La Campagne de l’armée de la Loire et la retraite d’Orléans


LA CAMPAGNE


DE


L’ARMÉE DE LA LOIRE




Lorsqu’on se propose d’écrire l’histoire des événemens formidables qui se sont accomplis depuis neuf mois, on se sent arrêté tout d’abord par la crainte de paraître partial ou mal informé. Au premier examen, il semble impossible de raconter sans prévention les incidens d’une guerre où l’on donne à l’une des armées belligérantes toutes ses sympathies et ses affections, tandis que l’on n’a pour l’autre que haine et répugnance. Aussi les publicistes anglais s’étaient-ils vantés au début des hostilités d’être seuls en état de fournir un compte-rendu véridique de ces grandes batailles. Cependant ils s’en sont si mal acquittés, ils se sont montrés si prompts en général à désespérer de notre cause, à exalter les triomphes de nos adversaires, que leurs récits ont été justement tenus pour suspects. Leurs informations n’avaient d’autres sources en effet que les rapports de correspondans accrédités près des quartiers-généraux allemands qui n’entendaient parler que des succès du moment, et ne se doutaient pas des ressources immenses que la France avait en réserve après chaque jour de combat. N’avons-nous pas quelques chances d’être plus réellement impartiaux en comparant les narrations des Anglais ou des Allemands avec celles qui avaient cours de notre côté ? Quant à l’ensemble des renseignemens, ce serait par là plutôt que pécherait un récit trop récent. En ce qui concerne les opérations effectuées de part et d’autre autour d’Orléans dans les premiers jours du mois de décembre 1870, nous espérons en présenter le tableau assez exact soit d’après les comptes-rendus officiels que le gouvernement français offrait chaque jour à l’impatience du public, soit d’après les souvenirs de ceux qui ont pris part à la lutte, soit aussi pour une partie d’après les impressions qu’il nous a été permis de recueillir sur le moment.


Le dimanche 27 novembre 1870, la ville d’Orléans, débarrassée depuis quinze jours de la présence de l’ennemi, avait un air de fête. La température était douce, le soleil brillant. La population remplissait les rues et les places, où les vestiges de l’occupation bavaroise avaient presque disparu. L’évêque d’Orléans, dont le patriotisme s’était affirmé avec éclat pendant les journées douloureuses de l’invasion, célébrait à la cathédrale le service divin à l’intention des soldats de notre armée de la Loire. Le général d’Aurelle de Paladines y assistait, et, lorsque ce vieux soldat parut sous le parvis entouré de son état-major et d’officiers de toutes armes, des acclamations de bon aloi lui prouvèrent que la population avait confiance en lui. À dire vrai, l’attitude de l’armée faisait honneur à son chef. Quoique des forces considérables fussent concentrées aux environs, on ne voyait dans les rues ni un ivrogne, ni un traînard. Les troupes, disséminées sur une large bande de terrain, depuis Châteaudun jusqu’au près de Montargis, étaient bien pourvues, tenues en haleine, et cependant soumises à une sévère discipline. Elles attendaient l’ordre de marcher en avant. Rappelons brièvement ce qui s’était passé pendant les semaines précédentes dans le département du Loiret.

Aussitôt après l’investissement de Paris, les troupes allemandes se répandirent dans la Beauce avec une rapidité foudroyante. Leur marche ne fut qu’une promenade. Ce n’était pas étonnant. Le seul corps d’armée que la France eût encore, celui du général Vinoy, était bloqué dans la capitale. Au dehors, il ne restait que six régimens d’infanterie rappelés à la hâte de Rome et d’Algérie, des bataillons de mobiles fort peu aguerris et des compagnies de francs tireurs en voie de formation. Le général de Polhès et après lui le général de La Motterouge avaient essayé de défendre le Loiret en se retranchant dans la forêt ; ils n’y avaient pas réussi. Après quelques combats dont le dernier eut lieu dans l’un des faubourgs d’Orléans même, cette ville avait été occupée le 13 octobre par le général von der Thann, à la tête du 1er corps bavarois. L’entrée et le séjour des troupes ennemies furent l’occasion d’excès déplorables. Sous prétexte que le faubourg avait été pris d’assaut à la suite d’un combat, les officiers allemands permirent à leurs soldats de piller les cafés, les hôtels et les restaurans situés près de la gare du chemin de fer ; à l’intérieur, les maisons abandonnées furent saccagées par les hommes qui s’y installaient, et souvent la présence de l’habitant ne fut pas une sauvegarde contre de telles licences.

Cependant l’armée de la Loire, qui se formait sur la rive gauche, était l’objet des plus vives préoccupations du gouvernement de Tours. Le général d’Aurelle de Paladines, l’un des plus anciens visionnaires de l’armée française, venait d’en recevoir le commandement. Cet officier, dont la longue carrière avait d’ailleurs été sans éclat, s’était acquis la réputation d’être inflexible sur la discipline. C’était peut-être la qualité la plus utile en ce moment. Quoique classé dans le cadre de réserve depuis deux ans, le général d’Aurelle avait offert son épée avec empressement à la défense nationale dès les premiers signes du danger, et on l’avait pris pour ce qu’il était en réalité, l’un des généraux les plus capables de commander d’une main ferme à une grande réunion d’hommes. Enfin l’heure d’agir arriva. L’armée de la Loire, qui s’appelait alors le 15e corps, était campée dans le Cher et le Loiret, entre Argent et Lamothe-Beuvron ; elle comptait de 40,000 à 50,000 hommes. Tandis que la 1re division, sous les ordres du général Martin des Pallières, remonte au nord-est pour franchir la Loire à Gien, le gros des troupes se porte vivement sur Beaugency, passe sur la rive droite dans les premiers jours de novembre, et effectue sa jonction avec le 16e corps, commandé par le général Chanzy, qui se trouvait en avant de la forêt de Marchenoir. Le plan de la campagne était d’opérer un mouvement tournant au nord d’Orléans de façon à envelopper les Bavarois. Un premier engagement à Saint-Laurent-des-Bois nous fut favorable. C’était assez la mode dans les journaux anglais et allemands de cette époque de traiter avec un suprême dédain les nouveaux contingent de l’armée française, que les correspondans militaires représentaient comme des agglomérations informes sans armes, sans chefs, sans habits, et plus faibles encore sous le rapport de l’instruction et de la discipline que sous le rapport matériel. Nous ne savons ce qu’en pensait M. de Moltke. Toujours est-il que le général von der Thann, bien qu’il eût 20,000 hommes sous ses ordres, n’osa pas attendre l’ennemi dans Orléans. Il évacua cette ville à la hâte sans prendre le temps d’emporter ses malades et ses blessés, et il vint se porter à Coulmiers sur le passage des Français. Il y fut culbuté le 9 novembre, laissant entre nos mains deux canons, un grand nombre de caissons et de voitures, et quelques milliers de prisonniers. Il est digne de remarque que l’on trouva dans les fourgons capturés des glaces, des pendules, des châles, des dentelles et autres objets précieux ; les prisonniers étaient aussi porteurs de bijoux de femmes, ce qui est une preuve suffisante des déprédations commises dans l’Orléanais par les troupes bavaroises. Cette journée était un succès très franc qui faisait honneur à nos jeunes soldats. La bataille de Coulmiers a été en définitive l’action la plus favorable à nos armes pendant cette longue lutte. Plusieurs bataillons de mobiles, notamment ceux de la Dordogne et de la Sarthe, qui voyaient le feu pour la première fois, s’y comportèrent avec la fermeté de vieilles troupes ; cela faisait bien augurer des résultats futurs de la campagne. On y eut une autre surprise agréable. L’une des divisions du 16e corps était sous les ordres du contre-amiral Jauréguiberry. Les officiers de l’armée de terre doutaient un peu qu’un marin, quelque bon manœuvrier qu’il fût, fût aussi bon tacticien. Le vaillant amiral fit voir en cette affaire qu’il s’entendait à faire mouvoir les régimens aussi bien que les vaisseaux de ligne. Par malheur, la maladresse d’un officier fit perdre en partie les fruits de la victoire. Si la division de cavalerie (général Reyau) s’était rabattue à temps, elle enlevait plusieurs batteries d’artillerie bavaroise qui étaient en pleine retraite. Von der Thann se repliait en toute hâte du côté de Toury, tandis que d’Aurelle entrait dans Orléans et établissait son quartier-général à Saint-Jean-de-la-Ruelle, aux portes mêmes de la ville. Ces opérations s’étaient accomplies avec tant de rapidité, que la marche de flanc du général des Pallières n’eut pas les heureux résultats qu’on en attendait. La 1re division, malgré une marche forcée de Gien sur Orléans, arriva trop tard pour prendre part au combat et ne put que ramasser quelques fugitifs.

