La Captivité de Napoléon III à Wilhelmshöme (5 septembre 1870-mars 1871)/02

La Captivité de Napoléon III à Wilhelmshöme (5 septembre 1870-mars 1871)
Revue des Deux Mondes, 5e périodetome 56 (p. 901-925).
LA
CAPTIVITÉ DE NAPOLÉON III
A WILHELMSHÖHE

II[1]


ÉTUDES MILITAIRES DE NAPOLÉON III. — SON ENTREVUE AVEC L’IMPÉRATRICE, — LES RELATIONS DE LA FRANCE ET DE L’ALLEMAGNE SOUS l’EMPIRE. — LE MARÉCHAL BAZAINE A CASSEL. — JUGEMENS DE NAPOLÉON SUR DIVERSES PERSONNALITÉS. — PROTESTATION DE l’EMPEREUR CONTRE LA DÉCHÉANCE. — LE DÉPART DU 19 MARS 1871.


Dans les loisirs que lui créait la captivité, Napoléon III s’était spécialement occupé de tout ce qui concernait l’organisation militaire allemande, et il y consacrait un travail particulier dont le général de Monts a dit : « Les détails que, durant les longs mois de l’hiver, il avait réunis sur notre organisation militaire, il aurait su sans aucun doute les faire tourner au profit de la France, s’il était remonté sur le trône. » Il est avéré aujourd’hui qu’on avait terminé avant la guerre les études du canon Reffye, et que si des oppositions néfastes ne s’étaient pas manifestées parmi les artilleurs eux-mêmes, notre armée aurait pu être dotée à temps d’un canon se chargeant par la culasse, arme très supérieure au canon rayé de 12 et de 4, dont certains spécialistes, comme le général Susane, persistaient à soutenir l’efficacité et qui, dans les diverses batailles contre les Prussiens, ne put envoyer des obus qu’à 3 000 mètres, tandis qu’il en recevait venant de 5 000 mètres, ce qui le forçait à s’avancer sur la ligne du feu et l’exposait à être rapidement détruit. Napoléon III s’en était rendu compte avant les hostilités, mais sans pouvoir triompher de l’inertie des Comités et des Commissions techniques. Il convient de rappeler que l’Empereur, en décembre 1868, avait chargé le colonel de Reffye, l’inventeur de la mitrailleuse, d’établir, aux frais de sa cassette particulière, deux modèles de canons de campagne se chargeant par la culasse. Le problème était résolu en mai 1870, comme le prouvèrent les essais faits à Versailles sur deux pièces de 7 et deux pièces de 4. Si l’initiative impériale avait été comprise à temps et secondée par les organes du ministère de la Guerre, si le souverain avait eu assez de force pour imposer sa volonté et s’il avait pu vaincre les lenteurs des bureaux compétens, nous aurions pu opposer aux Allemands une artillerie au moins aussi puissante que la leur[2]. Napoléon voulut un jour à Wilhelmshöhe voir de près le nouveau canon prussien et obtint qu’un officier de l’artillerie allemande, le capitaine de Spangenberg, vînt avec une batterie dans la cour de la caserne voisine du château. « Napoléon examina attentivement la construction du canon et en fit l’objet d’une longue discussion avec Monts et Spangenberg. Il trouvait grand intérêt à la structure de l’âme du canon et à la fermeture de la culasse. Il ne négligea aucun détail : affûts, harnais, attelage, servans, équipement ; tout fut l’objet d’une observation méticuleuse. Quand la visite des pièces fut terminée, l’Empereur offrit un lunch aux officiers d’artillerie et conversa avec eux sur les questions de leur métier. » Monts eut alors l’occasion de remarquer sa connaissance parfaite de la langue allemande. Cet entretien et l’examen du canon qui l’avait précédé firent une grande impression sur les officiers de Cassel ; on en par la longtemps dans les cercles militaires. Monts ne cesse d’ailleurs de mentionner les questions multipliées que lui faisait à tout instant Napoléon III sur les moindres détails des armées allemandes.

Après la capitulation de Metz, l’Empereur demanda au roi de Prusse de vouloir bien faire interner à Cassel Mac Mahon, Canrobert, Bazaine et Le Bœuf. Le Roi répondit que les maréchaux viendraient à Cassel sur le désir de Napoléon, mais que Mac Mahon devait rester provisoirement à Wiesbaden pour y soigner la blessure reçue à Sedan. Au moment où Monts allait porter cette nouvelle à l’Empereur, il apprit, par le général Castelnau, l’arrivée subite de l’Impératrice, accompagnée de la comtesse Clary et d’une dame d’honneur. Si on en croit Mels, l’Impératrice était descendue de voiture pâle et presque en chancelant. Ses serviteurs s’étaient jetés au-devant d’elle pour lui offrir leurs hommages et baiser les franges de ses vêtemens : « Était-ce encore l’Impératrice ? se demandait Mels. Oui, certes, mais c’était plus que cela ; c’était une femme brisée par la douleur, qui embrassait en sanglotant son mari. Je n’entreprendrai pas de rien ajouter… » Le journal de Monts donne à cette scène un aspect plus discret et plus naturel. « J’achevais, rapporte-t-il, de faire à l’Empereur la communication du Roi, quand la porte du cabinet de travail s’ouvrit et l’Impératrice entra rapidement. Nous étions debout auprès de la fenêtre. Elle venait de Chislehurst, ayant voyagé sans le moindre arrêt, ce qui l’avait accablée de fatigue. Dès que je lui fus présenté par l’Empereur, elle prit part à la conversation, et cela avec une grande vivacité. À ce moment, âgée de quarante-cinq ans, accablée par les chagrins, fatiguée par un long voyage, très émue de revoir l’Empereur au lendemain de la capitulation de Metz, elle n’avait plus cette beauté qui passait jadis pour une merveille. Ses traits avaient encore de la finesse, mais non plus le même éclat. Ses cheveux conservaient leur belle couleur blonde, mais ce n’était plus la splendeur admirable d’autrefois. Par la taille, elle était à peu près égale à son mari. Sa tournure svelte, son attitude gracieuse la rendaient encore fort séduisante. Tout dans son extérieur me donnait à penser qu’elle avait toujours dû faire prédominer en politique sa volonté sur celle de son mari. Dans l’entretien que je relate, elle s’adressa fort peu à moi, mais directement à l’Empereur, et cela sur un ton très décidé. On voyait qu’elle était accoutumée à se faire écouter et même à avoir le dernier mot en ses observations. Elle affectait à l’égard de Napoléon une sorte de supériorité et, le dirai-je ? même de tutelle. Si elle s’était mise, comme on l’a cru en France, à la tête des partisans de la guerre, je puis assurer qu’à l’heure de la décision définitive, ce fut elle qui la détermina. »

Monts croit que cette visite inopinée à Wilhelmshöhe, faite en dehors du chancelier qui ne l’apprit que tardivement, avait un véritable côté politique. Les bonapartistes avaient en effet espéré que, Metz ayant capitulé, le roi Guillaume consentirait à rendre à Napoléon ses soldats pour rétablir l’ordre en France et le trône impérial. Il paraît vraisemblable que l’Impératrice était venue consulter Napoléon pour savoir si on ne pourrait pas utiliser l’armée captive en Allemagne et les offres de certains généraux. Ce qui le faisait croire à Monts, c’est que l’Impératrice lui avait dit : « Si le roi de Prusse nous avait rendu l’armée française, nous aurions pu consentir à un traité convenable et pacifier la France. » Et le général prussien ajoute : « Cela n’arriva pas, heureusement. Il importait en effet de traiter la France avec plus de rigueur, et c’est ce qu’on fit. » D’ailleurs, les Prussiens ne comptaient nullement réduire leurs prétentions même vis-à-vis de l’Empire. Ce qu’ils demandaient à la Défense nationale, ils le demandaient également à l’Empereur et à l’Impératrice. Leurs volontés étaient arrêtées depuis le milieu de septembre 1870, ainsi que l’a prouvé la carte dressée par l’état-major allemand avant la chute de Strasbourg. Or, Napoléon III avait plus d’une fois répété que son gouvernement ne vivrait pas une heure s’il consentait à sacrifier l’Alsace et la Lorraine. Il est possible en effet que l’Impératrice ait eu pendant deux jours des illusions à cet égard et soit sortie de la réserve sage et prudente où elle s’était maintenue depuis le 4 Septembre. Mais bientôt elle comprit combien elle s’était trompée, et son entretien avec l’Empereur, qui examina de près avec elle la situation et la reconnut extrêmement difficile, sinon insoluble, la ramena à une politique de résignation et d’effacement, la seule qu’alors on pouvait suivre.

