La Candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne en 1870

La Candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne en 1870
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 684-695).
LA CANDIDATURE
DU
PRINCE LEOPOLD DE HOHENZOLLERN
AU TRONE D'ESPAGNE EN 1870

Un témoin oculaire vient de raconter jour par jour, dans un livre fort intéressant, fort curieux, l’histoire du prince Charles de Hohenzollern, aujourd’hui roi de Roumanie, depuis son arrivée à Bukarest, en 1866, jusqu’au mois de décembre 1875[1]. Il faut que ce témoin oculaire soit étroitement lié avec le roi Charles, qu’il ait des titres tout particuliers à sa confiance. Il lit dans son cœur et dans son esprit ; nous savons, par cet homme bien informé, non seulement ce que le prince a fait et dit tel jour de telle année, mais ce qu’il a senti, l’impression bonne ou mauvaise que lui fit tel événement public ou domestique, ses joies, ses chagrins, ses espérances, ses inquiétudes, ses projets et ses rêves. Le roi de Roumanie ne s’est pas contenté de lui faire des confidences, il l’a autorisé à fouiller dans ses papiers, il lui a ouvert tous ses tiroirs, tous ses cartons, lui a communiqué les lettres qu’il avait reçues et ses réponses, en l’invitant à en faire l’usage qu’il lui plairait. On ne s’explique tant de précision dans le détail qu’en supposant que le roi Charles a tenu de tout temps un journal, qu’il a permis au témoin oculaire d’en tirer copie, et comme une telle confiance a quelque chose de rare, on est tenté d’en conclure que ce témoin lui ressemble beaucoup, qu’il est un autre lui-même, qu’il a, comme lui, une belle tête de Hohenzollern, une taille moyenne, svelte et souple, la démarche vive et cadencée, beaucoup d’aisance dans les mouvemens, un nez aquilin et, sous d’épais sourcils presque joints, des yeux au regard tour à tour perçant, doux ou inquiet, que les Roumains ont comparés plus d’une fois à des yeux d’aigle, et quelquefois aussi à une mer bleue qui se chauffe au soleil. Le roi Charles est, je crois, le premier prince régnant qui ait fait ou laissé paraître, de son vivant, son journal intime, et il faut souhaiter que son exemple soit suivi, que pour l’instruction des rois et des peuples, d’autres souverains nous initient aux mystères de leur âme et de leur politique.

Quoique les affaires de Roumanie tiennent, comme il est naturel, la principale place dans le journal publié par le témoin oculaire, il renferme plus d’une information curieuse sur tel épisode de la politique générale, et en particulier sur un incident qui eut de grandes et tragiques conséquences, et changea la face de l’Europe, à savoir la candidature du prince Léopold de Hohenzollern à la couronne d’Espagne, en 1870. C’est un sujet que tout récemment M. de Sybel a traité dans le VIIe volume de son histoire du nouvel empire allemand. Il faut rendre à cet historien de grand mérite la justice qu’il a fait preuve d’impartialité et renoncé à soutenir une vieille thèse qui n’est plus soutenable, à représenter la France comme s’étant rendue coupable d’une agression aussi préméditée qu’injuste, et l’Allemagne comme une nation pacifique, réduite, malgré elle, à la nécessité de se défendre. Cette légende est désormais hors de cours. M. de Sybel a tâché d’établir qu’en 1870, ni l’Allemagne ni la France ne voulaient la guerre, qu’elle a éclaté par l’effet de circonstances fâcheuses, moins imputables à la volonté des hommes qu’à la force fatale des situations. Il doit regretter de n’avoir pu faire usage des indiscrétions du témoin oculaire. Il aurait modifié ses conclusions, s’il avait eu sous les yeux les pièces authentiques, probantes, décisives, que le roi Charles a consenti à tirer de ses précieux cartons, et qui jettent un jour nouveau sur la candidature du prince Léopold, sur le rôle joué en cette occurrence par le prétendant lui-même, par son père le prince Charles-Antoine, par le roi Guillaume et par M. de Bismarck.

Ce n’était pas la première fois que M. de Bismarck, le roi Guillaume et le prince Charles-Antoine avaient à s’occuper ensemble de la réponse qu’il convenait de faire à un peuple désireux d’être gouverné par un prince de la maison de Hohenzollern. Le cas s’était présenté en 1866 lorsque les Roumains adressèrent un pressant appel au prince Charles. Les renseignemens que nous fournit à ce sujet le roi de Roumanie, par l’intermédiaire de ce témoin pour qui il n’a point de secrets, nous montrent clairement comment les Hohenzollern traitent leurs affaires de famille, quand il n’y va pour eux que d’intérêts privés où la raison d’État n’a rien à voir, et qu’aucune passion politique n’est en jeu.

