La Bulgarie au lendemain d’une crise/Texte entier

La
Bulgarie
au
lendemain d’une crise












PARIS
Typographie de E. Plon, Nourrit et Cie
rue Garancière, 8

1895
La Bulgarie
au lendemain d’une crise
La
Bulgarie
au
lendemain d’une crise












PARIS
Typographie de E. Plon, Nourrit et Cie
rue Garancière, 8

1895

Le sujet traité dans les pages qu’on va lire mérite d’attirer l’attention au triple point de vue de la civilisation, du principe des nationalités et de la paix européenne, trois éléments qui lui prêtent une signification dont les années n’ont pas atténué l’importance.

Un peuple qui renaît à l’existence est un phénomène assez rare pour captiver l’attention du philosophe et de l’homme d’État ; un cercueil changé en berceau est une métamorphose qui ne manque pas de charme poétique.

Par son passé, par son présent et par son avenir, la jeune Bulgarie est intimement liée aux idées générales, aux intérêts particuliers et aux grands événements du monde. Sa tentative de résurrection est un problème de la plus haute importance pour une civilisation fondée comme la nôtre sur le christianisme ; la réalisation de ses aspirations nationales contient en germe l’avenir du droit des gens, s’il doit avoir pour bases la vérité et la justice ; et c’est du sort de ce nouvel Etat, placé en sentinelle sur la route de Constantinople, que dépend pour le monde moderne la solution de la menaçante énigme de la paix ou de la guerre.

Que d’idées, d’intérêts, de passions, enclos dans cette formule abstraite et pratique, qui peut se ramener à la question toute simple : « Un peuple qui s’est reconstitué grâce à une intervention étrangère a-t-il droit à une existence autonome ? »

Le calme relatif dont jouit l’Europe permet d’examiner cette question sous ses trois faces sine ira et studio.

C’est ce que nous allons essayer de faire à propos de la Bulgarie en nous plaçant au point de vue général et au point de vue particulier ; le sujet en vaut la peine.

Nous parlons d’un peuple qui, depuis le premier jour de son existence nouvelle, a donné des preuves indéniables d’une maturité politique bien rare même chez les nations ayant un long passé ; cette maturité, cette habileté réfléchie, il les prouve surtout par la façon dont il se gouverne lui-même sous la direction d’un prince dont la chevaleresque grandeur d’âme a préféré aux faciles agréments d’une existence brillante une mission historique grosse de difficultés.

Nous parlons d’un passé qui a excité l’admiration du monde, d’un présent déjà riche en réalisations, d’un avenir digne des méditations du politicien et des rêves du poète.

Héroïsme, science du gouvernement, politique, diplomatie, individualités remarquables, élévation et chute, fidélité et trahison, perspicacité et fol aveuglement, actes d’abnégation, menaces d’une servitude nouvelle, batailles gagnées et provinces conquises, patriotisme et émigration, conspiration, changement de dynastie, difficultés dans le présent,

inquiétudes pour l’avenir, on trouve tout cela dans la courte histoire de ce peuple ressuscité, qui s’est créé une situation dont nous allons parler en toute vérité, en toute loyauté, pour l’édification des grands et des petits, des gouvernants et des peuples de l’Europe et de la Bulgarie elle-même.

INTRODUCTION

Il n’est pas de pays en Europe dont on parle plus que la Bulgarie ; il n’en est pas qu’on connaisse moins. Si quelqu’un se livrait au labeur ingrat de relever toutes les absurdités et tous les mensonges qu’on a écrits sur les événements de Bulgarie, depuis un an surtout, l’opinion publique de l’Europe s’étonnerait du degré de crédulité que les lanceurs de nouvelles, — trompeurs ou trompés, — lui supposent.

Mais à quoi bon troubler ces troglodytes politiques dans leurs repaires ? à quoi bon faire la lumière sur leurs menées inavouables ? La vérité, pour apparaître à tous les yeux, n’a pas besoin d’être confrontée avec le mensonge, et le prodigieux développement, politique et commercial, pris par la Bulgarie depuis le peu d’années qu’elle est indépendante, est une vérité qu’on ne saurait contester.

Il semblera presque fabuleux aux générations futures qu’un peuple, après des siècles d’asservissement à tous les points de vue — national, intellectuel, économique et religieux, — soit arrivé, en moins de vingt ans, à cette maturité politique surprenante, à ce salutaire empire de soi-même, à cet amour jaloux de l’indépendance, et cela par ses propres forces, au milieu des conditions extérieures et intérieures les plus défavorables. Les contemporains eux-mêmes, qui ont pu suivre jour par jour les progrès de cette évolution nationale et politique sans exemple dans l’histoire, l’ont considérée tout d’abord avec une stupéfaction qui a bientôt fait place à une sympathie sans réserves.

La nation bulgare faisait partie des Rajahs turcs. Est-il besoin de dire la misère, l’oppression, les perpétuels dénis de justice qui accablaient ce malheureux pays ? Est-il besoin de rappeler que les conditions les plus élémentaires d’une existence humaine digne de ce nom lui faisaient totalement défaut ? Des souvenirs confus d’une gloire passée demeuraient ensevelis dans la poussière des vieilles chroniques, mais la liberté et la puissance d’antan ne semblaient plus qu’un songe fugitif à ces malheureuses populations engourdies dans une torpeur sans espoir de réveil. Jadis un prince bulgare, à la tête de son armée victorieuse, avait campé, menaçant, aux portes de Constantinople ; Byzance avait payé tribut à Tirnovo ; à la table de l’empereur grec, l’ambassadeur du czar bulgare avait eu le pas sur l’envoyé d’Othon le Grand. Après, ce fut une longue nuit, et les Bulgares ne sortirent des ténèbres de la domination byzantine sous laquelle ils étaient tombés dans l’intervalle que pour subir les horreurs du despotisme mahométan. Quel sort effroyable pour un peuple d’être condamné à disparaître de l’histoire pendant cinq siècles ! mais aussi quelle preuve éclatante de vitalité quand on le voit, victorieux de ces cruelles épreuves, ressusciter plus jeune et plus vigoureux que jamais !

Cinq cents ans ! avant que docile à la voix de la Russie, l’attention se portât sur la Bulgarie, avant que l’Europe moderne se sentît prise d’une indicible pitié pour ces Rajahs délaissés dont le sort était plus douloureux encore que celui des autres Rajahs, à cause du voisinage immédiat du Croissant.

Le réveil de la pitié européenne marqua le début de la renaissance historique des Bulgares ; la sympathie de l’Europe fut l’heureuse étoile qui sourit à leur résurrection.

Il serait superflu de rappeler la tempête qui bouleversa les Balkans jusqu’au jour où la Bulgarie put enfin être soustraite au joug ottoman. Mais on ne peut passer sous silence le conflit qui s’éleva entre les puissances européennes dès qu’il s’agit de réorganiser politiquement la péninsule, car il exerce encore à l’heure qu’il est une influence considérable sur le développement autonome et indépendant des États balkaniques.

À l’origine, la Russie avait donné à son œuvre d’affranchissement une portée nationale et religieuse ; il fallait, à l’entendre, arracher à la domination des Turcs les chrétiens esclaves des Balkans. Les États de l’ouest et du centre de l’Europe n’avaient aucun intérêt à combattre une telle tendance, ils pouvaient même l’approuver aussi longtemps qu’il ne s’y mêlait aucune arrière-pensée de modifications à introduire dans l’équilibre européen. Mais plus il devint évident que la libération des chrétiens slaves des Balkans était pour la Russie beaucoup moins un but qu’un moyen d’étendre sa propre domination, plus il devint inévitable que l’Europe, pour s’opposer à cette tendance envahissante de la politique russe, érigeât en principe de droit européen le maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman. C’est cet antagonisme qui dicta au congrès de Berlin le démembrement contre nature de la Bulgarie en deux parties distinctes, dont l’une devenait principauté indépendante, tandis que l’autre, la Roumélie orientale, restait province turque. C’est encore cet antagonisme qui produisit ce phénomène bizarre que la Russie vit avec indignation les deux tronçons de la Bulgarie parvenir, de leur propre initiative et sans aucune ingérence étrangère, à se réunir pour ne former qu’un seul corps politique ; c’est cet antagonisme enfin qui a fait naître chez le peuple bulgare le sentiment que son indépendance était incompatible avec les ambitieux desseins de la Russie.