« On a attaqué de bien des façons, remarque le général de Monts, le caractère de l’Impératrice. Sans doute son esprit léger et son désir de plaire à tous, la poussèrent à des prodigalités exagérées et eurent une influence pernicieuse sur la Cour. Mais enfin, on doit convenir que, comme tous les personnages officiels, elle était la proie d’une critique qui s’appuyait sur des bases peu solides, parce qu’elle ignorait trop souvent les circonstances et les faits. » Monts affirmait qu’un riche Espagnol, qui l’avait beaucoup connue, racontait que les familles honorables et distinguées d’Espagne ne parlaient qu’avec respect de sa conduite, comme comtesse de Montijo. « Cette princesse, réellement digne d’intérêt, dit-il, était, au moment où elle vint à Cassel, si atrocement frappée, si maltraitée par la destinée qu’il ne venait à l’idée de personne de la trouver légère et superficielle. Les derniers événemens avaient, j’en suis assuré, mûri son âme. Dans tous les cas, en ce passage si rapide à Wilhelmshöhe, l’Impératrice ne m’a point paru telle qu’on me l’avait décrite. Il me semble encore voir en elle une femme que certainement la vie avait mûrie d’une façon précoce, enfin une femme judicieuse, prévoyante, consciente d’elle-même et de sa valeur, ajoutant à des formes gracieuses l’esprit et le cœur d’une épouse et d’une mère, qui considère l’intérêt public comme le sien. Nous éprouvions pour cette princesse infortunée une commisération très profonde, et cette commisération s’accroissait encore par l’idée qu’elle ne pouvait ne pas reconnaître qu’elle avait pour sa part contribué à attirer sur elle les coups d’une Destinée vengeresse. »

Monts ne crut pas alors devoir cacher au roi Guillaume la présence de l’Impératrice, et le Roi lui répondit aussitôt qu’à cet égard pleine liberté devait être laissée aux deux Majestés. Quant à lui, gouverneur de Cassel et du château, il n’avait nullement à intervenir. Le séjour de l’Impératrice fut d’ailleurs très bref. Arrivée le 30 octobre au matin, elle quitta Wilhelmshöhe le 1er novembre à 5 heures et demie du soir. Elle partit dans la direction de Hanovre, allant droit en Angleterre.

Le lendemain, les maréchaux Canrobert, Bazaine et Le Bœuf se rendirent au château. Monts remarque que Le Bœuf se tenait presque à l’écart, et cela par une volonté bien évidente. Le gouverneur le trouva grand, vigoureux et digne. Quant à Bazaine, il lui fit l’effet d’un vieux soldat sans énergie aucune. Le maréchal avait, paraît-il, oublié dans une auberge de Pont-à-Mousson sa bourse contenant 10 000 francs. Un sous-officier allemand la lui rapporta. Le maréchal lui offrit 25 thalers qui furent refusés. Monts, qui le vit plusieurs fois, remarqua bientôt en lui un caractère vacillant et une volonté incertaine. Aussi, ne s’étonnait-il pas de ses tergiversations et de ses hésitations à Metz et pendant la campagne. Bazaine habitait à Cassel, avec sa femme et ses deux enfans, une villa du faubourg de Cologne. Il sortait peu, de crainte des quolibets et des insultes. Les prisonniers français le détestaient, et l’un d’eux alla, un jour, jusqu’à lancer des provocations et de violentes menaces devant sa demeure. Dans une conversation que Monts eut avec Bazaine en février 1871, le maréchal lui fit d’étranges confidences. Il n’attendait rien de bon, disait-il, pour la France, et il la voyait déjà en proie à l’anarchie. Il assurait que, peu de temps avant la guerre, l’Empereur lui avait parlé de son désir sincère de maintenir la paix, mais qu’il avait été circonvenu de tous côtés et forcé de céder à l’élan de l’opinion enthousiaste pour la guerre, ainsi qu’à l’avis de ses ministres qui, au dernier Conseil, lui avaient déclaré qu’on ne pouvait résister à cette opinion. Bazaine se montrait fort dur pour Palikao et Trochu. « Il considérait leur manière d’agir comme infâme. Quant à Gambetta, il disait que son gouvernement était une honte. » Tels étaient les jugemens de celui qui avait livré Metz et son armée à l’étranger ! Il se permettait de parler, avec une inquiétude affectée, de l’avenir de la France et prédisait mille maux à un peuple démoralisé par la défaite dont lui, Bazaine, était si responsable. Aussi longtemps que Gambetta et ses amis demeureraient au pouvoir, il ne croyait pas au l’établissement de l’ordre. Quant à lui, il restait, disait-il, « un serviteur fidèle et dévoué du pays et de l’Empereur. »

Monts, qui l’a observé attentivement, croit que son plan était de rétablir l’ordre en France avec ce qui restait de troupes, de renverser la République et de restaurer l’Empire. Il reconnaît qu’avant la guerre on ne prononçait déjà le nom de Bazaine qu’avec méfiance en raison de ses tristes aventures au Mexique et de son rôle louche et fâcheux durant cette campagne. Interrogé sur cette affaire, le maréchal eut l’audace de blâmer les ambitions exagérées de Maximilien qu’il avait abandonné et trahi. « Napoléon, disait-il, ne pouvait pas être rendu responsable de la conduite de cet empereur qui ne voulait point, par orgueil et par bravoure, quitter le Mexique. C’est une idée chevaleresque qui l’y a retenu, et son attitude l’avait rendu importun même à son frère François-Joseph. » Bazaine d’ailleurs ne ménageait guère Napoléon III dont il critiquait le caractère romanesque et peu pratique. Dans ses conversations avec le général de Monts, Napoléon lui confia que les maréchaux ne se plaisaient point à Cassel et songeaient à demander leur déplacement. Il laissait entrevoir que cette décision lui causait de la peine, car c’était lui qui avait demandé à les avoir près de lui. Il racontait que la femme de Bazaine, petite créole à l’esprit léger, aurait reproché à son mari sa conduite à Metz et l’aurait même appelé « traître et lâche ! » Il faut croire que l’Empereur n’attachait pas beaucoup d’importance à cette scène de ménage, car il souriait en la racontant. C’est à ce moment qu’il montra à Monts la brochure composée par lui sur « l’organisation militaire de la Confédération de l’Allemagne du Nord. » Comparant la mobilisation allemande avec la mobilisation française, il trouvait la première bien supérieure en raison de ses formes pratiques, rapides et précises. L’instruction des officiers, telle qu’elle se pratiquait en Allemagne, lui semblait meilleure aussi. Il critiquait la vie des camps en Afrique, qui avait fait non pas des soldats disciplinés, mais seulement des sabreurs. Napoléon avait déjà soumis le même travail à Mels en lui disant : « Voilà ce que vous pourriez traduire. L’étude est consciencieuse et servira en France à montrer où est la vraie force de l’Allemagne. » Et comme Mels ne répondait pas : « Vous songez, peut-être, lui dit-il, qu’il eût mieux valu faire cette étude avant la guerre qu’après, n’est-ce pas ? Etes-vous donc aussi de ceux qui croient que nous n’étions pas informés des forces importantes de la Prusse ? Alors écoutez ! » Et l’Empereur lui lut un numéro du Moniteur où Thiers reprochait à Rouher d’évoquer le fantôme de 1 300 000 Allemands pour effrayer le pays. Napoléon aurait pu, il est vrai, lire d’autres discours où Thiers invitait le gouvernement impérial à renforcer son armée, et les derniers surtout où il laissait entrevoir que rien n’était prêt pour entreprendre une guerre insensée... Une fois lancé dans les considérations militaires et politiques, Napoléon s’arrêtait difficilement. Il revint un jour devant Monts sur ce fait que si l’armée de Metz était rendue au gouvernement impérial, celui-ci pourrait rétablir l’ordre et la pacification en France. On voyait que son désir constant était de renverser le gouvernement du moment. Mais il convenait toujours qu’il lui serait impossible de régner, si on exigeait la cession de deux provinces.