On s’est beaucoup étonné que d’Aurelle n’ait pas poussé tout de suite droit sur Paris. Cette marche hardie, à laquelle se serait peut-être laissé entraîner un jeune général enfiévré par le succès, ne convenait pas au tempérament froid d’un vieux commandant. Tout porte à croire que cette réserve ne fut que sagesse. Il ne paraît pas que l’armée de la Loire fût en état déjà de se lancer à une grande distance de sa base d’opération. Son artillerie était incomplète, aussi bien que ses moyens de transport. Outre qu’elle s’améliorait sur tous les points par quelques jours d’attente, elle devait aussi recevoir des renforts importans. Le 20e corps, amené de Chagny à Gien en chemin de fer, le 18e en formation à Nevers, le 17e venant de l’ouest, allaient doubler son effectif et ses facultés d’action. Au surplus, qu’aurait fait d’Aurelle en marchant sur Paris à la tête de 60,000 à 80,000 hommes ? Von der Thann, à qui les plaines de la Beauce n’offraient pas une ligne de défense solide, se serait retiré devant l’ennemi jusqu’à ce qu’il eût été soutenu par l’armée d’investissement aux ordres du prince royal de Prusse. C’eût donc été près de Paris, avec la perspective d’une longue retraite en cas d’insuccès, que l’armée de la Loire aurait livré sa bataille décisive, et pendant ce temps ses derrières auraient été menacés à droite par les troupes du prince Frédéric-Charles qui arrivaient de Metz à marches forcées, et à gauche par l’armée du grand-duc de Mecklembourg. Celui-ci, qui rançonnait le département d’Eure-et-Loir avec deux divisions d’infanterie, s’était rapproché de Toury aux premières nouvelles de la retraite de von der Thann, et il se tenait prêt à l’appuyer.

D’Aurelle se résigna donc à rester quelques jours devant Orléans ; il eut l’heureuse idée de fortifier sa position. Plusieurs batteries armées de grosses pièces de marine furent établies en avant des faubourgs ; les officiers du génie fortifièrent la gare des Aubrais, où s’opère la bifurcation entre les chemins de fer de Tours et de Vierzon ; d’autres batteries de marine formèrent deux lignes de défense à Cercottes et à Chevilly, c’est-à-dire jusqu’à 13 kilomètres en avant sur la route de Paris. Au reste, la position d’Orléans est forte par elle-même, car elle est protégée par la forêt du côté de l’est sur une longueur d’à peu près 50 kilomètres, d’Orléans à Bellegarde. Le vice radical de cette position était d’être acculée à la Loire ; en cas de revers, les deux ponts d’Orléans devaient être insuffisans pour une prompte évacuation. On fit par supplément un pont de bateaux, ce qui n’était pas encore assez, comme l’événement le prouva. À voir combien peu de résistance ces fortifications accessoires offrirent à l’ennemi dans les malheureuses journées de décembre, on est tenté de penser que les travaux du génie militaire furent mal conçus ou qu’ils restèrent incomplets. Cette dernière supposition est sans doute la plus probable, car à cette époque, comme au début de la guerre, on espérait marcher en avant, et l’on ne songeait pas assez à ce qu’il arriverait, si l’on était réduit à la défensive.

L’inaction de l’armée de la Loire parut suspecte aux Allemands. Sur ces entrefaites survint un incident qui démontre à quel point ils concevaient peu l’attitude passive des Français. Vers le 15 novembre, le quartier-général royal apprit que des colonnes ennemies apparaissaient du côté de Chartres et de Dreux. Ce côté était dégarni. Il y eut une panique à Versailles, paraît-il. On s’imaginait que d’Aurelle s’était subitement transporté dans la vallée de l’Eure pour s’appuyer sur les réserves que le général de Kératry préparait au camp de Conlie, et donner la main à l’armée du nord, Il n’en était rien, quoique c’eût été peut-être un très sage parti, puisque d’autres corps d’armée venant de l’est allaient arriver bientôt auprès d’Orléans. Néanmoins le grand-duc de Mecklembourg, qui avait rejoint von der Thann à Toury, revint en toute hâte au nord avec quatre divisions d’infanterie et trois de cavalerie. Ces forces imposantes n’eurent pas de peine a disperser les quelques bataillons de mobiles qui s’étaient avancés jusqu’à Houdan, à 60 kilomètres de Paris. Puis, après cet engagement sans importance, le grand-duc suivit la vallée de l’Eure, et, ne rencontrant pas de résistance sérieuse, il s’avança presque jusqu’au Mans. Cette marche facile, qui ne pouvait avoir d’autre but que de piller des pays encore épargnés par l’invasion, disséminait trop les forces allemandes. Le grand-duc reçut l’ordre de se rapprocher d’Orléans dès qu’il fut bien certain que l’armée de la Loire y était massée tout entière. Il était revenu près de Toury dans les derniers jours de novembre.

D’un autre côté, les troupes ennemies qui menaçaient Orléans venaient d’être plus que doublées par l’arrivée du prince Frédéric-Charles. Au commencement de la guerre, ce général commandait, on le sait, la deuxième armée allemande, à laquelle était échue la tâche de bloquer Metz. Cette armée avait beaucoup souffert pendant le blocus, soit par le feu de l’ennemi, soit par les maladies et par l’inaction d’un long siège. Toutefois il lui était facile de réparer ses pertes, car elle était aux portes de l’Allemagne. Renforcées par de nouvelles recrues et pourvues d’équipement neufs, les troupes de la deuxième armée furent dirigées vers l’intérieur de la France dès que la capitulation de Bazaine leur rendit la liberté. On prétend même que plusieurs régimens avaient reçu l’ordre de départ avant que la capitulation ne fût signée, tant M. de Moltke était pressé d’envoyer des renforts aux armées qui battaient la campagne autour de Paris. Des six corps qui étaient sous les ordres de Frédéric-Charles, trois furent dirigés sur le nord ou conservés dans l’est pour occuper les départemens envahis. Les trois autres s’avancèrent rapidement sur Troyes, conduits par le prince, qui entrait dans cette ville le 9 novembre. Cette marche peut sembler extraordinaire, car Metz a capitulé le 27 octobre ; mais il est à considérer qu’elle s’opérait, sauf les deux ou trois premières étapes, dans un pays riche qui n’avait pas encore vu l’ennemi, où les réquisitions se levaient sans difficulté, et où le gouvernement de Tours, vu l’éloignement et la pénurie de ses ressources, n’avait été capable d’organiser aucune défense sérieuse. Il est à croire que le prince arrivait à Troyes sans que le plan de ses opérations ultérieures fût encore arrêté. De là, il pouvait, soit marcher au sud-est et menacer Lyon, soit continuer vers l’ouest dans la direction d’Orléans.

Grâce aux télégraphes que les Allemands installaient partout en arrière de leurs colonnes et aux services rapides de courriers que leur innombrable cavalerie leur permettait d’établir dans toutes les directions, Frédéric-Charles reçut avis le 10 novembre au soir que von der Thann avait été battu la veille à Coulmiers, et qu’il était urgent de lui porter secours. Les troupes cantonnées à Troyes et dans les villages environnans devaient se reposer deux ou trois jours et marcher ensuite vers Auxerre. Aussitôt les ordres furent changés. Dès le 11 au matin, elles se remettaient en route dans la direction de Sens ; puis elles continuaient par Nemours, Puiseaux et Pithiviers, où le prince établit son quartier-général le 19. Depuis Troyes, la marche avait été moins facile que dans les départemens de l’est. Les francs tireurs, embusqués derrière tous les buissons, causaient des pertes sensibles, et de plus, dans la forêt de Fontainebleau, les chemins étaient interceptés par des abatis d’arbres et des tranchées à travers lesquels l’armée d’invasion était obligée de se frayer un passage.

Tâchons d’estimer maintenant l’importance des forces qui se trouvaient en présence devant Orléans. Personne ne l’ignore, c’est une tâche difficile que d’évaluer le nombre d’hommes disponibles le jour d’une bataille. Les chiffres que nous allons poser ne sont donc qu’approximatifs. Les troupes allemandes, dont le prince Frédéric-Charles était généralissime, formaient deux armées, l’une à gauche commandée par le prince lui-même, et l’autre à droite sous les ordres du grand-duc de Mecklembourg. La première comprenait le 3e corps (Brandebourg, général von Alvensleben), le 9e corps (Slesvig-Holstein, général Manstein), et le 10e (Hanovre, général Voigts-Rhetz), plus une division de cavalerie (général von Hartman). Le 3e et le 9e corps comptaient 15,000 hommes chacun ; le 10e n’en avait pas plus de 8,000. Sous le grand-duc de Mecklembourg, il y avait la 17e division (Holstein, général von Treskow), la 22e (Hesse, général von Vittich), et le 1er corps bavarois (général von der Thann) ; chacune des divisions comptait 10,000 hommes ; le corps bavarois, affaibli par les combats précédens, n’en avait plus que 15,000. En outre il y avait trois divisions de cavalerie prussienne commandées par le prince Albrecht, le comte Stolberg et le général von Rheibeben. L’effectif total des troupes allemandes n’était pas évalué à plus de 90,000 hommes, cavalerie et artillerie, comprises. Cette évaluation est sujette à caution, il est vrai ; c’est celle qui a été donnée par les Allemands après que les combats d’Orléans se furent terminés en leur faveur[1] ; mais par compensation cette armée était très forte en artillerie : les corps du prince Frédéric-Charles amenaient à eux seuls environ 250 bouches à feu, en sorte qu’il devait y en avoir plus de 400 en tout du côté de nos ennemis.