Est-ce à dire pour cela que le peuple bulgare nie la dette de reconnaissance qu’il a contractée envers ses libérateurs ? Point. Il n’oublie pas que son affranchissement est l’œuvre de la Russie, et se plaint seulement que celle-ci repousse systématiquement ses témoignages de gratitude. Mais les considérations d’indépendance nationale, politique et économique priment le sentiment de reconnaissance, sans l’effacer. Un peuple de cinq millions d’individus qui, après avoir subi cinq siècles de domination mahométane impitoyablement fanatique, n’a vu passer à l’Islam que 170,000 de ses nationaux, n’a nulle envie, à peine échappé aux chaînes des Turcs, de tendre les bras aux fers des Russes dont il a entendu le cliquetis si proche et si menaçant aux premiers jours de son existence autonome. Feu M. de Giers avait une notion exacte des sentiments bulgares lorsqu’il disait :

Les Bulgares ne veulent pas encore se fondre dans la grande bouillie.» Non, certes ! malgré cette tendance, incompréhensible pour eux, que manifestent certains étrangers à exploiter avec malveillance l’expression de « russophile », et malgré le dépit douloureux que leur causent d’ailleurs les procédés hostiles et dédaigneux de la Russie. Il y a des russophobes en Bulgarie, mais point de russophiles, si du moins on entend par « russophobes » ceux qui persistent à repousser toute entente formelle avec la Russie par crainte de ses visées ambitieuses, et par « russophiles » ceux qui seraient disposés à une réconciliation avec les Russes au prix de l’indépendance de la Bulgarie.

La vérité, c’est que dans leurs aspirations vers la liberté, les Bulgares ne se sont jamais laissé séduire par leurs affinités d’origine et de croyance avec le peuple russe. Aussi longtemps que l’Autriche fut en guerre avec la Turquie, c’est-à-dire pendant des siècles, c’est en l’Autriche seule qu’espéra la Bulgarie. Elle tourna les yeux vers la Russie pour la première fois quand la maison des Habsbourg eut fait du maintien de la Turquie le pivot de sa politique en Orient. Mais le résultat de la guerre de Crimée occasionna un nouveau revirement. Les écrits des réfugiés bulgares qui trouvèrent un asile en Roumanie et en Serbie montrent que, dans la période comprise entre 1860 et 1876, la partie intelligente de la nation, sous l’influence de rapports fréquents avec les émigrés hongrois et polonais, cessa de placer sa confiance dans la Russie. Et malgré la libération obtenue à l’aide des armes russes, malgré la popularité momentanée qu’un tel événement créa dans le peuple en faveur des libérateurs, cette confiance n’est pas revenue. Faut-il s’en étonner ? Le soleil levant de la liberté avait à peine lui pour la Bulgarie que déjà l’invasion russe commençait. Des nuées de législateurs russes, d’oflSciers russes, de fonctionnaires russes, de trafiquants russes faillirent ravir la clarté bienfaisante de l’astre au peuple à peine sorti des ténèbres de la servitude. Ère Dundukoff-Korsakoff ! Ère Caulbars ! On ne saurait donner une idée de tout ce que les Russes firent alors pour annihiler leur propre prestige, sans recourir à des expressions respirant le plus profond mépris. De cette époque date l’aversion mutuelle des libérateurs et des libérés ; on reconnut que, pour les Russes, la Bulgarie ne serait qu’un tremplin, si jamais elle oubliait ce principe que Salluste nous présente comme la sagesse suprême en politique, à savoir que les moyens qui fondent un État sont ceux qui contribuent à maintenir son existence.

Qu’on comprenne bien notre pensée. La Russie n’y peut rien changer ; il lui faut regarder le principe des nationalités slaves et l’orthodoxie comme Ses deux étoiles conductrices, celles par lesquelles, dès l’origine, elle s’est laissé guider, suivant en cela sa destinée historique. Il a pu se produire des temps d’arrêt dans cette marche, mais jamais de longue durée. Plus ça change, plus c’est la même chose. Voilà pour la Bulgarie les bornes de la reconnaissance ; en deçà, il y a place suffisante pour un rapprochement ; il n’en existe point au delà.

Pour le patriote bulgare, les fondements sur lesquels repose l’édifice national sont : la dynastie, l’indépendance territoriale et morale, le maintien énergique des institutions nationales dans leur intégralité ; or, la Russie a tenté de saper ces fondements ; de là les désillusions qu’elle a éprouvées dans sa politique bulgare, sans qu’on puisse en rendre les Bulgares responsables.

Les Russes ont condamné l’Union nationale parce qu’elle s’était faite sans leur entremise. Ils ont chassé du pays le prince Alexandre au moment même où, vainqueur de la Serbie, il jouissait d’une immense popularité. Par leurs plénipotentiaires dans le gouvernement bulgare, par leurs officiers dans l’armée bulgare, ils ont entravé de tout leur pouvoir le développement des institutions nationales. Et, en soumettant à ces rudes épreuves les Bulgares encore inexpérimentés et novices dans l’exercice de leur jeune liberté, la Russie leur a enseigné, bien malgré elle, les conditions essentielles de leur existence nationale.

Ce jeune patriotisme bulgare avait, dans les premiers temps, une notion si confuse du véritable but à atteindre, qu’il regarda comme un devoir national de surprendre nuitamment le jeune prince Alexandre pour le jeter bas du trône. Cela semble une fable et n’est pourtant que la pure vérité. On a beaucoup accusé l’argent russe d’avoir été l’instigateur de cet acte honteux. Il n’en est rien. À l’ivresse de la victoire sur les Serbes avait succédé la crainte de ces mêmes Serbes et… de l’Autriche. Tous les jours le bruit courait que les Serbes, armés par l’Autriche, se préparaient à une nouvelle attaque, et ce bruit trouvait surtout créance dans les cercles d’officiers bulgares. On prétendait que l’armée ennemie était renforcée par des régiments hongrois portant l’uniforme serbe. Le prince lui-même était inquiet. Un officier d’état-major prussien qui venait de traverser la Serbie ayant reçu l’hospitalité dans le palais du prince Alexandre, à Sofia, lui conta que dans quarante-huit heures au plus tard le roi Milan pénétrerait en Bulgarie. Si bien que le prince dégarnit Sofia de troupes et manda le régiment Struma dans la capitale. Les officiers de ce régiment et les élèves de l’école militaire furent mis au courant des rumeurs qui circulaient ; on leur dit que le seul moyen d’empêcher une invasion austro-serbe était l’intervention du Czar, mais que cette intervention ne serait obtenue qu’en sacrifiant le prince Alexandre. « Que préférez-vous, la patrie ou le prince ? » s’écria Grueff, en s’adressant aux élèves de l’école militaire qu’il entraînait vers le palais. « La patrie ! » répondirent les jeunes gens. Ainsi s’accomplit le criminel coup de main du 21 août. Le lendemain, l’exaltation fit place au repentir, mais le repentir a ceci de particulier qu’il n’arrive jamais assez tôt et que, quand il arrive, il est toujours trop tard.

Nous ne rechercherons pas si c’est, en dernière analyse, l’Union de Philippopoli qui a creusé l’abîme entre la Russie et la Bulgarie, ou si elle n’a fait qu’enlever la dernière passerelle qui reliait encore les bords de cet abîme déjà creusé. À Saint-Pétersbourg on a toujours prétendu que le prince Alexandre, en ratifiant l’Union, — car le putsch de Philippopoli ne fut pas son œuvre, — s’était rendu coupable de la plus noire ingratitude envers la Russie et avait, de propos délibéré, servi d’instrument aux puissances qui travaillaient à détruire le prestige russe dans la presqu’île des Balkans. Qu’on regarde ou non cette accusation comme fondée, il n’en est pas moins certain qu’elle n’a pu avoir qu’une influence bien légère sur les progrès de l’évolution bulgare vers l’autonomie. Il y a des prédispositions psychologiques qu’un seul fait, pour important et significatif qu’il soit, ne suffit pas à créer ni à détruire complètement. Ce sont ces infinitésimales politiques qui pour être devinées et maniées exigent la science la plus consommée de l’homme d’État.

On trouvera mentionnés dans les annales du jeune État bulgare des faits accidentels, de peu d’importance à première vue, qui prouvent que, dès l’origine, il exista entre Russes et Bulgares un antagonisme aigu dont il faut chercher la source ailleurs que dans l’ambition politique des uns et la défiance politique des autres. « Nous ne voulons ni de votre miel, ni de votre aiguillon », disait déjà Dragan Zankoff en 1880, et l’on n’a pas oublié à Sofia la petite guerre que se livrèrent longtemps Karaweloff et l’agence russe. L’origine de cette petite guerre fut la conduite outrageante tenue par Bogdanoff, secrétaire de l’agence, à l’égard de Karaweloff, alors premier ministre ; mais elle fut officiellement déclarée lorsque, après Slivnitza, le journal du gouvernement, désavouant les paroles de remerciement du prince Alexandre aux officiers russes pour avoir organisé l’armée bulgare et contribué ainsi à la victoire sur les Serbes, insinua que ces louanges et ces remerciements n’étaient dus qu’aux Bulgares.

Sans doute, ces petits faits isolés seront rejetés au second plan par l’histoire qui juge de plus haut et de plus loin, mais leur importance symptomatique n’échappera pas au politicien avisé.

