La Campagne avec Thucydide/Avant-propos

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 7-9).

La moitié environ de ces pages ont paru en 1920 dans les premiers numéros de la Revue de Genève. Presque tout le livre avait été jeté sur le papier, à l’état de notes décousues, pendant l’hiver de 1917. Les hasards de la vie militaire m’avaient procuré, chez les Anglais, le filon d’un camp vide à garder avec quatre hommes. Un premier était voué à la cuisine, un second au bois, et les deux autres employés au ravitaillement, distant de deux kilomètres. Quelques Anglais égarés nous rendaient de temps en temps visite, prenaient du thé et laissaient du tabac. Le flot militaire s’était alors retiré de ce pays de Morcourt, rendu à une solitude complète. Les cinq Robinsons restèrent là deux mois, jusqu’au moment où, le service anglais ayant pris le parti de démolir ces baraques, il n’y eut plus rien à garder. Ces croupes gelées dans le froid sec et le soleil d’hiver faisaient un beau promenoir philosophique. Le caporal, n’ayant alors aucune passion ni aucun service qui le troublassent, put convertir son étroite baraque de planches en poêle cartésien. Il crut cependant que son habit bleu exigeait que ses méditations prissent la guerre pour objet, et, comme il portait un Thucydide dans son sac, il le relut à loisir et lentement. On ne lit bien que la plume à la main ; il entassa les griffonnages jusqu’au moment où l’équipe débusquée dut reprendre, sur les grandes routes et sous le ciré canari, la pioche et la massette.

Mon ami Camille Mauclair possède dans la montagne de Grasse, entre les oliviers, un bastidon rustique que les bons lettrés connaissent bien sans le connaître : lui, ses habitants, ses voisins et son paysage forment en effet les personnages et le décor du livre charmant de Francis de Miomandre (qui y habita longtemps), Au bon soleil. Mauclair et Madame Mauclair l’offrirent comme lieu de repos au guerrier délivré du harnais. J’y passai les mois de mai et juin 1919, dans les roses, les genêts et les lucioles, et, ayant emporté mes notes avec un grand Thucydide d’Arnold, j’y rédigeai, ces deux mois, ce livre sous le néflier du Japon que les lecteurs de Francis ont respiré dans ses dialogues.

À cette époque où l’intelligence restait en France mobilisée, je songeais qu’une revue européenne, établie en Suisse, serait nécessaire, au lendemain de la guerre, pour servir de forum à une littérature de ce genre. Et je n’étais pas seul à éprouver ce besoin, car j’appris bientôt sans surprise que Robert de Traz avait eu la même idée, et, ce qui valait mieux, qu’il la réalisait. Quand il me demanda ma collaboration pour la Revue de Genève, je pus lui répondre que je l’avais pressentie et que je travaillais pour elle avant d’en connaître l’existence.

Je rappelle ces circonstances simplement pour remettre autour de ce livre l’atmosphère d’aisance, de tranquillité et de liberté où il a été écrit. Je l’ai laissé tel qu’il a été rédigé en 1919, dans un coin de Provence, pendant que les traités de Versailles et de la banlieue fondaient la nouvelle Europe. Il ne me semble pas que ces repos sous le platane, à cette époque, fussent inutiles ou interdits. Et était-il davantage mauvais de s’y préparer pendant la guerre, de les entrevoir non seulement à son horizon personnel, mais à l’horizon du monde ?

S’il arrive à des hellénistes et à des historiens d’ouvrir mon livre, je leur demande leur indulgence. Il existe un bon ouvrage anglais sur Thucydide et l’histoire de son temps. On en ferait un autre encore plus intéressant sur Thucydide et l’histoire de notre temps. Je n’ai nullement prétendu l’écrire. Le sujet est encore à peu près intact pour un historien plus pénétré des choses grecques que je ne le suis, ou mieux placé que moi dans le courant de la vie politique moderne. Ces notes sans prétention ne sauraient déflorer une si belle matière. Elles trouveraient leur meilleur succès si elles inspiraient à quelqu’un, à la fois par leurs suggestions et par leurs défauts, l’idée de la traiter dignement.