La Caricature en Angleterre - William Hogarth

La Caricature en Angleterre - William Hogarth
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 385-423).
LA
CARICATURE EN ANGLETERRE

WILLIAM HOGARTH

I. A History of caricature and grotesque, by Th. Wright and Fairholt. — II. Caricature History of the George, by Th. Wright. — III. William Hogarth, pointer, engraver and philosopher, by George Augustus Sala, etc.


I

En 1720, Londres traversait, après Paris, une de ces crises financières avec lesquelles notre génération s’est familiarisée et qui, en se répétant, ont un peu perdu de leur pittoresque. Autant le rêve avait été brillant, autant le réveil était pénible. Tout le monde s’était cru riche, même les mendians, et il semblait que tout le monde fût devenu pauvre, même les millionnaires. Personne n’avait su s’arrêter, se modérer. Quelqu’un avait dit au poète Gay, qui gagnait de grosses sommes : « Gardez-vous au moins une chemise blanche et une épaule de mouton pour tous les jours de votre vie ! » Gay n’avait pas écouté ce conseil, la roue de la fortune avait tourné, et le poète se retrouvait aussi gueux que le héros de son fameux opéra. En fumée s’étaient évanouis les bénéfices de la traduction d’Homère, confiés par Pope aux jeux de la hausse et du hasard. En fumée la réputation de lady Mary Montague, la jeune et spirituelle ambassadrice, qu’on accusait d’avoir volé des actions à son ami, Buremonde. Samuel Chandler, le fameux prédicateur puritain, après avoir vu son frère pendu pour faux, ruiné lui-même, était réduit à ouvrir une échoppe de bouquiniste. Aislabie, le chancelier de l’Échiquier, était déshonoré. Le directeur-général des postes, Graggs, fin lettré, ami d’Addison et l’une des plumes élégantes du Spectator, disparaissait de ce monde juste à temps pour éviter la même honte et la léguer à son vieux père, qui en mourut de chagrin. Les maîtresses du roi, vieilles créatures dégoûtantes qu’il avait amenées avec lui du Hanovre et affublées de titres anglais, furent les seules personnes qui, n’ayant point de considération à sauver, ne perdirent rien et gardèrent, par surcroît, quelques épaves de la fortune publique.

Certes un tel spectacle était lait pour inspirer à la fois le poète comique, le prédicateur, l’écrivain satirique et le caricaturiste. La caricature naissait à peine ; son nom même n’était pas encore entré dans la langue. Pendant que cette branche de l’art fleurissait et fructifiait en France, en Italie, en Allemagne, et, plus récemment, en Hollande, elle était, faute d’artistes habiles, demeurée stérile en Angleterre, et les contemporains de Swift ignoraient encore un genre pour lequel tout les prédestinait : liberté des mœurs politiques, humour national, penchant pour la satire morale, goût de l’allégorie, et jusqu’à cette joyeuse recherche des laideurs physiques, qui est, chez les races teutoniques et saxonnes, un legs du moyen âge. Enfin, après la révolution de 1688, la caricature hollandaise avait passé la mer à la suite du nouveau roi. Les élèves de Romain de Hooghe, — de ce Romain de Hooghe qui avait combattu l’invasion française le crayon à la main, et vengé des dédains de Louis XIV les magots de Teniers, — commençaient à apprendre aux Anglais comment on dessine une épigramme, comment on burine un sarcasme. La fantaisie de l’artiste satirique hésitait encore entre le papier et le bronze. Mais le bronze est un métal noble : il veut des lignes sévères et des sujets graves ; il ne reçoit que ce qui est, comme lui, fait pour durer. Il y a une incompatibilité entre le bronze et la caricature. On s’en tint donc au papier, qui souffre tout, le vague de l’exécution comme la frivolité des motifs, et qui offre d’ailleurs à l’imagination un champ bien plus vaste que le cercle étroit d’une médaille. On put y déployer à l’aise ces enchevêtremens de figures et d’attributs symboliques où chaque détail formait une énigme particulière dans l’immense rébus. On appelait hieroglyphics ces caricatures primitives dont la complication était le principal mérite, et le krach de 1720 en vit éclore un bon nombre.

Une des plus obscures, une des plus laborieuses, pour tout dire en un mot, une des plus médiocres et une des moins remarquées était l’œuvre d’un jeune homme de vingt-trois ans, dont le nom était inconnu du public, et qui, lui-même, ne paraissait pas bien sûr de ce nom : car il signait quelquefois Hoggart ou Hogard. Pour son siècle et pour la postérité, il devait s’appeler William Hogarth.

C’était une famille des comtés du Nord ; elle avait porté d’abord le rude nom saxon de Hogherd. Le grand-père était un paysan, le père un maître d’école, l’oncle un poète de village, dont on jouait les tragédies dans une grange, les jours de marché. Vers le commencement du règne de Guillaume III, Dominique Hogarth vint à Londres, non pour y faire fortune, mais simplement pour y gagner son pain. Il ouvrit une petite pension dans la ruelle la plus étroite du plus triste quartier de la métropole, presque à l’ombre des grands murs noirs de Newgate. Il était l’auteur d’un savant Dictionnaire latin, dont les éditeurs de Fleet-street ne voulurent pas. Le petit William, né en 1607, avait une quinzaine d’années lorsque son père la mit en apprentissage chez maître Ellis Gamble, orfèvre et graveur sur métaux, dans Cranbourne-street, au coin de Cranbourne-Alley.

Dès lors, chaque partie du vieux Londres avait sa population spéciale et sa physionomie distincte. Le commerce et la banque s’étaient réservé la Cité ; on commençait à abandonner au monde de la chicane les grandes résidences de Lincoln’s Inn, où s’était longtemps cantonnée l’aristocratie ; autour de Drury-Lane et de Covent-Garden, grouillait un monde bruyant et suspect. Cranbourne-street mettait ces quartiers divers en communication avec les demeures patriciennes, qui se groupaient, chaque jour plus nombreuses, entre le palais de Saint-James et Leicester-fields. C’était, — on le voit, — le centre de Londres en 1720 ; et l’établi de l’orfèvre était, pour observer, un poste incomparable. Tout en gravant des armoiries sur des plats et sur des calices, l’enfant voyait entrer dans la boutique de son maître les nobles titulaires de ces armoiries, que Le patron Gamble reconduisait tête nue, jusqu’à leur chaise. On ne pouvait pressentir encore le temps où les duchesses s’habilleraient plus simplement que les filles de comptoir, où huit cents ans de blason se promèneraient, le matin, en veston d’écurie et en chapeau rond. La vanité, au saut du lit, se chamarrait de cordons, s’étoilait de plaques d’ordres ; les habits, à force de broderies et de galons, se tenaient raides ; les robes étaient empesées d’or. Il n’y avait que les mendians qui pussent lutter de pittoresque avec les grands seigneurs : les mendians, ces caricatures vivantes, joie du crayon de Callot. Addison a pris la peine de décrire et de classer ceux qui encombraient Leicester-fields et ses abords, depuis « l’effronté, » qui s’annonçait en jouant de la trompette, jusqu’au a silencieux, » qui attendait l’aumône au lieu de la solliciter, mais l’imposait aux passans comme un hommage dû à la dignité de son attitude. Autour d’eux circulaient, criards et affairés, tous les industriels du pavé. Sous Charles II, on vendait des masques, fort utiles aux femmes « honnêtes » qui désiraient aller partout, tout voir et tout entendre. Les marchands de masques avaient disparu, faisant place aux chanteurs de ballades politiques, aux liquoristes ambulans, aux croupiers en plein air qui établissaient sur deux tréteaux une petite table et un jeu de dés. Toute cette foule ondulait en grondant sous les fenêtres de maître Gamble, et donnait de terribles distractions au jeune William, qui dessinait au poinçon des licornes et des léopards.

Il en voyait bien davantage pendant ses courses d’apprenti, courses compliquées de stations imprévues et de zigzags fantasques dont le patron n’a jamais rien su. Il a sans doute assisté, dans Covent-Garden, à cette heure étrange où le travail qui se lève coudoie la débauche qui va se coucher. Laitières et maraîchers affluent ; la dévote matinale se rend à l’office, escortée d’un page qui trotte sur ses talons, portant un volumineux prayer-book. Un à un, les noctambules, blêmis par une nuit d’insomnie, sortent du cabaret mal famé qui leur a servi d’asile. Avec les lieux et les heures, le tableau change. Aux escaliers du Temple, les avocats en robe et en perruque hèlent un batelier pour les conduire à Westminster ; près de Whitehall, les officiers en demi-solde pérorent sur les chances de guerre et d’avancement ; sur le Mail, les nouvellistes tiennent leur club au soleil. William voit descendre de leurs coches, à la porte des « maisons à chocolat, » les filles à la mode dont il sera l’historiographe. Son regard pénétrant plonge dans l’intérieur des pâtisseries françaises et de ces mystérieux magasins de curiosités où l’on marchande une femme en feignant de marchander une porcelaine. Lorsque le jeune homme a quelques pence dans sa poche, il en profite pour rendre visite aux marionnettes de Powell ou aux figures de cire de Mme Salmon ; peut-être sa curiosité l’a-t-elle un jour mené chez les prophètes français de Soho, qui exhibent des convulsionnaires, « à l’instar de Paris, » et font des miracles en chambre, exacte reproduction de ceux du cimetière Saint Médard.

Mais à quoi bon dépenser son argent lorsque la rue offre tant de spectacles gratis ? D’abord, les enseignes qui se balancent, innombrables, au-dessus des boutiques, et font, le matin et le soir, une ombre mouvante sur le pavé. Et puis, que de petits événemens en quelques heures ! Qu’un carrosse verse, qu’un cheval s’abatte, qu’on poursuive un voleur, qu’une rixe éclate entre les matelots et les chairmen, William est au premier rang de la galerie. Il est là lorsqu’on jette de la boue aux voitures des maîtresses royales. Il est encore là lorsqu’on fouette un pamphlétaire jacobite en l’honneur de la liberté de la presse. Le condamné reçoit un coup de fouet au passage de chaque ruisseau. Aussi le trajet de Charing-Cross à Newgate est-il le plus redouté des délinquans : trois cent onze ruisseaux à franchir, partant trois cent onze coups de fouet à recevoir. Beaucoup sont morts de cette promenade. Les jours où l’on pend, il est probable que maître Gamble donne congé à ses apprentis. Guy Patin, en pareille circonstance, ne louait-il pas, pour ses élèves, une fenêtre sur la place de Grève ? Donc, William, petit garçon perdu dans la foule, assiste à cette scène qu’il gravera plus tard. Il voit sortir de Newgate les charrettes, l’une portant l’homme et l’autre son cercueil ; il suit le cortège jusqu’à ce cabaret sinistre de Holborn, où le condamné obtient souvent la faveur de trinquer avec le bourreau. Il a dû voir Jack Hal, le prototype du bandit élégant, marcher à la mort un bouquet sous le nez, et distribuer aux femmes, sur son passage, des œillades et des sourires. Il a vu aussi, après la grande prise d’armes de 1715, accrocher à Temple-Bar des têtes fraîchement coupées, des têtes de « criminels. » On nommait ainsi des hommes qui auraient formé le conseil de Sa Majesté, si le roi s’était appelé Jacques III au lieu de s’appeler George Ier. Dans cinquante ans, l’enfant sera devenu un vieillard, et les hideux trophées de la politique pourriront encore à la même place.

La nuit qui tombe vient varier les aspects de la grande cité. Les rues se vident, la foule tarit. Quelques points lumineux s’allument, attirant, à travers les ténèbres, les chercheurs de bruit et les amateurs de plaisir. A Charing-Cross, près de la statue de Charles Ier, les partisans de la dynastie déchue brûlent les ministres en effigie. Dans Cheapside et dans Ludgate-hill, les vitres des Mug-houses flamboient comme celles d’une maison incendiée : c’est de là que les gentlemen des sociétés loyales, échauffés par leurs toasts au roi George, sortent en rangs serrés, la canne haute, pour charger la canaille jacobite. Sur le seuil de sa porte, l’aumônier de la Fleet, le nez empourpré de vin, la perruque grossièrement poudrée de farine, guette les couples attardés pour les marier. Le reste de Londres appartient aux rôdeurs de nuit. Dans cette obscurité profonde, où rayonne de loin en loin la lanterne du watchman, que d’aventures burlesques ! que de drames sanglans ! Mais à cette heure, — du moins nous l’espérons, — le petit William dort paisiblement sous les combles de la maison Gamble. Le moment n’est pas encore venu pour lui d’explorer le monde du vice et du crime.


II

Ainsi, les rues de Londres ont fait l’éducation de William Hogarth. Qu’on ne méprise pas trop ce genre d’instruction : Charles Dickens étudiera à la même université. Sur l’origine et les commencemens de la vocation artistique de Hogarth, on racontait plus tard, dans son entourage, quelques-unes de ces anecdotes qui plaisaient tant aux biographes d’autrefois. Laissons Orford, Ireland, Nickolls, et autres ramasseurs de miettes, recueillir pieusement ces puérils récits des lèvres de la bonne mistress Hogarth. Vrais ou apocryphes, nous ne leur accordons aucune portée. Il n’y a point de crise, d’heure décisive dans la carrière de Hogarth, aucune de ces lueurs fulgurantes qui illuminent tout à coup la route d’un homme de génie. Sa vocation est de regarder ; elle date de l’instant où il a ouvert les yeux. Elle a grandi chaque jour par un progrès insensible et lent, par des additions patientes au trésor d’observations déjà recueillies. En dehors de ces observations, il n’y a rien, ou bien peu de chose, dans le cerveau de Hogarth, qui n’a eu ni l’envie, ni l’occasion, ni le temps d’étudier. Une possède pas même le nécessaire en matière de connaissances grammaticales ; à ce point que, vers la fin de sa vie, même lorsqu’il se pique d’être auteur, on le voit broncher sur l’orthographe. Si le collège avait assoupli ses facultés, meublé sa mémoire de formes et d’expressions, il eût pu être un Molière anglais. Mais on lui a mis dans les mains un poinçon au lieu d’une plume. La seule grammaire dont il ait quelque notion, c’est celle du dessin ; la seule langue qu’il ait péniblement appris à épeler est celle des lignes et des couleurs : c’est dans cette langue qu’il traduira ses observations. Tous ses efforts, — d’abord confus et instinctifs, réglés ensuite par l’intelligence et poursuivis avec une indomptable persévérance, — vont tendre à se rendre maître de cette langue rebelle qu’il aborde, avec des dispositions médiocres, par son côté le plus ingrat et le plus rude.