La négociation de 1866, à laquelle il est bon de s’arrêter un instant, offre quelques analogies et de grandes différences avec celle de 1870. En acceptant les offres des Roumains, on était assuré de ne causer aucun déplaisir à la France, qu’alors on ménageait beaucoup. Tout au contraire l’empereur Napoléon III, qui voulait du bien au prince Charles, ne demandait pas mieux « que de mettre un Hohenzollern sur le Danube. » Il s’intéressait à cette affaire plus que ne le commandait l’intérêt de la France. Personne ne fut plus sujet que ce souverain à ces généreuses imprudences qu’on paie par des repentirs ; personne ne cultiva avec plus d’amour l’art de travailler au bonheur d’autrui. Le 16 avril 1866, Mme Cornu, qui disait souvent ce que l’empereur ne voulait pas dire lui-même, écrivait au prince : « Maintenant que le suffrage universel est consulté en Roumanie et que jusqu’à présent il répond Charles de Hohenzollern, je puis vous dire toute ma joie. Vous désiriez tant un rôle actif, quelque chose qui vous sortit de votre vie monotone et peu utile ! J’espère que vous êtes satisfait, vous allez avoir une belle, mais bien difficile tâche. Vous n’y succomberez pas, j’en suis sûre. Vous avez l’amour du bien, un jugement droit, et rien de cet enfantillage qui se contente des avantages extérieurs d’une grande situation… Vous viendrez sans doute en France avant d’aller en Roumanie, vous voudrez voir l’empereur, qui est le protecteur depuis 1856 de votre future principauté, et qui le sera encore et d’autant plus que vous allez en être le chef. On désire que vous vous mariiez ; la Roumanie a besoin d’avoir l’exemple d’un prince moral et d’un ménage princier uni. »

Le prétendant de 1866 n’avait pas besoin qu’on l’encourageât. Ce cadet de grande famille était de la race des ambitieux qui ne se refusent pas à leur destinée. Mme Cornu ne se trompait point ; quoique soldat dans l’âme, Berlin et la vie d’officier commençaient à lui peser. Il se croyait fait pour mieux que cela ; il sentait en lui des facultés et des forces inemployées auxquelles il lui tardait de donner de l’exercice ; comme le dit le témoin oculaire, « il était tourmenté du désir de labourer ses friches. » Il était né avec le goût des entreprises et l’amour des choses difficiles. Au surplus, il avait fait tout jeune son apprentissage dans l’art de gouverner. Son père, le prince Charles-Antoine, chef de la branche princière et catholique des Hohenzollern, avait été de 1858 à 1861 président du ministère prussien, et s’était fait un devoir et un plaisir d’initier son second fils à ses affaires, il l’avait promené dans les coulisses de la grande et de la petite politique.

Le prince Charles-Antoine méprisait les petites vanités et approuvait les grandes ambitions. Il lui en avait peu coûté de renoncer à sa principauté de Sigmaringen, d’abdiquer en faveur du roi de Prusse par acte du 7 décembre 1849. Ne régnant plus, il aurait été bien aise que ses fils fussent des rois et le considérassent comme leur conseiller naturel. Cet office lui convenait ; il avait le jugement net, lucide et sûr ; les nombreuses lettres adressées par lui au prince Charles et publiées par le témoin en font foi. Il goûtait peu le romantisme, l’idéologie, il se piquait de n’aimer que ce qu’il appelait la politique réaliste. Aussi n’agréait-il les aventures que sous bénéfice d’inventaire, et après s’être convaincu qu’elles offraient des chances sérieuses de succès ou qu’elles étaient commandées par quelque grand intérêt. Survenait-il quelque accroc, les difficultés semblaient-elles insurmontables, il était prompt à se raviser. Si ambitieux qu’il fût pour sa famille, sa philosophie naturelle lui rendait les renoncemens faciles, lui permettait de jouir de la vie, en dépit du sort qui s’amuse à tout gâter. Quelques années plus tard, devenu infirme, privé de l’usage de ses jambes, condamné à se transporter de chambre en chambre dans une chaise roulante, il gardera sa sérénité, il prendra plaisir à arranger, à orner son château de Sigmaringen, à restaurer son petit théâtre, à surveiller ses ouvriers parisiens, « joyeux lurons, dira-t-il, qui chantent et sifflent tout le jour et n’en travaillent que mieux. » En 1875, il écrira à son fils : « On s’accoutume à tout, il faut se résigner en philosophe à l’inévitable… Les privations forcées et les nouvelles habitudes de vie qu’elles imposent sont souvent une source de nouvelles jouissances. Pourvu que l’esprit reste jeune, on oublie sans peine que le corps pèse. » Il blâmait les jeunes gens qui refusent à la légère une couronne, il les blâmait aussi quand ils étaient inconsolables de l’avoir perdue. Ce père ambitieux était un sage.