L’armée française, sous le commandement supérieur du général d’Aurelle de Paladines, se divisait en cinq corps, savoir : le 15e, général Martin des Pallières, de 50,000 à 60,000 hommes ; le 16e, général Chanzy, de 30,000 à 35,000 ; le 17e, général de Sonis, de 20,000 à 25,000 ; le 18e, général Bourbaki, de 25,000 à 30,000 ; le 20e général Crouzat, de 35,000 à 40,000. Les chiffres que nous avançons ne reposent, hâtons-nous de le dire, sur aucun document authentique. L’effectif total était probablement de 160,000 à 180,000 hommes. La cavalerie était nombreuse, dit-on. Quant à l’artillerie, il est possible qu’elle fût encore incomplète, surtout dans le 17e et le 18e corps, les plus récemment formés. On peut affirmer que le défaut capital de cette armée était le manque de cohésion, défaut inévitable des organisations rapides. Les commandans en chef avaient à peine eu le temps de faire connaissance avec leurs régimens. De Sonis était débarqué d’Afrique tout récemment ; Bourbaki, arrivé de l’armée du nord, ne rejoignait son corps que dans les derniers jours de novembre. À cela près, la réunion de cette belle armée était un véritable prodige qui faisait le plus grand honneur au gouvernement de la défense nationale. Les lignes de chemins de fer qui conduisent du centre de la France à Gien, Orléans et Châteaudun, avaient permis d’opérer des mouvemens de troupes dont l’ennemi n’avait pas le moindre soupçon. C’est ainsi par exemple que le 20e corps (anciennement armée de l’est commandée par le général Cambriels) était venu tout entier, avec ses chevaux et ses canons, prendre ses cantonnement en avant de Gien, tandis que l’état-major allemand le croyait encore à Chagny.

Pour se rendre un compte exact de la situation respective des deux armées, il est encore nécessaire de savoir comment les troupes étaient disposées aux derniers jours de novembre. Le prince Frédéric-Charles était en avant de Pithiviers, le 9e corps à droite, le 3e à gauche, avec le 10e formant sa réserve, un peu plus à l’ouest, en arrière de Beaune-la-Rolande. L’attaque devait se faire de son côté, en suivant les routes qui se dirigent vers Orléans à travers la forêt. Le grand-duc de Mecklembourg, ayant les Bavarois à son extrême droite, la 17e division à gauche en communication avec le 9e corps, et la 22e division en réserve, devait porter tous ses efforts sur Artenay et Chevilly, le long de la grande route de Paris à Orléans. Du côté des Français, le 15e corps, massé devant Orléans, couvrait les routes de Paris et de Pithiviers ; le 20e avait son quartier-général à Bellegarde, et le 18e formant l’extrême droite, à Ladon. À l’autre extrémité, le 16e était à Patay et le 17e entre Patay et Châteaudun. On le voit, le front des Français était beaucoup plus développé que celui des Allemands, cause de faiblesse que la supériorité numérique pouvait compenser. Au reste les généraux en chef des deux armées, ne connaissant pas leurs positions respectives, exécutèrent pendant la dernière semaine de novembre des reconnaissances en force qui amenaient des engagemens presque journaliers. Deux de ces combats méritent une mention particulière. Le 24, notre 18e corps soutint une lutte vigoureuse entre Ladon, Maizières et Boisconunun, et resta maître du terrain. Le 28, le 20e corps fut engagé à son tour devant Beaune-la-Rolande contre les Hanovriens de Voigts-Rhetz, au secours duquel le prince Frédéric-Charles se hâta d’accourir avec deux divisions du 3e corps. La lutte fut chaude ; l’ennemi, obligé d’évacuer Beaune-la-Rolande, avoua une perte de 1,000 hommes tués ou blessés ; il laissait aussi 1 canon entre nos mains[2]. Frédéric-Charles voulut faire accroire qu’il avait tenu en échec pendant cette journée malheureuse pour ses armes l’armée entière de d’Aurelle, qui s’était mise en marche dans la direction de Fontainebleau. Il est difficile d’admettre qu’il ait lui-même compté le résultat de ce combat comme un succès. Ces engagemens préliminaires où nous perdions beaucoup de monde, il est vrai, mais en infligeant des pertes cruelles à l’ennemi, relevaient le moral du soldat. Cela le disposait favorablement pour une lutte plus décisive.


Ainsi le dimanche où l’évêque d’Orléans appelait solennellement les bénédictions du ciel sur l’armée de la Loire, il était naturel que la confiance fût revenue aux habitans de cette vaillante cité, qui, après avoir connu le fardeau de l’invasion, assistaient depuis quinze jours aux préparatifs énergiques de la défense nationale. Le moment de marcher en avant était-il enfin venu ? Tout porte à croire, on l’a vu plus haut, que le prince Frédéric-Charles allait prendre l’offensive. Si les mouvemens stratégiques de son armée avaient été connus de l’état-major français, sans doute on eût jugé prudent d’attendre l’attaque derrière les défenses d’Orléans ; mais cela s’était fait à l’insu de nos généraux, qui au contraire étaient évidemment informés d’avance de la sortie projetée par la garnison de Paris. Cette sortie avait eu lieu le 30 novembre, et M. Gambetta l’annonçait le 2 décembre à la France dans une proclamation toute pleine de brillantes promesses : « Il (le général Ducrot) s’est avancé sur Longjumeau et a enlevé les positions d’Épinay, au-delà de Longjumeau, positions retranchées des Prussiens, qui nous ont laissé de nombreux prisonniers et deux canons… Nos troupes d’Orléans sont vigoureusement lancées en avant. Nos deux grandes armées marchent à la rencontre l’une de l’autre. Dans leurs rangs, chaque officier, chaque soldat sait qu’il tient dans ses mains le sort même de la patrie ; cela seul les rend invincibles. Qui donc douterait désormais de l’issue finale de cette lutte gigantesque ! » Il y avait dans cette proclamation, personne ne l’ignore plus, une erreur de faits capitale. La sortie du 30 de la garnison de Paris avait été dirigée principalement vers les hauteurs de Villiers-sur-Marne et de Champigny, et la diversion opérée par des forces moindres dans la direction du sud n’avait pas été poussée jusqu’à Épinay et Longjumeau ; elle s’était arrêtée bien en-deçà. Cependant le général d’Aurelle, partageant la même erreur, obéissant au même mot d’ordre, disait à son tour aux soldats : « Paris, par un sublime effort de courage et de patriotisme, a rompu les lignes prussiennes. Le général Ducrot, à la tête de son armée, marche vers nous ; marchons vers lui avec l’élan dont l’armée de Paris nous donne l’exemple. »

En effet, l’armée de la Loire sort enfin de sa longue inaction. Le temps était devenu froid : une légère couche de neige recouvrait çà et là le sol, mais sans en dissimuler les accidens ; le terrain, gelé, résonnait sous les pieds des chevaux ; l’artillerie roulait avec facilité dans les plaines faiblement ondulées de la Beauce, où les canons se seraient embourbés jusqu’à l’essieu quelques jours auparavant. Le 1er décembre, le 16e corps surprend les Bavarois, campés sur la ligne d’Orgères à Terminiers ; il déloge l’ennemi et enlève plusieurs villages à la baïonnette. Surpris de cette attaque imprévue, le grand-duc ramasse ses forces pendant la nuit, et le 2 au matin il recommence la bataille avec toutes ses divisions. De notre côté, le 16e et le 17e corps et une faible partie du 15e étaient engagés. Les forces étaient probablement presque égales de part et d’autre. Le combat fut soutenu pendant plusieurs heures avec succès par nos troupes, depuis Songy jusqu’à Bazoches-les-Hautes. Par malheur, le général de Sonis, officier d’un tempérament chevaleresque, homme de cœur et d’action, fut emporté trop loin par son élan ; il fut blessé grièvement et fait prisonnier. Ses soldats, privés de leur chef, ne résistèrent plus qu’avec mollesse et furent ramenés en arrière. Le 16e corps se vit aussi contraint de se replier sur Patay. Ce fat en cette chaude journée que disparut presque en entier le bataillon des zouaves pontificaux, guidé par l’intrépide de Charette. Cette petite troupe, malgré son nom exotique, était française et bien française. Elle avait été recrutée dans la Vendée, le Poitou et la Bretagne, parmi les enfans de nobles familles qu’une susceptibilité peut-être exagérée tenait depuis quarante ans à l’écart de l’armée et des fonctions publiques, mais qui avaient à cœur de prouver que la patrie en danger pouvait toujours compter sur leur dévoûment. Le 2 décembre, les zouaves pontificaux furent héroïques. On raconte qu’au moment où les autres régimens paraissaient faiblir, le général de Sonis lança ces braves jeunes gens en avant. Ils résistèrent, mais au prix de quels sacrifices ! Quand ils battirent en retraite, leur effectif était réduit des trois quarts ; le colonel de Charette et le plus grand nombre des autres officiers restaient sur le champ de bataille.

