La Brouette du vinaigrier/Préface


PRÉFACE.


C’est une aventure assez connue, arrivée à Paris au commencement de ce siècle qui a fourni le sujet de ce Drame. Le fait est plaisant & sert à prouver que l’orgueil des rangs, si haut, si intraitable dans ses discours, sait s’humaniser à propos, & qu’il ne s’agit au fond que des conditions pécuniaires.

C’est en même tems un exemple (quoiqu’en petit) de ce qui se passe tous les jours dans le monde : toutes ces plaintes sur de prétendues mésalliances sont ordinairement le cri de la cupidité trompée. On unit pour toute la vie (au nom de l’argent) deux personnes, qui ne se sont jamais vues ; on sépare deux ames sensibles, faites l’une pour l’autre, & le mariage, contrat & lien des cœurs, est déshonoré par ce calcul intéressé, qui semble éteindre les plaisirs de l’amour & vendre jusqu’aux chastes baisers de l’innocence.

Voilà l’ouvrage des hommes. Ils s’unissent ou se méprisent, ils s’embrassent ou se repoussent, ils se flattent ou se déchirent, à raison d’un coffre fort vuide ou plein ; & ils accusent ensuite le plus auguste des nœuds, des malheurs qu’ils ont préparés eux-mêmes. Plus ou moins d’un métal jaune ou blanc établit des intervalles immenses entre citoyens enfans de la même patrie & égaux par leur mutuelle dépendance, quand ils ne le seraient pas par la loi de nature !

Ne pourrait-on pas faire par raison & par sentiment ce qu’on a fait mille fois par avarice ? Mais non, pour créer des distinctions imaginaires, on détruit les liens de la plus naturelle fraternité ; l’acte le plus libre est asservi à toute la masse de nos préjugés. On fait gémir, dans la fleur de sa jeunesse, la Beauté qui se consume, appellant en vain l’Hymen tardif, que l’Orgueil tyrannique éloigne encore. On aime mieux la livrer à une mort lente, que d’ôter quelques grains à la balance qui pese scrupuleusement les fortunes, & la rougeur monte plus enflammée au front de tel pere à qui on demande sa fille, que si on lui apprenait sa honte ou son infamie.

Qu’arrive-t-il aussi de mettre à l’encan la Beauté ? Tout despotisme aigrit l’ame ; la Discorde prend la place de l’Amour, & les Furies fondent leur trône sur des sacs de mille livres.

Tout ce qui mêle les différens états de la société, & tend à rompre l’excessive inégalité des conditions, source de tous nos maux, est bon politiquement parlant. Tout ce qui rapproche les citoyens est le ciment sacré qui unit les nombreuses familles d’un vaste État, qui doit les voir d’un œil égal. La même loi qui défend aux freres de s’allier à leurs sœurs, devrait peut-être interdire aux riches de s’allier aux riches.

Qu’il est beau, même en spéculation, de voir certaines familles descendre d’une hauteur démesurée, tandis que d’autres monteraient, paraitraient sur la scène à leur tour & se régénéreraient. Cette espece d’échange de biens, serait fort avantageux à la Nation. Il promenerait le signe de toutes les valeurs, & par conséquent le gage des jouissances. Il adoucirait la lutte terrible & perpétuelle de l’opulent superbe & du pauvre envieux. Il disperserait le suc nourricier & ferait refleurir toutes les branches qui périssent & se desséchent. Que de beaux arbres antiques, à tête auguste & fière, couvriraient obscurément la terre de leurs rameaux sans l’arrosoir de la finance ! Mais tout le monde n’est pas assez noblement né pour avoir de fortunées syllabes à trafiquer.

