La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 14

Michel Lévy frères (p. 149-153).


XIV

NOUVEAUX PÉRILS


Aussi courut-elle plus d’un danger.

Rosalie, trop affligée pour aller au spectacle, rendit à Joseph sa liberté.

Joseph se prépara tristement à reporter la canne chez M. Thélissier.

Mais, chemin faisant, il rencontre un ami.

On cause ; Joseph confesse que son maître l’a renvoyé ; l’ami s’étonne, il connaît une place vacante, on lui a demandé quelqu’un ; il propose d’entrer chez un marchand de vin pour causer de l’affaire plus à l’aise. Joseph accepte, on boit beaucoup.

D’autres personnes viennent chez le même marchand de vin.

Un plaisant désire la place de ces messieurs ; la plaisanterie est mal prise. Joseph est querelleur ; il menace, il fait valoir la canne. On méprise la canne ; la canne s’indigne, elle agit.

Injures, coups de pied, coups de poings, coups de canne ; les combattants se poursuivent dans la rue. La querelle s’échauffe à tel point qu’on sent le besoin d’un commissaire de police. On court chercher le commissaire.

Pendant ce temps, les deux champions se disputent la canne, l’un pour la garder, l’autre pour la reprendre, elle donne trop d’avantage à son ennemi.

Bref, dans la lutte, tous deux la tiennent de la main gauche.

Le commissaire arrive.

— Où sont-ils ?

Plus de combattants.

— Vous m’aviez dit que deux hommes se battaient ! je ne les vois pas, dit M. le commissaire.

— Ah ! je les entends, reprend la servante ; ils sont sans doute dans l’autre rue.

Ô mystère ! on entend des injures épouvantables, on ne voit personne ; personne que des témoins hébétés qui regardent sans rien comprendre.

Enfin les deux ennemis, épuisés de fureur, lachent la canne tous deux en même temps — et viennent tomber aux pieds de M. le commissaire, que leur chute fait reculer d’un pas. La canne est tombée avec eux.

M. le commissaire d’un air très-majestueux la ramasse. Comme il a besoin de toute son éloquence et qu’il parle plus facilement de la main droite, il prend la canne de la main gauche.

Plus de commissaire !

Éclipse totale d’un commissaire de police !

— Ah ! dit le marchand de vin aux deux querelleurs, M. le commissaire est là qui va vous mettre à la raison.

— Eh bien, où est-il donc, M. le commissaire ? il était là il n’y a qu’un instant.

— Je l’entends qui parle, dit quelqu’un.

En effet, M. le commissaire, quoique invisible, n’en était pas moins conciliant ; son discours pacifiant allait toujours son petit train. Son attitude était très-noble, son air très-calme, malheureusement ce beau maintien était perdu.

Enfin Joseph, revenu à lui-même, demande sa canne ; il crie qu’on lui a volé sa canne, et M. le commissaire, pour la lui rendre avec plus de dignité, la fait passer dans sa main droite.

M. le commissaire reparaît.

Comme il y avait de chaque côté du cabaret deux portes qui donnaient sur deux rues différentes, ces disparitions merveilleuses furent expliquées, et, la querelle terminée, on ne s’en inquiéta plus. M. le commissaire fit une allocution pleine de sagesse aux deux ennemis, qui s’humilièrent.

Joseph se hâta de reporter la canne chez madame Thélissier, qui s’empressa elle-même de la renvoyer à M. Dorimont, sans se douter, la pauvre femme, des tourments qu’elle lui préparait.

Que ceux qui ont retrouvé un amour qu’ils croyaient perdu, qui ont sauvé un ami en danger, qui ont obtenu la grâce d’un condamné, qui ont vu guérir un malade, qui ont refait leur fortune, se figurent ce qu’éprouva Tancrède en retrouvant son trésor égaré. Pour nous, nous reconnaissons l’impossibilité de le décrire.