La Californie depuis la découverte des mines d’or

LA CALIFORNIE


DANS


LES DERNIERS MOIS DE 1849.




Nous sommes par 35 degrés de latitude nord, cinglant, sous une brise fraîche, vers le goulet qui conduit dans la baie de San-Francisco. Rien de plus agréable que les premières impressions d’un froid vif, pour qui vient d’échapper au long martyre d’une résidence de trois années sous le soleil brûlant des tropiques ; aussi tout le monde à bord de la Poursuivante est-il aujourd’hui d’une humeur parfaite. La voix du commandant, ordinairement d’un timbre si éclatant, s’est sensiblement adoucie. Les matelots mettent plus d’empressement à faire la manœuvre. Les passagers eux-mêmes, auxquels manque depuis si long-temps un sujet de conversation, se réveillent de leur léthargie, et engagent entre eux des discussions animées.

C’est que nous touchons à l’un des points les plus intéressans, les plus mystérieux du globe. Nous sommes à la veille de voir se résoudre pour nous une question qui jette, depuis quinze mois, dans d’étranges perplexités le nouveau aussi bien que l’ancien monde. Il s’agit de savoir si les mines tant vantées de la Californie ne sont qu’une immense duperie, un yankee puff, pour attirer les colons et les capitaux dans une contrée malsaine et inhospitalière, ou si elles sont quelque chose de tangible et de réel.

Une chose m’avait frappé pendant la traversée : c’est qu’à mesure que nous approchions du terme de notre voyage, les doutes augmentaient au sujet de la Californie. Ainsi, à Valparaiso, on avait bien constaté et on admettait le fait de l’existence des mines d’or ; mais on se figurait assez généralement que le pays était malsain, qu’il n’y existait ni lois ni gouvernement, et qu’il arrivait presque toujours qu’on payât de sa vie d’assez médiocres résultats. À Taïti, point séparé de San-Francisco par quarante jours de mer seulement, aux îles Sandwich, point encore plus voisin, on rencontrait les mêmes doutes, les mêmes défiances, la même curiosité. Tout le monde était sur le qui-vive dès qu’il arrivait un navire de l’Eldorado, tout le monde était avide de renseignemens nouveaux, et cependant personne ne pouvait se faire une idée nette du véritable état des choses.

Nous ne sommes plus qu’à trente lieues de la côte, et déjà on reconnaît, au nombre et à la diversité des pavillons qui se croisent autour de nous, le voisinage d’un grand centre d’affaires. À notre gauche se montre à l’horizon un trois-mâts français dont la longue traversée va se terminer en même temps que la nôtre ; voici, à droite, un bâtiment anglais de Shang-hae, avec toute une colonie de Chinois à son bord. Nous pouvons distinguer les fronts pâles à contours réguliers, les tailles ramassées de ces habitans du Céleste Empire, pendant qu’ils se pressent contre les bastingages pour nous voir passer et admirer les bouches béantes de notre belle frégate. Plus près de nous se dessinent plusieurs bâtimens chiliens, qui nous saluent en hissant leurs pavillons. Parmi les passagers dont les ponts sont couverts, nous remarquons plusieurs signoritas et nous entendons leur cri : Muy lindo, muy lindo, pendant que la Poursuivante passe majestueusement le long de leur bord. Hélas ! parmi les cœurs qui palpitent de joie et d’espérance là, devant nous, combien auront cessé de battre, tristes et désillusionnés, avant la fin de l’aventure dans laquelle ils vont s’engager !

Le vent nous manque tout à coup, ce qui nous force à mouiller, avant la nuit, à peu de distance des Farralones, deux îlots détachés qui, semblables au dragon de la fable, montent la garde devant le jardin de ces nouvelles Hespérides. Pendant que nous sommes ainsi arrêtés contre notre gré, le navire roulant péniblement sous la pression d’une forte houle, nous avons tout le loisir nécessaire pour suivre les manœuvres de plusieurs compagnies de baleines qui s’agitent autour de nous. La nature semble avoir voulu que tout eût un caractère particulier en Californie ; aussi ces cétacés diffèrent-ils des autres membres de la grande famille à laquelle ils appartiennent. Ailleurs, on voit des baleines d’une grosseur trois fois plus considérable se laisser harponner et prendre, sans grande résistance, par deux ou trois marins embarqués dans un frêle canot qu’il leur serait facile de submerger d’un seul coup de queue. La baleine californienne est d’humeur bien moins accommodante : dès qu’elle voit arriver les embarcations, elle se retourne résolûment contre elles et leur donne la chasse à son tour. Surpris et épouvantés d’un courage si nouveau pour eux, les baleiniers se sont bien vite dégoûtés de leur tâche ; ils ont définitivement abandonné le champ de bataille, laissant leur terrible ennemi en repos. Aussi, pendant que l’espèce multiplie sur la côte de la Californie, elle tend au contraire à disparaître dans les parages où elle ne songe pas à se défendre. Aujourd’hui, la baleine russe se trouve refoulée dans les mers lointaines du Japon et d’Okotsk, et, même dans ces parages d’accès difficile, elle ne réussit pas à se mettre à l’abri de ses audacieux persécuteurs. Cet exemple n’a-t-il pas sa morale, comme bon nombre d’autres fournis par le règne animal ? porter la guerre dans le camp ennemi, prendre les devans avec qui veut vous attaquer, c’est là le plus sûr moyen de salut pour les nations comme pour les particuliers. Aujourd’hui surtout que les passions se déchaînent avec tant de violence, et que les appétits de l’homme, s’abritant derrière une philosophie spécieuse, s’érigent en divinités, comme au temps du paganisme, malheur aux peuples qui ne savent pas défendre, avec leurs droits héréditaires, les prérogatives conquises par le travail ! Les attaques directes et incessantes des ennemis de la propriété les auraient bientôt conduits à leur ruine.

Le goulet de San-Francisco ressemble beaucoup à celui de Brest. Il est assez étroit pour que les forts qu’il est question d’élever de chaque côté puissent croiser leurs feux et en commander l’entrée ; il contient en outre assez d’eau pour faire flotter les plus gros navires. Arrivé au front du goulet, le voyageur voit se déployer devant lui, non point un port ou même un lac, mais une Méditerranée en miniature. Le port de San-Francisco contiendrait facilement toutes les flottes de la terre, — précieux trésor pour « le voisin Jonathan, » -et l’on a lieu de s’étonner qu’une position pareille soit restée si long-temps inoccupée. Un îlot situé dans l’intérieur de la baie, à peu de distance du goulet, est évidemment destiné à servir d’emplacement à une batterie : ce sera un nouvel élément de force et de sécurité pour un port qui’ en possède déjà de si nombreux.

Herba Buena, autrement dit San-Francisco, se trouve à droite, en entrant dans la baie, un peu au-delà de l’ancien fort espagnol. C’est aujourd’hui une ville de cinquante mille amies, qui promet de devenir, en peu d’années, la capitale de la mer pacifique. Des forêts de mâts, qui se déploient à perte de vue tout alentour, rappellent le Havre et Marseille. Il y a en ce moment plus de trois cent quarante bâtimens de commerce mouillés près de la ville, sans compter un nombre fort considérable de bricks et de goélettes. Tous, sans exception, ont perdu leurs équipages, et il en est beaucoup dont les capitaines eux-mêmes ont déserté. Une corvette américaine, à bord de laquelle flotte le pavillon du commodore Jones, veille seule à la conservation de cette masse de valeurs.

Nous débarquons sans difficulté sur une jetée improvisée au pied de l’ancien fort. Ici, point de douaniers pour fouiller vos poches ou sonder, le fer à la main, vos malles et vos paquets. Les octrois, ce rouage qui entrave tout et qui tend à disparaître partout où il y a un peu de sève et de lumières, sont parfaitement inconnus chez les Américains. Le temps pour eux a sa valeur aussi bien que la marchandise, et tout ce qui leur en enlève une part sans nécessité bien démontrée est un empiétement sur leurs droits d’hommes libres. La vraie liberté consiste, aux yeux de tout Américain, non à débiter impunément des extravagances philosophiques à un auditoire affamé de jouissances matérielles, mais à se livrer, sans trouble ni empêchement, aux occupations pour lesquelles il se sent des aptitudes spéciales.

À San-Francisco, où on ne rencontrait, il y a quinze mois, qu’une demi-douzaine de cabanes grossières, on trouve aujourd’hui une bourse, un théâtre, des églises pour tous les cultes chrétiens, et un grand nombre de maisons d’assez belle apparence. Quelques-unes d’entre elles sont bâties en pierres, mais le plus grand nombre en bois ou en adobe. Les façades des maisons sont blanchies ou peintes, les rues bien alignées, et l’ensemble d’un assez bel effet. Des deux côtés de la ville, en suivant la plage, se prolongent des rangées de tentes à perte de vue, formant une ville d’un nouveau genre, qui ne manque pas d’une certaine originalité. Là viennent se reposer un instant, avant de prendre leur essor pour les mines, les émigrans des deux mondes, ainsi que des Chinois, des Malais, et toute cette population débraillée qui fourmillait naguère dans les divers archipels de l’Océanie, et à laquelle Botany-Bay avait servi de point de départ. Là se trouve l’ancien ministre de la justice du roi Kamehameha, aujourd’hui le plus redoutable brigand de la Californie, le même qui rédigea ce fameux code de lois que les sociétés bibliques de l’Angleterre et des États-Unis ont proclamé le chef-d’œuvre de la sagesse humaine. Là se trouvent réunis des assassins, des parricides, des voleurs de grand chemin, des boucaniers, sur lesquels la main de la justice divine ne s’est pas encore appesantie. La comédie et le drame, ce dernier principalement, y trouveraient à puiser amplement. Des évasions incroyables et des aventures telles que n’en a jamais rêvées l’imagination de nos plus féconds romanciers y attendent leur futur historien.

