La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 3

Michel Lévy frères (p. 22-50).


III

SECOND OBSTACLE


— Monsieur Poirceau ?…

— C’est ici, donnez-vous la peine d’entrer.

La peine ! je vous jure que c’était bien le mot, car, pour passer cette porte, il fallait faire un véritable siége.

Le palier de l’escalier, appelé vulgairement le carré, était barricadé de banquettes placées çà et là dans tous les sens, et barrant complétement le chemin.

Tancrède, après bien des travaux, parvint dans l’antichambre ; là il lui fallut encore s’arrêter.

Un énorme tapis roulé obstruait le passage, derrière ce tapis se trouvait la grande table de la salle à manger crénelée de toutes ses chaises ; cela formait un assez gracieux édifice ; puis de côté et d’autre, encore des banquettes, puis un marchepied, un guéridon couvert de porcelaines, puis des jardinières en bois de palissandre attendant des fleurs, puis des candélabres attendant des bougies, puis un dessus de table en marbre, puis des paillassons, des pelles, des pincettes, des tabourets, des soufflets et une cafetière dite du Levant.

Tancrède traversa ce chaos sans malheur, il parvint jusqu’à la salle à manger.

Nouvelles difficultés.

Dans la salle à manger — se débattaient les meubles du salon : consoles, canapés ; causeuses, fauteuils, bergères, divans ; puis venaient les objets précieux : pendule avec son verre toujours menacé, vases de fleurs si beaux qu’on n’y met point de fleurs ; buste d’oncle général, toujours ressemblant ; table à ouvrages, coffres à ouvrages, et puis le piano. Toutes ces choses tenant avec peine dans la salle à manger, le désordre était à son comble.

Tancrède croyait planer sur les débris du monde comme un autre Attila. Jamais il n’était venu dans une administration de ce genre, il s’imagina que tous ces meubles avaient été sauvés de quelque incendie la veille, et qu’ils étaient là déposés jusqu’à ce que leur propriétaire se fût trouvé une autre demeure.

Il regardait, escaladait une rangée de chaises, tournait un énorme canapé comme on tourne une montagne, rencontrait sur sa route beaucoup de choses, mais il ne voyait personne.

— Monsieur Poirceau ? demanda-t-il une seconde fois.

— Par ici, par ici ! cria une voix lointaine.

Tancrède ne voyait encore rien.

Il parvint jusqu’à la porte du salon.

Dans le salon — se pavanaient les meubles de la chambre à coucher, heureux de se sentir plus à l’aise.

Mais là on ne voyait encore personne.

Tancrède se dirigea vers la porte de la chambre à coucher, la même voix dit ces mots :

— Tiens, Caroline qu’a pas pris les housses !

Au même instant un gros paquet, lancé par une main invisible, vint frapper Tancrède dans la figure, et il se sentit aussitôt étouffé, perdu, abîmé sous un déluge de petites jupes de toutes couleurs, de toutes grandeurs, dont il eut toutes les peines du monde à se débarrasser. Les unes avaient mille petits cordons qui s’accrochaient aux boutons de son habit, d’autres avaient de petites manches dans lesquelles ses bras se perdaient, le tout fortement saupoudré de poussière. C’était un embarras à ne plus s’y reconnaître.

En sortant de tout cela, Tancrède se trouva face à face avec un grand niais de domestique, armé d’un balai et d’un plumeau. Celui-ci fut un moment déconcerté.

— Pardon, monsieur, je croyais que c’était le garçon tapissier qui doit venir démonter les lits, et je m’amusais pour rire… si j’avais su…

— M. Poirceau ? demanda Tancréde, interrompant ces excuses ; puis voyant que la chambre était entièrement démeublée : Mais je crains de le déranger dans son déménagement, ajouta-t-il.

— Nous ne déménageons pas, répondit le domestique, tant que la Compagnie restera ici nous y demeurerons. Je vois que monsieur trouve l’appartement un peu sens dessus dessous ; c’est le bal qui est cause de ça ; et ce maudit garçon qui ne vient pas…

— Un bal, ce soir ? Je reviendrai une autre fois.

— Oh ! ce n’est pas le premier bal qu’on donne ici. Monsieur peut recevoir monsieur ; si monsieur veut passer dans le cabinet de monsieur, je vais avertir monsieur.