Il nous raconte lui-même que, tout en apprenant son métier de graveur sur métaux, il s’échappait de temps à autre pour aller chez un peintre qui lui avait ouvert son atelier. Est-ce là qu’il vit, pour la première fois, les œuvres de Callot ? Quoi qu’il en soit, son émotion fut vive. Il y avait, entre l’apprenti de Cranbourne-street et le fils du héraut d’armes de Lorraine, cette coïncidence que tous deux, l’un par métier, l’autre par tradition domestique, ont eu pour premiers modèles les monstres héraldiques qui sont, — soit dit sans offenser les amateurs de blason, — les caricatures de la vie animale. Les dragons ailés, les serpens à face humaine, les postures hors nature, la fantaisie à outrance qui déborde dans les diableries du maître nancéen, devaient étonner, sans le séduire, le jeune bon sens anglais de William Hogarth. En revanche, les mendians et les saltimbanques de Callot firent ses délices et son étude.

Dès ce moment, il s’était juré d’être artiste : ce qui ne l’empêcha pas, son temps d’apprentissage terminé, d’ouvrir une boutique d’orfèvrerie, d’abord dans. Cranbourne-Alley, puis au coin de Cranbourne-street et de Leicester-Fields, dans la maison qui est occupée aujourd’hui par l’hôtel Sablonnière. L’enseigne était une tête de liège doré, qu’on appela plus tard la Tête de Hogarth. Tout en vivant de son travail manuel, William continuait ses études artistiques, il suivait les leçons de sir James Thornhill. Ce célèbre entrepreneur de peinture murale avait brossé, seul ou avec ses élèves, les voûtes de Saint-Paul, le plafond de Greenwich et nombre d’escaliers, à raison de 40 shillings le yard carré. Partout où il avait passé, il laissait derrière lui des Morts de Sophonisbe, des Continences de Scipion, des Alexandre passant le Granique et des Jupiters foudroyant les Titans. Hogarth a dû être le complice inconnu de quelques-uns de ces plafonds mythologiques, dont le temps et le charbon de terre ont fait justice. Mais Thornhill, malgré ses défauts, ne lui a pas été inutile à lui-même. La gravure sur métal l’avait habitué à la précision, à la finesse, à l’élégance, mais l’exposait à la timidité et à la sécheresse. En devenant l’élève d’un homme qui promenait sa brosse sur les parois des cathédrales et peignait à cinquante pieds de terre, il dut prendre un faire plus large ; il apprit à a masser, » à forcer les effets ; il chercha et trouva une moyenne entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Il y avait une jeune fille dans la maison : suivant l’usage anglais, Hogarth en devint amoureux et lui fit partager cette inclination. Mais il n’y avait aucune apparence que sir James, chevalier, peintre du roi, et de plus membre du parlement pour le bourg de Weymouth, jetât sa fille dans les bras d’un boutiquier dont les sœurs vendaient on ne savait quoi, dans Cranbourne-Alley, et qui, lui-même, gagnait sa vie en composant des dessins d’ameublement pour le tapissier Morris, et en ramassant les commandes dédaignées par l’orfèvre Gamble. Avait-il fait mourir une seule Sophonisbe ? Avait-il fait passer le Granique, une seule fois, au roi de Macédoine ? Deux ou trois caricatures plaisantes, une illustration assez heureuse d’Hudibras, étaient-ce des titres suffisans pour devenir le gendre d’un Thornhill ?

William prit un parti énergique : il enleva Jane Thornhill. Qu’on se rassure : c’était un « enlèvement de convenance, » avec l’autorisation et la complicité de la mère. Restait à obtenir le pardon de sir James.

Tout d’abord, le beau-père malgré lui jeta feu et flammes. Jamais il ne reverrait l’élève ingrat ni la fille coupable. Ici se glisse la légende. Un matin, sir James trouva dans son atelier les dessins, encore inédits, qui formaient l’Histoire d’une courtisane, et que Hogarth venait d’achever. « Quand on a un pareil talent, dit malicieusement le peintre ordinaire de Sa Majesté, on peut très bien épouser une fille sans dot ! » La cause de l’artiste était gagnée, mais non celle du gendre. Peu à peu, grâce à la médiation de lady Thornhill, tout s’arrangea, et la lune de miel du jeune couple brilla dans un ciel sans nuages. Le voici donc marié, heureux de l’être, jouissant de ce modeste et tranquille bonheur qui étouffe, dit-on, le génie, mais où prospère et grandit le talent laborieux. L’art a plusieurs voies : il est temps pour l’artiste de choisir la sienne. Jusque-là, il a tâtonné. Nous l’avons vu débuter dans l’allégorie ; dès 1723, il reprend pied dans le monde réel, et commente à sa façon les petits événemens du jour et les mésaventures comiques des hommes en vue. Il illustre les vers d’Hadibras, et apprend ainsi à raconter avec le crayon. Les gens pratiques lui conseillent de s’adonner au portrait. Ce genre a déjà, sur les autres, l’avantage de nourrir tant bien que mal ceux qui le cultivent. Le bourgeois anglais de 1730 se fait peindre en costume du dimanche, entouré de ses enfans ou de ses amis. On appelle « assemblées, » ou encore « conversations, » ces agglomérations de figures humaines qui doivent toutes se trouver sur le même plan et faire face au spectateur. Un profil, un simple trois quarts, et le bourgeois qui a fait la commande réclamerait une réduction proportionnelle sur le prix convenu. Tristes clients ! triste peinture ! Aussi Hogarth s’écrie-t-il qu’il ne « descendra pas à être fabricant de portraits. » Il y descend pourtant plus d’une fois : c’est sans doute lorsqu’il y trouve doublement son compte, en utilisant pour son éducation d’artiste des modèles qui paient la séance. On l’admet à Newgate dans la cellule des condamnés à mort, qui sont flattés de consacrer à une « pose » leur dernière soirée. Ces faces flétries l’attirent, le fascinent. Il en compte les taches et les trous, scrute ce réseau de muscles où chaque pensée mauvaise a imprimé un pli, creusé une ride, et sur lequel sont écrits le passé et l’avenir d’une âme. Il considère comment le vice et le crime ont repétri ces figures faites par Dieu à sa ressemblance ; il veut savoir comment l’enfant de quatre ans, aux cheveux clairs, aux joues lisses et fraîches, qui sourit à tous et auquel tout le monde sourit, est devenu l’être maudit et sinistre sur les traits duquel le bourreau va bientôt abaisser le bonnet noir, pour en dérober l’horreur suprême aux assistans. C’est là, n’est-ce pas ? une étude digne de Hogarth, mais ce n’est qu’une étude. Il se sent capable d’encadrer ces effrayantes physionomies dans une action dramatique qui en centuplera l’effet.

Que fera-t-il donc, puisqu’il dédaigne le portrait ? La peinture religieuse, qui, ailleurs, ouvre aux artistes les grands sujets et les grands espaces, est proscrite en Angleterre comme une idolâtrie. Reste la décoration des palais et des demeures particulières. Peut-être son infatigable beau-père a-t-il laissé, dans quelque coin du royaume, un plafond vierge, un escalier à couvrir de mythologie… Quand même l’Angleterre du XVIIIe siècle lui offrirait autant de voûtes et de panneaux disponibles que l’Italie du XVIe la tâche ne tenterait pas William Hogarth. Ces dieux nus, ces héros drapés, dont les contemporains de Le Brun et de Kneller ont fait leurs délices, ne lui présentent que des attitudes convenues, des costumes sans date, des corps sans âme, et des corps dont l’anatomie elle-même diffère de la nôtre. Au seuil de ce monde mort, dont l’existence, même dans un passé reculé, lui semble un problème, Hogarth recule de dégoût et presque de peur.

Si l’idéal classique est trop haut et trop loin, la caricature lui parait au-dessous de lui. Entre les héros et les magots, entre les demi-dieux de la Grèce et les diables du moyen âge, entre le sublime et le grotesque, entre la tragédie et la farce, il y a, selon lui, tout un monde intermédiaire, jusque-là négligé des artistes. Or, ce monde-là, c’est précisément celui où nous vivons, et c’est celui que Hogarth se prépare à explorer. Dans la voie où il s’engage, il n’a d’autres précurseurs que les maîtres hollandais, peintres patiens et fins de la vie intime ; mais il vivifiera leur réalisme, en y jetant un élément nouveau : l’action, l’émotion, le drame.

Ici se présente une question qu’il faut se poser à propos de tout écrivain ou de tout artiste anglais : que doit-il à Shakspeare ? Il nous est aisé de répondre. Dans les loisirs de son âge mûr, l’ami de Garrick a pu faire une connaissance intime avec les œuvres du grand dramaturge, que l’apprenti d’Ellis Gamble, l’élève de Thornhill, n’avait pu qu’effleurer. Mais, jeune ou vieux, il n’y a rien dans Hogarth qui vienne de Shakspeare, non, pas même ce que l’analyse chimique appelle une « trace, » pas un atome intellectuel ; car il n’y a rien qui vienne de Shakspeare dans le réalisme. Qu’il plane ou qu’il s’abatte, dans ses essors comme dans ses chutes, le génie de Shakspeare est toujours au-delà ou en-deçà du réel. Chez lui, la poésie et la bouffonnerie alternent sans se confondre ; le grandiose et le burlesque s’entre-choquent, en conservant leur relief propre ; ils ne se rapprochent que pour s’opposer. Ce n’est point un art suivant notre goût, mais c’est un art. Le réalisme est la négation de l’art. Par une abstraction lente, par une généralisation de plus en plus délicate, ou par des intuitions enthousiastes, soixante générations de penseurs et d’artistes étaient parvenues à séparer les beautés et les laideurs, à dégager un idéal de nos imperfections et de nos vulgarités, à distiller notre essence divine. Le réalisme est venu et a proposé le retour au chaos comme un progrès. Il nous a rejetés dans cette vie médiocre et mélangée, où nous rampons, et d’où nous tentions de sortir ; il nous rend ce bloc de choses qui est le monde extérieur, cette forêt de sensations brutes et de perceptions confuses dont la succession est notre existence intime.

Ce que nous venons d’écrire serait souverainement injuste si nous n’ajoutions aussitôt que le réalisme est nécessaire pour rappeler l’art au vrai, lorsqu’il s’égare dans des régions stériles et froides, au-delà des limites de notre atmosphère intellectuelle, pour le revivifier et le rajeunir, comme le mouvement de la Réforme a rajeuni et revivifié le catholicisme. Deux choses, d’ailleurs, peuvent ennoblir le réalisme : la pureté des intentions morales, qui tient lieu de goût, et la précision des peintures, qui donne à une toile de genre, à mesure qu’elle vieillit, la valeur et l’autorité d’un tableau d’histoire. Ni l’une ni l’autre de ces justifications n’a manqué à l’œuvre réaliste de William Hogarth.


III

Pénétrons d’abord, avec lui, chez les gens du bel air. Une jeune comtesse est à sa toilette[1]. Pendant que son valet de chambre français, — une figure simiesque et vicieuse, — l’accommode à la dernière façon de Versailles, un jeune légiste, qui remplace le petit abbé des gravures françaises, lui glisse des fadeurs. Si l’attaque est trop vive, le cornet qui protège les yeux de la comtesse contre la poudre, lui servira, au besoin, à déguiser sa rougeur. Un peu en arrière, deux ou trois caillettes parlent follement de choses graves, et sérieusement de choses futiles. Du cabinet de toilette, retournons au salon : nous y trouverons[2] une vieille dame et un vieux gentleman. Ils examinent ensemble un vase de Chine, avec ces affectations et ces grimaces propres aux gens bien élevés lorsqu’ils manient un bibelot. Sur le tapis, un énorme amas de cartes dit que, dans ce salon, on a joué l’hombre ou le reversi. Un peu plus loin, une jeune femme caresse indolemment un petit nègre. Un singe, fagoté en petit-maître, laisse échapper un menu, composé suivant les règles du grand Vatel. L’amour des potiches, la fureur du jeu, la cuisine et les modes de Paris, l’usage du nègre, employé à la fois comme joujou et comme repoussoir, voilà bien les manies du temps. Mais.tout cela ne nous apprend rien : ces gens-là sont des copies dont les originaux sont à Versailles.

