La Californie en 1860, ses progrès et sa transformation

La Californie en 1860, ses progrès et sa transformation
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 556-592).
LA
CALIFORNIE EN 1860
SES PROGRES ET SA TRANSFORMATION

La colonisation des Américains sur le Pacifique s’est accomplie loin des regards distraits de l’Europe, et l’on ne voit encore dans la Californie que le pays si tourmenté de la primitive immigration. Je m’attendais moi-même à retrouver dans l’Eldorado la loi de Lynch en permanence, et ces squatters sauvages qui, le revolver à la main, vont s’emparer du terrain d’autrui. J’ai vu un état heureux et tranquille, des routes sûres, des voies maritimes et fluviales sillonnées de navires, partout des usines et des mines en activité et un progrès industriel qui eût étonné un Anglais lui-même, partout l’agriculture florissante, et avec elle le commerce et la marine. D’autre part, le mouvement moral et social de cette lointaine contrée dépasse tout ce qu’on pouvait attendre. Avant d’entrer dans les détails de cette prospérité, avant de montrer la situation régulière et florissante qui a succédé à une situation de désordre et d’effervescence aventureuse souvent décrite ici[1], disons tout de suite quelle en est la principale cause : c’est la grande liberté laissée à l’individu, c’est l’élan spontané du citoyen et son initiative personnelle qui ont seuls produit, avec des élémens d’abord douteux, impure même, les résultats si remarquables de la colonisation du pays de l’or.


I. — LE PAYS ET SES PRODUCTIONS. — LE CLIMAT.

La Californie se présente tout d’abord comme une contrée à surface ondulée et montagneuse, mais on y rencontre aussi des plaines assez étendues. Quelques-unes de ces plaines, comme celles qui environnent Stockton ou Marysville, forment des campagnes plantureuses ou des jardins semés de fleurs ; d’autres, comme celle de Folsom aux environs de Sacramento ou celle de Tulare dans le sud, sont couvertes de marécages. Les émanations malsaines de ces lieux humides provoquent quelquefois la fièvre ; mais ce cas est exceptionnel, et le climat de la Californie est partout ailleurs d’une salubrité sans exemple. Deux chaînes de montagnes traversent le pays. L’une, parallèle à la ligne du rivage, va du nord-ouest au sud-est ; elle porte le nom de Coast-Range ou chaîne de la côte ; le massif en est granitique et schisteux, des sapins couvrent les cimes les plus élevées. La seconde chaîne, qui suit à peu près la même direction, pénètre plus avant dans les terres ; c’est la Sierra-Nevada, qui a gardé son nom mexicain ; elle est à une distance de près de trois cents lieues des Montagnes-Rocheuses, après lesquelles seulement on rencontre les immenses plaines que les Américains de l’Atlantique appelaient naguère le far west, c’est-à-dire l’extrême ouest.

Le massif de la Sierra-Nevada est essentiellement composé de roches granitiques. Les pics y atteignent parfois jusqu’à 2 et 3,000 mètres d’élévation. Il existe des chaînons intermédiaires, parallèles à la chaîne principale, qui s’élèvent à 16 ou 1,800 mètres, ainsi qu’un système de contre-forts secondaires détachés du rameau principal. Toutes ces montagnes découpent des vallées qui sont arrosées par des cours d’eau. Les sables et les terres déposés dans le lit de ces rivières, comme dans le fond des ravins, ainsi qu’aux flancs des vallées elles-mêmes et jusque sur certains plateaux quelquefois très élevés, sont généralement aurifères. Ces dépôts constituent ce qu’on nomme les placers, et l’or y a été entraîné avec les alluvions. Il ne faut pas confondre les placers avec les mines, où la matière stérile qui accompagne le précieux métal est toujours le quartz ou cristal de roche compacte. Les mines et les placers aurifères exploités jusqu’à ces dernières années sont situés sur les montagnes et dans les vallées qui dépendent du versant occidental de la Sierra-Nevada, c’est-à-dire celui qui regarde le Pacifique. Les terrains aurifères s’étendent ainsi en Californie sur une longueur de près de deux cents lieues et une largeur moyenne de vingt-cinq ou trente ; mais ils apparaissent de nouveau dans tout l’Oregon et jusque dans la Colombie britannique, où se trouvent les fameux placers de Fraser-River. Ces gisemens s’étendent sur une longueur presque double de celle des premiers. Le versant oriental de la Sierra-Nevada est au moins aussi riche que le versant occidental. Ainsi dans le territoire de l’Utah, limitrophe de la Californie, les mines d’or de Walker-River, découvertes en 1858, et celles d’argent de Washoe-Lake, en 1859, ont donné et donnent encore des produits d’une richesse fabuleuse.

L’exploitation des placers californiens, très florissante de 1849 à 1852, a commencé depuis lors à décroître ; celle des mines, dont l’origine remonte aux années 1851-52, a suivi toujours une période ascendante. L’or se retire des sables des placers par des méthodes de lavage particulières ; on l’extrait des minerais quartzeux par un broyage intime et une amalgamation prolongée. Cette dernière opération consiste à dissoudre l’or dans le mercure, qui le restitue ensuite par la distillation. Le nombre des mineurs occupés sur les placers et les mines de quartz est estimé aujourd’hui à 80,000 ; il était de plus de 100,000 aux premiers temps de l’exploitation. La production totale de l’or atteint moyennement le chiffre de 300 millions de francs par année, un peu moins, dit-on, que la production de l’Australie. Les mineurs actuels des placers sont surtout des Chinois, des Espagnols et des Français ; dans les mines de quartz travaillent beaucoup d’Anglais venus des mines de Cornouaille. Les gisemens aurifères ne sont pas les seuls qu’on puisse utilement exploiter en Californie. On y rencontre aussi des mines de mercure très riches, entre autres celles de New-Almaden, les plus importantes du globe, et de nombreux indices de mines d’argent, de plomb, de cuivre, de fer. Comme substances salines naturelles, on exploite le sel, le salpêtre et le borax. Enfin des sources sulfureuses chaudes et abondantes permettent à la Californie d’avoir ses villes d’eaux, et la ville de Napa est le Baden-Baden du Pacifique. Citons, pour terminer, des carrières de marbre et de pierre à chaux, de granite, d’albâtre, de pierre à plâtre et de pierres meulières, enfin des mines de soufre, d’asphalte et de houille.

Deux grands cours d’eau arrosent la contrée : l’un coule du nord au sud, l’autre du sud au nord. Le premier est le fleuve Sacramento, qui reçoit des affluens importans, comme Feather-River, Yuba, American-River, dont les eaux, roulant des paillettes et des pépites d’or, descendent de la sierra ; le second est le fleuve San-Joaquin, dont le cours est symétrique à celui du Sacramento, et l’embouchure presque la même. Les rivières Stanislaüs, Tuolumne, Merced, toutes trois aurifères, se jettent dans le San-Joaquin et prennent leurs sources dans la sierra. Le Sacramento et le San-Joaquin portent leurs eaux dans la baie de Suisun, ainsi nommée de la tribu indienne qui en peupla longtemps les rives. Cette baie communique avec celle de San-Pablo, et celle-ci avec la baie de San-Francisco. Le San-Joaquin jusqu’au-delà de la ville de Stockton et le Sacramento avec deux de ses affluens, Yuba et Feather-River, sont les seuls cours d’eau navigables. Néanmoins le système hydrographique de la Californie est des plus remarquables, il est en même temps des plus singuliers, car il présente ce fait, jusque-là sans exemple, de deux cours d’eau ayant une embouchure presque commune, et venant de deux points tout à fait opposés, l’un du nord, l’autre du sud.

Stockton sur le San-Joaquin, comme Sacramento sur le fleuve de ce nom, sont deux centres d’entrepôt considérables : Stockton pour les mines du sud, Sacramento pour celles du nord, dont ces deux villes marquent respectivement la limite. Des cours d’eaux poissonneux arrosent le pays où elles s’élèvent. On pêche sur le Sacramento et quelques rivières littorales des saumons en grande quantité ; on les sale et on les exporte jusqu’en Australie et en Chine. En mer, la pêche est aussi très fructueuse, celle de la baleine dans la baie de Monterey, celle du maquereau dans le sud de la Californie. Enfin la pêche aux huîtres, non loin de San-Francisco, et celle des perles, vers la Basse-Californie, sont chacune d’un grand revenu.

Les terrains qui constituent le sol californien sont surtout composés de schistes micacés, talqueux et ardoisiers, que traversent en divers endroits des roches de formation ignée. Ces roches sont principalement, après les granites, les serpentines, les diorites et les grünsteins, toutes trois confondues dans le pays sous le nom générique de green stones ou pierres vertes. En quelques points se montrent aussi des roches basaltiques et des coulées de laves, indices de volcans jadis en activité. L’éruption des roches granitiques a donné au sol de la Californie son relief presque définitif, et disjoint les couches feuilletées des schistes, pour y former ces immenses fissures par lesquelles se sont fait jour, du centre de la terre à la surface, les filons ou veines de quartz aurifère. L’affleurement de ces filons, c’est-à-dire la partie qui se montre au dehors, est situé beaucoup au-dessus du niveau des vallées adjacentes, et c’est sans doute à la dénudation de ces affleuremens par les eaux torrentielles qu’il faut attribuer l’existence et le dépôt de l’or dans les placers.

Sur les points élevés du sol, les terres, en Californie, ne sont pas encore cultivées. Dans les comtés montagneux, on ne rencontre guère que des jardins potagers et fruitiers à proximité des villes et des mines, et quelques ranchos ou fermes, où l’on récolte des céréales. Dans les plaines au contraire, l’agriculture est très développée et perfectionnée. Tout ce que la terre peut donner dans les contrées chaudes et même tropicales apparaît dans le sud ; les productions des pays tempérés se montrent dans le centre et dans le nord. L’abondance et le volume des fruits tiennent du merveilleux. Aux abords des principales villes, on rencontre dans les jardins les fleurs les plus rares, les plantes les plus délicates, venues des pays les plus divers. Cependant la végétation naturelle du sol californien est loin de faire soupçonner une pareille fécondité. Dans les parties qui ne sont point encore défrichées, la terre vierge n’est couverte que par des bruyères, des marronniers sauvages, et par les tiges d’un arbuste particulier qu’on nomme le manzanillo. Les Indiens utilisent la petite pomme qu’il produit pour en fabriquer, par la fermentation, une sorte de cidre qu’ils boivent à défaut d’eau-de-vie. Cette végétation primitive rappelle, à s’y tromper, surtout par l’abondance des bruyères, les maquis de la Corse et de la Toscane. Aux bruyères et aux marronniers nains se mêlent çà et là diverses variétés de pins et de chênes, qu’on emploie, le chêne surtout, comme bois de chauffage. Sur quelques points, principalement sur les landes et les plateaux incultes, croît l’herbe à savon, véritable oignon sauvage, dont les Indiens emploient le bulbe qui fait mousser l’eau. Enfin, au milieu des chênes et sur le flanc des montagnes, apparaît ce dangereux arbuste qui s’appelle la yedra. Cette plante vénéneuse produit, quand on la touche, des effets singuliers sur l’organisme. La peau rougit, se gonfle et se couvre même de boutons. Portée à la bouche, une feuille de la yedra peut empoisonner tout à fait. Le vent répand parfois au loin les émanations de cet arbrisseau malfaisant, et des villes entières se trouvent alors sous le coup d’une épidémie d’un nouveau genre. La flore dont on vient de parler disparaît après une certaine limite, et sur les plus hautes cimes, sur les plateaux élevés, se montrent les mélèzes, les cèdres et les sapins rouge et blanc. Ceux-ci sont utilisés comme bois de charpente, de construction et de mâture. Au milieu d’eux ont poussé ces cyprès gigantesques que leurs dimensions colossales rendent contemporains de la création, et dont on peut voir un spécimen au palais de cristal de Sydenham.

La faune californienne n’est guère plus intéressante que la flore, au moins pour le naturaliste. Le règne animal, à ne considérer que les espèces indigènes, est principalement représenté par des êtres inoffensifs, dont la chasse offre au mineur une de ses plus agréables distractions. Ce sont les lièvres, dont le jack-ass aux oreilles d’âne forme le type le plus curieux, les lapins sauvages, les écureuils de bois et de terre, le putois à l’odeur pénétrante, les perdrix grises et huppées, les coqs de bruyère, les faisans dorés, les oiseaux-mouches, les charpentiers. Ces deux oiseaux méritent une mention particulière. À une certaine époque de l’année, le charpentier fouille de son bec, comme avec une tarière, l’écorce tendre des pins, et c’est ce qui lui vaut son nom. Dans chacun des trous de forme conique ainsi creusés, il dépose un gland qu’il va cueillir sur un chêne, préparant ainsi sa provision pour l’hiver. Il n’est pas rare de rencontrer des troncs entiers de pins tapissés de la sorte ; mais souvent il arrive que l’Indien dévalise, pour son usage personnel, les magasins du charpentier. Il enlève les glands et les mange. Quant à l’oiseau-mouche, il se montre souvent dans les jardins de San-Francisco, surtout le matin et au déclin du jour. Il becquette les fleurs, mais s’enfuit au plus léger bruit, à l’arrivée même d’un autre oiseau-mouche. Suspendu au calice des roses, il s’enivre d’ambroisie, faisant entendre le battement rapide de ses ailes. On dirait le bourdonnement d’une mouche, et c’est peut-être autant de ce fait que de son extrême petitesse que cet oiseau tire son nom. Les seuls animaux dangereux qu’on rencontre en Californie sont quelques tarentules, des ours, dont l’attaque est parfois terrible, enfin certains crotales ou serpens à sonnettes. Le nombre des vertèbres de l’appendice osseux qui termine la queue des crotales marque leur âge, et leur morsure est d’autant plus à craindre qu’ils sont plus âgés. Roulés l’été dans la poussière des chemins, ou cachés sous des feuilles mortes, ils ne sont visibles que lorsqu’on marche dessus. Aussi n’est-il pas prudent de s’aventurer à pied dans les bois, et même sur les routes, sans porter des bottes. Le bruit que le serpent à sonnettes fait entendre quand il se meut rappelle celui du parchemin froissé, et il est assez fort pour avertir le passant. Dans le sud de la Californie, on trouve non-seulement des serpens à sonnettes, mais encore des tarentules dont la piqûre est presque aussi dangereuse que la morsure des crotales. Quant aux ours, aux renards argentés, autrefois très nombreux dans le pays, ils ont presque partout disparu à l’approche de l’homme, et se sont dirigés vers la sierra, où l’on retrouve aussi les cerfs, les antilopes, et quelques buffalos.