Il y a peu de nuances dans la gent domestique à Paris. Ou ce sont des insolents qui vous répondent à peine oui et non, ou bien ce sont des amis pleins de confiance qui vous mettent au courant de toutes les affaires de la maison dès le premier jour.

M. Poirceau reçut Tancrède avec cordialité.

— M. Nantua s’intéresse vivement à vous, dit-il ; il vous a chaudement recommandé.

En disant ces mots, M. Poirceau examinait Tancrède de la tête aux pieds ; il semblait ébloui d’admiration.

— Y a-t-il longtemps, ajouta-t-il, que vous êtes à Paris ?

— Deux jours.

— C’est la première fois que vous y venez ?

— Non, monsieur. J’ai commencé mes études au collège Henri IV, et je n’ai quitté Paris que depuis cinq ans.

— Vous êtes resté en province ?

— À Genève, chez un de mes oncles, M. Loindet.

M. Loindet est votre oncle ? Eh ! mais je le connais beaucoup ; il avait une sœur bien belle : serait-ce votre mère ?

— Oui, monsieur.

Ah ! sans doute, je trouve une ressemblance… Je me disais aussi, cette figure ne m’est pas inconnue.

— Bien ! pensa Tancrède, voilà encore ma figure qui fait son effet.

M. Poirceau continua :

— Je l’ai connue bien jeune, votre mère ; elle était si belle ! Ah ! tout le monde l’admirait ! et puis de l’esprit, du bon sens, raisonnable ! C’est une femme de mérite. Où est-elle maintenant ?

Tancrède répondit à toutes les questions que M. Poirceau lui adressa sur le compte de sa mère, et il se réjouissait de la bienveillance, de l’affection même que son nouveau protecteur lui témoignait.

— Cette belle Amélie ! elle ne se souvient pas de moi : n’importe ! je suis heureux de pouvoir lui être utile. Son fils n’est pas un inconnu pour moi. J’espère que nous nous entendrons. Mais je veux, avant tout, vous présenter à ma femme. Justement, ce soir, nous avons un petit bal : il lui faut des danseurs, et je ne saurais lui amener un plus beau cavalier !

Tancrède se confondit en politesses.

— C’est cela, continua M. Poirceau, venez d’abord ce soir, et demain nous parlerons affaires. J’ai ce qu’il vous faut. À ce soir ! si vous écrivez à votre mère, parlez-lui de son vieil adorateur Poirceau !

Tancrède s’éloigna.

— Ma femme sera contente, j’espère, pensa M. Poirceau ; elle tient tant à ce que ses danseurs aient bon air ! Le beau garçon ! Je gage que, dans tous les bals de Paris, on ne trouverait pas un plus beau jeune homme ! C’est sa mère, c’est tout à fait sa mère ! Ce garçon-là me plaît. Je suis content de l’avoir chez moi ; ce doit être un brave jeune homme ; et puis M. Nantua paraît en faire grand cas.

Ce disant, le directeur de la compagnie d’assurances contre l’incendie rentra dans son appartement.

Tancrède retourna chez lui, ravi, enchanté de l’accueil qu’il avait reçu.

— Ma foi, j’ai du bonheur ; tout le monde me veut du bien : voilà ce banquier qui me recommande, ce directeur de la compagnie d’assurances à primes contre l’incendie — c’est un peu long — qui me protège ; allons, je ferai mon chemin, il me plaît, ce vieux bonhomme ; il est franc, joyeux, il donne des bals : j’aime ça.

Et Tancrède se mit doucement à écrire à sa mère pour lui faire partager ses espérances.

Le soir, il se rendit au bal. — Quelle différence ! il ne reconnaissait plus la maison.

— Où est donc la porte ? Il me semble être entré par là ce matin.

Point de porte ! une grande glace l’avait remplacée ; puis des caisses de fleurs, des tapis dans l’escalier. Tancrède ne pouvait comprendre comment, du matin au soir, on avait pu produire de si prompts embellissements.

Comme il entrait, M. Poirceau vint le prendre par le bras. Tancrède ne savait pourquoi ce monsieur venait le chercher ; il ne reconnaissait pas non plus M. Poirceau.

