La Capitale des Gaules ou la Nouvelle Babylone



Jentends dire tous les jours que Paris est la premiere Ville du Monde pour les agréments & les commodités de la vie, un Paradis terrestre où l’on trouve généralement tout ce qu’on peut souhaiter. Cela est vrai, quand les moyens de se procurer ce que l’on souhaite ne manquent pas. Mais ce Paradis terrestre devient un lieu de supplice, d’autant plus cruel pour les infortunés, que l’abondance, les plaisirs, la joye & les fêtes dont ils sont les témoins, & auxquels ils n’ont nulle part, leur retracent plus vivement l’image affreuse de leurs calamités & de leurs miseres.

Quiconque est indigent & vertueux ne doit pas vivre à Paris. Cette Ville immense renferme dans son sein trois états dominans. Le Corps des Financiers, le Corps innombrable des Femmes galantes, & celui des Intriguans. Ce sont eux qui mettent tout en mouvement, qui donnent le ton par-tout, qui tiennent le haut bout, & que l’on appelle la bonne compagnie ; & malheureusement cette bonne compagnie par excellence a si bien pris le dessus, que les honnêtes gens ne savent presque plus où trouver la mauvaise.

Autrefois un air simple & modeste, un maintien décent, de la conduite & des mœurs étoient une recommandation sûre pour être honorablement reçû ; la mode en est passée. Aujourd’hui beaucoup d’effronterie & de pétulance, un air important, des habits, des bijoux, de la dépense ; ajoutez à tant de brillans avantages la réputation d’un escroc achevé, d’un homme abîmé, noyé de dettes ; d’un infâme qui vole, qui pille de toutes mains, & qui a réduit cent familles sur la paille : voilà l’homme du jour, l’homme désiré, chéri, souhaité ; l’homme en un mot que chacun s’arrache, & qui a renversé la cervelle à une légion de femmes du premier rang.

Il fut un tems où regnoit en tous lieux une sotte défiance qui empêchoit qu’on ne donnât tête baissée dans les nouvelles connoissances.

Mœurs de Sauvages ! vraye rusticité ! On sait bien mieux vivre maintenant. Vouloir éplucher les gens & savoir ce qu’ils sont, c’est s’arrêter aux minuties. Ayez un certain extérieur ; soyez toujours prêt à faire la partie des Dames : sur toutes choses, ayez des dentelles,[1] car il est du dernier Bourgeois, de la plus honteuse crapule, d’oser se montrer sans dentelles : ayez soin outre cela d’être au courant des anecdotes de Versailles & de la Ville ; un joli homme qui ne sauroit point par cœur son Marais & son Fauxbourg, mériteroit d’être siflé. Mêlez dans vos propos légers & badins une teinte de bel esprit, un coloris d’érudition : parlez à tort & à travers sur les Spectacles & sur les Ouvrages nouveaux : citez les Nourrissons du Parnasse à votre Tribunal, jugez-les, appréciez leur mérite. Du reste, soyez tranquille, on ne demandera pas qui vous êtes. Et qui l’oseroit ? Vous êtes à la mode : vous avez fait vos preuves. Le petit G… voudroit en vain vous disputer la préséance. Le sang illustre dont il sort, la douceur de son caractere, la noblesse de ses sentimens & le tour délicat de son esprit ; toutes ces perfections sont en pure perte vis-a-vis de vous.[2] Fi ! des femmes d’un certain ordre, des Fermières Générales auroient-elles la complaisance de s’ennuyer avec le petit G ?.. Mon Dieu ; qu’il a l’air étranger ! un pareil homme est-il fait pour la bonne compagnie ? Qu’on le renvoye chez les Germains.

Je serais tenté de m’écrier avec Brutus : O vertu à qui j’ai tout sacrifié, ne serois-tu qu’une chimère & qu’un fantôme vain ? On aime à entendre proférer ton nom : on veut même être soupçonné de te rendre hommage, mais malheur à quiconque le fait. On ne sauroit soutenir les regards sans s’avoüer intérieurement coupable ; sa présence est un témoin muet qui dépose contre la corruption du cœur : il n’en faut pas davantage ; c’est un homme noté. En effet est-on excusable d’oser avoir des mœurs, quand personne n’en a ? Quelle incongruité !

