La Campagne du Piémont en 1849

LA


CAMPAGNE DU PIÉMONT


EN 1849.[1]





I. — BUFFALORA.

Si l’on tient compte d’une disproportion trop évidente entre les forces et les intérêts mis en présence, on ne peut méconnaître une singulière analogie entre les malheureux événemens militaires de 1815, en France, et ceux qui viennent de s’accomplir en Piémont. L’un de ces pays, comme l’autre, se vit une première fois repoussé dans ses limites pour n’avoir pas su s’arrêter dans la victoire. Après les premières hostilités, tous deux pouvaient conserver un léger agrandissement de territoire ; mais, lancés une seconde fois dans l’arène des batailles, tous deux succombèrent dans la nouvelle lutte après un combat de deux jours, dont le premier semblait leur présager la victoire. Bien que cette lutte ait été courte et malheureuse pour le Piémont, il paraîtra certainement intéressant aux militaires de connaître quelles furent les dispositions prises par le général de l’armée piémontaise, et comment, malgré ses efforts, il fut vaincu ; je chercherai donc à exposer d’une façon précise ses opérations et les divers incidens qui le forcèrent à les modifier, afin que l’opinion des juges compétens puisse se former en connaissance de cause. Les impressions, les souvenirs d’un témoin, d’un acteur même de la dernière guerre du Piémont, voilà, je dois le dire avant tout, quels seront les élémens de ce récit.


Pour précipiter l’ouverture des hostilités, la consulte et l’émigration lombardes remplissaient Turin de l’annonce d’une insurrection générale de la Lombardie qui devait éclater dès que l’armée franchirait le Tessin. Malgré ces assurances, ceux qui avaient fait la dernière campagne comptaient faiblement sur ces promesses. Brescia et Bergame étaient les seules villes dont le patriotisme inspirât une confiance réelle. Rien cependant n’autorisait à douter complètement des assurances de l’émigration lombarde : si une victoire venait couronner dès le début les efforts des Piémontais, il semblait naturel que les populations de la Lombardie se soulevassent. La menace d’une insurrection générale devait d’ailleurs exercer une puissante influence sur les plans du maréchal Radetzky. Il était à supposer que le maréchal entreprendrait de défendre la Lombardie. Pour cela, il avait deux choses à faire : ou se tenir prêt à recevoir la bataille, ou franchir lui-même le Tessin et porter la guerre en Piémont.

Dans la première hypothèse, l’armée autrichienne n’avait guère qu’une seule position à choisir, en arrière du Naviglio, qui, coulant parallèlement au Tessin à très petite distance de ce fleuve, est commandé par une série de fortes positions naturelles, d’où on domine les assaillans, et d’où il est facile de s’élancer à son tour pour profiter de ses avantages et poursuivre la victoire. La route de Novara à Milan traverse en quelque sorte le centre de cette ligne de bataille, passant sur le Tessin au pont de Buffalora, et rencontrant, après une forte montée, l’établissement de la douane milanaise, puis le gros bourg de Magenta. Dans la seconde hypothèse, plusieurs débouchés s’offraient aux Autrichiens : l’un par Oleggio, ce qui supposait toujours des forces considérables à Magenta ; l’autre par la rive droite du Pô sur Alexandrie, le troisième par Pavie sur Mortara, le quatrième par le pont de Buffalora sur Novara. Il était peu probable que les Autrichiens choisiraient la marche par Oleggio ou celle par la rive droite du Pô : l’une et l’autre offraient de trop graves dangers sans présenter la perspective d’assez prompts avantages. On devait donc supposer qu’en cas d’offensive de leur part ils se décideraient pour une pointe, soit par Pavie, soit par le pont de Buffalora. L’attaque par Pavie était fort audacieuse, militairement parlant, car l’armée autrichienne devait livrer bataille avec un fleuve en arrière d’elle à courte distance, un autre fleuve à sa droite, forcer en outre le passage du Gravellone, sans avoir d’autre issue, en cas de retraite, que le pont de Pavie et ceux qu’elle aurait jetés, dans un espace fort limité, sur le Tessin et sur le Gravellone. En cas de revers, elle courait donc risque d’être entièrement détruite. Il est assez probable que le général autrichien eût choisi une meilleure ligne d’attaque, s’il n’eût été préoccupé de pensées d’un autre ordre. Les préoccupations qui le décidèrent me semblent avoir été : d’abord, la crainte de l’insurrection qui, tourbillonnant autour de son armée, aurait pu démoraliser le soldat, tandis que, tenant son armée flanquée de deux fleuves, il l’isolait en partie du danger d’être harcelée pendant la lutte par des bandes d’insurgés ; ensuite, la nature de la contrée lombarde qui, sillonnée de canaux, de lignes d’arbres, de rivières, rend très difficile un mouvement de retraite ; enfin, l’espoir qu’en cas de succès, il coupait l’armée piémontaise de sa base d’opérations, la refoulait sur le lac Majeur, et s’ouvrait d’un seul coup la route de Turin et celle d’Alexandrie. On doit ajouter aussi que, maître des deux rives du Tessin à Pavie, il s’épargnait une difficulté, car il n’avait plus à forcer le passage de ce fleuve. Quant à l’entrée en Piémont par le pont de Buffalora, elle était, au point de vue militaire, moins périlleuse que l’entrée par Pavie. Il fallait, il est vrai, vaincre de front l’armée piémontaise ; mais, en cas de non succès, on trouvait dans les positions qui dominent le Naviglio la possibilité d’arrêter la poursuite du vainqueur, et conséquemment d’assurer sa retraite.

Il est à présumer que le général Chrzanowski pesa toutes ces probabilités et l’avantage de ces différentes positions, car les troupes piémontaises, le 20 mars, semblent avoir été distribuées de façon à parer à ces deux hypothèses d’attaque de l’ennemi, aussi bien que pour faciliter au besoin l’offensive et la marche vers Milan. L’armée piémontaise, de son côté, pouvait choisir entre trois plans de campagne : le premier consistait à marcher par les duchés, le second à attendre l’ennemi, le troisième à pousser droit en Lombardie. Marcher par les duchés, c’était découvrir le Piémont sans arracher la Lombardie à ses angoisses, reculer l’heure de la bataille et rapprocher l’ennemi de ses points d’appui et de retraite. Attendre l’ennemi, cela ne pouvait cadrer avec la mission d’une armée libératrice ; on pouvait attendre long-temps ; l’heure de la délivrance s’éloignant, le découragement pouvait paralyser l’insurrection. On dut donc se décider pour l’offensive, et l’offensive libératrice de Milan. La marche par Buffalora était désignée dès lors comme la manœuvre la plus favorable pour l’accomplissement de ce projet, d’autant plus qu’elle permettait en même temps de tenir une attitude défensive. D’ailleurs, de grandes forces, assurait-on, étaient concentrées à Magenta et à Sadriano, et on apprenait que les Autrichiens avaient rappelé toutes les garnisons de la Lombardie et dix mille hommes du duché de Parme, ne laissant que deux à trois mille hommes dans le château de Milan et de très faibles détachemens dans les autres villes. L’armée autrichienne devait présenter en ligne de soixante à soixante-dix mille hommes. Il importait donc de faciliter l’insurrection lombarde, et la marche de l’armée piémontaise pouvait en hâter l’explosion.

Concentrée sur le Tessin, le 20 mars, l’armée piémontaise devait présenter un effectif de six divisions, d’une force réelle de neuf mille combattans l’une dans l’autre, plus la brigade commandée par le général Solaroli, plus encore huit quatrièmes bataillons[2] et deux bataillons de bersaglieri[3]. La brigade Solaroli comptait près de 4,000 hommes, les huit quatrièmes bataillons 4,800 combattans, les deux bataillons de bersaglieri environ 1,200, ce qui donnait une force totale de 60 à 66,000 hommes, dont environ 4,000 hommes de cavalerie, et disposant de 132 pièces d’artillerie. Les forces combattantes qui devaient se rencontrer dans une première bataille étaient donc égales ou presque égales dans les deux camps.

L’armistice avant été rompu par les ministres piémontais, sans avis préalable et malgré l’opposition du général Chrzanowski, on n’avait pas eu le temps de rappeler la division du général La Marmora, cantonnée à Sarzana. Cette division dut se porter sur Parme et Plaisance, prête à secourir la brigade d’avant-garde laissée à Castel-San-Giovanni pour contenir la garnison autrichienne ; ces deux derniers corps formaient un effectif de 12,000 hommes, dont 300 cavaliers, et disposant de 24 bouches à feu. On voit que le total de l’armée piémontaise ne dépassait pas 78,000 combattans. Les 120,000 hommes dont a parlé le ministère n’ont jamais existé que sur le papier ; pour arriver à ce chiffre, on comptait la partie de la garde nationale qui devait être mobilisée, et les dix mille malades militaires renfermés dans les hôpitaux au jour de la dénonciation de l’armistice, ainsi que les garnisons d’Alexandrie, Gênes, Turin, Chambéry, etc., composées de bataillons de réserve et des dépôts des différens corps.