Quelque opinion que l’on professe sur la scission qui remonte à l’époque de l’Union de Philippopoli, il est grand temps de soumettre à un examen sérieux et définitif l’expression « russophile » en ce qui concerne la Bulgarie. Une définition précise est d’autant plus indispensable qu’on a trop longtemps incarné dans la personnalité d’Étienne Stambouloff l’opposition à la Russie, alors que cet homme d’État exposait en réalité la Bulgarie au péril de voir surgir un parti tout à la dévotion de l’influence russe sur le terrain des aspirations nationales. Un arc trop tendu se casse. Un gouvernement qui, sous le couvert d’une haine implacable contre la Russie, avait introduit le régime du bon plaisir, écrasait sans pitié toute velléité d’indépendance, se mettait au-dessus des lois, supprimait la liberté personnelle, ruinait la fortune publique et aliénait à la monarchie la faveur populaire, un tel gouvernement devait forcément inspirer tout d’abord l’aversion et le dégoût, et faire naître ensuite la tendance, périlleuse pour l’État, de s’affranchir de lui à tout prix, quitte à retomber sous la tutelle russe. C’est cette tendance à pactiser avec le mal pour en éviter un pire qui a été enrayée parla crise du 18 mai 1894, véritable œuvre d’affranchissement à l’intérieur.

Dès lors, quel sens attacher encore à cette épithète « russophile » dont on a fait un usage immodéré depuis le 18 mai ? Si l’on considère comme russophile le Bulgare qui, malgré son inébranlable attachement à la dynastie nationale, malgré son énergie à maintenir l’indépendance territoriale et politique, trouve au moins inutile de mécontenter et de provoquer la Russie sans que rien justifie une pareille attitude, oh ! alors, tous les Bulgares de bon sens sont russophiles. Mais si l’on qualifie de russophilie toute résistance au despotisme réellement oriental d’un ministre qui, sous couleur de défendre la patrie contre la haine des Russes, ne travaillait qu’au profit de son ambition sans frein, la nation bulgare tout entière est russophile jusqu’à la moelle des os, — exception faite de certaines individualités qui trouvaient leur compte dans les agissements inqualifiables de leur patron. Le 18 mai 1894, on a vu ce que pesait la prétendue russophobie.

Nous aurons plus d’une fois l’occasion de revenir sur ce sujet dans la suite ; mais nous croyons avoir d’ores et déjà démontré que le soi-disant Bulgare russophile est un fantôme qui s’évanouit dès qu’on l’examine d’un peu près. En somme, il n’existe pas de patriote bulgare — à quelque parti qu’il appartienne — qui ne subordonne la réconciliation avec la Russie à la reconnaissance formelle, par cette puissance, de la dynastie, de l’indépendance politique et économique de la Bulgarie, et de son droit au libre développement autonome. Les hommes que le prince Ferdinand a appelés au pouvoir après le 18 mai 1894 ont, par l’organe du Dr Stoiloff, exposé le programme de gouvernement qu’ils se proposent — d’accord avec le prince — d’appliquer à la Bulgarie. Le discours prononcé par le président du conseil devant le Sobranyé, le 5 novembre 1894, comporte de nombreux desiderata : stricte observation des traités, améliorations à l’intérieur, rapports amicaux avec la Porte, rétablissement des relations normales avec la Russie, à condition que cette puissance n’exige rien de plus que l’amitié à laquelle lui donnent droit les services rendus à la Bulgarie, amitié dont le prince Ferdinand, représentant constitutionnel de la nation dans ses rapports avec l’étranger, ne s’est jamais départi. C’est là un programme clair, ne laissant aucune prise à l’équivoque. On peut trouver qu’il est vaste, et que sa réalisation ne pourrait être obtenue que par des hommes d’État d’une habileté politique consommée ; mais réduit à ses grandes lignes, il peut se résumer ainsi : La Bulgarie entend rester ce qu’elle est, avec l’agrément de la Russie s’il se peut, sans l’agrément de la Russie s’il le faut.

Ce serait folie de déclarer un tel programme « russophile » parce qu’il n’affiche pas une russophobie provocatrice. La politique bulgare ne saurait jamais être que nationale. Le 18 mai 1894 ne l’a pas fait dévier de la route immuable qu’elle s’est tracée ; la seule modification qu’il lui ait apportée, c’est qu’aujourd’hui le peuple bulgare a cessé d’être un jouet aux mains d’un ministre despote, et se sait en sûreté sous la sauvegarde du prince qui n’a pas hésité à briser cette tyrannie le jour où elle a menacé de devenir un péril national.

LE PRINCE FERDINAND

Le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg était âgé de vingt-six ans lorsque, élu par l’Assemblée nationale bulgare, il prit la résolution de se rendre à Sofia, résolution chevaleresque et digne du noble sang qui coule dans ses veines. À cette démarche hardie, l’Europe secoua la tête d’un air de doute, car il paraissait fort improbable, après tout ce qui s’était passé en Bulgarie, que le jeune Prince pût s’acclimater dans sa nouvelle patrie, et réaliser les espérances qu’elle plaçait en lui. Il les a réalisées, cependant, mais au prix de quelle patience, de quelle sagesse, de quelle abnégation ! On ne s’en est bien rendu compte que le 18 mai 1894, alors que, obéissant aux exigences de la situation, il se sépara de Stambouloff, pour éviter à la nation bulgare la ruine matérielle et les désastres politiques qui la menaçaient.

Sept années s’étaient écoulées depuis le 22 août 1887, jour de l’entrée triomphale du jeune Prince à Sofia, jusqu’au 18 mai 1894 ; on peut dire qu’elles ont constitué, pour lui comme pour son peuple, une période d’apprentissage politique et d’épreuve, d’où tous deux sont sortis à leur honneur, avec la conscience d’être désormais indissolublement unis et d’avoir conquis l’estime de l’Europe.

Ce jeune Prince, qu’apportait-il à son peuple ? Ce peuple, qu’attendait-il de lui ?

Il apportait sa noble origine, sa descendance d’une des plus illustres familles de l’Europe, et aussi sa personnalité encore neuve, sa jeunesse, son esprit d’une culture raffinée et le désir passionné de rendre heureux les Bulgares qui venaient de l’appeler à les gouverner. La nation qui venait de renaître trouvait en lui le modèle à suivre, celui qu’elle n’avait qu’à imiter pour faire disparaître les dernières traces honteuses du passé. C’était déjà beaucoup, mais ce n’était pas tout. Les espérances du peuple bulgare allaient plus loin encore. Après s’être épanouies, sous le regretté prédécesseur du prince Ferdinand, avec une luxuriance magnifique, elles avaient été brusquement fauchées, et l’existence même de la jeune Bulgarie indépendante avait paru, un moment, compromise. Comment assurer l’indépendance vis-à-vis de l’étranger et le développement continu de la prospérité intérieure ? Ce double but ne pouvait être atteint que par l’installation d’une dynastie nationale qui, si elle n’était pas immédiatement reconnue par les maisons royales de l’Europe, marcherait du moins de pair avec elles, par droit de naissance. Comme le disait récemment le prince de Bismarck à une députation de Styriens : « La dynastie joue, en dernière analyse, un rôle décisif dans les relations extérieures d’un État ; elle est le facteur principal qui détermine leur choix. » Le prince Ferdinand pouvait satisfaire ces aspirations de dynastie nationale. Sans bruit, tranquillement, en se renfermant dans les strictes limites de ses attributions constitutionnelles, il jeta les bases sur lesquelles la dynastie devait s’appuyer dans l’avenir.

Tel est le travail qu’il fallait accomplir pour donner un point d’appui solide à l’existence politique de la Bulgarie, tel est le travail qui fut accompli.

Le prince Ferdinand crut devoir laisser à la tête des affaires, aussi longtemps que lui-même n’aurait pas acquis une connaissance approfondie du pays et de la population, l’homme qui, en qualité de régent de la Bulgarie, avait envoyé à Ébenthal une députation pour lui offrir la couronne princière. Il le conserva comme président du conseil, et pendant sept années, il lui voua une reconnaissance fidèle, qui ne se démentit pas, même lorsque ce conseiller indigne osa s’en servir au détriment de la Bulgarie. Le Prince ne s’est séparé de Stambouloff qu’à contre-cœur ; il a fallu pour cela qu’il se vît en face de cette alternative : ou se mettre en contradiction formelle avec les désirs de son peuple et compromettre des résultats péniblement acquis, ou mettre fin au despotisme terroriste d’un ministre dont l’impopularité menaçait de rejaillir sur le trône.

Spectacle étrange et saisissant ! Le jeune Prince — nature fine, aristocratique, doué de tous les attraits d’une éducation raffinée, pénétré de l’importance de la mission qu’il doit remplir — marche, plein de confiance, à côté de son conseiller plébéien, issu des dernières couches sociales, et dont la physionomie à demi orientale trahit la violence brutale, la soif intense de la domination, jointes à la fourberie la plus atroce. Longtemps ils font route ensemble. Mais le premier grandit dans l’accomplissement de ses devoirs princiers, l’autre dans les passions de son naturel sans frein. Il faut présenter ce tableau avec ses lumières et ses ombres, pour que l’histoire de la Bulgarie pendant ses huit dernières années devienne intelligible.