Aussi bien, ce n’est pas chez eux qu’il faut chercher les viveurs et les coquettes. Bon pour les honnêtes gens d’attendre le plaisir au coin du feu : les désœuvrés de l’aristocratie vont le chercher aux quatre coins de la ville. La comtesse, sa toilette terminée, ira courir les magasins suspects, où elle retrouvera son galant, à moins qu’elle n’aille consulter le sorcier en vogue. Quant au vieux monsieur, amateur de porcelaines et de bien d’autres choses encore, nous allons le revoir, lui ou l’un de ses pareils, dans une baignoire à Drury-lane. Entrons au théâtre, sur les pas de Hogarth. Nous n’apercevons qu’un coin de la scène ; en revanche, l’orchestre des musiciens, le parterre, et une partie des loges sont visibles de la place où nous sommes. Pour un moraliste comme William Hogarth, le spectacle n’est pas sur la scène, mais dans la salle. En ce moment, le parterre est en proie à un accès d’hilarité qui se manifeste chez chaque individu par des effets différens. Nous avons sous les yeux toutes les variétés physiologiques du rire : la fusée bruyante, le hoquet nerveux, le gloussement intérieur. L’un se renverse en arrière, l’autre se précipite en avant, un troisième se tient la tête ; celle du quatrième semble s’enfoncer dans sa poitrine. Ces gens ne rient pas seulement des lèvres : ils rient des yeux, du menton, du dos et des épaules ; tout rit en eux, des pieds à la tête. Il y a le rire de chaque âge, de chaque profession : le rire de la matrone et celui de la fillette, le rire du clerc et celui du portefaix. En cherchant bien, nous découvririons la nationalité des rieurs. Pour Hogarth, un Écossais, un Irlandais, un Gallois, ne doivent pas rire comme un homme du Yorkshire ou un cockney. Ce n’est pas tout : il y a le rire malin, le rire naïf, le rire bête, et même le rire lugubre, sans oublier le rire professionnel du claqueur. Tous rient, même le sourd, qui rit de voir rire les autres. Un seul spectateur ne s’est point déridé. C’est le critique, l’homme à la grande perruque, aux gros sourcils, à l’air important. Les musiciens ne rient pas non plus, les pauvres gens ! Racler les cordes d’une contrebasse ou souffler dans une trompette de cuivre pendant plusieurs heures pour quelques pence, n’est pas chose plaisante. Quant aux gentilshommes qui occupent les loges, ils ne rient pas, ils ricanent ; ce sont des personnes trop distinguées pour écouter la pièce. Ils sont vieux et laids, mais ils portent des diamans aux doigts et des dentelles au jabot. L’un d’eux palpe le bras d’une marchande d’oranges avec une douceur insidieuse ; la jeune fille se laisse faire d’un air morne : on devine qu’elle préférerait le baiser d’un chairman ou d’un costermonger à ce madrigal sans conclusion.

Que fait-on sur la scène ? Deux hommes occupent le manteau d’arlequin, tous deux affublés de costumes grotesques ; l’un dialogue avec une vendeuse de fruits, l’autre offre du tabac à une dame. Les commentateurs s’évertuent à deviner quelle pièce on joue ce soir-là : c’est une tâche digne d’eux. Ils sont capables d’arriver à leurs fins ; mais, à notre avis, Hogarth a visé bien moins une pièce qu’un genre. Il s’agit de cette classe d’ouvrages qui obtiennent encore aujourd’hui la vogue sous le nom de « burlesques, » et qui tiennent du vaudeville, de l’opérette, de la féerie, de la pantomime et du ballet. C’est ce que Pope appelle le règne du chaos en littérature. Dans une caricature publiée en 1723, Hogarth nous montre les œuvres de Shakspeare, de Ben-Jonson, d’Otway, emportées dans une brouette, avec cette inscription : « Vieux papiers. » Pendant ce temps, les badauds assiègent les guichets de Drury-lane, où l’on donne Faust-Arlequin. Le titre raconte la pièce. Le « clou » de cette œuvre littéraire, c’était un véritable moulin à vent, avec de véritables ailes, qui tournait presque aussi bien que ceux de Notting-hill ou de Hampstead. Comme si ce n’était pas assez d’un Faust-Arlequin, il y en eut deux, joués simultanément à Drury-lane, et à Lincoln’s Inn (plus tard Covent-Garden). Ainsi s’établissait entre les deux maisons un concours d’insanité dramatique ; pour remporter le prix, les directeurs firent des efforts de génie. Dans un dessin de Hogarth, on voit le conseil d’administration de Drury-lane réuni, comme un conseil de ministres, autour d’une table verte, délibérant sur la possibilité de combiner la légende du docteur Faust avec l’histoire, trop réelle, de Jack Dalton, qui s’était évadé de Newgate par le tuyau du privé. Une seule chose nous étonne, c’est que les honorables administrateurs n’aient pas profité de cette suggestion.

Dans le dessin de 1723, Hogarth montre la foule qui se partage entre la pantomime et l’opéra italien. On aperçoit, dans un coin de cette caricature, le comte de Peterborough à genoux devant la Cuzzoni, et la suppliant d’accepter 8,000 livres sterling. Cette Cuzzoni, grasse et blême, avec un nez busqué et des yeux de velours noir qui troublaient le cœur de la jeune aristocratie, annonçait, par ses caprices comme par ses prétentions, nos cantatrices modernes. Elle avait une rivale, la Faustina, et Londres était divisé entre ces deux femmes ; il fallait être cuzzonite ou faustinien, comme on était hanovrien ou jacobite. C’est la Faustina qui l’emporta. Avec elles, on trouve fréquemment, dans les caricatures de l’époque, un grand garçon, gauche et mal bâti, au front bas, aux lèvres de nègre. Cette piteuse figure est celle du célèbre Farinelli, qui fit la joie de toutes les capitales et surtout de la cour de Vienne. On payait cher ces artistes. « Le gosier de la Faustina, dit une chanson, nous coûte, bon an mal an, 2,500 livres. » La Mingotti, qui occupa le monde de ses démêlés avec son directeur Vanneschi, apparaît, dans une gravure, adorée comme une idole par toutes les classes de la société. L’autel est formé d’un sac d’écus, qui porte, en étiquette, « 2,000 livres » : c’était le chiffre de ses appointemens pour une saison. Monticelli et les Visconti recevaient chacun 1,000 guinées ; Amorevoli, 800 ; la Moscovita, 600, « sans compter les services secrets. » Quelques gouttes de cette pluie d’or rejaillissaient jusqu’à la littérature ; on donnait 300 guinées à l’auteur d’un livret d’opéra.

Les gens de théâtre ont aussi leurs misères. Pour une Guzzoni qui fait fortune, une Mrs Woffington qui tient bureau d’esprit, une Lavinia Fenton qui gagne une couronne ducale en jouant l’héroïne de l’opéra du Gueux, combien de pauvres filles dont la destinée ressemble à celle de ces comédiennes, surprises par Hogarth au moment où elles s’habillent, tout en répétant leurs rôles pour une représentation foraine ! Une grange leur sert de foyer, de coulisses, de magasin d’accessoires et de cabinet de toilette. A gauche, une belle fille, qui rejette la tête en arrière tout en baissant les yeux, suivant les règles de l’ingénuité théâtrale. Celle qui doit lui donner la réplique parait timide pour de bon ; c’est une fillette habillée en garçon, qui pleure à chaudes larmes. Est-ce le rôle qui le veut ainsi, ou sa modestie est-elle offusquée de se voir en culottes pour la première fois ? La figure féminine qui occupe le centre de la composition ne pèche point par excès de pudeur, et les commentateurs modernes lui reprochent de montrer sans façon ses jambes dans une nudité presque complète. Il faut dire, pour son excuse, qu’elle ne se sait pas regardée : elle est toute à son rôle de reine ou de déesse. Ça et là, quelques figures d’hommes, glabres, usées, et, pour ainsi dire, fripées ; elles n’ont point de sexe ni d’âge ; ce sont moins des faces vivantes que des masques sur lesquels la grimace du clown s’est, à la longue, immobilisée. Tout est contraste dans ce tableau. Contraste entre la beauté luxuriante des femmes et la pileuse laideur de leurs compagnons ; contraste entre l’emphase des attitudes et le débraillé des costumes ; contraste entre l’effronterie de l’ingénue et la timidité larmoyante de son séducteur ; contraste entre cette jambe svelte, nerveuse, élégante, qui ne déparerait pas une Diane de Jean Goujon, et le maillot avachi, reprisé, qui va la contenir ; contraste, enfin, entre la grange, au toit lézardé, aux murs grossièrement crépis et tous ces symboles de grandeur théâtrale, couronnes en papier et sceptres de carton, qui roulent pêle-mêle avec les ustensiles de cuisine et les engins de toilette. Non-seulement le tableau est plein, mais il déborde. Combien a-t-il fallu d’art, de patience et de philosophie pour composer ce fouillis qui condense en quelques pouces carrés le Roman comique de Scarron !

On vient de voir en déshabillé les comédiens ordinaires du peuple. Veut-on maintenant les contempler dans leur gloire ? Il faut nous rendre, avec Hogarth, à la foire de Southwark. Quel tapage dans cette toile ! « C’est du bruit peint ! » s’écrie M. Sala. En effet, quand on la regarde, ou est tenté de se boucher les oreilles. C’est le grand moment de la foire : sur toute la ligne, les cuivres éclatent, les jupes frétillent, le boniment s’allume. Le pitre fait de grands gestes comme s’il allait ramasser la foule à brassées, et Colombine l’appuie, d’un coquet mouvement de tête, que chaque spectateur se croit adressé. Tous les monstres sont sous les armes, tous les phénomènes sont à leur poste ; le lutteur fait jouer ses biceps et exhibe ses cicatrices ; le singe en habit rouge, qui fait l’exercice, a saisi son mousquet ; les danseurs de corde frottent de craie la semelle de leurs savates. La foule hésite entre M. Faux, le prestidigitateur, notre compatriote (nous n’en sommes pas plus fier pour cela ! ) et les deux baraques où l’on montre des figures de cire, le Royal et la Cour de France. Ailleurs, on annonce la Chute de Bajazet. Ce n’est pas Bajazet qui tombe, c’est la plate-forme sur laquelle les acteurs font la parade ; elle s’écroule avec son chargement de pachas et de sultanes, écrasant la buvette placée au-dessous avec tout ce qui s’y trouve. Un pauvre comédien, costumé en Alexandre, est arrêté par les recors pour une dette de quelques shillings au moment où il se prépare à entrer en scène et à conquérir l’Orient. Un gentilhomme, serrant fortement sous son bras celui d’une petite demoiselle, — sa fille, évidemment, — et campé sur ses jambes arquées comme s’il ne devait jamais bouger, contemple la scène avec des yeux énormes, tandis qu’un pick-pocket se glisse derrière lui et le soulage en riant de son mouchoir.

Nous avons conservé pour la fin l’amazone qui joue du tambour. Cette jeune fille est, avec l’ingénue du tableau précédent, la seule figure féminine réellement jolie qu’on rencontre dans toute l’œuvre de Hogarth. En y regardant de près, peut-être découvririons-nous que ce sont deux exemplaires d’un même type : ce type a son histoire, ou, si l’on veut, sa légende. Un soir, l’artiste traversait une ruelle voisine du champ de Foire, lorsqu’il entendit des cris. Il courut au bruit et trouva une femme aux prises avec un ruffian. William était un Saxon de la vieille roche : il savait jouer des poings et de la canne. En un clin d’œil, il eut mis en fuite l’agresseur et reconduisit la belle non à sa maison, mais à sa baraque : car elle appartenait à une troupe de saltimbanques. Dans ces sortes d’aventures, le défenseur de la vertu finit souvent par recevoir, comme prix de son courage, ce qu’il a si bien défendu contre un autre assaillant. Nous ne savons pas, dans l’espèce, si Jane Hogarth eut à souffrir des suites de la rencontre, et nous sommes heureux de pouvoir écrire que rien n’autorise à le supposer. Mais qu’elle ait ou non inquiété la paix du ménage, la vierge au tambour marque une date dans la carrière de l’artiste. La beauté, qu’il n’avait jamais ni comprise dans les modèles classiques, ni entrevue dans ses rêves, se révéla à lui, à la foire de Southwark. Il l’a fixée, par deux fois, copiste fidèle et peut-être un peu troublé ; ni avant, ni depuis, il ne l’a retrouvée sous son crayon.

Toutes les classes de la société sont confondues à la foire de Southwark : elles se mêlent encore plus intimement sur les gradins du Cockpit-Royal. Des bancs circulaires dominent et entourent une sorte de trou dans lequel sont enfermés les deux vaillans petits champions. Ces combats de coqs durent depuis plus de six cents ans ; ils ont été institués, dans l’origine, pour donner aux enfans l’exemple du courage. Que dirait Fitzstephen, l’écrivain du XIIe siècle, qui nous raconte ce détail, s’il revenait au monde et voyait les mauvaises passions peintes sur la figure des habitués du Cockpit ? L’argent passe rapidement de main en main. Lord Albemarle échange ses banknotes contre les guinées d’un voleur de grand chemin, ramassées dans le sang la nuit dernière ; une femme, la duchesse de Deptford, se montre encore plus âpre que les hommes. Les figures offrent une gamme d’émotions qui monte de la curiosité niaise du badaud à la frénésie morbide du joueur, pour retomber sans transition à l’engourdissement stupide du décavé. Un parieur, tremblant des pieds à la tête, veut prendre une prise et inonde de tabac le spectateur placé au-dessous de lui. Un drôle malpropre, qui s’appuie sans façon sur l’épaule d’un vieux seigneur goutteux, est sur le point de culbuter avec lui dans l’arène. On ne demande à personne ni d’où il sort, ni d’où vient son argent : l’honneur consiste à payer comptant. Regardez ce malheureux qui fait une si triste figure dans le panier suspendu à la voûte ; ce panier est le pilori du parieur insolvable. Comme dans toutes les foules, de Hogarth, un pickpocket, sournois et ricaneur, est le seul qui soit sûr de gagner au jeu.