Quoi qu’il en soit, Paris est unique pour les ressources. Nous en avons mille exemples sous les yeux. Tels qui n’auroient pas de pain ni de souliers à quatre lieues de Paris, trouvent le louable secret de manger dans cette Ville quarante mille francs tous les ans. Hé ! comment cela ? Devinez si vous le pouvez.

La Police est exactement instruite de tout ce qui se passe & de ce qui se dit journellement. Elle connoit tous les sujets équivoques, les oisifs de profession, les piliers de Caffé, les gens sans aveu ; enfin toute cette vermine dévorante qui vit sur le commun. La Police sait tout cela, & ne semble pas le savoir. Autre énigme à deviner. Oh ! le délicieux séjour où l’on peut employer les moyens les plus deshonnêtes pour se tirer honnêtement d’affaire !

Dans l’Armorique un Gentilhomme qui n’a pas de quoi vivre pend l’épée au croc, se met à travailler de ses bras, & laisse dormir Noblesse, en attendant que la fortune daigne le favoriser. À Paris un homme sans bien n’a qu’à mettre toute honte & toute pudeur de côté, & laisser dormir l’honneur, qu’il ne s’impatiente pas : quand il y pensera le moins, son honneur, de chetif & de maigre, de mince & de rampant qu’il étoit, se reveillera gras & refait, brillant & radieux. Ce ne sera plus un honneur timide & obscur qui craignoit de se produire & à qui tous les Suisses de porte faisoient avanie, mais un honneur de distinction auquel toutes les maisons seront ouvertes, & que l’on ira recevoir au bas de l’escalier. On ne se souviendra plus que cet honnête homme a mérité trois ou quatre fois d’être pilorié, qu’il a même frisé le gibet. Vraiment ! on a bien autre chose à faire que de se rappeller de semblables miseres. D’ailleurs, la réputation revient ici comme les ongles. J’en rencontre tous les jours que leur infamie avoir chassés de la société, qui sont actuellement les plus honnêtes gens du monde, qui ont des Terres à clocher, des Marquisats, des Palais, & dont les fils tiennent un rang distingué parmi les Citoyens.

Il n’est point de sang si corrompu, que l’argent ne purifie mieux que ne fait le mercure.

Les Lacédémoniens encourageoient le larcin, & punissoient ceux qui voloient de mauvaise grace & se laissoient surprendre. C’est à peu près la même chose à Paris. On étrangle souvent un mal-adroit, un pauvre petit apprentif pour une peccadille, tandis qu’un fripon profès, un illustre dans l’art de la rapine est sûr de l’impunité. Il n’est question que de donner son bilan, & de se retirer dans quelque lieu de franchise. De-là on capitule avec ses créanciers, au bout de quelques mois on s’accomode à l’amiable, & l’on sort la bourse munie des deux tiers au moins de leur bien. Trois ou quatre retraites pareilles mettent mon coquin en état d’être homme de probité le reste de ses jours, & d’établir honorablement toute sa famille. Voilà ce qui s’appelle avoir de l’esprit. Aussi dit-on communément : c’étoit une excellente tête, un grand travailleur ; il a fait une bonne maison… Mais il me semble que j’entends crier au larron, au scélérat, à l’infâme. Paix ! bonnes gens, paix ! vous dis-je ! Hé ! si l’on vous écoutoit, & que l’on voulût chicaner le monde pour de pareilles vétilles, répondez-moi, que deviendroient l’industrie & le savoir faire ?

Un Général d’Armée recevant de toutes parts des plaintes contre un Munitionnaire, le fit venir devant lui & pour premier compliment le menaça de le faire pendre. Monseigneur, répondit froidement le Munitionnaire, on ne fait pas pendre quelqu’un qui peut disposer de cent mille écus ; & là-dessus ils passerent dans le cabinet. Un instant après, Mr. le Général en sortit persuadé que c’étoit un parfait honnête-homme, & que ses raisons étoient sans réplique. Ceci nous apprend qu’on ne doit pas juger trop précipitamment de la conduite du prochain, ni le condamner sans l’entendre. Il est bien aisé de dire que les gens de Finance sont des fripons, mais il n’est pas si facile de le prouver.

