La Caricature et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 481-502).
LA
CARICATURE ET LA GUERRE

I

Si la caricature était, comme on l’a souvent prétendu, « l’art du rire, » la présente étude serait sans objet, et son titre même ne pourrait s’écrire de sang-froid. Les spectacles auxquels nous assistons, depuis vingt mois, ont éveillé ou surexcité en nous, jusqu’au paroxysme, tous les sentimens dont l’âme humaine est capable, sauf ceux dont le rire est l’expression. Même les neutres, même les habitans les plus lointains de ce globe, qui semble, d’ailleurs, s’être rapetissé comme une boule d’argile dans la fournaise, ont senti que l’humanité entière court un danger. Que l’on puisse, en plein XXe siècle, déchirer un traité, renier sa signature, préparer froidement et dans le plus grand détail l’assassinat d’un peuple, mutiler des enfans, noyer des familles entières d’émigrans, envoyer des infirmières au poteau d’exécution, c’est là une surprise tellement tragique, un réveil si brutal des longs songes de paix et de fraternité sociales, qu’à peine aujourd’hui même notre pensée peut les « réaliser. » On n’en pourrait rire que dans Sirius, à la condition encore que dans Sirius il y eût des hommes et qui fussent dépourvus de tout sentiment d’humanité. Les auteurs gais se sont donc tus, du moins ceux dont l’humour vise au plaisant et demande, pour être goûté, l’esprit paisible et détaché des dilettantes. Ils ne feraient pas leurs frais.

Mais la caricature, — on a essayé de le montrer, ici même, il y a déjà longtemps [1], — n’est pas nécessairement, ni essentiellement, l’art du rire. C’est seulement une de ses fonctions que de faire rire, — et ce n’est pas la plus haute. Les pages immortelles de la Danse des Morts de Holbein, des Horreurs de la Guerre de Callot, les plus belles pages de Hogarth, de Gillray, de Rowlandson, de Daumier, de Gavarni, de Grandville, de John Leech, et, plus près de nous, de M. Forain, de M. Willette, de M. Steinlen, de M. Grandjouan, n’ont jamais fait rire personne : elles ont fait penser. Plus d’une fois, elles auraient pu faire prévoir. « Tiens, tu m’fais mal avec tes ennemis les Anglais !... » disait, il y a quelque vingt ans, un terrassier de M. Forain, en montrant un obus que son camarade venait de déterrer dans un terrain vague, près de Paris. « Il est peut-être anglais, celui-là !... » et il n’était guère possible de résumer, avec plus de bon sens, la conduite à tenir dans les conseils de l’Europe. « Tiens ! la bière, aussi, est allemande ! » s’écriait un reporter de Caran d’Ache, admis à la table de l’État-major turc, pendant la première guerre gréco-turque, en considérant l’étrange allure des officiers du calife. Et, vers la même époque, le même prophète dessinait une double image de Guillaume II. Dans l’une, le Kaiser, debout devant sa fenêtre, montre au public tout le haut de son personnage, casqué, cuirassé, la main sur son sabre, en empereur de la guerre ; mais le reste de son accoutrement dément cet appareil belliqueux : c’est une robe de chambre, des pantoufles, les attributs du commerce et des arts libéraux. Dans l’autre, c’est le buste d’un négociant ou d’un artiste qu’on aperçoit par la fenêtre ; seulement, le reste du personnage dément ce décor pacifique : les hautes bottes, le sabre, les engins de la guerre sont là pour avertir celui qui pénètre dans l’intimité, regarde et réfléchit. Et l’on se demandait : « Lequel est le vrai ? » Tandis que Jules Simon, revenant de Berlin, répondait sans hésiter : « C’est le pacifiste ! » et que Déroulède affirmait : « C’est le guerrier ! » Caran d’Ache laissait ouverte la porte du formidable inconnu.

Cet exemple du plus gai de nos caricaturistes modernes n’est pas unique. Elles fourniraient des volumes, les légendes profondes, suggestives, amères même, de Gavarni et de M. Forain. « Si « humour » voulait dire seulement « rire, » écrivait Thackeray, qui fut, lui aussi, un caricaturiste à ses heures, vous ne prendriez guère plus d’intérêt à l’histoire des écrivains humoristes qu’à la vie du pauvre Arlequin, qui partage avec eux la faculté de faire rire. Si la vie et l’histoire de ces hommes éveillent en vous une curiosité mêlée de sympathie, c’est qu’ils s’adressent à un grand nombre de facultés, outre le sens du ridicule. L’humoriste cherche à éveiller et à diriger votre amour, votre compassion, votre bonté, votre mépris du mensonge, de la prétention, de l’imposture, votre tendresse pour les faibles, pour les pauvres, pour les opprimés, les misérables... » Thackeray, qui ne prévoyait pas la guerre actuelle, explique ainsi pourquoi, sans rien abdiquer des sentimens de tristesse ou d’indignation qu’elle suscite, on a pu la mettre en caricatures.

Ce qu’on découvre, en les regardant, ce ne sont point des faits, comme dans les photographies ou les dessins des champs de bataille, mais les sentimens des peuples sur ces faits. Ce qu’on y saisit, ce ne sont point des réalités, mais l’image que les artistes et leur public se font des réalités et aussi des aspirations de leurs amis et de leurs adversaires. A ce point de vue, la caricature projette une plus vive lumière que la parole écrite sur le grouillement complexe et confus des passions, des espérances et des craintes, éparses dans la subconscience d’une nation. Et cela pour deux raisons.

D’abord, elle résume. En tirant de tous les traits qui composent une figure le seul trait qui marque sa dissemblance d’avec l’espèce, le caricaturiste nous découvre le caractère propre à l’individu et, par là, nous résume le visage. De même, en faisant tenir, dans le cadre étroit d’un dessin et le geste de deux ou trois personnages, tout un événement contemporain, ou une théorie sociale, ou un système politique, il nous les dégage de tout ce qui est accessoire et, même en les exagérant, nous en fait apparaître, à première vue, l’essentiel. C’est là, surtout quand il s’agit des idées et des sentimens d’un peuple étranger, lointain, ou dont nous ne pouvons pas aisément lire les journaux, un secours qu’il ne faut point dédaigner.