L’ivrognerie s’étend à toutes les classes, mais elles ne s’y livrent pas en commun. Considérons d’abord quelques ivrognes de la bonne société que Hogarth offre à notre étude dans la Conversation de minuit. C’est une réunion de sept ou huit hommes qui se sont rencontrés en apparence pour parler de politique et de littérature, en réalité pour fumer et pour boire. Tous sont des gentlemen ; tous appartiennent à la haute bourgeoisie on aux professions libérales. Dans ce buveur à mine cléricale nous reconnaissons un défroqué, l’orateur Henley, que son ambition chagrine, son humeur indépendante et ses goûts libertins ont jeté hors des rangs de la hiérarchie ecclésiastique et même hors de tous les sentiers battus. Il a ouvert une boutique d’éloquence profane et sacrée, où la foule se presse pour entendre ses impertinentes et scandaleuses attaques contre les hommes en place et en vue. Plusieurs fois par semaine, cette brebis galeuse de l’église, cet enfant perdu de l’université propose aux curieux un je ne sais quoi d’hybride et d’incongru, qui tient de la conférence laïque et du sermon religieux. Non loin de lui, cet homme à l’œil louche, au sourire sardonique, est le légiste Kettleby. Un de ses cliens l’a poursuivi jusqu’ici et veut, avec la double obstination propre aux plaideurs et aux ivrognes, l’entretenir encore de son affaire ; à moitié gris, Kettleby l’écoute en ricanant. Un apothicaire veut à tout prix faire un discours ; un officier a roulé sous la table ; un journaliste ne réussit pas à allumer sa pipe, mais réussit à allumer son jabot… Tels sont les clubs primitifs : de lourdes orgies sans femmes ou des sociétés secrètes.

Que serait-ce si nous descendions de quelques degrés, si nous pénétrions, par exemple, dans ce cabaret de Southwark, au-dessus duquel on lit :


Ivre pour deux sous
Ivre-mort pour quatre
Paille à discrétion.


La troisième ligne demande une explication. Lorsque les consommateurs ne peuvent plus se tenir sur leurs jambes, on les emporte dans une cave jonchée de paille. Là, mâles et femelles s’endorment pêle-mêle. Le lendemain matin, ils en sortent pour recommencer bientôt, jusqu’au jour prochain où ils tomberont et ne se relèveront plus.

Jamais le poison n’avait été à si bon marché. Les ministres de ce temps envisagent le mal avec indifférence, ou plutôt avec une indulgence presque tendre. Ce sentiment se retrouve chez tous les hommes d’état anglais du XVIIIe siècle et n’a rien qui doive surprendre. Beaucoup appartiennent à la confrérie, tous emploient les spiritueux à la propagande politique. Lord Carteret, l’un des hommes les plus doctes et les mieux disans de son époque, ne se présente au conseil du roi qu’avec deux ou trois bouteilles de bourgogne dans la tête. Le grand Pitt, — c’est le seul défaut de cet homme impeccable, — s’enferme dans sa maison de Wimbledon et se soûle, à portes closes, avec son ami Dundas. Fox, non moins grand, s’offre à la postérité entre une duchesse et un marchand de vins, ses deux principaux agens électoraux.

Cependant on se décida à voter, sous le ministère de Walpole, une loi qui restreignait l’importation du gin et en interdisait la vente au détail. La loi devait entrer en vigueur le 20 septembre 1736. Ce jour-là furent célébrées, à Londres et dans toutes les grandes villes du royaume, les funérailles de la mère Gin, ou, comme on l’appelait plus pompeusement, de Mme Geneva. La plupart des chief-mourners (c’est le nom que l’on donne aux personnes qui conduisent un deuil, couchèrent en prison. La populace se grisa furieusement pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, et les rues furent encombrées de cadavres vivans, qui cuvaient leur dernière bouteille de gin.

Dès le lendemain, on commença à éluder la loi. Non seulement les cabarets continuèrent à vendre la liqueur défendue dont la contrebande les approvisionna, mais des marchands ambulans la proposaient aux passans sous divers pseudonymes. « Demandez le plaisir des dames ! Demandez la consolation des maris ! » (L’Anglais d’alors ne reculait pas plus devant le mot que devant la chose.) Fendant le même temps, les boutiques des pharmaciens ne désemplissaient pas de cliens qui venaient chercher « l’eau souveraine contre la colique. » Il s’éleva, pour dénoncer ces innombrables contraventions, une tourbe immonde de délateurs, gens de la dernière classe et de la plus basse moralité. Le peuple leur donna la chasse et les punit par des fustigations cruelles, ou par des immersions dans les abreuvoirs et dans les égouts. Ainsi la loi était bravée et discréditée. Mme Geneva n’était point morte : elle vivait, grâce à la connivence secrète de l’autorité et des magistrats. Lorsque Walpole tomba, un des premiers soins de ses successeurs fut d’abroger le bill de 1736.

Et pourtant, bien peu d’années après, le parlement légiférait encore contre le gin. C’est qu’un élément nouveau, le patriotisme, s’était introduit dans la question. Persécuter le gin, c’est favoriser la bière. Or la bière est un produit national, le gin est d’importation étrangère. Quiconque boit du gin enrichit les Français, auxquels on fait la guerre, en ce moment-là même, avec tant d’animosité. Une chanson du temps va nous donner la note. Après avoir rappelé que les Anglais n’ont « jamais » reculé devant les Français, le poète s’écrie : « Les Français sont obligés, pauvres gens, pour se désaltérer, de presser des fruits à peine mûrs. Nous possédons le houblon pour brasser notre bière. Nous sommes gras et vermeils, et nous avons la liberté par-dessus le marché, » Et le refrain conclut : « Vos siroteurs de fruits, vos dégusteurs d’alcool prennent la fuite : les buveurs de bière, les mangeurs de bœuf ne seront jamais battus ! »

La bière et le bœuf ! Ces deux mots devaient trouver un écho dans le cœur de Hogarth. Il entra dans cette croisade pour la bière contre le gin en publiant, sur ce double sujet, deux dessins, qui font pendans et qu’on vendit un shilling la pièce, pour les mettre à la portée de toutes les bourses. Gin-lane pourrait avoir été composé par un clergyman, et Beer-street par un brasseur, car, si la première de ces gravures est un sermon, la seconde semble une réclame. Dans Beer-street, tout annonce le travail, tout respire le bien-être. Depuis les petites maids, alertes et bavardes, qui répondent joyeusement aux plaisanteries du garçon épicier et du garçon boucher, jusqu’aux couvreurs qui réparent le toit en chantant, tout le monde parait heureux, parce que tout le monde a bu quelques gouttes de la bienfaisante boisson qui nourrit et qui désaltère, qui ranime le courage et alimente la chaleur vitale. Dans la rue, derrière les vitres, on n’aperçoit que des visages épanouis. Un seul homme fait exception : c’est le pawnbroker, le prêteur sur gages, cette plaie des quartiers où règne le gin. Ici, il attend vainement les pratiques, ou plutôt les victimes, derrière son comptoir désert, et la ruine de cet homme fait plaisir, car elle est le signe de la prospérité générale. Ainsi, la bière, c’est la santé, l’activité, la gaité ; le gin, au contraire, c’est la paresse, le-désordre, le désespoir, la folie, la mort. Que voyons-nous dans Gin-lane ? Des enfans déguenillés et idiots, des vieillards de trente ans, réduits à l’état de squelettes, et mourant de faim à la porte du cabaret ; un mari et une femme qui se battent ; une mère qui, au lieu de lait, donne du gin à son nourrisson ; une fille qui se prostitue pour acheter k sa mère quelques gouttes du poison chéri ; un fou qui jette son enfant par la fenêtre ; un autre qui se pend. L’auteur a réuni dans Gin-lane, comme s’ils se passaient à la fois sous nos yeux, tous les crimes du gin, tous les lugubres faits divers auxquels donne lieu l’abus de cette liqueur, en cinquante années de l’existence d’une grande capitale.

Qu’on ne croie point que nous avons parcouru, avec Hogarth, tous les cercles de l’enfer londonien. Au cours de ses drames graphiques, il nous introduira dans le cabaret où les libertins « comme il faut » soupent avec les filles à la mode (Rake’s Progress, scène II) ; dans la maison suspecte qui voit, parfois, tourner au tragique les équipées des femmes du monde (Mariage à la mode, scène V) ; dans le garni de la prostituée (Halot’s Progress, scène III) ; dans certains bouges, plus horribles encore, à trois étages et à trois fins ; au premier, on aime ; au rez-de-chaussée, on boit, et dans la cave, on assassine (The two Prentices, scènes VI et VIII). Quand nous aurons visité la Fleet et Bridewell, la prison pour dettes et la maison de correction, quand nous aurons pénétré dans le cabanon des fous, quand nous aurons vu pendre Tom le Paresseux, et clouer entre les quatre planches d’un cercueil Kate la Rôdeuse, que nous restera-t-il à connaître du monde de la misère et de l’infamie, à moins que nous ne suivions Hogarth jusqu’à l’amphithéâtre ? C’est sur une table de marbre, qu’entourent trois ou quatre chirurgiens, le scalpel à la main, c’est là que le terrible moraliste prend définitivement congé de l’humanité (les Étapes de la cruauté, scène IV).

Le petit Charles Lamb, conduit à l’âge de huit ans dans le cimetière d’Islington, où il s’amusait à déchiffrer les inscriptions élogieuses des tombes, disait à sa sœur Mary-Ann : « Ils sont tous bons ici. Où donc enterre-t-on les méchans ? » Quant à nous, en parcourant l’œuvre de Hogarth, nous sommes tenté de dire : Ils sont tous méchans ici. Où donc sont les gens de bien ? Où sont les travailleurs qui nourrissent la société, les penseurs qui l’instruisent, les magistrats qui y font prévaloir l’idée de justice, les médecins qui soignent les maux du corps, et les pasteurs qui guérissent les plaies de l’âme ?

La réponse sera courte et triste.

Voici l’élite des bourgeois et des marchands de la Cité. Ils sont à table ; nous pouvons juger de leur appétit, mais non de leur vertu. Voici un professeur d’Oxford, entouré de ses élèves : une stupidité presque bestiale règne sur le visage du maître et des disciples. Et ces figures sont des portraits ! Voici le Banc du Roi, au grand complet, le premier tribunal du royaume, dans l’exercice de ses fonctions ; encore des portraits. Un des juges lit, un autre dort, les deux derniers sont manifestement occupés à tout autre chose qu’au procès. Autre page de portraits : ce sont les médecins célèbres, mêlés aux charlatans en vogue et réunis sur « l’écusson des croque-morts. » Plaisanterie lugubre, qui signifie, sans doute, que ces messieurs travaillent indistinctement à enrichir les pompes funèbres.

Réfugions-nous dans l’église. Là, du moins, il n’y aura place que pour des pensées pures et des sentimens honnêtes. Hélas ! .. On y prêche, c’est vrai, et nous connaissons même le texte du prédicateur : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et je vous donnerai le repos. Les fidèles ont, en effet, trouvé le repos, car ils sont tous endormis. Le clerc seul est éveillé ; mais au lieu d’écouter son maître, il coule un regard profane dans le corsage entrebâillé d’une jeune fille qui s’est endormie en tenant son livre ouvert au Service du mariage. Ce qui se passe dans cette petite église de village se passe en même temps dans tous les temples de l’Angleterre. Partout même torpeur ; partout une parole incolore et froide descend sur un troupeau indifférent.


IV

Hogarth, historien des mœurs, va faire place à Hogarth dramaturge. Laissons-le expliquer lui-même son but et sa méthode. « J’ai traité, dit-il, à la façon d’un écrivain dramatique, les sujets de la vie ordinaire. Mon théâtre, c’est ma toile ; mes acteurs sont des hommes et des femmes, qui, au moyen de certaines actions et de certains gestes, représentent une sorte de dumb show, c’est-à-dire de drame mimé. » Ces drames de Hogarth sont au nombre de quatre : le Mariage à la mode, les Deux Apprentis, l’Histoire du libertin, l’Histoire de la prostituée. En les rangeant ainsi, nous intervertissons sciemment l’ordre dans lequel ils ont été composés et publiés, comme on déplace des tableaux dans un musée pour des raisons de contraste ou d’harmonie, ou pour les éclairer d’une façon plus favorable.

Un alderman de la Cité, homme riche, cela va sans dire, marie sa fille au fils d’un comte. On lit le contrat, et, suivant l’usage, personne n’écoute. Immobile dans son fauteuil, où il est cloué par son pied goutteux, le vieux seigneur a l’air de Jupiter Olympien. L’alderman, tout glorieux, mais avec un sourire légèrement narquois, semble dire : J’ai pris mes précautions. Cependant des plans de constructions fastueuses, étalés sur la table, indiquent qu’on se dispose à recrépir les vieux donjons du noble comte avec les guinées roturières de l’alderman. Le vicomte prend élégamment une prise en tournant le dos à sa femme, et, de son côté, la vicomtesse s’amuse à faire passer son mouchoir de dentelles à travers sa bague de mariage, pendant qu’un jeune légiste, Silvertong, pose sa candidature à ce cœur inoccupé. Quel sera le sort de ces deux époux si tendres, si bien assortis ? Regardez, dans un coin de la salle, ces deux chiens qui enragent d’être accouplés ensemble et se mordent à belles dents : ils vous hurlent les intentions de l’auteur.

La suite répond, et ne répond que trop bien à ces débuts. Le jeune lord passe ses nuits dans la débauche, ses journées chez les charlatans de Panton street, qui joignent à l’exercice apparent de la médecine une profession moins honorable et plus lucrative. La ieune mariée se laisse entraîner dans une intrigue avec l’avocat Silvertong. De là une catastrophe. Averti, en effet, par ses espions, le comte a surpris les coupables dans une maison mal famée. Il entre dans la chambre, l’épée à la main ; un combat s’ensuit, dans lequel Silvertong blesse mortellement le mari outragé. Pendant que le meurtrier enjambe la croisée pour s’enfuir, la jeune femme tombe à genoux et implore son pardon. C’est ce moment suprême que l’artiste a saisi. Le comte s’appuie à un meuble ; sa main défaillante laisse tomber son épée, mais sa frivole petite figure d’enfant blasé, contractée par la mort, essaie de grimacer encore l’impertinence et le dédain.