Que j’aimerais à voir refluer la séve jusques dans les plantes humbles qui rampent aux pieds de ces chênes élevés qui, les bras ouverts à tous les rayons du soleil, interceptent la moindre goutte de rosée. Quel est l’homme qui trouvera le secret du meilleur système économique ; ce sera celui peut-être qui saura le mieux hacher les grosses & monstrueuses fortunes, les diviser, les subdiviser ; il aura trouvé le remede le plus pressant à l’hydropisie qui étouffe les uns, tandis que l’ethisie mire les autres…

Mais revenons à notre anecdote. On ne la transcrira point ici, parce qu’elle se trouve consignée dans tous les recueils d’historiettes, inventés pour l’amusement des lecteurs ; tel est de ce nombre le fameux livre intitulé le Gage touché, &c. J’ai connu un vieillard, contemporain de mon héros, qui m’a dit que le Vinaigrier avait nom *********, & que le pere avec qui il s’allia, était homme de naissance. Le fils du Vinaigrier, éperdument amoureux, tomba malade de langueur ; &, le pere, lui ayant arraché son secret, l’encouragea à avoir bonne espérance. Il apporta l’éloquente Brouette qui persuada ; & le mariage qui ne se serait point fait, se fit par ce moyen.

On ne manquera pas, même avant que d’avoir lu la piece, de dire : la Brouette du Vinaigrier ! quel sujet !… les personnages de ce Drame sont trop bas ! j’ai prévu le reproche, & je l’ai bravé.

Qu’on ne calomnie point ma Brouette ; elle est assurément respectable. Il n’est aucun homme qui, la trouvant à sa porte, ne s’empressât, & par préférence, à lui donner l’hospitalité. Elle renferme l’objet des vœux ardens de tous les mortels. Cela change la thèse, je crois. La poule aux œufs d’or, si elle éxistait, pondrait fierement sur le trône des Rois. Me voilà donc réconcilié avec le bon goût. Ma Brouette n’est pas exterieurement dorée comme le coffre de Ninus[1] : mais elle n’y perd rien ; elle peut se présenter en bonne compagnie ; elle aura l’air de ces gens qu’on reçoit sous des habits mesquins, parce qu’on sait qu’il ne tient qu’à eux d’être vétus autrement. Voilà donc ma Brouette annoblie, ou je ne m’y connais pas. Le censeur le plus farouche s’adoucira, & voudrait bien la tenir ; dût-il la rouler comme mon héros.

Mais j’ai d’autres raisons à donner, si l’on veut bien m’entendre. Le Poëte dramatique (ainsi du moins je le conçois) est peintre universel. Tout le détail de la vie humaine est également son objet. Le manteau royal & l’habit de bure sont indifferens à son pinçeau. Il ne s’arrête point à ces décorations extérieures, ouvrage du hazard ou du moment. C’est le cœur de l’homme qu’il cherche, qu’il saisit, qu’il tourne entre ses mains, qu’il examine à loisir. Tout lui est précieux dès que la chose est vraie, & peut ajouter à la fidelité du tableau. Il aura un respect attentif pour tous les traits naïfs qui constituent tel individu. Après avoir soulevé la premiere superficie, il verra les mêmes affections régir le Monarque & le pâtre. Ce n’est, au fond, que la même substance, & le cri de la nature n’est pas plus déchirant dans le sein de l’un, que dans le sein de l’autre. Aux yeux du Poëte, rien donc ne sera grand que la vertu, rien ne sera vil que le vice. Que lui importe un diadême ? Sous cette étoffe grossiere, il a touché une ame sensible. Voilà ce qu’il demande, ce qu’il aime à peindre, ce qu’il adopte avec transport. Voilà l’objet inépuisable de son art. Il devient fécond, animé, riant & moral. Il l’aura creusé dans toute sa profondeur ; il l’aura vu sous tous ses rapports, c’est-à-dire, accompagné des grands moyens de former les mœurs, & de présider à l’instruction publique ; il n’aura rien dédaigné en conséquence de ce qui existe ; (car tout fait leçon à qui sait voir :) il aura toujours préféré l’homme à l’accessoire ; & la satisfaction d’avoir honnoré quelquefois le mérite privé de titres, lui tiendra lieu de gloire, au défaut du succès.

  1. Dans le Sémiramis de M. de Voltaire.