Parlant ensuite du plan de guerre français en 1870, l’Empereur apprit à Monts que Mac Mahon devait, en quittant Strasbourg, s’avancer dans l’Allemagne du Sud et s’unir à l’armée venue de Metz pour tomber en commun sur l’armée allemande du Nord. Mais les revers de Wissembourg, Wœrth et Spickeren avaient donné au projet primitif une tout autre tournure. Ces aveux intéressaient le général, parce qu’ils mettaient une fois de plus en lumière ce fait qu’en temps de guerre celui qui peut prendre rapidement l’initiative et s’est assuré la supériorité par le nombre et l’audace, celui-là renverse rapidement toutes les combinaisons de l’ennemi. Mais ce n’était malheureusement pas le cas des Français. Napoléon se disait favorable au baron Stoffel et lui rendait justice, bien que, suivant lui, ses rapports eussent donné peu de détails sur l’organisation militaire allemande de 1868 à 1869. Monts trouvait ce jugement sévère ; il s’étonnait que les judicieux avertissemens de Stoffel eussent été peu écoutés. Mais il n’insista pas, de crainte de blesser son interlocuteur.

Un autre sujet occupa davantage Napoléon III pendant le cours de sa captivité : celui des relations de la France avec l’Allemagne sous son gouvernement. Le chancelier ayant accusé la politique napoléonienne d’avoir depuis de longues années intrigué contre le gouvernement prussien, et cette accusation ayant été répétée dans la presse étrangère, l’Empereur crut utile d’y répondre. Il le fit en rédigeant une brochure qui eut alors un peu de retentissement, et qui est assez difficile à trouver aujourd’hui. Je l’ai sous les yeux. Elle est intitulée : Des relations de la France avec l’Allemagne sous Napoléon III[3]. Mais comme elle opposait aux vagues assertions de M. de Bismarck des faits précis et qu’il ne convenait pas à un souverain prisonnier d’entrer en contradiction publique avec le ministre d’un roi victorieux. Napoléon III demanda à un ami, le sénateur marquis de Gricourt, d’accepter la paternité de l’œuvre, et Gricourt la signa.

« On me passait, rapporte Mels, les feuilles du manuscrit aussitôt terminées, et ma traduction (car cette brochure fut imprimée aussi en allemand) marchait de pair avec l’original. On imprimait à Cassel au fur et à mesure. Je me trouvai en avance sur l’édition de Bruxelles, et je pus envoyer, aussitôt le tirage fait, un exemplaire au conseiller intime Louis Schneider, lecteur du roi Guillaume, qui m’avait témoigné beaucoup de bienveillance et se trouvait près de lui à Versailles. Schneider en fit la lecture au Roi qui en fut extrêmement frappé. Se laissant guider depuis des années par M. de Bismarck, ne voyant que par ses yeux et recueillant les résultats hardis et si heureux de son ministre, le monarque ne connaissait beaucoup de faits que sous l’aspect où le chancelier les lui avait présentés. »

Voici le résumé fidèle de cette brochure qui en démontrera tout l’intérêt.

L’Empereur défend naturellement sa politique contre ceux qui l’accusaient de manquer de stabilité et de franchise. Il dit que, tant que son pouvoir a été fort et respecté, le pays a été calme et prospère et les relations extérieures excellentes. Suivant lui, les embarras et les malheurs ne sont venus fondre sur la France que depuis l’installation du parlementarisme.

Etudiant plus spécialement les questions étrangères, Napoléon affirme qu’il était sincère quand il prononçait à Bordeaux cette parole tant critiquée : « L’Empire, c’est la paix, » mais que les événemens l’avaient fait revenir des illusions nées d’une âme honnête. Au moment où il étudiait un projet de réduction des impôts qui frappaient plus spécialement les classes pauvres, la question d’Orient surgit tout à coup et fit ajourner ce projet de réforme si utile. Il fallait avant tout soutenir la politique traditionnelle de la France en Orient. Il le fit de façon à cimenter notre alliance avec l’Angleterre et sans blesser la Russie, que la modération de nos conditions de paix toucha d’ailleurs grandement. Napoléon assure, et cela sans avoir été payé de retour, qu’il a toujours été fidèle à l’alliance anglaise en résistant à toute suggestion pour abaisser une puissance rivale. Il pensait s’être attiré également la gratitude de la Prusse par l’empressement qu’il avait mis à répondre au désir de Frédéric-Guillaume IV d’être admis au Congrès de Paris dont on l’avait exclu. Cette faveur fut vite oubliée par une puissance qui, plus encore que l’Autriche d’autrefois, devait étonner le monde par son ingratitude.

Si, en 1859, l’Empereur crut devoir soutenir le Piémont, c’est qu’il redoutait que l’Autriche ne devînt maîtresse de toute l’Italie jusqu’à nos frontières. Napoléon avoue que la paix se fit sans que tout son programme eût été exécuté, et que l’attitude de la Prusse suspendit notre marche victorieuse. Il essaya en 1864 de reconstituer l’édifice européen sur de nouvelles bases, puisque les traités de 1815 avaient vécu, et de convier l’Europe à un Congrès où l’on mettrait fin partout à des armemens exagérés et où l’on substituerait à un état précaire et maladif une situation stable et régulière. Mais Napoléon est forcé d’ajouter : « Les puissances, l’Angleterre surtout, accueillirent avec dédain ce moyen de pacification générale. Soit qu’elles se trouvassent blessées de voir que l’initiative en était prise par le chef du gouvernement français, soit qu’elles ne crussent pas à la possibilité de donner satisfaction aux divers intérêts qui étaient en présence, elles rejetèrent ce moyen de pacification générale. » Des complications nouvelles surgirent bientôt : l’affaire des duchés de l’Elbe fut la première. Alors l’Angleterre proposa aux Tuileries de s’opposer au mouvement qui allait amener la Prusse et l’Autriche à faire de concert une guerre de nationalité contre le Danemark. Le Cabinet impérial répondit qu’une protestation énergique provoquerait une guerre dont la France aurait seule à soutenir le poids, puisque l’Angleterre n’aurait à agir que dans la Baltique, tandis que la France devrait combattre sur le Rhin les forces réunies de l’Autriche et de la Prusse. D’autre part, l’Empereur pouvait-il, après avoir proclamé le principe des nationalités, tenir sur les bords de l’Elbe une autre conduite que celle qu’il avait tenue sur les bords de l’Adige ?