Silvertong est arrêté dans sa fuite, jugé, condamné, exécuté ; la comtesse entend crier, sous ses fenêtres, les « dernières paroles » du malheureux ; elle s’empoisonne ; ainsi finit le drame. L’action, lente et presque nulle dans les quatre premiers tableaux, se précipite dans les deux derniers. Comme beaucoup de pièces mal faites, le Mariage à la mode se compose d’une exposition trop longue et d’un dénoûment trop brusque ; rien entre les deux. Mais le plus grand défaut, c’est la banalité du sujet. L’intrigue de la petite comtesse a beau coûter la vie à trois personnes, combien elle est pâle à côté des effroyables fantaisies d’une lady Macclesfield, d’une duchesse de Kingston, et autres coquines de haut rang, dont Hogarth était le contemporain ! Je ne retrouve ni leurs passions insatiables, ni leur esprit, ni leur élégance, ni leur splendide effronterie, ni les manières de la société où elles vivaient. Suffit-il, pour peindre le grand monde et la haute vie, d’avoir coudoyé des duchesses déguisées en grisettes dans les allées sombres du Waux-hall et du Ranelagh ou de Marylebone-Gardens ? Suffit-il d’avoir dîné deux ou trois fois, silencieux et raide, à la table d’un client titré, et d’en avoir rapporté une de ces aigreurs plébéiennes où se confondent les susceptibilités de l’artiste et les préjugés du bourgeois ?

En revanche, nul n’est mieux qualifié pour raconter l’histoire des deux apprentis. Pour être vrai, il n’a qu’à se souvenir, lui dont l’enfance et la jeunesse ont été vouées au travail manuel. Le théâtre représente l’atelier de M. West, dans Spitalfields, et voici M. West lui-même. Figure grave et sereine, encadrée d’une perruque blanche, le regard pénétrant et doux, irréprochablement vêtu de noir, M. West a plutôt l’air d’un clergyman que d’un maître tisserand. L’un des apprentis, Frank Goodchild, a les yeux baissés sur son métier. Devant lui, le Guide de l’apprenti, un bon livre que M. West lui a donné, et la Ballade de Dick Whittington. Ce Dick était un enfant pauvre de Londres qui, au moyen âge, voyagea dans les pays fabuleux de l’extrême Orient, escorté et consolé par son chat, et devint plus tard trois fois lord-maire, comme une voix surnaturelle le lui avait annoncé.

Le compagnon de Frank Goodchild, Tom Idle, ne s’inquiète guère de Dick ni de son chat philosophe. Au lieu de travailler, il dort ; auprès de lui, un pot de bière vide, et la Ballade de Moll Flanders, la courtisane. Le Guide, prêté par M. West, est sous ses pieds : Tom en a fait un tabouret. Voilà le point de départ de ces deux existences, et la suite en découlera, comme les conclusions successives d’un sorite découlent des prémisses.

Le dimanche, Frank suit le service dans le même livre que miss West. Leurs prières se confondent, leurs pensées s’unissent, et cet amour, né devant l’autel, aura aussi devant l’autel son dénoûment. Pendant ce temps, Tom Idle joue à shuffle-half-penny avec quelques garnemens de son espèce, sur une des pierres tombales du cimetière, transformée en table de jeu, tandis que le châtiment prend la forme du bedeau de la paroisse, qui s’avance, la canne haute, pour venger à la fois la sainteté du jour et celle du lien. Le contraste se poursuit. Frank devient ouvrier, puis contremaître ; Tom est embarqué sur un navire qui se rend aux Indes. Il revient, mais n’est point corrigé ; tandis qu’il s’accointe avec une drôlesse qui le pousse au vol, en attendant l’heure de le vendre à la police, Frank devient l’époux heureux et respecté de miss West. Apprenti, ouvrier, contremaître, gendre du patron, puis patron lui-même, il a franchi toutes les étapes du parvenu de l’industrie. Il lui reste à s’élever aux honneurs municipaux ; nous le voyons élu shérif de Middlesex. Ici, les voies divergentes, suivies par Tom et Frank, vont se croiser encore une fois. De simple malfaiteur devenu assassin, Tom Idle est amené devant le shérif, qui reconnaît son ancien camarade, soupire, détourne la tête, et signe un arrêt qui est le prélude de la condamnation à mort. La carrière de ces deux hommes reçoit son couronnement, l’une à Tyburn, l’autre à Mansion-House. Tom est pendu comme son modèle Jack Sheppard ; Frank est lord-maire, comme son prototype, Dick Whittington.

C’est là de la logique, et même de la logique à outrance, mais c’est une logique calviniste ; c’est la doctrine de la grâce mise en onze tableaux. Si deux enfans de dix ans, attachés à la même besogne, vivant dans le même milieu, nourris des mêmes exemples, soumis aux mêmes influences, contiennent respectivement en germe un pendu et un lord-maire, comme la larve contient le papillon, et comme le gland contient le chêne, c’est qu’il y a des fatalités héréditaires, d’invincibles instincts de nature. Que fait la société, dans le drame de Hogarth, pour combattre ces redoutables instincts ? Elle distribue à Tom un petit livre de morale ennuyeuse, et elle l’envoie aux Indes. Il est vrai qu’elle lui prodigue les punitions. Les voici, dans leur ordre et leur gradation : les reproches de M. West, la canne du bedeau, à bord, les coups de garcette et le chat à neuf queues, puis la prison, encore le fouet, peut-être le pilori, et, finalement, l’échafaud. Il y a quelque chose de pire que tous ces supplices, c’est la compagne à laquelle il est rivé. Un nez camard, comme celui de la Mort, et dont les narines forment deux trous ronds au milieu de la face, une mâchoire de fauve, des prunelles pointues dont le regard fouille et blesse, enfin un débraillement cynique qui éteint le désir et donnerait la nausée aux moins délicats, telle est cette femme, et telle est la part de joies échue à Tom dans la répartition des plaisirs et des peines. Si les châtimens que nous avons énumérés ne ramènent pas au bien, si une telle maîtresse ne dégoûte pas du vice, c’est que rien ne peut sauver Tom Idle. Dieu l’a voué, de toute éternité, à la souffrance et au crime, comme il a fait Frank Goodchild pour le bonheur et pour la vertu. Quoi que l’on puisse penser de cette doctrine au point de vue religieux, on accordera, sans doute, qu’elle n’est guère féconde au point de vue dramatique. Si le développement normal des caractères est une des lois du théâtre, il en est une autre, non moins essentielle, la transformation incessante des situations. Il faut que ces deux lois agissent en sens inverse, qu’elles mettent les caractères en lutte avec les situations : c’est ce combat qui nous intéresse. Si Polyeucte n’était que chrétien et n’était point le mari de Pauline, où serait la tragédie ? Si Harpagon n’était qu’un avare et n’était point l’amant de Marianne, où serait la comédie ? Si Manon n’était qu’une prostituée et n’adorait point Des Grieux, où serait le drame ? Rien de semblable dans le prétendu théâtre de Hogarth. On y chercherait aussi vainement cette fatalité shakspearienne, dont le caprice déroute les prévisions du sens commun, et tient l’intérêt en suspens. Pas de surprise, pas d’imprévu ; rien de cette anxiété douloureuse, que nous savourons au spectacle et qui résume en elle toutes les émotions dramatiques. Dès la première scène des Deux Apprentis, nous sommes prévenus que Frank est le bien et Tom le mal. Nous serions aussi étonnés de voir le premier commettre une mauvaise action que de voir le second montrer une velléité honnête. L’un monte, l’autre descend, avec la régularité du poids et du contrepoids : la chute de l’un et l’ascension de l’autre sont en raison inverse et proportionnelle. Encore si les figures, mises ainsi en parallèle, offraient le même relief ! Mais autant le vice est varié, pittoresque, autant la vertu est incolore et monotone. Ce n’est point un accident, car Hogarth a écrit plus tard ces lignes vraiment étonnantes : « Il est regrettable que la nature, qui a donné à la face humaine une telle diversité d’expression pour le mal, ne lui ait permis de rien, rendre, en fait de bons sentimens, si ce n’est le sens commun et la placidité. Esprit, vertu, raison, ne peuvent se traduire que par des actes et par des paroles. » Donc, paisiblement convaincu que la limite de ses facultés était la limite même de l’art, Hogarth a prodigué l’expression sur le visage de Tom Idle et de sa complice ; il n’a rien su écrire sur celui de Frank et de sa femme. N’est-ce pas assez pour des gens de bien d’avoir le nez au milieu du visage, les yeux à égale hauteur, la bouche moyenne, le menton rond et le visage ovale ? La figure de Tom est la plus émouvante des autobiographies ; la figure de Frank est une page blanche.

On ne s’étonnera donc pas si nous choisissons, pour nous y arrêter un moment, deux scènes où Tom joue le principal rôle, le départ pour les Indes et l’expiation finale. La première de ces deux compositions montre la puissance d’expression alliée à l’effet artistique, une action encadrée dans un paysage, le seul que Hogarth pût sentir et rendre. La seconde témoigne de ce don de grouper les foules qu’il devait peut-être à Callot, mais qu’il avait transporté heureusement du domaine de l’absurde et de la fantaisie dans celui des réalités vivantes… Entre ces deux morceaux il existe une relation saisissante ; ils forment le prologue et l’épilogue du drame que nous avons inutilement cherché dans l’ensemble de l’œuvre.

Une large rivière : peut-être la Medway à Sheerness, peut-être la Tamise à Gravesend. Dans le lointain, un navire à l’ancre ; sur le premier plan, une barque. Cette barque contient un enfant, une vieille femme et trois mariniers, dont l’un manœuvre avec vigueur une paire d’avirons. Dans cinq minutes, le bateau accostera le navire lointain. Au fond, une berge morne, plate, noyée dans la brume, avec des gazons écorchés par places, et des arbres rabougris, tordus par les vents. A l’un de ces arbres se balance une forme indistincte, autour de laquelle tournoient des points noirs : un pendu entouré de corbeaux. Entre le premier et le dernier plan, entre la petite barque qui semble énorme, et le gros navire qui parait tout petit, il n’y a rien, rien que l’eau dormante et grise sous un ciel de neige, rien que l’étendue déserte, où la rêverie se perd, et qui donne à l’esprit la sensation du vide… Puis, on revient aux figures du premier plan. L’homme qui tient les rames, comme s’il se berçait avec la cadence lourde des avirons, a l’air de rêver les yeux ouverts. Ceux qui connaissent et comprennent les gens de mer imagineront aisément cette face immobile et ce corps en mouvement. Les deux autres sont tournés vers l’enfant ; l’un lui montre un bout de corde, l’autre allonge gravement la main vers la silhouette lugubre qui fait tache sur l’horizon. On devine les paroles : « Tiens, vois ce cordeau. Si tu n’es pas sage à bord, gare aux coups de garcette ! — Oui, et plus tard, gare au collier de chanvre ! Celui que tu vois là-bas, a peut-être commencé comme toi ; prends garde de finir comme lui. » Tom, fronçant les sourcils et serrant les poings, doit répondre par un juron et une bravade. Près de lui est assise une bonne vieille, sa grand’mère, sans doute. Petit bonnet serré autour de la tête, long manteau qui l’enveloppe des pieds à la tête, comme une cape de roulier. Elle lève les bras au ciel. Pauvre femme !

Voyons maintenant la prédiction s’accomplir.

Nous avons sous les yeux la plus vaste, la plus complexe, la plus peuplée de toutes les compositions de Hogarth. Les figures sont petites et indiquées en quelques traits ; mais chacun de ces traits, appuyé avec une énergie un peu grossière, souligne une intention. C’est bien la foule, grondante et hurlante, des grands spectacles populaires. On se gouaille, on se bouscule, on se provoque ; on chatouille les commères ; on grimpe, trente à la fois, sur des tréteaux qui s’effondrent. Les marchandes de pommes poussent leur brouette au plus épais de la foule pour vendre et pour voir. Un élégant a amené deux belles curieuses, qui semblent moitié amusées, moitié inquiètes de leur équipée. Çà et là, quelques confrères du pendu ; ils ont l’air pensif et ne tiennent pas à se faire remarquer. Deux variétés d’imbéciles : les indignés, qui montrent le poing au condamné, et les ahuris, qui ouvrent des yeux hagards et une bouche stupide. Derrière eux se glisse, — c’est la troisième fois que nous l’observons, — l’éternel pickpocket, à mine éveillée et fureteuse, qui dévalise les gens en se moquant d’eux. Le grand artiste a plaisir à reproduire ce type, et cette prédilection s’explique. Les pickpockets ne sont-ils pas, comme lui, experts-jurés et maîtres-jaugeurs en fait de physionomies ?

La charrette qui contient le cercueil a passé ; celle qui porte le condamné est maintenant devant nous. Quel conducteur ! Et surtout quel attelage ! Comparez ces rosses crottées, faméliques, émaciées, sanglantes, avec les beaux mecklembourgeois, à croupe luisante, qui conduisent Frank à Westminster ! Le contraste semblera peut-être puéril à des Français ; il a son importance, sa moralité pour des Anglais, qui admettent le cheval dans leur intimité. Dans la voiture, Tom et le ministre qui l’exhorte. C’est un vénérable pasteur à cheveux blancs. Il se penche vers le malheureux jusqu’à le toucher du bout de son nez aigu. Dix minutes pour sauver une âme ! On sent qu’il lui enfonce le repentir à coups de textes comme à coups de maillet, qu’il frappe violemment à toutes les portes de cette intelligence qui ne s’ouvre plus. Livide, méconnaissable, les tempes creusées, le nez aminci, la tête renversée en arrière dans une attitude d’abandon suprême, défaillant à la fois de tous les membres, en proie à tous les vertiges de l’agonie et répondant par un râle sourd aux questions du prêtre, voilà Tom Idle, un mort vivant, qui n’existe plus que par la terreur. Qu’on fouette les chevaux ! Que l’horrible vision passe et s’éloigne ! Heureux celui qui peut l’oublier !