Les jeux sont à Paris d’un grand secours pour quiconque n’a rien & n’est propre à rien. Ils tiennent lieu de patrimoine, d’Offices, & de Charges. Ils rapprochent toutes les conditions, & mettent une sorte d’égalité parmi les grands & les petits, les gens d’esprit & les sots. On rougissoit autrefois du métier de joueur ; aujourd’hui c’est une profession recommandable & qui donne entrée par-tout. Il y a dans Paris, à la honte du bon ordre, deux cens maisons de jeu, ou plutôt deux cens coupe-gorges, qui sont le rendez-vous des filoux & des dupes. Des Comtesses & des Baronnes du dernier siécle président dans ces funestes tripots. De respectables fripons font d’ordinaire au nom de ces vieilles Sybilles les honneurs du tapis. Ce sont eux qui taillent & tiennent le rateau. Rien n’est plus charmant que de les voir travailler, sur-tout, s’il leur tombe sous la main des Enfans de famille ou quelqu’Étranger. Avec combien de politesses, d’attentions & de procédés obligeans ne le dépouillent-ils point ! que de complaisance & de douceur ! que de paroles consolantes ! Peu s’en faut que le pauvre dépouillé ne les remercie encore de savoir réduit à sa dernière chemise. À propos de voleurs de cette espece, j’ai vû à Toulouse un exemple de sévérité qu’il seroit bon qu’on imitât dans tous les Tribunaux de Justice. Un Chevalier du lansquenet fut fouetté, marqué, & condamné à six ans de galères, pour des tours d’adresse qu’on traiteroit ici de bagatelles. Il y eut même plusieurs Magistrats qui opinèrent à la mort. Bien des gens sans doute se récrieront contre un semblable Jugement ; pour moi, je me fais honneur d’y applaudir.

La cupidité & le luxe ont établi des jeux par-tout. Le revenu des cartes aide à défrayer les trois quarts des maisons de Paris. Chaque famille a ses coteries particulières sur lesquelles son ordinaire est fondé. Inviter les gens à dîner, ou les inviter à venir le gousset garni payer leur écot, c’est la même chose. Ainsi quelqu’un qui ne joüe pas n’a que faire de se présenter nulle part ; il n’y a point de couvert pour lui. En effet, de quel pays vient un homme qui n’a pas la complaisance de perdre son argent avec les Dames ? À quoi est-il bon ? Eh oui ! mettez-vous sur le pied de recevoir de tels convives, votre table ne sera bientôt remplie que d’écornifleurs & de piqueurs d’assiettes.

Ce qui fait que les femmes font si passionnées pour le jeu, c’est qu’elles ont le privilège de friponner tant qu’il leur plaît. Quelque grossieres que soient leurs manœuvres, il n’est pas permis de s’en appercevoir, encore moins de s’en plaindre. On passeroit dans le monde pour un brutal & un chicaneur. Laissez-vous dépouiller avec docilité, ne témoignez point d’humeur, ne soufflez pas le mot, vous serez un homme charmant. La condition est dure, mais peut-on payer trop cher la bienveillance des Dames ?

Si le brigandage du jeu est passé en coutûme parmi les femmes, le libertinage la débauche ne le sont pas moins. Boileau comptoit jusqu’à deux honnêtes femmes de son tems ; je laisse à penser combien il en compteroit aujourd’hui. Ce qu’il y a de certain, c’est que la pudeur & la modestie, la discretion & la retenue, qui faisoient autrefois l’ornement du sexe, sont souvent remplacées par l’effronterie & la licence, & par tout ce qui porte le caractere de la prostitution la plus scandaleuse : au Sacrement près, il n’est pas possible d’appercevoir aucune différence entre ce qu’on appelle une honnête femme & une femme publique.

Du tems de nos peres on se proposoit le mariage comme la voye du vrai bonheur & du repos de la vie. Une union si sainte & si respectable étoit fondée sur l’estime & l’inclination mutuelle. On demandoit : est-elle vertueuse ? est-elle sage ? est-il honnête homme ? cela suffisoit. Dans ce siecle-ci, ce sont des qualités de surérogation. A-t-il de l’argent ? en a-t-elle ? Dieu pourvoira au reste. Un doüaire & une dot, il n’est pas question d’autre chose. Le mariage est devenu une affaire de pur intérêt. On a besoin d’une femme ou d’un mari pour faire un remboursement, pour dégager une Terre, ou pour augmenter son train. On se marchande comme un meuble, & on se livre indifféremment au plus offrant & au dernier enchérisseur.