Les résultats fâcheux de la journée du 2 décembre engagèrent le général d’Aurelle à rentrer derrière les lignes fortifiées qu’il avait fait établir en avant d’Orléans. Il sentait devant lui des masses considérables contre lesquelles il n’était pas prudent d’exposer ses jeunes troupes à découvert ; mais il n’eut pas le temps d’opérer une retraite réfléchie et méthodique. Le 3 au matin, Frédéric-Charles lançait avec vigueur le 3e et le 9e corps sur la route de Pithiviers ; le grand-duc de Mecklembourg se précipitait sur Artenay avec les Bavarois et la 17e division. C’était notre 15e et notre 16e corps qui portaient le poids de cette attaque. À droite, nos soldats se replièrent avec trop de précipitation de Chilleurs et de Loury sur Orléans ; à gauche, les positions fortifiées de Chevilly furent perdues ainsi que les villages de Gidy et de Janvry. Les canonniers de la marine, établis à Chevilly, avaient fait vaillamment leur devoir ; mais que pouvaient-ils lorsque les troupes qui devaient les couvrir eurent lâché pied ? C’était un échec sérieux que la perte de cette première ligne de défense, car il était permis d’en conclure que les autres lignes ne seraient pas plus efficaces.

Il faut jeter les yeux sur la carte pour bien apprécier à quel point la situation du général d’Aurelle devenait critique malgré l’apparente supériorité numérique des forces dont il avait le commandement. Son 15e corps, rudement ébranlé par ces combats du 3 décembre, était acculé sur Orléans avec le double inconvénient d’avoir derrière lui une ville sur laquelle il eût été cruel d’attirer les horreurs d’un bombardement, et au-delà de cette ville un fleuve large et profond, avec trois ponts, dont un simple pont de bateaux, pour opérer l’évacuation d’un matériel considérable. Comme la Loire décrit en ce point une courbe dont la convexité est tournée vers le nord, le 16e et le 17e corps avaient été rejetés à gauche en arrière de la ligne de bataille. Sur la droite, le 18e et le 20e corps étaient beaucoup plus en avant dans leurs positions de Bellegarde et de Ladon, mais séparés du théâtre des opérations par l’épaisseur de la forêt. Bourbaki venait de prendre le commandement de ces deux corps. Peut-être, entre les mains d’un stratégiste audacieux, eussent-ils pu être jetés sur les communications de l’ennemi, et l’inquiéter sérieusement au point de le faire rétrograder. C’est ce que l’on eût fait sans doute dès la journée du 3, si l’on avait su que le prince Frédéric-Charles laissait à peine 8,000 hommes de ce côté ; mais le général d’Aurelle était prudent : il ne considéra que la position aventurée du 15e corps et l’impossibilité de défendre Orléans contre une nouvelle attaque. Sa résolution fut bientôt prise. Dans la nuit du 3 au 4, il télégraphiait au ministre de la guerre à Tours qu’il était nécessaire d’évacuer Orléans, et d’opérer la retraite des divers corps de l’armée sur la rive gauche de la Loire.

Ceci n’était pas l’affaire du gouvernement de Tours. M. Gambetta venait d’annoncer à la France avec un enthousiasme lyrique deux grands événemens militaires féconds en résultats, la sortie de l’armée de Paris et le mouvement en avant de l’armée de la Loire. Le 2, il faisait connaître partout que celle-ci avait débuté par un succès. Quelle désillusion, s’il fallait, à deux jours d’intervalle, annoncer que cette même armée, l’espoir de la république, effectuait un mouvement de recul sur la rive gauche ! Il insista donc pour que d’Aurelle concentrât toutes ses troupes sur Orléans, et y fît une résistance désespérée. On a vu qu’une telle concentration était à peu près impossible, eu égard aux conditions de temps et de lieux dont l’ennemi profitait. D’Aurelle de Paladines eut le tort de ne pas maintenir sa décision avec fermeté ; il transmit aux chefs de corps, le 4 au matin, l’ordre de se diriger sur Orléans. C’était trop tard ; le mouvement ne fut pas même effectué. Les événemens de cette journée confirmèrent la sagesse de sa première résolution.

Le dimanche 4 décembre ne ressemblait guère au dimanche qui l’avait précédé. La température était plus froide que la saison ne le comporte ; la terre était gelée. Dès l’aube, de longues files de chariots traversaient la ville sans s’arrêter, et se dirigeaient vers le pont de la Loire, annonçant ainsi à la population attristée que l’armée battait en retraite. C’étaient des véhicules de toute forme, des attelages de toute nature : c’était en un mot ce bizarre assemblage d’hommes, de bêtes et de voitures qui composent les transports auxiliaires d’une armée. La gare du chemin de fer était encombrée de soldats, la plupart sans armes ni sacs, à la mine hâve et souffrante, blessés ou soi-disant tels, qui s’empilaient dans les wagons. De temps en temps, des voitures d’ambulance aux couleurs blanche et rouge ramenaient de malheureux estropiés pour qui tout mouvement semblait être une horrible souffrance. Les rues se remplissaient peu à peu de fuyards ; ils arrivaient par bandes de quatre, de dix, de vingt, engourdis par le froid, épuisés par la fatigue et par le manque de nourriture. Ces hommes venaient du champ de bataille, mais qui les avait autorisés à partir ? On ne voyait avec eux ni officiers, ni sous-officiers. D’un autre côté, on apercevait dans les restaurans et les cafés quantité d’officiers en bonne tenue ; que faisaient-ils dans la ville à un pareil moment ? La confusion régnait partout ; la hâte du départ et l’inquiétude se lisaient sur la plupart des visages, l’insouciance sur quelques-uns. La cathédrale était belle encore sous ce ciel gris, quoique moins resplendissante que huit jours auparavant. À l’intérieur résonnaient les grandes orgues, mais sur un ton plaintif, comme pour se mettre à l’unisson de la patrie en deuil. Tout y était grave et sombre. Dans la nef encore vide, de petits groupes de soldats venaient se ranger sur les chaises. Était-ce pour prier ou pour se reposer et se mettre à l’abri ? Qui l’eût pu dire ? Eux-mêmes peut-être ne le savaient pas ; ils restaient là calmes, immobiles, le sac à terre, le fusil entre les genoux. L’église était un refuge contre les balles, contre le froid, mais non contre la faim. Dans les rues, la foule des militaires augmentait d’heure en heure ; on apercevait de temps en temps des officiers qui dirigeaient les évacuations ; d’autres s’efforçaient de ramener les fuyards au combat. Sur les boulevards, un régiment de cavalerie, avec ses chevaux sellés et bridés, se tenait prêt à couvrir la retraite. Les trains se succédaient rapidement sur le chemin de fer pour l’évacuation de l’énorme matériel que contenait la gare d’Orléans. Le canon résonnait de plus en plus fort, car le champ de bataille se rapprochait. Et cependant, au milieu de cette confusion apparente, on sentait qu’il régnait un certain ordre ; c’était une retraite, non une déroute. Toute la question était de savoir si la défense durerait assez longtemps pour que tous les équipages et les traînards de l’armée eussent le temps de se réfugier sur l’autre rive de la Loire. Que se passait-il donc au dehors ? Au point du jour, après une longue et froide nuit d’hiver, le 15e corps s’était vu attaqué de deux côtés par les troupes du grand-duc de Mecklembourg et par les Prussiens du général Manstein. Les événemens de la veille avaient entamé le moral des mobiles dont ce corps était presque entièrement composé ; après leur avoir promis le vendredi matin une marche triomphante en avant, il avait fallu dès le samedi les ramener en arrière, sous prétexte que la présence de forces ennemies supérieures les obligeait à rentrer dans leurs lignes de défense. La première de ces lignes était déjà perdue. La résistance devenait molle ; les bataillons se débandaient facilement. Néanmoins il était déjà midi quand les batteries de marine placées à Cercottes furent enlevées par l’infanterie allemande. Les jours sont si courts en cette saison, qu’on pouvait espérer tenir l’ennemi à distance des faubourgs jusqu’au soir. La nuit vint en effet vers cinq heures, et nos troupes se battaient encore en avant de leurs dernières redoutes. La nuit était noire ; mais à sept heures la lune se levait sur un ciel clair. L’attaque reprit aussitôt, malgré le froid, en dépit de l’épuisement des hommes. À onze heures, les Allemands étaient à l’entrée des faubourgs. La lutte aurait pu se continuer encore dans les rues ; ou bien, si le général français voulait assurer sa retraite au prix de l’abandon d’une partie de son matériel de guerre, il n’avait qu’à détruire les ponts de la Loire. Le général des Pallières, qui commandait en personne l’arrière-garde, crut préférable de cesser le combat. Pour sauver la ville d’un bombardement, il accepta d’y laisser entrer l’ennemi sans coup férir à minuit. Se retirant lui-même avec ses derniers soldats, il franchit le pont et suivit sur la route de Sologne les débris du 15e corps, alors en pleine retraite.