Le 16 avril 1866, il apprenait par une dépêche de Bukarest que le suffrage universel avait rendu son arrêt et proclamé son fils prince de Roumanie. Il s’empressa d’en informer le roi, qui écrivit aussitôt au prince Charles : « Ton père t’a sans doute communiqué la dépêche. Tu n’as qu’une chose à faire, c’est de demeurer coi. Je prévois de grandes difficultés ; ni la Russie ni la Porte n’agréeraient un prince étranger. » Le prince Charles, à qui le sang bouillait dans les veines, aurait voulu partir sur-le-champ pour Bukarest. — « Ton sentiment est juste, lui disait son père, mais ton idée est inexécutable au point de vue de la discipline de famille. Je corresponds journellement avec le roi et les ministres, et je me convaincs qu’en effet cette affaire présente quelques difficultés. »

Le roi Guillaume se retranchait dans une désolante réserve, et le prince désespérait d’obtenir jamais de ce juge décourageant l’autorisation formelle dont « la discipline de famille » lui défendait de se passer. Toute sa vie le roi Guillaume a eu l’horreur des responsabilités ; s’il n’avait eu pour ministre un homme qui les aimait passionnément, amoureusement, il serait mort sans avoir rien entrepris ni rien fait. Ses résolutions n’auraient été que des velléités bientôt réprimées par des repentirs. Dans toutes les occasions il voyait surtout les inconvéniens, qui lui semblaient balancer les avantages ; à ses prévisions chagrines se joignaient des délicatesses, des scrupules, qui n’étaient, à le bien prendre, que des perplexités d’esprit, que d’injustes défiances de sa fortune, toujours prête à le combler d’honneurs et de grâces. Dans le cas présent, il se déliait des Valaques et des Moldaves, qu’il jugeait aussi prompts à détrôner un souverain qu’à l’acclamer. Il prévoyait des malheurs, une abdication forcée qui l’humilierait dans la personne de son jeune parent, sans qu’il pût lui porter secours. Et puis était-il digne d’un Hohenzollern d’accepter une situation dépendante, d’être le vassal du Grand Turc ? En vain le père et le fils travaillaient à lui arracher son consentement, il se dérobait.

Il fallait chercher un biais ; ce fut M. de Bismarck qui le trouva. Cette affaire tout d’abord l’avait laissé très froid, et il n’y apporta jamais aucune passion. Il ne voyait pas trop quel profit en pourraient retirer sa politique et la Prusse. Ainsi bien il avait d’autres soucis : il s’occupait de préparer sa grande entreprise contre l’Autriche. Mais après tout il savait que c’est avec les pions que se gagnent quelquefois les parties d’échecs, et pour employer son expression, il ne voyait aucun inconvénient « à créer une Belgique des bouches du Danube. » Le 19 avril, il reçut le prince Charles, eut avec lui un long entretien. Il ne le pressa point et n’eut garde de s’échauffer ; il lui par la sur le ton d’un Mentor circonspect et bienveillant, engagea Télémaque à se sentir, à se tâter, à s’assurer s’il était capable de courir de grands risques. Le voyant résolu : « Une nation vous a nommé son prince à l’unanimité ; répondez à son appel, partez sans retard pour Bukarest. » Et le prince ayant allégué qu’il ne pouvait se mettre en route sans le consentement du roi : « Vous vous trompez, et il ne tient qu’à vous. Demandez-lui un congé pour aller passer quelque temps en pays étranger. Je le connais, il est assez fin pour deviner votre projet. Vous lui épargnerez ainsi la peine de prendre une décision, et il vous en saura gré. » Le prince trouva le conseil bon. Le même jour il se rendit chez le roi, qui lui répéta une fois de plus qu’il était indigne d’un Hohenzollern d’avoir un sultan pour suzerain, après quoi l’ayant autorisé, sur sa demande, à prendre un congé, il le serra dans ses bras, en lui disant : « Que Dieu te garde ! » Et le prince partit pour son aventure, heureux de faire sa volonté et d’avoir obligé son roi, en le dispensant d’en avoir une.

