires qui jouent. Selon lui, les Empires du Centre ont gagné : l’Allemand a raflé la Belgique et le Nord de la France, l’Autrichien la Pologne, le Bulgare la Serbie et ils déclarent : « Messieurs, on pourrait lever la partie. : Nous avons assez gagné. » Mais les autres n’entendent pas de cette oreille. « Continuons, disent le Français, le Russe et l’Anglais, peut-être la chance va tourner. » Plus récemment encore, le Nebelspalter montrait le roi de Grèce et le général Sarrail, passant en voiture au milieu du peuple hellène qui les acclame et il leur faisait tenir le langage suivant : « Écoutez le peuple qui acclame Votre Majesté, » disait le général. — « Oui, répondait le Roi, mais je ne sais pas tout à fait exactement si c’est pour nous féliciter à l’occasion de votre départ, ou pour vous féliciter de vous en aller... » On sent, ici, l’ironie expectative du satiriste neutre. Ni le directeur du Nebelspalter, Paul Altheu, ni son dessinateur principal, Boscovits le jeune, n’interprètent entièrement les sentimens complexes et nuancés d’un pays aussi divers que la Suisse : toutefois, leur attitude mérite d’être notée.

Tout autre est celle des Etats-Unis, le plus puissant des neutres, et beaucoup plus marquée. Ses artistes ont, presque tous, pris le parti des Alliés, et avec une fougue et une verdeur d’expression, qui témoignent assez de leur foi ardente. Ils montrent volontiers les ombres de Washington et de Franklin, sommant l’Amérique de sortir de sa neutralité en faveur de la France. Que ce soit aussi en faveur du pays qu’ils ont combattu autrefois, voilà qui ne les trouble pas le moins du monde ! Ce n’est pas un Américain que l’historien teuton embarrassera d’objections historiques, — ou préhistoriques ! Le Life a trouvé une très ingénieuse image pour s’en débarrasser : c’est une chambre d’enfans, jonchée de jouets de construction et de guerre. Un grand lion mécanique se soulève sur ses roulettes et va tomber sur un petit Américain, costumé en général de 1781, qui se défend, comme il peut, avec son sabre de bois. Heureusement, un autre petit garçon, costumé comme était La Fayette à la même époque, se pend à la queue du lion et l’empêche d’avancer, et l’artiste intitule cette scène d’enfans : Our nursery days.

Le même journal satirique a pris parti plus nettement encore. Il a intitulé un de ses numéros : Vive la France ! Il y montre les ombres de toutes les gloires françaises défilant, à la manière de la Revue nocturne de Raffet, devant Joffre, qui les salue. Le Kaiser, lui, est représenté, piétinant dans le sang, submergé par un océan d’atrocités et de crimes où flottent les cadavres de la Lusitania, ou bien écrasant de son poids le pauvre Michel allemand obligé de le porter sur ses épaules, à travers les ruines. Au-dessus de la plaine ravagée, en vue de la cathédrale de Reims qui brûle encore, il élève son coutelas vers le ciel, en hurlant l’Hymne de Haine. La fin de toute cette tragédie, selon les vœux du Life, c’est l’application de la peine réservée aux pirates : la pendaison, et celui qui la subit offre une grande ressemblance avec l’empereur Guillaume. Dans le ciel où se balance le corps du supplicié, une vision dantesque passe, une bufera infernal de nuées à figures humaines et ces figures ressemblent à des mères échevelées qui serrent leurs enfans sur leur cœur...

Ce n’est pas le Life, seulement, qui manifeste cette indignation. Elle est pareille dans les dessins de l’Evening Sun, de New-York, de l’Inquirer, de Philadelphie, du World, de New-York, du Nashville American, d’une foule d’autres et avec d’égales trouvailles d’expression. « Contrebande de guerre, » dit l’Evening Sun, en montrant Jonathan qui soulève dans ses bras le cadavre d’une passagère de la Lusitania. « L’Allemagne au-dessous de tout, » dit l’Inquirer, en figurant une main géante sous les eaux de l’Océan, cherchant à saisir et à engloutir les bateaux qui passent. « Pilote congédié, » dit un autre, en reprenant l’idée du Punch lors du départ de Bismarck, et en montrant non plus le chancelier, mais la Civilisation qui quitte le navire où commandent le Kaiser et l’amiral de Tirpitz. « La loi, épave du temps de guerre, » dit l’Eagle de Brooklyn, en montrant un livre déchiré, défeuillé, sur une grève : le « code international » que la tempête a rejeté, hors d’usage. « Par Allah ! » s’écrie le Turc de l’Evening Sun, en lisant le récit des atrocités allemandes en Belgique, « il faut que j’intervienne au nom de l’humanité ! » A peu près toutes les images satiriques, de l’autre côté de l’Océan, donnent la même note.