Ensuite, elle exprime très vraisemblablement, de ce peuple, le sentiment moyen et universel. Le trait caricatural est un signe ou un « sigle. » Pour qu’il soit employé, il faut qu’il soit compris. La « légende » même est trop courte et trop resserrée pour évoquer ce qui ne serait pas, déjà, dans l’esprit du lecteur. La preuve en est que beaucoup de « légendes » de M. Forain, quoique bien modernes, sont déjà inintelligibles pour ceux qui n’ont pas assisté aux faits qu’elles résument ou qui, y ayant assisté, les ont oubliés. Quel homme d’État désignait chez nous un 7 gigantesque auquel on le figurait pendu ? Quel autre, une ceinture dorée ou trente-six bêtes ? Que voulait dire ce morceau de lard, accroché au chapeau d’un prince ? Autant de signes qui seraient, dès maintenant, pour beaucoup d’entre nous, lettres mortes. Aujourd’hui même, quelle nation désigne le Dindon chez les Anglais, quel parti l’Éléphant chez les Américains ? Lorsque le kangourou bondit dans une image politique, anglo-saxonne, quelle idée et quel pays traine-t-il à sa suite ? Le tigre, à New-York, a une signification complètement inconnue de ce côté de l’eau. C’est tout un langage presque hiéroglyphique à déchiffrer pour nous et cependant très clair pour le premier gamin qui passe dans le Strand ou Broadway.

Il y a donc conformité entre la caricature d’un homme ou d’une chose et l’idée que la foule se fait de cet homme ou de cette chose, du moins lorsque cette caricature circule, se répète, entre dans les habitudes et les moyens d’expression du public. Lorsqu’il s’agit d’un simple accessoire signalétique, cela n’a pas grande importance ; mais s’il s’agit d’un trait moral ou physiologique, ce peut être très révélateur. Du temps de Gillray, c’est-à-dire sous la Révolution et l’Empire, la silhouette d’un homme maigre, efflanqué, mal rasé, sordidement vêtu de loques, dévorant des grenouilles ou jetant sur un roastbeef anglais des regards d’envie, désignait, sans plus de gloses, un Français. Cela ne prouve pas que les Français, à cette époque, fussent hâves et mourans de faim ; mais cela prouve que les Anglais les croyaient tels. Il en va tout autrement d’un livre, un discours, même un article de journal, qui est un développement d’idées et peut ainsi exprimer une thèse tout individuelle, quitte à la développer, à la commenter et à la défendre, si elle ne répond pas, tout de suite, au sentiment moyen du lecteur. La caricature y répond, de toute nécessité. S’en servant en dehors et en dépit de l’assentiment public, le dessinateur ferait comme un écrivain qui emploierait de nouveaux signes à la place des lettres accoutumées : il ne serait pas compris.

Puisqu’il l’est dans son pays, tâchons, nous aussi, de le comprendre et, par là, de comprendre mieux le sentiment populaire dont il est l’expression. Même exagérée, même fugitive, elle a son prix, parce que ce sentiment a sa force. Elle change comme il change, se fixe s’il se fixe, tourne à tous les vents. Il y a peu d’années encore, ce que la caricature, en Allemagne, raillait le plus, c’était le militarisme prussien. C’est le pacifisme qu’elle raille aujourd’hui. C’est donc une girouette. Mais il est bon de consulter les girouettes, — en temps d’orage surtout. Ne dédaignons pas ces légères annonciatrices, si grotesques parfois que soient leurs formes découpées sur le ciel. Regardons les inflexions qu’elles prennent sur nos toits, sur les toits de nos amis, sur les toits de nos adversaires. Elles nous indiqueront les grands souffles qui passent, en ce moment, sur l’Humanité.


I. — CHEZ LES ALLIÉS

La guerre, qui a surpris nos politiques, nos sociologues et nos financiers, a surpris également nos caricaturistes. Leur ironie n’était pas prête. Elle a, d’abord, été étouffée par l’indignation : l’indignation devant la mauvaise foi évidente des prétextes de guerre, la violation de la parole donnée, les cruautés inouïes de la première heure. Et l’indignation, dans son premier spasme, n’a pas d’esprit. Puis, l’événement nous prenait au dépourvu, non pas d’esprit critique, — c’est une vertu qui ne manque guère en France, — mais de notions nécessaires pour l’entretenir. Nous n’étions pourvus d’armes que contre nous-mêmes. Des anecdotes désobligeantes sur nos hommes d’Etat, sur leur passé, sur leurs familles, nous en possédions à revendre, et aussi des portraits si peu flattés que leurs moindres défauts, physiques ou moraux, en faisaient de purs grotesques. Mais, de traits contre l’Ennemi, qui, secrètement, minutieusement et de longue main, venait de perpétrer les moyens de nous assassiner, nous n’en possédions pas. A part le Kaiser, — que la satire, chez nous, a respecté infiniment plus qu’elle n’a fait nos propres hommes d’Etat, — et depuis quelque temps, le Kronprinz, les figures d’outre-Rhin nous étaient totalement inconnues. Ce fut une révélation que celles de M. de Bethmann-Hollweg, de Bernhardi, de von der Goltz, de Tirpitz, de M. Helfferich, de llindenbourg, du comte Zeppelin, de von Kluck. Ainsi, les actes, — des actes formidables, — précédèrent les visages, et l’Histoire universelle fut faite par des gens dont nous ignorions l’histoire individuelle, les antécédens, les mœurs, les ridicules, les manies ; — bref, tout ce qui peut prêter à l’ironie et à la caricature. « On entendait le pas du cheval, mais sans voir le cavalier. » Dans ces conjonctures, l’ironie ne sait trop où se prendre. Il n’est pas nécessaire de connaître un homme pour lui tirer dessus, mais c’est indispensable pour le caricaturer, pour montrer ses défauts, ou seulement ses caractéristiques. De là, sans doute, le peu de satires mémorables que la guerre inspira, chez nous, contre l’Ennemi.

Une autre raison, tout à l’honneur de nos humoristes, est que beaucoup d’entre eux étaient aux armées. La plupart des journaux satiriques ont dû cesser brusquement leur publication. Le Français, dont c’est le métier d’être spirituel, devint subitement grave et résolu. Les « mots, » s’il en fit, furent entendus seulement de quelques camarades, bons juges de leur à-propos héroïque, et plus d’un les signa de son sang. Lorsque, la guerre se prolongeant, plusieurs purent reprendre leur crayon et les journaux satiriques leur publication, il semble que le désir de se détendre, de distraire, un instant, les yeux et l’esprit des horreurs du massacre, de l’ambulance et des mutilations, l’ait emporté sur le goût de stigmatiser l’envahisseur.

La matière n’était pas, non plus, excellente. La raillerie n’a de prise que sur la faiblesse ou ce qui est faible dans la force, jamais sur la force même. L’odieux est un bloc où l’ironie ne peut mordre. Ce qui prête, parfois, à l’erreur sur ce point, c’est qu’on confond le motif déterminant de l’attaque avec cette attaque même et ses moyens. Il est vrai que souvent des hommes d’esprit ont été déterminés à user de leur arme par l’indignation que leur a causée l’excès de la force. Mais ils ont senti leur arme s’émousser sur du granit, et l’on ne saurait citer un bon trait qui ait porté. Si, parfois, ils ont réussi à pousser leur pointe ironique, c’est que le granit avait un défaut, quelque fissure : par exemple, l’hypocrisie, — c’est-à-dire une faiblesse, ou l’infatuation, — c’est-à-dire une autre faiblesse. Et comme, souvent, en effet, le criminel a de ces faiblesses, qu’il se masque d’hypocrisie ou se drape d’infatuation, il est vulnérable et l’esprit fait son œuvre. Mais la brutalité triomphante ne l’est point.