C’est ainsi que, par des scrupules maladroits, l’Empire ne vit pas que, sous prétexte de soustraire des Allemands à la domination danoise, il allait laisser jeter les Danois sous la domination allemande. Sa politique était assez imprévoyante pour ne pas deviner que l’entente de la Prusse et de l’Autriche ne durerait point et amènerait entre elles des hostilités fatales.

Napoléon dit avoir été ému de l’antagonisme subit de ces deux puissances et avoir proposé une conférence pour prévenir les hostilités. Il voulait circonscrire notre action dans les limites de la querelle engagée, mais l’Autriche ayant refusé de faire partie de la conférence, celle-ci n’eut pas lieu. Ce fut alors que, pour se dégager de toute responsabilité, il adressa à Drouyn de Lhuys la fameuse lettre du 11 juin 1866, où il regrettait qu’une conférence ayant été proposée pour prévenir l’explosion de la guerre nouvelle, l’Autriche eût refusé d’en faire partie. L’Empereur aurait bien voulu repousser pour la France toute idée d’agrandissement territorial, tant que l’équilibre européen ne serait pas rompu. Il n’aurait lui-même pu songer à l’extension des frontières de la France que si la carte de l’Europe eût été modifiée au profit exclusif d’une grande puissance et que si les provinces limitrophes eussent demandé librement leur annexion à notre pays. Il reconnaissait que le conflit actuel avait pour causes : la situation géographique de la Prusse, les vœux de l’Allemagne pour son unité, la nécessité pour l’Italie d’assurer son indépendance. Il aurait, dans la Conférence, désiré pour les États secondaires de la Confédération germanique une union plus intime et un rôle plus important ; plus d’homogénéité et de force dans le Nord pour la Prusse et enfin pour l’Autriche le maintien de sa grande situation en Allemagne, mais à la condition que l’Autriche cédât la Vénétie à l’Italie. Puisque le sort des armes allait décider de toutes ces questions, la France devait s’appliquer à tâcher de maintenir l’équilibre européen et l’œuvre édifiée en Italie. L’Empereur se croyait assuré, par les déclarations des Cours engagées dans le conflit, « que quel que fût le résultat de la guerre, aucune des questions qui toucheraient la France ne serait résolue sans son assentiment. »

Avant de s’engager dans la lutte, le roi de Prusse écrivit secrètement à Napoléon pour connaître ses intentions et pour s’entendre avec lui. Celui-ci répondit au Roi que les deux souverains pourraient compter sur sa bonne foi et sur son désir de maintenir entre eux, quoi qu’il advînt, les rapports les plus amicaux. Il finit par promettre sa neutralité absolue, et c’est cette neutralité qui permit à la Prusse d’entrer délibérément en campagne. Ce fut alors que M. de Bismarck crut pouvoir dire à Benedetti : « Notre confiance dans votre gouvernement est si grande que nous ne laissons pas un soldat sur la rive gauche du Rhin. »

Napoléon reconnaît que les rapides succès de la Prusse étonnèrent le monde et émurent la France. « On vit alors, dit-il, les hommes naguère les plus pacifiques accourir chez l’Empereur pour l’engager à convoquer le Corps législatif, à appeler les réserves sous les armes et à déclarer la guerre à la Prusse, pendant que ses principales forces étaient occupées sur le Danube. L’Empereur se refusa à suivre le conseil que le Grand Frédéric donne dans ses Mémoires, lorsqu’il prétend qu’un souverain n’est pas, « comme un simple particulier, obligé de tenir parole et qu’il est autorisé à y manquer quand l’intérêt de son pays l’exige. » Napoléon regardait l’agitation publique comme une erreur, et pour répondre aux attaques que soulevait sa politique d’illusions et de chimères, il entreprit de prouver que ce n’était pas par faiblesse, mais par conviction, qu’il avait facilité en Europe la reconstitution des grandes nations. Il mit ses idées et ses actes sous l’invocation de son oncle et dit à l’ouverture de la session, le 14 février 1867, que les prévisions île Napoléon Ier s’accomplissaient, c’est-à-dire la concentration des peuples morcelés par la révolution et la politique. Il répéta ses paroles à Sainte-Hélène : « Les transformations qui ont eu lieu en Italie et en Allemagne préparent la réalisation de ce vaste programme de l’union des États de l’Europe dans une seule Confédération. »

Napoléon s’attachait à cette politique avec une singulière insistance, et pour que nul ne pût en Europe se tromper sur ses intentions, il fit adresser, le 16 septembre 1867, à nos agens diplomatiques une circulaire qui, à 1 époque, fut très remarquée. Il dit lui-même qu’elle fut presque entièrement rédigée de sa main. La guerre de 1866 avait donné à la Prusse la domination sur la rive droite du Mein et enlevé la Vénétie à l’Autriche, désormais séparée de l’Allemagne. L’opinion française, il l’avouait, était émue. Elle se demandait si la puissance prussienne n’allait pas prendre des proportions excessives, et si l’Italie affranchie n’allait pas menacer la sécurité du Saint-Siège. Faisant alors une sorte de revue du passé depuis 1815, l’Empereur remarquait que la Sainte-Alliance avait réuni contre la France tous les peuples depuis l’Oural jusqu’au Rhin. La Confédération germanique, forte de 80 millions d’habitans, s’étendait du Luxembourg à Trieste et de la Baltique à Trente, entourant la France d’une ceinture de fer. L’Allemagne autrichienne pouvait s’avancer jusqu’aux Alpes, et l’Allemagne prussienne mettait les Etats secondaires en avant-garde sur le Rhin. Aucune alliance, sauf celle de l’Espagne, n’était à espérer pour nous sur le continent. L’Italie était morcelée, la Prusse pas assez compacte, l’Autriche préoccupée uniquement de conserver ses possessions italiennes. Les trois cours du Nord étaient de fait unies contre nous par le souvenir de défaites et de victoires communes.

Mais, en 1867, cette coalition était brisée. Le principe nouveau de l’Europe était la liberté des alliances et toutes les grandes puissances semblaient rendues à la plénitude d’une action libre. « La Prusse agrandie, libre désormais de toute solidarité, disait Napoléon III, dans l’étude écrite par lui à Wilhelmshöhe, assure l’indépendance de l’Allemagne. La France n’en doit prendre aucun ombrage... Le sentiment national de l’Allemagne satisfait, ses inquiétudes se dissipent, ses inimitiés s’éteignent. En imitant la France, elle fait un pas qui la rapproche et non qui l’éloigné de nous. Au Midi, l’Italie est mise en possession de tous ses élémens de grandeur nationale. Son existence modifie profondément les conditions politiques de l’Europe ; mais, malgré des susceptibilités irréfléchies ou des injustices passagères, ses idées, ses principes, ses intérêts la rapprochent de la nation qui a versé son sang pour l’aider à conquérir son indépendance... L’Autriche, dégagée de ses préoccupations italiennes et germaniques, n’usant plus ses forces dans des rivalités stériles, mais les concentrant à l’Est de l’Europe, représente encore une puissance de 35 millions d’âmes qu’aucune hostilité, aucun intérêt ne séparent de la France. »