Cette note est jusqu’ici tout simplement la note anglaise, mais le caricaturiste américain en a une autre : la satire du Germain ou du pro-Germain en Amérique. Celui-ci grince des dents, roule des yeux furieux en voyant le flirt de la France et de l’oncle Sam. Caché dans la charmille, tandis qu’ils se racontent des douceurs, il les lapide de notes, d’explications, de commentaires sur les événemens du jour. « Mais qu’est-ce que cela peut bien nous faire, à vous et à moi, dear ! » murmure Jonathan qui, pour la circonstance, a rajeuni son allure, revêtu un beau gilet étoile, des bottes neuves et qui serre tendrement la main d’une petite paysanne en sabots, coiffée du bonnet phrygien... Le même pro-Germain apparaît dans un dessin de Charles Dana Gibson. Gibson est cet admirable synthétiste qui créa, pour notre époque, le type idéal de l’Américaine, comme jadis Burne-Jones celui de l’Anglaise et M. Helleu celui de la Parisienne. L’élaboration de ce nouveau personnage fut peut-être moins séduisante pour l’artiste, mais le résultat est aussi heureux. Le gros homme à la tête carrée, aux extrémités massives, révélatrices de ses origines, remplit un large fauteuil, au club, au milieu d’Américains authentiques. Il discute, ergote, s’enfonce dans la dialectique et les contradictions, tandis que tous ses voisins, furieux, brandissant les feuilles où ils viennent de lire les derniers forfaits allemands. « Il reste neutre ! » dit la légende, et le dessin dit assez pourquoi.

Le pro-Germain est un sujet inépuisable de caricatures. « Une des choses les plus touchantes de cette guerre, c’est que la France est devenue pieuse, » dit une jeune Américaine, en s’arrêtant de tricoter dans son fauteuil à haut dossier : « Tous les Français prient. » — « Et tous les Allemands prient aussi, » répond un pro-Germain furieux, et il ajoute, pour donner du poids à son affirmation : « Ils prient Dieu de damner l’Angleterre ! » L’hypocrisie de ces appels à la Divinité indigne fort l’artiste américain. Dans un de ses dessins, le plus saisissant peut-être, un Satan gigantesque ouvre ses immenses ailes de chauve-souris sur le Kaiser épouvanté, et le morigène ainsi : « Cesse de m’appeler « Dieu ! » J’ai ce mot en horreur... » Ainsi, lorsqu’il feuillette les images satiriques des Américains, le lecteur allemand n’a aucune chance d’y éprouver un vif plaisir.

Les espagnoles sont un peu plus capables de le dérider. Le Blanco y Negro, de Madrid, s’y essaie de son mieux. Il figure deux requins, au fond de la mer, parmi des débris de navires et des cadavres de noyés, et l’un dit à l’autre : « Frère Requin, voilà notre subsistance assurée pour nous et pour nos enfans, tant que la guerre durera, — et cela peut durer cent ans ! » Il y a là de quoi, peut-être, faire rire quelqu’un à Brème ou à Hambourg. Une autre planche du même journal montre un général anglais et un français juchés sur deux pitons des Balkans et regardant, de tous leurs yeux, dans leurs lorgnettes. « Voyez-vous quelques Italiens dans cette direction ? » demande l’un. — « Pas un seul. Et vous, » dit l’autre, qui interroge à son tour : « Apercevez-vous quelques Russes ? » — « Aucun ! » — L’attitude expectante de la Roumanie est caractérisée, dans le Gedeon, de Madrid, par une ingénieuse image, qui n’est pas, non plus, pour trop déplaire à l’Allemand : c’est un obus à demi enfoncé dans la terre meuble, en vue de Salonique, aux yeux inquiets des Alliés et qui n’a pas encore explosé, — mais l’on ne sait de quel côté il lancera sa mitraille... Le lecteur allemand se rembrunit, au contraire, devant les images de l’lberia et de la Campana de Gracia, de Barcelone. Dans la première, il voit une foule menaçante, parce qu’affamée, sous les fenêtres du palais impérial, à Berlin, et elle crie : « Nous avons faim et il n’y a pas de pain ! » et le Kaiser, à son balcon, répond : « Eh bien ! quoi ? Moi aussi, j’ai faim, puisque je ne puis dévorer l’Angleterre. » Dans la seconde, il voit son Kaiser offrir galamment son bras à la Paix, avec cette demande : « Me ferez-vous le plaisir de venir avec moi ? — Merci, répond la Paix. Quand vous vous serez lavé les mains, » qui sont sanglantes. Dans la troisième, enfin, il voit son Kaiser en train de choisir son rôti de Noël. C’est l’oiseau de la Paix qu’il désigne en disant : « Si je ne peux avoir une bonne dinde, je me contenterais de cette colombe. » — « Oh ! si je pouvais seulement quitter la partie ! » murmure le même Kaiser, dans l’Evening Sun, devant les piles d’écus qu’il a gagnés aux Alliés, assis à la même table de jeu. C’est l’idée et quasi le dessin du Nebelspalter. Par où l’on voit que, dans la pensée des Neutres, c’est presque, un axiome que l’Allemagne, au point où en est arrivée la guerre, désire la paix.