Ces faits bien établis, voici quelles étaient les positions des troupes piémontaises le 20 mars à dix heures du matin. La deuxième division, général Bés, occupait Castelnovo et Cerano ; — la quatrième division, sous les ordres du duc de Gênes, le pays en avant de Trecate, avec une avant-garde près du pont de Buffalora ; — la troisième division, général Perrone, se tenait à Romentino et Galliate ; — la première, général Durando (le même qui commandait les troupes romaines à Vicence), autour de Vespolate ; — la division de réserve, avec le duc de Savoie, près de Novara, sur la route de Mortara. — Sur la gauche de ce bloc de cinq divisions, la brigade Solaroli, placée entre Oleggio et Belinzano, pour éclairer ce flanc de l’armée, se trouvait reliée par quatre quatrièmes bataillons placés entre elle et l’armée comme échelon intermédiaire. Sur la droite, la cinquième division, composée des Lombards et commandée par le général Ramorino, remplissait le même office pour le flanc droit et avait ordre de se placer à la Cava, très bonne position en face de Pavie, derrière le Gravellone. Un échelon intermédiaire de quatre quatrièmes bataillons placés sous Vigevano, reliait cette division au reste de l’armée.

La mission du général Ramorino était d’observer le débouché de Pavie, de retarder l’ennemi par une résistance plus ou moins longue, selon les forces qui viendraient l’attaquer, et surtout d’avertir, par sa canonnade, de la marche de l’ennemi sur la droite de l’armée. Ce général avait l’ordre de se replier sur Mortara ou sur San-Nazzaro, s’il venait à être attaqué par des forces supérieures. On lui enjoignit en outre de bien s’éclairer sur sa gauche et de rendre impraticable le pont de Mezzana-Corte, sur le Pô. La nomination du général Ramorino était due en grande partie à la consulte lombarde. Il était, aux yeux de quelques personnes, un héros victime des pouvoirs despotiques ; mais bien d’autres ne voyaient en lui qu’une médiocrité vaniteuse, un homme sans valeur personnelle, et dont le caractère n’offrait aucune garantie. Il est fort regrettable que le général Chrzanowski, s’étant laissé forcer la main, ait consenti à ce qu’une division lui fût donnée. Le roi lui-même avait la conscience que l’on devait peu se fier à ce personnage ; mais Charles-Albert s’appliquait à rester strictement dans son rôle de roi constitutionnel, et subissait en cela la volonté des partis démagogiques qui professaient pour ce général une admiration singulière. Nous verrons bientôt comment le général Ramorino remplit la mission qui lui avait été confiée.

Placée dans les positions que je viens d’indiquer, l’armée piémontaise offrait à l’ennemi, attaquant par Buffalora, une force de trois divisions, qui se trouvait renforcée en moins de trois heures par tout le reste de l’armée, moins la cinquième division. Si, au contraire, l’armée piémontaise prenait l’offensive par Buffalora, elle jetait de l’autre côté du Tessin et sur ce même point une force de plus de cinquante mille hommes en trois heures de temps. Enfin, si l’ennemi débouchait par Pavie, l’armée, avertie par le canon du général Ramorino, se mettait aussitôt en mouvement par le flanc droit ; trois de ses divisions venaient coucher le soir même entre Romella et Mortara, où elles rejoignaient la général Ramorino ; les autres couchaient sous Vigevano et se trouvaient le 21, à dix heures du matin, à leur poste de bataille, bien avant que l’ennemi pût commencer son attaque.

Le pays qui s’étend de Novara jusqu’au Tessin offre d’abord des terres cultivées ; puis, au-delà de Trecate, on trouve une vaste lande couverte de courtes bruyères, qui se prolonge jusqu’au sommet de la côte dominant la vallée et le fleuve. Le pont de Buffalora est d’une belle construction en pierre de taille ; deux petits pavillons pour les percepteurs du péage sont bâtis à chacune de ses extrémités. Ce pont était barricadé du côté des Autrichiens ; trois hussards placés en vedettes se promenaient sur la route, qui, à partir du pont, se dirige en ligne droite vers la douane lombarde, située au sommet d’une montée rapide au-delà du Naviglio. On apercevait également une barricade à l’entrée des bâtimens de la douane.

Le 20 mars, à dix heures du matin, le roi arriva en face du pont, suivi du général Chrzanowski et de tout son état-major. Les troupes le saluèrent à son passage par de vives acclamations. Chacun tourna ses regards vers la rive opposée, sur laquelle on apercevait uniquement quelques petites patrouilles de cavaliers ennemis. À midi, un frisson général parcourut toute cette masse d’hommes ; le signal de la lutte était donné par la cloche même qui sonnait l’heure. Sur les deux rives du Tessin chacun dut, à ce moment, tourner ses regards vers le ciel et implorer Dieu pour le succès de l’armée piémontaise. La journée était magnifique ; le soleil éclairait les longues lignes de troupes qui s’étendaient sur la bruyère ; la rive lombarde semblait illuminée d’un rayon joyeux à la vue de ce roi libérateur prêt à marcher vers Milan ; chacun attendait le mot : En avant ! Dans cet instant tout le monde avait oublié ses secrètes appréhensions, et, pour ma part, je sentis l’espérance rentrer dans mon esprit, ramenée par une de ces circonstances puériles dont l’homme ne peut guère s’empêcher de tenir compte dans les momens les plus solennels. Pendant qu’à l’aide de ma lorgnette je cherchais à découvrir ce qui se passait sur le rivage ennemi, je fus distrait par une nuée de canards sauvages qui se jouaient au soleil dans les eaux du Tessin ; tous nageaient vers la rive lombarde, puis, au dernier coup de midi, prêts à toucher la rive, ils prirent rapidement leur vol et s’élancèrent dans les airs, disparaissant bientôt dans la direction de Milan. Le souvenir des augures romains me revint à la pensée, je me laissai aller au souffle de la superstition, et, joyeux de ce pronostic de victoire, je courus près du fleuve, attendant avec impatience l’ordre de le franchir.

J’aperçus le roi Charles-Albert à pied près du pont ; sa figure exprimait le calme et la satisfaction. Le général Chrzanowski était auprès de lui ; la petitesse de sa taille faisait le plus singulier contraste avec la haute stature du roi. Ses traits, où le type kalmouk était fortement marqué, annonçaient une nature énergique, et il était difficile de voir le général sans éprouver pour lui un sentiment d’estime qui se changeait, à mesure qu’on le connaissait mieux, en une affectueuse sympathie.

Midi était déjà passé depuis long-temps, et aucun mouvement ne se faisait remarquer. Le général attendait sans doute que le canon se fît entendre dans la direction de Pavie. Enfin, à une heure et demie, l’ordre fut donné au duc de Gênes de faire une reconnaissance sur Magenta avec toute sa division ; on prescrivit en même temps à la troisième division de se porter au pont de Buffalora pour le soutenir au besoin. Bientôt une compagnie de bersaglieri se présenta à l’entrée du pont ; le roi les arrêta du geste et, se mettant le premier à leur tête, marcha intrépidement vers la rive opposée. Il y eut un moment de poignante inquiétude. Peut-être le pont était miné, peut-être la rive ennemie était garnie de tirailleurs cachés dans les broussailles et les fossés, et l’intrépide monarque pouvait payer de sa vie cette action téméraire ! Enfin il toucha du pied le sol lombard, et un cri général d’enthousiasme salua l’arrivée du prince dans ses nouveaux états, pendant que les cavaliers ennemis fuyaient à bride abattue vers la douane autrichienne, d’où aussitôt s’élevèrent d’épaisses colonnes de fumée, annonçant un vaste incendie.

Ce passage du Tessin fut magnifique. J’avais été employé les 18 et 19 à reconnaître le fleuve, les gués et les avant-postes ennemis sur toute la ligne ; j’étais déjà très fatigué ; mais un tel spectacle était bien fait pour me ranimer. Je vis la guerre ouvrir de nouveau sa noble arène, et j’oubliai la faute des hommes qui nous précipitaient si étourdiment dans cette lutte inégale, avec une armée de soldats fidèles, mais sans enthousiasme, et d’officiers vantons, mais ennemis déclarés d’une guerre qu’ils condamnaient comme entraînant la ruine de leur pays. Je ne vis plus que le glorieux champ d’activité périlleuse qui allait s’ouvrir devant nous.