Le bonhomme avait aussi subi quelques embellissements. Ce n’était plus le joyeux compère qu’il avait vu le matin, maître chez lui, avec son bonnet de soie, sa robe de chambre et ses pantoufles de tapisserie. — C’était un hôte affairé, perdu dans une cravate, triste dans un habit, gêné dans un salon, tourmenté de mille niaiseries, mais, du reste, bon et bienveillant.

— Madame Poirceau est par ici, je vais vous présenter à elle.

Tancrède s’avança vers la maîtresse de la maison.

La présentation s’opéra en silence.

Madame Poirceau jeta à peine un coup d’œil sur le beau danseur qu’on lui avait tant annoncé, toute préoccupée qu’elle était de l’arrivée d’une grosse Allemande couverte de bijoux et de fleurs, qui paraissait un personnage d’importance.

M. Poirceau fut mécontent du peu d’effet que son protégé fit sur sa femme.

— Venez, dit-il, je vais vous présenter à ma nièce.

La nièce de M. Poirceau était une très-jolie personne que, par un de ces hasards qu’on met dans les romans, Tancrède avait déjà rencontrée à Genève. Une reconnaissance s’ensuivit ; madame Thélissier accueillit M. Dorimont fort gracieusement. Elle était engagée pour plusieurs valses et contredanses ; mais elle trouva moyen d’embrouiller si bien ses engagements, qu’elle fut libre, et put valser assez légalement avec lui — ce qui attira bien vite l’attention de toutes les femmes sur notre Apollon.

— Avec qui valse donc madame Thélissier ?

— Connaissez-vous ce jeune homme qui valse avec la nièce de M. Poirceau ?

— Demandez donc à madame Poirceau le nom du monsieur qui valse avec Malvina.

— Monsieur Bénard, dit une vieille femme, tâchez donc de savoir quel est ce monsieur qui valse avec madame Thélissier ?

— Personne ne le connaît, c’est un sauvage.

— Je crois plutôt que c’est un Anglais.

Puis, dans le salon voisin, une jeune personne qui peignait à l’huile s’écriait !

— Quelle tête admirable ! quelles lignes ! c’est Endymion !

Et ses regards s’attachaient avec joie sur le bel inconnu.

La peinture est une émancipation pour les jeunes filles ; elle leur donne le droit de regarder les hommes en face et en détail ; l’admiration purifie tout. — Si j’avais une fille, elle peindrait le paysage.

Plus loin, un groupe de vieilles femmes s’exprimaient ainsi :

— C’est un malheur d’être aussi beau que cela.

— Je le crois bête à manger du foin.

— Ah ! vous voilà bien avec vos préjugés, dit une élégante de l’Empire. De mon temps les hommes étaient fort beaux, et je vous assure qu’ils avaient de l’esprit.

— Vous voulez dire qu’on leur en trouvait.

— Voici madame Poirceau, demandez-lui vite le nom de notre Adonis.

Madame Poirceau ne savait pas de qui on voulait lui parler ; elle n’avait point regardé Tancrède, et n’avait pas écouté ce que son mari lui avait dit de lui.

— Comment ! vous ne savez pas que vous avez chez vous une merveille ? Voyez donc là-bas, le beau valseur de votre nièce ; on ne parle que de lui, il fait événement dans votre bal, qui du reste est charmant.

Madame Poirceau se repentit alors d’avoir fait si peu de cas d’un personnage qui donnait à sa soirée tant d’éclat. Elle se rapprocha de sa nièce et saisit l’occasion d’adresser quelques mots obligeants à M. Dorimont. Tancrède saisit à son tour cette occasion de prier madame Poirceau de lui accorder une contredanse, et la sixième lui fut promise comme une faveur.

Madame Poirceau était dans l’âge où l’on danse encore, car la vie des femmes se divise ainsi :

L’âge où l’on danse, mais où l’on n’ose pas valser — c’est le printemps.

L’âge où l’on danse, où l’on valse — c’est l’été.

L’âge où l’on danse encore, mais où l’on préfère valser — c’est l’automne.

Enfin, l’âge où l’on ne danse plus — c’est l’hiver… l’hiver toujours rigoureux de la vie.