En fait, nos maîtres de la caricature ont produit des planches excellentes sur la guerre ; mais, si l’on y prend garde, les meilleures ne sont pas sur les Allemands : elles sont sur nous-mêmes. La plus célèbre de toutes : Pourvu qu’ils tiennent ! — Qui ça ? — Les Civils, figurée par deux « poilus » exposés aux balles, au froid, à la faim dans les tranchées, n’est point destinée à ridiculiser l’Ennemi, mais à réconforter ceux qui ne risquent rien, ceux de l’arrière, par la vue de ceux qui, sans se plaindre, risquent tout. Et jamais, aux heures les plus brillantes du Doux Pays, M. Forain n’a été mieux inspiré.

Au même ordre d’idées appartiennent une foule de dessins comme celui de M. Roubille. « Je vous l’achète, votre casque ! » dit un monsieur quelconque, orné d’un brassard où on lit Service-Publicité, en s’adressant à un blessé, décoré de la médaille militaire. Celui-ci a rapporté un casque à pointe et le montre à un groupe de passans dans la rue. « Il n’est pas à vendre, répond le « poilu, » mais je puis vous donner l’adresse du magasin. » Et aussi, cette page excellente de M. Ricardo Florès. Ce sont encore les poilus de M. Forain. Un an a passé : ils sont toujours dans la tranchée, au froid, emmitouflés, le nouveau casque posé sur leur passe-montagne, et lisant le journal. « Ils ne crieraient pas si fort s’ils étaient ici ! » remarque l’un d’eux en fumant sa pipe. Voilà de quoi défrayer bien des mémoires à de savantes académies, si, un jour, les archéologues s’emparent de ce texte obscur. Il y aura bien des discussions pour savoir lequel des corps d’armée allemands, bulgares, turcs, avait coutume, au XXe siècle, de pousser des cris effroyables pour épouvanter l’adversaire. Mais nous, nous savons qu’il ne s’agit pas des Prussiens...

Si les civils, chez nous, en ont pris pour leur grade, les soldats ont été abondamment célébrés par les humoristes., L’heure de la justice a sonné pour eux, en même temps que l’heure du sacrifice. Et l’éloge décerné par un railleur de profession a une saveur que les autres n’ont pas. Il semble arraché, par l’évidence du mérite, à l’esprit critique défaillant sous l’émotion, mais demeurant l’esprit tout de même. En réalité, ceux qui savent le mieux couper sont aussi ceux qui savent le mieux coudre, qu’il s’agisse de réputations ou de dynasties, ou de lauriers. « Merci, père La Victoire ! » s’écrie une cantinière de M. Willette, en se jetant au cou du général Joffre. C’est que le vieil homme de guerre lui apporte une statuette dorée, au soir d’une journée d’orage. Et cette statuette est celle de la Victoire avec les ailes, et elle semble être sortie des volutes de fumée d’un 75, et la cantinière a le bonnet de la République, et l’arc-en-ciel est aux couleurs de la France...

Le symboliste ému qu’a toujours été M. Willette, du temps où il conduisait la farandole de ses pierrots sous les moulins et la lune de Montmartre, a trouvé encore une très belle image pour figurer ce que la France doit à son armée. Elle parut en 1914 et elle s’appelait Les Semailles. Dans un vaste champ d’automne, un paysan demi-soldat pousse la charrue, tandis que la femme, tenant un poupon, d’un bras, guide de l’autre les bœufs lourds, attentifs à suivre la gaule, Du haut du ciel, un aigle immense, aux ailes écartelées, va fondre sur l’attelage, et son ombre déchiquetée blasonne déjà la morne plaine. C’est une aigle héraldique : sa tête est coiffée de la couronne impériale, elle tient dans une de ses serres non pas un globe, mais une bombe ; dans l’autre, non pas un sceptre, mais un poignard. Mais elle ne fera pas de mal. Un guerrier antique, coiffé du bonnet phrygien, un géant, couvert de son bouclier, le glaive en main, veille sur l’humble attelage... Et le sillon commencé s’achève.

Toutefois, nos humoristes ne se sont pas occupés que de nous-mêmes. Ils se sont aussi, un peu, occupés de l’ennemi. Ils ont vite découvert son point faible. Le point faible du Teuton, c’est sa prétention à l’humanité, à la propreté morale, à la « culture. » S’il ne l’avait pas, la raillerie ne saurait où le mordre, mais il l’a, et très forte. Aussi, tout ce qui marquera le désaccord énorme entre cette prétention et ses actes portera. C’est la vertu de cet admirable dessin de M. Forain, digne d’être retenu par l’histoire, gravé sur l’Arc d’Infamie par où passeront, éternellement, les ombres des assassins de Miss Cavell. Une voiture d’ambulance est embourbée, sur le champ de bataille, par une journée grise d’hiver, et le conducteur s’efforce de la redresser. Le vent fait flotter sa Croix-Rouge sur fond blanc, au-dessus de la plaine nue et morne. « Cache donc ton drapeau ! Tu vas te faire tuer ! » crie une sentinelle, qui connaît les mœurs de l’ennemi. Raillerie des prétentions allemandes à la civilisation, raillerie aussi, peut-être, de cette naïveté d’un ambulancier, qui croit encore aux conventions de Genève, le mot de M. Forain vise deux faiblesses, et, par là, il porte.

Une autre faiblesse de l’Allemand, ce fut sa prétention à une victoire foudroyante et à la rapide conquête de Paris. S’il ne l’avait pas affichée, ses succès dans le premier mois de la guerre eussent été suffisans pour que la raillerie ne sût où se prendre. Mais son infatuation fut plus grande que ses succès. : On se souvient du diner que l’Empereur devait offrir, à ses intimes, dans un restaurant célèbre, d’avance choisi, à Paris. La Vie parisienne s’en est souvenue, elle aussi. Elle a représenté une luxueuse salle à manger vide : la table mise, la nappe au chiffre impérial, les serviettes en bonnets d’évêque, le surtout en biscuit de Sèvres, les bouteilles de Champagne et les coupes, tout annonce qu’on attend d’illustres hôtes. Mais ils ne viennent point... et, à leur place, des rats grignotent le linge et des araignées tendent leurs fils entre les chaises et le surtout. — « Sire, voire potage refroidit... » Jamais plus petit signe ne résuma plus grandes choses.