Déjà la ville de San-Francisco ressemble à une vaste ruche dans laquelle régnerait un bourdonnement perpétuel. Des voitures, des charrettes, des wagons, circulent pêle-mêle, se croisent et se heurtent de tous côtés. Je plains le philosophe, le rêveur qui se trouve égaré dans les rues de San-Francisco, car il court à chaque pas le danger d’être écrasé pendant qu’il se livre à ses méditations, et sans qu’il lui soit crié gare ! De grands gaillards à charpente forte et osseuse, la tête surmontée de chapeaux en pain de sucre, fouettent et éreintent leurs attelages sans faire la moindre attention aux piétons. De chaque côté de la rue, on voit passer une foule silencieuse et préoccupée, se dirigeant à pas pressés, soit vers la douane, grossière construction située au fond de la ville, soit vers la bourse, édifice placé entre deux maisons de jeu, et devant lequel stationnent en permanence des groupes d’avides spéculateurs.

Toutes les nations du globe sont largement représentées dans le commerce de San-Francisco ; mais, comme il faut s’y attendre, l’élément américain y domine. La législation américaine permet à chacun de s’établir comme il l’entend. Tout le monde en conséquence est courtier, consignataire, banquier, changeur, commissaire-priseur, plusieurs même exercent simultanément toutes ces professions. J’ignore si l’armateur ou le négociant du Havre qui envoie des marchandises en consignation à San-Francisco fait de brillantes affaires ; mais ce qu’il y a de positif, c’est que le consignataire qui les reçoit ne s’y ruine pas. Le relevé de ses prélèvemens divers, à titre de courtage, change et emmagasinage, édifierait grandement ses confrères de nos places d’Europe. On peut, sans exagération, en évaluer l’ensemble à 50 pour 100 du montant brut de chaque vente. Il est juste aussi de reconnaître que le consignataire de San-Francisco a, de son côté, de lourdes charges à supporter. Ainsi, outre la cherté de la vie matérielle, dans un pays où un oeuf se paie souvent jusqu’à 5 francs, et une pomme de terre jusqu’à 3, les loyers varient de 150,000 à 300,000 francs par an. Il y a des maisons, en assez grand nombre, qui rapportent à leurs propriétaires jusqu’à 800,000 francs par année.

Quelque importans que soient les résultats obtenus des mines de la Californie, et quelque nombreuses que soient les ressources de San-Francisco comme centre de commerce, il est impossible qu’un pareil état de choses puisse se soutenir long-temps. Le Yankee est agioteur de sa nature ; personne n’entend mieux le puff que lui. Donnez à un citoyen du Massachusetts cent arpens de marais, il les baptisera du nom fallacieux d’Eden Fields (champs d’Éden), puis il les fera valoir de tant de manières et avec une si grande persévérance, que plus d’un innocent ne tardera pas à tomber dans ses filets. C’est ce qui s’appelle, aux États-Unis, play a Yankee trick (jouer un tour à la Yankee), et très certainement le général Jackson n’était pas plus fier de sa fameuse victoire sur les Anglais à la Nouvelle-Orléans que ne le paraît un de ces joueurs, quand il raconte à d’enthousiastes compatriotes quelque prouesse de ce genre. Jetez trois Américains sur une île déserte où il n’y aura qu’une source d’eau : deux d’entre eux s’en empareront, et prélèveront par ce moyen un tribut sur le troisième ; puis ils se vanteront hautement de leur Yankee trick.

Ce qui paraît donner, pour le moment, une valeur factice et exagérée aux propriétés immobilières de San-Francisco, c’est le grand nombre de maisons de jeu qui s’y sont fondées. Tous les exilés de Frascati, des nos 36 et 113 du Palais-Royal et des établissemens analogues de Londres, de Berlin et de Vienne semblent s’être donné rendez-vous dans cette terre promise des joueurs. Dès qu’il y a une maison à louer, les joueurs s’en emparent à tout prix, et la banque s’y installe avec son attirail de roulettes. Il y a actuellement à San-Francisco plus de cent établissemens de ce genre où se pressent et se coudoient chaque soir une foule de vagabonds sandwichois, mulâtres, chinois, malais, et d’aventuriers de tous pays, tous mécréans de première espèce. Toutes les peuplades du globe ont versé une portion de leur écume dans ce cloaque de l’humanité.

Rien de plus étrange que le spectacle offert tous les soirs, après huit heures, par ces maisons de jeu. Au dehors, une foule immense en obstrue les portes ; à l’intérieur, les joueurs avides se forcent un passage jusqu’à la table de monte, et, dans leur fougue impatiente, en viennent souvent aux mains. Ailleurs, c’est à coups de poing ou de pied que se vident les querelles de cette nature. En Californie, une injure ou même quelquefois un léger froissement sont, à l’instant, suivis d’un coup de poignard ou de pistolet. « Silence là-bas ! » crie-t-on de la banque, lorsqu’il part un coup de pistolet dans la salle, « vous faites trop de bruit, damnés coquins que vous êtes ! » I’ll malie a hole in you (je ferai un trou dans votre personne), crie-t-on d’un autre point ; maye the devil take me if I don’t (que le diable m’emporte si je ne le fais pas) telles sont les observations courtes, mais énergiques, qu’on échange de tous côtés. Une fois devant la table de jeu, le nouveau venu, qui, la plupart du temps, arrive des mines, déboucle sa ceinture de cuir jaune et lui imprime une légère secousse, après avoir posé un des bouts sur le tapis vert. Plusieurs pépites d’or roulent aussitôt sur la table. The head manager (le président) avance une main large et osseuse, s’en empare, les pèse dans une balance placée à côté de lui, puis il en rend la valeur en onces de 85 francs chacune. On joue, la même main osseuse vient enlever la pièce ; on rejoue, même résultat. Au bout de quinze à vingt minutes, il faut de nouveau détacher la ceinture. Il arrive rarement que le joueur se retire avant que la banque ne l’ait dépouillé, en une seule nuit, du fruit de son travail et de ses privations de plusieurs mois.

Je venais de dîner chez l’un des plus heureux spéculateurs de San-Francisco. C’était un Américain, ancien banqueroutier de l’Union, qui, arrivé en Californie six mois auparavant, se voyait déjà possesseur d’une fortune évaluée à un million de francs. Parmi les convives se trouvaient plusieurs officiers de l’armée et de la marine américaine. Le dîner s’était prolongé fort avant dans la soirée, ayant été assaisonné de toasts et de speeches. Un des officiers me proposé, en sortant, de me servir de cicerone par la ville. J’accepte. Nous entrons dans l’une des maisons de jeu les plus fréquentées. Arrivé jusqu’à la table verte, non sans beaucoup d’efforts, je tire de ma poche une pièce de cent sous et la jette sur la table en désespéré. Un homme encore jeune, à la longue barbe, à l’air grave et posé, aux manières aristocratiques, présidait. Il s’arrête dans son travail au moment d’imprimer une secousse à la roulette ; il me regarde un instant, puis, ramassant ma pièce, me la tend avec un sourire prévenant. « Je vois, me dit-il en fort bon français, que monsieur est étranger et qu’il n’est pas encore au fait de nos usages. Ici nous jouons, non des pièces de cinq francs, mais des onces. Monsieur voudra-t-il bien reprendre ses cent sous ? » Il appuya légèrement sur les deux derniers mots. Frappé des manières d’un aussi aimable président, j’attendis une occasion favorable pour entrer en conversation avec lui. Il se prêta à mon désir avec un grand empressement. « Vous voulez savoir, me dit-il, si notre banque fait de bonnes affaires, je serai franc avec vous. Elle en fait de passables ; j’excepterai pourtant cette soirée, qui a été détestable. Nous allons fermer tout-à-l’heure, et je doute que nos bénéfices, depuis huit heures, s’élèvent à 20,000 piastres (100,000 francs). Heureusement, nous avons mieux réussi les nuits précédentes ; sans cela, nous serions bien à plaindre, car ne gagner que 20,000 piastres dans une soirée, c’est, pour une banque de ce pays, être volé comme dans un bois. » Mon interlocuteur me raconta ensuite qu’il avait joué un rôle important dans un des clubs de Paris jusqu’aux évènemens de juin. « Nous perdîmes la partie alors, ajouta-t-il, et c’est pourquoi j’ai cru qu’il valait mieux changer de théâtre. »

La passion du jeu n’a pas été importée en Californie par’ les Américains ; de tout temps, les habitans de cette contrée s’y sont adonnés avec fureur ; au Mexique, il en est encore de même aujourd’hui. Le jeu appelé monte est celui qui attire le plus d’amateurs ; mais la roulette a aussi ses partisans, ainsi que le jeu dit « des bêtes, » dans lequel des animaux placés au bout d’un cabestan armé de baguettes mobiles reçoivent un mouvement de rotation, puis s’arrêtent au-dessus de certaines cases contenant des animaux qui leur correspondent.