L’aventure que courait le prince Charles pouvait mal tourner pour lui, elle ne pouvait avoir de funestes conséquences pour la paix de l’Europe. Au cours de son entretien avec M. de Bismarck, ce sage conseiller lui avait laissé entrevoir que sa détermination ne plairait pas à tout le monde, que la Russie en prendrait peut-être quelque humeur, qu’il en serait quitte pour demander la main d’une princesse russe, ce qu’il n’eut pas besoin de faire. En 1870, lorsque la couronne d’Espagne fut offerte au prince Léopold, frère aîné du prince Charles, la situation était tout autre. Il y avait alors un souverain qui ne pouvait à aucun prix consentir à ce que la Prusse donnât un roi à l’Espagne. Dans l’état de ses affaires, c’eût été pour lui non seulement un échec moral, une grave atteinte portée à son crédit, à son influence, mais un véritable danger. Il le savait, et il avait eu soin de le faire savoir.

Sa position était embarrassante. La révolution de septembre avait été pour la cour des Tuileries un événement déplaisant ; elle avait vu à regret tomber la reine Isabelle, avec qui elle avait formé une liaison assez intime. Le seul prétendant que pût agréer Napoléon III était le prince Alphonse, et c’était bien le meilleur des candidats, puisque quelques années plus tard les Espagnols l’ont mis sur le trône ; mais à cette époque on n’y pouvait songer, et rien n’est plus insensé que de vouloir être sage avant tout le monde.

L’ambassadeur de France à Madrid, le baron Mercier de Lostende, n’ignorait pas toutes les intrigues qui se nouaient autour de lui ; mais il ne faisait rien pour les traverser et, conformément à ses instructions, il se remuait peu ; son gouvernement l’avait engagé à intervenir le moins possible, de peur qu’on ne l’accusât de gêner les Espagnols dans la liberté de leurs résolutions. Vers le milieu de février 1870, on écrivait de Paris au prince Charles : « Mercier ne fait pas de mystère du déplaisir que lui causent les chances toujours croissantes du prince de Hohenzollern, mais il n’ose pas les contrecarrer de front, parce que les Espagnols seraient bientôt idolâtres d’un prince étranger, s’il était combattu par la France. »

Ce qui l’aidait aussi à patienter, c’est qu’on lui avait fait dire qu’il pouvait être sans inquiétude, que la couronne fût-elle offerte au prince Léopold, il ne l’accepterait pas, qu’on avait tiré parole de la Prusse. En effet, dès le printemps de 1869, l’empereur avait enjoint à M. Benedetti de pressentir le gouvernement prussien, mais en donnant à ses représentations la forme la plus douce, en évitant avec soin qu’elles n’eussent le caractère d’une menace ou d’une provocation. M. Benedetti s’en était ouvert à M. de Thile d’abord, puis à M. de Bismarck, lequel déclara que selon toute apparence le roi ne conseillerait pas au prince d’accepter la couronne, si elle lui était offerte, et que le prince Charles-Antoine était dans les mêmes dispositions. Ce dernier avait écrit au prince de Roumanie dans les premiers jours de décembre 1868 : « La question de notre candidature n’est agitée jusqu’aujourd’hui que dans les journaux, on ne nous en a pas souillé un traître mot. Le cas advenant, je ne conseillerais jamais à ton frère d’accepter une situation douteuse, qui n’aurait que l’éclat trompeur des oripeaux. » Il ajoutait : « D’ailleurs la France ne tolérerait jamais, vu nos relations avec la Prusse, rétablissement d’un Hohenzollern de l’autre côté des Pyrénées. C’est bien assez pour exciter ses jalousies que l’un des nôtres gouverne le bas Danube. » Tous les intéressés, on le voit, étaient prévenus, avertis ; ils savaient que favoriser cette candidature, c’était risquer de mettre le feu aux poudres. Aussi étaient-ils disposés à écarter cette dangereuse affaire. Mais il y avait un homme qui, seul de son avis, la tenait pour une occasion providentielle, qu’il s’était promis de ne pas laisser échapper, et comme il avait une de ces volontés puissantes, fougueuses, irrésistibles, qui commandent à toutes les demi-volontés, et qui, soufflant comme un vent de tempête, balaient tout devant elles et font le destin des peuples, ce fut son vouloir qui prévalut.