Enfin, c’est une infatuation que de s’imaginer terroriser Paris avec des Taubes et des Zeppelins. M. Albert Guillaume l’a bien fait voir dans le Bystander. C’est une délicieuse scène de genre, surprise dans quelque jardin de Paris, au Luxembourg, par exemple, à l’heure de la promenade. Tout le monde a le nez en l’air pour regarder ce qui se passe dans le ciel. Une joie sans mélange règne autour de ces nez levés par la curiosité : nez de l’étudiant de trentième année, le doigt pointé en l’air, nez de l’élégante à face-à-main et de son compagnon assis, jambes pendantes, sur la balustrade, nez du monsieur à la jumelle, nez du petit garçon arc-bouté sur son cerceau, nez du petit chien intrigué de ce qui se passe. C’est une scène de paix pro- fonde, une des rares minutes où l’humanité oublie toutes ses misères pour s’attacher à une vision enchanteresse. C’est l’Heure du Taube...

Le Punch a traité, à peu près, le même problème psychologique, et la solution qu’il en a donnée marque une nuance du caractère anglais. Le Zeppelin a passé ; il a jeté sa bombe sur le village et, entre autres désastres, a mis en miettes la maison de l’épicier. Ce n’est plus qu’un risible et lamentable amas de décombres. Mais l’épicier, un vieil hommes à lunettes, n’est pas mort. Il prend donc un crayon et sur le dernier pan de mur branlant il écrit avec application : « Le magasin est ouvert, comme d’habitude, l’après-midi... »

C’est que les Anglais et les Français, si différens en tout et en bien des choses si contradictoires, se ressemblent en un point : le mépris de la force brutale, le dédain du fait accompli, — dès lors que ce fait a blessé leur conscience. Nul peuple au monde n’est moins fataliste que ces deux peuples, moins disposé à s’incliner devant la conjuration des forces humaines ou la conjonction des astres. Nul n’a mieux entendu le Tu, ne cede malis... du poète latin. Le Français, auquel on montre une masse prête à l’écraser, s’en moque. L’Anglais ne l’aperçoit même pas. L’esprit, seul, qui anime cette masse les intéresse tous les deux, mais ils l’évoquent au tribunal de leur conscience individuelle, et si cet esprit leur paraît injuste ou faux, ils le méprisent, sans plus.

« Say, old chap, aurais-tu jamais cru, que la Marseillaise irait si bien avec le God save the king ? » dit un grand diable de piper des Scots guards, orné du kilt et du béret national, en arpentant une route de France, pipe à la bouche, les rubans de son béret flottant au vent... « T’épate pas, mon vieux, » répond le tambour Bara qui file à ses côtés, sabots aux pieds et une rose à la bouche, en allongeant ses petites jambes pour rejoindre l’énorme compas de l’English. « T’épate pas, t’en verras bien d’autres. » On dirait, à voir ce dessin de M. Louis Vallet, qu’on aperçoit l’humoriste français et l’humoriste anglais, si différens qu’ils soient l’un de l’autre, cheminant du même pas.

Mais la caricature anglaise a quelque chose de plus tragique. Où que ce soit, dans le vieux Punch ou chez ses deux filleuls : le Punch de Melbourne et le Hindi Punch de Bombay, dans la Westminster Gazette ou le Bystander, ou même dans le Cape Times ou le Bulletin, de Sydney, sur les plages les plus lointaines et sous les latitudes les plus diverses, partout où un homme de race anglo-saxonne prend la plume pour tracer un symbole de la Germanie et de la guerre, on se sent au pays de William Blake et de Shakspeare. C’est un jet de lumière sur un charnier : il éclaire, il frappe ; il ne scintille pas, ni ne joue.

Or, ce qui a frappé le plus l’humoriste anglais, dans toute cette affaire, c’est la faillite de la civilisation, la régression de tout un peuple vers les sauvageries et les perfidies animales. La guerre lui fait horreur, mais moins la guerre que la façon dont on la fait. On ne se sent pas en présence d’un pacifiste convaincu, mais d’un loyaliste. Le Français caricature le manque d’élégance, le Hollandais le manque d’humanité, l’Anglais, surtout le manque de bonne foi. Le business man, en lui, ne comprendra jamais qu’un souverain ait pu protester sa signature au bas d’un traité, et le sportif qu’un général ait triché, pour y gagner, au jeu de la guerre. Si l’homme a fait quelques progrès, depuis l’âge de pierre, c’est qu’il s’est entraîné à tenir sa parole et à lutter, lorsque la lutte est inévitable, avec le moins de cruauté possible. S’il l’oublie, il retourne instantanément à la condition de l’anthropopithèque. Les progrès dont il se sert n’y font rien. Il ne sera pas moins un gorille parce qu’il connaîtra les propriétés de la nitroglycérine ou de la balistite qu’aux jours lointains où, pour assommer son rival, il se saisissait d’un quartier de roche ou emmanchait à quelque branche d’arbre un silex convenablement éclaté. La science, avec ses engins nouveaux de destruction, ne fera que surexciter ses instincts de gorille, en leur donnant toute liberté de s’épanouir.

C’est ce qu’a très fortement exprimé Will Dyson dans plusieurs de ses Kultur Cartoons. Il a imaginé un vieux savant, en pantoufles, un Ostwald ou un Guttman, malingre, souffreteux, tout en cerveau, flottant dans sa redingote et son châle, qui confère avec un anthropopithèque. Celui-ci a le front fuyant et les bras formidables. Et, à la lumière du laboratoire, le cerveau du XXe siècle montre à la brute des temps où les siècles n’étaient pas encore commencés, une fine éprouvette pleine d’une substance mystérieuse et lui dit : « Ensemble, mon cher habitant des Cavernes, nous serions irrésistibles ! » Il semble que la brute ait compris, car elle laisse tomber la hache de silex qui lui servait jusque là et passe affectueusement son bras sous le bras du professeur... Plus loin, nous voyons un chimpanzé, pendu par une patte à un Taube que dirige un autre singe et prêt à laisser tomber les bombes accrochées à ses trois autres pattes, sur une capitale moderne : sur ses dômes, ses écoles, ses hospices, ses églises, ses musées. Et les deux singes sont coiffés du casque à pointe, et c’est intitulé : Merveilles de Science... Que celle-ci ait fait ou non faillite, dans sa prétention d’améliorer, à elle seule, l’humanité, c’est ce qui n’est pas en question ici. Mais il semble bien que Will Dyson ait trouvé, là, le symbole qui résume le monstrueux accouplement que nous offre l’Allemagne : la science la plus avancée unie à la plus ancienne barbarie.