Quelques instans après, le roi arrivait à Magenta, dont les habitans se pressaient avec admiration autour de lui, le proclamant le libérateur de l’Italie. L’ennemi avait disparu. À peine quelques coups de fusil furent-ils tirés sur de faibles détachemens qui se repliaient rapidement vers Cisliano. À Magenta, nous apprîmes que les Autrichiens avaient évacué la veille au soir les positions qu’ils avaient conservées jusqu’alors sur ce point, et qu’ils s’étaient dirigés vers Pavie ou vers Lodi. La route de Milan était donc libre. La quatrième division reçut ordre de rester sur la rive gauche du Tessin, et la troisième, de reprendre sa première position. Le quartier-général revint s’établir pour la nuit à Trecate. La disparition des troupes autrichiennes, abandonnant des positions défensives aussi bonnes, était un mystère qui allait bientôt s’éclaircir. En effet, le maréchal Radetzki, après avoir placé son armée de façon à ne pas trahir son plan, fit exécuter, dans la nuit du 19 au 20, à toutes les forces qui bordaient la rive gauche du Tessin, une marche de flanc rapide, et, rappelant à lui ses troupes de Crema et de Lodi, se concentra avec toutes ses forces sur Pavie, prêt à déboucher en Piémont dès que le terme fatal serait expiré. Vers midi, il jeta un ou deux ponts près de Pavie et marcha sur la Cava avec son avant-garde. Il dut être fort étonné de ne rencontrer aucune résistance ; car le général Ramorino, désobéissant aux instructions qu’il avait reçues, au lieu de se porter sur la position qui lui avait été prescrite, avait abandonné, sans donner d’ordres, sur la rive gauche du Pô, un régiment de cavalerie et deux bataillons, dont l’un de bersaglieri commandé par le major Mannara. Ces braves gens, après avoir vigoureusement soutenu un combat de tirailleurs pendant plus de deux heures, durent se retirer devant les forces sans cesse croissantes de l’ennemi. Pendant ce temps, le général s’était mis à l’abri derrière le Pô, avait replié le pont et s’en était allé tranquillement dîner à Stradella.


II. – LA SFORSESCA.

La nouvelle de la marche des Autrichiens et de l’inqualifiable conduite de Ramorino parvint d’abord à huit heures du soir au quartier-général par un aide-de-camp du général liés, puis, à dix heures, par un officier du général Ramorino lui-même, qui, à ce qu’il paraît, n’avait pas jugé son mouvement assez grave pour en donner avis plus tôt. L’ordre fut sans retard expédié au général Fanti de prendre le commandement de la division lombarde et à Ramorino de se rendre au quartier-général. Grace à la position des troupes, on pouvait espérer que, le lendemain, l’armée serait en mesure non seulement de recevoir la bataille en avant de Vigevano, mais même de prendre l’offensive et de culbuter l’ennemi dans le Pô ; la deuxième et la première division durent donc se mettre immédiatement en marche : la première, pour la ville de Mortara, en avant de laquelle elle devait prendre position sur la route de cette place à Pavie ; la deuxième, pour la ville de Vigevano, en avant de laquelle elle devait prendre position à la Sforsesca.

On enjoignit aux autres divisions de se mettre en marche le 21, à la pointe du jour : la division de réserve pour Mortara, la troisième pour Gambolo, la quatrième pour Vigevano, en suivant la troisième, la brigade Solaroli avant ordre de se porter au pont de Buffalora. De la sorte, on pouvait compter que, les Autrichiens devant, selon toutes les probabilités, n’arriver en présence des troupes piémontaises que vers onze heures au plus tôt, la deuxième division, avec quatre bataillons laissés sous Vigevano la veille, serait de force à leur résister jusqu’à l’arrivée du reste de l’armée. Quant à Mortara, on pouvait être sûr que l’ennemi n’y parviendrait pas avant trois heures de l’après-midi. On se regardait donc comme en mesure de faire face à tous les événemens.

Le 21, à onze heures, le roi arrivait à Vigevano. Ce prince avait dans son état-major particulier la plupart des mêmes personnes qui l’avaient accompagné pendant la dernière campagne. On voyait près de lui le marquis de la Marmora, prince de Masserano ; le marquis Scati, vieillard dont la moustache blanchie et le visage plein de bonté inspiraient le respect ; les deux frères Robillant, véritables représentans de cette ancienne noblesse piémontaise, toujours présente sur les champs de bataille et habituée à se serrer, dans le danger, près des membres de la maison de Savoie. Le général Giacomo Durando, nouvel aide-de-camp de Charles-Albert, étant très malade, suivait dans une voiture avec M. Cadorna, ministre responsable près du roi. Ce ministre ne paraissait pas, comme le comte Lisio, sur le champ de bataille ; ce n’était pas son rôle, et il se soumettait sans effort aux exigences de sa position officielle.

Comme on avait prétendu que l’escorte du roi était une gêne pendant la dernière campagne, ce prince, dont l’abnégation personnelle était entière, n’avait auprès de lui que soixante carabiniers, et pour officiers d’ordonnance que deux officiers de cavalerie. Cette suite était bien modeste ; mais qu’importait au roi Charles-Albert, pourvu qu’il fût au milieu de ses troupes et le premier à braver les dangers ? D’ailleurs, l’état-major général grossissait presque toujours son cortège. Cet état-major avait pour chef le général Alexandre La Marmora ; il se composait du général Cossato, sous-chef d’état-major ; du colonel Carderino ; du colonel Brianski, Polonais ; du major Basso ; du major de Villa-Marina ; des capitaines Battaglia, Martini, Taverna, tous trois Lombards ; du duc de Dino, Français ; du marquis Cova ; de M. Dorson, jeune officier savoyard très capable ; de M. Sizomioth, Polonais : du lieutenant Balucanti, Lombard ; du prince Czartoriski, fils du noble émigré polonais ; enfin, du prince Pio Falco, Espagnol, et du comte Vénier, noble de Venise.

Vers une heure de l’après-midi, le canon se fit entendre dans la direction de San-Ciro. Le général Chrzanowski parcourait le terrain, en attendant l’arrivée des troupes ; il se porta sans hésiter au canon, ordonnant de placer le 1er régiment de Savoie, qui venait d’arriver, en arrière d’un profond ravin, à un quart de mille de Gambolo. Bientôt les tirailleurs de la deuxième division, vivement attaqués par les tirailleurs ennemis, se laissent ramener jusque près de la Sforsesca ; là ils reprennent l’offensive, et, soutenus par le reste de la division, ralliés par le colonel Leonetto Cipriani et les officiers de l’état-major du général Bés, ils font reculer l’ennemi, le repoussant jusqu’à San-Vittore, où les troupes reçurent l’ordre de s’arrêter. Dans cet engagement, les hussards du régiment Radetzki firent une charge brillante, et vinrent sabrer les tirailleurs jusque sous la bouche des canons ; mais, chargés par deux escadrons du régiment de Piémont-Royal, ils furent mis en fuite, laissant plusieurs prisonniers entre nos mains, et parmi eux un officier supérieur. Le régiment de Piémont-Royal se fit le plus grand honneur dans cette occasion ; un aide-de-camp du général Bés, M. Galli, qui chargeait avec lui, ayant été entouré par quatre hussards et blessé d’une balle à l’épaule, fut dégagé par un seul lancier, qui tua un hussard et mit les trois autres en fuite. Le 23e régiment, ainsi que son brave colonel, M. Cialdini, se comporta d’une manière digne d’éloges. Le colonel Cialdini est habitué à en recevoir sur le champ de bataille ; bien que grièvement blessé à Vicence, pendant la première campagne, de deux balles dont l’une lui traversa le bas-ventre, et non guéri de cette cruelle blessure, il n’en marcha pas moins cette fois au premier rang.