Que cette seconde évacuation d’Orléans ait été un désastre pour la défense nationale, c’est assez évident ; mais que l’insuccès de l’armée de la Loire fût imputé à crime au général en chef d’Aurelle de Paladines, c’est moins facile a expliquer. En somme, il semble démontré que d’Aurelle eut le rare talent de savoir se résigner en temps utile. Si l’on prétend l’accuser d’avoir été mauvais stratégiste, parce qu’il se laissait battre devant Orléans par 90,000 hommes, tandis qu’il en avait 70,000 qui restaient dans l’inaction du côté de Bellegarde, il faudrait savoir qui, de lui ou de M. Gambetta, était responsable du plan de la campagne. Quels ordres recevait-il de Tours ? entre quelles limites s’exerçait son initiative ? Ce sont des questions que l’examen de la correspondance secrète du général résoudrait ; or cette correspondance n’a pas été publiée. Le seul document que le gouvernement ait livré au public concernant les opérations du 3 et du 4 décembre est la note suivante que nous reproduisons malgré son étendue. C’est, on le verra, un acte d’accusation complet contre le général ; elle fut insérée dans les journaux du 6 décembre.

« Après les divers combats livrés dans les journées du 2 et du 3 décembre, qui avaient causé beaucoup de mal à l’ennemi, mais qui en même temps avaient arrêté la marche de l’armée de la Loire, la situation générale de cette armée parut tout à coup inquiétante au général commandant en chef, d’Aurelle de Paladines. Dans la nuit du 3 au 4 décembre, le général d’Aurelle parla de la nécessité qui s’imposait suivant lui d’évacuer Orléans et d’opérer la retraite des divers corps de l’armée sur la rive gauche de la Loire. Il lui restait cependant une armée de plus de 200,000 hommes[3], pourvus de plus de 500 bouches à feu, retranchés dans un camp fortifié de pièces de marine à longue portée[4]. Il semblait que ces conditions exceptionnellement favorables dussent permettre une résistance qu’en tout cas les devoirs militaires les plus simples ordonnaient de tenir. Le général d’Aurelle n’en persista pas moins dans son mouvement de retraite. « Il était sur place, disait-il ; il pouvait mieux que personne juger de la situation des choses. » Après une délibération prise en conseil du gouvernement à l’unanimité, la délégation fit passer le télégramme suivant au commandant en chef de l’armée de la Loire :

« L’opinion du gouvernement consulté était de vous voir tenir ferme à Orléans, vous servir des travaux de défense et ne pas vous éloigner de Paris ; mais, puisque vous affirmez que la retraite est nécessaire, que vous êtes mieux à même sur les lieux de juger la situation, que vos troupes ne tiendraient pas, le gouvernement vous laisse le soin d’exécuter les mouvemens de retraite sur la nécessité desquels vous insistez et que vous présentez comme de nature à éviter à la défense nationale un plus grand désastre que celui même de l’évacuation d’Orléans. En conséquence, je retire mes ordres de concentration active et forcée à Orléans et dans le périmètre de vos feux de défense. Donnez des ordres d’exécution à tous les généraux en chef placés sous votre commandement. »

« Cette dépêche était envoyée à onze heures. À midi, le général d’Aurelle de Paladines écrivait d’Orléans : « Je change mes dispositions. Je dirige sur Orléans le 16e et le 17e corps ; j’appelle le 18e et le 20e J’organise la résistance. Je suis à Orléans, à la place. »

« Ce plan de concentration était justement celui qui depuis vingt-quatre heures était conseillé, ordonné par le ministre de la guerre. M. le ministre de la guerre voulut se rendre lui-même à Orléans pour s’assurer de la concentration rapide des corps de troupes. À une heure et demie, il partait par un train spécial, À quatre heures et demie, en avant du village de La Chapelle, le train dut s’arrêter, la voie étant occupée par un parti de cavaliers prussiens, qui l’avaient couverte de madriers et de pièces de bois pour entraver la marche des convois. À cette heure, on entendait la canonnade dans le lointain, on pouvait croire qu’on se battait en avant d’Orléans.

« À Beaugency, où le ministre de la guerre était revenu pour prendre une voiture afin d’aller à Écouis, croyant que la résistance se continuait devant Orléans, il ne fut plus possible d’avoir des nouvelles. Ce n’est qu’à Blois, à neuf heures du soir, que la dépêche suivante fut envoyée de Tours : « Depuis midi, je n’ai reçu aucune dépêche d’Orléans ; mais à l’instant, en même temps que la vôtre de six heures trois minutes, je reçois deux dépêches, l’une de l’inspecteur du chemin de fer, annonçant qu’on a tiré sur votre train à La Chapelle, l’autre du général d’Aurelle ainsi conçue : « J’avais espéré jusqu’au dernier moment pouvoir me dispenser d’évacuer Orléans. Tous mes efforts ont été impuissans. Cette nuit, la ville sera évacuée. Je suis sans autres nouvelles.

« Signé : De Freycinet. »

« En présence de cette grave détermination, des ordres immédiats furent donnés de Blois pour assurer la bonne retraite des troupes. Le ministre ne rentra à Tours que vers trois heures du matin. Il trouva à son arrivée les dépêches suivantes, que le public appréciera :

« Orléans, 5 décembre, à 12 heures 10 minutes du matin.
« Général des Pallières au ministre de la guerre.

« Ennemi a proposé notre évacuation d’Orléans à onze heures du soir, sous peine de bombardement de la ville. Comme nous devions la quitter cette nuit, j’ai accepté au nom du général en chef. Batteries de la marine ont été enclouées ; poudre et matériel détruits. »

« Orléans, secrétaire-général à ministre de l’intérieur.

L’ennemi a occupé Orléans à minuit. On dit les Prussiens entrés presque sans munitions. Ils n’ont presque pas fait de prisonniers. »

« À l’heure actuelle, des dépêches des différens chefs de corps annoncent que la retraite s’effectue en bon ordre, mais on est sans nouvelles du général d’Aurelle, qui n’a rien fait parvenir au gouvernement. Les nouvelles reçues jusqu’à présent disent que la retraite des corps d’armée s’est accomplie dans les meilleures conditions possible. Nous espérons reprendre bientôt l’offensive. Le moral des troupes est excellent. »

Il y aurait injustice à critiquer tous les actes de M. Gambetta. Depuis qu’il était arrivé miraculeusement en province deux mois auparavant, le jeune dictateur de la république avait montré une confiance énergique qui entraînait les plus timides, une volonté opiniâtre qui domptait les obstacles matériels ; mais, aussi prompt à s’illusionner qu’impétueux dans ses décisions, il commettait la faute de condamner sans l’entendre le général d’Aurelle, qui avait été le serviteur trop obéissant de la délégation de Tours. Est-ce bien au commandant en chef de l’armée de la Loire qu’il faut attribuer l’échec d’Orléans ? La note ci-dessus, où l’ingérence du gouvernement central dans les opérations stratégiques se révèle à chaque phrase, ne permet pas de le penser. Nous ne saurions faire au général d’Aurelle que deux reproches, d’abord de n’avoir pas déclaré que ses lignes défensives en avant d’Orléans étaient insuffisantes, et en second lieu d’avoir consenti à lancer en avant le 15e corps, dont un militaire aussi expérimenté qu’il l’était devait savoir apprécier la faiblesse d’organisation.

La ville d’Orléans était donc une seconde fois au pouvoir de l’ennemi. Le 5 décembre, les régimens prussiens défilaient, drapeaux déployés et musique en tête, sur la place du Martroy. Autour de la statue de Jeanne d’Arc, souvenir de l’invasion et de la délivrance de la France à une autre époque, se pressaient de nombreux prisonniers français. Toutes les portes étaient fermées : on se rappelait trop bien la conduite insolente du vainqueur à la première occupation. Les habitans ne se montraient qu’en habit de deuil. Les autorités allemandes se comportaient au surplus de manière à justifier la défiance de la population. Les boutiques de bouchers et de boulangers et les débits de tabac étaient gardés par des sentinelles. À l’évêché, des sentinelles encore ; il y en avait jusque dans les appartemens de l’évêque, coupable d’avoir affiché trop de patriotisme ! Le procureur de la république était en prison ; on lui reprochait d’avoir traduit devant le tribunal quelques citoyens indignes qui s’étaient faits les complaisans de l’armée allemande ; mais le plus triste était l’aspect misérable de la cathédrale. Dans ce magnifique édifice étaient entassés autant de prisonniers qu’il en avait pu tenir. Aussi l’aspect intérieur de l’église révélait-il les plus abominables profanations. Ces malheureux, recouverts de vêtemens en lambeaux et privés de nourriture, s’installaient là comme ils le pouvaient.