Le prince Ferdinand était arrivé en Bulgarie avec la confiance et la droiture de ses vingt-six ans. Étranger à tous les événements qui avaient précédé son élection, il pouvait désirer un rapprochement avec la Russie, ou demeurer dans le statu quo, selon que les intérêts de la Bulgarie auraient trouvé ou non leur avantage à cette réconciliation. Mais la situation de son président du conseil était toute différente. Warwick bulgare, Stambouloff s’était attiré les colères de la Russie ; ne pouvant les fléchir, il lui fallait les braver.

Peut-être la différence de ces deux situations personnelles vis-à-vis de la question vitale des destinées bulgares contenait-elle déjà les germes de la scission que l’avenir devait rendre inévitable.

Tout d’abord, cependant, les choses marchèrent à souhait. Le jeune Prince n’avait point l’intention de s’écarter, si peu que ce fût, de ses attributions constitutionnelles, et le ministre n’entreprenait rien sans l’assentiment du souverain. À coup sûr, il dut être plus d’une fois pénible pour un Prince d’une éducation raffinée et délicate de supporter les écarts de caractère et le manque de procédés de son ministre, — si tant est qu’il puisse être question ici de caractère et de procédés ; — mais chez lui le sentiment d’une reconnaissance qu’il ne marchanda jamais et la conscience de la responsabilité qu’il avait assumée l’emportèrent ; sur toute autre considération.

Mais bientôt un des vices du caractère du ministre apparut clairement. Le Prince qui couvrait le ministre de son autorité fut systématiquement isolé ; une sorte de muraille de la Chine le sépara du monde extérieur, Stambouloff l’entoura de ses propres créatures, depuis les aides de camp jusqu’aux derniers laquais, et attira à lui le pouvoir tout entier. Il s’attaqua avec une rage de fauve à tous ceux chez lesquels il soupçonnait le désir de s’interposer entre lui et le Prince. Non point par zèle patriotique, comme on le verra par la suite, mais pour ne laisser personne s’élever à côté de lui, pour devenir un de ces tout-puissants maires du palais comme il s’en trouvait à la cour des Mérovingiens, et arriver à satisfaire ainsi ses instincts de domination et de cupidité.

Il faut reconnaître que, pendant les premières années du règne du prince Ferdinand, la main de fer de Stambouloff a tenu les rênes avec une rigueur utile et même indispensable.

Les attentats et les complots tramés par des émissaires venus de l’étranger et parfois en partie exécutés par eux, menaçaient la personne du Prince et la situation si laborieusement acquise du jeune État bulgare. Stambouloff sut les déjouer grâce à son audace et à sa vigilance prodigieuses, qui n’ont été surpassées que par sa rigueur impitoyable à châtier les coupables.

Une activité couronnée de tels succès ne pouvait que resserrer davantage les liens entre le Prince et le ministre. Mais l’histoire montre à chaque page, par des exemples autrement illustres que celui de Stambouloff, combien la possession du pouvoir peut être périlleuse pour des tempéraments passionnés. La cruauté, l’avidité, la méfiance augmentent sans cesse, l’une par crainte de ses victimes, l’autre par crainte de la lumière sur ses agissements, la dernière par crainte de la vengeance et des représailles. Quand la Bulgarie fut nettoyée des agents et des émissaires russes, quand la tranquillité et l’ordre furent rétablis, Stambouloff aurait dû mettre de côté la verge de fer, mais l’empire sur soi-même qui distingue le véritable homme d’État lui faisait complètement défaut. Loin d’abandonner son système de répression, il le tourna contre ses propres compatriotes, contre quiconque lui déplaisait. Ce fut un système de proscriptions, de tracasseries et d’espionnages policiers, la ruine de milliers d’existences, la violation de la loi et du droit. Et comme sous ses lourdes bottes un grincement de mauvais augure se faisait entendre, comme, en dépit de ses mouchards, il voyait se dessiner dans le pays une opposition qui n’avait d’abord compté que quelques émigrés en Russie, en Serbie, en Roumanie et à Constantinople, il s’entoura d’une armée de sbires, de criminels auxquels il avait fait grâce, de gens sans aveu qui lui servaient d’instruments dociles pour l’exécution de ses louches intrigues ; de ces drôles il fit sa garde d’honneur ; ils l’accompagnaient dans ses sorties, qu’enfin il n’osa plus faire que de nuit et qui le plus souvent ne le conduisaient qu’au club de l’Union où, en compagnie de ses âmes damnées, il pouvait se livrer à ses deux passions maîtresses, la boisson et le jeu. On pouvait le comparer soit à un chef des prétoriens à l’époque du Bas-Empire, soit à un satrape oriental.

Stambouloff devait sa fortune politique à la nécessité d’un courant russophobe, d’une résistance à outrance à la Russie ; mais la violence de ses instincts ne tarda pas à fausser les résultats de ce qui devait être son unique mission. Seule la popularité croissante du prince Ferdinand, qui à l’heure critique n’hésita pas à se séparer de Stambouloff, put empêcher la formation d’un parti russe en Bulgarie. Un parti « russe », disons-nous, car les tendances qu’on désigne actuellement à l’étranger sous le nom de russophiles sont, au contraire, essentiellement bulgares, et ceux qu’on affuble à tort de cette épithète, n’en sont pas moins patriotes ardents parce qu’ils témoignent pleine confiance dans un gouvernement tranquille, honnête et sage, s’efforçant de tenir la balance égale entre les partis politiques, de calmer les passions, de garantir la liberté individuelle, de favoriser l’expansion commerciale, et désirant par suite le rétablissement des bons rapports avec la Russie et la reconnaissance officielle du Prince par l’Europe.

Mais, sans insister, pour l’instant, sur la marche de l’évolution politique, revenons aux rapports du Prince et de son premier ministre, car le gouvernement de Stambouloff pendant sept années, sous ses aspects avantageux ou défavorables, n’est que l’expression fidèle de ces rapports.

C’est au mois de mars 1888 que Stambouloff se sentit assez fort pour frapper un grand coup. Il fallait à tout prix éloigner le major Popoff de la personne du Prince. Popoff avait été l’un des fidèles d’Alexandre de Battenberg. Le jour qui suivit la déposition violente du souverain, il avait rétabli l’ordre et fait tout ce qui dépendait de lui pour retenir Alexandre en Bulgarie. Plus tard, il s’était attaché au prince Ferdinand, et celui-ci goûtait fort l’amitié de cet homme fidèle, loyal et aimable. À la cour et dans l’armée, Popoff était apprécié comme il le méritait. Il n’en fallait pas davantage pour que Stambouloff jurât sa perte. D’abord il voulut amener le prince Ferdinand à éloigner Popoff ; ayant échoué dans cette tentative, il accusa cet officier honorable de détournements et de malversations. Ce fut un procès où l’on produisit de faux documents, où vinrent déposer des témoins soudoyés par le ministre, bref un procès absolument scandaleux. Le Prince tenta d’intervenir en faveur de Popoff ; ce fut en vain, Popoff fut condamné. Deux hommes d’honneur, Stoiloff et Natchowitch, collègues de Stambouloff dans le ministère, comprenant alors qu’il n’y avait aucun profit pour la patrie ni pour leur bonne renommée à rester les collaborateurs d’un tel personnage, donnèrent leur démission et attendirent leur heure ; leur espoir ne fut pas déçu : Stambouloff est aujourd’hui tombé, et eux, aux côtés du Prince, dirigent la politique intérieure et extérieure de leur pays. Le prince Ferdinand ne put jamais se consoler de l’injustice criante dont l’infortuné Popoff avait été victime. Mais l’heure n’avait pas encore sonné où il pourrait se débarrasser du génie malfaisant dont la nécessité lui imposait la présence, et d’autres déboires plus amers lui étaient encore réservés.

Pour le malheur de la Bulgarie, la délivrance tarda longtemps. Stambouloff, avec une fourberie tout orientale, avait soin de choisir, pour commettre ses forfaits, le temps où le prince Ferdinand était hors du pays. Il semblait qu’il voulût alors se dédommager de la contrainte que la présence du souverain lui avait imposée et rattraper le temps perdu. Quand le prince Ferdinand revenait de ses voyages, il se trouvait en présence de faits accomplis, irréparables ; en outre, il était évident pour tous que plus les actes de malversation, les dénis de justice, les proscriptions se multipliaient, plus la situation matérielle du ministre devenait brillante, à tel point qu’il fut bientôt le plus riche propriétaire foncier de la Bulgarie. La baguette d’un magicien n’eût pu opérer plus mirifiques prodiges.