CONCLUSION

Et d’ailleurs, qui ne la désire pas, s’il fallait en croire toutes ces images, — alliées, allemandes ou neutres, — qui ne l’a pas toujours désirée ? Quel est le peuple qui se vante ou seulement avoue avoir rêvé d’agression, de domination ou d’hégémonie ? Aucun. Vainement chercherait-on, parmi tous ces dessins et ces légendes, l’éloge ou seulement l’apologie de la guerre de conquête : on ne la trouverait pas. Toutes exaltent les mêmes vertus : la liberté des peuples, la fidélité à la parole donnée, la fraternité ; toutes flétrissent ceux qui, selon leurs auteurs, y ont manqué. Il n’y a pas, sur les principes, de divergence : tel est le premier point à noter. Que les chefs actuels de l’Allemagne tiennent pour nulle leur signature au bas d’un traité lorsqu’il les gêne, et pour moins encore le droit à la vie des petites nations, c’est ce qui est discernable dans leurs écrits et manifeste dans leurs actes. Que le peuple allemand soit entré, tout entier, dans cette voie avec une discipline impeccable, c’est ce que les faits ont surabondamment démontré. Mais il est curieux d’observer que, dans leurs images populaires, ils continuent à faire appel à des sentimens tout différens, à ceux qui ont cours chez les Alliés : la justice, l’humanité, la franchise, la liberté. Une image assez récente du Simplicissimus est significative à cet égard : elle figure Neptune galopant sur son cheval marin, lequel a des pattes de canard, le trident en bandoulière. Ce vieux Dieu équestre accueille avec des transports de joie une sorte de Naïade et cette Naïade élève au ciel ses deux bras chargés de chaînes, mais de chaînes brisées... Cela s’appelle la Libération du Danube et on lit : « Ainsi, ma petite fille, la liberté des fleuves sera suivie bientôt, nous l’espérons, par la liberté des mers... »

Voilà pour la Liberté. Quant à la Vérité, l’Allemand ne la chérit pas, en apparence, moins tendrement. La Jugend nous fait assister à une scène digne de Shakspeare : dans un cimetière « survolé » par une bande de corbeaux ; un fossoyeur, sinistre, sorte de Caliban habillé aux couleurs de l’Angleterre, est en train de creuser des tombes. Il a, déjà, enterré l’Honnêteté, l’Humanité, et quelques autres vertus sociales ; mais du fond d’une fosse nouvellement ouverte une figure de femme se redresse, auréolée de feu, et lui présente un miroir. Et la légende dit : « L’Anglais voulait aussi enterrer la Vérité, mais elle s’est redressée chaque fois et l’a confondu avec son miroir. »

Que dire de la fidélité aux engagemens ? Elle ne tient pas moins de place dans la caricature allemande. Le Kladderadatsch a trouvé, pour l’exalter, une image apocalyptique. Le roi d’Italie, sur son trône, est assailli par les objurgations d’un immonde gnome qui est John Bull et d’une sorcière coiffée de couleuvres, vêtue de plumes de coq, qui est la France ; et il va les écouter, lorsque, dans l’ombre, une main gigantesque et lumineuse parait, et cette main ouvre trois doigts de feu, formidable rappel d’une trinité sainte, et la France s’écrie : « Viens avec nous. Le mot « loyauté » est une pure invention des barbares allemands. » On ne croirait pas possible, après tant de « chiffons de papier » déchirés, la prétention que cette image suggère et encore moins celle qu’affiche plus récemment le Simplicissimus, en figurant le voyage du cardinal Mercier., Celui-ci est représenté causant avec des catholiques et leur disant : « Les Allemands m’ont donné un sauf-conduit, et comme je sais qu’ils tiennent toujours leur parole, je peux les calomnier avec assurance. » Qu’ils tiennent toujours leur parole ! est une telle trouvaille qu’on se demande à qui les ironistes de Munich en veulent parfois...

Enfin, l’humanité est pareillement invoquée, contre toute attente, par l’humoriste allemand. Le Simplicissimus montre toute une famille anglaise, femmes et enfans, rassemblée autour d’une table couverte de cartouches, en train de confectionner des balles dum-dum. Cela s’appelle : « L’aide aux soldats en Angleterre. » Pour lui, la barbarie est de l’autre côté de la Manche.