L’Empereur croyait l’Allemagne entièrement satisfaite et bien disposée pour nous, l’Italie encore plus sympathique, et l’Autriche consolée de ses pertes en Italie et de son déclin en Allemagne par la délivrance de toutes préoccupations extérieures ! Il trouvait dans une Europe plus fortement constituée et plus homogène une garantie pour la paix du continent, sans aucun péril ou dommage pour nous. Il voyait se produire chez les peuples une poussée irrésistible pour se constituer en grandes agglomérations « inspirée par une sorte de prévision providentielle des destinées du monde. » S’élevant « au-dessus des préjugés étroits et mesquins d’un autre âge, » il ne pensait pas que la grandeur d’un pays dépendît de l’affaiblissement de ses voisins. Il se louait même d’avoir accepté le rôle de médiateur et de modérateur. « Il aurait, disait-il, méconnu sa haute responsabilité si, violant la neutralité promise et proclamée, il s’était jeté à l’improviste dans les hasards d’une grande guerre, d’une de ces guerres qui réveillent les haines de race et dans laquelle s’entre-choquent des nations entières... »

Cette circulaire, n’amena pas, — Napoléon le reconnaît lui-même, — les résultats espérés, et il fut forcé de répéter, le 18 novembre 1867, les mêmes assurances de paix et de satisfaction. « Il faut, dit-il alors, accepter franchement les changemens survenus de l’autre côté du Rhin et proclamer que, tant que nos intérêts et notre dignité ne seront pas menacés, nous ne nous mêlerons pas des transformations qui s’opèrent par les vœux des populations. » Pendant qu’il cherchait à accréditer cette vérité que la grandeur et la prospérité des Etats voisins n’étaient pas un obstacle à la grandeur et à la prospérité de la France, il voyait ses intentions méconnues et il reprochait à l’opposition de continuer son œuvre de dissolution et de dénigrement. Il se plaignait que Thiers déclarât que la victoire de Kœniggrætz eût été le coup le plus funeste porté à notre influence et eût dit que la grandeur et la sécurité de la France étaient incompatibles avec l’existence des grands Etats établis à ses frontières. Il regrettait « cette tactique qui consistait à faire croire au pays qu’il avait été profondément abaissé, que la journée de Sadowa avait été pour lui un second Waterloo et à ne pas vouloir qu’il tentât du moins de se relever aux yeux du monde. » Il blâmait la presse de s’être mise à l’unisson de la tribune dans cette polémique provocatrice et injuste. On sait quel nouveau coup porta au prestige impérial l’échec de ses prétentions sur le Luxembourg et combien il fut facile à ses adversaires de montrer quel était le fruit de tant de condescendance envers la Prusse. L’Empereur lui-même avoue qu’il en éprouva un profond désappointement. « Il sentit, dit-il, dans cette étude des Relations de la France avec l’Allemagne, que la politique qu’il avait suivie envers l’Allemagne venait de recevoir une atteinte difficile à réparer. L’opposition semblait avoir eu raison. M. Thiers triomphait, et il devenait plus difficile de prouver que ses sinistres préventions étaient injustes et mal fondées. »

Sur ce, voyant ses intentions méconnues et par cela même son prestige affaibli. Napoléon résolut d’augmenter les pouvoirs du Parlement, afin de lui laisser une plus grande part de responsabilité dans la conduite des affaires. Il forma alors un gouvernement purement constitutionnel pour rendre la nation maîtresse de ses destinées. L’année 1870 paraissait s’annoncer sous des auspices favorables et le régime libéral appelé à développer tranquillement les ressources matérielles et morales du pays.

Comment l’orage éclata-t-il tout à coup ? L’Empereur en accuse l’opposition qui n’avait cessé de se plaindre de l’accroissement de la puissance prussienne et d’accuser le gouvernement d’avoir trahi les intérêts de la France. « Ce n’était pas en vain, dit-il, que depuis quatre ans l’opposition avait accusé le gouvernement de trahir les véritables intérêts de la France en montrant tant de modération et tant de longanimité vis-à-vis de l’Allemagne. La candidature Hohenzollern fit l’effet d’une étincelle qui tombe sur des matières inflammables. Toutes les haines, toutes les jalousies, toutes les convoitises se réveillèrent tout à coup et cet incident qui, dans d’autres temps, n’eût provoqué que des notes diplomatiques, souleva le pays tout entier. Néanmoins, ajoute l’Empereur, lorsqu’on apprit que le prince de Hohenzollern venait de se désister pour son fils de la candidature au trône d’Espagne, on put espérer que la paix serait maintenue. Mais l’opinion publique était tellement excitée qu’elle repoussa toute mesure de conciliation. Les journaux de presque toutes nuances poussaient à la guerre. La province partageait l’exaltation de la capitale. » Cette dernière assertion était inexacte. Si Paris était ému, les départemens avaient gardé tout leur calme.

Cependant, Napoléon avoue qu’il pouvait empêcher la guerre, mais en perdant sa popularité et en laissant dénoncer sa conduite comme une condescendance coupable avec l’étranger. Il ajoute, dans sa brochure, et ceci est à remarquer : « Toutefois, le devoir de l’Empereur était d’être plus sage que la nation et d’empêcher la guerre, même au prix de sa couronne. » Alors, pourquoi ne le fit-il pas ? « Sa réponse, dit-il, est qu’il accepta la lutte sans ardeur, comme un homme qui va se battre en duel, parce que l’honneur l’exige, et ne considérant pas si son adversaire est plus fort que lui. Sans doute aussi qu’il se laissa emporter par l’élan national, par sa confiance illimitée dans la puissance de l’armée et que les rêves de gloire militaire, peut-être même d’agrandissement territorial, étouffèrent dans son âme la faible raison de l’homme d’Etat. » Après ces aveux clairs et significatifs, Napoléon se défend encore d’avoir voulu la guerre de son plein gré et pour un intérêt dynastique. Il savait bien qu’une guerre malheureuse ne pouvait que tout ébranler et tout compromettre. Qui donc alors l’a déterminé à risquer un si terrible enjeu ? « La vérité, répond-il, est que le pays a voulu la lutte, et que l’Empereur n’a pas résisté à l’entraînement général. »

Voilà ce qu’écrivait Napoléon au lendemain de Sedan, dans le calme de la captivité, afin d’essayer de s’excuser d’avoir lancé le pays dans une périlleuse entreprise « pour des motifs mesquins ou d’intérêt dynastique. » Ce qu’on retiendra surtout de ses propres aveux, c’est qu’il aurait dû « empêcher la guerre, même au prix de sa couronne. »

Des froids terribles se produisirent à Cassel et à Wilhelmshöhe, à la fin du mois de décembre. Ils obligèrent l’Empereur à aller habiter l’aile Nord du château où se trouvait un meilleur chauffage entretenu par de nombreux poêles. Cependant, cette rigoureuse température n’arrêtait pas les sorties de Napoléon qui continuait ses promenades à pied ou à cheval et parfois même patinait. Les visiteurs étaient devenus moins rares. Le général de Monts note la présence de l’ancien préfet Levert, homme agréable, quoique trop pessimiste à ses yeux. Napoléon III aurait voulu s’en servir pour négocier la paix ; mais celui-ci déclina toute mission à Versailles, au grand regret de l’Empereur qui ne trouvait personne pour entamer avec succès des pourparlers.il lui aurait fallu un homme très au courant de la politique, de la législation et de ses idées, capable par une habileté personnelle de lutter contre les exigences du chancelier et d’émettre des propositions sur lesquelles les deux parties eussent pu s’entendre. Or, il ne le découvrait pas. Il finit par employer le comte Clary au détriment du marquis de Gricourt qui s’en étonna fort. Bismarck trouva Clary insuffisant. Clément Duvernois lui succéda. Malgré sa confiance en lui-même, il échoua, et Monts s’en explique ainsi : « Il est étonnant que pour une telle affaire l’Empereur ait employé un homme aussi peu capable. » Pendant ce temps, fidèle à sa tactique, Bismarck négociait avec le gouvernement de la Défense nationale, tout en laissant croire au parti bonapartiste qu’il était prêt à s’entendre avec l’Empereur. Quand Napoléon apprit les conditions de la paix, il répéta encore une fois à Monts qu’il n’aurait pu les accepter qu’à la condition de se voir détrôné à nouveau, huit jours après leur acceptation.