Le 16 septembre 1869, le prince Charles, qui était venu chercher femme en Allemagne, arrivait au bord du lac de Constance d’où il se rendit à la Weinburg, château appartenant à sa famille, qui s’y trouvait alors réunie. Le lendemain, le ministre de Prusse à Munich, le baron de Werther, écrivait au prince Charles-Antoine pour lui demander une audience secrète, qui lui fut accordée. Il accourut et annonça qu’il était venu présenter au maître de la maison un député espagnol, don Eusebio Salazar y Mazaredo, chargé par Prim d’offrir une couronne au prince héritier de Hohenzollern. Il aurait pu ajouter que c’était M. de Bismarck qui l’envoyait, car il est difficile d’admettre que M. de Werther eût fait une telle démarche sans l’aveu de son chef. J’ai lu quelque part que M. Salazar était un de ces hommes pleins de bonnes intentions, mais d’un esprit inquiet, d’une imagination remuante et toujours en travail, obscurs artisans que la destinée charge quelquefois de fabriquer les plus grands événemens, et qui sont nés pour être le plus innocemment du monde des ouvriers en catastrophes. J’ai lu aussi que jadis, envoyé au Pérou, il avait engagé l’Espagne dans un méchant imbroglio d’où elle eut quelque peine à sortir ; que le spirituel ministre des affaires étrangères, qui débrouilla cet écheveau, avait dit en gourmandant l’activité tracassière de son agent : « Rien n’est plus dangereux que les hommes qui ne mettent jamais leurs pantoufles ; » — que plus tard cet homme qui ne mettait jamais ses pantoufles, voyant son pays en quête d’un souverain, se piqua de lui en donner un et publia une brochure destinée à prouver que le prince Léopold de Hohenzollern réunissait toutes les conditions voulues pour être un excellent roi d’Espagne ; que cette brochure fut peu remarquée, mais qu’après le refus du duc de Gênes, quand Prim se trouvait à bout de voie, on lui parla et de l’opuscule et de l’auteur, qui fut mandé ; que don Eusebio offrit incontinent ses services, et partit de son pied léger pour négocier avec la famille de Hohenzollern et le cabinet de Berlin[2].

Après avoir pris langue avec ses fils, le prince Charles-Antoine reçut M. Salazar. On se revit le 19 septembre sur la promenade du Rhin. Le prince Charles accompagnait son père, qui lui présenta le député espagnol, lequel n’ayant pas de raisons pour préférer un Hohenzollern à un autre, insinua gracieusement que les yeux de toute l’Espagne étaient tournés vers le prince Charles de Roumanie. Mais le prince répondit aussitôt d’un ton résolu que sa conscience ne lui permettrait jamais d’échanger sa modeste principauté contre la glorieuse couronne d’Espagne. M. Salazar avait rencontré le mur, il se retourna. Il eut dans l’après-midi une entrevue avec le prince Léopold et sa femme, princesse héréditaire de Portugal. Si peu disposé qu’il fût à dire oui, le prince Léopold ne prononça pas un non catégorique et décisif. Il fit ses conditions ; il ne pouvait accepter si on ne lui donnait l’assurance qu’il n’aurait pas de concurrens et qu’il serait élu à l’unanimité. Cette exigence équivalait à un refus ; pouvait-il ignorer que les Cortès étaient divisées en trois partis irréductibles ? M. Salazar, se le tenant pour dit, prit congé et se retira l’oreille basse, comme un chasseur qui a fait buisson creux. Mais il était homme de revue ; ne se rebutant pas aisément, il se promettait de retourner à la charge. Il y avait quelqu’un qui le voulait.

Cependant il ne reparut pas à la Weinburg, dont il avait gardé un fâcheux souvenir. Il changea de méthode et d’itinéraire. Le 1er mars 1870, le prince Charles recevait à Bukarest la nouvelle que don Eusebio voyageait de nouveau en Allemagne, mais que cette fois il s’était rendu directement à Berlin ; qu’il apportait au roi de Prusse, au prince héréditaire de Hohenzollern et au comte de Bismarck des lettres de la régence, dans lesquelles était exprimé le pressant désir que le prince Léopold acceptât la couronne d’Espagne. Le prince secouait les oreilles, son père attendait pour le presser d’accepter qu’on lui démontrât « qu’un grand intérêt l’exigeait, ein höheres Staatsinteresse. » Il y avait quelqu’un qui devait lui fournir cette démonstration.