La population de San-Francisco se grossit chaque jour des émigrans qui arrivent par mer de toutes les parties du monde. Les îles Sandwich, Taïti, les archipels Viti et Fidgi, ainsi que la Nouvelle-Zélande et Sydney, se sont vidés plus ou moins complètement de leur population blanche. Tous ces élémens hétérogènes sont venus se fondre successivement dans la grande masse des travailleurs. Absens pour le moment, les émigrans reviendront tous, aux approches de l’hiver, chercher un abri dans la ville. Il n’y a actuellement, en fait de population, que des négocians, des capitaines de navire, et ceux qui, ayant ramassé quelque chose aux diggings (mines), rentrent à San-Francisco pour le dépenser dans le jeu et dans la débauche. La population y est presque exclusivement mâle, et c’est tout au plus si les quelques femmes honnêtes qui y ont suivi leurs maris osent s’aventurer dans les rues. Cependant on remarque déjà une amélioration notable à cet égard ; depuis que l’élément purement américain a pris le dessus à San-Francisco, personne ne peut plus insulter une femme impunément. Nulle part, on le sait, la femme n’est plus respectée qu’aux États-Unis. Au reste, des industries que la moralité publique flétrirait en Europe de sa censure la plus sévère sont ici en pleine activité, et il ne se passe guère de semaine sans que quelque brick chilien ou américain, frété par des spéculateurs, ne verse sur la place une cargaison féminine. Ce genre de trafic est, m’assure-t-on, celui de tous qui produit en ce moment les bénéfices les plus prompts.

Si on essayait de soumettre à l’analyse les élémens de la population commerçante de San-Francisco, on en trouverait d’étranges. Tous les négocians en faillite de New-York, tous les banqueroutiers poursuivis par la justice, tous les faiseurs de projets et chercheurs d’aventures de l’Union se sont abattus sur cette terre promise. « Regardez celui-là, me dit mon cicerone, lui-même citoyen des États-Unis, c’est un de nos plus grands génies. Directeur de la première maison de Baltimore, il osa concevoir le hardi projet de monopoliser toute la viande fraîche de l’Union, pour ne la vendre ensuite qu’au prix qu’il lui conviendrait de fixer. Déjà il s’était emparé des troupeaux des trois quarts des états et touchait au moment où il allait les posséder tous, lorsqu’un autre Américain, également homme de génie, se mit à spéculer en sens contraire. La lutte entre ces deux giants (géans) fut terrible et prolongée. Le peuple, qui est particulièrement sensible, chez nous, à tout ce qui a un caractère de grandeur, la suivit pendant long-temps avec un intérêt extrême. Malheureusement, elle eut pour dénoûment la ruine complète des deux champions. Il est vrai, ajouta mon cicerone, que l’un et l’autre se sont bien relevés depuis. Celui que vous voyez là est arrivé, il y a seulement six mois, sans un sou ; aujourd’hui, il a une fortune de 500,000 francs. Son ancien antagoniste a encore mieux réussi. Déjà ils se préparent à livrer sur ce théâtre nouveau un dernier et terrible combat. Cet autre, le grand qui vient de nous saluer en français, est également une de nos têtes carrées. Banquier à New-York, il y a quelques années, il entreprit de fonder une banque unique et colossale sur les ruines de toutes les institutions rivales. Ses plans, poussés avec une habileté et une persévérance extrêmes, allaient être couronnés de succès, lorsque le héros de la Nouvelle-Orléans, effrayé de cette tendance anti-démocratique, fit adopter une loi qui empêcha l’établissement de la nouvelle banque. Les sympathies du public hésitèrent un instant entre ces deux grands hommes ; mais le général Jackson, sans s’en inquiéter plus, se mit à serrer de près son antagoniste, qui, pour échapper à ses étreintes et à celles de ses créanciers ameutés subitement contre lui, ne trouva d’autre moyen que de battre prudemment en retraite et de venir s’établir parmi nous. »

Pendant que mon guide me racontait ainsi les hauts faits de ses compatriotes, nous fûmes abordés par un personnage à la figure rubiconde et à la carrure athlétique. Il était armé jusqu’aux dents et portait, derrière le dos, serré dans sa ceinture de cuir jaune, un énorme couteau de chasse. — C’est, me dit mon guide après que cette étrange apparition se fut éloignée, le colonel X… du Mississipi. Il vient d’arriver du Texas, par voie de terre, ayant traversé le Mexique dans sa plus grande largeur. Une aventure bizarre, et qui a fait beaucoup de sensation, même ici, où nous commençons à être un peu blasés en fait de merveilleux, lui est arrivée. La voici en peu de mots. Le corps que commandait le colonel X… corps composé de bons fermiers de l’ouest, étant arrivé à Durango, ville fortifiée du Mexique, et qui compte plus de trente-cinq mille ames, trouva la population dans un morne désespoir. Des Indiens de la tribu des Apaches, qui habite les bords du Colorado, s’étant présentés l’avant-veille au nombre de cinq cents, avaient menacé la ville du pillage, à moins qu’on ne leur livrât sur-le-champ cinquante femmes et un nombre égal de jeunes filles. Les descendans dégénérés du grand Cortès tremblent aujourd’hui, rien qu’à la pensée d’un Apache ; aussi les habitans de Durango passèrent-ils, après quelques velléités de résistance, par les conditions imposées, et les Indiens repartirent pour le Colorado, emmenant, avec les femmes, tous les troupeaux qu’ils rencontrèrent sur leur route. Instruit de ces faits, le colonel X… offrit de poursuivre les ravisseurs et de ramener les captives, moyennant paiement d’une somme de 4,000 piastres (20,000 fr.) au retour. La ville accepta la proposition avec joie et souscrivit sur-le-champ une déclaration portant témoignage de cet engagement. Le colonel X… partit avec ses amis, et, le troisième jour, il atteignit les Indiens, qui s’étaient rabattus sur leur tribu. Les deux partis en vinrent aux mains. On se battit à cheval, à coups de rifle. L’adresse des indiens est telle qu’ils savent, tenant d’une main la crinière de leur cheval lancé au galop, se coucher le long de ses flancs, et ne présentent aux balles de leurs ennemis que la plante d’un de leurs pieds, celui-là même qui, pressé fortement contre le dos du cheval, aide à maintenir cet étrange équilibre ; néanmoins ils furent mis en une déroute complète. Les balles du colonel X…, grace à ce coup d’œil infaillible qui distingue le chasseur américain et qui fait qu’aucun objet, quelque petit qu’il soit, ne peut échapper à l’atteinte de son arme, allaient se loger, à la grande terreur des Indiens, dans le pied resté à découvert. Au bout de sept à huit jours d’absence, le colonel X… rentra à Durango ; il avait perdu trois de ses compagnons, mais il ramenait les captives. Loin de lui témoigner de la reconnaissance pour sa bravoure, les habitans de Durango refusèrent de payer la somme convenue et ordonnèrent aux Américains de quitter leur ville. À ce message insolent, le brave colonel répondit qu’il ne se retirerait que lorsqu’on lui aurait remis les 4,000 piastres, et que, faute d’y accéder dans les vingt-quatre heures, lui et les vingt-sept hommes dont il disposait encore s’empareraient de Durango. La réponse produisit son effet. L’alcade de Durango apporta, le lendemain, les 4,000 piastres en espèces, après quoi le colonel X…, pour employer sa propre expression, secoua la poussière de ses pieds et reprit tranquillement sa route.

Ce qui surprend le plus à San-Francisco, c’est la rareté des vols, malgré les facilités de tout genre qui s’offrent aux mauvais instincts de la population suspecte agglomérée dans la ville. Ainsi, dans les cours des maisons particulières, devant les portes, dans les rues, sur les places publiques, partout en un mot, on se heurte contre des tas de marchandises venues de tous les points du globe et éparpillées là, en apparence sans protection ni surveillance aucune, et pourtant jamais les filous, les flibustiers de profession qui se promènent par la ville, ne s’avisent d’y toucher. La raison en est que, comme beaucoup d’autres pays du globe, la Californie a son code de morale particulier, code accepté et reconnu de tous. Ainsi il est bien permis de s’y passer le caprice d’un coup de couteau ou de pistolet dans une affaire de vengeance ou dans une querelle ; mais toucher au bien d’autrui, c’est la plus grande des énormités : une vingtaine de balles partent à l’instant des tentes et des maisons environnantes, et vont chercher le voleur. Marchand, mineur, batelier, tout le monde quittera sur-le-champ ses occupations pour s’élancer à sa poursuite, car tout le monde est intéressé à empêcher le vol, et cependant il n’y a ni gendarmes, ni soldats pour veiller spécialement sur les intérêts du public. Un tel état de choses éveillera au premier moment un sentiment d’étonnement et presque d’indignation : on ne conçoit pas qu’un gouvernement puisse manquer à son devoir le plus essentiel, au point de ne pas accorder à un pays qui s’est rangé sous sa bannière une protection officielle et directe ; mais beaucoup de choses que l’Européen a peine à concevoir paraissent à l’Américain naturelles et simples. La société, suivant lui, n’est qu’un ensemble d’élémens intelligens et libres, dont chacun se trouve attiré, par une espèce d’affinité propre, vers sa place naturelle. L’intervention du pouvoir civil, à moins d’un besoin extrême, ne ferait, suivant les Américains, que déranger cette tendance, entraver cette gravitation, et il vaut mieux se charger soi-même de la répression de certains désordres sociaux que d’abandonner ce soin à l’état et de se placer dans une sorte de tutelle permanente. Ne plaignons pas trop les Américains d’être ainsi constitués. Si nous voulons, en Europe, admettre le peuple, dans sa généralité, à participer au pouvoir politique, il faut que nous apprenions à compter, comme les Américains, beaucoup sur nous-mêmes et peu sur notre gouvernement, pour modérer et contenir la fermentation inséparable de toute large intervention populaire. Lorsque la bourgeoisie mit en avant pour la première fois la prétention, alors exorbitante, en apparence, de marcher de pair avec la noblesse, cette dernière s’en alarma grandement : c’était, à ses yeux, l’anarchie, le chaos, dont on menaçait la société. Peu à peu, cependant, les nobles en ont pris leur parti : ils se sont mêlés au mouvement nouveau, ils l’ont dirigé, et, dans quelques pays de l’Europe, ils l’ont même fait tourner à l’avantage de leur propre cause. Il faut que les classes moyennes imitent à leur tour cette sage conduite. Il ne leur reste qu’un moyen d’échapper aux dangers de l’avènement de la démocratie : c’est de travailler à éclairer les masses en même temps qu’à les contenir, c’est de faire de la cause commune leur propre cause, et de ne point craindre de descendre dans l’arène chaque fois qu’on menace la tranquillité publique.