Mais c’est surtout l’armée qui était l’objectif spécial de Stambouloff ; il voulait l’avilir jusqu’à en faire son instrument docile, et par elle se rendre maître absolu. Il fit entrer dans le corps des officiers des individus louches et tarés ; Mutkuroff, à qui il avait donné sa sœur en mariage et qu’il fit ministre de la guerre, devait l’aider à réaliser ses projets. Plus tard, la collision finale qui devait renverser Stambouloff se produisit précisément à propos d’une question militaire. Le ministre de la guerre Savoff, excellent homme et soldat distingué, s’était vu contraint, au commencement de janvier 1894, de demander une réparation par les armes à Stambouloff qui l’avait outragé dans l’honneur de sa famille. Au lieu de répondre en galant homme à la provocation, Stambouloff se servit de tous les moyens que lui conférait son pouvoir, et employa les scélérats qui lui obéissaient aveuglément à organiser une véritable razzia contre Savoff, qui fut forcé de se réfugier à l’étranger. Le prince Ferdinand confia alors le portefeuille de la guerre au colonel Petroff.

En mai 1894, une dépêche appela le Prince à Munich pour les obsèques de sa sœur, la princesse Amélie de Bavière. Avant son départ, le ministre de la guerre vint présenter à la signature une liste de nominations et un certain nombre de documents concernant l’administration militaire. Le Prince, qui avait toujours maintenu dans leur intégrité les prérogatives de la couronne même vis-à-vis de Stambouloff et ne lui avait jamais laissé signer les nominations d’officiers, expédia en hâte les pièces que lui soumettait le ministre de la guerre, tandis que Stambouloff attendait dans une pièce voisine. Quand son tour d’audience fut venu, il entra pour présenter au Prince ses compliments de condoléance et lui faire signer le décret lui conférant les pouvoirs de régent, comme cela se pratique chaque fois que le souverain voyage à l’étranger. Lorsqu’il vit ce qui s’était passé pendant son absence, il ne se sentit pas de rage, et tandis qu’il accompagnait le Prince jusqu’à sa voiture, se tournant vers un des secrétaires, il dit à haute voix : « Non ! ce manque de confiance me révolte ! Jamais je ne pardonnerai cela au Prince !»

Ce n’était pas la première incartade de ce genre qu’il se permettait. Certain jour que le Prince avait organisé une course pour officiers de cavalerie à laquelle Stambouloff n’avait pas été invité, celui-ci s’en plaignit au major Markoff en une épître furibonde. Il y a mieux. Pendant l’affaire Savoff, il fit irruption, la nuit, dans les appartements du Prince, pour lui arracher son consentement à l’emprisonnement de l’homme qu’il avait déshonoré. Le Prince s’y étant naturellement refusé, il se vengea en livrant à la publicité une lettre confidentielle dans laquelle Savoff implorait la protection du Prince contre les persécutions de Stambouloff.

Nous avons rapporté ces incidents concernant l’armée sans tenir compte de leur ordre chronologique ; mais après ces quelques échantillons de son savoir-faire, il apparaîtra clairement que le patriotisme de Stambouloff n’était nullement à la hauteur de son ambition ou plutôt de sa soif de domination et de sa cupidité. Il est nécessaire d’appuyer encore sur ce point, afin que l’opinion publique ne se laisse pas tromper par le portrait si flatté que Stambouloff aime à faire de lui-même, afin qu’elle distingue sur sa vraie physionomie les stigmates indéniables du vice et des plus bas instincts. Nous savons que c’est une besogne ingrate de détruire des légendes qui se sont formées au loin, mais il le faut dans l’intérêt de la Bulgarie et de la vérité historique.

Dans l’intérêt de la Bulgarie, disons-nous. En effet, Stambouloff depuis sa chute a su, grâce à ses agents secrets à l’étranger, discréditer sa propre nation et jeter le blâme sur le Prince à qui il fut redevable de sa fortune politique ; calomnies semées avec un art peu différent de celui dont il faisait preuve au pouvoir, lorsque toute la Bulgarie, du palais de Ferdinand à la chaumière du paysan, était infestée de ses satellites et de ses espions, bandits arrachés à la justice, dont nous avons parlé plus haut, ou pauvres hères besogneux, auxquels il jetait les miettes de sa table richement servie grâce à la désinvolture avec laquelle il exploitait son pouvoir au profit de ses intérêts personnels.

En dehors de la Bulgarie, on ignore ce que, de Rustschuk à Philippopoli, les oiseaux se racontent sur tous les toits : que le procès Popoff et le procès Panitza furent des assassinats juridiques, car Panitza non plus n’était point un traître, dans le vrai sens du mot, mais on mit en œuvre contre lui tout l’attirail d’une justice corrompue, gagnée d’avance à ses bourreaux.

On ignore aussi à l’étranger que l’exécution des prétendus meurtriers du ministre Beltscheff eut lieu malgré les ordres du prince Ferdinand. À son départ pour Carlsbad, où il allait faire une cure, le Prince avait nettement exprimé sa volonté à Stambouloff à cet égard et commandé de surseoir à l’exécution jusqu’à son retour. Mais un matin, en déjeunant, il reçut la foudroyante nouvelle que Stambouloff, qui cette fois n’était pas même investi des pouvoirs de régent, avait au contraire précipité l’exécution des malheureux prisonniers. Un télégramme de violents reproches fut expédié aussitôt au ministre ; mais, hélas ! le mal était irréparable !

La mesure n’était pas comble encore. Ces intègres et braves patriotes Stoiloff, Natchowitch, Radoslawoff, qui, à l’occasion du procès Popoff, avaient rompu courageusement avec Stambouloff, devaient d’abord, poussés par la menace d’un danger terrible, imminent, et malgré les mesures d’un terrorisme poussé jusqu’à la démence prises par Stambouloff, réunir autour d’eux un parti d’opposition. C’est alors seulement que l’heure de la réparation finale devait sonner pour Stambouloff.

Au commencement de l’année 1894, les choses en étaient arrivées au point que nous indiquons. L’opposition ne pouvait plus être comprimée que par la violence et l’arbitraire ; l’exaspération générale devenait formidable. Même la doctrine sacrosainte de la haine nationale contre la Russie avait perdu sa toute-puissance d’autrefois, en présence de l’intolérable tyrannie que l’homme en qui s’incarnait ce dogme faisait peser sur le pays. À diverses reprises, Stambouloff avait demandé qu’on mît les troupes à sa disposition ; mais toujours cette demande avait été repoussée par le ministre de la guerre Petroff, qui ne voulait pas que l’armée entrât en conflit avec le peuple. Stambouloff s’aperçut que le sol commençait à trembler sous ses pas ; il dut se trouver dans l’état d’âme du couvreur qui dit en dégringolant d’un toit : « Ça va bien, pourvu que ça dure ! » En avril 1894, il demanda au Prince de proclamer l’état de siège ; Ferdinand s’y refusa, sachant bien contre qui Stambouloff voulait employer cette arme dangereuse. Au moyen de l’état de siège, la dernière étincelle d’honnêteté et d’indépendance aurait été étouffée, et la volonté despotique du ministre serait devenue la suprême loi. Être le véritable maître en Bulgarie, voilà, de l’aveu de la Svoboda, organe à la dévotion de Stambouloff, le but visé par son orgueil insensé.

La rage au cœur, Stambouloff vit partir le Prince, qui allait assister aux funérailles de sa sœur, à Munich. À son retour, Ferdinand trouva à Belgrade une missive où Stambouloff, au milieu d’un flot de phrases offensantes, donnait sa démission et celle du cabinet tout entier.

Le Prince arriva à Sofia ; la Princesse, à peine remise d’une longue maladie, l’accompagnait. À la gare, tous les ministres vinrent présenter leurs hommages au couple princier, tous, à l’exception de Stambouloff qui avait prétexté une indisposition. À son entrée au palais, le Prince fit appeler Stambouloff, qui chercha, pour se disculper, un faux-fuyant quelconque.

— Je reconnais, dit-il, mon manque de tact ; je n’ai point témoigné les égards désirables à Votre Altesse Royale et à son auguste épouse. Je prie Votre Altesse Royale de me pardonner.

Le Prince répondit que cet état de choses n’avait que trop duré, qu’il avait pardonné souvent, souvent fermé les yeux sur bien des choses, mais qu’aujourd’hui la mesure était comble.

— J’accepte votre démission, continua le Prince, et je vous prie de me désigner les personnes que vous croyez capables de vous remplacer.

Stambouloff parut frappé de la foudre. Tant de fois il avait menacé de donner sa démission, sans que jamais on le prît au mot ! Il restait là, devant le Prince, pâle et bégayant. Il reprit à grand’peine un peu d’empire sur lui-même et balbutia quelques phrases inintelligibles. Quelques jours après, il se présenta à l’audience de congé et, avec un torrent de paroles, il protesta de son loyalisme, de son dévouement au Prince.

