La Capucinière, ou le bijou enlevé à la course/03

Chez les Marchands de Nouveautés (p. Pl.-39).


Chant 3. Pl. IV.
Les Plaisirs de l’ancien régime, et de tous les âges, Illustration.
Les Plaisirs de l’ancien régime, et de tous les âges, Illustration.
Le bouchon part, et, sur sa tête nue,
On vit couler la liqueur à foison.




CHANT TROISIÈME.


Corrigez-vous, Muse, corrigez-vous ;
Au nom de Dieu, prenez plus d’équilibre ;
Dans vos discours, vous êtes par trop libre.
On en murmure ; et les sots en courroux,
Jurent déjà qu’ils me feront occire.
A quoi sert-il de les désespérer ?
Ignorez-vous que pour avoir fait rire,
Plus d’une muse est réduite à pleurer ?
Eh ! que vous font ces animaux vulgaires ?
A la bonne heure, on peut s’en amuser ;
Mais gardez-vous de les scandaliser
En plaisantant du culte de nos pères.
Tout dans ce monde a son utilité.
Laissez en paix leur sainte trinité :
On sait fort bien qu’un si plaisant mystère
Est tout au moins une folle chimère.
Laissez en paix et leur Vierge-maman,
Et Saint-François et Saint-Pierre et Saint-Jean.

N’avons-nous pas d’autres sujets de rire ?
Et puis, voyons à quoi mène d’écrire
Ce que maint autre écrirait mieux que nous ?
Oui, je le sais, ce passe-temps est doux ;
Mais puisqu’enfin on y trouve à redire,
Corrigez-vous, Muse, corrigez-vous.
Quittez, quittez cette Capucinière
Qui déshonore à la fois vos pinceaux,
Et fait crier les prêtres et les sots.
Venez, qu’Amour nous conduise à Cythère.
C’est aujourd’hui la fête de sa mère ;
Tous les plaisirs vont voler en ces lieux,
Et vous pourrez y célébrer mes feux ;
J’y veux aussi conduire ma bergère. »

C’était ainsi que, tremblant pour mes jours,
Je suppliais ma muse trop hardie
De ménager un peu plus ses discours,
Et de me suivre en cette île chérie,
Où, se livrant sans contrainte aux amours,
Du peuple sot, on brave la furie.
Soins superflus… Je ne pus rien gagner.

Ah ! Puisqu’ainsi la cruelle s’obstine
A me vouloir conduire à ma ruine,
Bongré, malgré, je dois m’y résigner.
Hâtons-nous donc de reprendre une histoire
Que bien des gens ne voudront jamais croire,
Et c’est pourtant la pure vérité.

Quand notre Saint quitta le monastère,
Pour retourner où la Divinité
Fit de tout temps sa demeure ordinaire,
Déjà la nuit, d’un pas précipité,
Venait dans l’ombre envelopper la terre.
En ce moment, dans l’île de Lemnos,
Le noir Vulcain suspendait ses travaux ;
Mais sa moitié, qui chérit le mystère,
Se préparait à commencer les siens.

Du grand François, les dernières paroles
Ne plurent guère à nos pieux vauriens.
« — En vérité, je les trouve assez folles,
Dit pere Jean, en s’approchant d’Églé ;
Notre Patron est, je crois, endiablé.

Un tel minois, avec son pucelage,
Est un ragoût dont je suis fort friand.
J’en veux tâter. Allons, ma belle enfant,
Sans plus tarder, mettons-nous à l’ouvrage.
Si notre Saint se fâche de cela,
Ma foi tant pis, il se défâchera.
Impunément vous ne serez pucelle. »
Il dit, et vole où son ardeur l’appelle.

Mais père Albin, qui voyait son projet,
Frémit de honte ; il l’arrête, et lui crie :
« — Modérez-vous, mon frère, je vous prie ;
Ce doux bijou m’appartient, comme on sait.
— Eh pourquoi donc n’en faites-vous pas usage ?
Ce n’est pas là, (vous l’avez entendu),
Ce n’est pas là de ce fruit défendu
Qui perdit Ève à la fleur de son âge.
Servez-vous-en, je n’y toucherai pas.
Mais gardons-nous de laisser sans culture
De votre Églé les innocens appas ;
Car ce serait outrager la Nature,
Et mériter les vengeances du Ciel. »


Tout en parlant, père Jean, à l’autel,
Adroitement introduisait le prêtre…
Déjà du poste, il pense être le maître ;
Mais, ô miracle ! ô regret trop senti !
Le prêtre tombe… il semble anéanti…

Muse, dis-moi quelle fut la surprise
De père Jean, d’Églé, des spectateurs ?
Peins-moi leurs ris, leurs dépits et leurs pleurs :
De tels tableaux font honneur à l’Église.