Pendant que ce combat avait lieu à notre gauche, le général recevait avis que, les vivres étant arrivés très tard, la brigade Savone de la troisième division et la quatrième division elle-même ne pourraient pas nous rejoindre avant quatre heures. Ce malheureux contre-temps rendait la position critique, car l’ennemi commençait à déboucher avec des forces imposantes et pouvait, en nous attaquant par Gambolo (que ce retard nous empêchait d’occuper), parvenir à nous tourner, passer entre nous et les deux divisions placées à Mortara, nous accabler et nous refouler sous Vigevano. On ne pouvait plus penser à prendre l’offensive, et on devait se contenter de conserver ses positions, pour être prêt à attaquer le lendemain avec toutes les forces réunies. Déjà il était plus de quatre heures, et la brigade de Savone n’était pas arrivée, lorsque les Autrichiens, moi tant quelques pièces en batterie et sortant de Gambolo, s’avancèrent en colonne serrée, avec de grands hurrahs, contre le 1er régiment de Savoie, rangé en bataille derrière le ravin et appuyé par six pièces à sa droite et quatre à sa gauche. Le général Chrzanowski s’adressa alors au 1er régiment et lui dit : « Messieurs, je vous ai placés ici, et suis bien sûr que les Autrichiens ne parviendront pas à vous déloger. » Un sourire de bon augure éclaira les mâles visages des braves enfans de la Savoie ; ils restèrent impassibles sous le feu des tirailleurs ennemis ; puis, lorsque, arrivées à cinquante pas, les colonnes autrichiennes étonnées voulurent se déployer, un terrible feu de file s’ouvrit au commandement du général ; en même temps, l’artillerie tonna à droite et à gauche : les ennemis prirent la fuite en désordre. Le régiment de Savoie s’ébranla et se jeta à la baïonnette sur les colonnes dispersées. Le soldat voulait poursuivre à outrance ; mais le régiment était seul, sans soutien : il eût été imprudent de le laisser s’avancer sans pouvoir lui porter secours. On ordonna aux officiers de reprendre leur première position, et ils ramenèrent de force leurs soldats derrière le ravin. Je me trouvais à la gauche de ce beau régiment lorsqu’il fut attaqué, et je le suivais lorsqu’il vint reprendre sa position. Un soldat me dit : « Mon officier, pourquoi ne pas nous laisser prendre Gambolo ? — Mon ami, répondis-je, parce que, n’ayant rien pour vous soutenir, on ne veut pas risquer la vie de braves gens tels que vous. — Est-ce que Savoie a besoin de soutiens ! » Je fus charmé de cette bravade ; une telle assurance est toujours de bon augure au début d’une campagne.

Après ce court, mais rude engagement, le combat se prolongea sur la ligne, par un feu assez vif de tirailleurs, jusque vers six heures et demie du soir. La brigade Savone et la quatrième division, avec le duc de Gênes, étaient enfin arrivées. L’ennemi avait été contenu dans ses efforts ; on lui avait reconquis plus que le terrain qu’il avait gagné au commencement de l’action. Les troupes s’étaient bien battues ; on les voyait en position de prendre l’offensive dès le lendemain ; chacun était content ; les craintes qu’avait trop facilement inspirées l’inexpérience des nouvelles recrues se dissipaient. Nous avions fait plus de deux cents prisonniers, la journée nous paraissait bonne. Aussi, nous comptions, à la pointe du jour, recommencer la bataille et culbuter les Autrichiens, qui, serrés dans un triangle dont Pavie était le sommet, entre le Pô, le Tessin et l’armée, devaient, selon toute apparence, éprouver de grandes difficultés pour opérer leur retraite. Nous n’avions pas cessé d’ailleurs d’avoir confiance dans la division lombarde, qui, repassant le Pô et débouchant sur les derrières de l’ennemi, pouvait opérer une diversion décisive.

À cinq heures et demie du soir, nous avions entendu une vive canonnade dans la direction (le Mortara ; cette canonnade s’était prolongée environ une demi-heure ; j’avais d’abord pensé que c’était le général Durando qui s’avançait vers nous en repoussant l’ennemi, mais le bruit du canon avait cessé, et on n’entendait plus, dans cette direction, qu’un roulement continuel de mousqueterie. Nous étions sans inquiétude, car nous avions sur ce point deux divisions, ce qui donnait 18,000 hommes et 48 pièces d’artillerie. Je pensai alors que Durando s’était contenté de contenir l’ennemi, ce qui avait dû être facile à un général disposant de pareilles forces et attaqué aussi tardivement. Cependant, ce feu de mousqueterie se prolongeant fort avant dans la nuit, on put craindre qu’un combat acharné n’eût lieu sur ce point et que l’ennemi, masquant sa marche par de vives attaques de flanc pour nous contenir, ne s’y fût porté avec des forces très considérables. Je revins donc à la Sforsesca, très inquiet, mais espérant y recevoir quelques nouvelles de notre aile droite.

Je retrouvai le roi à la Sforsesca. Satisfait de cette première journée, le roi avait déclaré qu’il bivouaquerait au milieu de la brigade de Savoie. Figurez-vous un champ de bataille jonché de cadavres, éclairé par l’incendie d’une vaste ferme ; en arrière, un monticule sur lequel est établi le régiment ; les armes en faisceaux étincellent aux rayons de l’incendie et aux feux du bivouac. Dans l’endroit le plus sec, sur deux sacs de toile, est étendu le roi, enveloppé dans une couverture de laine, la tête appuyée sur un sac de soldat. Autour de lui se tiennent silencieusement ses aides-de-camp couchés à terre, les uns dormant, les autres plongés dans de cruelles inquiétudes, car tous ont des fils ou des frères à l’armée et peuvent craindre pour leurs jours. À la tête du roi, on voit debout, semblables à deux statues, deux valets de pied en grande livrée rouge. Le visage du prince, ordinairement pâle et jaune, est presque livide ; sa bouche à chaque instant se contracte et imprime à son épaisse moustache des mouvemens convulsifs, tandis que sa main gantée, soulevée par une pensée que n’a pas domptée le sommeil, s’étend par momens vers le camp ennemi, s’agitant et traçant dans l’espace des ordres incompréhensibles, ou semblant conjurer quelque esprit invisible. Cette scène ne s’effacera jamais de mon souvenir. Elle avait, malgré le succès de la journée, quelque chose de saisissant et de lugubre qui chassait le sommeil de nos yeux et nous livrait aux plus sombres méditations. Plusieurs sentinelles, appuyées sur le canon de leurs fusils, regardaient avec surprise et curiosité leur roi ainsi endormi, tandis qu’un de ses officiers d’ordonnance ramenait sur sa poitrine la couverture que, dans ses rêves étranges, il rejetait à chaque instant. Pauvre prince ! peut-être dans ce moment avait-il l’intuition des fatales nouvelles qui allaient lui parvenir ! Peut-être l’avenir se dévoilait-il à son mâle courage ! ou peut-être aussi, bercé par la passion qui agitait toute son ame pour l’indépendance de l’Italie, voyait-il dans ses rêves l’aigle à la croix d’argent s’abattant sur les sommets des Alpes tyroliennes et déchirant de ses serres l’aigle à double tête !

Vers une heure de la nuit, le capitaine Battaglia et le prince Pio arrivèrent à la Sforsesca ; ils éveillèrent le général Chrzanovvski et lui donnèrent les premières nouvelles de notre droite. La première division, arrivée à Mortara dans la nuit du 20 au 21, avait pris position dans la matinée sur la route de Pavie, à très peu de distance en avant de Mortara. À partir de midi, elle s’était tenue en bataille, prête à recevoir l’ennemi. La division de réserve arrivait à son tour vers une heure et se plaçait un peu en arrière de la ville. Il est à présumer que, voyant la journée s’écouler sans que l’ennemi parût et entendant la bataille engagée sur la Sforsesca, ces troupes ne croyaient plus à une attaque, lorsque, vers cinq heures et demie du soir, les Autrichiens se montrèrent, mirent une nombreuse artillerie en batterie et ouvrirent un feu meurtrier sur la première ligne mal protégée par le terrain. Surpris par cette attaque subite, les tirailleurs reculèrent rapidement ; un bataillon se débanda à leur exemple et commença à jeter du désordre dans toute la ligne. Cependant un autre bataillon vint prendre sa place, le combat s’engagea plus régulièrement, et on fit avancer un régiment de la division de réserve qui, en bouchant un vide imprudemment laissé, rendit confiance à la troupe. L’attaque de l’ennemi, protégé par le feu d’une nombreuse artillerie, fut des plus impétueuses. Par malheur, la position choisie par le général Durando offrait le grave inconvénient d’être trop rapprochée de la ville et d’être coupée en deux par un large canal qui permettait très difficilement de communiquer d’une aile à l’autre. Vers six heures et demie du soir, l’ennemi, s’étant formé en colonnes d’attaque, se jeta vivement sur la position Mes lignes furent culbutées sans pouvoir se porter mutuellement assistance par suite des empêchemens du terrain, et les Autrichiens pénétrèrent dans la ville de Mortara pêle-mêle avec nos troupes. L’obscurité était profonde, le combat se continuait corps à corps dans les ténèbres, les officiers cherchaient en vain à reconnaître leurs soldats ; des plaintes, des menaces proférées tour à tour en allemand, en hongrois, en italien, se croisaient dans les airs ; les équipages, entassés dans les rues, s’opposaient à l’évacuation de cette fatale ville ; les soldats piémontais, séparés les uns des autres, s’enfuyaient au hasard dans les ténèbres. En vain le général Alexandre La Marmora, le général Durando et spécialement le duc de Savoie s’efforçaient de rallier les troupes : la cohue était trop grande, et le combat, se continuant dans les rues et autour de la ville, augmentait l’horreur de cette scène lugubre. Des flots de sang coulaient dans les rues, sans que ceux qui le répandaient fussent bien certains d’avoir frappé un ami oui un ennemi. Enfin, vers deux heures du matin, Mortara fut évacuée, mais non sans des pertes sensibles. Près de 2,000 prisonniers et 5 canons restèrent au pouvoir de l’ennemi avec plusieurs caissons et une partie du bagage de la première division. Plusieurs officiers supérieurs furent tués, le brave général Bussetti blessé d’un coup de sabre, nombre de soldats tués, soit par les balles, soit par la baïonnette : mais la force des deux divisions se trouva surtout réduite par la grande quantité de soldats et d’officiers qui, séparés pendant la nuit de leurs drapeaux, errèrent à l’aventure et ne purent rejoindre leurs corps qu’après la bataille de Novara.