Il était resté un grand nombre de prisonniers entre les mains des vainqueurs ; ils n’avaient pas été pris, sauf peu d’exceptions, sur le champ de bataille. C’étaient des hommes débandés qui venaient d’eux-mêmes se livrer à l’ennemi. On raconte qu’ils étaient épars dans la campagne, et que le lundi, au lieu de chercher à rejoindre leurs régimens par des chemins détournés, ils se présentaient aux portes de la ville, demandant à la sentinelle ennemie dans quel endroit ils devaient se rendre. C’étaient sans contredit de mauvais soldats ; mais n’est-il pas permis de penser qu’avec de bons chefs ils auraient été meilleurs ? Le froid et l’indiscipline les avaient vaincus, et non pas le feu de l’ennemi. Quoi qu’on pense de cette triste débandade, le prince Frédéric-Charles se vanta d’avoir fait plus de 10,000 prisonniers en ces trois derniers jours de bataille ; le chiffre est peut-être exagéré. Nous le croyons d’autant plus volontiers, que les pertes de l’artillerie avaient été sans importance. Le butin se composait de 70 bouches à feu ; mais, sauf une demi-douzaine de pièces de campagne, il n’y avait que des canons de marine qu’il eût été impossible d’enlever en effectuant la retraite, et que les artilleurs français s’étaient contentés d’enclouer sur place. Au reste les pertes de l’ennemi n’étaient pas insignifiantes. Le grand-duc de Mecklembourg avouait 3,200 hommes tués, blessés ou disparus pour ses deux divisions prussiennes, 3,000 soldats et 130 officiers pour les deux divisions bavaroises. Quand bien même l’aile de Frédéric-Charles, qui avait été moins engagée, n’eût pas été maltraitée à proportion, le total ne laissait pas que d’être considérable.

C’est une justice à rendre à nos ennemis de reconnaître qu’ils ne se sont jamais endormis sur un succès. Dès le 6 au matin, l’état major allemand apprenait que de forts détachemens de l’armée fugitive avaient été aperçus de Jargeau à Gien, sur la rive gauche de la Loire ; le 3e corps, envoyé dans cette direction le long de la rive droite du fleuve, s’avança à marches forcées jusqu’à Nevoy, quelques kilomètres avant Gien ; il y heurta quelques pelotons de la garnison de Gien, qui se replièrent à la hâte. En même temps, une division de cavalerie marchait au sud jusqu’à Vierzon sans rencontrer autre chose que des francs-tireurs épars dans la campagne. Le 9e corps, ayant franchi la Loire au pont d’Orléans, suivit la route de Beaugency. Enfin les quatre divisions du grand-duc de Mecklembourg se dirigèrent par la rive droite sur Meung, où l’on disait que l’ennemi s’était reformé en grandes masses. On s’attendait du reste à trouver une forte résistance dans cette direction, puisqu’il était naturel que le commandant de l’armée de la Loire voulût couvrir la ville de Tours qui était encore le siège du gouvernement. Le 10e corps restait en garnison à Orléans. Or voici en réalité ce qui s’était passé de notre côté : Bourbaki s’était retiré de ses positions avancées de Bellegarde et de Ladon avec une précipitation que l’on ne s’explique guère, eu égard au bon état dans lequel devaient se trouver ses troupes. Franchissant la Loire sur les ponts de Jargeau, de Sully et de Gien, qu’il avait ensuite fait sauter, il avait concentré son monde dans le Cher aux environs d’Argent et d’Aubigny. Les débris du 15e corps, sous le commandement du général des Pallières, s’étaient repliés sous les murs de Bourges en laissant des avant-gardes à Vierzon pour préserver, s’il était possible, la bifurcation des chemins de fer du centre. Enfin le général Chanzy, avec le 16e et le 17e corps, quoi qu’ayant reçu l’ordre d’opérer sa retraite sur la rive gauche par le pont de Beaugency, s’était contenté de prendre de fortes positions entre Meung et Baccon, sur le terrain, bien connu de ses troupes, qui avait été le théâtre de leurs succès en novembre. Disons tout de suite qu’après la disgrâce imméritée du général d’Aurelle de Paladines, le gouvernement de Tours venait de partager l’armée de la Loire en deux commandemens : l’un, confié au général Bourbaki, comprenait les 15e, 18e et 20e corps, l’autre, confié au général Chanzy, s’étendait au 16e et au 17e. En raison de ce changement, la direction du 18e corps était donnée au général Billot, officier d’un réel mérite, qui en avait présidé l’organisation en qualité de chef d’état-major. Le 16e corps passait sous les ordres de l’amiral Jauréguiberry, qui s’était révélé homme de guerre dans les combats des deux mois précédens, et enfin le commandement du 17e corps était donné au général de Colomb en remplacement du regretté général de Sonis, disparu depuis le combat du 2 décembre.

Les troupes du grand-duc de Mecklembourg éprouvèrent une résistance inattendue lorsqu’elles se portèrent sur Meung au-devant des Français. On se battit toute la journée du 7 avec un résultat indécis de part et d’autre. Le lendemain, la bataille recommençait sur toute la ligne entre la Loire et Saint-Laurent-des-Bois, et sur la fin du jour les positions françaises étaient à peine entamées. Le 9 et le 10, renforcé par le 21e corps, qui était arrivé du Mans en toute hâte sous les ordres de l’amiral Jaurès, Chanzy prenait à son tour l’offensive. Dès le commencement de cette lutte obstinée, les Allemands s’imaginèrent qu’ils avaient devant eux la totalité de l’armée fugitive dont ils avaient en vain cherché les traces du côté de Gien et de Vierzon. Aussi le prince Frédéric-Charles se dépêcha-t-il de rappeler de Gien son 3e corps, qui paraissait n’y avoir rien à faire, et d’expédier en outre au secours du grand-duc le 15e corps, qui était resté à Orléans. Vers le 10 décembre, toute l’armée allemande était donc concentrée sur l’attaque de Beaugency, sauf les malheureux Bavarois, qui, abîmés dans ces derniers combats, rentraient à Orléans. Quel piteux exemple de ce que l’on gagne à être l’allié de la Prusse ! Von der Thann avait 20,000 hommes au moins le matin de la bataille de Coulmiers ; le 30 novembre, il n’en comptait plus que 15,000, puis 10,000 le soir du 4 décembre, et maintenant il en ramenait 5,000 à peine ; encore ne se gênait-on pas pour dire dans l’état-major du prince Frédéric-Charles que, si les Bavarois avaient montré moins de mollesse, la défaite de l’armée de la Loire n’aurait demandé que trois jours au lieu de quatre. Enfin le 10 décembre le général Chanzy avait attiré sur lui l’armée entière du prince Frédéric-Charles, et il la tenait en respect. M. Gambetta, qui s’était rendu au quartier-général, ne faisait que rendre justice à ce vaillant officier lorsqu’il télégraphiait à toute la France : « J’ai trouvé tout ici parfaitement maintenu grâce à la fermeté de main et à l’indomptable énergie du général Chanzy. Non-seulement il garde ses positions depuis trois jours ; mais il refoule les masses du prince Frédéric-Charles, et leur cause les pertes les plus cruelles. » Que serait-il arrivé, si le général Bourbaki, plutôt que de se retirer en toute hâte sur la rive gauche, s’était maintenu vers Châteauneuf et Jargeau avec les 70,000 ou 80,000 hommes de troupes solides qu’il devait avoir à cette époque dans la main ? Il ne sert de rion d’avoir des armées nombreuses, si l’on accorde à l’ennemi le temps nécessaire pour les écraser l’une après l’autre. Peut-être le général Bourbaki ignorait-il la belle défense que son frère d’armes exécutait du côté de Beaugency ; mais alors c’est sur ceux qui donnaient de loin des ordres aux généraux en chef que retombe la lourde responsabilité de cette trop longue inaction.