Le climat de la Californie est l’un des plus beaux du monde. Pendant plus de six mois de l’année, de la fin d’avril à la fin d’octobre, on jouit d’un ciel toujours pur, qu’aucun nuage ne vient obscurcir. La transparence de l’air est des plus grandes, et les nuits sont d’une sérénité remarquable. À San-Francisco néanmoins, depuis dix heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, la brise de mer amène un vent assez vif, et le terrain sablonneux des dunes qui bordent le rivage est soulevé au loin. Cette brise périodique et la disposition particulière de la baie sur laquelle est située la ville, peut-être aussi des courans sous-marins qui descendent des mers polaires, occasionnent un froid continu, et il n’y a pas, à proprement parler, de saison d’été à San-Francisco. L’hiver, ou si l’on veut l’automne, y est même l’époque de l’année la plus agréable, parce que c’est celle où le vent se fait le moins sentir. On a su profiter à San-Francisco de cette brise qui souffle si régulièrement tous les jours pour ériger une foule de moulins à vent, de construction très élégante, qui servent à élever l’eau dans les maisons et les jardins.

Si la saison chaude est inconnue à San-Francisco, il n’en est pas de même pour l’intérieur de la Californie, où durant trois ou quatre mois, de juin à septembre, il n’est pas rare de voir le thermomètre à l’ombre monter, surtout de midi à trois heures, jusqu’à 48 degrés centigrades. C’est une des plus hautes températures observées sur notre globe. Cette atmosphère brûlante est rafraîchie par les brises du matin et du soir, et la nuit le thermomètre baisse souvent jusqu’à 25 et même 22 degrés. Ces variations se font lentement, en quelque sorte comme les oscillations horaires du baromètre dans les contrées équatoriales, et le corps n’en souffre guère ; mais la chaleur est intolérable pendant le jour, surtout dans le sud du pays, et les effets s’en font sentir de toute façon. Les meubles craquent et se fendent, la couverture des livres se racornit comme si on l’avait exposée au feu. Le plus léger vêtement devient insupportable. L’eau acquiert dans les vases une température voisine du point d’ébullition ; les chandelles et les bougies fondent ; les objets en fer dans les appartemens, les pierres de couleur exposées au soleil, brûlent littéralement les mains par le simple contact. En retour, pendant la nuit, la sérénité du ciel n’est troublée par aucune formation de vapeurs, aucun dépôt de rosée, et tout l’été les mineurs dorment sans danger au grand air.

Au commencement ou vers le milieu de novembre viennent les pluies périodiques, et l’année se trouve ainsi divisée en deux saisons bien distinctes, la saison sèche et la saison pluvieuse, qui durent chacune à peu près six mois. Les pluies tombent de novembre jusqu’à la fin d’avril ; elles ne présentent pas l’intensité ni la continuité de celles des tropiques, et après une ondée de plusieurs jours, souvent torrentielle, il n’est pas rare de voir revenir le beau temps, avec un ciel aussi pur qu’en été et une température très douce. Les champs, dénudés par les fortes chaleurs, commencent alors à se couvrir de verdure. Mars et avril sont l’époque des fleurs, et ces prairies naturelles ; où l’herbe s’élève presque à hauteur d’homme, parfument l’air et réjouissent l’œil. C’est alors la plus belle saison de l’année pour la Californie, car vers la fin de mai les tapis de verdure disparaissent, tout à coup, avec les premières chaleurs.


II. — DIVISIONS ET LIMITES DE L’ETAT. — POPULATION. — VILLES PRINCIPALES. — CENTRE MINIERS.

La Californie, comme tous les états de l’Union, est divisée en comtés et en communes. Chaque comté correspond à peu près à nos arrondissemens de France ; chaque commune représente assez bien l’un de nos chefs-lieux de canton. La population d’une commune dans les États-Unis est en moyenne d’au moins 2,000 habitans ; les communes californiennes n’atteignent pas toutes ce chiffre. Quant au district, c’est une division purement judiciaire et politique. Le district comprend un nombre fixe de comtés. On nomme certains juges et les sénateurs par districts ; mais au point de vue administratif et géographique, la division par comtés et communes est la seule qu’il convienne d’admettre. La Californie comprend aujourd’hui quarante-cinq comtés. La plupart de ces comtés rappellent, par leur nom espagnol, l’ancienne domination mexicaine, bien que sous ce régime la Californie fût encore à l’état purement sauvage, sauf les établissemens religieux ou missions que l’Espagne y avait établis. Quelques comtés portent des noms indiens : Yolo, Klamath, Shasta, Siskiyou, Yuba, Tehama. Un comté est dédié, à Humboldt, un autre au capitaine Sutter. Un seul comté a reçu une dénomination à peu près anglaise, c’est celui de Trinity. Parmi les comtés à noms espagnols, ceux de Placer et d’Eldorado, dont l’appellation est significative, marquent les premiers points de l’exploitation de l’or. Il en est d’autres, en grand nombre, dédiés à des saints ou à des saintes. San-Diego, San-Bernardino, San-Joaquin, Santa-Barbara, Santa-Cruz, Santa-Clara, sont autant de souvenirs d’anciennes missions que les jésuites, et après eux les franciscains, avaient établies en Californie. Quelques comtés enfin portent de ces noms gracieux et cadencés dont la langue castillane est prodigue : Buenavista, Mariposa, Alameda, Nevada. Beaucoup de villes, surtout dans la sud de la Californie, à commencer par San-Francisco, ont gardé leurs noms mexicains : Benicia, San-José, Monterey, San-Luis Obispo, Los Angeles. La plupart ont en même temps conservé leur extérieur espagnol. Les villes du nord, de construction récente, sont généralement américaines : Jackson, Placerville, Marysville, Grass-Valley, Crescent-City. Sacramento, la plus grande ville de la Californie, la plus belle sans contredit, a tiré son nom du fleuve qui la baigne. Quelques villes portent celui de leur fondateur, comme Jamestown, Coulterville, ou d’hommes connus, comme Stockton[2]. D’autres localités, surtout dans les mines, attestent la nationalité de leurs premiers occupans. C’est French-Bar, Amencan-River, Chinese-Camp, Indiana-Diggings, Mormons’Settlement. Sonora rappelle le camp des Sonoriens, et la nationalité d’autres mineurs, premiers colons, chiliens, allemands, espagnols, se trouve également mentionnée dans des appellations caractéristiques. Ailleurs on peut remarquer des noms de pure fantaisie, comme Alpha, Omégay Poverty-Bar, Humbug-Hill, ou bien qui remettent en mémoire un fait fameux, comme Sébastopol. Beaucoup de localités enfin attestent l’exploitation de l’or et les rêves souvent satisfaits du mineur. C’est Ophir, dont les trésors ont sans doute égalé ceux des Phéniciens d’autrefois ; c’est Rich-Bar, Oroville, Quartzburgh, Gold-Hill, Eureka.

L’état de Californie est borné au nord par celui de l’Oregon et au sud par la péninsule californienne, connue aussi sous les noms de Basse ou Vieille-Californie, et qui appartient encore aux Mexicains. Il a pour limites à l’est la chaîne de la Sierra-Nevada et la rivière Colorado, à l’ouest les rives mêmes du Pacifique. L’étendue de terrain comprise dans ce périmètre est presque égale à la superficie de la France. Les différentes races qui habitent ce territoire sont encore les mêmes qu’aux premiers temps de l’exploitation des placers. Ce sont d’abord, en commençant par la race la plus nombreuse, les Américains, établis en maîtres sur le sol qu’ils ont conquis. Ils sont au nombre d’au moins 380,000, et ils ont apporté sur les bords du Pacifique leur fébrile activité de colons, leur indomptable énergie de pionniers ; Après eux viennent les naturels du pays, les Indiens, race apathique et paresseuse, dont le chiffre n’atteint plus que 60 ou 65,000 dans toute la Californie. Les Indiens ont d’ailleurs perdu sans retour, d’abord sous l’occupation mexicaine, et plus encore sous la dure domination des Yankees, le pays où, suivant leur pieuse expression, reposaient les os de leurs pères. Ensuite se montrent les Chinois, au nombre d’environ 40,000, travailleurs patiens, industrieux laveurs d’or, mais maltraités par les Américains, qui les oppriment, comme ils font des Indiens et des nègres, parce qu’ils ne sont pas de race blanche. Les Mexicains, soit indigènes, soit émigrés, y compris les Chiliens et les Péruviens, et quelques autres représentans des colonies hispano-américaines, forment aujourd’hui un contingent de près de,15,000 individus. Ils assistent avec indifférence au grand mouvement qui se poursuit autour d’eux. Les Français ; les Anglais, les Irlandais et les Canadiens, les Allemands et les Italiens, apparaissent dans chacun de ces groupes pour un chiffre à peu près égal au précédent. Tous ont conservé dans la nouvelle colonie leur caractère particulier : les émigrés de race saxonne, à tout jamais fixés dans le pays, forment un curieux contraste avec les émigrés de race latine, qui n’aspirent qu’à retourner dans leur patrie. Viennent enfin les nègres et les Kanaks de l’Océanie qui ne dépassent pas, tous ensemble, le nombre de 3 ou 4,000. En réunissant tous ces divers chiffres et en tenant compte de quelques nationalités européennes dont les représentans ont toujours été très clairsemés, tels que les Belges, les Suisses, les Polonais, les Hongrois et les Espagnols, on arrive, pour la population actuelle de la Californie, à un nombre total d’environ 550,000 habitans. Le nombre des femmes est encore très faible, un cinquième ou un quart au plus de la population[3].

Les principales villes de Californie, San-Francisco, Sacramento, Marysville et Stockton, sont non-seulement de grandes et belles cités, mais la position topographique de chacune d’elles est même exceptionnelle. San-Francisco s’élève à l’entrée de la plus vaste baie du monde ; Toutes les flottes des États-Unis pourraient s’y donner rendez-vous, et cette baie ne communique avec la mer que par un étroit goulet, poétiquement nommé la Porte-d’Or ou Golden-Gate. Cette ville compte aujourd’hui près de 80,000 habitans, et c’est bien la Reine du Pacifique, comme l’appellent les Américains avec un juste orgueil. En dix ans, elle a conquis sur Lima, la capitale du Pérou, Valparaiso et Santiago du Chili, la même supériorité qu’ont su acquérir les villes de l’Union américaine, Boston, New-York, Baltimore, Philadelphie, sur les cités beaucoup plus anciennes de l’Amérique du Sud, telles que Pernambuco, Bahia, Rio-Janeiro, Montevideo, Buenos-Ayres. Partout se retrouve ainsi l’éternelle question du développement vivace, énergique de la race anglo-américaine, comparé à la marche lente et rarement progressive des peuples de race espagnole. Les quais de San-Francisco ne sont pas ce qu’il y a de moins curieux dans cette gloire de la côte occidentale, the glory of the western coast, comme les Yankees nomment encore leur jeune colonie. Bâtis sur d’énormes pilotis de ce beau sapin rouge de Californie, qu’on recouvre de dalles en planches formant un immense parquet, les quais présentent un développement de plusieurs kilomètres. Chaque navire a sa place marquée. Ici sont les immenses clippers à quatre mâts, à la coupe élancée, venus de New-York ou de Boston, à côté d’autres clippers plus modestes qui visitent l’Australie, la Chine, les Philippines, les îles de la Sonde, l’empire britannique. Là sont amarrés les vapeurs gigantesques du Pacifique, véritables villes flottantes, plus loin les navires étrangers, et l’on peut dire que tous les pavillons du monde y apparaissent tour à tour. Les baleiniers du Pacifique et de la mer d’Okhotsk s’y montrent aussi par momens, et commencent à ne plus redouter aujourd’hui l’abord, autrefois si chanceux, des rives de l’Eldorado, qui faisaient tourner la tête à leurs matelots déserteurs. Puis viennent les steamers qui font le service des différens ports de la baie ou des fleuves et rivières de l’intérieur, ensuite de petits navires à voiles qui exécutent le même trajet, les voyages de la côte mexicaine et ceux de Taïti ou des Sandwich. Ici se montrent de nouveaux steamers qui naviguent vers les différens ports du nord de la Californie, de l’Oregon, et vont jusqu’à Vancouver ; à côté, d’autres vapeurs desservant la côte californienne dans le sud, d’escale en escale, jusqu’au port-limite de San-Diego. Au milieu de la baie sont parfois ancrés des navires de guerre. À l’horizon, une ligne peu élevée de montagnes verdoyantes ferme la perspective. Les blanches maisons d’Oakland apparaissent au pied de ces collines, baignées dans un voile transparent de vapeurs, qui s’élèvent du sein des eaux.

Sur les quais règnent la vie et le mouvement : ici les docks, qui reçoivent dans leurs vastes salles des marchandises venues de tous les coins du monde ; là des bazars en plein air où le marin fait ses provisions, ou bien les grog-shops où il vient s’abreuver d’eau-de-vie, sans craindre ces trappes, beaucoup trop nombreuses, formées à travers un plancher disjoint, et dont l’édilité san-franciscaine, oubliant un peu ses devoirs, laisse les quais toujours parsemés. Partout on remarque une dévorante activité. L’encombrement des marchandises qu’on débarque ou qu’on charge, les cris des portefaix, le va-et-vient rapide des voitures, le mouvement lourd des charrettes, sur lesquelles se tient debout l’Américain comme le triomphateur antique sur son char, la foule des passans affairés, tout présente un de ces spectacles exceptionnels particuliers aux grandes villes commerçantes. Le Chinois à la longue queue, aux culottes de soie et au chapeau pointu, le Mexicain drapé dans son sarape, le Chilien dans son poncho aux vives couleurs, le nègre vêtu d’oripeaux, qui passe en chantant et se dandinant, viennent, comme à plaisir, réjouir un tableau des plus animés déjà et des plus pittoresques.