M. Salazar s’impatientait. Le père et le fils se transportèrent à Berlin pour régler définitivement la question. Ils furent frappés de l’insistance, de la chaleur, grosse Wärme, avec laquelle M. de Bismarck se prononçait pour l’acceptation. C’était sur un autre ton qu’il avait conseillé autrefois au puîné de se rendre aux vœux des Roumains. Ils sentirent dès les premiers mots combien il avait cette affaire à cœur, l’importance exceptionnelle qu’il y attachait. Il adressa un mémoire au roi pour lui représenter quel intérêt avait l’Allemagne à mettre un Hohenzollern sur le trône vacant, « que ce serait pour elle un avantage inappréciable d’avoir un ami au sud des Pyrénées et sur les derrières de la France, im Rücken Frankreichs. »

Le prince Léopold résistait ; il lui répugnait de paraître attenter au bien d’autrui, de chasser sur les terres des Bourbons détrônés, d’avoir un jour à se défendre contre leurs légitimes revendications. Le prince royal l’encourageait dans sa résistance. « Si le gouvernement prussien, lui disait-il un jour, s’intéresse à cette affaire, c’est qu’il a un but déterminé, einen bestimmten Zweck ; mais garde-toi de croire que plus tard, quoi qu’il arrive, il te prêtera main-forte. » Le roi, lui aussi, abondait en objections, il avait de grands scrupules, et il déclarait s’en remettre à Léopold du soin de se décider, il entendait ne l’influencer en aucun sens. Fidèle à sa méthode accoutumée, il s’arrangeait pour n’avoir pas à répondre de l’événement ; sa seule volonté était que si cette sourde machination tournait mal, on ne s’en prit pas à lui, que personne, ni lui-même ni les autres, ne pût lui dire : « Guillaume, vous l’avez voulu, vous avez ce que vous méritez. »

Le 16 mars, Léopold lui déclara que décidément il refusait. Comme M. Salazar, M. de Bismarck ne faisait point acception des personnes, et peu lui importait que le futur roi d’Espagne s’appelât Léopold ou Frédéric, il lui suffisait qu’il fût un Hohenzollern. Le prince Charles-Antoine manda au plus jeune de ses fils, qui voyageait en Italie, qu’il eût à revenir bien vite à Berlin, qu’on avait des choses importantes à lui dire. Le prince Charles-Antoine avait fini par comprendre que, si la couronne offerte par les Espagnols à l’un de ses enfans était, selon toute apparence, une couronne d’épines, il y avait de grands intérêts politiques auxquels on devait faire de grands sacrifices.

Le 20 mars, il écrivait de Berlin au prince de Roumanie : « Je suis plongé depuis quinze jours dans des affaires de famille de la plus haute gravité ; il ne s’agit de rien moins que de l’acceptation ou du refus de la couronne d’Espagne, offerte à Léopold sous le sceau du secret, et ce secret doit être gardé comme un secret d’État européen. Cette question préoccupe beaucoup ici. Bismarck désire l’acceptation pour des raisons dynastiques et politiques, le roi ne la désire que si Léopold se décide de son plein gré. Le 15 nous avons tenu une délibération très intéressante et importante, présidée par le roi et à laquelle assistaient avec le prince royal Bismarck, Roon, Moltke, Schleinitz, Thile et Delbrück. Ces Messieurs ont conclu unanimement à nous recommander l’acceptation comme l’accomplissement d’un devoir patriotique prussien. Pour plus d’une raison, après de durs combats, Léopold a refusé. Comme l’Espagne désire avant tout un Hohenzollern catholique, j’ai proposé Fritz. J’espère que nous réussirons à le décider… Ta chère mère éprouvera de cruelles angoisses, mais elle ne voudra pas s’opposer à la marche de l’histoire du monde… M. Salazar n’est plus ici, on aurait fini par savoir qu’il y avait à Berlin un député espagnol, qui entretenait un commerce suivi avec Bismarck. » Cette lettre est instructive. On voit clairement qu’il ne s’agissait plus dans cette conjoncture d’un intérêt de famille, d’un aîné ou d’un cadet à pourvoir, mais « d’un devoir prussien » à remplir, d’une combinaison politique qui devait avoir de graves, d’importantes conséquences. Et cependant, lorsque l’affaire ayant éclaté, M. Benedetti ira demander des explications à M. de Thile, sous-secrétaire d’État, M. de Thile, qui avait assisté au conseil tenu pour régler cette question et à qui on avait demandé son avis, répondra à l’ambassadeur de France : « C’est une affaire de famille, qui n’existe pas pour le gouvernement prussien. »