Malgré ses déceptions et ses tristesses, l’Empereur paraissait calme et résolu à ne plus garder qu’une place de spectateur en face de la tragédie dont son peuple était la victime. Toutefois, l’Impératrice, d’accord avec lui, avait supplié, mais vainement, le roi de Prusse de ne pas laisser entrer les troupes allemandes à Paris.

Le premier jour de la nouvelle année, une messe solennelle fut célébrée au château, où le curé Vehner de Cassel venait chaque dimanche célébrer l’office. Le même jour, Napoléon offrit à Monts une superbe grappe de raisin qu’on lui avait envoyée de Liverpool et lui exprima ses vœux en termes affectueux. Il ne s’étendit pas sur ses espérances et répondit brièvement aux souhaits qu’on lui adressait. « C’est d’ailleurs ma conviction écrit Monts, que si l’Empereur avait repris le pouvoir, l’Allemagne n’en eût point été satisfaite. » Le général redoutait, malgré tout, une guerre de revanche, dès que l’occasion s’en offrirait à Napoléon III pour reprendre les provinces perdues et peut-être pour conquérir des provinces allemandes.

Quelque temps après, le général Frossard apparut à Wilhelmshöhe. Monts en faisait le plus grand cas. Il croit pouvoir affirmer que, si ce général avait été appuyé à Wœrth en temps utile, la bataille aurait tourné à son avantage. Il reconnaît ses capacités militaires et sa haute intelligence. Frossard s’entretint des événemens de Metz avec Monts et ne lui cacha pas que Bazaine s’était laissé tromper par un tableau lamentable et faux de la situation de la France, rapporté par le général Boyer au retour de sa mission à Versailles et à Chislehurst, quoiqu’un autre officier, le commandant Bonie, échappé de Sedan, l’eût mis parfaitement au courant de l’état du pays disposé à lutter coûte que coûte. Frossard déplorait la conduite du maréchal au sujet des drapeaux livrés à l’ennemi et ne pouvait se consoler d’avoir été trompé, comme d’autres chefs de corps, dans cette lamentable affaire.

Entre temps, l’Empereur aimait à s’entretenir avec le journaliste Mels-Cohn et à lui exprimer ses idées sur les hommes et les choses. L’entretien étant tombé un jour sur Jules Grévy, président de l’Assemblée nationale. Napoléon dit : « Je n’aurais jamais cru qu’on fît un si bon choix. Il hait tout ce qui est injuste ; il déteste tout ce qui n’est pas droit. Il y a peu d’avocats comme lui. Quand on annonça son élection au Corps législatif, je n’en eus aucun déplaisir. Je caressais ce rêve que, lorsque la liberté aurait été solidement installée en France, je pourrais moi-même, — ou au moins mon fils, — gouverner enfin quelques années dans une paix profonde. Alors M. Grévy aurait été l’homme que j’aurais souhaité avoir dans mes conseils. » Napoléon se souvenait de la conduite correcte de Grévy au 4 Septembre et de l’appui qu’il aurait voulu donner à la proposition de Thiers pour créer un comité de gouvernement et pour éviter une révolution.

De Victor-Emmanuel, Napoléon disait un autre jour : « C’est un composé de contrastes comme, je le crois, il n’en a jamais existé de pareils. Ce sont deux ou plusieurs hommes soudés ensemble par un procédé inconnu, qui se font éternellement la guerre en lui. C’est l’aristocrate le plus invétéré qui, je crois, existe en Europe, et il ne se trouve à son aise qu’au milieu du peuple qui l’inquiète. C’est un fanatique de farniente qui court pendant des mois entiers dans les montagnes ; un défenseur ardent du droit divin qui accepte, sans aucune hésitation, des couronnes enlevées aux têtes de ses plus proches parens ; un fervent catholique qui fait la guerre au Pape ; enfin, c’est l’homme qui méprise peut-être le plus le temps dans lequel nous vivons et qui se conforme le mieux à ses exigences. » Et après ce croquis si original, il ajoutait mélancoliquement : « Tel quel, il était merveilleusement fait et doué pour les circonstances et les intérêts qu’il avait mission de servir. »

A propos de la liberté de la presse dont Napoléon jugeait ainsi les effets : « Aucun gouvernement ne résistera à l’action corrodante de la Presse, » vint le nom d’Emile de Girardin. L’Empereur, provoqué par Mels qui avait tracé de cet homme une curieuse étude dans son livre Gebilde und Gestatten, le définissait ainsi : « C’est un discuteur admirable. Il croit à ce qu’il dit, quoique ce qu’il dit soit changeant, et il le prouve avec une rare vigueur de dialectique... Est-ce sa faute si son propre exemple démontre souverainement que la presse doit prendre une tout autre forme en France, sous peine d’être un fléau mortel pour le repos et le bien-être de la nation ? Il serait peut-être devenu président en Amérique, ministre en Angleterre, ou déporté en Sibérie, s’il eût été Russe, mais dans aucun pays il n’aurait eu, comme en France, mission de démontrer clairement par la logique implacable des choses, qu’un gouvernement est impossible avec ce qu’on nomme les droits de la Presse. On donnera un jour une nouvelle forme au journalisme, mais on devra à M. de Girardin d’avoir rendu impossible la forme actuelle... — Comment Votre Majesté se figure-t-elle cette nouvelle forme ? — Je ne sais comment vous répondre... Ce que je sens, ce que je sais, c’est que dans le 89 du journalisme que je prévois, c’est encore le suffrage universel qui jouera un grand rôle... » Puis un autre jour encore, parlant sur le même sujet, il conclut ainsi : « Il faudrait avant tout que le journalisme cessât d’être une affaire. Un journaliste devrait, lui aussi, être un mandataire du peuple, un député qui écrit ; le journalisme serait ainsi une espace de troisième Chambre avec mandat de l’être. » Napoléon III avait voulu, en fin de compte, témoigner son estime envers Emile de Girardin en le nommant, aux dernières heures de son gouvernement, membre du Sénat impérial.