À cinquante lieues environ de San-Francisco, — moitié sur la baie et moitié sur le Sacramento, — se trouve la ville qui porte le nom de ce fleuve, et qui est aujourd’hui la capitale de la Californie. Grande et belle cité, elle renferme près de trente mille habitans. C’est dans son voisinage que furent exploités les premiers placers ; de là son renom en Europe, où l’on ne connaît guère que cette ville et le port de San-Francisco. Des services réguliers de bateaux à vapeur mettent chaque jour en communication San-Francisco, Sacramento et Marysville, située plus avant dans le nord. Marysville est la plus gracieuse cité du Pacifique. Les environs en sont regardés comme le jardin de la Californie, et les abords parsemés d’élégans cottages. Il faut encore citer Stockton, qui occupe sur le fleuve Joaquin une position analogue à celle de Sacramento sur le fleuve de ce nom. La plaine qu’arrose le San-Joaquin est admirablement cultivée, et Stockton, ville d’entrepôt pour toutes les mines du sud, comme Sacramento et Marysville pour celles du nord, fait un commerce très important. C’est là qu’on embarque une grande partie du blé de la Californie. La population de Stockton est aujourd’hui d’environ 12,000 âmes. Ces villes, et beaucoup d’autres d’un ordre inférieur, sont toutes dotées de larges rues éclairées au gaz, bien alignées, souvent pavées ou macadamisées, et toujours munies de vastes trottoirs en dalles, en briques ou en planches. On y trouve plusieurs théâtres, des salles de concert, des lieux de réunion, des cafés. Dans d’immenses et magnifiques magasins, rappelant ceux de Londres, de New-York ; et de Paris, sont étalés les plus belles étoffes, les meubles les plus élégans, les bijoux les plus précieux. La monotonie du tracé géométrique des rues est rompue par des squares où des arbres répandent leur ombre sur un gazon semé de fleurs. Partout de vastes hôtels sont ouverts au voyageur : il y rencontre tout le comfort désirable, pourvu qu’il ait soin, s’il est étranger, d’abandonner ses habitudes nationales et de se plier aux mœurs du pays.

La plupart des maisons californiennes sont encore construites en bois, mais on remarque à San-Francisco de beaux édifices en pierre, particulièrement l’hôtel de ville, la douane, la poste et l’hôpital de la marine, qui datent de la naissance même de cette curieuse cité. C’est aussi dès les premiers jours de San-Francisco que fut élevé, dans la rue Montgomery, ce magnifique bâtiment, tout de granit, où sont maintenant installés les bureaux de la plus puissante maison de banque de la Californie. Ce granit fut envoyé de Chine, débité et taillé à l’avance, car la main-d’œuvre était alors trop chère dans les villes de l’Eldorado pour qu’on pût songer un instant à extraire et à tailler avec avantage les granits du pays. C’est encore de cette époque que date le fameux bloc de Montgomery, assurément l’une des plus vastes maisons qui existent dans les villes modernes, et l’une des mieux ordonnées pour l’architecture extérieure. La Californie se prête malheureusement très peu aux constructions en pierre. Les grès et les calcaires manquent presque partout, principalement dans le voisinage des villes, et la brique, que l’on emploie de préférence, est encore fort coûteuse et d’assez, médiocre qualité. On a commencé aussi à bâtir en fer, et l’on a élevé de la sorte une cinquantaine de maisons à San-Francisco. Les constructions mexicaines en adobe (lattes et terre) n’ont jamais convenu aux Américains, et les cinq ou six bicoques ainsi construites qui restent à San-Francisco perdues dans un coin de la ville datent du bon temps où la reine du Pacifique s’appelait du nom modeste d’Yerba-Buena. Quant aux constructions en granit, les frais de transport et de mise en œuvre en rendent toujours le prix très élevé. Ces matériaux n’ont été jusqu’ici employés que dans des cas spéciaux, pour des fortifications par exemple, des bordages de trottoirs, des pavages de rues, ou bien pour des édifices somptueux, mais non pour la construction habituelle des maisons. Celles-ci sont encore presque toutes bâties en bois, sauf dans un rayon déterminé, où l’on ne tolère plus comme matériaux de reconstruction, après un cas d’incendie, que la pierre, la brique ou le fer. Les maisons américaines sont toujours d’une très grande élégance, même extérieure, et il est difficile de se faire une idée du luxe et du bon goût que les Yankees, grossiers sous tant d’autres rapports, déploient dans l’édification et l’ameublement de leurs demeures.

Si l’on désire, connaître comment se groupe la population de l’une des principales villes de Californie, il faut prendre la plus importante, San-Francisco. La population de cette ville était en 1859 d’à peu près 80,000 habitans, La population male et de race blanche comprenait environ 50,000 individus, dont la neuvième partie seulement formée d’étrangers : Français, Allemands, Espagnols des colonies, etc. Le chiffre des femmes n’atteignait guère que la moitié de celui des hommes. Le restant de la population se composait d’environ 4,000 Chinois et 1,600 nègres. Sur une population juvénile comptant 7,767 Individus de cinq à dix-huit ans, 6,201 fréquentaient les écoles, et ce qu’il y a de curieux, le nombre des garçons, 3,885, était, à deux unités près, égal à celui des filles, 3,883. Un journal du pays s’est réjoui de ce fait en rappelant l’année 1852, où il n’y avait encore à San-Francisco qu’une femme pour sept hommes.

Les chiffres d’après lesquels se groupent les principales professions sont curieux à noter. On a calculé qu’au mois de juillet 1860 il existait à San-Francisco 800 liquoristes. Après eux vient l’honorable corporation des épiciers, dont les membres sont au nombre de 373 ; puis apparaissent les avocats, qu’on retrouve partout en rangs serrés, 288, et derrière ceux-ci les tailleurs et les marchands d’habits, dont le chiffre est à peu près égal au précédent, ainsi que celui des hôteliers. Les médecins, venus souvent on ne sait d’où, et les courtiers, qui n’encombrent pas la place, bien qu’il n’y ait aucun monopole, atteignent les uns et les autres presque le chiffre de 200. Les bouchers, les débitans de tabac, qui font d’excellentes affaires, les marchands de nouveautés, dont beaucoup sont Français, les charpentiers, enfin les coiffeurs et les barbiers, que l’on retrouve en Amérique jusque sur les bateaux à vapeur, gravitent, dans chaque catégorie, entre les nombres de 100 et 150. Toutes les autres professions, baigneurs, armuriers, imprimeurs, chapeliers, etc., n’égalent pas ensemble le seul chiffre des débitans de liqueurs.

La population des centres miniers californiens, des camps, comme on les nomme, est distribuée d’une manière un peu différente. Cette population rappelle encore, bien que de fort loin, les mouvemens orageux de la première immigration. Elle se compose essentiellement de marchands et de boutiquiers faisant le gros et le petit commerce, d’hôteliers, aubergistes et logeurs en garni, de liquoristes et cafetiers, toujours en majorité comme à San-Francisco, de bouchers et de boulangers, etc. Les races se partagent à peu près ainsi dans les centres miniers : environ un tiers d’Américains tenant hôtels, buvettes, grands magasins et dépôts de marchandises, et exerçant les fonctions administratives communales : celles de juge de paix, de constable, etc. ; les Anglais et surtout les Irlandais, occupés à divers métiers ; les Italiens, d’ordinaire jardiniers ou marchands ; les Français, blanchisseurs, bouchers, maçons ou forgerons ; les Mexicains et Chiliens, généralement très peu occupés ; des Juifs allemands tenant magasins d’habits confectionnés ; enfin des Chinois, jardiniers ou laveurs d’or, ordinairement relégués dans un quartier spécial, et souvent dans un faubourg éloigné, où la haine de l’Américain semble encore vouloir les poursuivre. Quelques nègres, savetiers, barbiers ou baigneurs, et quelques Indiens perdus complètent la population. Dans beaucoup de centres, plusieurs centaines d’Indiens, véritables tribus nomades, campent ou rôdent aux alentours une partie de l’année ; ils vivent quelque temps en maraudeurs et se transportent ensuite en d’autres lieux, pour revenir plus tard au même point.

Bien que renfermant parfois 5 ou 600 habitans à peine, les centres miniers ne méritent pas le nom de villages, que l’on pourrait, à cause de cette infime population, leur donner en d’autres pays. Ce sont de véritables villes, à l’état d’embryon si l’on veut, mais qui n’en méritent pas moins un tel nom par l’intelligente largeur des dispositions et l’ampleur de quelques-uns de leurs édifices. On y trouve en outre toute sorte de magasins convenablement fournis, et toujours un grand hôtel au moins. Aux environs sont les placers et les mines avec leur population active et travailleuse. Çà et là s’élèvent de nombreuses cabanes abandonnées. Ces ruines d’une nouvelle espèce, dans un pays si jeune, témoignent d’un passé plus animé encore que le présent. Si l’on s’élève sur une montagne, c’est souvent le vide seul et la solitude que l’on découvre dans le plus lointain horizon, et ce calme étonne et attriste l’âme dans une contrée qui paraît si agitée à la surface.


III. — LES VOIES DE COMMUNICATION.

Les Américains voyageant beaucoup, ils aiment à voyager vite ; les distances ne les effraient pas, et nombre de négocians font le trajet de la Californie aux états atlantiques une fois par an. Pour le faire promptement, on a ouvert trois passages interocéaniques, dont celui de l’isthme de Panama est encore le plus suivi, et l’on a rejoint chacune des extrémités de ces passages par des lignes de bateaux à vapeur. Ces lignes sont en relation avec New-York, La Havane, la Nouvelle-Orléans d’une part, Acapulco et San-Francisco de l’autre. De plus, il y a sur chacune des lignes un service subventionné par le gouvernement fédéral et un autre né de la concurrence ; ce dernier est souvent préférable malgré les charges énormes qu’il doit seul supporter.

On fait sur ces navires, en vingt ou vingt-deux jours seulement, le trajet de près de dix-huit cents lieues entre New-York et San-Francisco. D’immenses bateaux à vapeur, très élégans et très bien tenus, peuvent porter jusqu’à quinze et dix-huit cents passagers, et 2,500 tonnes de marchandises. Le prix du voyage est de 1,000 ou 1,200 fr. pour les cabines de première classe, et le mouvement des passagers est toujours très grand. Quelques steamers de la compagnie Pacific Mail sont de véritables villes flottantes, et qui n’a pas vu le Golden Gate par exemple ne peut se figurer à quel degré d’importance est arrivée sur le Pacifique la marine à vapeur des États-Unis.

Muni d’un léger bagage, qui souvent tient sans encombre dans sa cabine, l’Américain s’embarque, un sac de nuit à la main. Les voyageurs étrangers affichent au contraire un luxe et un déploiement de malles, de coffres, de caisses de tout genre ; le Yankee les admire et s’étonne ; il se demande quelle devrait être la grandeur des navires si chaque passager emportait autant de bagages avec lui. Le déjeuner et le dîner sont servis à l’américaine. Ils se composent essentiellement, en premier lieu, d’une série de mets rudimentaires étalés sur la table dans de petites assiettes de forme spéciale. Ce sont des légumes bouillis, isolés chacun sur un plat : ici un oignon, là un navet ou une carotte, à côté l’épi de maïs blanc, mets national, plus bas une pomme de terre ou une patate. On dirait autant d’échantillons. Ils sont la proie du premier qui s’en empare d’un coup de fourchette victorieux. Chaque table est présidée par l’un des officiers du bord, découpant les pièces de résistance pour ses cinq ou six voisins. Une série de nègres transformés en officiers tranchans, divisent sur une table, au milieu du salon, les mêmes pièces pour les autres passagers ; c’est invariablement le beefsteack ou le roastbeef traditionnels, tous les deux aux pommes de terre et précédés d’un poisson frit. Il va sans dire qu’à tous les repas on change les assiettes le moins possible, car les Yankees mangent tout dans le même plat, jusqu’aux confitures. L’usage de la serviette est aussi complètement inconnu. Les délicats en portent une attachée à leur bagage, ou se servent de leur mouchoir. Souvent aussi le bout de nappe qui pend devant chaque convive est mis à contribution. Avant la fin du repas, chacun s’accoude sur la table, et ce sans-gêne primitif vient compléter à souhait le peu de luxe du festin. Sur plusieurs des steamers du Pacifique, le service du dîner se fait militairement. Les nègres arrivent sur deux files, marchant au pas. Ils tiennent un plat de chaque main et le déposent sur la table en trois temps et trois mouvemens, indiqués par trois coups de sonnette du chef steward, ou munitionnaire du bord. Cet exercice est fort curieux et plaît beaucoup aux étrangers.

Les amusemens sur le steamer ressemblent aux distractions de tout voyage maritime. La bibliothèque du bord n’est guère composée que de quelques bibles, dont l’aspect graisseux et la date ancienne feraient croire qu’elles ont beaucoup servi, bien que personne n’y touche. Chaque passager, avant de s’embarquer, s’est muni d’un livre, et pour l’ordinaire d’un roman. C’est naturellement le roman américain qui trône en maître sur le navire. Divisé sur deux colonnes imprimées en caractères serrés, il fatigue tellement la vue que plus d’un voyageur, depuis le jour néfaste du départ jusqu’au jour si heureux de l’arrivée, n’a jamais fixé ses regards que sur une seule et même page. Sur le pont, l’Américain pensif mâche du tabac en silence. On a eu soin de disposer à son usage d’immenses et nombreux appareils d’une forme particulière, rappelant des moules à pâtés gigantesques, et qui permettent aux Yankees de se livrer à leur goût singulier sans souiller la netteté du parquet.