La nouvelle du triste épisode de Mortara fut un coup sensible pour le roi et le général Chrzanowski comme pour toute l’armée. Ce désastre ébranlait la confiance que les troupes avaient déjà prise en elles-mêmes après le combat de la Sforsesca, et détruisait l’espoir que le roi et le général en chef avaient conçu de livrer bataille le lendemain, en attaquant l’armée autrichienne dans les positions peu favorables où elle se trouvait engagée. Le général Chrzanowski, voyant la campagne compromise, proposa un coup hardi et que plusieurs de ceux qui l’entouraient regardaient comme pouvant amener de brillans résultats : c’était de marcher le 22, à la pointe du jour, droit à l’ennemi sur Mortara, de pousser l’attaque à fond avec les 30,000 hommes qu’on avait sous la main, et de risquer ainsi de périr avec toute l’armée ou bien de culbuter les Autrichiens, de pénétrer jusqu’à la division lombarde, puisqu’elle ne voulait faire aucun effort pour venir à nous, quoiqu’elle fût seulement à quelques lieues de distance et qu’elle eût entendu la vigoureuse canonnade de la journée, puis, renforcés de ces 6,000 combattans, de rallier les deux divisions chassées de Mortara le 21. Cette résolution était bien hardie, il est vrai ; mais n’avait-elle pas quelques chances de réussite, et la victoire ne couronne-t-elle pas souvent une impétueuse audace ? Je laisse aux militaires instruits et expérimentés à décider la question.

Cette proposition fut écartée ; le roi l’appuyait ; mais les chefs de corps objectèrent que la nouvelle de l’échec de Mortara, répandue dans l’armée, avait renouvelé le profond dégoût d’une partie de la troupe pour cette guerre politique, que les symptômes menaçans reparaissaient, que les munitions manquaient, et qu’il n’y aurait que folie à s’engager dans une entreprise aussi désespérée. C’est alors que le général fit donner l’ordre de la retraite sur Novara, où on rallierait, s’il était possible, les divisions débandées et où l’on attendrait l’ennemi. Dans la situation que nous avaient faite la manœuvre négative de Ramorino et le désastre de Mortara, il n’y avait pas d’autre parti raisonnable à prendre.

La manœuvre de l’armée autrichienne avait été pleine d’audace et parfaitement conduite. Pendant que des brigades se déployaient successivement en avançant sur notre gauche, le gros de l’armée, précédé d’une avant-garde commandée par l’archiduc Albert, marchait droit sur Mortara, protégé par de vives attaques destinées à masquer la marche du corps principal. Le succès couronna cette manœuvre, qui eût été déjouée si la mauvaise organisation du service des vivres, retardant nos opérations, n’eût empêché la moitié de la troisième et toute la quatrième division de partir à l’heure prescrite. À chaque instant, le général Chrzanowski envoyait presser l’arrivée de ces troupes, répétant qu’on allait laisser échapper une belle occasion de vaincre facilement les Autrichiens ; mais, quelque diligence qu’elles fissent, elles ne purent arriver assez tôt pour permettre de prendre l’offensive, et l’occasion fut perdue. On peut s’étonner aussi que les deux divisions culbutées à Mortara n’aient pu arrêter l’ennemi, ayant été attaquées aussi tard. Ce qui explique ce fait, c’est la position vicieuse choisie dans Mortara, tandis qu’il s’en offrait une beaucoup meilleure à l’embranchement des routes de Gambolo et de Pavie ; puis l’excès de confiance qui fit négliger d’avoir de vigoureux avant-postes échelonnés au loin dans la direction de l’ennemi pour ralentir sa marche et empêcher une surprise. On était persuadé que les colonnes qui s’approchaient ne venaient faire qu’une petite reconnaissance et n’entameraient jamais un combat sérieux.

Si le cruel incident de Mortara eut une action fâcheuse sur le moral des troupes, qui, à la Sforsesca, avaient si bien combattu, le mouvement rétrograde sur Novara les affecta plus péniblement encore. Les troupes, malgré le découragement de quelques corps, ne comprenaient pas pourquoi on renonçait à une bataille qu’elles avaient si bien préparée. On ne s’expliquait pas non plus l’inaction de la division lombarde, qui, assistant à cette bataille de l’autre côté du Pô, n’avait pas cherché à réparer la faute du général Ramorino en repassant le fleuve et en attaquant l’ennemi par le flanc et en queue pendant sa marche.


III. – NOVARA.

Le 22 mars, à la pointe du jour, nous partîmes pour Novara, où nous arrivâmes le soir, sans avoir été inquiétés dans notre retraite par l’ennemi. Les deux divisions battues à Mortara arrivaient de leur côté sous la ville, et chacun s’apprêta aussitôt à la journée du lendemain ; car il était évident que les Autrichiens, tout comme nous, devaient rechercher un engagement décisif. S’étant ouvert les routes d’Alexandrie et de Turin, le maréchal ne pouvait cependant pas s’élancer vers la capitale du Piémont, en laissant sur ses derrières une armée qui, bien que réduite, comptait encore 50,000 combattans et 111 pièces d’artillerie.

De notre côté, nous devions désirer la bataille, car nous n’avions d’autre retraite que vers le lac Majeur ou la Savoie, ce qui nous isolait de notre base d’opérations ; et d’ailleurs il était évident que l’armée, composée en grande partie de recrues et d’hommes mariés, diminuerait chaque jour sensiblement à mesure qu’elle traverserait une plus grande étendue de son propre territoire. En outre, l’ordre était de risquer le tout pour le tout ; et plus on reculait, plus on éloignait la chance de rallier la cinquième division, plus la disproportion de forces augmentait. La victoire, au contraire, sous les murs de Novara, eût changé complètement la face des choses ; elle n’eût peut-être pas produit les résultats considérables qu’eût amenés une victoire obtenue, le 22 mars, à Tromello, parce que l’ennemi avait plus de confiance en lui-même et plus d’espace pour ses mouvemens de retraite ; néanmoins on pouvait espérer d’en recueillir encore de grands avantages. Si même l’issue de cette journée restait indécise, on était en droit de croire que le maréchal eût conclu volontiers un armistice ; car chaque jour pouvait amener sur ses derrières le général Alphonse La Marmora, qui, ralliant la division lombarde, était maître de franchir le Pô avec un corps de 16 à 18,000 hommes. La paix alors se fût probablement conclue ; l’Italie n’eût point obtenu son indépendance, cela est vrai ; mais le parti de la guerre, réduit au silence par la force des choses, n’aurait pas poussé l’impudence et l’orgueil, du moins j’aime à le croire, jusqu’à persister dans son erreur, en blâmant le roi de remettre à d’autres temps l’accomplissement de ses nobles desseins.

Le 23 mars, à cinq heures du matin, le général Chrzanowski présidait à l’établissement des troupes dans les différentes positions qu’il leur avait assignées. La route de Mortara à Novara, par laquelle devait s’avancer l’armée ennemie, rencontre, à environ un mille de Novara, un petit village appelé la Bicocca. Ce village est bâti au sommet d’une côte d’où il domine la ville, et au-delà de laquelle la route court en ligne droite sur un long plateau. De chaque côté de la Bicocca se trouvent deux vallées étroites, qui donnent à ce village, du côté de la ville, l’aspect d’un mamelon, et se prolongent sur un espace de quelques centaines de mètres, en remontant doucement vers le plateau que suit la route de Mortara. De l’autre côté de la vallée de droite s’étend une vaste plaine cultivée autour de quelques cassines, et qui se transforme en bruyères à trois cents mètres environ en avant d’une grande cassine appelée la Citadella. Cette plaine est coupée perpendiculairement sur Novara par un canal coulant presque parallèlement à l’Agogna, un peu au-delà, se trouve la route de Vercelli à Novara. Les troupes furent rangées en bataille sur une ligne d’environ trois mille mètres de longueur, depuis ce canal jusqu’à la vallée située sur la gauche du mamelon de la Bicocca. Le front de bataille fut formé par trois divisions sur deux lignes.