Cette barbarie est un des thèmes les plus ordinaires du caricaturiste anglais. Il estime qu’il suffit de la montrer pour provoquer, dans le corps social, la réaction nécessaire. Le Punch, de Melbourne, emprunte à Frémiet sa saisissante vision d’un gorille de l’âge préhistorique enlevant une femme, et sur le bras du gorille il écrit : Allemagne, et sur le bras de la femme il écrit : Civilisation. Edmund Sullivan, dans son album La guirlande du Kaiser, montre un soldat allemand embrochant un enfant au bout de sa baïonnette et le Kaiser lui-même, donnant le bras à sa fiancée la Mort, qui est en voile de mariée. Des cynocéphales leur jettent des roses et cela s’appelle Mariage de convenance. Des femmes et des enfans viennent d’être massacrés : c’est l’Arménie ; l’Allemand et le Turc tiennent encore le couteau sanglant à la main. Un troisième bandit s’approche : il porte les traits de Ferdinand de Cobourg : « Lorsque je suis venu en Bulgarie, je me résolus, s’il y avait des assassinats, à être du côté des assassins, » dit-il, dans le Punch. Pareillement, David Wilson, qui a fait toute une suite sur ce sujet, dans le Graphic, montre trois personnages : un Prussien, le fantôme du Brouillard et la Mort, qui vont de compagnie. Le Prussien quitte le continent et enfonce une de ses grosses bottes dans l’eau : il part pour quelque expédition. Le Brouillard le précède, le couvrant de ses voiles, la Mort le suit, en lui passant discrètement sa faucille. Il tient à la main une bombe pour les villes sans défense : c’est le raid sur la côte anglaise qui commence... Au loin, sur les plaines qu’il vient de quitter, disparaît la cathédrale de Reims. Et c’est intitulé : la Réelle Triple-Alliance.

La même horreur de la barbarie inspire les Alliés dans l’autre hémisphère. Dans le Bulletin, de Sydney, on voit le Kaiser trônant sur un amas de crânes desséchés, comme ceux que Veretschaguine peignait jadis, après la campagne de Plevna, pour inspirer l’horreur de la guerre. Derrière son trône, un squelette géant, armé du fusil et de la bombonne aux gaz asphyxians, le protège de son corps hideux. Devant lui, l’Épidémie, décharnée, couverte de pustules, suivie des figures mille et mille fois grossies des bacilles et des microbes, s’incline respectueusement. Et la Maladie dit à l’Empereur : « Salut, maître ! J’en ai tué des dizaines, mais vous en avez tué des milliers ! » Enfin, le Punch de Melbourne montre une longue théorie de femmes en deuil, pleurant et priant, que leurs enfans, pendus à leurs voiles noirs, tâchent de consoler, et il intitule cela : « Veuves et orphelins Made in Germany. »

Voilà qui est net. Mais si l’horreur presque physique des cruautés germaniques a inspiré les symboles anglo-saxons, on sent pourtant que le coup brutal, tout seul, n’eût pas soulevé la conscience britannique, comme la déloyauté du prétexte d’abord et ensuite l’hypocrisie du but : c’est-à-dire le péché contre l’Esprit. L’assassinat de miss Cavell a moins blessé l’âme anglaise que le mot « ce chiffon de papier. » Des villes entières brûlées lui ont paru un spectacle moins monstrueux que le Gott mit uns. Dans le Graphic, Edmund Sullivan figure continuellement le Kaiser agitant le papier où la signature de l’Allemagne garantit la neutralité de la Belgique et y mettant le feu : le papier flambe et met le feu, à son tour, à une corbeille de papiers pleine d’autres traités qui incendient la mappemonde entière, — et le Kaiser et le kronprinz s’en vont, d’un pied léger, en fumant leur pipe allumée à l’incendie universel. Ou bien, encore, l’Homme au casque pointu patauge dans le sang de la Belgique, en agitant toujours le traité en flammes, comme une torche... David Wilson le montre en « Empereur de la Paix, » des ailes blanches attachées à ses épaules, des lys blancs sortant de son fusil : seulement, la colombe qu’il tient au bout du doigt, comme le fauconnier son gerfaut, prend insensiblement des airs de Taube, et de son bec dégoutte du sang, — tandis qu’à l’horizon des villes brûlent sous le ciel noir. Le même artiste évoque, auprès du Kaiser habillé en amiral, l’ombre de son modèle : l’écumeur de mer du temps de la reine Elisabeth. Et ce bandit, qui porte encore le serre-tête, les larges boucles d’oreilles, le pistolet du partisan, se croise les bras avec indignation, — car, au loin, une colonne d’eau fuse sous le chapelet de lumières qui annonce un paquebot dans la nuit : une torpille vient d’éclater, — et il dit : « On l’appelle un pirate ! On oublie que les pirates, eux-mêmes, jouaient selon les règles du jeu ! »

Et à cela pas d’excuse ! Le jeu a des règles, la civilisation a des lois : il se peut qu’elles soient conventionnelles, mais sans elles il n’y a pas de match, pas de cricket possible, ni de vie en commun dans l’humanité. « Laissez-moi vous expliquer... » dit le Germain au moine qui écrit l’histoire de la Belgique sur le grand livre des siècles, en vue des villes détruites et des populations massacrées. — « Je n’écris pas les explications, mais les faits, » répond l’Histoire. Les explications seraient, d’ailleurs, pitoyables. Car si l’on peut violer une convention, sous prétexte que les circonstances ont changé depuis qu’on l’a signée, quel est non pas seulement le traité, mais le contrat, l’acte de vente, la promesse la plus banale et la plus ordinaire qu’on ne puisse, du matin au soir, répudier à plaisir ? Et si c’est une guerre « préventive, » que celle qu’on déchaîne contre le monde entier, quand le monde entier incline au désarmement, est-il possible d’imaginer une seule agression que ce sophisme ne justifie ? Caïn a tué Abel, préventivement : qui sait si Abel n’aurait pu inventer quelque arme perfectionnée, un nouveau « silex éclaté » qui lui aurait procuré quelque avantage ? Le loup a tué l’agneau « préventivement : » l’agneau, sous couleur de se désaltérer, avait « repéré » la place du loup, près de l’ « onde pure, » et allait, peut-être bien, prévenir les chiens du troupeau... Il faut se méfier d’un agneau qui se désaltère... Enfin, si l’on appelle « philanthropie » et « humanité » le massacre d’une population entière pour abréger la guerre et limiter ses horreurs, qu’est-ce qu’on appellera, dans la langue de Bernhardi, « barbarie » et « cruauté ? » Mieux vaut, pour l’honneur de la raison humaine, avouer qu’on a frappé parce qu’on était le plus fort et qu’on a violé les règles du jeu parce qu’on a pensé que nul ne serait là, pour les faire respecter. Ainsi, on n’ajoutera pas un crime contre l’Esprit au crime contre l’humanité. Car le crime contre l’Esprit ne sera jamais pardonné. C’est ce que signifie une très belle planche de Will Dyson, dans ses Kultur Cartoons, intitulée : « La Voix du ciel. » Sous un haut portique de Ninive ou de Thèbes, un Kaiser, casqué, se courbe, se cache, se sauve ébloui : c’est qu’à travers le portique, apparaît un soleil aveuglant. Et ce soleil grandit, s’approche, éclate, entouré de millions d’anges, les anges à peine perceptibles, dans la lumière qu’on voit au Paradis de Gustave Doré : — et de toutes ces splendeurs, une voix, la voix du Ciel, répond au paradoxe de l’avorton chétif : « Notre loi ne connaît pas de nécessité.. »