Le dimanche, on célèbre le service divin. La ferveur est quelquefois si grande, ou, si l’on veut, le besoin de satisfaire à l’habitude est si impérieux, qu’on a vu sur le Golden-Gate, en l’absence du ministre protestant, une partie des passagers demander à un prêtre catholique de faire un sermon religieux, Celui-ci prêcha en espagnol, qu’il parlait mieux que l’anglais, et tout l’équipage vint l’entendre. Tous, passagers, marins et officiers du bord, l’écoutèrent attentivement. Les trois quarts d’entre eux cependant ne comprenaient rien à ce discours. C’est surtout à bord de ces vapeurs que l’on peut apprécier de quel degré de patience et de résignation est capable l’Américain. Dans un des voyages du Sonora, de Panama à San-Francisco, en 1859, comme il y avait beaucoup plus de personnes embarquées que ne le permettaient les aménagemens du navire, un grand nombre de passagers se virent condamnés à coucher sur les tables et les canapés du salon. Pas un ne songeait à se plaindre. Ils attendaient tranquillement dix heures du soir pour commencer un sommeil souvent troublé par les mouvemens du navire, et le matin, dès quatre heures, ils quittaient leur lit improvisé pour permettre aux gens de service de nettoyer la salle. Le passage fut assez long et pénible, car la tempête s’en mêla. Tous ces dignes Yankees n’en signèrent pas moins un acte public de remercîment que les passagers adressèrent au capitaine pour la bonne direction du navire pendant la bourrasque. Ce calme stoïque des Américains contraste singulièrement avec la mauvaise humeur des passagers étrangers. Ceux-ci, au nombre de quatre ou cinq, font quelquefois plus de bruit par leurs plaintes, leurs cris ou leurs disputes, que tous les Américains du bord réunis. C’est le vin qui est mauvais, l’eau trouble ou point assez fraîche ; c’est la glace qui manque, c’est le service qui se fait mal partout. L’Américain au contraire ne réclame rien, et pense que, si l’on ne fait pas mieux, c’est probablement parce qu’on ne peut mieux faire.

On va de San-Francisco à Panama en douze ou quatorze jours, et cette distance est de 3,250 milles marins, soit 1,080 lieues. Les escales ne sont ni nombreuses ni longues. On s’arrête quelquefois sur la côte du Mexique, à Manzanillo, pour prendre des lingots d’argent, et toujours à Acapulpo, où l’on embarque du charbon et des vivres frais, où l’on prend aussi des passagers. Ces derniers sont souvent des fugitifs de l’un ou l’autre camp des troupes mexicaines. On sait que les révolutions intestines sont passées à l’état chronique au Mexique depuis 1822. La ville d’Acapulco est située dans une délicieuse position, mais la guerre de l’indépendance l’a ruinée, et la fièvre décime la population. C’était, sous la domination espagnole, un port assez commerçant. Aujourd’hui, quand le vapeur jette l’ancre devant Acapulco, des négrillons montés sur des pirogues et des Indiens à moitié nus apparaissent comme par enchantement. Ils offrent au passager des ananas, des oranges, des régimes entiers de bananes, des colliers et des paniers faits de coquillages, enfin toutes les séductions des tropiques. Les voyageurs peuvent du reste descendre à terre et visiter la ville, en bravant, il est vrai, un coup de soleil. Les maisons sont basses et sans étages, pour résister aux tremblemens de terre. Par une fenêtre ou une porte entr’ouverte, on aperçoit souvent, mollement balancée sur son hamac, une brune Mexicaine aux belles épaules, se livrant aux douceurs de la sieste. La ville semble parée pour ce jour-là, et dans la rue principale, comme sur le bord du rivage, des marchands en plein vent établis sur une longue file cherchent à attirer le passager débarqué pour quelques heures. Le bruit du canon annonce le départ comme l’arrivée. Pas de douane, pas de police, aucune visite d’officier mexicain. L’Américain est là comme chez lui ; on dirait que le Mexique lui appartient déjà et qu’il n’y souffre que par complaisance la race espagnole. Lorsqu’on arrive à Panama, c’est mieux encore. À peine le vapeur est-il signalé que la locomotive chauffe, et qu’un train express se prépare. Les Américains ont leur quai où ils abordent, et au coup de sifflet de la locomotive Panama disparaît, à peine aperçu par le voyageur. En moins de quatre heures, on arrive à Aspinwall, que les Américains persistent à ne pas appeler Colon. Le nom espagnol du grand navigateur qui le premier a touché ces parages a dû faire place au nom du banquier yankee qui a créé la ville moderne, et il n’y a plus que les Néo-Grenadins, auxquels appartient encore la ville, qui veulent bien l’appeler de son nom officiel de Colon. À Aspinwall, le chemin de fer arrive jusqu’au quai, où malles et voyageurs s’embarquent à nouveau. Le navire, que le télégraphe a prévenu de Panama, est sous vapeur, et l’on repart sans délai, recueillant quelques nouveaux voyageurs venus des Antilles ou de l’Amérique du Sud. On ne s’arrête plus qu’à La Havane, et l’on fait en huit ou dix jours les 2,200 milles qui séparent Aspinwall de New-York. Comme sur le Pacifique, les steamers sont splendides de luxe et de décors, et les dimensions en sont gigantesques, surtout dans les vapeurs de la compagnie Vanderbilt.

Sur tous les steamers américains, et quoi qu’on ait pu écrire en France à ce sujet, les appareils à vapeur sont toujours dans de bonnes conditions d’installation et d’entretien ; ils doivent avoir été préalablement éprouvés et autorisés. Néanmoins l’un des vapeurs qui faisait en 1859 le service de San-Francisco à Stockton, le Bragdon, jouissait d’une réputation si mauvaise pour l’état de ses chaudières, que peu de passagers s’y embarquaient. Le hasard ayant fait que ce vapeur m’était toujours échu, je pris des informations, et j’appris des officiers du bord que les chaudières avaient été entièrement changées depuis un an. Ce steamer, il faut le dire, avait sauté une première fois avec sa cargaison de voyageurs. Il vivait donc sur sa mauvaise réputation, et sans doute, bien qu’avec des chaudières neuves, il ne s’est pas encore lavé à cette heure, aux yeux du public san-franciscain, de ses méfaits des temps passés. — Le Bragdon a-t-il enfin sauté ? demandent toujours bien des voyageurs californiens, qui semblent attendre cette épreuve définitive pour reprendre place à bord de ce vapeur.

Le voyage de San-Francisco à Stockton ou à Sacramento est le plus agréable qu’on puisse faire en Californie. En quittant les wharves ou quais, on passe devant l’étroit goulet par où pénètrent les eaux du Pacifique, puis on entre dans la baie de San-Pablo, qui fait suite à celle de San-Francisco. On rencontre, sur des îlots arides, une nuée d’innombrables pélicans, cormorans et autres oiseaux marins. Gorgés de poissons, ils préludent avec un religieux recueillement à leur digestion d’abord, puis à la confection du moderne guano. Quand on les voit là par milliers, couvrant le rocher sur lequel ils se posent de manière à ne laisser aucune place vide, on comprend aisément que tant d’opérateurs à la fois finissent à la longue par déposer une couche appréciable de leurs excrémens si précieux. La baie de San-Pablo est assez éloignée de la pleine mer pour être toujours calme, et l’on se croirait dans un lac de la Suisse. Les petits navires aux blanches voiles que l’on croise à chaque pas, le mont du Diable, que l’on aperçoit à droite, élevant, dans le fond bleu du ciel, son piton isolé jusqu’à près de quatre mille pieds, tout concourt à compléter l’illusion. En quittant la baie de San-Pablo pour entrer dans la troisième baie, celle de Suisun, on touche d’abord à Mare-Island, arsenal et station navale de la marine fédérale dans le Pacifique, ensuite à Benicia, où sont établis d’abord les ateliers de la puissante compagnie maritime Pacific Mail, ensuite le quartier-général de l’armée fédérale en Californie. Benicia, la Venise américaine, et Martinez, » cité agricole située en face, gardent comme deux sentinelles l’entrée étroite de la baie de Suisun. C’est dans cette dernière que débouchent, à quarante-cinq milles de San-Francisco, le San-Joaquin aux rives basses et marécageuses, semées d’ajoncs, et le Sacramento aux bords verdoyans et fertiles, qui rappellent ceux de la Saône. Stockton sur le San-Joaquin, Sacramento sur le fleuve dont elle a pris le nom, se trouvent chacune à cent trente milles environ de San-Francisco.

À Stockton s’arrête la navigation à vapeur et à voile sur le San-Joaquin ; mais on remonte le Sacramento jusqu’à Colusa et Red-Bluffs, tout à fait dans le nord, sur plus de cent soixante milles de longueur. On entre aussi dans la rivière Yuba jusqu’à Marysville, à près de cinquante-cinq milles de Sacramento. C’est, on le voit, un assez grand développement de navigation fluviale, si l’on part surtout de l’embouchure des fleuves Sacramento et San-Joaquin. Ce qui doit le plus étonner toutefois, c’est la hardiesse même de cette navigation, qui devient surprenante, pour ne pas dire plus, quand on a dépassé la ville de Sacramento. J’ai descendu en 1859 aux premiers jours d’octobre, c’est-à-dire à l’époque des plus basses eaux en Californie, le Feather-River et le Sacramento, en partant de Marysville. On mettait six ou sept heures pour faire les cinquante-cinq railles qui par eau séparent Marysville de Sacramento. Le vapeur était un bateau plat et léger. Il jaugeait tout juste assez d’eau pour ne pas toucher le fond de la rivière, dont, en certains parages, un pied à peine le séparait. En d’autres points, des bancs de sable mis à découvert forçaient le navire à se tenir soigneusement dans le chenal. L’eau était sale et boueuse, et le fond s’exhaussait tous les jours par la décharge de tous les canaux des placers. Une déviation de quelques mètres du fil de l’eau, ligne mathématique dans ce cas, aurait suffi pour faire échouer le navire ; mais les Américains ont, en fait de navigation, le coup d’œil le plus sûr et le sang-froid le plus étonnant qu’on puisse voir. Monté dans cette cahute élevée, qui domine l’avant du navire, le timonier, impassible à la barre, mesurait de l’œil le sillage à tracer : le vapeur approchait quelquefois du bord des rives jusqu’à les toucher ; mais aucun accident n’arriva.

On ne saurait passer sous silence, quand on s’occupe de la navigation en Californie, les merveilles que les clippers américains ont réalisées sur le Pacifique. Ces immenses navires, aux formes élégantes et sveltes, portant plusieurs milliers de tonneaux, font souvent en moins de cent jours la traversée de San-Francisco à New-York et à Boston. Comme on compte environ 20,000 milles marins de route par, le cap Horn, c’est pour cent jours une marche moyenne de 200 milles en vingt-quatre heures ; or l’on sait que le mille marin est égal à 1,862 mètres et que deux de ces milles font à peu près une lieue terrestre. Beaucoup de bons bateaux à vapeur ne vont pas plus vite que les clippers. Il est vrai que les vents alizés et les courans sous-marins interviennent ici d’une manière favorable, car les clippers suivent tous la marche qui leur a été indiquée par le commandant Maury, directeur de l’observatoire de Washington. On connaît les belles études de cet illustre marin sur les courans de l’atmosphère et de la mer. Auparavant il fallait six mois pour aller des États-Unis à San-Francisco par le cap Horn ; aujourd’hui, grâce au commandant Maury, la route peut être raccourcie de moitié, et l’on se demande pourquoi nos navires marchands, partis du Havre, de Nantes, de Bordeaux ou de Marseille, mettent encore cent quatre-vingts jours et plus pour atteindre San-Francisco, Des navigateurs des colonies espagnoles sur le Pacifique m’ont assuré que, dans leur course au cabotage, ils avaient vu souvent apparaître et disparaître en quelques heures à l’horizon plusieurs de ces clippers américains naviguant à toutes voiles. Il résulte des livres de loch que certains de ces bâtimens atteignent parfois la marche miraculeuse de seize ou dix-huit milles à l’heure, qu’aucun steamer n’a encore dépassée. Le développement de voilure est incroyable sur le clipper, et il n’est pas de plus beau spectacle en mer que celui d’un de ces immenses navires, les quatre mâts blanchis par les voiles, fendant les flots avec une rapidité qui atteint quelquefois jusqu’à 32 kilomètres à l’heure, vitesse moyenne d’un train de marchandises sur les voies ferrées. Les deux plus beaux voyages de clippers américains qu’on ait cités dans cette course sur les deux Océans sont ceux du Great Republic et du Flying Cloud en 1851. Partis de New-York, ils arrivèrent à San-Francisco, le premier en quatre-vingt-sept jours, le second en quatre-vingt-neuf, après avoir fait des journées de 375 milles, soit en moyenne 16 milles à l’heure.

Les voies de communication par terre n’ont pas été plus négligées en Californie que les voies navigables, et la jeune colonie américaine compté déjà plus d’un chemin de fer. Le plus fréquenté est celui de Sacramento à Folsom, côtoyant la rivière américaine. De Folsom partent toutes les diligences pour le nord de la Californie. On a calculé que près de cent mille passager, sont chaque année transportés sur le chemin de fer de Folsom. Parmi les voies ferrées qui sont en construction se présente au premier rang la grande ligne transcontinentale entre le Mississipi ou l’un de ses affluens et l’Océan Pacifique. Sept projets ont été étudiés sous la surveillance du département de la guerre à Washington. La distance moyenne est au moins de 2,000 milles américains ou 800 lieues. Sur le tiers ou le quart de cette distance existent des terres arables. Le coût total de l’établissement de la voie, d’après les devis, varierait, suivant les cas, entre 600 et 850 millions de francs. Ces sommes n’ont rien d’exagéré, et il faut même la simplicité, la promptitude et l’économie que les Américains apportent dans tous leurs grands travaux pour ne pas atteindre un total beaucoup plus élevé. Le parcours est en effet non-seulement très étendu, mais parfois très difficile ; le bois et l’eau manquent à la fois sur beaucoup de points. La rivalité et l’opposition jalouse des états du sud ont peut-être seules empêché jusqu’à ce jour l’établissement de cette immense route ferrée, qui sera sans contredit l’une des plus grandes merveilles de ce siècle.