Chanzy ne pouvait tenir indéfiniment devant Beaugency, car ses troupes, harassées par huit combats en dix jours, perdaient un peu de terrain à chaque affaire, et en outre étaient menacées par derrière. À la fin de la journée du 10, il montrait encore un front solide entre Josnes et Villermain, ayant en arrière la forêt de Marchenoir ; mais, dès que Beaugency avait été pris, les Prussiens de Voigts-Rhetz (10e corps) avaient filé le long de la Loire dans la direction de Blois, qui était déjà menacé par le général Manstein (9e corps), arrivé par la rive gauche. Il y avait là un pont, le seul entre Orléans et Tours, par lequel les deux corps effectuèrent leur jonction ; réunis, ils allaient prendre l’armée française à revers. Le général Chanzy se mit donc en retraite, mais avec lenteur ; le 14, il se battait encore à Fréteval et à Vendôme, dans la vallée du Loir. Le 25 seulement, les Allemands entraient à Saint-Calais, et le lendemain, après avoir appris les dévastations qu’ils y avaient commises, le général français adressait à leur chef cette belle protestation que tout le monde a lue. « Vous avez prétendu, disait-il en terminant, que nous étions les vaincus ; cela est faux. Nous vous avons battus et tenus en échec depuis le 4 de ce mois. » Nous ne sommes pas en mesure de raconter maintenant avec les détails qu’elle mérite cette retraite accomplie par le froid le plus rigoureux, devant un ennemi qui n’accordait aucune trêve[5]. Chacune des deux armées y fît des pertes considérables. Le malheur fut que l’armée prussienne comblait ses vides avec des soldats vigoureux déjà formés et disciplinés, tandis que la nôtre ne recevait d’autres renforts que des bataillons de mobilisés aussi peu instruits que mal commandés. Le résultat final, qui fut, comme on sait, l’évacuation du Mans après une panique déplorable, n’a donc rien qui doive nous étonner, et ne peut non plus porter atteinte à la réputation que le général en chef s’était acquise dans les combats précédens.

Après avoir tant parlé des généraux et des combattans, il ne serait pas mal de dire en peu de mots quel était le sort des malheureux habitans du pays où se livraient ces batailles gigantesques. Même avant les combats du 1er au 4 décembre, le prince Frédéric-Charles avait reconnu qu’il était impossible de faire vivre son armée sur la contrée qu’il occupait, quoique cette contrée fût la Beauce, l’une des plus riches provinces de la France. Entre Étampes et Orléans, les Bavarois avaient tout dévasté, si bien que dans les derniers temps les troupes allemandes n’étaient plus nourries que par les provisions apportées de loin. Remarquons ici que l’on s’est extasié bien à tort sur l’habileté du commissariat de l’armée ennemie, qui n’a jamais laissé les hommes manquer de vivres ni la cavalerie manquer de fourrage. Sauf quelques campagnes dans les départemens les plus ravagés, c’était en vérité une besogne assez facile que d’assurer la subsistance du soldat et des chevaux pour des gens qui avaient la cruauté de pressurer le paysan jusqu’à son dernier sac de blé ; quand les ressources locales étaient épuisées, comme il advint près d’Orléans, les vainqueurs n’avaient que la peine de réquisitionner des chevaux et des voitures pour charroyer les approvisionnemens enlevés dans d’autres cantons. C’était pourtant ce même peuple auquel le roi Guillaume, au moment où il franchit la Saar, avait promis le respect des personnes et des propriétés. Dans les localités où les armées ennemies en venaient aux mains, la situation de l’habitant inoffensif était pire encore. L’Orléanais est un pays légèrement ondulé où les villages sont rapprochés les uns des autres. En général, l’occupation des villages était l’objectif des combats. Ceux qui en étaient maîtres au commencement d’une journée s’y retranchaient de leur mieux. Pour cela, le moyen habituel est de créneler les murs ; puis l’ennemi arrive, il met ses bouches à feu en batterie à quelques kilomètres de distance, et canonne les maisons jusqu’à ce qu’elles s’écroulent, ou que l’incendie se déclare. Enfin, quand les défenseurs semblent intimidés par la mitraille et par le feu, il lance ses colonnes à la charge. Ce que les obus et l’incendie ont épargné, la baïonnette l’achève. Qu’on observe que certains villages résistent souvent à une première attaque, et qu’ils en subissent une seconde, voire une troisième. Quelquefois aussi le même hameau est pris et repris tour à tour par chacun des deux partis. En plein champ, si l’affaire se passe dans des terres labourées, le dommage est moindre ; mais la vallée de la Loire est un pays de vignobles. Le soir, les soldats arrachaient sans pitié, pour alimenter leurs feux de bivouac, les ceps de vigne ; ils sciaient les arbres, saccageaient les taillis, détruisaient les portes et les fenêtres des habitations. Beaugency avait été pris alors que l’on se battait déjà depuis deux ou trois jours dans le voisinage. Toutes les maisons étaient pleines de blessés, et il y avait à peine deux médecins dans la ville. Les Prussiens, dès qu’ils y furent entrés, mirent dehors les blessés français afin d’installer les leurs à la place. Que dire de ceux qui restaient quarante-huit heures sur la terre gelée avant que personne vînt à leur secours ! Loin de nous la pensée d’incriminer la conduite des ambulances volontaires qui accompagnaient l’une et l’autre armée. Les membres de ces associations charitables montrèrent pendant cette abominable campagne d’hiver une activité, un dévoûment, dignes de notre admiration ; mais les victimes étaient si nombreuses que les ambulances n’y suffisaient point.

Ainsi qu’on l’a vu, depuis la reprise d’Orléans jusqu’à la fin de décembre, tout le poids de la lutte était tombé sur la 2e armée, commandée par le général Chanzy. Que devenait pendant ce temps la première armée, sous les ordres de Bourbaki ? M. Gambetta s’était rendu au quartier-général de Bourges, après avoir visité les cantonnement de Chanzy. Il devait y être vers le 12 décembre. Il était temps encore de faire avancer cette armée, qui avait le champ libre devant elle. La route de Montargis et de Fontainebleau lui était ouverte, puisque l’ennemi avait tout au plus une dizaine de mille hommes à Orléans et dans les environs. Quoique nous eussions des forces incomparablement supérieures, il est probable qu’une marche directe sur Paris aurait amené des complications dont il serait téméraire d’imaginer les résultats. En tout cas, cela aurait sauvé la 2e armée, qui s’était déjà mise en retraite. D’autres pensées occupaient sans doute ceux qui avaient assumé la lourde charge de dresser nos plans de campagne. L’idée d’opérer une puissante diversion dans l’est était en discussion. Une quinzaine de jours furent perdus en préparatifs, et enfin les régimens, embarqués dans les wagons l’un après l’autre, prirent la route de Chagny pour entreprendre cette déplorable campagne de Franche-Comté dont l’issue devait être si funeste. On prétend que le général Bourbaki lui-même ne se résignait qu’à regret à diriger des opérations dont, à défaut de génie, il avait le bon sens de prévoir les immenses difficultés. On l’entendait dire à ses familiers : « Je n’ai pas confiance en mes troupes, et mes troupes n’ont pas confiance en moi. » Quelle triste situation pour une grande nation de n’avoir plus que des généraux qui parlent ainsi et un gouvernement qui ne tient nul compte de l’avis de ses généraux ! Quand on réfléchit qu’au pis aller, en restant uniquement sur la défensive, la France se fût trouvée, après la capitulation de Paris, avec une armée de 120,000 hommes devant Gien, tandis que Chanzy aurait été intact devant Le Mans, on se dit que ce qui nous a le plus manqué dans nos désastres, ce ne sont pas les hommes, ni les canons, ni une bonne organisation militaire ; ce qui nous a manqué, ce sont des chefs capables de mettre en œuvre les ressources inépuisables que la France prodiguait à son gouvernement.

Les opérations militaires dont nous avons essayé d’esquisser l’histoire tiennent une large place dans les événemens de la guerre actuelle, puisqu’elles s’étendaient sur tout le côté sud de Paris, et qu’elles avaient pour moyen d’action la plus puissante des armées que le gouvernement de la république eût mises en campagne. L’existence seule de cette armée est une preuve que la France n’était pas épuisée après la capitulation de Sedan, et que la délégation de Tours était capable de mettre en œuvre les ressources de la nation. L’insuccès de si grands efforts semble devoir être attribué pour une bonne part à l’imprévoyance ou tout au moins à la précipitation déplorable de ceux qui les dirigeaient. Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de notre pensée ; trop de gens sont disposés à nier la générosité des efforts tentés par M. Gambetta. Il sut au moins faire triompher le sentiment de la défense nationale au milieu des départemens que l’invasion ne menaçait pas d’un péril imminent, et que l’investissement de Paris avait privés de toute direction ; mais, après avoir reconnu ce qu’il a fait de bien, nous devons avouer aussi qu’il conduisit la guerre avec une mobilité d’esprit d’autant plus nuisible qu’il avait en face des adversaires compassés dont tous les mouvemens étaient coordonnés avec soin. Reprenons en effet l’historique de cette campagne douloureuse, et voyons ce que l’on eût gagné à temporiser davantage.