La fin de Rakewell, le libertin, ne sera guère moins triste. Pourtant tout sourit à ses débuts dans la vie. Il est beau, il est aimé d’une charmante fille dont il a fait sa maîtresse et dont il peut, s’il lui plaît, faire sa femme, car il est riche. Au moment où nous faisons sa connaissance, il vient d’hériter. Un intendant, qui se prépare à le voler, aligne des chiffres et empile des souverains, pendant qu’un tailleur lui essaie un habit magnifique avec ce respect que la fortune inspire aux tailleurs. L’Ariane de village, escortée de sa mère, choisit ce moment pour faire valoir ses droits. La fille pleure, la mère menace, injurie. Pleurs, menaces, injures, qu’importe à Rakewell ? Il est tout à la joie de son bel habit, de sa nouvelle grandeur et de son prochain départ pour Londres. Ce n’est qu’à Londres qu’on sent le bonheur d’être riche !

La deuxième scène nous présente Rakewell entouré de ses courtisans. Nous distinguons dans la foule un maître d’armes, un joueur de harpe (M. Sala croit que ce harpiste est le grand Farinelli), un spadassin qui vient probablement offrir ses services, en vue des rencontres nocturnes. Il y en a jusque dans l’antichambre, où l’on découvre, à travers l’entrebâillement de la porte, un poète, un tailleur et une modiste.

Passer des mains d’un tailleur à celles d’un autre tailleur, écouter les rodomontades d’un fanfaron, donner audience à des instrumens à vent et à des instrumens à corde, tout cela est médiocrement gai. Suivons Rakewell dans le monde où l’on s’amuse. Jusqu’ici, nous avons vu l’adultère qui tue, le crime qui conduit au gibet, le vice harcelé, traqué, emprisonné, tremblant de peur et mourant de faim. Ici, du moins, on mène joyeuse vie. Le lieu de la scène est le parloir de la Rose, dans Drury-lane. Personnages : Rakewell, une demi-douzaine de filles et deux amis. Nous ne serions pas surpris d’apprendre que ces deux « amis » soupent tous les soirs aux dépens de Rakewell. Le parasitisme a fleuri en Angleterre sous les auspices du droit d’aînesse. Il y avait alors par centaines, sur le pavé de Londres, des cadets de bonnes maisons qui soupaient, mais qui ne dînaient point. Quant aux filles, il y en a de tous les caractères et de toutes les couleurs, y compris la négresse d’usage. La plus gentille de cette collection polychrome, une grosse joufflue de dix-huit ans, dont la toison frisée et poudrée à blanc tranche sur le brillant coloris de son visage, s’est coiffée du tricorne galonné de Rakewell, qui, de son côté, s’est planté sur la nuque le chapeau de la petite, avec cet air ineffablement bête de l’homme gris qui fait « une bonne farce. » Une seconde, mécontente de ne pas occuper l’attention des hommes, s’écarte en serrant le poing : c’est une rageuse. Une troisième est assise à table et mange. Sa rotondité, qui crève son corset, et son double menton luisant indiquent ses goûts. Peu lui importent les autres ; seulement elle s’impatiente légèrement de les voir s’agiter ainsi : « Quand on est venu pour souper, que diable ! on soupe. » La quatrième s’isole avec son verre et boit d’un air inconscient. Sur le devant de la scène, une assez belle fille, qui tourne le dos aux soupeurs. Retroussée jusqu’au-dessus du genou, elle tire paisiblement son bas de soie et rattache sa jarretière, qu’un incident de la fête a dérangée. Dans ce mouvement, un de ses seins est sorti de sa robe ; elle n’en a nul souci et nous regarde avec une impudeur tranquille. Celle-là, on le devine, n’a ni trop bu ni trop mangé ; elle fait son métier de fille sans enthousiasme, trichant le plus qu’elle peut le client sur la marchandise. Elle les trouve tous « assommans. » Si on lui permettait seulement d’aller se coucher ! .. La scène est complétée par deux musiciens aveugles et par une petite fille qui Chante des obscénités d’un air timide et effrayé.

Les millions vont vite quand on soupe à la Rose. Dès le tableau suivant, nous voyons Rakewell arrêté sur la plainte de ses créanciers. Pour réparer sa fortune, il se vend à une vieille fille en quête d’un jeune mari et nous sommes invités à la bénédiction nuptiale. Triste union, encore plus triste que celle du Mariage à la mode ! L’église où elle se célèbre est celle de Marylebone, située aujourd’hui au centre d’un quartier populeux, alors en pleine campagne. Elle est nue, cette église, malpropre et délabrée ; les tablettes de marbre sont fendues, les murs se lézardent, le pavé s’émiette. Le vicaire est en ruines comme son église. Ses lunettes menacent de tomber sur son livre de prières et sa tête décrépite s’incline comme pour les suivre. Près de lui, un clerc, moitié patelin, moitié égrillard, doit glapir les répons d’une voix aiguë qui contraste avec le marmottement indistinct du ministre. Quant à. la mariée, c’est bien certainement une des figures que Hogarth a le plus patiemment et le plus ingénieusement composées, par une accumulation de détails comiques ou profonds. Fardée à faire peur, sanglée à faire pitié, écrasée de bijoux, parée à ce point qu’il n’y a plus de place sur sa robe pour un ruban ni sur sa tête pour une épingle, sa toilette insensée, de laide qu’elle était, la rend hideuse ; elle n’a pas soixante ans, elle en a cent, et son air triomphal l’achève. Quant à Rakewell, il s’est fait une de ces têtes d’homme du monde qui permettent de traverser décemment les situations les plus ridicules et de porter haut toutes les hontes. Par-dessus la tête empapilloté et branlante de la mariée, son regard glisse et va se reposer sur la jolie femme de chambre qui sert de demoiselle d’honneur à sa maîtresse. L’assistance se compose des deux chiens favoris de la vieille et d’un petit mendiant qui fait l’officieux pour obtenir un penny. Dans le bas-côté, on aperçoit une femme qui s’avance, menaçante, malgré les efforts du bedeau : c’est la mégère du premier acte, traînant après elle sa fille, qui porte un enfant dans les bras. On pressent qu’un esclandre tragi-comique va troubler cette belle cérémonie.

Si nous pouvions avoir quelques doutes sur l’emploi que Rakewell entend faire des guinées de sa femme, nous serions fixés lorsque nous le retrouvons à la maison de jeu. Il y aurait une longue étude à faire sur cette scène, où les intentions abondent, mais on oublie les détails en regardant la figure principale. Est-ce bien Rakewell qui se dresse ainsi devant nous, le bras levé pour frapper un ennemi insaisissable, la bouche démesurément ouverte pour lancer une malédiction dans laquelle se concentrent toutes les passions humaines ? Il est méconnaissable, parce que Hogarth l’a voulu ainsi. De même que Tom Idle, à cent mètres du gibet, n’est plus Tom Idle, Rakewell, bouleversé par la rage délirante du décavé, n’est plus Rakewell. De fureur, il a jeté sa perruque. La façon dont il se renverse en arrière fait fuir et disparaître le front, siège de l’intelligence et des pensées nobles, tandis que la mâchoire fait saillie, convulsée par un rictus farouche. Le froid égoïste, le viveur de bon ton, ont fait place à un fauve déchaîné ; c’est le carnassier qui se réveille dans l’homme, c’est le tigre qui se lève.

Les deux derniers tableaux nous transportent, avec Rakewell, d’abord à la prison pour dettes, ensuite à la maison de fous, où le malheureux expire dans un accès de délire furieux. Jusque dans ces affreux asiles, sa maîtresse le cherche pour le consoler, et sa femme le poursuit pour le maudire. Tout le monde reconnaît que la dernière scène, faute de temps ou faute de soin, n’a pas donné ce qu’on devait attendre de Hogarth en un pareil sujet. La prison contient d’amusans épisodes, entre autres celui du débiteur insolvable, qui ne peut se libérer de quelques shillings, et qui a trouvé un moyen infaillible de payer les dettes de l’état. Mais des détails de cette nature sont-ils à leur place dans l’avant-dernière scène d’un drame ? Une faute plus grave est de faire composer à Rakewell, dans sa prison, des pièces de théâtre que les directeurs refusent de jouer. Le bohème littéraire est un type, le mondain dépravé en est un autre. En les confondant, — ne fût-ce qu’une minute, — Hogarth a troublé la netteté de l’image qu’il présentait aux spectateurs.

Nous n’aurons même pas cette légère critique à adresser à l’Histoire de la courtisane, dont la logique est irréprochable autant que douloureuse, et dont le dénoûment porte l’émotion à son apogée. Le coche d’York vient de faire son entrée dans la cour de la Cloche ; scène bien vulgaire en 1730, mais qui prend un intérêt rétrospectif aujourd’hui que les gares modernes ont transformé la physionomie du départ et de l’arrivée. Deux voyageurs descendent du coche, un clergyman de campagne et sa fille. Le père, — un digne confrère du vicaire de Wakefield, — est fort occupé à reconnaître sa malle, petite caisse modeste mais solide, noire avec des clous dorés, qui dessinent des initiales sur le couvercle, une de ces caisses comme la province en fabriquait encore il y a cinquante ans. L’honnête ministre a sans doute quitté son pauvre presbytère pour venir solliciter à Londres. On sent que ce voyage est pour lui une grande affaire. Pendant qu’il se débat, s’oriente, se renseigne, la petite demoiselle, un peu interdite, reçoit les civilités d’une vieille dame, qui, à en juger par sa mise, doit être une personne de qualité. Elle entre en propos par quelques complimens toujours bien accueillis d’une jeune fille. Le père y sera pris tout autant qu’elle, car il n’est guère moins naïf que son enfant. Que la vieille dame propose de prendre la jeune fille avec elle comme demoiselle de compagnie, et les pauvres-gens ne croiront pouvoir assez remercier leur bienfaitrice. Le vicaire, enchanté d’avoir placé sa fille chez une personne aussi distinguée, prend congé d’elle avec cette double recommandation : « Fais ce que te dira cette dame, et aie soin de la malle. »

Hogarth, cependant, ne veut pas que nous y soyons trompés. Un je ne sais quoi de faux dans le sourire de la matrone, un je ne sais quoi d’invraisemblable, d’insolite et d’emprunté dans sa toilette nous avertit qu’elle est, non pas habillée, mais déguisée en femme du monde. Les clés de Hogarth mettent un nom sous cette vilaine figure : c’est maman Needham, une procureuse célèbre. A quelques pas se tient le colonel Gbarteris, un vieux libertin en quête de primeurs. C’est lui qui fait les frais de la comédie, mais c’est à son profit qu’elle se donne. Aussi en suit-il le progrès avec un intérêt très vif. Il jouit, par avance, de cette rougeur, de ces paupières baissées, de cette charmante gaucherie…

Au second tableau, les choses ont bien changé. C’est au romancier qu’il appartient de nous raconter la métamorphose, — souvent bien rapide, — de la vierge en courtisane ; le peintre ne peut qu’enregistrer le fait accompli. Voici donc Kate dans toute la splendeur des filles entretenues. De plus, elle est déjà entrée dans l’esprit de son nouveau rôle, puisqu’elle est impertinente, fantasque et infidèle. Ne cherchez point Charteris, vous ne le trouveriez plus. Il est loin : depuis la dernière rencontre, il est allé plus d’une fois attendre le coche d’York. Pendant qu’une camériste intelligente reconduit prestement « l’amant aux bouquets, » Kate fait une scène à l’amant en titre, qui la regarde d’un air humble et navré. Il appartient à la nombreuse famille de ceux qu’un auteur dramatique de notre temps a baptisés les jocrisses de l’amour. Quant à elle, elle n’est même pas en colère : c’est une diversion, un jeu joué ; sa figure n’exprime rien qu’une dédaigneuse maussaderie. Du bout de sa mule, elle renverse l’élégante petite table qui porte son déjeuner. Plateau de laque et théière du Japon, tout va se briser. Qu’importe ! Son métier n’est-il pas de gaspiller et de détruire ?

Entre le second et le troisième tableau, nouvelle transformation, nouvelle étape. Kate, tombée à la galanterie au jour le jour, a cherché refuge dans une chambre banale de Drury-lane. Elle vient de se réveiller. Heure délicieusement gaie dans la vie des ménages honnêtes et des gens de labeur ! Heure ineffablement lugubre et désolée, dans l’existence de la courtisane I C’est le moment où elle est laide, où sa chambre est affreuse. Si le jour y pénètre, c’est en ennemi, pour lui montrer le dénûment de tout ce qui l’entoure, et ses traits plombés dans le morceau de glace cassée qui lui sert de miroir. Son lit, sur lequel elle est assise, — un fouillis de choses chiffonnées, — éveille non l’idée du plaisir, mais l’idée du désordre. A quelques pas, une bouteille de gin vide. Une vieille femme malpropre sert à Kate son thé dans un pot de terre. N’oublions pas les deux petits cadres accrochés près de la tête du lit et qui ont déjà dû s’épingler dans plus d’un mur graisseux. Cependant la porte s’ouvre et livre passage à un personnage dont les traits expriment, avec l’austérité puritaine, l’entêtement inflexible de l’homme à principes : c’est Gonson le magistrat, qui fait si rude guerre aux prostituées. Plusieurs constables le suivent. Un des hôtes nocturnes de Kate a laissé entre ses mains une montre volée ; elle va donc être arrêtée comme receleuse et comme complice.