La première division, formant l’aile droite, appuyait son extrême droite au canal, un peu en arrière d’une grande cassine appelée Nuova-Corte. Elle avait une demi-batterie de 4 pièces à son extrême droite, une batterie de 8 pièces au centre et une autre batterie de 8 pièces à son extrême gauche. — La deuxième division, formant le centre, continuait la ligne en avant de la Citadella. Cette division avait 16 pièces en batterie au centre de la ligne de bataille. — La troisième division formait l’aile gauche et occupait la position de la Bicocca. Cette division avait 14 pièces en batterie sur la gauche du chemin de Novara, dans une position avantageuse, qui lui permettait de balayer par le feu de son artillerie la route et le plateau ; plus 2 pièces sur la route elle-même, — Quatre quatrièmes bataillons furent envoyés à l’extrême droite pour appuyer le flanc de la première division, et quatre quatrièmes bataillons, avec deux bataillons de bersaglieri, furent chargés d’appuyer le flanc gauche de la troisième division ; pour cela, les bersaglieri occupèrent le vallon situé à l’extrême gauche de la ligne, lequel n’était pas praticable pour des masses. — La division de réserve se rangea en colonnes en arrière de l’aile droite, près de la ville et de la route de Vercelli, qu’elle faisait éclairer continuellement par de fortes reconnaissances de cavalerie. — La quatrième division, également en colonnes, se plaça en avant du cimetière de Novara, derrière l’aile gauche. — La brigade Solaroli vint s’établir en arrière de Terdossio, sur la route de Trecate, qu’elle avait mission d’observer, pouvant de là s’employer utilement pour soutenir la quatrième division. Cette brigade avait une batterie d’artillerie (les batteries piémontaises sont de 8 pièces).

L’armée piémontaise, considérablement réduite par l’absence de la division lombarde, les malades, les blessés, les prisonniers perdus à Mortara et les soldats égarés pendant la nuit du 21 au 22, comptait encore un effectif de 76 bataillons donnant 44,000 combattans, 36 escadrons formant un effectif de 2,500 chevaux, et 111 pièces d’artillerie. Ainsi, sur un champ de bataille d’environ trois mille mètres, cette armée pouvait présenter 16 hommes par mètre, proportion qui fut rarement, sinon jamais, dépassée dans les batailles livrées en ordre profond jusqu’à ce jour.

À neuf heures et demie, toute l’armée était à son poste, et, à onze heures, le roi, monté sur un magnifique cheval noir, sortait du palais, suivi de tout son état-major, pour aller inspecter les positions, lorsque le bruit du canon annonça la présence de l’ennemi. Aussitôt ce prince partit au galop, et arriva au sommet de la colline couronnée par la Bicocca, salué de nombreux cris de vive le roi ! par les troupes placées sur son passage.

L’attaque de l’ennemi était vive, et le feu de son artillerie balayait la route et toute la hauteur de la Bicocca. Un peu au-delà de l’église de ce village et sur la droite de la route, se trouve un petit champ derrière une cassine. Ce fut là que le roi s’arrêta, près de la première ligne. À peine venait-il d’arriver, que les tirailleurs ennemis, refoulant vigoureusement les nôtres, firent pleuvoir une grêle de balles sur ce petit champ. Un carabinier placé à quelques pas du roi tomba frappé mortellement ; la première ligne ouvrit un feu de file, l’artillerie tira à mitraille. Le régiment de Gênes-cavalerie fit une charge brillante, et l’ennemi fut repoussé. Pendant ce temps, l’attaque s’étendit sur toute la ligne, et spécialement sur notre gauche et notre centre.

D’après le plan adopté, par lequel la moitié des forces disponibles était rangée en bataille et l’autre moitié tenue en réserve, l’intention du général Chrzanowski me paraît avoir été de fatiguer l’ennemi en le laissant se consumer en efforts contre notre front de bataille, puis de prendre l’offensive à son tour après quelques heures de combat, et de le culbuter s’il était possible. Au bout de trois quarts d’heure environ, l’attaque se renouvela avec plus de vigueur encore ; la première ligne, composée de la brigade Savone, recula ; deux cassines, situées à droite de la route en avant de la Bicocca, furent emportées ; on fit avancer la seconde ligne. Le régiment de Savoie passa devant le roi, et, se précipitant sur l’ennemi, le repoussa avec vigueur. Pour aider à ce refoulement, le colonel Carderino, de l’état-major, s’avança avec un escadron de Gênes-cavalerie, et fit une charge couronnée de succès.

Bien que l’ennemi fût repoussé, le combat d’artillerie et de tirailleurs n’en continua pas moins vivement ; on se vit même obligé de faire revenir en ligne la brigade Savone pour aider le régiment de Savoie à se maintenir. Le général Perrone, vieux vétéran qui, par ses services, avait su reconnaître noblement l’hospitalité de la France, semblait rivaliser d’audace avec le roi et ne quittait pas ses tirailleurs, qu’il encourageait de ses conseils et de son exemple. Le général Chrzanowski, toujours à côté du roi, suivait de l’œil les incidens de la bataille, donnant ses ordres avec le plus parfait sang-froid et ne quittant le prince que pour se porter sur tous les points où sa présence lui semblait le plus nécessaire. Le point de la Bicocca était la clé de la position ; aussi l’ennemi portait-il ses principaux efforts contre ce village.

Vers deux heures et demie, l’artillerie autrichienne redoubla son feu, et les colonnes ennemies s’avancèrent de nouveau, refoulant tout devant elles. Elles pénétrèrent jusque sur le mamelon qu’occupait le roi avec tout l’état-major ; une trentaine de Hongrois apparurent à l’angle de la cassine, mais, surpris peut-être de se trouver en présence de ce groupe d’officiers, ils restèrent un instant incertains et furent aussitôt enveloppés et faits prisonniers. Le duc de Gênes entra alors en ligne avec une de ses brigades, et, après un combat acharné, la position fut reprise une seconde fois. Pour riposter au feu meurtrier de l’ennemi, on fit avancer une batterie de renfort, puis, une demi-heure plus tard, une seconde batterie, ce qui porta à 32 pièces le nombre de bouches à feu qui furent employées sur ce point. L’espace rétréci de cette partie de la position et la configuration du terrain ne permettaient pas d’en placer davantage. Nous apprîmes des prisonniers que le jeune général qui nous attaquait avec tant d’impétuosité était le même archiduc Albert qui commandait à Mortara le 21.

Le combat s’était ralenti sur le reste de la ligne ; il était évident que tous les efforts des Autrichiens étaient dirigés contre la Bicocca. Voyant qu’il ne réussissait pas sur la droite de cette position, l’ennemi chercha à la tourner en même temps par la gauche, et tout le mamelon fut couvert d’une pluie de projectiles, tandis que le reste de la ligne de bataille était tenu en respect par un combat de tirailleurs et d’artillerie.

Au plus fort de l’action, les officiers-généraux de la suite du roi rivalisèrent d’énergie avec les officiers d’état-major du général Chrzanowski pour encourager les troupes, raffermir les soldats ébranlés et porter les ordres. Le colonel Brianski prodiguait son active intelligence sur tous les points ; le vieux marquis Scati voyait son chapeau traversé d’une balle, et, au moment où il y portait la main, un éclat d’obus le lui emportait ; alors ce vieux guerrier, mettant un mouchoir autour de sa tête, tirait son épée et chargeait avec la cavalerie. On peut dire sans exagération que, sur ce point, la suite du roi et l’état-major général se sont exposés avec la plus entière abnégation et le plus admirable héroïsme.

Le roi promenait ses regards sur la scène imposante qui se déroulait devant lui ; de temps à autre il consultait des yeux le général Chrzanowski, qui, voyant cette nouvelle attaque repoussée, parut lui donner bonne espérance. Dans cet instant, un soldat du train arrive à cheval, poussant devant lui deux prisonniers. Il s’arrête devant le roi, lui dit, encore tout enivré du combat : « Maesta, son io che ho fatto questi due prigionieri ! l’ho scapato per miracolo… Ah ! misericordial… » Et il tombe frappé à mort d’une balle qui, sans lui, allait atteindre le roi en pleine poitrine.