Madame Poirceau était belle selon les principes de l’art, laide selon les lois de l’amour.

Belle en ce que ses traits étaient d’une parfaite régularité ; laide en ce qu’ils manquaient d’harmonie.

Elle avait de ces visages superbes à raconter et point du tout à regarder ; cette beauté de passe-port qui séduit le vulgaire, yeux grands, nez aquilin, bouche petite, front haut, visage ovale, menton rond. — Pour se faire aimer par ambassadeur, comme les princesses, madame Poirceau aurait pu envoyer son signalement, mais pas son portrait.

N’importe ; c’est ce qu’on appelle une belle femme, une poupée parfaite, à ressorts invisibles, une figure de cire, impassible, invulnérable, jamais défrisée, jamais déshabillée ; — toujours parée, serrée, pincée, corsée, — pas un cheveu qui voltige, pas un ruban qui folâtre — madame Poirceau ne s’assied jamais que sur une chaise ; elle semble parée dans sa robe de chambre, cuirassée dans sa douillette, armée dans sa robe de bal. Elle suit toutes les modes — avec goût, avec plaisir ? — non, mais avec conscience. Son coiffeur est le premier coiffeur de Paris, Charpentier, je crois, et quelle que soit la coiffure qu’il a plu à Charpentier de lui faire, elle la respecte, elle se garderait bien d’y toucher. Cette coiffure lui est désavantageuse ? — qu’importe ! cela ne la regarde pas ; cette guirlande est lourde ? — qu’importe ! elle n’en est pas responsable ; une épingle lui entre dans la peau ? — qu’importe ! elle y reste, l’ôter dérangerait la coiffure.

Même respect pour la couturière. Je vous l’ai dit, madame Poirceau suit les lois de la mode aveuglément, les lois du monde scrupuleusement, les lois de la nature raisonnablement. Elle est sévère, mais point méchante ; elle ne sourit que les jours où elle donne un bal ; elle dit d’un air pédant que les femmes ne doivent point s’occuper de littérature ; elle parle ménage comme un professeur ; elle a l’esprit lent, et regarde comme un mot inconvenant toute plaisanterie qu’elle ne comprend pas. Sa présence jette un grand froid partout où elle vient ; son arrivée fait l’effet d’une porte qu’on ouvre dans une loge au spectacle. Quand elle doit passer la soirée chez une amie, cette amie en prévient ses habitués ; ils ne viennent pas ce soir-là. Les hommes la craignent comme l’ennui, les femmes l’appellent la belle madame Poirceau. Elle fait valoir les plus laides ; pourtant on l’invite rarement, non qu’elle soit importune ; elle ne s’occupe jamais des affaires des autres ; elle est discrète et immobile : c’est une statue — mais une statue à qui il faut faire des politesses ; c’est ennuyeux.

Eh bien ! ces femmes-là font les mêmes folies que les autres ! c’est révoltant !

Madame Poirceau ne fut frappée de la beauté de Tancrède que comme maîtresse de maison. Un si beau jeune homme n’était nullement dangereux pour elle : madame Poirceau ne se serait jamais permis d’aimer, dans sa position, un homme aussi remarquable.

Cachez donc une intrigue avec un héros comme celui-là ! — Les prudes savent s’imposer de grandes privations ; elles ont en cela plus de mérite que les femmes vertueuses : celles-ci, du moins, ont pour elles la vertu, les autres n’ont pas même l’amour.

Madame Poirceau n’avait que faire des hommages de Tancrède, elle avait depuis longtemps trouvé l’homme qu’il lui fallait, et elle s’en tenait là.

Or, voici l’homme qu’elle avait choisi.

C’était un monsieur âgé de trente-cinq ans, haut de quatre pieds huit pouces, employé dans l’Enregistrement. Une position honorable dans le monde, une fortune aisée, des succès dans plusieurs genres, rien n’avait pu le consoler du malheur d’être petit. Depuis l’âge où il s’était avoué qu’il ne grandirait plus, cet homme était malheureux.

Tout ce qu’on imagine pour se hausser à l’œil des autres, il l’avait employé — il portait un chapeau à haute forme, des bottes à hauts talons, et se tenait droit comme une girafe ; il se levait continuellement sur la pointe des pieds, comme un homme qui veut voir défiler un cortége. Cette idée de se grandir le préoccupait sans cesse ; il aurait donné la moitié de sa fortune et plusieurs années de sa vie pour être un homme ordinaire, pour atteindre cinq pieds deux pouces.