Maintenant elle pénètre dans la salle commune de Bridewell. Si le ciel triomphe pour un pécheur qui se repent, il est probable que l’enfer est en joie lorsqu’un juste succombe, ou que la ruine d’une âme en perdition est définitivement consommée. Ainsi l’a compris Milton, ainsi l’entend Hogarth. Bridewell retentit donc, à la vue de Kate, de sauvages hurlemens. La jeune femme parait effrayée de ce bruyant accueil. Ici, elle n’est encore qu’une débutante ; aussi retrouve-t-elle, en mettant le pied dans cette horrible réunion, quelque chose de l’air novice et ingénu du premier acte. La prison achève la dégradation de Kate. Reste l’expiation finale, l’agonie dans un grenier. L’enfant, un blondin de quatre à cinq ans, aux cheveux bouclés, joue sur le premier plan. Une garde, envoyée par quelque institution charitable, donne ses soins à la mourante. Expirera-t-elle, du moins, en paix ? Non, car la vieille femme du troisième tableau a reparu, escortée d’un charlatan. Sous prétexte de dévouement à son ancienne maîtresse, elle se dispose à fouiller dans la malle de Kate, où elle espère découvrir une jupe de soie ou une bague oubliée. Cette malle, nous la reconnaissons ; nous l’avons vue descendre du coche d’York. La pauvre fille, qui a dissipé tant de trésors, a gardé la petite malle noire aux clous dorés. L’a-t-elle gardée, ou, plutôt, la malle ne s’est-elle pas attachée à elle avec la ténacité de ces humbles choses que nous retrouvons à travers tous les bouleversemens de notre vie ? Nous ne tenons pas à elles, mais elles tiennent à nous. Fragiles, elles survivent à tout ce qui semble fait pour durer. En vain nous chercherions à les perdre, elles reviennent avec la sûreté de l’instinct et la fidélité de l’affection.

L’action est terminée ; il a plu à Hogarth d’y ajouter un épilogue. C’est une fantaisie ; elle nous charme, elle nous pénètre d’autant plus que les fantaisies sont rares dans l’œuvre de cet artiste raisonnable. Il nous a fait voir, ou plutôt entrevoir Kate dans son cercueil. Autour de ce cercueil encore béant, il a groupé tous les types de la profession, depuis celles qui en sont la poésie et la fleur jusqu’à celles qui en sont l’inexprimable dégoût, depuis la novice qui songe encore à sa poupée jusqu’aux entremetteuses chevronnées. Même parmi celles-ci, que de physionomies diverses ! Le Bec à corbin, tanné, cuivré, basané, semble un invalide de Greenwich ou de Chelsea, déguisé en femme ; une autre, monstrueusement adipeuse, s’engloutit dans ses trois mentons. Toutes, émues ou indifférentes, se sont composé une figure, comme elles se sont fagoté une toilette, pour la circonstance. La bonne, qui veut faire décemment les choses, s’est procuré un ecclésiastique ; elle s’est procuré aussi une bouteille de porto, avec un plateau et des verres, et, ma foi, comme il n’y a pas de table, elle a posé le plateau aux rafraichissemens sur le cercueil entr’ouvert. L’enfant, que tout ce mouvement amuse, continue à jouer, comme à la scène précédente. Une des jeunes femmes cependant s’est penchée vers Kate, dont la blanche figure éclaire la sienne d’un faux jour blafard. Une larme tremble au bord de ses yeux, retenue par ses longs cils. Pleure-t-elle sur la morte ou sur elle-même ? « Voilà, songe-t-elle sans doute, voilà comment nous finissons ! »


V

Le portrait que Hogarth a fait de lui-même et qu’on place, d’ordinaire, en tête de ses œuvres, le représente entre cinquante et soixante ans. Les signes du déclin y sont déjà visibles. Si la bouche n’était point dégarnie de ses dents, les lèvres ne disparaîtraient pas dans le mouvement qu’il fait pour les serrer l’une contre l’autre, mouvement familier aux personnes dont les passions sont vives et médiocrement bienveillantes. Hogarth a voulu qu’on reconnût en lui, au premier regard, un railleur ; on reconnaît, de plus, un homme fier et quelque peu irascible, plus enclin à se moquer des autres qu’à supporter lui-même la moquerie. Auprès de lui apparaît Pug, le fidèle bouledogue. Le maître et le chien ont un air de famille ; même droiture, même entêtement, même courage et même instinct de la bataille. Avec le bœuf, dont il fait sa principale nourriture et dont il semble s’assimiler à la longue la robuste et patiente énergie, le bouledogue complète l’animalité du grand artiste.

À cette époque, il était « arrivé. » II possédait maison de ville et maison de campagne, et c’est dans son propre carrosse que Mrs Hogarth se rendait de Leicester-Fields à Chiswick. William allait bientôt être nommé peintre ordinaire du roi. Avec les honneurs et les années revenaient des ambitions que, plus jeune, il avait prudemment dédaignées. Il y a, dans les arts comme dans les lettres, une fausse respectabilité qui s’attache non pas au talent qu’on déploie, mais au genre dans lequel on l’exerce. Hogarth a été, comme bien d’autres, dupe de cette erreur : de là ses essais malheureux et tardifs pour atteindre à la grande peinture. Nous n’insisterons ni sur les infortunes légendaires de sa Sigismonde, ni sur la fantaisie qui le prit, à cinquante ans, de se faire auteur en publiant l’Analyse du Beau. Ces tentatives, dans différens domaines qui n’étaient pas le sien, lui valurent des critiques acerbes et de cruelles railleries. On caricatura le grand caricaturiste, qui ripostait, de son mieux, mais n’osait se plaindre :


:Quis tulerit Gracchos de seditione quærontes ?


Mais c’est surtout la politique qui devait troubler, nous pourrions dire abréger les derniers jours de l’artiste. Pendant la première partie de sa carrière, il s’était assez heureusement soustrait à l’action malfaisante de cette grande ennemie de l’art et de la littérature ; il lui avait même dû quelques succès. Ses caricatures sur les élections de 1748, aussi confuses que ces élections elles-mêmes, lui avaient fait peu d’ennemis, parce que le public refusait de se passionner pour les misérables querelles de personnes, alors en jeu dans les combats parlementaires. En 1745, Hogarth avait irrité le roi en caricaturant ses grenadiers, dans sa fameuse Marche sur Finchley ; mais le roi avait pardonné puisque, peu d’années après, l’artiste coupable devenait son peintre ordinaire. Enfin, il s’était fait applaudir de tous les partis et de toutes les classes en chatouillant l’amour-propre national par des dessins patriotiques et satiriques contre la France et les Français.

Cette animosité nous semble toute naturelle. Les Anglais, aujourd’hui nos amis jaloux, étaient alors nos ennemis acharnés. Depuis la ligue d’Augsbourg jusqu’aux traités de 1815, on compte, entre les deux pays, sept grandes guerres qui donnent ensemble un formidable total de plus de cinquante années d’hostilités ouvertes. Les paix ne sont que des trêves ; toutes sont suivies d’un redoublement de haine. L’Anglais n’est jamais satisfait des traités que signe pour lui son gouvernement. Vainqueur, il est insatiable d’avantages ; vaincu, il voudrait combattre encore. De là une mauvaise humeur qui va croissant jusqu’à ce qu’une nouvelle guerre éclate. En attendant, on emploie les loisirs d’une paix forcée à calomnier, à couvrir de ridicule les ennemis de la veille et du lendemain : il est si doux de pouvoir mépriser ce qu’on déteste !

Les échantillons de notre nation que les Anglais avaient constamment sous les yeux n’étaient point faits, il faut en convenir, pour leur en inspirer le respect. Il y avait alors à Londres deux colonies françaises parfaitement distinctes, habitant deux quartiers séparés, Spitalfields et « la petite France. » Spitalfields, c’était le quartier huguenot, peuplé par les proscrits de 1685, un petit monde à part, une ville de province d’il y a deux cents ans, transportée au milieu de Londres avec ses prétentions de castes, ses rivalités de toilettes, sa froide étiquette et ses vices cachés. Le dimanche, après l’office, on échangeait force révérences et quelques œillades, en promenant par la main des enfans tellement parés que les pauvres petits êtres n’avaient plus la liberté de leurs mouvemens. Qu’on ne croie pas qu’en ce moment nous nous éloignions de Hogarth ; nous n’en avons jamais été plus près : car c’est d’après lui que nous peignons ce tableau peu bienveillant. Du moins, à Spitalfields, règne le travail. La « petite France » ne connaît que la paresse et les métiers inavouables. Le matin, on voit paraître aux lucarnes des greniers de Leicesterfields, de Covent-Garden, de Greek-street, de Castle-street, des figures hâves et pointues, coiffées d’un bonnet rouge ; leurs mentons bleus et leurs joues creuses accusent un jeûne de vingt-quatre heures et une barbe de trois jours. Ce sont des aventuriers français fraîchement débarqués et qui n’ont pas encore eu le temps de s’engraisser aux dépens d’Albion. Les jours de fête, ces mêmes personnages se pavaneront sur le Mall, riant très fort et parlant très haut ; ils porteront des perruques énormes, des manchettes exorbitantes et l’épée en verrouil. De quoi vivent ces gens ? On peut répondre d’un mot : ils vivent des vices de la classe riche.

Ainsi nous étions déjà les corrupteurs de l’Europe. Une caricature contemporaine de Hogarth symbolise la France sous la forme d’une femme légère ; elle tire de son sac toutes les séductions dont elle dispose, des baladines, des joueurs de flûte et de violon, des valets de chambre, des coiffeurs et des cuisiniers. C’est surtout sur le chapitre de la cuisine que les Anglais étaient nos tributaires et désespéraient d’apprendre à se passer de nous. Le duc de Newcastle avait un cuisinier français presque aussi fameux en son temps que Taillevant ou Vatel, Sophie ou Trompette. Au commencement de la guerre de la succession d’Autriche, on expulsa nos compatriotes et le chef de Newcastle faillit partager leur sort. Une caricature montre le duc tendant les bras vers son ami : « Si tu t’en vas, s’écrie-t-il, je mourrai de faim ! » Comme lui, toute l’aristocratie frémissait à l’idée d’être coupée de Paris et de Versailles, privée de ses communications avec les modèles du bon ton, avec les marchandes de gants, de plumes, de poudre et de corsets, avec les virtuoses de la coiffure et les dieux du fourneau. « Périssent plutôt les colonies américaines ! Que sont quelques millions d’acres de terres incultes et glacées au prix de toutes les choses délicieuses que Paris nous envoie ! » Une gravure de 1756 représente Madame Britannia fagotée à la française, Newcastle avec ses acolytes, Fox, Anson. Hardwicke préside à cette toilette exotique sous le costume d’une soubrette : « Mais je ne puis pas remuer les bras ! s’écrie Britannia. — Madame ne peut pas remuer les bras ? riposte l’impertinente femme de chambre. Et pourquoi donc madame remuerait-elle les bras, puisque madame n’a rien à faire ? »

Outre le valet de chambre et le tailleur, le parfumeur et le cuisinier, un article d’importation française également très recherché, était « l’abbé. » Sans regarder à la différence de religion, — si tant est que « l’abbé » en eût une, — on le chargeait d’accompagner dans son tour d’Europe un jeune homme riche, dont l’éducation, en apparence terminée, n’avait plus que ce complément à recevoir. Le fils d’une fruitière de la rue Saint-Antoine ou d’un portefaix du port Saint-Nicolas, élevé par charité dans un collège de jésuites ou d’oratoriens, après avoir eu sa tragédie refusée ou sifflée au Théâtre-Français, venait enseigner le « je ne sçays quoy » de la politesse et de l’élégance à un rustre de haute naissance, dont il devenait le gouverneur et l’esclave. On appelait cet abbé d’un nom significatif, un gardeur d’ours. Le jeune homme, vraie brute démuselée, se ruait à travers tous les plaisirs de la France et de l’Italie, y entraînant avec lui son cornac.

Mais c’est à nos danseuses qu’était réservé l’accueil le plus enthousiaste. Dans un dessin que nous avons sous les yeux, une dame de haut rang reçoit dans ses bras une artiste française pendant qu’un nègre à turban se moque de cette effusion d’amitié. Lui demande-t-elle de lui apprendre ces grâces molles dont les compatriotes de la Guimard et de la Duthé croyaient posséder le secret ? Ou cet enlacement étrange doit-il suggérer quelque chose de pire ? Quoi qu’il en soit, à cet engouement des hautes classes correspondait un sentiment tout opposé, mais aussi vif chez les classes inférieures, et ce sentiment s’exaspéra aux approches de la guerre de 1756. Garrick, alors directeur de Drury-lane, en fît la désagréable expérience. Il avait préparé à grands frais une pièce à spectacle où figuraient des danseuses parisiennes. Le parterre les hua, et les loges prirent leur défense. Un jour que la canaille était en nombre, elle eut le dessus. Boiseries, lustres, décorations, elle détruisit tout ce qu’elle pouvait détruire et ne laissa subsister de Drury-lane que les quatre murs. Ce fut la première victoire des Anglais dans la guerre de sept ans.

Il faut s’attendre à trouver Hogarth animé de ces sentimens. Chez ses concitoyens, la gallophobie est l’état normal ; c’est le cosmopolitisme qui est la maladie. Or notre artiste était sain de corps et d’esprit. Le premier objet qui eût éveillé, chez Hogarth enfant, l’idée du ridicule, était probablement le mounseer de Leicester-fields, le pauvre aventurier français mourant de faim et prêt à tout, comme le Grœculus esuriens, du satirique latin. Plus tard, la nécessité d’appeler à son aide des graveurs français, et le sentiment de jalousie, peu déguisée, qu’il nourrissait contre plusieurs confrères de cette nationalité, notamment contre Liotard, fortifièrent cette disposition malveillante. Une aventure personnelle y mit le comble.

