La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 5

Michel Lévy frères (p. 63-68).


V

LA CANNE DE M. DE BALZAC


Nous l’avions bien dit, que l’extrême beauté est un malheur pour un homme, surtout pour un jeune homme qui a sa fortune à faire. Vous comprenez maintenant ces paroles, qui d’abord ont paru inintelligibles : « Il était une fois un jeune homme très-beau qui était triste, » et vous comprenez aussi pourquoi il se sentait découragé, et pourquoi il maudissait la nature.

C’est que trois fois ce pauvre Tancrède avait été repoussé, précisément à cause de cette même beauté qui lui semblait un brillant avantage, et qui n’était pour lui qu’une source de désappointements et de chagrins.

Que faire ?… s’enlaidir ? — Quel homme en aurait le courage ! — quelle femme le lui aurait conseillé !…

Il alla donc à l’Opéra. Quand un malheur est sans remède, la sagesse est de l’oublier ; quand on ignore la route qu’il faut suivre, on se fie au hasard, et l’on fait bien. Le hasard n’est hostile qu’aux gens qui négligent pour lui leurs devoirs ; — pour l’homme qui n’a rien à faire, et qui a le droit de chercher des aventures, le hasard est toujours favorable.

On donnait Robert le Diable ce jour-là. Tancrède alla se placer à une stalle de l’orchestre ; mais à peine il était assis, qu’un objet étrange attira ses regards.

Sur le devant d’une loge d’avant-scène se pavanait une canne. — Était-ce bien une canne ? Quelle énorme canne ! à quel géant appartient cette grosse canne ?

Sans doute c’est la canne colossale d’une statue colossale de M. de Voltaire. Quel audacieux s’est arrogé le droit de la porter ?

Tancrède prit sa lorgnette et se mit à étudier cette canne-monstre. — Cette expression est reçue : nous avons eu le concert-monstre, le procès-monstre, le budget-monstre.

Tancrède aperçut alors au front de cette sorte de massue, des turquoises, de l’or, des ciselures merveilleuses ; et derrière tout cela, deux grands yeux noirs plus brillants que les pierreries.

La toile se leva ; le second acte commença, et l’homme — qui appartenait à cette canne s’avança pour regarder la scène.

— Pardon, monsieur, dit Tancrède à son voisin ; oserais-je vous demander le nom de ce monsieur qui porte de si longs cheveux ?

— C’est M. de Balzac.

— Lequel ? l’auteur de la Physiologie du Mariage ?

— L’auteur de la Peau de Chagrin, d’Eugénie Grandet, du Père Goriot.

— Ah ! Monsieur, je vous remercie mille fois.

Tancrède se mit de nouveau à lorgner M. de Balzac et sa canne.

Mais cette canne le préoccupait.

— Comment, se disait-il, un homme aussi spirituel a-t-il une si vilaine canne ? — Peut-être contient-elle un parapluie ; il y a un mystère là-dessous.

L’affectation — que mettait Tancrède à ne pas regarder la scène, à toujours, toujours lorgner du même côté, donna le change à une très-jolie femme dont la loge était voisine de la loge de M. de Balzac. La jeune femme minauda, croyant que c’était elle que ce beau jeune homme contemplait.

L’affectation — que mettait cette jolie femme à regarder à la même place dans l’orchestre, donna le change au voisin de Tancrède qui se mit à lorgner exclusivement la jolie femme, ne doutant pas que ses regards ne s’adressassent à lui.

Enfin l’affectation de son voisin à lorgner toujours la même femme attira l’attention de Tancrède, qui devina alors clairement que ces œillades étaient pour lui.

La preuve, c’est que, dès que ses yeux eurent rencontré ceux de la jeune femme, elle cessa de le regarder.

Mines — rougeur — petite toux — boa rejeté sur les épaules — petit gant ôté pour laisser voir une blanche main — cassolette vingt fois ouverte et respirée — airs penchés — demi-soupirs — regards obliques — sourires furtifs, toute cette pantomime infaillible de la coquetterie féminine fut au même instant employée pour prévenir Tancrède qu’il allait être aimé.

Il se le tint pour dit — et, lorsqu’un peu avant la fin du spectacle, il vit sa jolie conquête se lever et quitter la loge où elle était, il sortit de l’orchestre et alla guetter sa belle au bas du grand escalier.

Elle le vit, et ne sembla pas étonnée ; elle oublia d’être émue, mais elle parut méditer un projet.

Sur ces entrefaites passa un député qu’elle connaissait à peine ; il était pressé et marchait vite. Elle l’arrêta.

— Vous irez demain aux Italiens, dit-elle ?

En disant ces mots, elle regarda Tancrède.

— Moi ? répondit le député. Pourquoi cela ? je n’y vais jamais. La musique m’ennuie à mourir, je n’aime que les ballets.

La jeune femme s’inquiétait fort peu de ce qu’aimait le député. Elle l’avait fait servir à entendre ce qu’elle voulait dire à un autre. Son rôle était fini, elle lui rendit la liberté.

Pendant ce temps, le bel inconnu jouait aussi sa petite pantomime. Son air parfaitement sérieux — son maintien ultra-respectueux — son regard particulièrement langoureux — exprimaient suffisamment sa pensée.

La jeune femme ne pouvait plus douter de sa victoire ; alors elle fit ce que font toutes les coquettes — après avoir été scandaleusement provoquantes, elles affectent tout à coup une superbe dignité ; mais il faut pour cela qu’elles soient bien sûres qu’on ne puisse pas s’y méprendre ; elles ne hasardent la dignité que lorsqu’elle ne peut plus leur faire de tort.

Or donc, la fière Célimène de la rue de Provence, voyant que son esclave lui était soumis, s’éloigna noblement d’un pas d’impératrice, sans daigner jeter un regard sur lui, mais se disant tout bas, dans sa vanité satisfaite :

— Il a compris.