Les petits hommes qui se résignent ont quelquefois beaucoup de grâce ; ils ont alors tous les avantages de leur taille, la souplesse, l’agilité, la légèreté ; ils peuvent être ce qu’on appelle gentils. Mais les petits hommes qui se révoltent contre la lésinerie de la nature envers eux, qui luttent follement avec elle, ne peuvent jamais être gentils ; ils sont ridicules, toujours ridicules, comme toutes prétentions frappées d’incapacité ; de plus, ils sont méchants, malveillants, dénigrants et envieux.

Quand on parle d’un homme qui déplaît, on dit qu’il a l’air content de lui — eh bien ! je dis, moi, que je connais une chose plus déplaisante encore : c’est un homme qui a l’air mécontent de lui.

Celui-là ne vous fera grâce de rien : vous ne pourrez jamais l’apaiser ; les flatteries mêmes l’irritent ; la politesse lui semble de la pitié, une prévenance, une charité : il est humble à désespérer, susceptible à faire mal aux nerfs ; on ne sait par quel mot le prendre. — Si vous le priez à dîner, il vous répond : « Merci, non ; je me rends justice, je suis trop maussade pour un convive. » Si vous l’engagez à venir entendre des vers, de la musique : « Non, merci, dit-il ; je suis un être trop obscur pour faire partie d’une réunion si brillante. » Si vous lui proposez une partie de campagne : « Non, merci, répond-il ; il faut de la gaieté dans ces sortes de plaisirs ; invitez vos aimables, ils valent mieux que moi pour cela. » Cet homme ne jouit de rien, n’est propre à rien ; il est rongé de modestie, mais d’une affreuse modestie, d’une humilité hostile qui le met en garde contre tout le monde : c’est une lèpre imaginaire qui lui fait fuir ses semblables. Cette maladie est heureusement fort rare en ce pays, et nous n’en parlons que pour la constater.

Notre monsieur était de ces gens-là, non parce qu’il se croyait sans mérite, mais parce qu’il se sentait petit, et que sans cesse il se disait à lui-même — que plus il vieillirait, plus il engraisserait et plus il paraîtrait petit.

Pour lui tout était gêne et souffrances. Ce petit corps renfermait un grand cœur plein de haine, d’une belle haine aux proportions herculéennes, toujours vivace, toujours renouvelée, universelle, et cependant partiale ; car, s’il détestait tous les hommes en général, il abhorrait en particulier :

1o Tout être doué d’une haute stature ; il le regardait comme son ennemi, comme un voleur qui lui avait dérobé six pouces. Une grande taille lui semblait une spoliation, dont il avait droit de tirer vengeance ;

2o Tout écolier de douze ans qui le dépassait de quelques lignes et que l’on ne trouvait pas trop grand pour son âge ;

3o Tout enfant qu’il voyait grandir et qui menaçait de le rattraper.

Dans un salon, il n’était poursuivi que d’une idée : se placer avantageusement.

Il évitait les hommes très-grands, parce qu’auprès d’eux, il paraissait encore plus minime. Il évitait aussi les belles femmes, parce que leur majesté l’humiliait ; mais ce qu’il détestait plus que tout au monde, c’était de rencontrer, ce qui était rare, un homme de sa taille !!

Oh ! alors il souffrait le martyre, il se sentait appareillé ; c’était affreux. Son ridicule s’attelait à celui d’un autre et se complétait ; il n’y pouvait tenir. Que faisait-il alors ? il prenait son chapeau, le mettait sur sa tête, et il s’en allait.

Eh bien ! tout cela n’était rien ; il y avait un tourment plus horrible que tous ces tourments, une malédiction qui poursuivait encore cet homme, une fatalité qui mettait le sceau à ses misères — c’était son nom. Ah ! ce nom était un hasard bien cruel dans sa position. Quelle amère ironie ! quel jeu du sort ! quelle épigramme de la nature ! quelle mauvaise plaisanterie du destin ! !… Ce petit homme se nommait M. Legrand.