En regard de toutes les hypocrisies et de toutes les lâchetés qu’il attribue à ses adversaires, l’imagier teuton dresse la figure idéale de l’Allemagne : une Allemagne unie, forte, disciplinée, mais pacifique, uniquement appliquée à se défendre, un roc compact et formidable que tous les flots du monde, déchaînés, viennent battre, sans l’entamer. L’écume de ces flots prend vaguement, sous la lune, une ressemblance avec des formes fantastiques de John Bull, de Marianne et d’un moujik. Le bloc, lui, ressemble à la Tour de Bismarck, blasonnée aux armes des villes de l’Empire. « Il nous a construit une forte demeure, un asile sûr en Dieu, contre toutes les tempêtes. » Ainsi, l’idée du peuple allemand, réduit par la conjuration de ses ennemis à défendre sa propre existence, est sensible dans beaucoup de ces images : l’idée de ce même peuple entreprenant la conquête du globe ne l’est nulle part.

Est-ce pour les Neutres que l’humoriste allemand donne cette note extraordinaire ? Est-ce pour la masse de son peuple ? Est-ce un sentiment tout personnel ? En tout cas, dans ces myriades d’images destinées au grand public, rien n’a passé des idées de Bernhardi et de Treitschke sur les beautés de la guerre de conquête ou sur la légitimité de la terreur. Elles procèdent toutes de ce postulat que l’Allemagne ne fait que se défendre contre une coalition formidable d’envieux voisins. Que ce soit par un hypocrite accord entre les auteurs et leurs lecteurs, ou que le public allemand soit encore abusé par la plus gigantesque mystification et la plus fatale dont l’Histoire nous offre l’exemple, les humoristes d’outre-Rhin ne cessent d’invoquer les mêmes principes que les autres. C’est pour les mêmes idées qu’ils prétendent faire la guerre et y avoir été contraints par les mêmes nécessités.

Pour la terminer, ils comptent également sur la même chose : les dissensions intestines. C’est le second caractère commun aux caricatures. Tout le monde est aux écoutes pour surprendre, chez l’ennemi, les premiers travaux d’approche de la Révolution. Anglais et Français l’attendent du socialisme allemand ; les Austro-Allemands, des révolutionnaires russes et de l’esprit de fronde qui soufflait, d’habitude, en France. Ils l’attendent aussi non pas du peuple anglais, — ils sont trop au fait pour l’espérer de cette nation librement disciplinée qu’est la Grande-Bretagne, — mais du moins de ses colonies, des Indes, de l’Egypte, du Cap. Ils l’attendent, enfin, de la Tripolitaine contre l’Italie. Jusqu’ici, les postes d’écoute en sont pour leurs frais. Si fine que soit leur ouïe, nul bruit de sape ne vient la frapper. La guerre, qui devait, selon les sociologues, dissocier les nationalités arbitrairement réunies, les a resserrées, au contraire, et les plus artificielles tiennent comme les autres. Mais, quels que soient les faits, le sentiment demeure, et l’image satirique montre, par tous les pays, la foi profonde ou l’espoir qu’on a dans la Révolution chez le voisin.

Un troisième point, sur lequel il semble bien que tous les humoristes soient d’accord, c’est l’énorme fardeau financier de la guerre. « Tout cela finira par deux emprunts ! » disait déjà M. Forain, lors de la première guerre gréco-turque, en figurant des veuves désolées sur des ruines. Par combien d’emprunts l’actuelle tragédie va-t-elle finir ? Par une telle quantité, estime la San Francisco Chronicle que l’Europe entière est submergée et se noie. Quelle sera « la place de la nation allemande au soleil ? » se demande la Kansas City Post. Et elle répond en montrant le Michel allemand suant à grosses gouttes sous le fardeau énorme de la Dette de guerre, intérêts et pensions, un sac si gros qu’il le couvre entièrement de son ombre. Le même Michel se serre furieusement le ventre, d’après Braakensiek, dans l’Amsterdammer, à mesure que les impôts vont croissant. « La Paix, vite, ou nous sommes ruinés ! » crie, par la fenêtre, le banquier allemand, dans le Star, de Montréal. Et l’Inquirer de Philadelphie prévoit comment finira le globe terrestre : il le représente envahi, peu à peu, par une calotte de glace, qui détruit toute vie sur la surface, et cette glace s’appelle : la Dette de guerre. Cette universelle ruine des pays combattans profitera-t-elle du moins aux neutres ? Ce n’est pas l’avis du Social Democrat de Copenhague. Il figure, en effet, la Suède sous les traits d’un homme qui n’a plus que la peau sur les os, assis sur son rivage et mourant de faim. A la vérité, il est entouré de richesses, de sacs et de lingots d’or ; mais ce nouveau Midas meurt de faim, tout de même, s’usant les dents à cette indigeste nourriture. La morale de cette caricature est que gagner de l’or, ce n’est pas produire des alimens, ni des objets utiles à la vie, et que ces objets qui n’auront pas été produits, pendant des années, par les millions de bras occupés à tuer ou à fabriquer des obus, manqueront à tout le monde. Ainsi, l’image, en tout pays, mais surtout chez les Neutres, s’accorde à déplorer les suites de la guerre, comme elle déplore son principe et ses moyens.