Quelle dépravation ! Voilà pourtant les tristes effets du luxe. O ! vous, corrupteurs infâmes de l’innocence & des bonnes mœurs, de quel front osez-vous soûtenir que le luxe est nécessaire dans un État ? Si l’exemple des Assyriens, des Perses, des Grecs & des Romains ne suffit pas pour vous éclairer sur la fausseté d’une si pernicieuse maxime, voyez ce que l’État a gagné depuis qu’on y a introduit le luxe. Il a ouvert, direz-vous, mille sources au commerce dont les canaux féconds répandent & distribuent l’abondance en tous lieux. Dites plutôt qu’il a ouvert un champ libre à la cupidité qui vous dévore, & qu’au milieu de toutes vos possessions, vous êtes cent fois plus indigens que n’etoient vos ancêtres. Ils avoient à la vérité moins d’especes numéraires : mais ayant encore moins de besoins, ils étoient réellement riches de ce qu’ils ne désiroient pas.

Le luxe est la gangrenne de tout Corps politique. Elle fait d’abord des progrès imperceptibles, & on ne la sent vivement que quand elle a gagné les parties nobles & qu’il n’y a plus de remede. Quelqu’un, je crois, l’a dit avant moi ; n’importe, les vérités utiles ne sauroient être trop répétées ; & quelque médiocres qu’en soient les fruits, le peu de bien qu’ils produisent est toujours un bien. Que l’on vante tant qu’on voudra nos manufactures, nos ouvrages de goût & d’agrément, & toutes les superfluités par lesquelles notre Nation se distingue entre les autres, je soûtiens que toutes ces choses sont plus nuisibles qu’avantageuses au Royaume. La raison de cela, c’est que nous en consommons beaucoup trop, & qu’en bonne politique elles ne devroient être destinées qu’à l’exportation. Mais comme les Étrangers pourroient bien ne se pas soucier de nos modes, si nous ne prêchions d’exemple, nous imitons les charlatans qui s’empoisonnent pour avoir occasion de débiter leurs drogues.

La France seroit perdüe il y a long-tems, si l’esprit de bagatelles & de sottises dont nous sommes possédés n’eût gagné chez nos voisins & ne les eût rendus presque aussi foux que nous.

Ce sont les Étrangers, me dira-t-on, qui font rouler l’argent dans Paris. Si vous en supprimez le luxe & les plaisirs, ils n’y viendront pas, & vous anéantissez le commerce. Je réponds à cela que s’il ne venoit à Paris que des Étrangers proprement dits, l’objection seroit plausible, & le luxe seroit peut-être un mal nécessaire. Mais il est certain qu’année commune le nombre des véritables Étrangers qui font quelque figure à Paris ne monte guère au dessus de vingt ou trente, & c’est sans doute beaucoup.[3] Quant aux autres, à qui par coutume on donne aussi le nom d’Étrangers, ils sont tous Sujets du Roi, & le nombre en est si grand qu’ils composent plus de la moitié des habitans de ville.

On conviendra donc que Paris ne doit réellement sa splendeur & ses richesses qu’à la disette & à l’épuisement des Provinces que les Regnicoles affament. Combien en voit-on tous les jours qui, entraînés par l’attrait du plaisir & du libertinage, viennent à Paris dissiper crapuleusement en deux ou trois soirées, ce qui suffiroit à les maintenir chez eux avec honneur des années entières ! Combien de peres dénaturés y mangent le patrimoine de leurs enfans ! Combien d’enfans perdus de débauches y dévorent la succession de leurs peres ! Que de jeunes gens destinés à remplir des Charges distinguées dans la Province, & sur lesquels leurs familles fondoient les plus hautes espérances, sont venus engloutir dans cette dangéreuse Babilonne, avec leur innocence & leur réputation, toute leur fortune ? En un mot, combien en a-t-on vus qui, avant d’avoir mis les pieds sur ce sol impur, portoient dans le cœur le germe de toutes les vertus, & ont souffert depuis, pour la réparation de leurs crimes, la mort la plus infamante & sa plus ignominieuse ?

Tous ces exemples ne concluent rien. Nos Politiques ont décidé que le luxe est l’ame de Paris ; qu’il est d’une ressource infinie pour les besoins de l’État ; & que Paris paye plus lui seul que cinquante Villes ensemble. Cela est vrai ; mais comment paye-t-il, & aux dépens de qui ? Quand les canaux d’où il tire ses fonds seront taris & desséchés, ses moyens seront-ils inépuisables ?