Passant de France en Russie et ayant à s’exprimer sur le compte du Tsar, il dit dans un de ces entretiens familiers : « La grande élévation de sentimens d’Alexandre lui a fait commettre une faute grave que la Russie paiera très cher un jour. Je le dis immédiatement au prince Orlof qui m’annonçait la libération complète des serfs : « Dans vingt ans, vous aurez toute une génération de déclassés, les uns serfs affranchis, les autres nobles qui auront dévoré le prix du rachat de leurs serfs et qui tous ne sauront faire autre chose de leur liberté que de conspirer et d’entraîner avec eux la jeunesse et les mécontens. Vers quel but ? Peu importe ! Par pur besoin révolutionnaire... Le Tsar pense comme moi et je le sais de sa bouche même. Il s’attend à la révolution que je lui ai prédite et son gouvernement cherche à la diriger dans une voie patriotique. Voilà la cause du panslavisme. C’est une visée bien dangereuse et qui pourrait occasionner plus d’une guerre en Europe. »

La pensée de l’Empereur se reporta ensuite sur l’Allemagne nouvelle. « Celle que j’ai si bien connue, dit-il à Mels, semble ne plus exister. C’était un beau pays que j’ai bien aimé et où l’on pourrait être très heureux. Ce mélange de rêverie et de science était charmant et, sachez-le, j’ai eu souvent la nostalgie de l’Allemagne... A vrai dire, je n’aurais jamais cru que le désir de revenir dans votre pays, pour quelque temps, dût s’accomplir ainsi !... On dirait que vous autres Allemands, vous avez fait un rêve et que vous vous êtes réveillés. Un beau et glorieux réveil ! Victoires sur victoires ! succès sur succès ! Mais aidez-moi donc à retrouver cette pensée rimée de Gœthe qui donne un si salutaire avertissement aux gens et aux nations que la fortune favorise ? — Votre Majesté veut dire celle-ci :


Nichts ish schwerer zu ertragen
üls eine Reihe von glàcklichen Tagen !


— C’est cela même ! Comment supporterez-vous cette série de succès inouïs ? Qu’en sortira-t-il ? Et l’Allemagne que vous allez fonder, vaudra-t-elle plus ou moins que cette vieille Allemagne ensevelie dans vos victoires ? » Après un silence, l’Empereur ajouta : « On verra ce que le rêve de M. de Bismarck aura coûté à la Prusse ! Une bagatelle comme son existence... J’ai voulu l’alliance intime de la France et de la Prusse et la liberté du reste des pays germaniques qui seraient entrés dans notre alliance, l’un après l’autre. Il est d’une autre école. Il a préféré raviver la haine et les dissentimens entre nos deux pays et s’en servir pour subjuguer les autres Etats allemands. L’idée napoléonienne a succombé aujourd’hui devant la sienne. Mais l’histoire jugera laquelle des deux était la plus juste et la plus digne de la civilisation et de l’humanité ! »

C’est à de graves réflexions de ce genre que Napoléon occupait les loisirs de ses longues journées, attendant avec impatience, mais sans vouloir le montrer, l’heure de la délivrance. Le général de Monts remarque que, plus on approchait de la capitulation de Paris, plus la correspondance devenait active entre Versailles et Wilhelmshöhe, ainsi qu’en Suisse et en Angleterre. Quoique l’Empereur n’eût plus grand’chose à espérer, c’étaient des allées et venues continuelles de personnages comme le général Fleury, le préfet Pietri, le comte Clary, des dames de la noblesse française. On sait le rôle que joua alors la comtesse de Mercy-Argenteau qui était en quelque sorte, comme l’a dit Napoléon III lui-même, « le nouveau ministre des Affaires étrangères de l’Empire. » L’Empereur supportait tous les frais de ces pourparlers et faisait, dit-on, de grands sacrifices pour cela. Il aimait à entretenir Monts de la situation, et déplorant le sort tragique de la France, émettait parfois le souhait de ne pas revenir au pouvoir. « Quand je fis allusion au Prince impérial, dit Monts, son visage prit une expression sévère comme si tous les dangers auxquels le jeune empereur pouvait être exposé, surgissaient à ses yeux... Et cependant, de temps à autre, il reprenait confiance pour les siens et pour lui, mais il se montrait en général plus résigné qu’optimiste. » La tentative de suicide de Bourbaki l’affecta gravement : il par la alors de nouveau de Régnier et crut pouvoir attribuer le désespoir de Bourbaki à cette lamentable affaire qui avait eu sur sa destinée une si grande influence, ignorant alors tous les déboires qu’avait eu à subir l’infortuné général pendant la douloureuse campagne de l’Est.

En janvier 1871, dans une nouvelle phase d’espoirs et d’illusions, l’Empereur adressa à la nation française une proclamation où il disait que, trahi par la fortune, il avait gardé le profond silence qui est le deuil du malheur. Son cœur seulement avait fait des vœux pour le succès de la Défense nationale et admiré le dévouement de toutes les classes et de tous les partis. Mais maintenant, il était temps, selon lui, de demander à ceux qui avaient usurpé le pouvoir, de rendre compte du sang répandu et des ruines amoncelées. Il importait que la France ne fût pas abandonnée à un gouvernement sans mandat et que le pays fût consulté pour désigner le régime le plus capable de réparer les maux de la patrie. Son devoir à lui, comme véritable représentant de la France, était de s’adresser à la nation et de lui dire que tout ce qu’on faisait sans sa participation directe était illégitime.

Etrange illusion de l’Empereur ! La nation allait d’ailleurs bientôt répondre à ces préoccupations par les élections du 8 février. On vit alors le peu qui restait du parti bonapartiste en France, puisque six ou sept représentans de ce parti seulement furent élus à l’Assemblée nationale.

Les derniers jours de la captivité approchaient, quoique nui à Wilhelmshöhe ne sût à quel moment précis l’Empereur serait libre de se rendre en Angleterre auprès de l’Impératrice et de son fils. Dès la fin de février, la plupart des hôtes du château avaient déjà fait leurs préparatifs de départ. Le 2 mars, Napoléon confiait à Monts que le comte de Bismarck lui avait fait demander pourquoi il n’avait pas exposé personnellement ses idées au sujet des préliminaires de paix. « Quelle idée pouvais-je encore exposer ? demandait Napoléon. Je ne puis rien faire que d’attendre ce que votre souverain décidera. — Votre Majesté, expliqua Monts, aura du moins un avantage : celui de n’avoir pas signé la paix. — Oui, et quelle paix ! » — Et il gémit sur la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Monts fît doucement observer que ces deux provinces avaient appartenu à l’Allemagne, et que celle-ci rentrait ainsi dans son bien. « Bismarck, ajouta Napoléon, sans s’arrêter à cette réflexion, nous avait dit à Sedan que la paix qui suivrait la guerre serait une paix faite pour durer... Or, des conditions si rigoureuses et la volonté de ne point les amoindrir ne peuvent garantir que la paix soit durable. » L’Empereur avait un instant espéré que le roi Guillaume favoriserait lui-même le rétablissement de l’Empire, en lui rendant son armée. Monts pensait de son côté que l’armée délivrée aurait été grossir les troupes de la Défense nationale et aurait rendu les derniers mois de la campagne encore plus difficiles pour les Allemands.

Le 2 mars, la ville de Cassel apprit le vote des préliminaires de paix par l’Assemblée nationale à Bordeaux. Les cloches et les canons, les drapeaux arborés aux édifices publics et à toutes les fenêtres annoncèrent l’allégresse universelle. « Un grand et noble sentiment, écrit Monts, pénétrait tous les cœurs allemands, et chacun comprenait que le nouvel Empereur avait parfaitement rendu la pensée de tout son peuple en s’écriant : « Dieu a fait pour nous de grandes choses !... »

La tristesse était profonde à Wilhelmshöhe. La plupart des officiers se demandaient ce qu’ils allaient devenir, sans appui et sans ressources, en France. Le ressentiment des prisonniers français à Cassel était porté à l’extrême contre Bazaine. On le menaçait publiquement, et le traître s’inquiétait de ces démonstrations. A Monts qui lui demandait s’il allait rentrer dans son pays : « Non, non, répondit-il, je n’ai nulle envie de me faire mettre en pièces ! » Il songeait à aller provisoirement en Suisse avec les siens. Il prédisait mille malheurs à la France, le renversement du gouvernement, l’arrivée de la République rouge, la ruine universelle de la nation. « Quand je lui dis que l’Allemagne avait l’intention d’occuper le Nord-Est de la France, il s’écria : « Vous faites bien ! Vous faites très bien !... » Encouragement tout à fait digne de celui qui le donnait !