L’invoquer, au même instant qu’on transgresse sa loi, est une hypocrisie intolérable. Ce sentiment, que nous verrons admirablement exprimé chez les Neutres, notamment par Raemaekers, anime constamment l’artiste anglais ou australien. Le Bulletin, de Sydney, montre la horde allemande passant devant un crucifix, piétinant des cadavres de femmes, portant des corps d’enfans embrochés à ses baïonnettes, brandissant des bouteilles de Champagne, jetant devant eux des gaz empoisonnés : « En avant, soldats chrétiens ! » dit la légende. Et, une autre fois, c’est le Christ qui paraît, au milieu d’eux, portant sa croix, sous les doubles étendards de l’aigle allemande et du croissant, conduit pour la seconde fois au Calvaire. « Jérusalem, Samarie et le mont des Oliviers sont transformés en champs d’exercice pour les soldats turcs sous la direction des Allemands et, au Golgotha, des cibles ont été dressées pour apprendre aux Turcs à tirer sur les chrétiens. » C’est pourtant dans une église que David Wilson représente toutes les fortes têtes de la Germanie, réunies, en foule compacte, chantant pieusement et comme une chose agréable à Dieu l’hymne de haine, le Gott strafe England, qui a remplacé, pour les théologiens de là-bas, pour les Deissmann et les Dryander, le Pax in terris des anges de Bethléem. Enfin, une image du Cape Times résume le crime, tous les crimes, dans une vision saisissante, — saisissante, au moins, pour les peuples anglo-saxons, à qui la Chanson du vieux marin, de Coleridge, est familière. Le pont d’un navire, sous le ciel noir ; un albatros y gît, transpercé d’une flèche ; un marin, armé d’une arbalète, le regarde, épouvanté de ce qu’il a fait... « Et il a fait une chose infernale. Et cela leur portera malheur ! » Et l’albatros est la Paix de l’Europe, et la flèche est la Guerre et le marin est Guillaume II.

D’où viendra le châtiment ? — « Du Peuple, » répond Bernard Partridge, dans le Punch. C’est la vieille idée anglaise, qui est aussi bien française ou latine : en appeler du chef coupable au Peuple qui, nécessairement, est abusé et trahi. « Si le Peuple savait ! » dit-on aujourd’hui, dans les pays démocratiques, comme on disait jadis : « Si le Roi savait ! » car l’on ne doute pas que, sachant, il ne punisse les coupables. L’humanité n’a fait que changer de rêve... Le Kaiser est dans son cabinet, penché sur ses cartes de guerre ; il a entendu un léger bruit, il s’est redressé et regarde : une sombre figure de femme est là, derrière le rideau, en haillons, coiffée du bonnet phrygien ; elle tient une torche, la main basse, et sur la fumée remontante de cette torche on lit : Révolution. Ou bien le Kaiser, toujours assis devant ses atlas, levait son verre pour boire : « Au jour... » mais avant qu’il ait pu achever son toast, une main, la main d’un spectre horrible, l’a saisi au poignet et lui montrant un gibet prêt, avec le bout de la corde qui s’y balance, le spectre termine ainsi le vœu : «... du Jugement ! » Même sort attend Ferdinand de Cobourg, toujours d’après le Punch. Il s’avance, à pas prudens, le long d’une ruelle, le couteau à la main, pour entrer dans la rue de la Serbie et y faire son mauvais coup, mais il est inquiet, car dans l’ombre d’une voûte, sur ses traces, se glisse un homme armé d’un couteau semblable, et sur le manteau de cet homme qu’il ne voit pas, nous lisons ce mot : Révolution. En attendant que son propre peuple désavoue l’agresseur, la voix des Peuples le condamne, sur tout le globe, et le Bulletin, de Sydney, montre le Teuton, revenu à l’âge de bronze, nu, hagard, qui fuit, sa lance homicide à la main, lapidé par une foule furieuse : c’est une vision comme celles que nous donnait jadis M. Cormon. Voilà l’Ismaël des Nations, dit le journal australien, et il ajoute : « Et ce sera un homme sauvage et il sera l’ennemi de tout homme et tout homme sera son ennemi. »

Tel est le ton général de la caricature anglaise. Mais elle ne se tient pas toujours à cette hauteur biblique. Elle ne s’indigne pas toujours contre la force ; elle raille aussi la faiblesse : faiblesse militaire, faiblesse diplomatique. Que les légions du Kaiser n’aient pas pu triompher de la « misérable petite armée du général French, » et que cette armée soit devenue la grande armée de Kitchener, c’est un échec à commémorer. Et l’on a vu l’Empereur et son fils observant, à la lorgnette, le lion britannique, qui leur parait gros comme un rat, — mais ils avaient regardé par le mauvais bout de la lorgnette et le lion bondit sur eux, formidable. Ils avaient cru pouvoir aller à Calais : ils n’y sont jamais parvenus. Et l’on voit, dans le Punch, le Kaiser en grand costume de général et gants blancs qui chante, au milieu de son état-major, un vieux refrain de music-hall, qu’il a ainsi rajeuni : « Y a-t-il quelqu’un qui aurait vu Calais ? » Et tous les autres généraux, appuyés sur leurs sabres, l’air dolent et désespéré, reprennent en chœur : « Y a-t-il quelqu’un qui aurait vu Calais ? » L’Impérial Comique (c’est le nom irrévérencieux que le Punch lui donne) se dédommage avec l’empereur François-Joseph. « Comme nos armes font de bonne besogne ! » lui dit le vieillard, un peu titubant, et l’autre, redressant furieusement les pointes de ses moustaches : « En effet ! A propos, j’apprends que vous êtes en guerre avec l’Italie. Avez-vous des nouvelles de ce front ? » De même, le parti qu’a pris jusqu’ici la flotte allemande de ne point affronter la haute mer réjouit trop l’Angleterre pour que, dans le Tattler, le caricaturiste n’ait pas trouvé son symbole : c’est un bouledogue provocant d’une part, et, de l’autre, un chien enfoncé dans sa niche et qui n’ose sortir. Et le chien à la niche est l’Allemagne, et le bouledogue est l’Angleterre. Enfin, le sort des colonies allemandes est admirablement résumé dans ce dessin du Passing Show : nous sommes dans un bureau du ministère des Colonies, à Berlin ; la porte est fermée, le silence profond. Dans un fauteuil, dort paisiblement, la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, les mains jointes sur le ventre, un fonctionnaire sans fonction. Sur le mur, en effet, le planisphère, où l’araignée a suspendu son fil, porte de nombreuses étiquettes collées sur les colonies allemandes et portant ce mot : perdu. Il y a perdu sur Kiao-Tchéou, perdu sur le Togo, perdu sur la Nouvelle-Guinée et les îles de la mer du Sud, perdu sur le Cameroun, perdu sur le Sud-Ouest africain, en tram de se perdre sur l’Est-Africain... Partout, les araignées tissent leur toile, les rats rongent le tapis et font cent tours, la tapisserie se décolle et pend lamentablement. Le fonctionnaire ne se réveille pas pour si peu : c’est le sommeil heureux du bureaucrate, dont le droit au repos est désormais incontesté.