Un fait extrêmement curieux me frappe à San-Francisco : c’est la popularité dont y jouissent ceux qui se sont trouvés à même de montrer de la fermeté et du courage civil. Ainsi il y avait aux environs du Sacramento, au moment où je le visitais, un alcade dont le district avait d’abord servi de rendez-vous général à tous les mauvais sujets venus du dehors. Les crimes y étaient de chaque instant, les délits encore plus. Le brave alcade n’avait, pour les uns comme pour les autres, qu’un seul et même moyen de répression. « Pendez ! » fut invariablement sa réponse, courte, mais énergique, lorsqu’on amenait un inculpé devant son tribunal. Le peuple, qui remplissait lui-même les fonctions de licteur, ne se le faisait pas dire deux fois : il pendait, puis allait vaquer à ses occupations ordinaires dans une bonne humeur parfaite. S’agissait-il d’un coup de poignard, d’un vol de mouchoir de poche ou de pipe, l’arrêt était toujours le même : « Pendez ! » et s’exécutait toujours à la lettre et sans miséricorde. Si par hasard quelqu’un faisait l’observation : « Mais l’inculpé peut ne pas être coupable ; voyons, écoutons sa défense. — Ah bah ! répliquait l’alcade ; vous le savez bien, citoyens, il n’y a pas d’innocent parmi nous. S’il n’a pas commis le délit en question, il en a commis d’autres, ici ou ailleurs ; Pendez ! » Les assistans se regardaient en souriant, puis allaient mettre l’arrêt à exécution.

À cette époque, on suivait l’ancien système espagnol, qui, laissant tout pouvoir à l’alcade, n’admet pas l’intervention du jury. Plus tard, ce système fut modifié, les Américains éprouvant une répugnance invincible à se passer d’un accessoire qui seul empêche la justice de dégénérer en despotisme. Il est vrai que l’adoption du jury ne servit, dans les circonstances où on était alors, qu’à rendre la procédure un peu plus grotesque. Que de fois n’a-t-on pas vu un jury de douze ivrognes se constituer pour juger un autre ivrogne ! Le verdict de culpabilité, verdict presque invariable, était à l’instant suivi de la formule favorite de l’alcade : « Pendez. » Alors on voyait la scène la plus étrange qui se puisse imaginer. Le président du jury, lui-même fortement pris de vin, tirait de sa poche une Bible et en lisait un chapitre au malheureux condamné. Puis, chaque juré l’embrassait en l’assurant qu’un sentiment de devoir avait seul dicté son verdict. « Allons, camarade, ajoutaient-ils, du courage ; il te reste encore quinze minutes à passer ici-bas pendant qu’on prépare la corde. Comment désires-tu les employer ? Yeux-tu une pipe et du tabac ? on te les donnera. Veux-tu du brandy ? en voilà. » Puis, jury, condamné et spectateurs allaient s’enivrer tous ensemble.

Un jeune Parisien de bonne famille avait monté un petit débit d’eau-de-vie dans ce district et y faisait rapidement fortune. Une difficulté seule s’était présentée pour lui. Parmi ses pratiques se trouvait un Américain, matelot déserteur, qui venait à chaque instant lui demander à boire le pistolet à la main, et ne payait que rarement ou jamais. Las de cette persécution, notre jeune compatriote eut recours à l’alcade pour la faire cesser. Le brave magistrat écrivait alors un verdict de mort qu’il venait de prononcer. À la plainte qu’on faisait, il ne répondit point ; seulement, lorsque les circonstances eurent été détaillées, il étendit la main, prit sur la table, à sa droite, un pistolet à deux coups et l’offrit au plaignant, le tout sans lever les yeux de dessus son papier. — Qu’est-ce que c’est, monsieur l’alcade ? qu’est-ce que c’est ? Que voulez-vous ? — Prenez, répondit le magistrat avec son laconisme habituel. Vous vous laissez insulter, donc vous n’avez pas de pistolets. Prenez, vous me le rendrez après. Notre jeune marchand rentra sous sa tente, ramassa tout ce qu’il put emporter et quitta le pays pour toujours. — J’ai 60,000 francs, m’a-t-il dit en me racontant ce trait ; la tête me reste encore sur les épaules. Au diable l’alcade et ses subordonnés ! Je rentre en France par le prochain courrier.

Peu de semaines avant mon passage à San-Francisco, le peuple fut appelé à nommer des délégués à une convention qui siège en ce moment à Monterey. Les élections furent très disputées sur la plupart des points. L’alcade du Sacramento fut seul élu à l’unanimité, tant il est vrai que, dans les États-Unis d’Amérique comme en Turquie, sous une république comme sous une monarchie, rien ne vaut, comme moyen de popularité, un caractère ferme et énergique, une volonté qui s’exprime par des actes hardis et non par des paroles vagues. Ce qui répugne le plus aux masses, c’est l’indécision et la faiblesse de caractère. Elles ne se laissent pas aisément prendre aux apparences, et plus d’un homme qui serait timide dans la vie habituelle grandirait subitement sur un théâtre et devant un auditoire populaire, tandis que le pourfendeur de salon rentrerait dans l’obscurité, jugé par l’instinct des masses et humilié à tout jamais. Au reste, ce qui montre que les Américains savent au besoin unir la hardiesse et la décision à l’amour de l’ordre, c’est un conflit récent dont la Californie a été le théâtre.

Il s’était formé, dans les premiers temps qui ont suivi la découverte des mines, une bande composée d’Américains, de Français et d’Anglais, sous le nom de hounds (limiers). Son but avoué était de réunir, au moyen de souscriptions volontaires, de quoi secourir ceux de ses membres qui, n’ayant pas réussi aux mines et se trouvant incapables de travailler, désireraient rentrer dans leurs patries respectives. Chaque membre, pour signe distinctif, portait une raie sur le bras gauche. Pendant quelque temps, on n’eut qu’à se louer des hounds, qui seuls maintenaient l’ordre à San-Francisco en prêtant main-forte aux autorités chaque fois que l’on cherchait à le troubler. Peu à peu cependant des querelles s’élevèrent entre eux et les Chiliens, qui, très versés dans les procédés d’extraction de l’or et travaillant par bandes, obtenaient facilement de beaux résultats. Les hounds notifièrent donc aux Chiliens qu’ils eussent à quitter les lieux et à rentrer dans leur pays, et, sur leur refus, ils leur livrèrent bataille. Vaincus dans plusieurs rencontres, les Chiliens se réfugièrent tous à San-Francisco. Les hounds les y suivirent ; chaque jour, il s’y élevait des rixes sanglantes ; il n’y avait plus ni paix, ni sécurité dans la ville, car les malfaiteurs de tous pays, flairant le désordre et voulant y trouver du profit, s’en mêlèrent. On saccagea des maisons, on brûla des magasins, on pilla des dépôts de vins et de spiritueux, le tout impunément. Pourtant les habitans de San-Francisco, passant à côté de cette anarchie, couraient à la douane, faisaient leurs achats, s’occupaient, en un mot, de leurs affaires, comme s’ils n’avaient rien eu de commun avec les combattans et aucun intérêt engagé dans leur querelle. Les Anglais seuls, habitués à une puissante protection de la part de l’état, amis par excellence de la discipline, s’étonnaient et s’indignaient, protestant contre l’indifférence coupable du gouvernement de Washington. Les choses en étaient là, lorsque le bruit se répandit à San-Francisco que, dans un campement de Chiliens, les hounds s’étaient livrés la veille à d’épouvantables excès, qu’ils avaient massacré plusieurs femmes après les avoir indignement outragées sous les yeux de leurs maris, puis mis le feu aux tentes et brûlé les cadavres. La nouvelle de ces atrocités arriva à San-Francisco le soir. Le lendemain de grand matin, un nommé Brennan, chef d’une secte appelée mormons, qui venait de s’établir dans le pays, se dirige vers la grande place en agitant violemment une sonnette qu’il tenait à la main. Les habitans se réveillent et se rendent vers le même endroit, curieux de savoir ce dont il s’agissait. Brennan monte aussitôt sur une table et harangue la foule, devenue nombreuse et compacte. Homme du peuple, son langage fut grossier, mais franc et énergique. « Nous sommes donc des lâches, des misérables et des infâmes ? Nous restons ici les bras croisés et le nez en l’air pendant qu’une bande de brigands commet sous nos yeux des atrocités qui crient vengeance ! Attendrons-nous qu’ils viennent outrager nos propres femmes et nos filles ? Aujourd’hui, c’est le tour des étrangers ; mais demain notre tour, à nous, viendra. Américains, j’ai honte de vous ! Vous êtes des égoïstes et des lâches ! Quant à moi, je saurai défendre ma famille et mon bien. Je rentre chez moi à l’instant pour m’armer de mes pistolets, et je jure par le ciel que je brûlerai la cervelle au premier hound que je rencontrerai. Que tous ceux d’entre vous qui sentent battre leur cœur me suivent et fassent comme moi ! » La foule répondit à l’appel de son chef. Le cri aux armes retentit d’un bout de la ville à l’autre. Français, Anglais, Allemands, Américains, tous s’enrôlèrent pour cette croisade. Le soir, on avait enlevé tous les chefs des hounds. Le brave alcade du Sacramento en fit justice expéditive avec sa formule concise et favorite : « Pendez. »