Avant l’affaire de Coulmiers d’abord, la guerre fut sur le point de s’arrêter. Sur l’intervention des puissances neutres, une proposition d’armistice était en discussion au commencement de novembre. Il est à croire que la misérable échauffourée du 31 octobre à Paris pesa beaucoup sur la décision du gouvernement de la défense nationale. Quoi qu’il en soit, l’armistice, qui avait pour principal objet de permettre l’élection d’une assemblée, fut repoussé le 6 novembre, parce que la Prusse n’avait pas voulu accorder le ravitaillement de Paris, et n’acceptait qu’avec des réserves la participation de l’Alsace et de la Lorraine au vote. Qu’eût produit une solution contraire qui eût reporté au 2 décembre la reprise des hostilités ? Nul changement d’abord dans le sort de la capitale, puisque les approvisionnemens étaient encore abondans, et que la première grande sortie n’eut lieu que le 30 novembre. Au dehors, von der Thann serait resté maître d’Orléans ; mais d’Aurelle aurait eu trois semaines de plus, et trois semaines pour un bon organisateur qui sait mettre le temps à profit, c’était un bien inestimable. Quand même le grand-duc de Mecklembourg fût venu au secours des Bavarois, il n’y aurait eu que 40,000 ou 50,000 Allemands en face de 160,000 à 180,000 Français bien préparés. Au 6 novembre, les têtes de colonne du prince Frédéric-Charles étaient encore sur la rive droite de l’Aube, à quinze journées de marche d’Orléans ; elles n’avaient pas dépassé Brienne. L’armée de Bretagne, comme l’armée de la Loire, complétait son instruction et son équipement. Manteuffel s’arrêtait sur la rive gauche de la Meuse. Pendant les vingt-cinq jours d’armistice, le transport des vivres et des munitions encombrait l’unique chemin de fer que l’état-major allemand eût alors à sa disposition, et la difficulté d’assurer la subsistance des hommes dans un espace relativement restreint était un obstacle à de plus grandes concentrations de troupes devant Paris et devant Orléans. Nous avons la ferme conviction qu’une assemblée nationale n’eût pas accepté alors les conditions de paix qu’aurait proposées le roi de Prusse. À la reprise des hostilités, le 2 décembre, il était permis d’espérer une marche victorieuse sur Paris par le sud ou par l’ouest.

Pourquoi devons-nous ajouter qu’une prolongation de résistance à Metz eût servi la France aussi bien qu’un armistice ! Tant que la preuve n’en sera pas faite avec évidence, on aime à croire que le maréchal Bazaine n’a pas trahi son pays de propos délibéré, qu’il a seulement été un mauvais général ; mais on se sent saisi d’une profonde tristesse quand on constate que l’armée du prince Frédéric-Charles, rendue libre par la capitulation de Metz, arrive devant Orléans juste à temps pour anéantir les efforts du général d’Aurelle. Passons aux événemens des quatre premiers jours de décembre. Le lecteur qui aura noté sur la carte du département du Loiret les emplacement assignés aux cinq corps de l’armée de la Loire doit être étonné de l’étendue de la ligne de défense qu’occupait alors l’armée française. On se rappelle les dispositions qu’avait adoptées le major général Lebœuf au début de la campagne, alors que nos troupes étaient dispersées de Thionville à Belfort. Dans ce cas-ci, la faute était moins grave, car l’espace occupé était moindre, quoique encore trop grand. D’ailleurs elle était en partie commandée par la nature topographique du terrain, puisque la forêt coupait en deux nos positions. Toutefois il en résulta cette conséquence déplorable que les deux corps de l’aile droite restèrent en dehors de la lutte, et se mirent en retraite sans avoir pris part au combat.

Mais, malgré la dispersion de nos forces devant Orléans, en dépit aussi de l’insuffisance des travaux défensifs que le génie avait préparés en avant de cette ville, nous ne pouvons croire que le prince Frédéric-Charles aurait eu bon marché de l’armée de la Loire, si le général d’Aurelle eût gardé avec prudence les cantonnement qu’il occupait. Le seul fait d’avoir perdu Orléans après l’avoir occupé pendant un mois ôtait à l’armée allemande le prestige dont elle avait été entourée depuis le début de la campagne. Reprendre coûte que coûte la rive droite de la Loire était une nécessité de sa position. Le généralissime prussien s’y serait obstiné, on peut y compter, et dans cette lutte il aurait usé ses hommes, épuisé ses approvisionnemens. La résistance que lui opposa le général Chanzy huit jours plus tard sur un terrain bien choisi montre que nos jeunes soldats étaient capables de tenir tête à l’ennemi. Comment se fait-il que le général d’Aurelle, après avoir temporisé pendant trois semaines, se soit tout à coup résolu à sortir de ses lignes, et qu’une fois lancé en avant il ait reculé aussitôt, puis qu’il ait tour à tour voulu se replier sur la rive gauche et organiser la défense sur la rive droite ? Cette conduite vacillante dont les suites furent si funestes à nos armes nous semble être l’œuvre de M. Gambetta. Entraîné par les mirages de son imagination et par l’ardeur de son caractère, le jeune dictateur voyait le général Ducrot sur la route d’Orléans avec 150,000 hommes. Il avait honte qu’en de telles circonstances l’armée dont il était le créateur se tînt avec timidité derrière des retranchemens. De là l’ordre prématuré de marcher en avant qui fut l’origine du désastre.

Il y a deux manières de faire la guerre. Certains généraux n’avancent que pas à pas, n’abandonnent rien au hasard, assurent chaque jour leur base d’opération, attendent les fautes de l’ennemi pour en profiter. C’est ainsi qu’agit, entre autres exemples, Moreau dans la campagne de 1795 qui le conduisit jusqu’en Bavière. Cette manœuvre est élémentaire ; elle ne rapporte pas beaucoup de gloire, mais elle ne compromet pas le salut d’une armée, et quelquefois elle sauve le pays. Les grands généraux dédaignent de si petits moyens et préfèrent les grandes combinaisons stratégiques ; ils meuvent leurs troupes avec rapidité sur le vaste échiquier de la guerre. Napoléon Ier s’est illustré par quelques-unes de ces opérations audacieuses qui lui réussirent le plus souvent, mais non pas toujours, comme le démontre la déplorable issue de la campagne de 1812. Quel modèle devaient suivre ceux qui dirigeaient, il y a six mois, les opérations de nos armées ? Nos troupes étaient inexpérimentées, leur organisation était encore imparfaite ; elles allaient au feu avec la défiance instinctive qu’inspiraient des défaites récentes, et elles avaient devant elles des soldats soutenus par l’influence de sentimens exactement contraires. Temporiser était de saison, quel qu’en dût être le résultat pour la capitale assiégée. L’histoire, croyons-nous, attribuera à M. Gambetta et à ceux qui le secondaient les désastres d’Orléans, et elle tiendra compte au général d’Aurelle de Paladines d’avoir évité à l’armée qu’il commandait la honte d’un nouveau Sedan.

H. Blerzy.
  1. L’effectif d’un corps d’armée-allemand lorsqu’il est au complet s’élève à trente-cinq mille hommes au moins. La 2e armée avait été rudement éprouvée devant Metz ; mais elle avait reçu des renforts avant de quitter cette place. On dit bien qu’elle avait été obligée de laisser des garnisons dans les départemens de l’Aube et de l’Yonne, qu’elle avait envahis. Malgré cela, nous persistons à croire que leur effectif réel devant Orléans était supérieur à celui qui est indiqué ici. Au contraire, les troupes du grand-duc de Mecklembourg tenaient la campagne depuis longtemps et pouvaient bien être réduites aux chiffres donnés ci-dessus.
  2. Parmi les officiers qui se distinguèrent au combat de Beaune-la-Rolande se trouvait un jeune écrivain dont le nom est bien connu des lecteurs de la Revue, M. Ernest Duvergier de Hauranne, capitaine des mobiles du Cher.
  3. Ici M. Gambetta exagère évidemment le nombre des combattans français pour augmenter la prétendue culpabilité du général commandant en chef. Nous l’avons déjà dit, l’effectif devait être de 160,000 à 180,000 hommes avant les combats qui se terminèrent par l’évacuation d’Orléans.
  4. S’il est vrai, comme on l’a dit, que les batteries de marine placées en avant d’Orléans étaient échelonnées sur trois rangs en avant les unes des autres à plusieurs kilomètres de distance, cela ne constituait pas ce qu’on appelle à proprement parler un camp retranché. » Nous admettrons bien volontiers qu’à Orléans, comme à Metz, comme devant Paris et sans doute dans d’autres circonstances encore, les travaux de fortifications de campagne ont été notoirement négligés ; mais encore une fois à qui s’en prendre ? au général en chef ou au ministre de la guerre ? Dans le cas dont nous nous occupons ici, la réponse est tout au moins douteuse.
  5. Tout en attribuant au général Chanzy la gloire de cette retraite héroïque, il serait injuste de ne pas nommer à côté de lui et de MM. Jaurès, Jauréguiberry et de Colomb, commandans des corps d’armée, le général Vuillemot, qui était chef d’état-major général de la 2e armée.