Les échecs diplomatiques de l’Allemagne n’ont pas moins excité la verve des Anglais que ses échecs militaires. Deux dessins du Punch, surtout, sont admirables et méritent d’être retenus. Le premier a trait aux négociations avec l’Italie, avant l’entrée de celle-ci dans l’Entente. Un bersaglier, qui accuse une vague ressemblance avec le roi Victor-Emmanuel, écoute distraitement et d’un air fort détaché les propos que lui tient le Kaiser, en le tirant par la manche. Ce kaiser vieilli, insinuant, réalise un extraordinaire type de ruffian et de louche entremetteur. Tout bas, — pour ne pas être entendu par un oiseau couronné qu’on voit au loin sur son perchoir, — et l’œil fixé sur le plumet du bersaglier, le tentateur lui dit : « N’auriez-vous pas besoin encore de quelques plumes ? Je connais un aigle à deux têtes... »

Si Bismarck était encore là, tout cela ne serait pas arrivé ! se disent bien des gens en présence de ces erreurs. C’est le sujet du second dessin du Punch : le Navire hanté. Pour le comprendre, il faut se souvenir d’un autre dessin paru dans le même journal, vingt-cinq ans auparavant. C’était après le renvoi du chancelier de fer par le jeune Empereur. Le monde entier était surpris de ce qu’il considérait comme un acte d’ingratitude et d’imprudence. Alors, dans le Punch du 29 mars 1890, on vit ceci : un marin de haute stature, triste, vieux, mais vigoureux encore, descend, lentement, l’échelle d’un navire de haut bord, la main gauche tâtant encore la paroi du vaisseau qu’il a longtemps guidé, et ce marin a les traits de Bismarck. Penché au haut du bastingage, un jeune souverain le regarde partir. L’impression produite fut immense. Le Punch s’en est souvenu et, dans un de ses récens numéros, il a figuré le même navire et, sur le même bastingage, le même souverain, couronne en tête, mais vieilli, lui aussi, et les yeux grandis par la terreur. Que voit-il donc ? Tout contre l’échelle que descendait Bismarck il y a vingt-cinq ans, un canot vient d’accoster, une ombre épaisse et lourde en est sortie et a gravi lentement les premières marches, et ce fantôme, qui a une casquette et de grosses bottes, ressemble étrangement au vieux pilote autrefois congédié, dans la présomptueuse insolence des jours de la jeunesse, et il murmure : « Cela m’étonnerait, s’il me chassait, maintenant !... »

Les ombres des morts reviennent parfois, dans les caricatures, pour raisonner sur ce que font, après eux, les vivans. Que diraient-ils s’ils voyaient ce que nous voyons ? S’ils savaient où conduisait cette route qu’ils ont faite avec nous ? Lequel d’entre eux serait sans surprise ? Lequel, sans reproche ? La Westminster Gazette a évoqué les ombres de lord Salisbury et de Gladstone, ces deux adversaires d’antan, unis dans le pays où il n’y a plus d’adversaires, ni de temps, et l’ombre de Salisbury demande à celle de Gladstone : « A quoi pensez-vous ? » — « A la Bulgarie ! répond Gladstone, et vous ? » — « A Héligoland ! » C’est un des rares exemples où les Anglais se caricaturent eux-mêmes. Un autre, emprunté au Bulletin, de Sydney, est également saisissant. L’artiste a voulu stigmatiser l’attitude de ceux qui refusent le service obligatoire. Il a représenté une galère antique où rament de jeunes et robustes Anglais enchaînés. Un Teuton sauvage, aux longues tresses, leur laboure les épaules à coups de fouet et, sous le dessin, on lit ces mots : « La fin des indolens. Ils ont préféré l’esclavage à la conscription. »

Indignation contre le crime, raillerie des échecs de l’ennemi et de ses propres faiblesses, cela ne suffit pas au Punch, qui se souvient encore, au milieu des horreurs de la guerre, qu’il se doit à ses lecteurs de les faire rire, ou au moins sourire, et qu’il s’appelle le Charivari de Londres. Il a eu, pour son premier numéro de 1916, une idée fort ingénieuse. Il a imaginé qu’il était soumis à la censure impériale allemande et qu’ainsi texte et dessins devaient être modifiés selon l’humour germanique. La couverture même, fameuse depuis le temps de Lemon, a subi quelques améliorations. Le Polichinelle bossu et ventru, qui se grattait le nez, a été remplacé par le Kaiser qui redresse ses moustaches, le roquet anglais, par un basset allemand qui fait le beau ; le lion britannique, qui souriait sur le chevalet de Master Punch, tourne le dos et fuit honteusement devant son nouveau peintre ; la Bacchanale qui errait sur le soubassement ne montre plus le triomphe de Silène-Punch, mais du Kronprinz, le tambourin où frappe un petit génie et qui rend le son : à Calais ! et l’ophicléide où souffle un génie ailé : Gott strafe England ! — cependant que des cornes d’abondance, muées en gigantesques saucisses, sortent des légions de petits « boches » éperdument amusés par ce triomphe de l’esprit germanique.

Il a imaginé, ensuite, ce qui arriverait Si le Kaiser devenait le directeur du Punch, et notamment ce que serait le diner des rédacteurs du journal. La scène est truculente et digne de Hogarth. C’est vraiment une belle fin de repas de corps. Les convives se tiennent assez bien : un seul a mis sa botte sur la table, mais tout le monde, comme il convient, parle à la fois : « Regardez ! des ballons ! » dit le comte Zeppelin en montrant les cercles de fumée qu’il tire de sa pipe., « Je suis un sous-marin : voyez mon périscope ! » dit l’amiral de Tirpitz, en sortant de dessous la table et en montrant un bock posé sur son crâne dénudé. Il rit, mais cela ne fait pas rire M. de Bethmann-Hollweg, qui a le vin triste et lui crie : « Cessez, Tirpitz, ce n’est pas drôle ! » Dans un coin, le roi Ferdinand de Bulgarie tâche de réveiller le Sultan, endormi, par ses joyeux propos : « Courage, Mahomet, à nous deux, nous lancerons un Punch balkanique ! » Le prince Henri de Prusse chante à tue-tête et l’Empereur, debout, les bras croisés, furieux, clame : « L’humour allemand au-dessus de tout ! » — ce que, d’ailleurs, nul n’écoute, sauf le Dr Sven Hedin, qui applaudit, et s’écrie : « Oh ! Guillaume, vous êtes un homme étonnant. Vous auriez dû être lama ! » En vérité, quand on songe à tous les rôles qu’il joua, jadis, avant de débuter dans la tragédie, cela semble presque une satire des temps de paix.