L’autorisation de mettre en liberté les prisonniers de Wilhelmshöhe n’était pas encore arrivée. Bismarck avait alors l’intention de ne laisser délivrer Napoléon qu’après la conclusion définitive de la paix, de crainte que des difficultés nouvelles ne vinssent troubler ses desseins politiques extérieurs.

À ce moment parut une pétition « dite de l’Armée française » en faveur de Napoléon III et rédigée par des officiers en captivité à Cassel. C’était en réalité l’œuvre de Pietri, de Mets, de l’industriel Pommier, du sieur Dohet de Bruxelles et de l’écuyer Raimbeaux, rédacteur en chef du Drapeau et successeur de Conti, élu député par la Corse. Quelques jours après, fut publiée la protestation de Napoléon III contre le vote de déchéance par l’Assemblée nationale et adressée au président Jules Grévy. L’Empereur jugeait ce vote injuste et illégal, parce qu’il avait été obligé de céder à l’élan irrésistible de l’opinion publique en faveur de la guerre, et parce que l’Assemblée avait outrepassé ses pouvoirs en décidant des questions hors de sa compétence. Il déclarait qu’il ne s’inclinerait que devant la libre expression de la volonté nationale. Or, jamais élections n’avaient été plus libres, et l’Assemblée, dont il contestait les pouvoirs, montra qu’elle était bien un corps constituant représentant les volontés du pays, puisqu’elle organisa la Constitution de 1875 et fonda la République. La protestation de l’Empereur fut lancée à Paris et dans les départemens et n’y produisit aucune impression, tant l’opinion à cette époque, blessée cruellement par les malheurs de la guerre, était contraire au gouvernement impérial.

Comme Monts s’étonnait que Napoléon III n’eût pas encore été averti de sa prochaine libération, ordre lui fut donné, si on le questionnait à cet égard, de se tenir sur la réserve et de se garder de toute initiative. Il comprit que le gouvernement allemand, après avoir conclu la paix avec la République, avait pris l’engagement de ne pas lui créer de nouveaux embarras. On craignait que l’Empereur ne reparût tout à coup en France, comme jadis son oncle en 1815, et ne groupât autour de lui un certain nombre de partisans restés fidèles à sa cause.

L’arrivée de l’empereur Guillaume à Francfort-sur-le-Mein avait été annoncée pour le 15 mars. Ce jour-là. Monts s’y rendit et trouva la grande ville tout en fête, ornée de drapeaux et d’arcs de triomphe. Le souverain fut reçu par une foule enthousiaste, ivre d’allégresse, qui l’acclamait et l’entourait d’ovations sans fin. Le soir, pendant que les rues et les places étincelaient d’illuminations féeriques, pendant qu’au Rœmer, Guillaume Ier recevait les hommages et les félicitations de la haute société et des principaux personnages de Francfort, Monts fut averti que Guillaume voulait lui parler en secret. L’emmenant dans une salle écartée, l’Empereur lui dit qu’il aurait désiré délivrer Napoléon III aussitôt après le vote des préliminaires de paix, mais que le chancelier s’y était opposé. Monts se permit de faire observer que le comte de Bismarck venait de mander lui-même le général Castelnau à Berlin pour l’entretenir d’une affaire spéciale. Etonné, Guillaume voulut être mis immédiatement au courant de cette affaire et donna ordre à Monts de faire télégraphier au chancelier par le conseiller Abeken. Monts ne put trouver aussitôt, dans la foule des invités, ce petit homme étrange et prétentieux à tournure de gnome avec une chevelure énorme et qui, pendant toute la guerre, avait joué un rôle important dans les affaires diplomatiques traitées par le chancelier à Versailles. Il se décida alors à télégraphier lui-même à M. de Bismarck : « Sa Majesté désirerait savoir, demain avant huit heures, le résultat de la mission attribuée au général de Castelnau à Berlin et de son entrevue avec Votre Excellence. » Le chancelier répondit aussitôt qu’il s’agissait du départ de Napoléon III et que ce départ ne pouvait plus être différé. Abeken, qu’on avait enfin découvert, écrivit sous la dictée de Guillaume une lettre dans laquelle l’Empereur allemand disait à Napoléon qu’il l’autorisait à partir quand bon lui semblerait. Monts retourna immédiatement à Cassel pour annoncer cette bonne nouvelle au souverain captif.

Napoléon reçut et lut la lettre sans la moindre émotion. Il demanda à réfléchir sur le jour et l’heure de son départ, puis sa pensée se reporta tout à coup, on ne sait pourquoi, sur la visite de Guillaume et du kronprinz à Paris en 1867. « Tout cela est déjà bien loin ! » dit-il avec un soupir. Il par la encore de la remarquable organisation de l’armée allemande et promit à Monts de lui donner un exemplaire de sa brochure sur ce sujet qui l’avait si fort intéressé, et dont il espérait tirer profit pour la France et son avenir. Il se décida enfin à partir le dimanche 19 mars à trois heures de l’après-midi. Monts, qui ne voulait pas l’exposer seul à des incidens fâcheux, demanda l’autorisation de l’accompagner. Le chancelier la lui accorda.

Le 19, à neuf heures du matin, une messe est dite au château. Après la messe, un lunch est servi aux hôtes de Wilhelmshöhe Napoléon remet à Monts sa brochure militaire en le priant d’en excuser les fautes. Les domestiques du château apportent des fleurs. La Garde rend les honneurs prescrits. Napoléon et Monts montent dans la première voiture avec Castelnau. Le public, qui assiste à ce départ, reste calme et silencieux. À la gare, même attitude de la foule. L’Empereur et sa suite pénètrent dans un wagon-salon, et le train part à toute vitesse. À Giesen, on apprend tout à coup l’insurrection du 18 mars et ce nouveau malheur, ajouté à tant d’autres, consterne l’Empereur et les officiers. Dans toutes les gares, ils lisent sur de grands drapeaux, à propos du retour des troupes allemandes, les noms de Wisseinbourg, Wœrth, Sedan et Metz. La tristesse des malheureux Français s’accroît à mesure qu’ils approchent de la frontière. A Cologne, on les reconnaît et on les accueille par des sifflets et des cris injurieux. A Herbesthal, la princesse Mathilde se précipite tout en larmes dans le wagon impérial et se jette au cou de l’Empereur. Elle est en proie à une émotion et une surexcitation extraordinaires. Lui, maître de sa personne, demeure froid et impassible.

C’est alors que le général de Monts prend congé de l’Empereur qui le remercie avec affabilité et le charge de ses hommages pour l’Empereur et l’Impératrice d’Allemagne. Puis il continue son voyage jusqu’à Verviers et Douvres, (où l’Impératrice l’attendait.

Le voilà enfin sur le sol anglais, après six mois de captivité. Il compte y préparer la restauration de l’Empire, soit pour lui-même, soit pour son fils. La mort le frappe en pleines illusions, le 9 janvier 1873. Six années après, l’héritier du trône impérial mourait héroïquement à vingt-trois ans, dans la guerre du Zoulouland.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Voyez la Revue du 1er avril
  2. Voyez le discours du général Langlois au Sénat, le 31 mars 1910.
  3. Bruxelles, chez Rozez, 1871, in-8o.