Cette communauté qu’on observe dans les sentimens, vrais ou feints des divers peuples, se retrouve dans les moyens employés par leurs artistes pour les exprimer. Et, d’abord, ces moyens sont exactement les mêmes qu’autrefois. Il serait intéressant de noter les formes et les idées nouvelles que la nouveauté prodigieuse des événemens apporta jusqu’ici dans les arts du dessin et notamment dans la caricature. Et nous les noterions, en effet, s’il y en avait. Mais il n’y en a pas. La guerre va tout-renouveler en nous et autour de nous : il est douteux qu’elle renouvelle la vision de l’artiste. L’artiste est comme l’oiseau qui vole au-dessus des ruines, pépie, fait entendre ses trilles et ses roulades dans les courts silences du canon : ce sont les coups d’aile et les chansons appris aux jours de paix.

A priori, rien ne peut faire supposer que l’Art va être transformé par la guerre. L’histoire n’offre pas d’exemple de ces subites transformations. Sans doute, la tragique raideur des héros de David s’apparente bien. aux principes et aux gestes de la Révolution ; mais les héros de David n’ont pas suivi la Révolution : ils l’ont précédée. Ils sont tout entiers contenus, et à leur paroxysme, dans les Horaces, qui ont paru au Salon de 1785. Sans doute encore, Watteau et l’Embarquement pour Cythère nous semblent bien refléter l’idéal galant et la société de Mme de Pompadour ; mais c’est bien plutôt cette société qui a reflété Y Embarquement, comme en un « tableau vivant, » car Watteau est mort l’année où est née Mme de Pompadour : il a peint surtout au plus sombre et au plus austère du règne de Louis XIV. Enfin, si le goût du Moyen Age sentimental et le style « troubadour » paraissent une suite assez logique aux événemens de la Restauration, il ne faut pas oublier qu’ils étaient déjà en honneur, sous le Consulat, dans le salon d’Hortense de Beauharnais. Si l’on remonte plus haut dans l’Histoire, on ne voit point que, dans les arts plastiques, une esthétique nouvelle ait jamais suivi une transformation sociale, dans des conditions telles qu’on puisse y voir un rapport de cause à effet, ou bien elle l’a suivie de si loin que, pratiquement, l’effet n’a pu toucher les contemporains. Le christianisme a bien fait surgir un art nouveau, mais après combien de siècles ! Presque toujours, les formes d’art et de vie esthétique adoptées après une grande commotion sociale préexistaient à cette commotion. Elle les a parfois fait adopter : elle ne les a pas fait naître.

En fait, rien n’est venu renouveler l’art depuis la guerre, — pas même celui de la caricature ! Aucune forme inédite n’a, jusqu’ici, enrichi la raillerie, ni magnifié l’indignation. C’est dans des moules anciens qu’on a coulé toutes les idées nouvelles, — moules qui datent de cent ans parfois, et parfois de bien davantage. Ainsi, le Napoléon de la Mucha, de Varsovie, examine, à la loupe, un lilliputien Guillaume II qu’il tient dans le creux de sa main et, ce faisant, il répète exactement le geste inventé par Gillray pour son George III, considérant avec la plus extrême curiosité les rodomontades d’un minuscule Bonaparte. La seule différence est qu’il tient une loupe au lieu d’une lorgnette. L’idée de montrer les belligérans autour d’une table de jeu, qui est continuellement reprise de nos jours, date, nous l’avons vu, de 1499. Celle de symboliser les nations par des animaux : l’ours russe, l’aigle allemande, le kangourou australien, le lion britannique, le dindon turc, est vieille comme le monde, puisque les vignettes du fameux papyrus de Turin : le lion pinçant de la cithare, le marsouin soufflant dans une flûte, le crocodile portant un théorbe, l’âne jouant de la harpe, passent pour figurer l’Ethiopie, l’Egypte et d’autres pays soumis à Ramsès. Le coq figure déjà la France, vers 1707, dans une caricature où l’on voit la reine Anne qui lui rogne les ailes.