On voyage sur les chemins de fer californiens dans les mêmes conditions de comfortable qu’on retrouve sur tous les rail-ways de l’Union[4]. Aussi fait-on presque sans fatigue de très longs voyages, d’une durée quelquefois de plusieurs jours. Seuls, les nègres et les Chinois sont sacrifiés sur les rail-ways comme ailleurs ; on leur assigne en Californie, suivant la coutume américaine, un caisson à part où, alignés sur des bancs de bois, ils jouissent du seul droit qu’on leur concède, d’attendre que le voyage soit au plus tôt terminé.

Les routes de terre en Californie sont loin d’être aussi commodes que les chemins de fer. À peine tracées, elles ne sont nivelées que sur les points où la nature a laissé à l’homme tout seul le soin de se ménager un passage, comme dans la traversée des montagnes ou le passage des rivières. Il en résulte que ces routes condamnent le voyageur à l’une des plus rudes épreuves auxquelles il puisse être soumis. Ce n’est pas que la voiture ne soit bonne. Fait comme ces énormes véhicules, style Louis XIV ou Louis XV, que l’on voit représentés sur nos anciennes gravures, le stage, — ainsi l’appellent les Américains, — est suspendu avec soin sur des ressorts en acier malléable. Neuf places occupent l’intérieur, toutes égales pour le prix : trois en avant, trois en arrière, trois au milieu. Les places d’avant sont généralement réservées aux dames. Les places du milieu sont peut-être les meilleures, bien qu’on n’y soit soutenu sur son siège que par une bretelle de cuir qui va transversalement d’une portière à l’autre, et qui prend le voyageur par le dos. Inutile de dire que les mœurs démocratiques des États-Unis ne permettent pas l’usage du coupé ni de la rotonde. Quelques sièges, pour ceux qui ne craignent pas les coups de soleil, sont réservés sur l’impériale de la voiture, à côté du conducteur. Là se placent, avec une partie des colis, les voyageurs curieux d’observer le paysage. Les Chinois occupent aussi ce poste, car on ne les souffrirait guère dans l’intérieur.

Le véhicule est parfaitement rembourré. Sur les panneaux de l’intérieur ’est déployé un luxe de peintures dont l’étranger demeure surpris. Le plafond et les portières sont tapissés de tableaux aux couleurs vives, représentant de belles campagnes ou des nymphes très décolletées. Le postillon est l’automédon le plus habile que les deux mondes puissent offrir. Imperturbablement, fixé sur son siège, il conduit à grandes guides les quatre ou les six bucéphales confiés à sa main assurée. À chaque poste on relaie, et les voyageurs descendent un instant pour échapper à la poussière intolérable de la route, à la chaleur plus insupportable encore de l’intérieur. On fait de cette façon de 12 à 14 kilomètres à l’heure, soit plus de trois lieues. Les voyageurs ne se ressentent que trop de la manière rapide dont on avance. Les cahots les plus violens lancent les infortunés novices au plafond du véhicule, et ils retombent ensuite lourdement sur leur siège. Dans les pays montagneux, le coche est remplacé par ce qu’on appelle un wagon. C’est une vraie charrette non suspendue, et sur les côtés de laquelle tombent des portières de cuir noirci, pour garantir l’intérieur de la poussière et du soleil. Le voyageur est moulu, il est brisé après une ou deux heures. Les femmes ne pourraient sans danger aborder ces véhicules. Quant au postillon californien, que ce soit en coche ou en wagon, il ne sent rien, il va toujours du même train. À chaque relai, il descend prestement ouvrir la portière aux voyageurs, leur criant le lieu de l’arrivée ou le changement de voiture. Il remue, charge et décharge les malles, attelle et dételle les chevaux, car il n’y a aucun conducteur avec lui : il s’arrête le moins possible et repart du même train. Ne lui donnez aucune bonne-main, aucun pourboire en argent, il se fâcherait : il est votre égal ; offrez-lui seulement un verre de brandy, il acceptera toujours et de bon cœur, et il boira à votre santé avec tout le respect et les formes qu’apportent les Américains dans cet acte important.

Mais on arrive à une station principale, on va descendre pour dîner. Pendant que les dames se dirigent vers un élégant salon de repos qui leur est réservé, tous les hommes se rendent, avant d’aller à table, à un cabinet de toilette où quelques lavabos en fer-blanc se prélassent sur un évier. Une glace modeste est pendue au mur. Un peigne, retenu par une ficelle, pour que tous s’en servent sans que personne ne l’emporte, lui tient compagnie. On assure que, dans certaines stations, une brosse à dents commune complète ce mobilier. Un peu plus loin tourne autour d’un rouleau une serviette sans fin où chacun vient s’essuyer le visage. Sur une chaise sont des brosses pour les habits et les souliers. Quand l’Américain a de son mieux réparé les désordres du voyage, il passe à la buvette. Il s’y met en complet appétit par un verre d’absinthe ou de sherry, en attendant que le son de la cloche appelle les convives à table. Là, comme dans le coche, aucune distinction n’existe, aucune place n’est réservée. Tous, pourvu qu’ils aient la peau blanche, touristes, ingénieurs, mineurs, charretiers, rouliers, marchands, fonctionnaires publics, fussent-ils du plus haut comme du plus infime grade, prennent une même place comme une même part à ce festin ; mais si l’égalité la plus complète y règne, le silence le plus profond, la décence la plus respectueuse s’y font aussi remarquer. Qui que vous soyez, placez-vous sans difficulté à table ; asseyez-vous sans regret auprès de ces hommes en apparence si grossiers : vous n’aurez pas à vous en repentir. Ils mettront peut-être les coudes sur la nappe, et mangeront tout sans serviette et dans le même plat, en moins de dix minutes ; mais vous n’entendrez aucune parole incongrue, aucune dispute inconvenante. Le dîner fini, ils passeront sans bruit à la buvette pour payer leur écot, ingurgiter quelque spiritueux et allumer leur cigare en silence, en attendant le nouveau départ du coche, promptement attelé.

Les routes qui sillonnent la Californie ont été ouvertes sans beaucoup de frais ; aucun cantonnier n’y est chargé d’un entretien régulier, et tous les travaux d’art qu’on y observe, ponts ou viaducs, tranchées ou murs de soutènement, ont été faits le plus simplement et le plus vite possible, suivant la coutume des ingénieurs américains. Quelques routes, construites par les particuliers eux-mêmes, sont munies de barrières où l’on acquitte un péage, comme en Angleterre. Ceux qui les ont établies peuvent de la sorte se rembourser de leurs frais, et c’est ainsi que la Californie a pu jouir en peu d’années d’un véritable réseau de routes. Les parcours journaliers s’accomplissent régulièrement jusqu’aux distances les plus reculées, et, quels que soient le temps, la saison et la longueur du trajet, les diligences partent et arrivent à l’heure.

Ce n’est pas là ce qu’il faut encore le plus admirer. Une route de terre, à travers la Sierra-Nevada et les Montagnes-Rocheuses, réunit San-Francisco à Saint-Louis et à Memphis sur le Mississipi, et de là, par cet immense développement de chemins de fer que les Américains seuls possèdent, à toutes les villes de l’Union, à tous les ports sur l’Atlantique. Deux fois par semaine, des diligences partent de San-Francisco pour Saint-Louis ou Memphis, et en arrivent. Elles ne mettent en moyenne que vingt-deux jours (terme légal vingt-cinq jours) pour accomplir ce long voyage de près.de neuf cents lieues. C’est la plus longue distance peut-être qu’une voiture ait jamais parcourue ; dans tous les cas, c’était dans le principe la plus difficile et la plus périlleuse, puisque la route venait d’être simplement explorée. Le premier de ces voyages, regardé en Californie et dans toute l’Union comme un événement, fut officiellement accueilli à San-Francisco par un salut de cent un coups de canon, et la joie populaire, ne connaissant plus de limites, acclama comme un véritable triomphateur l’heureux postillon qui le premier avait franchi ce trajet. Six chevaux frais furent attelés à la diligence, et elle dut parcourir, tantôt au pas, tantôt au trot ou au galop, les diverses rues de la ville. Ceci, ne l’oublions pas, se passait en 1857, c’est-à-dire huit ans à peine après la découverte de l’or.

Le service dont on vient de parler est celui de la Great overland Mail, pu grande malle de terre. C’est par là que la plupart des négocians de San-Francisco envoient à New-York ou en Europe le double de leur correspondance, prévoyant le cas où l’original se perdrait avec la malle maritime. La grande malle de terre emporte ainsi à chaque départ plusieurs milliers de lettres. Tout récemment, pour maintenir ce service, la poste lui a même confié le transport exclusif de ses paquets. Les lettres ont alors atteint jusqu’au nombre de quinze ou dix-huit mille, et se sont maintenues dans une moyenne de huit ou dix mille à chaque départ, répété deux fois par semaine. C’est encore par la malle overland que beaucoup de lettres et de journaux des États-Unis et d’Europe arrivent en Californie et devancent la malle maritime, qui en 1859 ne partait que deux fois par mois. Le télégraphe signale les principales nouvelles apportées par la malle de terre des son. entrée en Californie, au moins trente-six heures avant qu’elle n’arrive à San-Francisco. En quittant le Mississipi, la malle a également reçu les dépêches pendant les trois premiers jours qui suivent son départ, et il n’est pas rare de cette façon qu’un événement qui s’est passé à Londres ou à Paris soit connu à San-Francisco moins d’un mois après. — Beaucoup de voyageurs préfèrent la malle de terre à la voie de mer, malgré les incommodités de la voiture et les attaques imminentes des Indiens du désert. Le voyage est des plus fatigans ; on marche jour et nuit, et l’on ne s’arrête dans les stations échelonnées sur la route que le temps strictement nécessaire. L’eau manque sur une certaine longueur du parcours, et il faut l’emporter avec soi, ainsi que la nourriture des chevaux.

La Great overland Mail n’est pas la seule entreprise de ce genre : en 1859, on comptait aussi la Central overland Mail, qui, chaque semaine, partait de Placerville, au pied de la sierra, dans le comté d’Eldorado. Elle se dirigeait d’abord vers le Lac-Salé, où les mormons polygames, ces curieux et étranges sectaires, ont établi leur campement, et de là vers Saint-Joseph, au bord du Missouri. Cette voie semble dès aujourd’hui destinée à devenir la principale, c’est celle que les émigrans qui arrivent par terre suivent maintenant de préférence, celle aussi vers laquelle se porte la population. Les mormons d’abord, ensuite les mineurs de Washoe, se sont naturellement trouvés sur le parcours qu’elle suit. Un entrepreneur a offert récemment au gouvernement fédéral de n’employer pas plus de vingt jours sur cette voie pour le transport des lettres et des voyageurs, de Placerville à Saint-Joseph ou à Saint-Louis.

Parmi les services de terre, il faut encore nommer le San-Antonio and San-Diego Mail, qui part tous les quinze jours du sud de la Californie pour la Nouvelle-Orléans. Cette dernière route est très dangereuse, et les attaques sauvages des Indiens Apaches ont souvent mis les voyageurs en péril. Un quatrième service a dû être organisé en 1860, celui de Indépendance and Santa-Fe Mail, qui va de Stockton à Santa-Fe (Nouveau-Mexique), et de là par l’Arkansas à Independence, sur le Missouri.

Il n’y a sans doute aucun pays au monde, pas même la Russie, qui puisse présenter un état aussi imposant de messageries de terre, et cependant les Américains sont loin de s’en tenir là. Un journal de Californie annonçait, au mois d’août 1860, qu’un service quotidien entre San-Francisco et Portland, dans l’Oregon, venait d’être établi par terre. La distance n’est pas moindre de 800 milles ; mais ce qui dépasse toute imagination c’est le service du poney, organisé vers cette même époque. Le poney est une estafette à cheval chargée d’apporter les lettres à travers les immenses solitudes qui séparent encore le Mississipi du Pacifique. En temps régulier, le trajet se fait en dix ou douze jours de Saint-Louis à San-Francisco. Une fois le pauvre poney est arrivé sans selle et sans cavalier. Les Indiens avaient massacré l’estafette, lacéré les dépêches et s’étaient emparés de la selle. « Il n’importe, dirent lev Yankees, never mind, il ne faut pas s’arrêter en si bonne voie, » et quelques braves volontaires de Californie coururent châtier les Indiens. Quelques jours après, de courageux postillons reprenaient la route du Mississipi, bravant les hordes sauvages des peaux rouges. Le go ahead des Américains a-t-il jamais reçu une plus saisissante application ?

On a calculé que, par le service du poney, on pouvait franchir en cinq jours la distance entré l’extrême limite télégraphique actuelle des états de l’est et la même limite télégraphique de la Californie. Ces limites sont à cette heure pour les états de l’est Fort-Kearny et du côté du Pacifique Fort-Churchill, dans l’Utah, au-delà de la limite est de la Californie. La distance entre les deux stations extrêmes est de seize cents milles ou six cent cinquante lieues. C’est cette distance que le poney franchit d’ordinaire en dix jours, faisant en moyenne 10 kilomètres à l’heure. Cheval et cavalier, comme bien on pense, se renouvellent à chaque station. C’est cette même distance que le poney, doublant sa vitesse et trottant jour et nuit, galopant au besoin, peut franchir en cinq jours. Une dépêche pourrait donc être reçue en six jours de New-York à San-Francisco, et un télégramme de deux cents mots, lancé à travers les déserts, arriver de l’Atlantique sur le Pacifique au prix de 5 dollars ou 25 francs. Toutes ces merveilles, que l’esprit a peine à comprendre, sont aujourd’hui réalisées. Non-seulement le poney est arrivé le 12 novembre 1860 à San-Francisco, apportant des nouvelles d’Europe du 21 octobre, c’est-à-dire vieilles à-peine de vingt et un jours, mais encore, à la suite de la grande élection présidentielle du 6 novembre, le poney a franchi en six jours l’espace qui sépare les deux limites télégraphiques extrêmes des États-Unis entre les deux Océans. L’état de Californie, éloigné de Washington de plus de douze cents lieues par terre, a pu connaître ainsi le nom de l’heureux élu, M. Lincoln, six jours seulement après le dépouillement des votes.