M. Legrand arriva chez madame Poirceau à minuit moins un quart, en véritable ami de la maison ; il était encore plus maussade qu’à l’ordinaire. Il n’aimait pas les bals, les soirées d’apparat, parce que ces jours-là il lui fallait quitter ses bottes à hauts talons, et qu’en souliers vernis il perdait douze lignes…

— Toujours élégant ! lui dit une mère dont la fille dansait — et l’on sait que les pauvres mères, contraintes à rester assises sur une banquette toute la soirée, sont alertes à la conversation. Le premier causeur qui traverse la salle de danse est bien vite saisi au passage, elles l’attrapent au vol ; elles s’ennuient tant !…

— Comme vous venez tard ! dit celle-ci.

M. Legrand ne répondit point ; deux hommes placés devant lui, lui dérobaient entièrement la vue du bal. — Il était furieux ; il se sentait si petit, si tristement perdu dans la foule !

— Vous arrivez ? poursuivit la mère en turban ; vous n’avez pas encore vu le phénix dont chacun s’entretient ici ?

Puis, s’établissant dans cette plaisanterie, elle ajouta :

— Nous avions la compagnie du Phénix, maintenant voici le phénix de la compagnie.

M. Legrand ne goûta point ce jeu de mots.

— Je ne sais de quel phénix vous voulez parler, madame, répondit-il froidement.

— De l’Apollon, du Céladon, de l’Adonis, de la coqueluche de toutes ces dames.

— Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre Apollon, votre Céladon, votre Adonis et votre coqueluche, madame.

La mère en turban fut blessée de l’affectation que mettait M. Legrand à répéter ses paroles, et pour se venger :

— Je pensais, dit-elle, que vous le connaissiez, puisqu’il est aussi de la maison.

Aussi était foudroyant. M. Legrand rougit.

— Le voici, poursuivit la méchante personne ; quels beaux yeux ! quel air noble ! Le voyez-vous ?

M. Legrand ne voyait rien ; il avait toujours un monsieur devant lui qui lui cachait tout le bal. — Enfin, il se révolta, il franchit la foule, et, se faufilant çà et là, il parvint jusqu’à la maîtresse de la maison. Tancrède s’approchait d’elle dans le même instant. M. Legrand l’aperçut — il resta médusé. Des ruisseaux de fiel lui parcoururent toutes les veines. La haine, la rage la plus féroce étincelèrent dans ses regards. Il y a des romans où l’on dépeint des nains furieux, des gnomes rageurs — eh bien, c’était cela.

Tancrède s’avança d’un air serein et gracieux, sans se douter que ses destins se décidaient dans ce petit corps inaperçu ; et pourtant, par cette seule présence, tout son avenir venait d’être changé.

En vain il se réjouissait depuis une heure de se voir si bien accueilli, d’avoir pour protecteur un homme qui pouvait, par ses relations, l’aider dans sa fortune ; — en vain il se préparait une douce coquetterie avec la nièce de la maison, en vain il formait les plus beaux projets — tout sera détruit, bouleversé par un petit être inutile qu’il n’a pas même vu entrer et qu’il ne verra pas sortir.

Ô fatalité ! c’est la vie. — Une petite pierre roulante fera s’abattre un fier coursier ; un sot indiscret ou méchant fait avorter les plans sublimes d’un héros.

— Vous ne m’avez point oublié, n’est-ce pas, madame ? dit Tancrède à madame Poirceau. Voici la sixième contredanse, celle que vous avez bien voulu m’accorder.

Le petit homme entendit cela et bondit.

— Vous n’êtes point de ceux qu’on oublie, répond madame Poirceau.

À ces mots, le petit homme rebondit.

Madame Poirceau n’avait de sa vie prononcé une parole si gracieuse ; et ce devait être alarmant.

M. Poirceau vint alors chercher Tancrède pour le présenter à un de ses amis.

— Vous ne danserez pas avec ce bellâtre, dit aussitôt M. Legrand tremblant de colère.

— Moi ! et pourquoi, monsieur ? reprit madame Poirceau avec dignité.

— Parce qu’il me déplaît.

— Il faudra pourtant vous accoutumer à son visage, puisque M. Poirceau le prend chez lui et qu’il vient ici à la place de M. Dupré.