Les formules d’exécration, non plus, ne sont guère nouvelles : il en est peu d’employées contre Guillaume II qui n’aient déjà servi contre Napoléon. Les artistes ne se sont pas même mis en frais de nouveaux traits pour ridiculiser la soldatesque ennemie. Les Anglais et les Français n’ont eu qu’à feuilleter la collection du Simplicissimus pour trouver les types les plus grotesques et les plus réjouissans de « Boches, » depuis le général ventripotent et circonspect jusqu’au lymphatique étudiant fourvoyé à la caserne, et depuis le lieutenant aristocrate et penseur jusqu’à la sombre brute. Bruno Paul et Thony les avaient tous étudiés et rassemblés depuis longtemps. De même, les Allemands n’ont pas pris la peine d’inventer un type nouveau d’officier anglais : ils ont tout bonnement pris celui de Caran d’Ache et, par exemple, le général du Simplicissimus qui donne commission à la Mort d’aller visiter les cours de Sofia et d’Athènes, paru à la fin de 1915, sort tout droit du Rire, du 17 novembre 1900. Pareillement, les innombrables Sphinx, qui s’ébattent dans les feuilles de Berlin, sont la lignée d’une figure de Caran d’Ache, parue dans le Figaro du 12 février 1900 et intitulée : le Sphinx bouge. C’est en temps de guerre, surtout, qu’on prend son bien où on le trouve.

Ce goût du pastiche a conduit les artistes à user d’un procédé comique, déjà connu, mais peu employé jusqu’ici : l’adaptation de quelque œuvre d’art célèbre à des idées nouvelles. Nous avons vu la Parabole des aveugles, de Breughel, exploitée par le Simplicissimus pour railler les chefs d’Etat alliés conduits à l’abîme par sir Edward Grey et la Harpie de Hans Thoma, détournée de son sens primitif pour incarner le même Edward Grey. Pareillement, un tableau célèbre de Bœcklin, les Sirènes, a servi à la Muskete, de Vienne, pour symboliser la Russie, la France et l’Angleterre tâchant d’attirer les navigateurs neutres de leur côté. Bœcklin a, d’ailleurs, donné tous les modèles des Neptunes britanniques ridiculisés par l’humour allemand. Un symbole fameux de Sascha Sclineider, la Fatalité qui guette l’homme nu et désarmé, a été imité par la même Muskete pour figurer le blocus guettant John Bull sur son île et par le Kladderadatsch pour montrer Hindenburg guettant le grand-duc Nicolas. Le Punch, de Melbourne, a eu recours au groupe fameux de Frémiet, Gorille enlevant une femme, pour stigmatiser l’attitude de l’Allemagne envers la civilisation. Et, chose inattendue, les Lustige Blaetter ont réquisitionné le même gorille pour lui faire soutenir la thèse contraire : elles l’ont coiffé d’un béret écossais, par quoi elles donnent à entendre que c’est l’Angleterre, et la femme désespérée que ce monstre enlève, c’est la Grèce ! David Wilson, dans le Graphic, a repris un dessin célèbre de Joseph Sattler, la Mort des livres. Mais, à la place du squelette qui passait sur les vieux missels, avec des échasses, en y laissant ses traces, on voit le Kaiser, qui souille les précieux vélins, et sur ces vélins on lit : « Histoire de la Civilisation... La Belgique... »

Enfin, Albert Dürer lui-même a été requis d’apporter le concours de sa symbolique à l’imagination un peu courte de ses successeurs. Les Lustige Blaetter ont reproduit sa planche fameuse : Le Chevalier, la Mort et le Démon, en l’accommodant aux idées de M. Maximilien Harden. Le chevalier, c’est Bismarck, qui passe grave, impavide, tout en fer, sur ce fameux cheval, ce cheval de profil, au pas, qui est devenu, depuis Dürer, le thème où s’essaient tous les artistes allemands. La Mort est à pied ; elle a revêtu le kilt et coiffé le béret écossais : elle menace, de sa masse d’armes, le chevalier qui n’en a cure. Le Démon a, pour figurer la Russie, accentué la ressemblance qu’il avait, déjà, chez Dürer, avec un ours, mais un ours de carnaval et il lève sa griffe en vain. Une foule de bêtes rampantes, sifflantes, scorpions, serpens, araignées géantes, crapauds, — ce sont vraisemblablement les Neutres, — embarrassent la route : le chevalier chemine toujours du même pas, sans voir, sans entendre ce vain bruit de quolibets, et son cheval placide ne sent même pas les facéties d’un singe coiffé du képi français, une sorte de Bandar-Log qui gambade et lui tire la queue. A l’arrière-plan, la forêt et la montagne mystérieuses se sont abaissées, et l’on voit, dans la lumière, un ange déployant des inscriptions sacrées. « Bismarck, 1815-1915. Nous craignons Dieu et nul autre. » La Espana, de Madrid, a fait une adaptation semblable, mais sans modifier, autant, l’idée primitive de Dürer. Chez elle, c’est le Kaiser qui est entré dans l’armure du chevalier et à travers la forêt, on voit brûler la cathédrale de Reims. Ainsi, pour donner une image saisissante de l’Allemagne contemporaine, il a fallu adapter un dessin vieux de quatre cents ans.