C’est l’harmonie & la circulation égale des liqueurs relativement à tous les membres, qui sont le principe de la force & de la santé du corps. Il en est de même d’un État de quelque nature qu’il soit. Si les membres qui le composent ne contribuent pas, chacun pour la part, à l’entretien commun ; si le principal & le chef veut s’engraisser de la substance des autres : quand il les aura consumés, il se consumera à son tour, & tout le corps à la fin périra faute de nourriture.

Ce n’est donc qu’en rétablissant le mouvement & la circulation dans tous les membres de l’État, qu’on peut le tirer de la stupeur & de l’engourdissement où il est réduit. On ne doit jamais se flatter d’en venir à bout qu’en détruisant le luxe de la Métropole : il n’y a donc pas à balancer.

Le libertinage & la corruption générale doivent leur première origine à l’établissement des Spectacles. La Comédie est un boëte de Pandore qui nous a inondés de vices. En vain les partisans du Théâtre soutiennent que la Scène forme l’esprit & le cœur, qu’elle adoucit, polit & rectifie les mœurs, qu’elle épure les sentimens, qu’elle éleve l’ame & porte à l’héroïsme. Jargon de Poëtes & de Bateleurs, lieux communs & vieux stile, dont nous ne voyons que trop par notre propre expérience le ridicule & la fausseté.

Il est certain que tout ce qui dégoûte du travail & distrait le peuple de ses occupations, que tout ce qui nourrit & flatte son oisiveté, ne sauroit être bon. Il est aussi très-certain que la Comédie & tous les spectacles frivoles ne sont propres qu’à plonger dans la mollesse, qu’à inspirer du goût pour les plaisirs & donner de l’aversion pour le travail : il est donc évident que ces sortes d’amusemens sont de la plus dangereuse conséquence, & qu’en bonne police on devroit les défendre.

La fureur du Théâtre & des Représentations dramatiques est montée à un tel point, que, si l’on n’y remédie promptement, Paris ne sera plus bientôt qu’un peuple d’Histrions & de Baladins. On y joüe par-tout la Comédie. C’est un délire général qui a gagné toutes les Professions. Va-t-on chez quelqu’un pour affaire : démarche inutile. Monsieur ne voit personne : il étudie son rôle. Ici c’est un homme constitué pour régler les différends des Citoyens & prononcer sur leur fortune ou sur leur vie, s’avilissant & se dégradant sous les habits de Trivelin. Là c’est un Militaire aussi bon Comédien que Dufresne, & aussi mauvais Guerrier, représentant Achille furieux, tandis que les ennemis sont à nos portes. D’un autre côté c’est un Financier insolent, jouant le rôle de Marquis au lieu de celui de Valet pour lequel il semble être né. Mais comme l’amour est la base & l’ame de la Comédie, on pense bien que le beau sexe ne demeure pas les bras croisés, & que toute la chaleur de l’action & le plus vif intérêt roule sur lui. Aussi c’est dans cette innocente école que la plupart de nos femmes se forment au bien, & s’instruisent de leurs devoirs. C’est là qu’elles apprennent le grand art de filer une passion, de nouer une intrigue, de feindre, de dissimuler, de ruser, de déconcerter la vigilance d’une mere, de mettre en défaut la jalousie d’un mari, & de commettre les plus horribles perfidies sous le masque austere de la sagesse. C’est, en un mot, dans cette édifiante école qu’elles apprennent la théorie des vertus & la pratique des vices.

On me dira, sans doute, que ce n’est point la faute des grands Maîtres de la Scene, si l’on abuse de leurs maximes : que Messieurs Corneille, Racine, Crébillon & Voltaire, n’ont rien écrit contre la pureté des mœurs, rien qui ne fût conforme aux regles & aux principes de la plus exacte morale. D’accord, mais Corneille & Racine ont reconnu la vanité de leur art, & se sont repentis de n’avoir pas fait un meilleur usage de leurs talens. Ils ont observé que la plûpart ne se rassemblent dans ces lieux oisifs que pour y récréer leurs yeux par la vûe d’un spectacle pompeux & brillant, pour y faire étalage de leur parure, se critiquer & se déchirer les uns les autres. Ils auroient dû sentir aussi combien il est indécent que des mercenaires souvent sans mœurs & sans ame fassent le métier de réciter des Scenes inimitables par la beauté & la délicatesse des sentimens, que des femmes souillées d’ordures & perdues de réputation ayent l’audace de représenter la vertu sous les images les plus nobles & les plus intéressantes. N’auroient-ils pas dû prévoir que de pareils modèles ne peuvent être capables que d’inspirer du dégoût pour les bonnes choses ? En effet, qui ne seroit pas tenté de croire que l’honneur, l’humanité, le courage & le véritable amour sont de pures chimères & des fables, quand on employe des gens notés d’infamie pour nous les annoncer ? Si l’on veut conserver à l’eau sa pureté naturelle, ce n’est point par des canaux bourbeux qu’il faut la faire passer. Je conclus de-là que les Drames de Messieurs Corneille, Racine, Crebillon & Voltaire sont admirables à lire & scandaleux à voir représenter. J’en dis autant des Comédies de Molière, de Renard & de plusieurs autres hommes célèbres de ce siécle. Ce sont d’excellens morceaux dans leur genre, mais des morceaux de cabinet dont la bonne morale ne sauroit balancer les pernicieux effets que le tableau vivant des passions & le jeu séduisant des Acteurs produisent aux lumieres.