Les émigrans pauvres viennent encore à pied des derniers états de l’ouest en Californie. Ils partent avec d’énormes wagons, où ils chargent leurs vivres et leurs bagages, et suivent à peu près la même route que la malle de terre. La caravane se réunit à Independence ou à Saint-Joseph, centres de population avancés de l’état de Missouri. Des familles entières se groupent autour des wagons de voyage, qui vont les entraîner dans le far west. Là s’étendent ces immenses prairies, ces plaines sans fin, au milieu desquelles s’élèvent quelques forêts vierges impénétrables. La hache inflexible du pionnier, qui abat les arbres pour défricher le sol, est le seul bruit qui y trouble le calme profond de ces asiles. Quelquefois des déserts arides succèdent aux prairies et aux bois. Le courageux colon américain, toujours en avant, quelques hardis trappeurs canadiens, enfin des hordes nomades d’Indiens armés de flèches, sont les seuls êtres humains que l’on rencontre çà et là. Des troupeaux d’antilopes et de bisons viennent aussi par momens interrompre la monotonie du paysage. Les émigrans mettent souvent plus de deux mois pour rejoindre le pied des Montagnes-Rocheuses, et de là encore deux mois au moins pour arriver en Californie[5]. Souvent des maladies contagieuses déciment la caravane en marche, quelquefois l’herbe manque pour le bétail, et le flanc des Montagnes-Rocheuses se transforme en un immense ossuaire[6]. Si les froids sont précoces, les tourmentes et les neiges peuvent aussi surprendre dans les montagnes les courageux marcheurs, et les ensevelir à jamais dans ces Alpes qui n’ont pas leur Saint-Bernard. La famine elle-même étend parfois ses ravages au milieu du convoi, qui court un autre péril, celui de succomber dans quelque rencontre aux fréquentes attaques des Indiens. Malgré tant de dangers, le nombre des immigrans qui arrivent chaque année en Californie à pied, par les plaines, a toujours été très considérable. En 1854, ce nombre était de plus de 60,000 ; en 1857, il était encore de 12,500. Aujourd’hui il ne dépasse pas 8 ou 10,000 ; mais on comprend que l’immigration californienne a dû diminuer chaque année, à mesure que les premiers accès de la fièvre de l’or se sont calmés pour faire place à une situation normale.

Les wagons, ces immenses voitures qu’emploient les immigrans, servent aussi en Californie à porter les marchandises sur toutes les routes carrossables. Véritables arches de Noé, on les rencontre sur les grands chemins en files souvent nombreuses, et traînés par six ou huit paires de mules. Ces énormes magasins roulans portent jusqu’à 6 et 8,000 kilogrammes de marchandises, et vont sur les principaux centres de population des mines déposer dans les stores une partie des richesses que le commerce du monde entier apporte à San-Francisco. Ce sont des vins, du riz, de la poudre, des vêtemens, des outils, en un mot tout ce qui intéresse la consommation du mineur.

On compte aujourd’hui en Californie au moins 5,000 kilomètres de routes de terre. Plus de trois cent cinquante bureaux de poste sont établis sur ce parcours ; mais le transport des dépêches est libre, pourvu que l’on paie préalablement à l’état le port de la lettre. Des services de postes particuliers, connus sous le nom d’express, se sont formés pour porter jusqu’à domicile les lettres, valeurs et paquets. La poste de l’état oblige au contraire les destinataires à venir les réclamer et les prendre chez elle. Deux de ces services d’express, dirigés par les puissantes maisons de banque Wells, — Fargo et Freeman, — font d’immenses affaires, et c’est en définitive une poste fonctionnant à côté de l’administration elle-même. Ces maisons ont des agens dans toute la Californie, l’Oregon, sur la côte du Mexique, dans l’Isthme de Panama, tous les États-Unis, et même à Londres et à Paris. Un employé spécial accompagne, à chaque départ de diligence et de steamer, les dépêches et les valeurs confiées à sa maison. Les frais que prélèvent les compagnies d’express sont assez élevés, à cause de la responsabilité qu’elles assument, et elles vendent pour la Californie, au prix de 10 sous, les enveloppes de lettres officielles, où le timbre-poste imprimé porte, autour de la vénérable tête de Washington, ces mots en grosses lettres : three cents, trois sous. Le service des postes n’est pas un des moins curieux établissemens de la Californie. C’est lui qui, favorisant la propagation des idées, emporte dans toutes les directions, et au plus bas prix, des montagnes de brochures et de journaux destinés aux steamers qui se rendent en Europe ou sur divers points de l’Amérique. Les sacs de cuir contenant lettres et paquets occupent souvent plus de place que tous les bagages de huit ou neuf cents passagers. À la poste de San-Francisco, il y a des agens spéciaux pour les lettres françaises, allemandes, espagnoles et chinoises. Dans l’intérieur de la Californie, le même bureau de poste fait quelquefois les trois services, le service public de l’état et le service privé des deux principales compagnies d’express. On met littéralement les lettres au pillage à leur arrivée. Elles sont étalées sur une table, et passent, avec les journaux, sous les yeux et dans les mains de tous les oisifs que la venue du courrier amène chaque fois. Les Chinois, avec leurs signes hiéroglyphiques, doivent indiquer aussi, pour l’intérieur, la suscription en lettres connues, c’est-à-dire en anglais, au moins pour le nom du bureau de poste. Immobiles dans leurs vieilles habitudes, ils emploient toujours leur papier de riz, et tracent leurs lettres avec un pinceau. Cependant ils plient leurs missives, et consentent même à les mettre sous enveloppe. Dans le pillage qui accueille les lettres à leur distribution, ils se retrouvent comme ils peuvent. Le directeur bénévole laisse à la bonne foi souvent douteuse de John le soin de respecter les lettres adressées à ses compatriotes.

À ses routes, ses chemins de fer, sa navigation à vapeur et à voiles, son Service postal, la Californie ne pouvait manquer d’ajouter la télégraphie électrique. Ce service est des mieux établis. Il y a trois lignes qui desservent une longueur totale de plus de 1,000 milles, soit 1,609 kilomètres, y compris les embranchemens. Les trois compagnies qui exploitent ces lignes sont : la Compagnie de l’État, organisée dès 1852, et qui met en communication San-Francisco avec les principales villes de l’intérieur ; la Compagnie Alta, qui réunit San-Francisco avec la plupart des villes du centre et même des camps de mineurs ; enfin la Compagnie du Nord, qui unit Marysville avec tous les centres du nord de l’état jusqu’à la limite de la Californie. Deux autres compagnies ont été organisées en 1858. La première, la Compagnie Humbold, doit joindre Placerville avec le Lac-Salé par Carson-Valley, et du Lac-Salé elle se propose de s’étendre jusqu’à Saint-Louis, où elle se soudera à toutes les lignes télégraphiques de l’Union dans les états de l’est. La seconde, la Compagnie Pacifique et Atlantique, se propose de mettre d’abord San-Francisco en relation avec San-Antonio dans le Texas, en passant par Los Angeles ; elle doit prendre ensuite la route de la grande malle, de terre, et aura comme elle Memphis pour dernière station. Les travaux de cette ligne, activement poussés en 1859-60, permettent déjà de recevoir trente-six heures au moins à l’avance les nouvelles apportées par la malle overland. Les fils du télégraphe dépassent maintenant Los Angeles, et franchiront bientôt la limite orientale de la Californie. D’autre part, le télégraphe détaché de Saint-Louis, jusqu’à plus de cent lieues de la rive droite du Mississipi, envoie les dépêches à la malle overland pendant les trois premiers jours qui suivent son départ. On calcule que, dans douze ou quinze mois au plus, la communication télégraphique sera complète entre les états de l’est et la Californie. Cette communication, depuis longtemps désirée, améliorera singulièrement la situation commerciale de la place de San-Francisco, en ce moment trop isolée de toutes les autres places des États-Unis. Espérons que la jonction de cette grande ligne télégraphique ne précédera que de peu de temps l’établissement du chemin de fer interocéanique. Cette immense voie ferrée ouvrira pour le nouvel état américain une ère de prospérité encore plus remarquable que celle qu’il traverse, et formera comme un trait d’union entre les deux Océans où se fait tout le commerce du monde.


IV. — LES PROGRÈS MATÉRIELS ET LE MOUVEMENT MORAL.

Quand on recherche les causes des progrès de tout genre accomplis en si peu de temps en Californie, on est porté à les attribuer tout d’abord à ce courage et à cette mâle vigueur dont les citoyens des États-Unis font preuve en toute circonstance ; mais on ne saurait nier que ce développement de civilisation, cet essor rapide vers le bien-être, ne soient dus aussi au régime d’initiative individuelle adopté par la démocratie américaine. Nulle part mieux que dans le travail des mines on n’a une preuve plus évidente des progrès auxquels peut atteindre la force personnelle et libre du citoyen, et il sera curieux d’opposer ce qu’une organisation des plus libérales a permis d’obtenir en Californie à ce qui existe en d’autres pays mieux réglementés.

On nomme claim la portion d’un gîte métallifère dont tout mineur californien a droit de s’emparer, si elle est libre ou inexploitée. C’est la concession que l’état accorde au mineur, et le claim devient, par le simple fait de la prise de possession, une véritable propriété. Cette propriété est transmissible par location ou vente comme tous les biens immeubles, et l’obtention n’en est sujette à aucune demande, à aucune formalité administrative. Le premier venu, pourvu qu’il ne soit pas de couleur, c’est-à-dire qu’aucune goutte de sang indien, nègre ou chinois ne coule dans ses veines, a le droit de s’emparer d’une portion de placer qui n’a pas encore été travaillée, ou qui ne l’est point depuis un délai fixé. Il a droit à une certaine étendue, mesurée en pieds, sur la longueur du dépôt aurifère, et il occupe de plus toute la largeur du gisement sur cette étendue. La longueur accordée par la loi varie suivant les comtés, car l’état reconnaît aux corporations de mineurs le droit de faire des règlemens qui ont force de loi dans leur comté. Dans le comté de Mariposa, un mineur peut occuper, sur un dépôt d’alluvion, cent cinquante pieds, soit 45 mètres ; c’est par conséquent trois cents pieds, ou 90 mètres, pour deux mineurs travaillant ensemble. Comme aucun agent du comté n’est là pour vérifier les mesures, il va sans dire que, dans la plupart des cas, les mineurs, pour fixer les limites de leurs claims, se servent de pieds facultatifs dont seuls ils possèdent l’étalon. Ce que l’on vient de dire pour les placers s’applique aussi aux mines proprement dites. La propriété s’en obtient de la même façon et sans plus de formalités ; seulement, pour une veine aurifère, la longueur concédée est le double de celle accordée sur les placers. Ainsi on donne, dans le comté de Mariposa, sur un filon à exploiter, une longueur de trois cents pieds par mineur, et cette longueur est mesurée sur la direction du filon. Le double, ou six cents pieds, est accordé à l’inventeur, c’est-à-dire à celui qui le premier a découvert la mine.

Les formalités à remplir pour entrer en possession d’un gite aurifère quelconque sont des plus simples. On fixe sur un arbre ou sur un piquet en terre une sorte d’affiche, où l’on annonce au public qu’à partir de ce point jusqu’à un point correspondant, à 150 ou 300 pieds du premier, suivant qu’il s’agit d’un placer ou d’un filon, et à autant de fois 150 ou 300 pieds qu’il y a de signataires, tels et tels se proposent d’entreprendre une exploitation. On attend deux ou trois jours, et, si aucune réclamation ne se produit, le travail commence immédiatement. Cette exploitation doit dès lors marcher sans interruption sous peine de déchéance. Le seul délai de chômage accordé par la loi est, dans le comté de Mariposa, d’un mois pour les mines et de cinq jours pour les placers. On prévient d’ordinaire ce délai si court en laissant des outils dans les chantiers, comme une pelle ou un pic ; mais souvent des chercheurs de mines ou de placers, flairant les occasions, viennent, sous le nom de jumpers (sauteurs), s’installer sur les travaux abandonnés.

C’est la simplicité de ces formalités qui a créé la grande exploitation californienne et amené le travail des placers et des mines à un degré de prospérité inconnu à la vieille Europe. En France et dans presque tous les pays de l’ancien continent qui ont adopté notre code des mines, il n’est pas rare de voir une demande en concession n’aboutir qu’après un délai de plusieurs années, quelquefois de huit ou dix ans. Dans l’intervalle, le demandeur dépense souvent beaucoup d’argent et perd un temps considérable en démarches sans nombre, depuis les visites aux ingénieurs des mines et au préfet de son département jusqu’à celles qu’il lui faut faire à Paris, s’il veut réussir, aux divers membres du conseil des mines, du conseil d’état, au ministre des travaux publics. Encore n’est-il pas sûr de l’emporter, et jusqu’au dernier jour, avec la publicité que donne le gouvernement à ces sortes d’affaires, avec la concurrence qu’il semble appeler à tout prix, un rival plus heureux que le premier demandeur, et qui souvent aura attendu la dernière heure, peut obtenir la concession. De là le dégoût et l’inaction de beaucoup de nos industriels, le juste effroi qui s’empare d’eux à l’idée d’une demande en concession de mines. De là l’exploitation restreinte aux seules mines déjà concédées et le peu d’empressement que l’on témoigne en France pour les recherches sérieuses de mines. Aussi en bien des points, de l’aveu même des hommes les plus expérimentés, nos richesses minérales sont-elles à peine connues, et des mines qui ont été, il y a des siècles, attaquées avec beaucoup d’ardeur, restent complètement abandonnées. On voit aussi des concessionnaires ne point exploiter leurs mines pour une raison ou pour une autre, et l’état, fermant les yeux, ne peut les déposséder. Le public est ainsi privé d’une richesse qui lui appartient. De pareils faits ne sauraient se produire en Californie, sous l’empire des principes d’équité naturelle qui ont inspiré la loi des mines.