Presque au même instant on voyait passer le général Perrone porté par quatre soldats ; ce brave vieillard était frappé mortellement d’une balle à la tête. En voyant ce général tomber, les troupes manifestèrent quelque hésitation ; l’ennemi en profita, et bientôt on le vit, refoulant nos tirailleurs, s’avancer de nouveau sur la Bicocca. La brigade de Cuneo et deux bataillons de chasseurs de la garde arrivèrent alors, ainsi que deux bataillons pris à la deuxième division par le colonel Brianski, et l’ennemi ne put accomplir son projet ; mais à chaque instant le feu de son artillerie devenait plus meurtrier. Déjà nous avions dépensé la plus grande partie de nos réserves, et on commençait à douter que nous pussions nous maintenir en position, lorsque les Autrichiens, tentant un nouvel effort, nous refoulèrent une troisième fois et nous forcèrent à faire entrer en ligne la deuxième brigade de la quatrième division. Le duc de Savoie avait amené lui-même la brigade de Cuneo au feu, et le duc de Gênes, qui n’est jaloux de son frère que lorsqu’il s’agit d’exposer sa vie, prodiguait vaillamment sa brillante jeunesse. Le roi regardait avec orgueil ces deux jeunes princes, héritiers de son courage martial, qui semblaient, comme lui, décidés à donner leur vie pour le triomphe des armes piémontaises. Hélas ! tant de courage, tant d’abnégation devait être inutile, et le sang le plus noble du Piémont devait couler sans profit pour la cause italienne !

La mort du général Passalaqua vint priver l’armée d’un de ses chefs les plus braves. Les paroles qu’il prononça quelques instans avant de mourir donneront une idée parfaitement exacte de l’esprit qui animait l’armée et permettront de porter un jugement sur ses calomniateurs. Le général Passalaqua causait avec ses officiers lorsqu’il reçut l’ordre de se porter en avant : « Messieurs, leur dit-il, vous savez qu’étant en retraite, je pouvais me dispenser de servir. Vous savez que je n’approuve pas cette guerre, et que je suis peu partisan des idées nouvelles ; mais je désire que tous les parleurs qui nous gouvernent actuellement fassent leur devoir comme je saurai remplir le mien. » Un quart d’heure plus tard, il tombait frappé en avant de sa brigade.

Voyant que les attaques de l’ennemi contre la Bicocca, loin de se ralentir, devenaient de plus en plus vives, le général en chef envoya vers cinq heures ordre à la deuxième division de prendre l’offensive pour faire une diversion, enjoignant en même temps à la première division d’appuyer le mouvement de la deuxième. Aussitôt les généraux Bés et Durando s’avancèrent droit à l’ennemi ; mais, tandis que ce mouvement s’exécutait, nos rangs éclaircis se débandaient, les Autrichiens s’emparaient définitivement de la Bicocca, et l’aile gauche reculait jusque sous les murs de la ville. Bientôt après, le centre, pris en flanc, dut battre en retraite. En même temps l’aile droite, attaquée de flanc sur sa droite, se retirait à son tour, soutenue par un régiment de la garde et une batterie d’artillerie légère, amenée à son secours par le duc de Savoie.

Ce fut donc le succès de l’ennemi sur notre gauche qui décida la perte de cette sanglante et honorable journée, et entraîna la retraite de notre centre, qui marchait en avant, puis de notre droite, qui, découverte sur sa gauche par ce mouvement de retraite du centre, se vit un instant exposée à être prise en flanc des deux côtés. Il était six heures du soir ; l’ennemi ouvrait le feu de batteries postées sur la position que nous venions d’abandonner. Plusieurs pièces, placées sur les bastions de la ville et en avant de la porte de Mortara, cherchaient à retarder sa marche. Le duc de Gênes, avant eu trois chevaux blessés sous lui, se mit à la tête de quelques bataillons et se jeta de nouveau dans la mêlée ; mais les soldats, fatigués, répugnèrent à renouveler une lutte qu’ils regardaient comme désespérée. Le roi, grave, abattu, mais impassible, revenait au pas vers la ville, s’arrêtant souvent, comme le lion poursuivi par les chasseurs, pour faire face à ses adversaires. Le général Chrzanowshi, fidèle à ses devoirs jusqu’au dernier instant, ne quittait pas l’arrière-garde et cherchait encore à prolonger la lutte, alors même qu’elle était sans espoir. Au moment où le roi rentrait en ville, un jeune officier d’artillerie passa près de lui en criant vive le roi ! puis, s’approchant du comte de Robillant, lui dit d’une voix ferme « Es-tu blessé, père ? — Non, et toi ? — Moi, j’ai la main emportée ! » Le comte de Robillant pâlit ; mais, se raffermissant sur sa selle : « Eh bien ! console-toi, mon fils, tu as fait ton devoir ! » Une heure plus tard, le pauvre Charles de Robillant supportait courageusement l’amputation du bras. J’ai cité la mâle réponse du comte de Robillant, car elle est un trait de plus qui peint les hommes contre lesquels s’acharne chaque jour la presse démagogique italienne.

Le roi, déjà près de la ville, me vit passer. « Quelles nouvelles ? me demanda-t-il. — Tristes, sire ! » Cependant un boulet vient atteindre l’escorte royale et couche plusieurs soldats à terre. Les chevaux se cabrent ; l’escadron se débande. Quelques instans après, je me retrouve auprès du roi. « Au moins, dit ce malheureux prince, l’honneur de l’armée est sauf ! » Et plus tard : « La mort n’a pas même voulu de moi ! » ajouta-t-il avec une expression de profonde amertume.

À sept heures, la nuit était venue ; la mousqueterie se faisait encore entendre. Le roi avait fait appeler M. Cadorna, ministre responsable, tandis qu’il était encore sur les remparts, et, lui montrant le champ de bataille, lui avait dit de se rendre au camp ennemi avec le général Cossato et de demander un armistice. En voyant l’aspect du champ de bataille, ce ministre, pâle et abattu, comprit peut-être enfin quelle responsabilité pesait sur lui et ses collègues ; il partit aussitôt pour le camp autrichien ; mais, cette fois, le vainqueur voulait faire sentir toute sa puissance et peut-être s’assurer de la trempe plus ou moins romaine du ministère démocratique. Ses conditions étaient dures, et il dut comprendre toute la portée de son triomphe par l’attitude du ministre avec lequel, du reste, il refusa nettement de traiter. Le général Cossato, qui, pour dépenser moins de paroles belliqueuses que les orateurs du palais Carignan, n’en était pas moins prêt à exposer noblement sa vie pour l’honneur de son drapeau, refusa de passer ainsi par la loi du vainqueur avant d’avoir pris les ordres du roi. Il revint à Novara et, après avoir exposé le résultat de sa mission, il attendit de nouvelles instructions. En voyant les malheurs dans lesquels son dévouement à la cause de l’Italie avait entraîné le royaume de ses pères, le roi n’hésita pas à consommer un dernier sacrifice. Il fit appeler les princes, les généraux, le ministre Cadorna, et d’une voix lente, mais ferme, leur dit ces paroles, que l’histoire doit recueillir : « Messieurs, je me suis sacrifié à la cause italienne ; pour elle j’ai exposé ma vie, celle de mes enfans, mon trône : je n’ai pu réussir. Je comprends que ma personne pourrait être aujourd’hui le seul obstacle à une paix désormais nécessaire. Je ne pourrais pas la signer. Puisque je n’ai pas pu trouver la mort, j’accomplirai un dernier sacrifice à mon pays. Je dépose la couronne et j’abdique en faveur de mon fils, le duc de Savoie. » Puis, le roi embrassa affectueusement chacun des assistans et se retira dans sa chambre, après nous avoir fait un dernier signe d’adieu du seuil de la porte.

Une heure plus tard, Charles-Albert s’éloignait seul, sans permettre à aucun de ses officiers de le suivre dans l’exil auquel il s’était volontairement condamné, sans même dire vers quels lieux il portait ses pas ; mais qu’importe la contrée où cet infortuné monarque fixera sa résidence ! Le respect des populations suivra partout le héros de l’indépendance, le martyr de la révolution italienne.