Je sçais qu’on m’objectera qu’il faut des Spectacles à Paris pour occuper une infinité de gens desœuvrés, qui dans leur loisir seroient capables de se porter aux excès les plus funestes. Il résulteroit de ce raisonnement que les gens désœuvrés & sans occupation sont un corps redoutable que l’État a intérêt de ménager. C’est faire aux fainéans beaucoup plus d’honneur qu’ils ne méritent.

Renversez les Théatres, fermez les Caffés, & faites main-basse sur ces honteuses maisons où l’espoir du gain rassemble les filoux & les dupes. N’ouvrez vos promenades publiques que les jours de Fêtes : le Citoyen laborieux ne se promene pas les jours ouvriers. Enfin poursuivez l’oisiveté, ne lui laissez aucun lieu de retraite ; & je vous garantis Paris bientôt purgé de toute son écume, au profit des Provinces qui s’en serviront comme les cultivateurs se servent du fumier pour engraisser & féconder les terres.

Tous ces essains de Prêtres & de Bénéficiers que la mollesse & le plaisir attachent ici, retourneront chez eux manger leurs revenus. Ces fourmilliéres d’animaux équivoques, sans état & sans sexe, connus sous le nom d’Abbés, reçus par-tout, & par-tout méprisés, disparoîtront de même, & transplantés séparément deviendront peut-être d’honnêtes gens. Ces légions d’hommes dévoués au service de la patrie, que l’on rencontre à chaque instant, iront dans le sein de leurs familles & à la suite des Places reclamer des honneurs qu’il n’est pas possible qu’on leur rende à Paris, où l’on voit autant de Croix que de Calotes & de Petits-colets. Les choses les plus précieuses nous deviennent bientôt indifférentes, quand nous les avons sans cesse sous les yeux. Nos barbouilleurs de papier, soi disans Littérateurs & beaux esprits, vuideront aussi le pays ; & de plats Écrivains qu’ils sont, pourront devenir avec le tems de bons & utiles Artisans dans la province. Qui peut le plus, peut le moins ; car quoiqu’il faille du talent pour bien faire des souliers, je crois qu’il en faut davantage pour fabriquer un mauvais livre ; mais toute compensation faite, il vaut mieux être bon Cordonier que mauvais Auteur : le premier a du pain, le second n’en a pas.

Cette innombrable Valetaille dont Paris regorge, & qui composeroit des Armées, se dispersera dans les campagnes ; & l’agriculture reprenant son ancienne vigueur, nous serons bientôt en état de porter à nos voisins ce que nous en tirons à si grands frais. Le Gouvernement gagnera par cette réforme des Soldats & des Cultivateurs dont il a tant de besoin.

Que les Grands de la Nation ayent un cortége convenable à leur rang, rien n’est plus juste : ce sont nos superieurs. Mais que de miserables Publicains, engraissés de la sueur du Peuple, ayent chacun trente fainéans à leur service, & soixante chevaux dans leurs écuries ; qu’ils se piquent d’avoir les plus brillans équipages, & de faire la meilleure chere de Paris ; qu’ils reçoivent chaque jour à leurs tables l’encens & les hommages d’un tas de gourmands plus méprisables qu’eux ; en un mot, qu’ils dépensent dans l’espace de deux ou trois mois ce que quelques uns de nos Princes ne depenseroient pas dans le cours d’une année : c’est un abus que tout homme sensible, tout ami de l’humanité ne verra jamais qu’avec indignation.