Toutefois, il y a là un signe que la caricature élargit ses moyens d’expression. Ce recours à des formes nobles et à de graves symboles doit retenir notre attention. Certes, l’évolution symboliste de la caricature est bien antérieure à la guerre. Elle était nettement perceptible, déjà, chez les maîtres, il y a une vingtaine d’années. Mais la guerre l’a précipitée peut-être et, en tout cas, l’a fait mieux voir. Ce qu’on appelait autrefois, et ce qu’on appelle encore, par habitude et faute d’un mot plus précis, une « caricature, » dans l’imagerie politique, n’a souvent rien de la « charge » et ne déforme plus du tout les proportions., Il n’y a pas plus de déformations dans les dessins de Bernard Partridge, du Punch, qui sont qualifiés « caricatures » que dans les planches de l’Illustration, signées de M. Jonas, qui ne le sont pas. Si l’on désigne encore de ce nom les dessins de Raemaekers et de M. Forain, où les figures ne sont point davantage déformées, c’est que ce terme ne désigne plus expressément le grotesque ou la » charge, » mais s’étend à quelque autre chose, dont on n’a pas encore trouvé la définition. Cette autre chose, c’est toute image qui caractérise fortement un état moral ou une attitude politique, sous une forme brève et intelligible à première vue.

Ainsi, le même terme sert aujourd’hui à qualifier trois sortes d’images, tout à fait différentes d’art et d’intention et parfois contradictoires. On appelle « caricatures » les formes exagérées et grotesques, sans légende ni intention morale : c’est la caricature de Léonard de Vinci. On appelle aussi « caricatures » les scènes ironiques par leur intention, sans aucune forme grotesque : c’est la caricature de Gavarni. Mais l’on est encore contraint de donner ce nom, faute d’un autre plus adéquat, à des images où il n’y a plus ni formes grotesques, ni intention ironique, — mais des symboles de gloire, ou des spectacles d’horreur. Quand Raemaekers montre une femme en deuil et ses deux enfans agenouillés dans un coin d’église et récitant : « Notre Père qui êtes aux cieux.., » il n’y a pas plus d’ironie dans la pensée que dans la forme. Quand les Lustige Blaetter dressent le lumineux fantôme d’Andréas Hofer parmi les neiges des Alpes, au-dessus d’un chasseur tyrolien et dit : « Confiez-lui votre Tyrol bien-aimé.., » l’ironie n’est ni dans la forme, ni dans la pensée. Si M. Forain dessine une paysanne qui guide la charrue, tandis que sa petite gamine tire le cheval en avant et appelle cela : l’Autre Tranchée, où est l’ironie ? Si le Life fait défiler devant le général Joffre les ombres de tous les grands capitaines français qui l’acclament, et si le Punch montre la déesse de la guerre veillant sur le tombeau de lord Roberts, avec ces mots : « Celui-là fut le guerrier heureux. Il fut ce que tout homme sous les armes doit désirer être... » où est, je ne dis pas seulement l’ironie, mais même l’humour ? Dans toutes ces images, qui ont pourtant paru dans des feuilles caricaturales, la pensée est admirative ou douloureuse, la forme est réaliste ou académique. C’est la forme habituelle aux peintres de genre ou de scènes « vécues. » La seule différence, — ce qui distingue nettement l’œuvre du caricaturiste de l’autre, — c’est qu’au lieu de chercher simplement à faire « voir, » elle vise à faire « penser. »