Veut-on continuer ce parallèle entre le régime industriel libre des états américains et notre régime coercitif ou tout au moins centralisateur : la Californie nous offrira d’autres contrastes. Le premier mineur venu a le droit d’établir une machine à vapeur, une roue hydraulique : ni demande ni autorisation préalables ne sont nécessaires, excepté dans les villes, où les conseils municipaux ont établi des règlemens contre les ateliers insalubres, dangereux ou incommodes ; mais ces règlemens mêmes n’équivalent pas, comme dans certains cas en France, à une véritable prohibition, et grâce à la liberté avec laquelle les divers mécanismes, ces grands moteurs de l’industrie, peuvent être installés en Californie, il y a dans cet état autant de roues hydrauliques que dans bon nombre de nos départemens de France réunis, et, dans tous les cas, beaucoup plus de machines à vapeur dans les seuls moulins à quartz (pour l’amalgamation du minerai d’or), moulins à blé et scieries de bois, qu’il n’y en a dans plusieurs de nos départemens les plus industriels, si l’on en excepte deux, tout à fait privilégiés, le Nord et la Seine : encore le pouvoir en chevaux est-il supérieur en Californie[7]. Les machines n’y sont pas visitées par les ingénieurs du gouvernement, et elles sont cependant aussi bien installées, aussi bien tenues qu’en tout autre, pays. Les cas d’explosion, quoi qu’on en ait dit, ne sont pas plus fréquens qu’ailleurs, et sont même peut-être plus rares à cause de l’habileté plus grande des chauffeurs et des mécaniciens. Les chaudières sont éprouvées aux États-Unis, comme en France, avant d’être mises en marche, et il serait bien difficile de citer un cas d’explosion dans les usines ou les mines de Californie. Pour les bouilleurs des bateaux à vapeur, s’il faut excepter les deux steamers de la navigation fluviale qui, en 1852, sautèrent, au moment de leur départ, dans la baie de San-Francisco, on peut répondre aussi que la Compagnie maritime, qui entretient toute une flotte de bateaux à vapeur sur le Pacifique, n’a eu, depuis 1849 jusqu’à ce jour, aucun accident à regretter, non-seulement par explosion, mais même par collisions ou rencontres. Quelques-uns de ses navires ont fait cependant plus de deux cents voyages.

Ce que l’on a dit des machines à vapeur s’applique aussi aux roues hydrauliques. Établies sur des rivières d’un débit souvent limité, elles fonctionnent de la façon la plus convenable, sans l’assistance d’aucun corps des ponts et chaussées. Enfin les canaux, qui occupent en Californie une étendue de plus de 12,000 kilomètres, des ponts, des aqueducs, tout un vaste ensemble de travaux publics, se sont établis sans le concours de ce qu’on appelle en France l’administration. Le travail libre et indépendant des seuls citoyens a tout créé, et certes le naissant état, avec un gouvernement centralisateur, n’aurait pas atteint un tel degré de prospérité.

Il en est de même pour l’exploitation des forêts. Les bois, dans toute la Californie, sauf les parties concédées ou vendues à des particuliers, appartiennent encore à l’état. Chacun a le droit de les exploiter librement. Il en résulte une activité surprenante, un mouvement inusité. Sur les plateaux boisés même les plus élevés, au milieu des cèdres, des mélèzes et des sapins, on trouve des scieries en marche dont les produits se répandent ensuite par tout le Pacifique comme bois de construction, de charpente et de mâture. Les sapins rouges de Californie jouissent surtout d’une réputation bien méritée, et on les expédie jusqu’en Australie, en Chine et dans les Indes. La consommation locale est du reste considérable. Sur les points les plus éloignés, le mineur californien est assuré de rencontrer des bois tout débités d’avance pour construire les appareils ou mécanismes nécessaires au travail du quartz. D’ailleurs tout individu en Californie peut établir ces différentes constructions où bon lui semble, et sans aucune autorisation préalable. C’est donc la grande liberté laissée à l’industrie privée qui a fait la Californie ce qu’elle est ; mais en outre tout citoyen américain, tout étranger naturalisé, ou ayant seulement déclaré son intention de l’être, a droit à l’occupation d’un certain nombre d’acres de terres fixé par la loi. Aussi le défrichement du sol a-t-il pris presque partout un degré d’activité surprenant. Des comtés entiers ne vivent que des produits de la terre, produits des plus remarquables grâce au climat, à la fécondité du sol, grâce aussi à l’intelligente énergie des colons. Le pays fournit déjà plus de blé et plus de vin qu’il n’en saurait consommer. On estime que la récolte en blé de la Californie a été en 1860 de 2,300,000 hectolitres, ou 360,000 hectolitres de plus qu’en 1859. Comme la consommation locale ne dépasse pas un million d’hectolitres, l’excédant de la récolte donne lieu à une immense exportation, qui est l’un des principaux élémens du commerce extérieur de San-Francisco. Ensuite viennent l’orge et l’avoine, l’orge surtout, dont la récolte pour la seule Californie en 1858 égalait déjà la production totale des États-Unis en 1850, soit 2 millions d’hectolitres. Les bois de construction, le mercure, la laine, le suif, les peaux et les cuirs, les pommes de terre, les oignons, le saumon salé, se présentent en troisième ligne avec d’autres articles secondaires. Au-dessus de tout est le précieux métal, l’or, dont l’exportation, à chaque départ du courrier maritime inter-océanique, qui a lieu trois fois par mois, atteint encore aujourd’hui l’énorme valeur de 5 ou 6 millions de francs.

Tant de richesses ont été pour ainsi dire l’objet d’une perpétuelle conquête. Sur les mines, par exemple, il y a eu dans les premiers jours des luttes sanglantes. Des partis ennemis se sont tour à tour disputé, les armes à la main, l’exploitation de certains placers. La propriété des terrains et des champs a dû être aussi défendue par les possesseurs légitimes contre les attaques brutales des squatters ou envahisseurs. Et cependant, si l’on jette aujourd’hui les yeux sur la Californie, dont les enfantemens ont été à la fois si tourmentés et si féconds, dont l’incendie a plusieurs fois dévoré entièrement les villes à mesure qu’elles se formaient, dont l’action des tribunaux réguliers a dû être un moment remplacée par la loi de Lynch et les comités de vigilance, on n’y trouve plus qu’une contrée paisible et prospère, partout peuplée, et d’où l’Indien sauvage a presque entièrement disparu. La Californie, avec ses émigrés de toute origine, animés de la fièvre de l’or, souvent de passions plus mauvaises, et séparés par une distance incommensurable de tout pays civilisé, est devenue en peu d’années, et malgré tant de conditions défavorables, une contrée tranquille, jouissant d’une constitution des plus démocratiques, qu’elle s’est elle-même donnée dès la première année de sa naissance. La liberté d’action presque illimitée dont on jouit dans le pays, mais surtout le travail, le travail largement rémunérateur, ont été pour les émigrés comme deux planches de salut où tous leurs fâcheux instincts sont venus échouer. Chacun s’est senti relevé à ses propres yeux en devenant citoyen d’une nouvelle patrie qui ouvrait si largement ses portes. Dans l’ordre social, un pareil phénomène ne sera pas un des faits les moins curieux de notre siècle, et le philosophe, dans la naissance et la formation de ce nouvel état, peut étudier comment grandissent les nations, et quels bienfaits la liberté amène avec elle.

On accuse volontiers les Américains de ne songer qu’à leurs intérêts matériels et de négliger toute culture intellectuelle et morale. Jamais reproche ne fut moins fondé, même pour la Californie. Partout, dans les comtés les plus éloignés, dans les centres les plus déserts et les moins populeux, existent des écoles publiques. Elles sont soutenues par les citoyens avec un soin qu’on peut traiter de paternel, et tous les enfans les fréquentent. À San-Francisco seulement, il existe plus de trente écoles publiques, indépendamment d’un grand nombre de pensionnats particuliers. On a déjà dit que sur une population juvénile comptant 7,767 individus de cinq à dix-huit ans, 6,201 fréquentaient les écoles. Sur les 1,566 qui manquent à l’appel, quelques-uns sans doute ont déjà achevé leur éducation, d’autres peut-être ne l’ont pas même commencée ; mais ces derniers ne sont pas très certainement des enfans de parens américains, car tout le monde aux États-Unis sait lire, écrire et calculer. Cette éducation primaire se complète par la connaissance de l’histoire, de la géographie et des élémens des sciences. La religion est en général bannie de l’enseignement, et on laisse à la famille le soin de diriger l’enfant dans cette voie.

Les mesures les plus libérales ont été adoptées pour l’éducation de la jeunesse californienne. Les 500,000 acres[8] de terres publiques donnés en cadeau à chaque état, lors de son admission dans l’Union, pour l’aider dans les progrès intérieurs, ont été sagement destinés par la constitution-californienne au soutien des écoles communales. Le congrès de Washington a de son côté donné à la Californie près de 50,000 acres de terres pour l’établissement et l’entretien d’une université de l’état. Enfin près de six millions d’acres, c’est-à-dire une étendue supérieure à celle de plusieurs de nos départemens réunis, ont été également concédés à l’état de Californie par le gouvernement fédéral pour le maintien des écoles publiques. La législature de l’état a décidé que la vente de ces terres ne pourrait être effectuée à moins de 2 dollars, ou un peu plus de 10 fr. par acre.

Le comté de Santa-Clara est surtout réputé en Californie pour ses établissemens d’instruction publique. Il renferme deux collèges régulièrement institués, reconnus par l’état, incorporés pour employer l’expression anglaise en usage. Ces collèges confèrent les degrés et titres académiques, et jouissent des mêmes droits que les institutions analogues dans les états atlantiques. Le premier de ces établissemens est le Collège de Santa-Clara, établi dès 1851 par les pères jésuites et reconnu en 1854 par un acte de la législature. Un président, ayant dix-huit professeurs sous ses ordres, est à la tête de cette institution. La bibliothèque est l’une des plus riches de la Californie et renferme près de 6,000 volumes. Il y a aussi un laboratoire de chimie très bien monté. Le nombre d’étudians qui fréquentent l’établissement est de près de 200 chaque année. L’Université du Pacifique, établie à Santa-Clara comme le précédent collège, a été fondée aussi en 1851, et par l’église méthodiste épiscopale ; elle reçoit des élèves des deux sexes. On peut dire que la ville de Santa-Clara deviendra bientôt sur le Pacifique la rivale de Boston sur l’Atlantique, Boston nommée à si juste titre l’Athènes des États-Unis.

Des sociétés savantes s’occupant chacune d’une spécialité industrielle sont établies dans les principaux centres. Elles y tiennent des séances régulières et y ouvrent même des expositions. La principale de ces sociétés est la Société d’agriculture de l’État, reconnue et subventionnée par l’état lui-même. Autour d’elle gravitent des comices agricoles dans chaque comté. Les expositions ouvertes par ces comices, mais surtout la foire de la Société d’Agriculture, qui se tient chaque année à Sacramento, sont des plus remarquables. Toutes ces sociétés, établies pour la plupart dès la naissance de l’état californien, ont des cabinets, des musées, des bibliothèques. Le nombre des bibliothèques publiques est aussi fort élevé. On en compte plus de trente-deux dans l’état, et elles contiennent toutes ensemble près de 70,000 volumes. Les mieux pourvues sont la bibliothèque de l’état et la bibliothèque du commerce (Mercantile Library), à San-Francisco, possédant chacune près de 12,000 volumes, puis celles des Old Fellows, du collège de Santa-Clara, de Sacramento, qui contiennent chacune de 5 à 6,000 volumes.

La diffusion des lumières, le mouvement intellectuel s’opèrent surtout par les journaux. Il y avait en 1859, à San-Francisco seulement, trente-cinq journaux et écrits périodiques imprimés dans toutes les langues[9]. Est-il besoin d’ajouter que, si la liberté de la presse et la liberté de la parole sont respectées aux États-Unis, la liberté de conscience a été également admise de la façon la plus large dans un pays qui n’a jamais compris qu’il y eût une religion d’état ? De cette nouvelle liberté est résulté en Californie un mouvement religieux très prononcé, et non moins intéressant à étudier que le mouvement intellectuel. La liberté de conscience, accordée à tous indistinctement, a provoqué l’érection d’une foule d’églises de toutes les sectes connues. Les unitaires, les baptistes, les congrégationalistes, les épiscopaux, les méthodistes, les presbytériens, pour n’en pas citer d’autres, ont de nombreuses églises en Californie, et San-Francisco, pour son compte, en possède plus de quarante. Les luthériens allemands ont en outre leurs temples, les catholiques leurs chapelles et églises, les Juifs leurs synagogues, enfin les Chinois ont leurs pagodes. Ils y adorent à leur aise Bouddha et Confucius. Dans la pagode de San-Francisco, comme dans celles du Céleste-Empire, les monstres les plus hideux, les plus grotesques caricatures semblent s’être donné rendez-vous. Les mormons n’ont pas manqué à l’appel dans ce mélange bizarre de toutes les religions. Seulement, peu amis des Américains, c’est vers le comté de San-Bernardino, dans le sud, qu’ils sont allés s’établir de préférence. Les saints du dernier jour n’ont nulle autre part un temple de leur culte en Californie. Les catholiques romains comptent près de soixante-dix églises en Californie, et un nombre égal de desservans. La population catholique de l’état est estimée à plus de 100,000 habitans, et la valeur des propriétés que possèdent les églises catholiques à plus de 5 millions de francs. Dans ce chiffre n’est pas comprise la valeur attribuée aux missions des anciens religieux espagnols. On compte aussi en Californie près de vingt-cinq séminaires catholiques. Un évêque, nommé par le pape, réside à San-Francisco.