— Je suis votre chien fidèle, dit-il ; quand vous m’appellerez, j’accourrai me coucher à vos pieds. L’entretien fut long et cordial ; on se sépara sans animosité. À sa sortie du palais, Stambouloff, malgré toutes les mesures d’ordre qu’on avait prises, fut hué par la foule qui l’attendait massée devant la porte. Le Prince en personne parut dans la rue et recommanda le calme au peuple. Il dit au préfet de police : « Vous me répondez sur votre tête que Stambouloff ne recevra pas une égratignure. » La conduite du Prince fut, à cette heure critique, si pleine de considération pour Stambouloff et de sollicitude pour sa sécurité, que le premier ministre nouvellement entré en fonction crut voir là une sorte de démonstration contre lui-même et parla d’offrir sa démission à l’instant.

Depuis lors, le Prince et Stambouloff ne se sont jamais revus.

Aussitôt que le pouvoir dont il avait abusé d’une façon si scandaleuse fut arraché des mains de Stambouloff, on entendit l’orage populaire gronder contre lui. Toutes les injustices qu’il avait commises lui furent jetées à la face ; un formidable cri de haine et de vengeance retentit dans tout le pays. Il fallut, pour le protéger, placer des sentinelles autour de sa demeure. Il n’osa plus, il n’ose point encore aujourd’hui s’aventurer dans la rue. C’est la nuit seulement qu’il se glisse furtivement hors de sa maison, entouré de cette même bande de scélérats, de vils acolytes qui autrefois trouvaient des avantages fort appréciables à lui servir d’instruments et qui aujourd’hui ne trouveraient plus personne pour rémunérer leurs services.

Ce que fit Stambouloff après sa chute pour se venger du Prince, nous le dirons dans le chapitre suivant. Il serait difficile de trouver dans l’histoire un autre exemple d’un manque aussi complet de sens moral, d’une déloyauté aussi flagrante contre sa propre patrie, faisant aussi bon marché de ce rôle de sauveur joué autrefois avec tant d’aplomb.

Le prince Ferdinand, fort de la conscience du devoir accompli, du soin constant et de l’abnégation qu’il a apportés à sa mission difficile, peut regarder de haut les manœuvres hostiles de son ancien ministre, aveuglé par la haine. Depuis qu’il a éloigné Stambouloff, la confiance et l’amour du peuple bulgare entourent plus que jamais le trône. Autrefois, quand il témoignait le désir de faire un voyage dans le pays, Stambouloff lui parlait aussitôt, avec des airs épouvantés, de conspirations, de complots, d’attentats contre sa personne fomentés par la Russie.

— Ce n’est qu’à Sofia, répétait-il d’un ton de mystère, que je suis sûr de pouvoir efficacement protéger Votre Altesse Royale. Je ne verrais pas sans trembler Votre Altesse se soustraire à ma vigilance et s’exposer à des dangers de tous les instants dans une excursion à travers le pays.

Quand un jour, en dépit de ces prédictions sinistres, le Prince se décida à aller à Philippopoli et accompagné d’un seul aide de camp parcourut les rues de la ville, il ne rencontra point les fantômes d’assassins évoqués par Stambouloff, mais partout l’enthousiasme le plus chaleureux et la plus respectueuse sympathie. Cette menace perpétuelle des meurtriers à la solde de la Russie était un des stratagèmes employés par Stambouloff pour isoler le Prince au milieu de son peuple.

Le Prince est protégé par la réelle popularité qu’il s’est acquise surtout depuis le renvoi de Stambouloff. Il a su inspirer au peuple bulgare un attachement à la dynastie qui autrefois était étranger à l’esprit des masses, et, dans cette tâche, il a été heureusement secondé par la princesse Marie-Louise, sa femme, qui sait gagner tous les cœurs par la grâce exquise de ses manières, son affabilité et son tact si sûr et si délicat. Le peuple bulgare comprend l’importance que présentent pour son avenir national l’existence d’une dynastie et la direction d’un souverain qui, durant huit années, ne s’est jamais départi de l’observation stricte des principes constitutionnels. Pureté de mœurs jointe à l’élégance d’un goût irréprochable, esprit de famille au vrai sens du mot, tels sont les traits distinctifs de la jeune cour de Sofia, qui peut servir de modèle au peuple tout entier.

Ce peuple désireux de s’instruire, plein de confiance en ses efforts, d’un tempérament robuste, fier de son indépendance, conservant avec un soin jaloux ses traditions nationales, ne se sent pas de joie depuis que son tyran d’autrefois ne s’interpose plus, comme une ombre menaçante, entre le Prince et lui. Il porte un dévouement désormais inébranlable à son souverain, encore que les puissances européennes ne l’aient point reconnu jusqu’à ce jour. Mais la Bulgarie espère que bientôt sa situation internationale sera enfin régularisée. La Bulgarie existe par elle-même, mais elle voudrait exister aux yeux de tous et elle voit dans le prince Ferdinand son chef légitime, le guide consciencieux qui la mènera dans le droit chemin, le souverain probe qui travaillera avec elle à l’affermissement de ses institutions nationales.

STAMBOULOFF
ENNEMI DE LA RUSSIE

Tout d’abord une question se pose :

Comment Stambouloff a-t-il pu occuper pendant sept années ce poste dont l’a chassé enfin la haine du peuple bulgare ?

Il est nécessaire de répondre à cette question, d’abord pour sauvegarder la réputation des Bulgares, puis dans l’intérêt de la vérité historique.

La réputation de la Bulgarie est ici en jeu, car, aussi longtemps que Stambouloff tint les rênes en main et put donner le change à l’opinion publique de l’Europe, on crut à l’étranger que le peuple bulgare se trouvait heureux sous sa domination ; et l’étonnement fut très vif quand on vit sa chute, si longtemps attendue, saluée par la Bulgarie délivrée avec un sentiment de bonheur.

Au point de vue de la vérité historique, il n’est pas moins essentiel de détruire la légende qui représentait Stambouloff comme la personnification de l’idéal bulgare, alors qu’il en est la criante antithèse ; — l’éloquence des faits suffit à le prouver. S’il a pu se maintenir pendant sept années à la tête du gouvernement, c’est grâce à la correction du prince Ferdinand, qui, toujours soucieux de rester dans la limite de ses attributions constitutionnelles, le garda et le couvrit de son autorité aussi longtemps que Stambouloff eut une majorité dans le Sobranjé. Comment cette majorité fut obtenue, notamment pendant les années qui précédèrent immédiatement la catastrophe du 18 mai, c’est là, à coup sûr, une tout autre affaire. Les électeurs mauvais teint étaient emprisonnés par fournées, traqués, ruinés ; bref, tout était mis en œuvre pour les tenir éloignés des urnes. Dans le Sobranjé même, il ne pouvait être question d’opposition, car si un membre, au nom du mandat qu’on lui avait confié, se permettait une timide observation sur quelque sujet que ce fût, sa voix était aussitôt couverte par les clameurs des Mameluks parlementaires, et sa personne même menacée. Néanmoins, pour le Prince, fidèle observateur de la constitution, il ne pouvait se présenter que deux circonstances permettant de se débarrasser de Stambouloff : un échec du ministère à la Chambre ou la démission offerte par le ministre lui-même ; en outre, il fallait qu’une opposition constituée existât où l’on pût choisir les éléments d’un cabinet nouveau. Cette condition ne se trouva réalisée qu’en mai 1894 ; jusqu’à ce jour il avait été réellement impossible d’éloigner Stambouloff ; lorsqu’à la nécessité se joignit la possibilité, ce fut chose bientôt accomplie.

Stambouloff fut donc redevable de sa longue omnipotence ministérielle à des raisons d’ordre intérieur. Une raison d’ordre extérieur ne le favorisa pas moins ; il lui fallut, en effet, déjouer les complots, paralyser les efforts criminels des émissaires de la Russie. Mais ce qui était au début un droit de légitime défense devint bientôt un expédient pour donner le change à l’étranger et pour bâillonner le peuple bulgare.

Nous affirmons donc que la russophobie de Stambouloff fut d’abord une nécessité imposée par les circonstances, puisqu’elle lui servit uniquement dans la suite à déguiser sa passion effrénée pour la domination. Nous allons le prouver tout à l’heure. Mais on pourrait aller plus loin, démontrer que la prétendue russophobie de Stambouloff ne contenait pas un atome de sentiment patriotique ; cette assertion serait facile à établir pourvu que l’on examinât la campagne menée par Stambouloff, depuis sa chute, contre l’État et le peuple bulgares, contre le prince Ferdinand, contre ceux qui lui ont succédé au pouvoir, campagne menée avec une soif de vengeance et de représailles dont l’avidité tourne à la fureur.