Voilà pourquoi les mythes les plus anciens, les légendes les moins scientifiques, ont subitement réapparu dans ces petits miroirs de la mentalité contemporaine. C’est, là, un phénomène constant. Tant qu’il s’agit de petits ridicules, d’ambitions médiocres, ou même de crimes mesquins, l’ironie trouve, pour les flétrir, des formules dans l’immédiate réalité. Mais quand les événemens dépassent le train ordinaire de la vie, lorsqu’il s’agit d’évoquer quelque chose de grand, d’impressionner vivement les foules, l’artiste est obligé de faire appel aux souvenirs bibliques, aux histoires traditionnelles qui nous arrivent toutes chargées d’images et de rêves, du fond d’un lointain Passé. Pour figurer le cataclysme mondial nié, jusqu’ici, par la raison humaine, et les forces secrètes et incoercibles qui l’ont déchainé, il retourne, d’instinct, aux conceptions épouvantées de l’An mil, aux images du XIIIe et du XIVe siècle. Le Prince des Démons, avec ses cornes, ses griffes et ses ailes de chauve-souris, quitte le tympan des vieilles cathédrales, la « pesée des âmes, » les chaudières où « damnés sont boullus, » et opère une rentrée triomphale aux kiosques des boulevards et dans les bibliothèques de chemins de fer, partout où l’on débite l’ironie vengeresse et le symbole à bon marché. Raemaekers, Edmund Sullivan, Will Dyson, la plupart des caricaturistes américains et allemands l’enrôlent dans leur troupe et en tirent des services éminens. Circé a quitté son rivage antique pour venir, chez Dyson et Sullivan, verser son breuvage maléfique aux » Boches » de 1914. La vieille Mort de Holbein est rentrée dans le cycle habituel des figures qu’on voit dans les journaux. Il ne faut pas s’en étonner. L’imagination plastique de l’homme est beaucoup moins étendue qu’on ne le croit et surtout moins variée. C’est la Nature qui est variée infiniment. Un seul coup de sonde, au fond de la mer, ramène plus de monstres que n’en ont jamais enfanté, dans les bestiaires, les volucraires ou les cathédrales, tous les cerveaux du XIIIe siècle, appliqués à s’évader de la Nature et à découvrir de l’irréel. On vit, dès qu’on touche au symbole, sur les formes du Passé. Et ce sont les êtres surnaturels rêvés par Orcagna pour le Campo Santo de Pise qui reviennent, aujourd’hui encore, incarner les puissances du Mal dans le Life de New-York, ou l’Ulk de Berlin.

Et aussi les puissances du Bien. On ne s’expliquerait pas, autrement, la présence du Christ dans ces petits dessins autrefois qualifiés de « caricatures. » Or cette présence est fréquente. Il apparaît, chez Raemaekers, dans le Bulletin de Sydney, en France, dans les estampes, jusque dans des cartes postales populaires, toutes les fois que la prétention des Allemands d’être le « fléau de Dieu » provoque chez nous un sursaut d’indignation. Le contraste entre l’esprit de l’Evangile et leurs actes est si flagrant, que les peuples le moins habitués à transposer leurs idéals en des symboles bibliques et religieux ont senti le besoin de protester. En entendant les faussaires et les assassins dire : Gott mit uns ! les gens mêmes qui n’avaient nullement l’habitude de faire intervenir l’idée de la divinité dans leurs spéculations théoriques se sont révoltés, leur ont dénié le droit d’invoquer cet idéal de la Justice et l’ont revendiqué pour eux-mêmes. D’ailleurs, il n’y a pas contradiction. L’esprit moderne et le Christianisme se rejoignent pour condamner l’un le but, l’autre les moyens du Pangermanisme. Il est donc naturel que la figure de la Civilisation et la figure du Christ apparaissent toutes les deux, trahies et bafouées par ces prétendus civilisés et ces pseudo-chrétiens, pour les désavouer et pour les maudire.

Seulement, elles ne sont pas de la même ressource pour l’artiste. Civilisation, Humanité, Charité, Justice, ce sont, là, des termes abstraits, froids, impossibles à figurer en des images, sinon par des allégories féminines, qui voudraient aussi bien dire : Hygiène, Poésie, Assistance publique, Hiver ou Eté. La figure du Christ, apparaissant, les résume, les incarne, leur prête la vie, — sa vie, qui fut tout ce qu’on attend d’elles, qui les mit en action et, pour ainsi dire, en tableaux sensibles à tous les yeux. C’est pourquoi sans le vouloir, sans le dire et presque à leur insu, les nouveaux symbolistes l’ont évoquée. Ils ont montré le Christ enfant se détournant à la vue des monstrueux présens des nouveaux rois : l’obus du Kaiser, le 305 de François-Joseph, le cimeterre du Sultan ; ils l’ont figuré sur sa croix, barrant le chemin au militarisme bardé de fer et abattu par lui à coups de hache ; ils l’ont dressé, lumineux fantôme, comme un remords vivant, devant l’Empereur épouvanté. Sa seule présence est une condamnation. Toute la dialectique des théologiens d’outre-Rhin ne prévaut pas contre la vue des cadavres, des femmes en pleurs, des enfans mourant de faim, des noyés, des ruines. « Vous jugerez l’arbre à ses fruits, » dit l’Evangile. L’artiste fait de même : il montre ce qui est arrivé. Les causes échappent à son crayon, mais l’effet est de son domaine et l’effet n’est pas beau, il n’est pas souhaitable, il n’est pas excusable. L’image qu’il en donne, soit qu’il reproduise les réalités, soit qu’il s’élève aux symboles, inspire l’horreur de ce qui a pu produire de tels fruits. La caricature, dans son ensemble et par ses maîtres les plus incisifs, s’est déclarée contre la guerre.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Toutes les caricatures contre l’Angleterre signalées ici ont été reproduites dans des périodiques anglais à grand tirage ou dans des magazines américains très lus en Angleterre.
  3. Dans le texte hollandais, les deux mots mœder, mortier sonnent à peu près de même.