Quelqu’un prônant un jour ces Oiseaux de rapine, eut la basse complaisance de les appeller les soutiens de l’État. Ils le sont, lui répondit-on, comme la corde l’est des malheureux qu’elle étrangle. Que de justesse dans cette réponse ! Elle vaut seule tous les Adages d’Erasme.

Quantité de gens s’imaginent qu’il n’y a pas de plus sûr moyen de remédier au luxe que de le taxer ; mais le remède, je crois, seroit pire que le mal, & ce seroit jetter de l’huile dans le feu pour l’éteindre. Comme il n’est point d’animaux, (les Dévots à part,) plus orgueilleux que les Financiers & les nouveaux parvenus, on ne doit pas s’attendre qu’ils soient gens à rien retrancher de leur train, quelque taxe qu’on leur impose. Établissez des Chambres de Justice pour les faire dégorger, pressez-les comme des éponges, ils n’en seront que plus ardens au pillage, & ce sera le pauvre Peuple qui payera pour eux.

C’est en coupant l’arbre au pied qu’on le détruit : on le fortifie en l’élaguant. Il faut abattre le luxe & l’attaquer jusques dans ses racines sans s’arrêter aux branches. Mais comment s’y prendre ? Rien n’est plus aisé. Faites de bonnes loix somptuaires : réglez surtout les états ; & que le Gentilhomme, jusqu’ici honteusement confondu dans la foule, puisse désormais être reconnu à quelque marque distinctive. Que le Magistrat en ait une particulière, afin que le Courtaut de boutique ne partage plus avec lui les égards dûs à la robe. Que ceux qu’on trouvera cachés sous l’habit ecclésiastique à dessein de mener une vie plus délicieuse & de joüir du doux avantage de faire les insolens sans conséquence, ayent à renoncer à leur mascarade sous peine de punition corporelle, pour avoir témérairement empiété sur les droits du Clergé.

À l’égard du sexe (car c’est lui qui perd tout par ses dispendieuses folies) qu’il ne soit permis qu’aux Dames de qualité & aux Demoiselles de porter quelques pierreries pour les distinguer des Femmes d’affaires, des Marchandes & des Femmes de la petite robe. Il n’est pas décent que des Bourgeoises fassent les importances & bravent des personnes à qui elles doivent honneur & respect.

Moyennant de si sages reglemens, tout rentrera dans l’ordre naturel : la subordination sera rétablie ; & ce que l’on verra sans doute avec surprise, ces hommes sortis de la fange qui frelatent de leur sang impur celui de la haute Noblesse & nous inondent de métifs, ouvriront enfin les yeux & abjureront leur orgueil. Le Particulier, resserré dans sa sphére, employera à son entretien & à sa subsistance ce que la vanité & le désir de paroître lui dérobent. L’émulation & l’amour du travail renaîtront insensiblement, & l’esprit de dissipation s’évanouissant : chacun, loin de regarder sa maison comme un lieu d’exil, en fera ses délices. Les époux, différens de ceux d’aujourd’hui, qui sont quelquefois six mois sans se rencontrer, quoique sous le même toit, se verront tous les jours, & ne se lasseront pas de se voir. Ils ne dédaigneront pas de veiller à l’éducation de leurs enfans & d’entrer dans les détails du ménage.

Les femmes se contenteront d’être raisonnables, sans ambitionner le sot honneur de chausser le cothurne ou le brodequin, & d’emboucher la trompette héroïque. Elles ne tiendront point bureau de bel esprit, & ne se feront pas gruger par des Auteurs gloutons accoutumés à payer d’un encens parasite la bonne chere qu’on leur fait. Elles substitueront à la ridicule manie des sciences les occupations convenables au sexe, & ne rougiront point, pour se délasser des embarras domestiques, de manier l’éguille & le fuseau.

Enfin que dirai-je de plus ? Dès que chacun se renfermera dans les bornes de son état, & que la vanité manquera d’alimens, le règne des bagatelles & des frivolités s’évanouira, & la raison reprendra le dessus.


FIN



  1. Une Financière dit un jour en présence d’un Gentilhomme qui portoit du linge uni, qu’elle ne concevoit pas qu’on osât se montrer en bonne maison sans dentelles.
  2. Des Maltotieres ont eu l’impudence de parler ainsi d’un jeune Seigneur Allemand. Voilà ce que gagnent Les Grands à s’encanailler.
  3. Il ne faut pas ranger les Ministres des Cours dans cette classe.