Stambouloff a fait fortune pendant qu’il était ministre ; il consacre une partie de ces biens mal acquis à égarer l’opinion au sujet de la Bulgarie, et pour ce faire il a recours aux moyens les plus criminels. C’est ainsi qu’il a fait répandre le bruit que le prince Ferdinand aurait multiplié les démarches directes et indirectes à Saint-Pétersbourg pour tenter d’acheter sa reconnaissance par la Russie au prix de toutes les humiliations et de tous les sacrifices ; qu’il aurait adressé à cet effet un mémoire au Czar ; qu’il aurait tenté un rapprochement avec la maison impériale de Russie par l’entremise des dames de sa propre maison et de toute sa parenté, la princesse Clémentine, sa mère, et la princesse Marie-Louise, sa femme. Rien de tout cela n’est vrai. Ceux qui connaissent les princesses savent qu’il n’entre point dans leurs desseins d’exercer une influence quelconque sur la politique extérieure ou intérieure de la Bulgarie, et quant à ce qui concerne les proches parents du Prince, un abîme s’est creusé entre la plupart d’entre eux et le prince Ferdinand depuis que ce dernier a été nommé souverain de la Bulgarie. À en croire des insinuations provenant de la même source, le Prince n’aurait-il pas cherché à affermir sa situation en comblant de cadeaux son entourage et des fonctionnaires subalternes !

S’il est vrai que le prince Ferdinand a toujours désiré combler le gouffre qui sépare la Bulgarie de la Russie, jamais il n’a entendu obtenir ce résultat en sacrifiant l’indépendance nationale de la Bulgarie. S’il a toujours à cœur de se réconcilier avec la Russie, c’est qu’il a justement reconnu que sa reconnaissance par cette puissance contribuerait grandement à régulariser la situation internationale de la Bulgarie. On lui a rendu à Londres les honneurs dus à un souverain, on l’a accueilli à Vienne d’une façon des plus sympathiques ; dès lors il a pu croire que seule l’influence de la Russie empêchait les puissances de le reconnaître ; d’ailleurs tous les hommes d’État avec lesquels il a eu l’occasion de s’entretenir à ce sujet lui ont conseillé de travailler à amener un changement dans les dispositions de la Russie à son égard. Était-il donc illégal de mettre fin aux provocations de Stambouloff envers la Russie ? Comment a-t-on pu, dans l’Assemblée des représentants d’une grande puissance européenne, et du banc même des ministres, vouloir discréditer la nouvelle politique inaugurée le 18 mai sur la foi d’informations fournies par ce Stambouloff, toujours écouté, même après sa chute !

La politique du gouvernement de Sofia repose sur les principes proclamés au Sobranjé, le 5 novembre 1894, par le Dr Stoiloff, président du conseil, et elle n’a pas varié depuis cette époque. Le chef du cabinet, parlant des relations de la Bulgarie avec la Russie, a déclaré : « Le Prince n’a rien fait pour éloigner davantage la Bulgarie de la Russie ; bien au contraire, d’après les renseignements venus à sa connaissance, le gouvernement bulgare a quelques raisons de croire que dans les sphères officielles de la Russie on a conservé des sentiments de sympathie pour la Bulgarie. Il n’y a pas de raison pour que deux pays, unis aussi étroitement par tant d’intérêts communs, restent indéfiniment divisés. Le gouvernement bulgare s’engage solennellement à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour rétablir des relations normales entre les deux pays ; si le succès ne répond pas à ses efforts, la faute n’en sera point à la Bulgarie. Mais il est bien entendu qu’il ne saurait être question de rappeler les officiers russes, de poser de nouveau la question dynastique et de sacrifier l’intégralité du territoire bulgare. La Russie ne peut avoir de relations normales qu’avec une Bulgarie indépendante. Le Prince est l’autorité compétente pour établir ces relations, lui qui, d’après la constitution, représente la nation vis-à-vis de l’étranger. Cessons donc de nous diviser en russophobes et russophiles ! Comme les autres États des Balkans, faisons de la politique intérieure notre préoccupation première, d’autant plus que tous les Bulgares sont également persuadés que l’amitié de la Russie est chose nécessaire pour la nation. » Ce programme conclut-il au sacrifice des intérêts bulgares ? N’exprime-t-il pas plutôt énergiquement les conditions essentielles de l’État bulgare indépendant qui put longtemps, grâce à elles, mener une existence provisoire, et qui, arrivé à la forme définitive des institutions, doit travailler sans relâche à consolider ce qui lui sert de base et d’appui ?

Et maintenant qu’à ce programme d’une politique pacifique et circonspecte on compare la politique de Stamboulolf, dont les provocations continuelles envers la Russie menaçaient à l’intérieur de jeter la nation dans l’anarchie, et à l’extérieur de la condamner dans l’avenir à des échecs sans cesse renouvelés.

Mais était-ce le patriotisme qui faisait de Stambouloff l’adversaire juré de la Russie ? Dira-t-on qu’il s’opposait à ce que toute réconciliation survînt entre les deux pays parce qu’il craignait de voir la Russie se servir de ces bons rapports pour anéantir l’indépendance de la Bulgarie ? Si l’on répondait à ces questions de façon affirmative, on pourrait comprendre à la rigueur que Stambouloff ait foulé aux pieds le peuple bulgare, qu’il l’ait conduit à coups de fouet, pour le protéger contre les écarts de sa volonté égarée et l’empêcher de se jeter dans les bras de la Russie.

Mais la vérité est tout autre. Stambouloff s’est affiché l’ennemi irréconciliable de la Russie, non par conviction patriotique, nationale, mais parce qu’il avait besoin de cette attitude pour rester ministre, parce qu’on ne voulait pas entendre parler de lui à Saint-Pétersbourg, et qu’à diverses reprises on avait repoussé la main conciliatrice qu’il tendait humblement.

Pour justifier notre dire, rappelons quelques faits qui remontent aux débuts de Stambouloff dans la carrière politique. Il est avéré que pendant l’interrègne qui suivit la chute d’Alexandre et l’avènement du prince Ferdinand, alors qu’on jetait les yeux de tous côtés pour trouver un candidat au trône bulgare, Stambouloff s’adressa à Aleko Pascha-Vogorides, ex-gouverneur général de la Roumélie orientale, et lui offrit la couronne, à condition que lui Étienne Stambouloff serait désigné comme son successeur sous le nom de Étienne Ier. C’est un détail amusant et qui ne manque pas de saveur psychologique. Les autres faits sont moins comiques.

Lorsque Dondukoff Korsakoff quitta Sofia, Stambouloff, seul de tous les libéraux, l’accompagna à sa sortie de la ville. Dans la banlieue se trouvent deux énormes chênes qu’on aperçoit de très loin ; c’est sous leur ombrage qu’eurent lieu les adieux solennels de ces deux politiciens. Stambouloff adressa un discours pathétique au geôlier russe dont le pays était enfin délivré. « De même que ces deux chênes, lui dit-il, restent debout, côte à côte, indifférents aux souffles de la tempête comme aux rayons du soleil, de même la Bulgarie et la Russie resteront unies indissolublement. » Sur quoi le Russe, très ému, le serra dans ses bras ; des larmes et des baisers scellèrent le pacte, et Stambouloff revint dans la ville, cherchant à deviner d’où allait souffler le vent.

Poussé par Zankoff et Karaweloff, qui avaient cru avoir en lui un instrument docile, Stambouloff était arrivé au fauteuil présidentiel du Sobranjé. Après l’expulsion violente du prince Alexandre, une tempête furieuse gronda dans tout le pays. Le matin même du jour qui suivit l’attentat nocturne, une contre-révolution éclata au sein même du peuple ; la Roumélie orientale se déclara pour le prince Alexandre, imitée en cela par la brigade de Viddin qui tenait garnison dans toutes les localités de la Bulgarie jusqu’à Lowtscha et Plevna. Ces partisans prirent nettement position contre le gouvernement provisoire de Solia et envoyèrent une députation au prince Alexandre. Toutefois Stambouloff, président de l’Assemblée, resta sourd et muet aussi longtemps que les choses n’eurent pas pris une tournure nettement favorable à Alexandre. Il ne se déclara enfin qu’après avoir reçu de tous les points du pays des milliers de lettres de mise en demeure et de sommation de se prononcer pour le prince injustement dépossédé.

En sa qualité de régent, Stambouloff ne pouvait continuer longtemps la politique de bascule et d’atermoiement. Le peuple bulgare réclamait un prince, et les candidats mis en avant par la Russie n’étaient pas pris beaucoup plus au sérieux que l’homme de paille du futur Étienne I{er}}. Il fallait faire son choix et prendre parti nettement. L’élection du prince Ferdinand de Cobourg décida Stambouloff. Il n’avait plus à compter sur la faveur de la Russie ; bien plus, il était assuré de sa haine. Là-dessus il prit position.

Il devint l’ennemi de la Russie.