Une dernière aventure attendait sur le sol piémontais le roi déchu et fugitif. Le soir même de la bataille, les Autrichiens, campés dans les environs de Novare, avaient interrompu les communications entre cette place et Vercelli, et avaient établi sur la route deux pièces d’artillerie braquées dans la direction de la ville. Un fort piquet d’infanterie veillait près de la batterie, et une sentinelle avancée observait la route. Vers minuit, un bruit de roues se fait entendre dans le lointain ; on avertit le capitaine de garde que des pièces d’artillerie piémontaise semblent se diriger de ce côté. Aussitôt il fait allumer les mèches, ordonne de charger à mitraille et de tirer dès qu’on sera à bonne portée. Cependant le bruit devient plus distinct ; les soldats apprêtent leurs armes, les canonniers immobiles sont à leur poste. Enfin, au détour de la route, on voit poindre une lumière qui s’avance rapidement. — Mon capitaine, dit le sergent d’artillerie, ce n’est point de l’artillerie, c’est une voiture. — On regarde attentivement, et en effet on distingue bientôt une voiture attelée de quatre chevaux de poste qui roule à fond de train sur la chaussée. Aussitôt le capitaine suspend son premier ordre et s’avance avec une patrouille. Il arrête le postillon, s’approche de la portière et demande le nom du voyageur. — Je suis le comte de Barge, répond celui-ci, qui était seul dans la voiture ; je suis colonel piémontais, j’ai donné ma démission après la bataille, et je retourne à Turin. — Monsieur le comte, vous m’excuserez, mais je ne puis vous laisser passer ainsi ; il faut que vous me suiviez chez le général : il est ici, à quelques centaines de pas. — Comme vous voudrez, monsieur ; je suis à vos ordres. — Et la voiture, escortée de quelques hussards, se dirige vers le petit château servant pour le moment de quartier-général au comte de Thurm. L’officier monte et prévient le général qu’un comte de Barge, se disant colonel piémontais, vient d’être arrêté, se rendant à Turin, et qu’il attend en bas dans la voiture. — Qu’on le fasse monter, dit le colonel, et qu’on fasse venir le sergent de bersagliere que nous avons fait prisonnier ; si ce soldat le reconnaît, vous le laisserez passer ; sinon, vous le retiendrez prisonnier. Qu’on m’avertisse, en tout cas, de ce qui se sera passé.

En effet, le comte de Barge monte dans l’antichambre, et le bersajliere est mis en sa présence.

— Reconnaissez-vous le comte de Barge, colonel piémontais ?

— Non, je ne connais pas ce nom-là dans l’armée.

— Regardez bien.

Le bersagliere s’approche, regarde fixement le voyageur, et reste interdit. Le comte lui fait un signe du regard.

— Ah ! oui, certes, je le reconnais bien, monsieur le comte de Barge, s’écrie le bersagliere ; parbleu ! il était près du roi pendant toute la bataille.

Le comte lui fait un geste de la main, le bersagliere s’éloigne, et le voyageur, s’avançant vers la porte, dit à l’officier

— Je suppose, monsieur, que rien ne s’oppose plus à mon départ ?

— Pardon, colonel ; mais M. le général de Thurm me charge de vous prier de prendre une tasse de thé avec lui.

Le comte accepte, entre chez le général, qui, après des excuses polies sur les rigueurs auxquelles la guerre le condamne, entame la conversation : on parle de la bataille ; le comte rappelle tout ce qui s’est fait dans le camp piémontais ; le général raconte tout ce qui s’est passé du côté des Autrichiens, puis ajoute :

— Pardonnez-moi, monsieur le comte ; mais je m’étonne qu’un homme aussi distingué que vous me semblez l’être soit si peu avancé dans l’armée.

— Que voulez-vous ? je n’ai jamais été heureux ; je n’ai pu réussir. Aussi, après la bataille, voyant la carrière militaire désormais sans avenir pour moi, j’ai donné ma démission du grade que j’occupais.

La conversation se prolonge quelque temps sur ce ton, puis le comte de Barge prend congé du général autrichien, qui le reconduit jusqu’à sa voiture. En remontant l’escalier, le général de Thurm, s’adressant à ses aides-de-camp, leur dit :

— Le comte de Barge est vraiment un homme entraînant par son esprit et ses bonnes manières. Je ne l’aurais pas cru un militaire ; il me faisait plutôt l’effet d’un diplomate. Qu’en dites-vous ?

— Nous sommes de votre avis, général ; mais voici le bersagliere, il pourra peut-être nous dire l’emploi qu’occupait ce colonel à la cour de Turin. Eh ! l’ami, quel est ce comte de Barge qui vient de nous quitter ?

— Le comte de Barge, messieurs, est le roi Charles-Albert.

— Le roi !

— Messieurs, reprend le comte de Thurm après quelques instans de silence, Dieu protège l’Autriche ! Que n’eût pas dit le monde si, par une fatale méprise, la batterie eût fait feu sur cette voiture et que ce malheureux prince eût été frappé, comme cela paraissait inévitable ! On aurait dit qu’ennemis aussi implacables que perfides, nous avions assassiné le roi Charles-Albert dans un lâche guet-apens. Remercions Dieu de nous avoir épargné ce malheur, et félicitons-nous d’avoir pu voir et apprécier de si près notre héroïque adversaire !

Les événemens militaires que je viens de raconter portent en eux-mêmes des enseignemens qu’il est presque inutile de faire ressortir. La campagne de 1849, étourdiment conçue sous l’empire d’une excitation factice, ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe. L’armée piémontaise est excellente ; elle survivra à sa défaite ; mais, au moment d’entrer en ligne, il lui manquait la confiance. Ses cadres avaient été précipitamment remplis ; son instruction était incomplète ; elle n’avait d’entier que sa valeur, l’héroïsme de son roi, l’énergie mâle et résignée de ses officiers. Elle a été vaincue fatalement. Les plans les plus habiles, les combinaisons les plus savantes n’y auraient rien fait. Le plan du général Chrzanowski, tant blâmé, était le seul qu’il pût adopter dans les circonstances critiques où on l’avait placé, avec la nécessité de marcher en avant, de pousser droit à l’ennemi, et coûte que coûte. Pouvait-il marcher avec toutes ses forces concentrées, laissant la ligne du Tessin dégarnie et Turin exposé à un coup de main ? C’eût été d’une tactique aussi inconsidérée que la politique même qui précipitait l’armée à la frontière. Une fois en ligne, le général Chrzanowski a déployé une rare décision, un sang-froid imperturbable et de grandes ressources d’esprit et de science ; il a tiré de l’armée piémontaise tout ce qu’elle pouvait donner à cette folle guerre. Il suffit de rappeler le chiffre des hommes mis hors de combat du côté des Autrichiens, pour se convaincre que l’armée piémontaise n’a pas cédé le terrain sans résistance. Ce chiffre s’élève à près de 4,000 tués et blessés, pendant la courte campagne de Novara, parmi lesquels plus de 150 officiers. Certes, une armée qui, livrée à toutes les causes de découragement et de désorganisation, a encore le bras assez fort pour frapper de tels coups, cette armée mérite l’estime du monde. Ce n’est rien d’être vaincu, quand on est un pays vivace et fort, qui peut en appeler à chaque instant de la défaite d’aujourd’hui à la victoire de demain. C’est beaucoup de conserver l’honneur ; celui de l’armée piémontaise est sans tache.

Quant à la cause principale de ce désastre, elle n’a qu’un nom, mais ce nom dit tout. Elle s’appelle la démagogie. Livré à ses inspirations, le roi Charles-Albert n’aurait pas été placé dans cette alternative fatale de combattre ou de tomber du trône, de vaincre ou d’abdiquer. Il aurait combattu à son jour, à son heure ; et, s’il eût été vaincu, il eût gardé du moins le prestige d’un roi et le crédit d’un négociateur. La démagogie l’a sacrifié à sa précipitation, pleine à la fois d’imprudence et de couardise ; et aujourd’hui elle lui tresse des couronnes ! La démagogie aime fort les rois… quand ils s’en vont !


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  1. Les événemens de la campagne qui a mis fin si promptement, cette année, à la guerre de l’indépendance italienne ne sont encore connus que par les bulletins des derniers ministres de Charles-Albert ou par les amplifications de la chancellerie autrichienne. On ne lira pas sans intérêt peut-être un récit vraiment piémontais, c’est-à-dire écrit à un point de vue sérieux et sincère, sans emphase comme sans dénigrement, sans arrière-pensée démagogique, sans partialité tudesque. L’auteur de cette relation était d’ailleurs dans une position éminemment favorable pour juger les événemens et les hommes. Soldat de fortune avec un grand nom, étranger au Piémont, sans lien avec les partis, c’est la noble cause de l’indépendance qu’il était venu servir. Il a fait la guerre ; il n’a pas voulu se mêler à la politique. Ses jugemens, si discrets qu’ils soient, ont donc pour l’histoire une certaine valeur, celle qui résulte d’une observation personnelle, intelligente et désintéressée. C’est à ce titre que nous publions son récit, comme un témoignage digne d’être recueilli, et aussi, nous le croyons, comme l’exposé le plus complet, jusqu’à ce jour, des faits de guerre qui ont signalé la fin glorieuse du roi Charles-Albert.
  2. Les quatrièmes bataillons étaient les bataillons hors-cadre.
  3. Le corps des bersaglieri correspond exactement à ce que nous appelons dans notre armée les chasseurs de Vincennes.