À partir de ce moment, l’ordre le plus parfait n’a cessé de régner, non-seulement à San-Francisco, mais dans tous les environs. Au reste, depuis le mois de septembre, il existe une police régulière à San-Francisco : elle ne se compose que de quinze hommes ; mais ce sont des hommes énergiques et déterminés. Ils suffisent parfaitement à leur tâche ; ils consentent même, moyennant une assez belle somme, il est vrai (3 onces d’or par homme), à ramener tous les déserteurs.

On peut évaluer à deux mille par jour le nombre des personnes qui arrivent par mer en Californie. Chaque nation d’Europe est largement représentée dans ce mouvement d’émigration. On reconnaît les navires américains aux trois hourras formidables que poussent leurs passagers et leur équipage au moment de mouiller dans le port de l’Eldorado. Un simple manœuvre peut gagner en ce moment 150 piastres par mois (750 francs). Les cuisiniers gagnent facilement 300 piastres par mois, et les ouvriers, charpentiers, forgerons, etc., reçoivent des salaires plus élevés encore. Chacun se sert à soi-même de domestique, et des hommes riches de plusieurs millions se voient dans la nécessité de cirer leurs propres bottes et de remplir chez eux les fonctions multiples, mais prosaïques, de la femme de ménage.

La vie matérielle n’est pas d’une cherté excessive pour l’ouvrier. La viande fraîche, qui abonde encore, se vend 1 franc 25 centimes le demi-kilogramme ; le bœuf salé et le biscuit, deux produits dont le marché est encombré, ne coûtent pas plus cher qu’en Europe. J’en dirai autant des spiritueux, qui en ce moment s’écoulent fort difficilement. Il y a peu de semaines, il en était de même pour les vins de Bordeaux, dont on rencontrait des caisses jusque sur les places publiques, et que personne ne voulait plus acheter. Tout à coup les travailleurs aux mines s’abattirent en masse sur ce produit et enlevèrent en un instant tout ce qui s’en trouvait. Ce revirement était dû à une opinion propagée parmi eux par quelque spéculateur intéressé, à savoir que les spiritueux de toute sorte occasionnaient des fièvres auxquelles on pouvait échapper en se bornant à l’usage du bordeaux.

Il est difficile, sinon impossible, de renseigner bien exactement le commerce de France sur le genre de produits qu’il devrait expédier à San-Francisco. Les distances sont telles que le marché peut se trouver encombré depuis plusieurs semaines lorsque le chargement demandé arrivera à sa destination. Bien que la consommation soit immense pour certains articles, il s’en importe des masses si formidables, et par tant de voies, qu’il s’écoulera, encore long temps avant qu’on puisse asseoir sur les besoins de cette place un calcul tant soit peu certain. Ce n’est pas seulement des États-Unis et d’Europe que la Californie reçoit ses produits manufacturés. La Chine lui en fournit aussi et en très fortes quantités, ainsi que Manille et Sydney. D’un autre côté, il n’existe pas de marché voisin où l’on puisse verser le trop-plein des marchandises accumulées sur la place de San-Francisco. Les îles Sandwich, l’Orégon et les provinces russes de l’Amérique du Nord, seuls centres de consommation qui se présentent dans cette partie de la mer Pacifique, ne peuvent soulager que faiblement dans des crises de ce genre. Tout est loterie encore, et le négociant d’Europe qui envoie des expéditions vers ce point lointain a chance égale de gagner ou de perdre 500 pour 100.

Les choses changeront de face dès qu’on aura achevé les magasins et dépôts qu’on est en train de construire à San-Francisco. Alors les marchandises qui arrivent dans un moment d’encombrement pourront s’entreposer, en attendant une occasion plus favorable. Le commerce français devrait s’appliquer maintenant à emballer ses produits de manière à ce qu’ils aient le moins besoin possible, en arrivant sur les lieux, de l’intervention de nouveaux bras. Tel article qui produirait des bénéfices considérables, s’il se présentait sous forme transportable, occasionne des pertes, faute de cette précaution. Je citerai pour exemple les vins et les eaux-de-vie, qui se placent beaucoup plus avantageusement expédiés en caisses que lorsqu’on les offre à l’acheteur en pièces. La main-d’œuvre, en un mot, est nécessairement le grand régulateur de toutes choses dans un pays où elle a encore une valeur si exorbitante.

La tranquillité la plus parfaite règne aujourd’hui aux mines. Des Français, des Américains, des Anglais, travaillent côte à côte, sans qu’il s’élève entre eux la moindre difficulté. La présence d’une pioche ou d’une bêché dans le voisinage d’un trou indique que ce trou est devenu la propriété d’autrui. En voyant ce signe, les travailleurs passent leur chemin, et vont chercher ailleurs un terrain encore inoccupé. Souvent le bruit se répand que des résultats extraordinaires s’obtiennent sur un point donné : aussitôt on s’y porte en foule ; mais, arrivé sur les lieux, chacun respecte les droits acquis, et se borne à s’établir dans le voisinage de ceux qui ont fait la découverte.

Le chercheur d’or n’est point communiste, bien qu’essentiellement démocrate. S’il vous permet de garder le trou que vous avez creusé, il s’opposera énergiquement à ce que vous vous empariez d’un bassin ou d’un champ tout entier. C’est en partie parce que les Chiliens et les Mexicains s’étaient mis au service de compagnies et ne travaillaient pas directement pour eux-mêmes que les Américains s’étaient soulevés contre eux et les avaient chassés des mines. Il est vrai que la querelle avait fini par changer de caractère et dégénérer en guerre de race. Des bandes d’Américains, principalement venues de l’Orégon, voulurent même expulser tous ceux qui ne parlaient pas l’anglais. Il y eut un moment où les Français, sérieusement menacés de leur côté, eurent à s’occuper de leur propre défense. Il se trouvait alors parmi les émigrans français un jeune Vendéen, arrivé tout récemment de Taïti, où il avait servi en qualité de lieutenant d’infanterie de marine. À la première nouvelle de la révolution de février, il s’était hâté de prendre un congé, alléguant pour motif que sa conscience ne lui permettait pas de servir un gouvernement dont le principe était contraire à ses traditions de famille et à ses convictions personnelles. Le gouverneur Lavaud, qui respectait sa sincérité et appréciait son mérite, lui avait accordé un congé de quelques mois. Le jeune Vendéen en profita pour se rendre à San-Francisco et de là aux mines, où il se mit à travailler à côté de cinq ou six cents Français, la plupart déserteurs de nos navires baleiniers ou de nos bâtimens de guerre. Tous s’émurent grandement de cette mesure des gens de l’Orégon, et, comme on annonçait avoir choisi pour la mettre à exécution l’anniversaire de la déclaration d’indépendance, tous s’armèrent sur-le-champ et allèrent se ranger sous les ordres du jeune lieutenant. On expédia un parlementaire aux Américains, pour les prévenir qu’on les attendait de pied ferme, et qu’on les recevrait à coups de carabine dans le cas où ils passeraient des menaces aux faits.

Ces derniers se réunirent aussitôt pour se consulter sur la conduite qu’il fallait tenir vis-à-vis des Français. Un petit nombre d’esprits ardens voulut livrer bataille, mais la grande majorité se prononça pour la paix. « Pourquoi, s’écria un orateur, nous battrions-nous avec les Français ? Leurs pères ont été les amis de nos pères. Ils ont combattu ensemble pour la même cause, celle de l’indépendance de notre patrie, et contre les mêmes ennemis, les Anglais. Rochambeau était Français, Lafayette aussi ; ils comptent pourtant parmi les héros de notre histoire, et leurs noms prennent place, dans la mémoire de tout véritable Américain, à côté de celui de Washington. C’est aujourd’hui l’anniversaire de notre indépendance, nous allons nous réunir dans un banquet pour le fêter. La place des Français y est marquée tout naturellement ; envoyons une députation auprès d’eux pour les y inviter. » La proposition fut accueillie par de longues acclamations, et le soir même les deux races se réunirent autour d’une même table, et y fraternisaient bruyamment. À partir de ce moment, les Français et les Américains ont vécu aux mines en parfaite intelligence. Je ne puis m’empêcher, à ce propos, de rendre hommage au noble caractère des Américains de l’ouest, cette fraction simple de cœur, mais loyale et énergique d’un grand peuple. J’ai souvent rencontré ces valeureux enfans des solitudes et des forêts ; j’ai échangé avec eux, dans plus d’une occasion périlleuse, de chaudes poignées de main, d’ardentes félicitations. Français de cœur et vrais amis de la liberté, ils se réjouissent avec une joie véritable de tout ce qui arrive d’heureux à leur grande alliée, comme ils appellent encore la France. Pour les hommes de l’ouest, pour les cultivateurs de l’Union en général, l’époque de l’indépendance américaine est l’âge héroïque de leur pays. Il n’en est pas un seul qui ne connaisse parfaitement tous les incidens de cette grande lutte, qui ne se rappelle et ne vénère les noms de tous ceux qui y ont figuré. Quant aux événemens de leur histoire qui se sont passés depuis, ils n’en ont qu’une idée assez vague et ne s’y arrêtent guère. Si parfois la politique des États-Unis est hostile à la France, ou porte à son égard le cachet d’une envie haineuse, c’est parce que le grand élément de l’ouest oublie de faire entendre sa voix.