Vous avez vu quelque fois un acteur,
Se reposant sur un mauvais souffleur,
Demeurer court au milieu d’une pièce,
Vous avez vu comment, à son malheur,
Tout un parterre entrait en allégresse,
Et par-là même augmentait son tourment,
Et l’embarras de sa jeune maîtresse,
A qui pour-lors il peignait sa tendresse,
En lui jurant de l’aimer constamment.
Tels à peu près, dans ce moment funeste,
La jeune Églé, père Jean et le reste
Renouvelaient ce spectacle plaisant.

Mais dans les airs, une cloche ébranlée
A, cependant, de son lugubre son,
Fait souvenir à la sainte assemblée
Qu’il était temps de dire le Pardon.
Tous, aussitôt, pleins de dévotion,
Font de la croix le signe salutaire,
Et, de concert, entonnent la prière
Faite en l’honneur de l’incarnation.

Cet oremus dit avec onction,
De père Jean dissipa la colère.
Sans lui, peut-être, en nouvel Illion,
Elle eût changé notre Capucinière.
Certes, alors j’étais dans de beaux draps,
Moi qui ne sais que chanter les combats
Du Dieu charmant qu’on adore à Cythère,
C’en était fait, pour sortir d’embarras,
Il eût fallu tout uniment me taire,
Ou devenir un des singes d’Homère,
Et ce choix même était embarassant ;
Mais c’est assez, revenons au couvent.


Las ! père Jean, honteux de sa disgrâce,
Ne savait trop s’il l’avoûrait ou non.
Un capucin ne manque pas d’audace ;
Mais sur l’article il est souvent Gascon,
Et convenir d’avoir trompé l’attente
D’une pucelle amoureuse et charmante,
C’est un aveu que le plus déhonté
Ne ferait pas sans rougir de lui-même.

« — Ah ! je le vois, dit Albin enchanté
De l’embarras du nouveau Nicodème,
Tu te répens de ta témérité.
Allons, mon frère, Albin est un bon diable ;
Oublions tout, et reprends ta gaîté.
Quoiqu’on en dise, après avoir raté,
Un capucin peut être encore aimable.
N’en parlons plus, et viens te mettre à table. »

C’était la règle, on sonnait l’Angelus,
Et l’on voyait voler au réfectoire,
Un marmiton qui se couvrait de gloire
En leur servant un repas de Crésus.
Quoique quêteurs, vous pouvez bien m’en croire,

Nos capucins étaient des mieux pourvus,
Il est encor tant de si bonnes ames,
Non pas chez nous, mais du moins chez nos femmes,
Que de long-temps ces méprisables gueux
Ne cesseront d’engloutir à toute heure,
Ce qu’on refuse à mille malheureux,
Qui, par la faim, chassés de leur demeure,
Vont implorant des secours en tous lieux.

Le mot raté, bien qu’il fût à sa place,
A père Jean fit faire la grimace.
Il ne dit rien ; mais, dans le fond du cœur,
Il se promit qu’il en aurait vengeance.
Car tel est l’homme : il sourit à l’erreur,
Et bien souvent la vérité l’offense.

Le souper prêt, vous jugez bien, je pense,
Qu’on s’empressa d’aller lui faire honneur.
De nos vauriens, le jeûne et l’abstinence
N’étaient connus que pour en rire entr’eux.

Mangeant toujours, et buvant encor mieux,
Jusqu’au dessert on garda le silence,

Non que ce soit l’ordre de Saint-François ;
Mais vous savez qu’on ne peut à la fois,
En plein repas, manger, parler et boire :
C’est par abus qu’on le souffre au dessert.
Dès qu’il parut, ce fut un beau concert :
Chacun semblait se disputer la gloire
De ne rien dire, en discourant toujours ;
Tels que ces fats, vrais moulins à parole,
Petits faiseurs de fades calembours,
Qui, trop souvent, dans un cercle frivole,
Ont l’avantage, ou de nous endormir,
Ou d’ennuyer, si l’on y peut tenir.

Tandis que tous jasaient sans se comprendre,
Le père Ignace, un peu plus rafiné,
Gardait encore un silence obstiné ;
Mais, tout-à-coup, sa voix se fit entendre.

« Çà, mes amis, il faut parler raison,
Dit-il d’un air à leur en faire accroire,
Nous sommes tous jaloux de notre gloire,
Et de l’honneur de la sainte maison.

Or, écoutez ce que de nous exige
Un sentiment qui certe est des plus beaux :
La jeune Églé, sans doute, est un prodige ;
Ainsi, c’est clair, nous passerons pour sots,
Si, par malheur, on apprend que la belle
A, parmi nous, resté trois jours pucelle.
Passer pour sots ! mes Frères, songez-y.
Deux d’entre nous ne sont plus dignes d’elle ;
Mais je lui reste, Éloi lui reste aussi,
Et je puis bien me vanter, Dieu merci,
Que l’un des deux n’a bronché de sa vie.
Notre honneur donc exige qu’à l’instant
On dépucelle une si belle enfant.
Je l’avoûrai, j’en ai conçu l’envie ;
Mais ce soin-là regarde encore Éloi ;
Et je consens, pour éviter querelle,
Qu’Églé choisisse entre le père et moi.