Le prince Frédéric arriva à Berlin. Son père s’était fait illusion, on ne réussit pas à le persuader. M. de Bismarck avait beau dire et répéter que l’acceptation était « une nécessité politique, » il déclara qu’il ne se soumettrait qu’à un ordre formel du roi. Il pouvait être tranquille et dormir sur ses deux oreilles ; il n’avait pas à craindre que le roi, dont le jeu favori était de se balancer et de balancer les autres, descendît de son escarpolette pour lui adresser une impérieuse sommation. Le 1er avril, le prince Charles-Antoine, à qui M. de Bismarck avait communiqué un peu de sa fièvre, écrivait mélancoliquement à son fils Charles : « Ton frère a si peu d’ambition que je ne crois plus à la réussite de notre candidature. » Il ajoutait le 22 avril : « Fritz a déclaré du ton le plus résolu qu’il déclinait la tâche qu’on prétend lui imposer. » Et poussant un gros soupir : « Il faut y renoncer, une grande occasion historique offerte à la maison de Hohenzollern a été perdue et ne se retrouvera plus. Si le roi à la dernière heure avait pu se décider à ordonner, Fritz aurait obéi ; laissé à lui-même, il se décide à dire non. Voilà donc l’affaire à vau-l’eau. Le secret a été étonnamment gardé, et il importe beaucoup qu’il le soit toujours. » Cependant ce père déçu et mécontent nourrissait encore quelque espérance : « Bismarck, écrivait-il le 26 mai, ne prend pas son parti de l’échec de la combinaison espagnole. Il n’a pas tort. Mais la chose n’est pas entièrement abandonnée ; elle tient encore à quelques fils très menus, qui à la vérité sont des fils d’araignée. »

Il avait raison de ne pas désespérer. Il s’était flatté que son fils Frédéric viendrait à résipiscence, ce fut son fils aîné qui se ravisa ; à force de souffler sur ce lumignon fumant, qui semblait éteint, on le vit se ranimer comme par miracle. Averti par le père, M. de Bismarck l’exhorta à tout faire pour maintenir dans ses heureuses dispositions ce pêcheur inespérément repenti, et pour le convaincre que c’était au bien de l’Allemagne qu’il sacrifiait ses derniers scrupules. Le 4 juin, le prince Léopold se déclara prêt à accepter la couronne d’Espagne, « le plus autorisé des juges lui ayant démontré que l’intérêt de l’État l’exigeait. » Au commencement d’avril, M. de Bismarck avait expédié à Madrid deux hommes de confiance, M. Lothar Bucher et le major de Versen, pour étudier la situation. Ils avaient rapporté de Madrid les impressions les plus encourageantes, et le roi Guillaume disait à ce propos que les gens à qui on fait fête voient toujours les choses en rose. Cependant il fut touché de la grâce, lui aussi, et quand le prince Léopold lui annonça qu’en acceptant ce qu’il avait refusé, « il pensait rendre un service essentiel à son pays, » le roi lui répondit aussitôt qu’il approuvait sa résolution. M. de Bismarck avait gagné sa bataille. Il n’avait pas épargné ses peines ; il avait maté les rétifs, décidé les hésitans, levé les scrupules des timorés, raffermi les volontés chancelantes, dissipé les nuages et les craintes, terminé victorieusement cette laborieuse affaire, qui n’existait pas pour lui. Mais il faut toujours compter avec les fâcheux contretemps, qui dérangent inopinément les combinaisons des plus habiles ourdisseurs d’intrigues. Le prince Charles-Antoine avait écrit un jour à son fils Charles que pour assurer le succès de l’affaire espagnole, il fallait deux choses : « le plus profond secret et une grande promptitude dans l’exécution. » On entendait ménager une surprise à toute l’Europe et surtout à la France. Il fut décidé que l’élection du roi suivrait de très près le retour de M. Salazar à Madrid, et que Prim ne ferait connaître aux Cortès le nom de son candidat que quelques instans avant le vote. Il suffit d’une méprise pour tout gâter. Une dépêche chiffrée fut expédiée de Berlin pour annoncer le jour où M. Salazar rentrerait à Madrid, muni de la lettre d’acceptation du prince Léopold. Comme nous l’apprend le témoin oculaire, on se trompa, en la déchiffrant, sur la date annoncée, et Prim put croire que don Eusebio reculait son départ. Les Cortès, qui depuis longtemps battaient l’eau, étaient impatientes d’entrer en vacances. Prim ne pouvant rien leur proposer sans avoir en main la lettre du prince, se vit forcé d’accéder à leur désir et les prorogea jusqu’au 31 octobre. — « Cet accident, écrivait le prince de Roumanie le 28 juin, remet tout en question, l’élection ne pourra se faire que dans l’arrière-automne ; que de choses peuvent survenir ! » Quand M. Salazar arriva, les députés s’étaient dispersés aux quatre vents. On avait du temps devant soi. Le prince Léopold partit pour la Suisse, et M. de Bismarck, qui était allé se reposer à Varzin, put dire de bonne foi à M. de Schlœzer « qu’il se réjouissait d’avoir un été tranquille. »