Si étrange que soit la vie californienne, on comprend que la curiosité du voyageur fraîchement débarqué sur les bords du Sacramento se porte bien vite d’un autre côté. Qu’y a-t-il de vrai dans ce qu’on a dit des mines, dans ces descriptions merveilleuses qui ont excité à si juste titre l’attention de l’ancien et du nouveau monde ? L’or s’extrait-il de ces mines en aussi fortes quantités et aussi facilement qu’on le prétend ? Les nombreux émigrans, en un mot, qui, de tous les points de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, se dirigent vers la Californie, y trouveront-ils la fortune, ou bien seront-ils forcés, ainsi que l’affirment et le soutiennent beaucoup de pessimistes, de chercher, tristes, désillusionnés, malades, auprès de leurs consuls respectifs, les moyens de regagner leur patrie ? Pénétré de l’importance de ces questions, j’ai interrogé des négocians, des ingénieurs, des employés américains civils et militaires, des travailleurs en route pour les mines, d’autres rentrant à San-Francisco ; j’ai voulu voir par moi-même, et j’ai tout lieu de croire parfaitement exactes les données que j’ai pu recueillir sur les bénéfices des chercheurs d’or du Sacramento. Un premier point à établir, c’est qu’il n’y a pas, à proprement parler, de mines en Californie, et par conséquent pas de fouilles coûteuses à faire. Sur une étendue de plus de cent cinquante lieues carrées, on a trouvé, on trouve encore de l’or partout. De quelque côté qu’on dirige ses pas, on voit un sol complètement saturé de ce métal précieux, au point qu’on n’a qu’à se baisser, qu’à ramasser un peu de terre dans son chapeau, puis à l’aller laver dans le ruisseau voisin pour en avoir. Ce fait, quelque extraordinaire qu’il paraisse ; n’admet pas le plus léger doute.

Qu’on ne se hâte pourtant pas d’en conclure que la fortune attend tous ceux qui ont le bonheur d’atteindre cette terre promise, cet Eldorado qui éclipse tout ce qu’ont pu rêver les ardens émules de Christophe Colomb. Bien qu’il n’y ait pas de fouilles à faire, bien que les difficultés de l’extraction soient en apparence nulles ou insignifiantes, la richesse, ici comme ailleurs, se paie en privations et en sueurs. Prendre la pioche, remuer la terre, en faire sortir de l’or, tout cela paraîtra sans doute une bagatelle, un assez agréable passe-temps ; mais, lorsque le moment arrive où il faut se ceindre pour la tâche, où, se séparait de ses semblables et des douceurs de la vie civilisée, il faut s’enfoncer dans des ravins avec l’ours, le tigre, et, ce qui vaut encore moins, des échappés de bagnes pour seuls compagnons, on se sent bientôt faiblir. Puis, c’est un travail si rebutant que de charger de la terre dans un panier, de porter ce panier sur son épaule quelquefois à une lieue du point d’extraction, pour en laver le contenu soi-même en plein soleil et sous le poids d’une chaleur dévorante ! J’ai vu, je vois encore à chaque instant des hommes forts, énergiques, mais qui n’ont pas été accoutumés aux travaux manuels, rentrer à San-Francisco complètement démoralisés, et n’ayant gagné aux mines que les fièvres qui les consument. Il est vrai qu’à côté de ceux-là j’en vois d’autres qui reviennent, après des absences de quelques semaines seulement, avec 10, 15, 20 et souvent 100,000 francs dans leurs ceinturons en cuir jaune. Ceux-là sont en général des manœuvres, des matelots déserteurs ou de robustes paysans. L’ordre des choses humaines est ici renversé. Le simple ouvrier, qui gagne ailleurs à peine de quoi suffire à ses besoins journaliers, devient millionnaire en Californie, tandis que l’homme de lettres, l’avocat, le banquier, le commis, y courent grand risque de mourir de faim, s’ils ne veulent se livrer qu’à des occupations en rapport avec leurs aptitudes spéciales.

Les deux Californies, haute et basse, sont de formation volcanique, et paraissent avoir été ravagées par des éruptions à une époque relativement assez récente. Sauf les bords du Sacramento, où le terrain est bas et boisé, le voyageur n’y aperçoit que des amas de cônes plus ou moins élevés et séparés par des vallées généralement peu profondes. C’est dans ces vallées, c’est dans ce vaste bassin que couvrent chaque année les eaux du Sacramento, c’est dans les lits des torrens qu’on trouve les wet diggings (extractions humides). On opère sur ce théâtre au moyen d’une machine appelée cradle (berceau), ou par de simples cuvettes en étain. Les résultats qu’on obtient ainsi sont certains, et constans. La moyenne n’en est guère au-dessous de 12 piastres (60 fr.) par jour pour chaque travailleur ; mais, je le répète, pour arriver à ce chiffre, il faut travailler comme on ne le fait nulle autre part au monde, avec un peu de lard et de biscuit pour toute nourriture, et de l’eau saumâtre pour boisson. Il n’y a que l’ouvrier robuste qui puisse se résigner long-temps à une aussi rude corvée, et compter par conséquent sur de semblables résultats.

Les choses se passent différemment dans les dry diggings (extractions sèches). Là, on procède exclusivement au moyen d’une pioche ou d’une barre de fer pointue qu’on enfonce dans la couche granitique après avoir balayé la terre qui la recouvre, et dont l’épaisseur dépasse rarement quatre pieds. Les bénéfices sont moins certains ici, mais aussi beaucoup plus importans. On voit souvent des chercheurs d’or travailler des jours entiers sans amener à la surface une seule pépite, puis rencontrer, au moment où ils s’y attendent le moins, a pocket (une poche) renfermant pour une valeur de 3 à 4,000 francs et quelquefois au-delà. Le bruit de cette découverte court aussitôt à travers le pays. Dans tous les campemens voisins, on se met en mouvement, on se dirige vers cet endroit favorisé ; on se répand tout à l’entour ; on se livre à des recherches minutieuses ; on fait, en peu d’heures, un travail de déblaiement digne des cyclopes. Point de résultat ; car, chose digne de remarque, les pockets, ou nids d’or, aux dry diggings, sont presque toujours isolés. On dirait que l’or, après avoir été entraîné des cônes par de fortes pluies, à une époque où ces pics volcaniques n’étaient pas encore recouverts de terre végétale, s’est arrêté aux inégalités de la couche pierreuse en se logeant dans les interstices et les cavités du sol. Toutes les pépites ont des coins plus ou moins arrondis, circonstance qui prouve qu’elles ont été roulées long-temps.

Les aventuriers de tous pays et de tout état, les paresseux, les joueurs, les commerçans ruinés, les officiers de terre et de mer, les savans et les poètes, — car toutes les classes sont largement représentées aujourd’hui en Californie - se portent de préférence vers les dry diggings. Là, si on court risque de mourir de faim, on obtient, avec moins de fatigue, des résultats qui éclipsent complètement ceux de la vallée du Sacramento. Quels bizarres rapprochemens la soif de l’or n’opère-t-elle pas dans les dry diggings ! Tel philosophe qui a lancé, il y a peu de temps, à New-York, un traité long temps médité et malheureusement peu apprécié sur une nouvelle organisation de la société humaine, se voit forcé de vivre côte à côte et sur un pied d’égalité parfaite avec un échappé des prisons de Sydney ou de Hong-Kong. C’est l’agneau et le loup qui viennent s’abreuver à la même fontaine et qui ne se querellent pas trop.