Églé.

Voilà parler ; combien j’aime ton zèle !
Ah ! père Ignace, ah ! je me donne à toi.

Père Albin.

Que dites-vous ? quoi donc, Mademoiselle,

Vous vous donnez sans avoir mon aveu !
Non, s’il vous plaît, modérez ce beau feu ;
Moi, je prétends qu’on me reste fidèle.

Père Ignace.

Fi donc, mon cher, fi donc, tu fais l’enfant :
Songe à l’honneur de notre monastère.
Écoute, Albin, je suis accomodant ;
Cède-la moi ; je te céderai Claire.

Père Albin.

De tout mon cœur. Le cas est différent,
Mon cher ami ; c’est une affaire faite.
Prends mon Églé : ta Claire m’appartient.

Père Éloi.

Non, s’il vous plaît ; ce marché ne vaut rien ;
Ne croyez pas que l’on vous le permette :
J’y mets obstacle, au nom de notre Saint.
Vous le savez, d’Églé le pucelage
Est nécessaire à son pieux dessein :
Ce sont ses mots. Il doit demain matin
Nous en apprendre, a-t-il dit, davantage.

Attendez donc.

Père Albin.

Attendez donc.Que j’attende ! Je crois
Que vous pensez que votre cervellette
Doit me dicter les lois de Saint-François.
Mais réprimez cette ardeur indiscrette :
Autant que vous je respecte ses lois ;
Et si j’y manque, en troquant ma maîtresse,
Un sot blanc-bec, soit dit sans vous troubler,
Ferait fort mal de venir s’en mêler.

Père Éloi.

Blanc-bec vous-même, impertinente espèce !
Nous allons voir si je suis un blanc-bec. »
Il dit, et paf : Maint et maint martin-sec
Sur père Albin tombent comme la grêle.
A cette attaque et plaisante et nouvelle,
Albin ne peut contenir sa fureur.
D’une bouteille il s’arme avec colère,
Recherche et joint l’insolent agresseur ;
Pour le frapper, il lève son tonnerre…
Mais, ô prodige ! admirez, comme moi,
Ce qui sauva de ses coups père Éloi.


Albin, trop prompt à saisir la bouteille,
N’avait pas vu qu’une liqueur vermeille
La remplissait jusques à son bouchon.
En s’en servant, comme d’une massue,
Le bouchon part, et, sur sa tête nue,
On vit couler la liqueur à foison.
Vous comprenez qu’un semblable baptême
L’arrêta court, et qu’il ne put lui-même
Ne pas en rire avec les spectateurs.

Mais cependant l’amoureux père Ignace
Pressait d’Églé les charmes enchanteurs.
Déjà le drôle espérait que la place
Se trouverait bientôt échec et mat.
Vaine espérance… Il est hors de combat.

« Oh ! pour le coup, je ne sais plus qu’en dire,
S’écrie Éloi, n’en pouvant plus de rire.
Quoi ! père Ignace !… Oh ! c’est par trop plaisant.
Allez, allez vous reposer, beau Sire ;
Vous en avez grand besoin sûrement.
Mais, pauvre Églé ! que je plains ton martyre !
Une autre fois choisis mieux ton amant.

— Plaignez-la moins, lui répond père Ignace ;
Et pour avoir le droit de plaisanter,
Entrez en lice ; on vous cède la place.
— Soit, répond-t-il, je veux bien l’accepter ;
Mais seulement pour vous couvrir de honte.
Çà dépêchons, ma belle, s’il vous plaît ;
Vous allez voir si j’ai bien fait mon compte. »
Il dit, et… Dieux ! son malheur est complet.

Ah ! comment rendre une scène si belle ;
Comment vous peindre et l’indignation,
Et la douleur, et la confusion
Du père Éloi, de l’aimable pucelle ?
Comment, comment répéter les bons mots,
Les quolibets et les plaisans propos
Qu’on dit alors dans la Capucinière ?
Mais nos cafards ne s’en tinrent pas là :
Chacun voulut recommencer l’affaire,
Et de nouveau chacun d’eux échoua.

« C’est singulier, dit encor père Ignace.
— Très-singulier, répéta père Albin,
Et je crains bien d’y perdre mon latin.

— En vérité, ce prodige me passe ;
Mais n’est-ce pas un tour de Saint-François,
Dit père Jean ? — Eh ! vraiment je le crois,
Répond Éloi : le drôle en est capable ;
C’est lui, sans doute, ou, ma foi, c’est le diable,

Enfin, voyant leurs efforts superflus,
Il fallut bien avaler la pilule.
Tous quatre donc, l’air piteux et confus,
A petits pas gagnèrent leur cellule,
Non sans pester de se voir à quia,
Non sans maudire et leur sort ridicule,
Et Saint-François, et tout ce qu’on voudra.