Chez les autres pays alliés, la caricature a été moins active. Pourtant, la Mucha, de Varsovie, le Novi Satirikon de Petrograd, le Numero, le Pasquino, l’Uomo di Pietra et l’Asino en Italie, donnent fréquemment des images dignes d’être retenues. Telle, cette satire parue dans la Mucha, en 1914, lorsque les Allemands voulant déborder notre aile gauche, montèrent, montèrent indéfiniment vers le Nord. Nous sommes en Amérique, devant les chutes du Niagara. L’oncle Sam, gigantesque, avec sa queue de pie et ses gros souliers traditionnels, se penche, fort intrigué, sur une armée de myrmidons qui traverse le fleuve. Il reconnaît, soudain, le casque à pointe et s’écrie : « Qu’est-ce que c’est que tout ça ? L’armée allemande ? D’où sortez-vous ? » Campé sur son cheval, le général de Dummerjahn lui répond : « Depuis trois semaines, nous faisons un mouvement enveloppant sur l’aile gauche des Alliés et cela nous a conduits ici. Maintenant, les Alliés ne nous échapperont sûrement pas. »

L’expédition d’Egypte inspire à la même Mucha une satire semblable. Tous les sphinx se mettent à rire, de toutes les fentes et les crevasses de leurs pierres millénaires, et les Arabes s’écrient : « Allah ! qu’est-ce qui est arrivé ? — C’est, répond le Sphinx, que les Allemands veulent conquérir l’Egypte, à travers le désert de Libye. Il y a de quoi faire rire même les pierres ! » De même, la campagne de Russie lui parait un accès de folie. Elle représente un Napoléon regardant à la loupe un tout petit Guillaume II, lilliputien, qu’il a pris dans le creux de sa main : « Et ce pygmée a le toupet de prétendre me remplacer ! » dit l’Empereur, « la seule ressemblance sera que son Waterloo arrivera juste un siècle après le mien. » L’ironie de l’artiste slave est parfois plus amère. Dans un de ses derniers dessins, il montre le Kronprinz, en déshabillé, armé d’une loupe, lui aussi, afin de mieux examiner les objets d’art et les pendules dont il fait l’inventaire. Pourtant, c’est le jour où l’on célèbre l’anniversaire des Hohenzollern. « N’êtes-vous pas encore prêt ? Les invités sont tous arrivés, » lui dit son père, en grande tenue, indigné. — « Laissez-moi seul, répond le jeune homme. Au lieu de me réjouir au cinquième centenaire des voleurs de notre famille, je préfère jouir de la collection que j’ai moi-même réunie, en une seule année, par ma propre industrie. » Ou bien encore, on voit Mars, dieu de la guerre, devenu un général allemand qui interpelle la Mort, un peu lasse de faucher sans cesse : « Dis donc, tas d’os, ne fais pas attention à ce que j’ai dit de mon intérêt pour les Polonais. Coupe-les, fauche-les, sans pitié. Je ne me soucie pas qu’il reste des gens vivans sur le sol, mais dans ce sol je dois préparer un terrain libre pour les immigrans qui arriveront du pays natal. »

En Italie, la caricature, d’abord neutre puis alliée, est beaucoup moins amère. Elle est aussi moins saisissante, du point de vue graphique. La légende y est toujours très supérieure au dessin. Le peuple le plus fin du monde n’est jamais à court d’esprit, mais son art, toujours orienté vers le Beau, n’a jamais condescendu à s’appliquer aux menues besognes de la catagraphie. C’était vrai déjà, du temps de Léonard, dont les caricatures sont de simples « charges » et n’ont rien de psychologique. Les peuples et les époques d’art hautement plastique et idéaliste ne connaissent point la caricature fine et nuancée : elle n’apparaît que chez les peuples et aux époques d’art « caractériste » et réaliste.

Toutefois, l’idée satirique suffit parfois pour rendre son signe précieux. Telle est celle des deux rats figurés par le Pasquino, de Turin, dans les premiers jours de la guerre. C’est le Rat de Paris et le Rat de Berlin, en face l’un de l’autre, des deux côtés du Rhin et songeant aux invasions et aux sièges futurs : « Lequel de nous aura l’honneur de servir de comestible ? » — se demandent-ils. Lorsque, plus tard, il est question, pour l’Italie, de prendre part au conflit, le Numero, de Turin, résume ainsi l’attitude de l’Allemagne. Un Prussien tient dans sa main une marionnette qui a la tête d’un Turc et, de ses doigts cachés sous la figurine, lui fait manœuvrer un sabre de bois, le tout pour effrayer la pauvre petite Italie, encagée sur sa chaise, par la neutralité. L’enfant, apeurée par le pantin, serre craintivement sa chère petite poupée Libye, sur son cœur. Et le Prussien lui dit : « Bu ! Bu ! Bu ! tu vois comme il est méchant ? Si tu n’es pas gentille, il mangera ta poupée. » Mais l’Italie n’a pas eu peur de la menaçante baudruche et tous ses crayons satiriques, maintenant, sont tournés contre l’Allemagne. Un des plus acérés est celui de l’Asino, de Rome. Il a parfaitement retracé, en quatre tableaux, la folie mégalomane qui a déchaîné cette guerre. Cela s’appelle les Discours du Kaiser en 1915. Dans le premier tableau, on voit un grand Kaiser et un tout petit Père Eternel, enchaîné à sa fortune, tenant dans sa main une petite boule, qui est le monde. Nous sommes au mois de janvier et l’Empereur, brandissant une épée gigantesque et sanglante, s’écrie : « A moi seul je déferai le monde ! » En mars, il ajoute : « Naturellement avec l’aide de Dieu » et son vieux Dieu allemand a un peu grandi. « Cela va mal : ce n’est pas ma faute ! » s’écrie-t-il, au mois de juin, en désignant le Père Eternel fort embarrassé du globe qu’il lui a mis sur les bras. Enfin, en décembre, le Kaiser est tout petit, estropié, le « vieux Dieu allemand » gigantesque et désolé : « C’est sa faute ! » crie le Kaiser... Hélas ! ce léger croquis de l’Asino, c’est l’éternelle attitude de l’homme en face de la Providence. Mais, ici, l’homme est si prodigieusement puissant et si manifestement coupable, qu’il ne peut se décharger sur la fatalité. Rien ne fut jamais moins fatal, rien ne fut plus délibéré, ni voulu, que cette guerre. Le hasard n’a aucune part dans cette régression vers la Barbarie. Les satires qu’on en a faites ne dépassent donc pas, d’un trait, la cruelle vérité. Elles resteront intercalées dans les pages de la grande Histoire. On y regrettera seulement l’absence de Goya, de Valdès Léal et de Daumier.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1898.