Les Américains, déistes en général, s’inquiètent peu du culte qu’on professe ; mais il faut en professer un, il faut surtout en observer les pratiques extérieures, et on les voit ainsi, à défaut d’un ministre protestant, entendre sans façon le sermon d’un prêtre catholique. Ils se montrent sur l’observation du dimanche d’une sévérité toute puritaine. À San-Francisco surtout, la loi du sabbat est presque aussi rigide que dans les États-Unis de l’Atlantique ou en Angleterre. Il a bien fallu se relâcher quelque peu de la sévérité des premières mesures devant une population récalcitrante, par cela même qu’elle était très mêlée et de religions très diverses. Cependant la plupart des boutiques doivent encore être fermées le dimanche après dix heures du matin sous peine d’une forte amende. Les théâtres, les amusemens bruyans, sont aussi défendus ce jour-là, et le théâtre français est le seul qui ait pu obtenir, à force de sollicitations, d’enfreindre l’ordonnance. Le dimanche, est donc loin d’être un jour de gaieté et de récréations à San-Francisco. Les promenades et les rues sont désertes ; on ne rencontre dans les hôtels que des voyageurs désœuvrés qui bâillent ; on ne voit dans les maisons, à travers les fenêtres entr’ouvertes, que des visages ennuyés. Il serait temps que le protestantisme anglo-américain comprît l’excessive sévérité de cette loi du dimanche, qui n’est plus en rapport avec nos mœurs. Ne pourrait-on ce jour-là ouvrir pour la foule oisive les musées, les théâtres, les promenades, tous les lieux publics en un mot, et non point seulement les églises avec les tabagies et les tavernes, quand le service divin est fini ?

Si la liberté d’enfreindre l’observation du dimanche n’existe pas en Californie, la liberté d’association y est complète. Tous les citoyens peuvent se réunir pour un but quelconque. L’état n’a rien à y voir, pourvu que la paix publique ne soit pas troublée. Aussi des sociétés diverses existent-elles en très grand nombre. En premier lieu se présentent les sociétés maçonniques, et à leur tête la grande loge de Californie, dont les membres dépassent aujourd’hui le nombre de six mille. Plus de cent cinquante loges sont établies sous la juridiction de la loge principale dans les différentes villes du pays. Ensuite vient l’ordre, indépendant des Old Fellows, organisé dès 1849. La société des Old Fellows, qui font remonter la date de leur première organisation au règne de Néron, où cet ordre aurait pris naissance dans les légions romaines, est répandue dans tous les États-Unis, et y compte 220,000 membres. Ses entrées annuelles sont de plus de 6 millions de francs, dont la moitié est distribuée en secours. Cette société est également très puissante en Angleterre. À côté des Old Fellows, il faut citer les Fils de la Tempérance, qui ont de nombreux représentans en Californie. On sait qu’ils s’engagent à observer à l’égard des boissons alcooliques une abstention complète. Ils sont aussi quelque peu légumistes. Ils se sont établis en Californie dès 1850 ; leur siège général est à Sacramento. Ils ont dans le pays environ dix succursales, et même quelques hôtels, où les membres vont mettre en pratique les règles sévères de l’ordre. Une autre société formée pour combattre l’ivrognerie est celle des Dashaways. Cette société est très populaire en Californie et compte au moins 4,000 membres. Cela n’empêche pas San-Francisco de posséder huit cents débits de liqueurs, qui font tous les meilleures affaires et ne désemplissent pas depuis le matin jusqu’au soir.

Une société qui mérite encore qu’on la mentionne pour son caractère particulier est celle des pionniers de Californie, organisée en 1850. L’objet de cette société, d’après les termes mêmes de l’acte de fondation, est de recueillir et de conserver tous les documens qui concernent l’ancienne colonisation et la conquête du pays. La société se propose en outre de perpétuer la mémoire de ceux que leur sang-froid, leur énergie et leur esprit d’entreprise ont poussés les premiers dans une contrée naguère sauvage pour y fonder un nouvel état. Elle se compose de deux classes : la première comprend tous ceux qui résidaient dans le pays avant le 1er janvier 1849, et leurs descendans mâles sont de droit membres de la société. La deuxième classe comprend tous les pionniers qui, avant le 1er janvier 1850, sont venus s’établir en Californie. Leurs descendans mâles jouissent des mêmes droits que les précédons. Enfin des membres honoraires peuvent être admis au nombre des pionniers californiens. On les recrute parmi ceux qui ont rendu quelque important service à la société, à l’état de Californie ou aux États-Unis. Le nombre de ces membres honoraires ne dépasse point encore le chiffre 10. On voit que le titre de pionnier californien constitue une véritable noblesse. Le nombre des membres eux-mêmes de première et de seconde classe n’atteint pas 1,000. Le capitaine Sutter et le colonel Frémont sont au nombre des pionniers, et c’est justice.

Toutes ces diverses sociétés, ainsi que des clubs bien organisés, ont rendu les plus grands services à la colonie américaine. Il n’y a point d’Américain malheureux en Californie ; si quelque mendiant honteux vous arrête à San-Francisco, au coin d’une rue, osant à peine vous tendre la main, c’est à coup sûr un étranger. Pour prévenir la misère de nos compatriotes dans un pays où des infortunes de tout genre sont venues si souvent mettre à une cruelle épreuve leur imprévoyance et leur manque de courage moral, les citoyens français de San-Francisco ont fondé deux sociétés d’assistance, l’une dite Société de bienfaisance mutuelle, l’autre Société de secours. Il existe encore à San-Francisco des sociétés de bienfaisance allemandes, irlandaises, suisses, espagnoles et italiennes. Enfin les sourds-muets et les marins du commerce (les marins de la flotte fédérale ont leur hôpital) possèdent aussi leurs propres sociétés de bienfaisance. Seuls, les Américains n’ont encore institué aucune société de ce genre. Il est vrai de dire que l’état dépense une somme de près d’un million de francs chaque année soit pour le service de ses hôpitaux, soit pour le secours des pauvres et des nécessiteux. Les dames de San-Francisco, constituées en association de dames patronesses, secourent aussi, sans distinction de religion ni de nationalité, toutes les familles malheureuses. Les dames de Stockton, de Sacramento et de Marysville ne sont point restées en arrière. Si les Américains n’ont pas été obligés, comme les étrangers, de recourir en Californie à des institutions de prévoyance, c’est qu’ils se sont trouvés suffisamment protégés par leurs sociétés maçonniques et de tempérance, plus encore par cette énergie, par ce courage indomptable qui fait le fonds de leur caractère. Les chances de réussite dans le nouvel état sont du reste loin d’être aussi favorables aux étrangers qu’aux Américains, et ceux-là peuvent souvent, par un concours de circonstances fatales, tomber dans la plus grande misère. Il était donc tout naturel de songer à leur venir en aide, et sous ce rapport la colonie française de Californie s’est toujours fait remarquer au premier rang.

Telle est dans ses traits principaux la situation présente de la Californie. Quant à son avenir, on est en droit d’affirmer qu’il sera de plus en plus prospère. Si l’immigration californienne touche aujourd’hui à peu près à sa fin pour l’Europe, elle se poursuit toujours pour les États-Unis, et d’une façon très notable. On peut estimer à quinze mille individus environ le nombre des Américains qui s’établissent chaque année dans la Californie, et ce chiffre marquait en 1859 la différence entre l’immigration et l’émigration. La Californie joue pour les Yankees le rôle d’une véritable terre promise. Où retrouver ce climat exceptionnel, ces mines inépuisables, ces terres fécondes et plantureuses ? Des salaires encore privilégiés et même une fortune rapide y attendent l’immigrant sérieux. De faciles relations commerciales y sont ouvertes avec le monde entier, et si d’une part la Californie donne la main à, l’Australie, aux Indes anglaises et néerlandaises, à la Chine, au Japon, à tout l’archipel océanien, à toutes les colonies espagnoles du Pacifique, de l’autre elle est en communication journalière avec tous les états de l’Atlantique, du nouveau comme de l’ancien continent. Quelle situation géographique plus heureuse fut accordée à un état naissant ? quelle colonie rivale pourrait-on opposer à la jeune reine du Pacifique ? Et lorsque les progrès industriels que nous avons signalés dans le cours de cette étude seront en tout point accomplis, quand des lignes télégraphiques et ferrées relieront les deux Océans, y aura-t-il une contrée sur le globe appelée à un plus brillant avenir que l’état de Californie, cet état qui n’était hier encore qu’un pays d’aventuriers, peuplé de l’écume des autres nations ?

C’est son inébranlable attachement au gouvernement fédéral de Washington qui a valu en partie à cet état de l’Union américaine ses merveilleux développemens. La Californie a su comprendre sa situation. La constitution si libérale qu’elle s’est donnée dès les premiers jours a franchement repoussé l’esclavage, et tout récemment encore la Californie apportait la majorité de ses votes au candidat républicain et abolitioniste Lincoln. Dans la période malheureuse que l’Union traverse à cette heure, au milieu des déchiremens qui semblent devoir séparer les états du nord des états du sud, la Californie reste fidèle à la bannière fédérale. Elle se montre également sourde aux avances des états à esclaves, qui espèrent vainement l’entraîner dans leur scission, et aux suggestions de quelques esprits rêveurs qui font rayonner à ses yeux le mirage trompeur d’une confédération du Pacifique, dont elle serait l’auguste souveraine. Le bon sens et l’esprit pratique des Californiens ont eu raison de tous ces rêves. Par quelle voie la Californie, séparée de l’Union, dirigerait-elle ses correspondances ? Qui subventionnerait sa grande ligne de steamers, sa malle overland, son service miraculeux du poney ? Qui paierait les frais et les études du chemin de fer inter-océanique ? qui en dirigerait et en surveillerait le tracé ? A qui la Californie demanderait-elle une armée disciplinée pour la défendre, des fortifications pour garder ses côtes, des phares pour les éclairer ? Un état isolé pourrait-il supporter tant de dépenses réunies, et sa position même ne le mettrait-elle pas en lutte ouverte avec les états limitrophes ?

Ce n’est pas d’ailleurs lorsque l’Union a retrouvé sur le Pacifique la même étendue de rivages qu’elle occupait sur l’Atlantique, qu’elle peut sérieusement songer à se dissoudre. Dût la Californie se porter elle-même comme médiatrice, il faut que l’œuvre de colonisation se continue dans l’Amérique du Nord. Voyez les résultats obtenus en si peu de temps : le mystérieux far west a disparu devant les Yankees, ils l’ont reporté jusqu’aux limites de l’Océan ; le go ahead américain a retenti de l’Atlantique au Pacifique, la civilisation a traversé le désert, et le moment n’est pas éloigné où les plaines sauvages de l’Amérique du Nord, que tant de romanciers ont décrites, n’existeront plus que dans leurs livres. Voyez la grande route inter-océanique qui s’anime et devient de jour en jour plus facile et plus rapide : c’est la route la plus directe de Paris à Canton. La Chine, ce berceau du globe vers lequel le monde européen semble tendre depuis les premiers jours de l’histoire, la Chine s’ouvre à son tour. Devant tant d’élémens si favorablement combinés, qui douterait de la brillante destinée qui attend San-Francisco, et ne peut-on dès ce jour, soulevant le voile, assurer à la reine du Pacifique le titre de reine du monde commercial ?


L. SIMONIN.

  1. Notamment par M. Dillon dans la Revue du 15 janvier 1850, et par M. Du Hailly (15 janvier et 1er février 1859 ).
  2. On sait que le commodore de ce nom contribua en 1848 à la conquête de la Californie par les Américains.
  3. Comme la population mâle est naturellement vigoureuse et d’un âge qui varie, par le fait même de l’immigration californienne, entre vingt-huit et quarante-cinq ans, la rareté excessive des femmes amène des résultats pathologiques déplorables, sans parler des inconvénient moraux qui en résultent, tels que le manque de foyer domestique et de famille.
  4. Voici quelques-unes de ces dispositions propres aux chemins de fer américains, et qui méritent d’être signalées comme parfaitement applicables en Europe. D’immenses wagons, qui peuvent contenir chacun cinquante voyageurs, communiquent l’un avec l’autre. Chaque banquette, en osier et à claire-voie, occupe deux sièges, et l’on peut aller en avant ou en arrière, à volonté, en faisant basculer le dossier, mobile autour d’une charnière horizontale. Au milieu du véhicule règne un passage qui sert de promenade. Un homme le parcourt sans cesse, vendant des livres, des journaux et des fruits. Un poêle en hiver chauffe la voiture ; en été, un bidon rempli d’eau et un verre permettent aux voyageurs de se désaltérer sans descendre. Faut-il ajouter qu’on n’a pas même oublié… le water-closet ? — Le conducteur parcourt sans cesse les wagons, et peut, au moyen d’un cordon qui règne sur toute la longueur du train, prévenir le mécanicien qui conduit la locomotive. Pour n’être point dérangé, chaque voyageur met son billet en évidence en le fixant autour de son chapeau.
  5. La distance totale que les immigrans ont à parcourir par la voie des Montagnes-Rocheuses est d’environ huit cent cinquante lieues.
  6. En 1851, sur 80,000 émigrans arrivant à pied en Californie, près de 50,000 restèrent sur le versant oriental des Montagnes-Rocheuses, tués par la famine et la fièvre typhoïde. L’absence de pâturages fut seule cause de cet épouvantable désastre.
  7. Une liste authentique dressée le 1er novembre 1858 indique qu’il y avait déjà, à cette époque en Californie :
    Moulins à quartz 272, dont 153 mus par l’eau et 119 par la vapeur.
    Moulins à blé 135, — 73 — 62 —
    Scieries de bois 388, — 210 — 178 —
    Nombre d’établissemens 705, dont 436 mus par l’eau et 359 par la vapeur.


    Comme quelques-uns des établissemens mus par la vapeur emploient plus d’une machine, on admettra avec nous que c’est au moins 400 machines à vapeur qu’il faut compter. En estimant à 25 chevaux seulement la force moyenne par machine, c’est une force totale de 10,000 chevaux. En 1852, époque où s’arrêtent les renseignemens officiels que l’administration donnait au public sur la statistique de notre industrie minérale, cette même force n’était pour le département de la Seine que de 6,000 chevaux, et pour celui du Nord de 15,600 ; on dépasserait ce nombre, si l’on comptait en Californie la force en chevaux des machines fixes de toutes les fabriques, usines et manufactures.

  8. L’acre est égale à 40 ares 47 centiares.
  9. Quinze quotidiens, seize hebdomadaires, trois mensuels, un trimestriel. Quelques journaux quotidiens publient en outre une édition hebdomadaire spéciale pour les mines, et des éditions bi-mensuelles pour le départ des steamers. Le nombre de tous les journaux de l’état dépasse le chiffre de cent.