Il en devait être autrement. Que se passa-t-il ? Les grandes joies sont toujours bruyantes, et il faut croire que don Eusebio fut indiscret, qu’il ne put se tenir de parler. « Enfin nous avons un roi : ya tenemos rey ! » s’écria un député, et ce cri traversa Madrid comme un éclair. Son secret étant devenu public, Prim prit le parti de convoquer les Cortès en session extraordinaire pour le 17 juillet, et ne crut pouvoir se dispenser de donner des explications à notre ambassadeur. Le 3 juillet, l’agence Havas annonçait à l’Europe la grande nouvelle dont toute la France s’émut. Trois jours après, le roi Guillaume témoignait au prince Charles-Antoine le regret que Prim, qui leur avait tant recommandé le silence, l’eût si mal gardé, et comme tout mauvais cas est niable, et que les rois qui n’aiment pas à répondre des événemens trouvent toujours à qui passer le paquet, il ajoutait avec cette artificieuse bonhomie qui lui était particulière : « Que n’avons-nous pu, comme tu l’avais proposé, nous assurer au préalable du consentement de la France ! Mais l’Espagne nous recommandait le secret, et le comte de Bismarck nous représentait que toute nation a le droit de choisir librement son souverain sans consulter personne. » Quelques jours plus tard, le colonel Strantz dépêché par lui communiquait au prince les notes étrangères et lui remettait une lettre par laquelle le roi déclarait que, si Charles-Antoine se décidait à retirer la candidature de son fils, « il approuverait sa résolution en qualité de chef de la maison de Prusse, comme il avait approuvé, quelques semaines auparavant, la résolution contraire. » Ce souverain qui a fait de si grandes choses n’a jamais aimé que les rôles passifs.

On voit clairement quel avait été le plan de M. de Bismarck. Il s’était promis que Napoléon III serait instruit en même temps de la candidature autorisée du prince Léopold et de son élection par les Cortès. Il entendait le mettre en présence d’un fait accompli. De deux choses l’une : si l’empereur se résignait, c’en était fait de son autorité, de son crédit politique ; que pouvait-il désormais empêcher ? S’il protestait et portait la main à la garde de son épée, il se mettait sur les bras l’Espagne soutenue par la Prusse, se trouvait pris entre deux feux. Malheureusement Prim avait parlé trop tôt, et le roi Guillaume avait à se tirer d’un mauvais pas. Il en coûte à un souverain de se rendre à des réclamations véhémentes, de se dédire, de battre en retraite ; il avait le droit de se plaindre que son ministre lui eût donné un dangereux conseil. Non seulement M. de Bismarck avait attiré une mortification à son maître ; ayant été l’inventeur et l’âme de ce complot, il venait d’essuyer un grand échec personnel. Mais il n’était pas homme à rester sous le coup d’une défaite, et il jura de donner à cette intrigue manquée un dénoûment tragique. Comment il s’y prit pour provoquer la France et l’obliger à déclarer la guerre, on le sait pour l’avoir appris de lui-même. « Il est si facile, a-t-il dit, d’altérer le sens d’un discours ou d’une dépêche par des omissions et des ratures ! Auparavant c’était une chamade, maintenant c’est une fanfare. »

Devenu empereur d’Allemagne, le roi Guillaume écrivait au prince de Roumanie : « Dieu a si visiblement tout préparé et tout conduit par sa volonté qu’on la reconnaît partout, et nous devons nous réjouir qu’il nous ait trouvés dignes d’être ses instrumens. » La grâce la plus précieuse que Dieu lui eût faite était de lui avoir donné pour ministre un de ces violons qui forcent la main à leur roi, transforment en fanfares ses chamades, et le contraignent à être heureux et glorieux malgré lui. Le prince Charles-Antoine a dit le dernier mot de cette affaire dans une lettre qu’il adressait à son fils Charles en 1872 : « Je n’ai pas pour Bismarck une admiration sans réserve ; mais il a toujours de grandes vues et de grands desseins. Dans la question espagnole, tous tant que nous sommes, il nous a passé sur le corps. »


G. VALBERT.

  1. Aus dem Leben König Karls von Rumünien, Aufzeichnungen eines Augenzeugen. 2 vol. in-8o ; Stuttgart, 1894. Verlag der Cotta’schen Buchhandlung.
  2. L’Espagne politique, 1868-1873, p. 96 et 97.