On a inventé, depuis peu, différens procédés pour séparer les paillettes d’or des sables et de la terre qui les renferment. Plusieurs de ces procédés rapportent déjà aux inventeurs des bénéfices considérables, bien que l’on opère, pour le moment, dans le bassin du Sacramento, sur des terrains déjà lavés, et où il reste par conséquent peu d’or comparativement. Ailleurs, on procède différemment, en détournant des rivières de leur lit naturel au moyen d’endiguemens et en lavant le limon qu’elles avaient déposé dans leur course séculaire. Une compagnie, composée exclusivement d’avocats et de médecins de New-York, a commencé des travaux de ce genre, près de Mormon-Island, sur le théâtre même de la première découverte de l’or. C’est le seul exemple qui soit à ma connaissance d’une compagnie qui ait su se maintenir sur le sol de la Californie, en conservant entre ses membres l’union nécessaire. Toutes les sociétés qui se sont organisées si bruyamment, soit aux États-Unis, soit en France, soit en Angleterre, se sont dissoutes dès le jour de l’arrivée de leurs directeurs à San-Francisco, et il en sera de même pour toutes celles qui se formeront encore. L’ouvrier ou le mécanicien se fait ce raisonnement fort simple et fort concluant La compagnie compte sur mes bras pour faire fortune, et moi je puis me passer maintenant d’elle. Grand merci ? Pourquoi me faire, sans nécessité, l’homme lige d’autrui ? pourquoi accepter un rôle qui me gêne dans mes mouvemens et m’empêche de me porter sur des points où chacun s’enrichit au bout de peu de jours ? Le lendemain, notre logicien est loin de San-Francisco, il marche vers les mines, et les pauvres directeurs se trouvent seuls avec des machines sur les bras et force papiers parfaitement en règle, mais dont ils ne savent que faire, car la justice locale, seule ressource qui leur reste, est hors d’état de donner une sanction suffisante à ses arrêts. J’écris l’histoire, non d’une, mais de cent compagnies. Le seul genre d’association qui tienne en Californie, c’est celle de la famille. Une famille de six garçons ou filles sachant tous travailler et ayant un esprit d’union réaliserait, à San-Francisco, de 20 à 30,000 francs en six mois. La vie n’y est pas excessivement chère pour l’homme du peuple. Le biscuit et le lard reviennent aussi bon marché en ce moment qu’aux États-Unis. Les loyers, il est vrai, sont exorbitans ; mais on a la ressource de coucher sous des tentes dont les rangées immenses, se prolongeant à perte de vue tout à l’entour de la ville, forment, pour ainsi dire, les faubourgs de San-Francisco. Sur le théâtre même des exploitations, la vie avait été, pendant long-temps, d’une cherté excessive. Une boite de sardines s’y payait une once (85 francs), et une bouteille d’eau-de-vie 20 piastres (100 francs). Maintenant, on a toutes les denrées nécessaires à la vie à très bon compte, grace aux facilités de transport qu’offrent les bateaux à vapeur de la baie de San-Francisco.

Comme les prix varient aux mines avec les localités et se règlent sur les besoins de chaque petit centre, il est impossible de donner une moyenne qui puisse servir de boussole au commerce français. En évaluant à deux cent mille le nombre actuel des travailleurs et à 12 piastres par jour la moyenne des gains pour chacun, on arriverait à un produit quotidien de 240,000 piastres, soit 12 millions de francs. Ce chiffre est, je n’hésite pas à le dire, beaucoup au-dessus de la somme qui s’obtient réellement. Les chercheurs d’or, gens du peuple, pour la plupart, éprouvent cet entraînement irrésistible vers les boissons fortes, qui caractérise partout la race anglo-saxonne. Il est rare qu’ils ne suspendent pas leur travail quelquefois pendant plusieurs journées de suite pour donner libre carrière à ce penchant, dès qu’ils se voient possesseurs de quelques milliers de francs. C’est le lendemain de ces jours d’orgie qu’ils sont pris, en général, des fièvres qui règnent dans l’intérieur. Ces fièvres ont donc leur cause moins dans le climat même que dans les habitudes déréglées des émigrans. Le pays est loin d’être malsain, et à San-Francisco l’air est si vif, qu’on ne peut porter que des vêtemens de laine. Le costume presque universel des travailleurs consiste en un gilet de flanelle rouge ou bleu et un pantalon de drap grossier ou de toile.

Les Français sont, après les Américains, l’élément le plus nombreux de la population actuelle de la Californie. On en trouve près de dix mille, soit à San-Francisco, soit aux mines. Ceux d’entre eux qui ont une bonne conduite, et c’est, je suis heureux de pouvoir le dire, la grande majorité, réussissent parfaitement. Plus sobres que les Américains et les Anglais, ils échappent, faute d’en trouver les occasions, à d’autres excès auxquels ils sont plus particulièrement enclins. Au reste, ici comme ailleurs, la fortune reste non pas à l’homme qui gagne beaucoup, mais à celui qui dépense peu. Je vois des négocians qui passent pour avoir fait les opérations les plus avantageuses très embarrassés dans leurs affaires, tandis que d’autres qui spéculent prosaïquement, et pour ainsi dire terre à terre, se retirent en général, au bout d’un temps assez court, avec des bénéfices considérables. Pour le négociant anglais comme pour le négociant américain, le plaisir est incompatible avec les affaires. Aussi agissent-ils l’un et l’autre en athlètes qui seraient descendus dans l’arène pour livrer un combat mortel. Point d’intervalle de repos pour eux, point de distractions. Sortir en vainqueurs de la lice, battre complètement leurs concurrens, voilà le but de tous leurs désirs, le glorieux résultat vers lequel tendent tous leurs efforts.

Je m’arrêtais souvent à San-Francisco devant les boutiques et les étalages où de jeunes citoyens de New-York, sortant à peine de l’école et encore imberbes, prônent leurs marchandises, ou, pour employer un terme du métier, font la partie avec une adresse qui ferait honte au commis le mieux discipliné de Paris. Voyez le jeu de la physionomie de ce jeune marchand, remarquez l’heureux choix de ses mots, la vivacité et le naturel de ses gestes : ce n’est pas un mouchoir de poche ou un pantalon qu’il vous vend, ce n’est pas une boîte de sardines qu’il vous offre ; non, c’est la pierre philosophale qu’il tient là devant vous, et dont il ne consent à se séparer que par amour de l’humanité. Excellent jeune homme, comme j’ai souvent admiré votre éloquence précoce et votre sang-froid imperturbable ! Allez, vous ferez votre chemin.

Cette persévérance du négociant américain n’est pas une des moindres causes de l’immense développement qu’a pris dans ces derniers temps le commerce des États-unis. Il y a du patriotisme à vouloir écraser, anéantir toute industrie rivale en même temps qu’on avance ses propres affaires. — Avez-vous lu le dernier rapport de M. King ? vous demandera le négociant américain en vous arrêtant par la boutonnière et avec une satisfaction qui éclate dans tous ses traits. Lisez-le ; vous y verrez que nous sommes à la veille de terrasser John Bull. Le tonnage de notre marine marchande égalait, l’année dernière, à peu de choses près, celui de la sienne. Cette année, nous sommes sûrs d’enfoncer le voisin. Nous avons chassé ses calicots du Brésil ; nous sommes certains de pouvoir les expulser bientôt de la Chine. N’est-ce pas que c’est beau ? — En écoutant ces discours empreints d’un si bizarre enthousiasme, je faisais, hélas ! un retour pénible sur la France, où, comme les Grecs, du Bas-Empire, nous nous battons pour des formules philosophiques ou politiques, pendant que les deux grandes nations qui, seules, marchent de pair avec nous dans le monde des idées et des faits étendent et développent partout leur influence et leur commerce. Quand le génie français, ce génie si actif et si fécond naguère, abandonnera-t-il cette route qui ne peut conduire qu’à l’anarchie ? Quand donc rentrera-t-il dans la voie des réformes pratiques et matérielles ? La France, dont la sève intellectuelle a tout fécondé autour d’elle, quand songera-t-elle enfin qu’en poursuivant la réalisation de théories chimériques, elle court risque d’être réduite, comme Niobé, à pleurer sur des tombeaux ?

J’ai montré en quoi consistait le travail des chercheurs d’or en Californie. On a pu se convaincre déjà que les chances de l’émigration sont excellentes pour les artisans, les manœuvres et les ouvriers robustes. Quelques indications rapides compléteront ce que j’ai dit du travail des mines. Le prix de la main-d’œuvre à San-Francisco est de 150 piastres, soit 750 francs par mois ; c’est le minimum du salaire, et, à ce prix, tout le monde peut trouver du travail. Les cuisiniers gagnent de 3 à 400 piastres par mois, et les charpentiers, les forgerons, les menuisiers, beaucoup plus. Il faut se rappeler pourtant que les pluies commencent vers la fin de décembre et durent jusque vers le milieu de mai. Pendant la saison pluvieuse, il y a surabondance de bras et assez souvent disette.

Si on prend la route la plus longue, quoique la moins dispendieuse, celle du cap Horn, pour aller en Californie, il importe de s’entendre avec les armateurs, et d’obtenir de ces derniers la permission de rester à bord du navire, à San-Francisco, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un emploi convenable. Passé le mois de mai, il n’y a plus de difficultés à l’arrivée, et l’émigrant est maître de faire lui-même la loi dans la pénurie des bras. Il faut six mois pour se rendre à San-Francisco par la voie du cap Horn, même sans de bien grandes relâches. Les mois de décembre et janvier me paraissent les plus favorables pour entreprendre ce voyage. La voie de Panama est beaucoup plus courte, mais aussi beaucoup plus coûteuse. Si on la choisit, il vaut mieux se rendre à New-York pour y retenir sa place à bord des vapeurs américains de la mer Pacifique. Sans cette précaution, on court le risque de se voir arrêté, quelquefois des mois entiers, à Panama, faute de pouvoir trouver une occasion pour San-Francisco. Du Havre à New-York, le prix du passage est de 450 fr. environ, de New-York à Chagres 1,000 fr., et de Panama à San-Francisco 1,500 fr. pour les premières places. Le total de ces sommes se grossirait encore d’une dépense de près de 500 fr., à titre de frais de mulets et de bateaux que nécessite le passage de l’isthme de Panama. Moins on prendra de marchandises avec soi, mieux cela vaudra. On peut se pourvoir aujourd’hui de tout à San-Francisco, et à des conditions assez satisfaisantes.