La hardiesse de cette résolution ne doit pas être portée aux nues, non plus que la sincérité du patriotisme qui l’inspira. Stambouloff se vit tout à coup l’objet de l’inimitié de la Russie et se crut environné d’assassins à la solde du gouvernement russe. Sa terreur fut vive ; il ne se montra plus en public qu’avec une garde de quinze gendarmes. Il entretint une véritable armée d’espions à Saint-Pétersbourg, à Moscou et à Odessa, — moins, à vrai dire, pour être renseigné sur les desseins et les dispositions de la Russie que pour faire surveiller les émigrants bulgares de la part desquels il craignait à chaque instant des attentats contre sa vie. Ce n’est pas tout : ces espions avaient également pour mission de guetter l’heure où une amende honorable de Stambouloff aurait quelque chance d’être accueillie.

Mais cette heure si ardemment désirée ne sonnait pas. Lassée par cette attente vaine, l’impatience de Stambouloff s’exaspérait, sa méfiance le torturait, son incertitude devenait un véritable supplice. Une conscience peu scrupuleuse, dans ces moments de fièvre, se porte souvent aux dernières extrémités et joue le tout pour le tout. Ainsi fit Stambouloff.

Cet homme qui s’affichait l’ennemi implacable de la Russie et qui, sous couleur de russophobie, exerçait sa cruauté sur ses propres compatriotes, ne se lassait pas de tendre en secret la main à la Russie. Ses nuits étaient troublées par la crainte, bien digne de sa vile imagination et sans aucun fondement, que le prince Ferdinand ne cherchât par-dessus lui à se réconcilier directement avec sa puissante ennemie.

Par l’entremise de Jontscheff, Stambouloff envoya à Saint-Pétersbourg le réfugié Teocharoff pour savoir si le prince Ferdinand n’entretenait pas en secret des intelligences avec la cour impériale de Russie. Pour s’acquitter de cette mission, Teocharoff se rendit d’abord de Constantinople auprès du consul russe Lischin à Andrinople et de là à Saint-Pétersbourg.

Mais tandis qu’il espionnait son souverain, le russophobe Stambouloff tentait, en 1891, pour son compte, une démarche secrète en vue de sa propre réconciliation avec la Russie.

Voici comment les choses se passèrent : Méthode Kussewitch, archimandrite de Sofia, fut mis au fait des conditions auxquelles Stambouloff était prêt à travailler à l’entente de la Bulgarie avec la Russie. L’archimandrite comprit aussitôt et fit part de la communication à l’exarque bulgare, Monsignor Joseph. Celui-ci, de son côté, s’aboucha avec l’ambassadeur russe à Constantinople, Nelidoff. On n’aboutit à rien, parce que la Russie ne voulait à aucun prix avoir affaire avec ce Stambouloff, que Kaulbars, dans un moment de colère, avait traité d’aventurier. Voyant la partie perdue, Stambouloff n’hésita pas. Un beau jour, il se présenta devant le prince Ferdinand, qui, naturellement, ignorait le premier mot de toutes ces intrigues, et lui apprit que l’exarque, Monsignor Joseph, s’était permis de faire des propositions d’accommodement à M. de Nelidoff. Il joua l’indignation et ordonna même des perquisitions chez l’archimandrite Kussewitch. Elles furent vaines. Pourquoi ? L’exarque de Constantinople le sait sans doute aussi bien que Stambouloff lui-même.

Nous abandonnerons volontiers au jugement de l’Europe, mieux informée de ses agissements, le russophobe Stambouloff, qui a fait si longtemps son admiration. Mais avant que le verdict soit rendu, et pour qu’il le soit en pleine connaissance de cause, nous rapporterons encore quelques faits caractéristiques.

Cet homme aveuglé par la haine et le désespoir, convaincu à juste titre qu’il a perdu toute chance de réintégration au pouvoir, marche droit à la trahison de sa propre patrie. Que, brisé par le vent de la fureur populaire, au lieu de se réfugier en quelque coin perdu et de baisser la tête, il répande dans le public une foule d’articles, d’informations, de pamphlets effrontément mensongers, on pourrait l’expliquer par la frayeur mortelle dont est saisi celui à qui l’on arrache le masque du visage. Mais il ne s’en tient pas aux mensonges, il recourt à la plus basse félonie, à des intrigues capables de saper les bases de sa patrie.

Dans sa haine féroce contre le prince Ferdinand et ses conseillers actuels, Stambouloff ne cache pas le but infâme qu’il vise, rabaisser le Prince aux yeux du monde et, s’il est possible, le détrôner. Il comprend qu’il n’y aura plus pour lui de renouveau politique, et, se sentant rouler à l’abîme, il tâche d’y entraîner le Prince, les ministres, le peuple, le pays. Quand il était premier ministre et qu’il avait audience du Prince au palais, il s’humiliait en protestations de fidélité et de dévouement ; à peine avait-il quitté l’appartement du Prince qu’il se répandait contre lui en railleries et en paroles blessantes. Aujourd’hui, le démon malfaisant qui l’agite ne se contente plus de clabaudages secrets. Dans un pamphlet éhonté, il engagea ouvertement le prince François-Joseph de Battenberg à se déclarer prétendant au trône bulgare. Enfin, quand au jour anniversaire de la mort de son mari, la comtesse Hartenau vint à Sofia pour prier sur la tombe de l’illustre défunt, il lui dépêcha son ami Ziwkoff (une de ses créatures qu’il avait placée jadis au fauteuil présidentiel du Sobranjé) pour lui conseiller d’élever son fils Arsène en vue de son avènement futur au trône de Bulgarie, qui, prétendait Stambouloff, lui revient de droit.

Ces faits peuvent se passer de commentaires. Nous ajouterons seulement ceci : En Bulgarie, Stambouloff ne peut plus faire de mal, l’opinion publique l’a condamné sans appel. Jusqu’à quel point l’Europe doit-elle modifier son appréciation au sujet de Stambouloff ? elle le sait mieux que personne. Dans les chapitres suivants, nous lui fournirons de nouveaux documents qui rendront sa tâche encore plus aisée.

STAMBOULOFF

APERÇU BIOGRAPHIQUE

L’enfance de Stambouloff se passa obscurément dans une auberge de Tirnowa, l’antique ville bulgare où avait lieu le couronnement de ses Tsars. Ce han (ainsi qu’on appelle en turc une auberge) était tenu par ses parents, qui avaient un officier de gendarmerie turc pour fidèle habitué. Tirnowa est fière de son histoire et de ses vieux monuments ; ses femmes ont certaines prétentions ; le sexe mâle se distingue par des qualités à peu près semblables à celles qui, en France, ont rendu les Gascons si célèbres.

Le petit Étienne vint au monde avec un type tatare des plus accusés, et tout enfant il tirait déjà vanité de sa physionomie où il y avait à la fois du renard et du tigre. Sa distraction favorite était d’étriller les chevaux des voyageurs ; plus tard, il s’en est souvent vanté. A l’école il ne progressa guère, en moralité pas plus qu’en science ; son père lui obtint une bourse dans un séminaire d’Odessa. Là il se conduisit plus mal encore ; ses incartades le firent chasser de l’établissement, et l’on raconte même qu’il fut reconduit à la frontière entre deux gendarmes russes.

Au lieu de retourner chez lui, il se mêla à la société des émigrés en Roumanie, composée naturellement des éléments les plus hétérogènes. Il ne faut pas que cette colonie d’émigrés fasse naître chez le lecteur des idées sentimentales. Qu’on ne s’imagine pas des visages pâles où la douleur est empreinte, des yeux voilés de mélancolie, des lèvres tremblant en prononçant le nom de la patrie. Sans doute cette colonie ne se recrutait pas uniquement parmi les propres à rien qui mendiaient de porte en porte en clamant leur martyre, très capables de compléter une recette insuffisante par des moyens d’une légalité douteuse. Cependant il est notoire que beaucoup de ces émigrés formaient des bandes qui, la nuit, pour se procurer des moyens d’existence, se livraient à des déprédations sur la propriété d’autrui, avec ou sans les instruments usités pour ce genre d’exercice. Une apologie vraiment savoureuse de cette société

interlope se trouve dans la Collection de rapports du ministère de l’instruction publique bulgare, qui Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/68 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/69 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/70 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/71 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/72 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/73 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/74 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/75 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/76 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/77 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/78 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/79 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/80 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/81 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/82 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/83 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/84 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/85 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/86 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/87 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/88 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/89 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/90 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/91 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/92 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/93 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/94 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/95 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/96 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/97 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/98 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/99 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/100 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/101 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/102 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/103 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/104 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/105 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/106 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/107 Page:La Bulgarie au lendemain d'une crise, 1895.djvu/108 refuse encore une reconnaissance sans restrictions ; la Bulgarie viendra à bout de cette dernière difficulté. Il faudra bien admettre un jour ou l’autre que cette jeune nation, par sa marche en avant énergique et franche, concourt, elle aussi, au bien général, et cette considération finira par l’emporter sur les défiances contre lesquelles la Bulgarie se heurte encore aujourd’hui.

Table




PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 567.