— Cela ne sera pas, madame ; ce fat ne remplacera pas Dupré, je ne le souffrirai pas.

— Mais, monsieur…

— Prenez-y garde, madame : il faut choisir, madame, entre ce fat ou moi. Vous m’entendez ?

Il dit.

Et le lendemain — lorsque le pauvre Tancrède se présenta chez M. Poirceau pour s’emparer de son nouvel emploi, le respectable directeur de la compagnie d’assurances contre l’incendie le reçut avec mélancolie, et, l’ayant regardé tristement comme un ami qu’il faut quitter, lui tint à peu près ce langage :

— Mon cher monsieur Dorimont, vous voyez un homme désolé ; il m’est impossible, de toute impossibilité, de vous donner la place que je vous avais promise. J’en suis vraiment bien contrarié ; vous me plaisiez tant ! tout ce que je savais de vous me parlait en votre faveur. Mais j’ai dû céder, j’ai dû me rendre ; ma femme est une femme raisonnable, très-raisonnable, voyez-vous ; elle n’est pas de ces évaporées qui aiment à traîner à leur char de beaux élégants, des muscadins, des gants jaunes, comme on dit aujourd’hui. Non, c’est une femme simple, qui ne cherche point à briller, et je ne vous cacherai point que votre extrême beauté l’a effarouchée.

Tancrède, à ces mots, fit un mouvement de surprise ; il y pensait si peu à sa beauté ! et à madame Poirceau encore moins !

— « Il n’est pas convenable, m’a-t-elle dit ce matin, continua cet excellent directeur de la compagnie d’assurances contre l’incendie, il n’est pas convenable qu’un si bel homme entre chez nous, cela ferait jaser ; avec un mari vieux et infirme, une femme ne doit point admettre dans sa maison un jeune homme d’une beauté si remarquable, cela serait aller au devant des propos, cela jetterait sur vous du ridicule, et je ne le souffrirai jamais. » Que pouvais-je répondre à cela ? rien ; tout cela était juste, et il a fallu me soumettre. Les femmes, mon cher, ont souvent plus de tact que nous ; et toutes ces choses qui ne m’avaient point frappé, moi, lui ont sauté aux yeux tout de suite. Que voulez-vous ? chaque avantage a son inconvénient ; c’est un avantage que la beauté, mais c’est un malheur quelquefois.

Tancrède ne répondit rien. Ce vieux bonhomme, qui lui parlait depuis un quart d’heure de sa beauté, commençait à l’ennuyer — et puis toutes ses espérances renversées pour une si misérable cause ! il y avait de quoi se dépiter.

— On est étonné, continua M. Poirceau, de découvrir que les gens sont à plaindre, précisément pour ce que l’on serait tenté de leur envier : il faut encore que je vous fasse un aveu.

— Allons, pensa Tancrède, qu’est-ce qu’il va m’avouer, à présent ?

— M. Nantua, chez qui vous êtes allé l’autre jour, qui vous a si bien recommandé à moi, a renoncé à l’idée de vous admettre chez lui pour le même motif.

— Comment ! il me trouvait… ?

— Trop beau, mon cher, trop beau ; il a eu peur pour sa fille.

— Mais c’est absurde, tout cela ! s’écria Tancrède hors de lui.

— Non pas, cela est fort prudent, et à sa place j’aurais fait comme lui. Mais écoutez, je m’intéresse à vous. Achille Lennoix, ce jeune ingénieur qui vient d’obtenir la concession d’un chemin de fer de Paris à Saint-Quentin, m’a demandé quelqu’un ; celui-là est jeune, il n’a point de femme, point de fille à marier, et je crois que vous ferez son affaire. Je lui ai écrit cette lettre pour vous, portez-la-lui de ma part, et vous serez bien reçu. Adieu, mon beau jeune homme, ne perdez point courage, et ne vous en prenez qu’à la nature des difficultés que vous rencontrez, elle a été trop prodigue envers vous ; tout se paie dans la vie. Au revoir, j’espère, et mille regrets.

Ce fut ainsi que Tancrède, refusé pour la seconde fois, se sépara du bon M. Poirceau, directeur de la compagnie d’assurances contre l’incendie.