Il y a vingt ans, on fit dans une petite île voisine de Curaçao une découverte dont il fut grandement question pendant quelque temps. Un colporteur juif avait remarqué dans une case de nègre, où il s’était arrêté pour un moment, deux gros morceaux de métal qui servaient de chiens dans cet âtre primitif. Les ayant examinés curieusement, il les reconnut pour de l’or, et les obtint sans difficulté en échange de quelques mouchoirs et d’une pipe. Ayant constaté l’endroit où ces précieux fragmens avaient été trouvés, le juif se rendit à Curaçao, et vendit son or 150,000 francs. La curiosité publique fut à l’instant éveillée. Les autorités se transportèrent sur les lieux, et les firent occuper militairement ; puis on se mit à travailler pour le compte du gouvernement hollandais. Au bout de quelques mois, on avait trouvé de l’or pour 5 ou 6 millions ; mais la source sembla se tarir tout d’un coup, car, bien qu’on eût fait des fouilles et cherché de toutes les manières, on ne trouva plus rien à partir de ce moment.

Qu’on se rassure, les mines de la Californie ne s’épuiseront pas de si tôt. Il n’est pas probable non plus que l’or subisse une dépréciation sensible par suite de cette étonnante découverte. Les arts et l’industrie absorberont dorénavant une quantité plus forte de ce produit, qui entrera aussi plus largement dans les besoins domestiques. La vaisselle des classes riches était naguère en argent ; désormais elle sera en or, et la révolution n’ira guère plus loin. Peut-être les denrées essentielles augmenteront-elles légèrement de valeur ; en ce cas, le prix du travail augmenterait aussi. On manque encore d’élémens suffisans pour éclairer tous ces points. La découverte des mines de Californie n’est d’ailleurs qu’une sorte de prélude aux découvertes semblables qu’on pourra faire dans l’Amérique du Sud, dont la surface a été à peine effleurée par les Espagnols.

L’émigration européenne pourra donc, pendant bien des années encore, se porter vers la Californie sans craindre d’épuiser ce riche territoire. Les descendans des anciens Espagnols, venus dans le pays soit du Mexique, soit du Pérou, et qui forment encore une classe distincte et assez nombreuse, seconderont plutôt qu’ils ne contrarieront les efforts de nos travailleurs. Après avoir accepté d’abord d’assez mauvaise grace la domination américaine, ils commencent aujourd’hui à s’accommoder davantage d’un état de choses qui les a enrichis comme par enchantement. J’ai rarement rencontré une plus belle race que la race espagnole de la Californie. Les hommes sont grands, bien faits et pleins d’énergie. Les femmes ont, avec de beaux cheveux d’un noir de jais, avec un port plein de dignité et de grace, avec le type en un mot des Andalouses, une peau qui rivaliserait de blancheur et de transparence avec celle des Anglaises. La race espagnole, qui a combattu les Américains long-temps et avec courage, peut être évaluée à huit mille ames.

Les Indiens, jadis si heureux et si avancés en civilisation sous le régime des jésuites, ces rois missionnaires qui ont laissé une empreinte ineffaçable sur tous les points du continent américain, sont à la veille de disparaître. Les gens venus de l’Orégon les traquent littéralement comme des bêtes fauves, et les abattent à coups de rifle avec le même sang froid que s’ils avaient affaire à des loups ou à des tigres. Avides de vengeance, les malheureux Indiens s’en prennent indistinctement à tous les étrangers du mal que leur font les Orégoniens. Aussi la guerre a-t-elle pris peu à peu un caractère général, à tel point que nombre de personnes qui plaignent sincèrement les populations indiennes sont forcées de les combattre dans un intérêt de défense personnelle. La responsabilité et la honte d’un pareil état de choses reviennent à l’Union américaine, qui, malgré les emphatiques protestations de ses sociétés philanthropiques, malgré la lettre même de sa constitution, qui proclame tous les hommes égaux devant Dieu, maintient non-seulement l’esclavage sur son propre territoire, mais détruit sans miséricorde les Indiens partout où elle les trouve sur son passage. Seule parmi les nations civilisées, la France a su éclairer et émanciper les tribus soumises à sa domination sur le continent américain. La gloire de ce résultat revient d’abord, il faut le reconnaître, à son génie essentiellement sympathique ; mais une part de cette gloire appartient aussi à un ordre religieux non moins riche en apôtres qu’en martyrs, et qui, en Californie comme au Canada, comme au Paraguay, a tiré les populations indiennes d’une profonde décadence physique et morale, en les initiant aux bienfaits de, la civilisation chrétienne. Que de fois n’ai-je pas entendu les citoyens éclairés des États-Unis eux-mêmes rendre hautement hommage à la bienfaisante et féconde influence qu’avaient exercée les ordres religieux catholiques dans les deux Californies ! Tout en admirant cette activité audacieuse et persévérante que déploie la race américaine sur les bords de la mer Pacifique, ils reconnaissent avec douleur que le cachet d’une pensée religieuse, d’un intérêt supérieur aux intérêts terrestres, manque à tant de prodigieux résultats. « Nous creusons, disaient-ils, des canaux qui se combleront, nous perçons avec nos rails les forêts et les montagnes, nous torturons la terre avec nos machines compliquées ; mais nous passerons sur ce continent, où tant de races ont vécu et passé avant nous et sans laisser aucun de ces monumens immortels qui perpétuent dans les cœurs le souvenir des nations qui ne sont plus. Nos désirs comme nos espérances sont pour le présent et y trouveront dans une renommée éblouissante, mais éphémère, la seule satisfaction qui puisse leur être accordée. Si la France a perdu plusieurs de ses conquêtes, elle trouve jusque dans les forêts du Nouveau-Monde, et parmi les Indiens aujourd’hui persécutés, des hommes qui bénissent encore son nom. »

Il y a quelque chose de touchant dans ces aveux, dans ces plaintes échappées aux citoyens d’une république aujourd’hui si florissante. L’avenir justifiera-t-il d’aussi tristes pressentimens ? Ce qui est certain, c’est que l’influence des États-Unis n’est guère représentée aujourd’hui en Californie que par leur commerce. Une convention de la haute Californie, convoquée dernièrement à Monterey, vient de voter une constitution pour ce pays. La Californie est devenue un état distinct ; il semble que rien ne doive retarder son annexion à l’Union américaine. Il n’en est rien pourtant. Cette annexion ne s’accomplira point sans de longs et graves débats. Les états à esclaves, dont l’influence balance, à peu de chose près, celle des états abolitionistes, se refuseront à ce que la phalange rivale se grossisse d’un élément nouveau et nécessairement hostile, tant que la Californie n’aura pas reconnu le fait de la légalité de l’esclavage sur son territoire. Pour lever cette difficulté, le gouvernement du président Taylor a imaginé d’envoyer à San-Francisco un agent spécial avec mission de provoquer, de la part de la convention locale, une résolution immédiate sur ce point en litige. « Si la Californie, disait le gouvernement de Washington, est d’avis de ne point sanctionner l’esclavage et se prononce dans ce sens, nous aurons de quoi fermer la bouche à M. Calhoun et aux orateurs du sud. Ceux-ci ne demanderont certainement pas que nous forcions la main à la Californie, en insistant pour qu’elle accepte une organisation qui répugne à son tempérament. »

Le moment, on le voit, n’est pas encore venu d’examiner quelle influence pourrait exercer l’annexion de la Californie sur les destinées politiques de l’Union américaine ; mais ce qui est aujourd’hui évident, c’est que ce territoire offre et offrira long-temps encore des ressources précieuses à l’ancien comme au nouveau monde. Sans doute, les États-Unis profiteront de cette nouvelle conquête ; toutefois ils n’en profiteront pas seuls. L’Europe aura aussi sa large part de bénéfices à recueillir, et la France surtout, déjà représentée en Californie par une nombreuse population d’émigrans, trouvera chaque jour de nouvelles facilités, comme un nouvel avantage, à y verser l’excédant de sa population.

Au moment où je quitte la Californie, une foule d’émigrans français se presse dans les rues de San-Francisco et aux mines ; un grand nombre de nos bâtimens sont mouillés sur rade. De nouveaux arrivages du Havre, de Nantes, de Bordeaux et de tous nos grands ports s’annoncent à chaque instant. Les relations déjà si étroites entre la France et la Californie n’en sont pourtant encore qu’à leur début les produits français, — l’eau-de-vie surtout, ce grand produit qui est, pour notre navigation nationale, ce que les houilles sont pour la Grande-Bretagne, les cotons pour les États-Unis, — y trouveront dorénavant un débouché immense et chaque jour croissant. C’est dans ce mouvement d’expansion imprimé à notre commerce que gît surtout à nos yeux l’importance de la découverte qui a transformé les plaines du Sacramento en un grand centre d’affaires. Nos armateurs vont s’habituer aux expéditions à long terme, ils apprendront à se passer des primes, cette triste ressource qui obère le trésor, qui encourage la fraude, et qui le plus souvent est fatale à ceux même qu’elle doit secourir. Si, grace à la Californie, notre commerce retrouve un peu de cette activité entreprenante qui l’animait autrefois, la part de la France dans l’Eldorado américain sera encore assez belle, et c’est sans envie que nous pouvons, dès ce jour, voir le drapeau de l’Union flotter sur les bords du Sacramento.


PATRICE DILLON.

San-Francisco, 2 octobre 1849.