Dans le moment même où se négociait la paix d’Aix-la-Chapelle, Hogarth vint en France et séjourna pendant quelque temps à Calais. Il allait, se répandant en propos blessans contre le peuple au milieu duquel il se trouvait. Un de ses compatriotes, qui l’exhortait à plus de prudence, ne reçut en retour de ce conseil que des railleries sur sa propre lâcheté. Hogarth n’était pas, cependant, aussi brave qu’il pensait l’être, puisque personne ne comprenait un mot de ses rodomontades. Mais, un jour qu’il dessinait une des portes de la ville, on l’arrêta comme espion, et on le conduisit au commandant de place. Cet officier lui expliqua, avec cette politesse qui caractérisait les gentilshommes d’autrefois, qu’il aurait eu le regret infini de pendre ou de fusiller M. Hogarth si la paix n’eût été signée à point nommé pour lui sauver la vie. On se contenta donc de mettre l’artiste en prison dans sa chambre, sous la garde de son propriétaire, jusqu’au jour où on le renvoya en Angleterre, sans avoir songé, parait-il, à confisquer son esquisse. Hogarth la publia en guise de vengeance.

Au fond, on apercevait la porte traditionnelle qui donne accès dans toutes les villes fortes, avec sa longue voûte sombre, son pont-levis et sa herse. Près de cette porte, deux ou trois soldats faméliques, et une sentinelle, douée de cette raideur automatique que nous attribuons aux Prussiens dans nos caricatures. Un moine mendiant, informe d’obésité, un petit pâtissier dont la malpropreté inspire des préventions défavorables en ce qui touche sa marchandise, quelques commères, et enfin un couple, en quête d’un angle du glacis qui soit à l’abri, non des boulets, mais des regards : voilà, en quelques mots, la « Porte de Calais, » et voilà, — dans l’intention vengeresse de Hogarth, — la France en abrégé, avec son militarisme exagéré, ses superstitions idolâtriques, sa gourmandise malsaine et ses mœurs libertines. A tous ces personnages, qui symbolisent de si vilains défauts, l’artiste anglais a libéralement accordé le fonds dont il est le plus riche, la laideur.

Quelques années après, eh 1756, Hogarth publiait deux dessins sous ce titre collectif : l’Invasion. L’un montrait les Français se disposant à envahir la Grande-Bretagne, et l’autre, les Anglais se préparant à leur résister. D’un côté, on voit des gars solides et bien nourris, qui viennent s’enrôler avec enthousiasme, à ce point qu’un petit paysan se hausse pour atteindre au niveau de la toise. Plus lois, on instruit déjà les recrues, et le duc de Cumberland, monté sur un magnifique cheval blanc, est prêt à les passer en revue. Les soldats français, au contraire, font peine à voir, tant ils semblent exténués. On les nourrit, paraît-il, de soupes maigres et de crapauds rôtis. Il est vrai que leurs officiers leur promettent « le bon bier et le bon beuf de John Bull (sic), » mais John Bull défendra chèrement son bœuf et sa bière. Il n’y a de gras, en France, que les prêtres. Ces suppôts du fanatisme espèrent bien apporter la dîme et la messe de l’autre côté du détroit, à la suite des armées victorieuses ; ils aiguisent déjà la hache de la future inquisition… Pour répandre dans le public des notions si utiles et si exactes, le patriotisme de Hogarth ne regarda à aucun sacrifice. Les deux gravures de l’invasion furent mises en vente à un shilling la pièce : le plus bas prix auquel il fût possible de descendre en conservant un honnête bénéfice.

C’étaient là de faciles succès. Hogarth se flatta de réussir de même, en s’attaquant aux questions de politique intérieure. Lorsque les tories arrivèrent au pouvoir avec lord Bute, dans les premiers jours du règne de George III, l’artiste crut devoir à ses opinions comme à ses amitiés, de prendre publiquement la défense du ministère, contre lequel se déchaînait une véritable tempête d’impopularité. Il publia sous ce titre : l’Époque (Times), un dessin qui devait être suivi de plusieurs autres, puisqu’il portait le n° 1. On y voyait Pitt et son beau-frère mettant le feu aux quatre coins de l’Europe, tandis que lord Bute éteignait l’incendie. Le bruyant insuccès de cette caricature détermina Hogarth à abandonner la série commencée. Il changea de tactique. Il venait d’attaquer, dans Pitt, ce qu’il y avait de plus grand au sein du parti libéral ; il s’en prit alors à ce qu’il y avait de plus vil dans ce même parti, à Wilkes.

On nous assure que l’artiste et le journaliste avaient entretenu jusque-là des relations « amicales. » Qu’y avait-il de commun entre le consciencieux négociant de Leicester-Fields, et Wilkes, le banqueroutier ? Entre le dévoué mari de Jane Thornhill et l’homme qui avait essayé de spolier sa femme ? Entre l’honnête auteur du Rak’s progress, et l’impur auteur de l’Essay on Woman ? Entre le bourgeois qui n’a connu d’autre excès qu’un pot de bière de trop, vidé en compagnie de ses vieux camarades de jeunesse, et le complice de ces fêtes infâmes où Dashwood et Savile parodiaient les cérémonies de la religion, avec des raffinemens d’impudeur et des frénésies bestiales à étonner l’Arétin, et à faire rêver le marquis de Sade ? Hogarth et Wilkes se voyaient, cela est clair : on ne prouvera jamais qu’ils fussent amis. Lorsque Wilkes fut instruit de la prochaine publication d’un dessin de Hogarth en faveur du ministre, il le supplia de renoncer à son projet. Probablement, il entremêla ses prières de quelques menaces. Ni les unes ni les autres n’affectèrent Hogarth, et la caricature parut. Il était dangereux de provoquer Wilkes : c’était un maître d’escrime qui ne connaissait que les mauvais coups. Dès la semaine suivante, son journal, le North Briton, contenait un article où les faiblesses, les infirmités de Hogarth, ses amis, sa femme, tous les détails de son intérieur, tout ce qui constitue la vie privée, tout ce qu’on cache, par pudeur ou par crainte du ridicule, avec plus de soin qu’on ne cache une faute, tout cela était longuement, brutalement, méchamment dévoilé au public.

Hogarth s’avisa d’une vengeance très simple : il fit le portrait de Wilkes. C’était au cours du retentissant procès que le gouvernement intenta au journaliste à propos du quarante-cinquième numéro du North Briton. Dans un coin de cette vaste salle, au milieu de cette foule frémissante, l’artiste était assis, étudiant son ennemi, ne perdant ni un clignement d’yeux sarcastique, ni une grimace provocante, ni un sourire de défi, ni un dédaigneux haussement d’épaules ; au besoin, aidant sa mémoire de quelques coups de crayon, en guise de notes. Le procès se termina par un acquittement triomphal, mais la joie du démagogue fut quelque peu gâtée par l’apparition de son portrait. Portrait cruel, mais vrai : il est des gens qu’il suffit de peindre pour les diffamer. Les yeux louches disaient les voies tortueuses par lesquelles cet homme avait rampé au succès ; les grosses lèvres, baveuses et sensuelles, trahissaient le rhéteur et le libertin ; enfin, sur cette face vulgaire, impudente et fausse, Hogarth avait écrit lisiblement toutes les ambitions et tous les vices de ce Mirabeau sans éloquence et sans générosité.

Ce fut au tour des démocrates de se plaindre. Churchill le satirique, — une gloire aujourd’hui éclipsée et justement éclipsée, — vint au secours de son ami Wilkes. Comme il avait « flétri » Garrick, il prétendit « flétrir » Hogarth. Il lui adressa une épître indignée où il affectait de grands airs, et forçait le ton jusqu’à promettre à l’artiste coupable d’avoir reproduit le tribun dans toute sa laideur, a grave of shame, un tombeau d’infamie !

Jeune, Hogarth n’eût fait que rire d’une telle parole. Mais, aux mélancoliques approches du départ, ces choses sont douloureuses à entendre et font tressaillir celui auquel elles s’adressent jusque dans ses fibres les plus intimes. Un tombeau d’infamie ! à lui qui avait toujours vécu et travaillé pour le bien ! Il révisa son œuvre tout entière comme s’il eût voulu la prendre à témoin. Il avait déjà gravé, pour lui servir de frontispice, sa propre image, où il se montrait à la postérité escorté du fidèle Pug. Il voulut fournir aussi le morceau final, ce que les graveurs anglais appellent the tail piece. Un soir, dans un joyeux dîner, on l’interrogeait sur ses projets. « Le tableau que je vais peindre, dit-il, sera la Fin de tout. — Celle du peintre aussi ? demanda une jeune dame en riant. » Hogarth s’inclina gravement. — « Celle du peintre aussi, répondit-il avec solennité. Bientôt le tableau, ainsi annoncé, fut soumis au public. On y voyait une bouteille brisée, un miroir étoile, une cloche fêlée, un mousquet éclaté, un vaisseau naufragé, un gibet qui s’écroule, et dont la chaîne rompue a laissé échapper son pendu ; une auberge en ruinés avec cette enseigne : A la Fin du monde ; un manuscrit dramatique ouvert à la dernière page où se lit la mention : Exeunt omnes. La faux et le sablier de Saturne sont cassés et le vieux bonhomme tient entre ses dents une pipe dont la dernière bouffée vient de s’envoler. Dans les nuages, les chevaux du soleil sont morts de froid, et le char d’Apollon s’est arrêté. Sur un parchemin à demi déroulé, on déchiffre un arrêt de la chancellerie, qui met l’univers en liquidation ; la nature a déposé son bilan… Un peu plus bas, une palette brisée : c’est la signature ou, si l’on veut, l’adieu du peintre. Un mois après, — c’était le 25 avril 1764, — il expirait dans les bras de Jane Hogarth.

Hogarth n’est pas descendu dans ce tombeau d’infamie que Churchill promettait aux autres et se creusait à lui-même : loin de là, la gloire du peintre n’a cessé de grandir. On a oublié Sigismonde et ses mésaventures, la poussière recouvre l’Analyse de la beauté et les caricatures qui l’ont raillée ; mais tout le monde connaît, tout le monde admire, tout le monde cite le Mariage à la mode, les Deux Apprentis, l’Histoire du libertin et l’Histoire de la courtisane. On parle couramment du « génie » de Hogarth. Nous nous sommes gardé, quant à nous, d’appliquer ce mot à un homme dont les qualités maîtresses ont été la patience, l’observation, le jugement et la réflexion. Nous ne l’appelons pas un artiste de génie. Était-ce un artiste, dans le sens où l’entendent nos contemporains, ce probe et pointilleux commerçant qui poursuivait, avec une âpreté digne de Pug, créanciers et contrefacteurs, et obtenait du parlement une loi spéciale pour la protection de sa propriété artistique, l’homme dont le dernier mot a sa femme, en mourant, a été : « Surtout, ne vends pas Sigismonde moins de 600 livres ! » Était-ce un artiste, ce travailleur régulier qui donnait à l’art les heures claires et fraîches du matin, et qui produisait sans café et sans névrose, sans vagabondages nocturnes ni maîtresses orageuses ? Hogarth, — avons-nous dit, — était un composé du bœuf et du bouledogue, et l’artiste est un singe ailé. Nature sans délicatesse mais sans violence, il n’a jamais connu les soubresauts, les abattemens, les intermittences, les brusques essors, suivis de lourdes chutes et de longues inerties ou l’artiste s’engourdit, lorsqu’il s’est enivré de lui-même, lorsqu’il a fait une orgie de puissance créatrice. Hogarth, lui, n’a rien créé ; il n’a pas eu dans sa vie un quart d’heure d’inspiration ni de caprice. L’imagination est nulle en lui : elle ne lui a pas fourni un type, une attitude, un mouvement, un seul effet. Rien, dans son œuvre, qui ne sorte de ses cartons, et rien dans ses cartons qui n’ait été copié d’après le modèle vivant. Il a tout juste assez d’invention pour mettre en scène ses personnages ; il ne compose pas, il dispose ; il groupe des portraits en vue d’une intention morale à faire ressortir ; il collectionne des types qui expriment, par une gamme descendante, la dégradation du type général. Compilateur de faits psychologiques, voilà sa véritable profession. Il est, et doit rester pour nous un homme de talent, au second rang parmi les moralistes, au troisième parmi les dessinateurs. Comme peintre, il ne peut être classé. Comme graveur, il faudrait, pour le juger sérieusement, une compétence spéciale qui ne nous appartient pas.

Sa célébrité ne serait-elle donc qu’une affaire de mode ? Non : les engouemens ne survivent pas cent vingt ans à celui qui en a été l’objet. Il n’y a point de réputations usurpées, comme voudraient le faire croire les paresseux et les mécontens de la république littéraire et artistique. Tout succès a sa cause : c’est affaire au critique de l’expliquer, non de le nier. Celui de Hogarth, parmi nous, tient à ce qu’û a été le précurseur d’une école dont le triomphe est aujourd’hui à peu près complet. A une époque où l’école classique tirait à sa fin et où les romantiques s’annonçaient à peine, il a été exclusivement et franchement réaliste, moins par vocation que par nécessité. Comme la faculté d’idéaliser lui était refusée, il a cru que l’idéal était un mot et l’idéalisme une formule. Or, c’est par millions que l’on compte ceux qui sont conduits par les mêmes voies aux mêmes conclusions. Quoi d’étonnant s’ils révèrent celui qui, avant eux et comme eux, a pris son impuissance pour une mission et ses ignorances pour autant de découvertes ? Bien des génies, depuis que l’humanité rêve, pense et produit, sont demeurés des accidens et n’ont point porté fruit : tandis que les boutures de Hogarth encombrent toutes les pépinières de l’art. Le dessinateur anglais a eu le sort de ces portraits de famille, longtemps dédaignés, que la vanité remet à la mode et fait redescendre du grenier au salon. Pour les parvenus du réalisme, Hogarth est un ancêtre.


AUGUSTIN FILON.

  1. Mariage à la mode, scène IV.
  2. Les Goûts du grand monde.