La Bretagne est libre

L’abbé Maury
Archives parlementaires de 1787 à 1860, Texte établi par MM. Mavidal, Laurent, Claveau, Pionnier, Lataste et Barbier, Paul DupontTome XI : Du 24 décembre 1789 au 1er mars 1790 (p. 154-161).

Mr. l'Abbé Maury (1)  :

« Messieurs, de tous les spectacles que la fin du dix-huitième siècle prépare à l'Histoire, l'un des plus étonnants, sans doute est la crise imprévue qu'éprouvent aujourd'hui tous les Parlements du royaume (2). Ces grands corps qui avaient vieilli avec la monarchie, et qui semblaient devoir partager à jamais ses destinées, avaient triomphé quatorze fois, depuis la régence de Louis XV, du crédit et de la haine des ministres. Environnés de la considération et de la confiance des peuples, ils ne devaient plus croire qu'il s'élevât jamais des ennemis assez imprudents pour les attaquer, lorsqu'ils ont immolé généreusement l'esprit de corps au patriotisme. Ils ont fait tout à coup aux pieds du trône l'aveu aussi noble qu'inattendu de leur incompétence pour consentir l'impôt. Ils ont conquis la liberté publique à travers les exils et les emprisonnements auxquels ils se sont dévoués pour lutter contre le pouvoir ministériel. A force de courage et de disgrâces, ils ont réhabilité la nation française dans tous ses droits. Un cri universel de reconnaissance et d'amour a retenti autour des tribunaux, d'une extrémité du royaume à l'autre. Aucun bailliage, aucun cahier n'a sollicité leur destruction ; et au moment où un tribut solennel de gloire devait dédommager ces magistrats du sacrifice volontaire de leur autorité, l'Assemblée nationale veut les dépouiller du pouvoir judiciaire que le Roi avait mis en dépôt dans leurs mains. Cette suppression imprévue est annoncée. La révolution approche; et les peuples inquiets se demandent avec étonnement par quelle cause, par quelle fatalité, ces mêmes Parlements qui venaient de si bien mériter de la France en forçant la convocation des États généraux, ont à peine réuni les représentants de la nation française, qu'ils se sont vu menacés d'un anéantissement absolu.

(2) Je montai treize fois à la tribune la semaine dernière. J'ai parlé ensuite, pendant une heure et demie, sur l'affaire de Rennes, sans avoir écrit une note, un seul mot pour guider ma mémoire. Mes preuves principales ne sauraient m'échapper ; mais les développements, et surtout les mouvements de mon discours improvisé en toute rigueur ont laissé trop peu de traces dans mon esprit, pour que je me flatte de les retrouver, en dictant froidement ce que j'ai dit dans un moment de verve et d'enthousiasme. Je n'entends plus autour de moi ni suffrages, ni murmures. Eh ! comment peut-on être inspiré, quand on ne combat plus, et surtout quand on n'est plus entraîné par l'espérance de la victoire ?

« Déjà, Messieurs, ces anciens temples de la justice nationale sont déserts. Le silence d'une mort anticipée règne autour de leur enceinte, et la citation inouïe des magistrats de Rennes à cette Assemblée, n'est que le prélude des projets destructeurs dont on prépare l'exécution.

« Le fait que vous allez examiner dans ce moment est extrêmement simple. Onze magistrats, qui formaient ci-devant la chambre de vacations de Rennes, ont refusé, après l'expiration de leurs pouvoirs, d'enregistrer les lettres-patentes rendues sur votre décret du 3 novembre, pour proroger indéfiniment leur commission et les vacances du Parlement. Ce refus vous est dénoncé comme un crime de lèse-nation. Je n'ai l'honneur d'être ni breton, ni magistrat ; mais, revêtu du caractère de représentant de la nation, je dirai la vérité avec tout le courage du patriotisme. J'invoquerai la justice en faveur de ces mêmes sénateurs, qui, après en avoir été si longtemps les fidèles ministres, semblent menacés aujourd'hui d'en devenir les victimes. Je considérerai cette grande question sous trois rapports :

- relativement à la Province de Bretagne, dont j'approfondirai les droits ;

- relativement à la conduite des magistrats qui formaient la chambre des vacations de Rennes, dont je discuterai les motifs ;

- relativement enfin aux divers décrets qui vous sont proposés, dont je développerai les conséquences.

« Un principe fondamental qu'il ne faudra jamais perdre de vue dans cette cause, et qui n'est pas même contesté, c'est que la Province de Bretagne jouit, par la Constitution, du droit de consentir dans ses États la Loi, l'impôt et tous les changements relatifs à l'Administration de la justice : cette belle prérogative est la condition littérale et dirimante de la réunion de ce Duché à la Couronne de France.

« Ce principe étant généralement reconnu dans cette Assemblée, j'observe d'abord, Messieurs, que la différence du droit public qui régit plusieurs de nos Provinces n'est point particulière à l'organisation de la France. Depuis qu'un petit nombre de familles s'est partagé la souveraineté de l'Europe, les grands États se sont successivement étendus, et à des conditions toujours inégales, par des alliances, par des successions, par des traités ou par des conquêtes. Nous ne connaissons aucune puissance de premier ordre dont les sujets soient soumis à des lois uniformes. L'Irlande et l'Écosse ne jouissent pas des mêmes droits que l'Angleterre. L'Autriche, la Hongrie et la Bohême diffèrent autant par la législation que par la langue des peuples qui les habitent. Je n'étends pas plus loin cette énumération, qu'il me suffit de vous indiquer. Je remarque seulement que, quelque désirable que soit l'unité de gouvernement, aucune monarchie en Europe n'a pu parvenir encore à cette identité de droit public dans toutes ses Provinces.

« Mais cette différence de prérogatives ne doit pas exciter plus de jalousie entre les Provinces que l'inégalité des fortunes entre les citoyens. L'intérêt commun est que la justice soit respectée. Tous les droits particuliers reposent sous la sauvegarde de la foi publique. Ce sont des barrières élevées contre le despotisme, qu'il faut accoutumer à s'arrêter devant les contrats qui le repoussent, pour l'avertir souvent que le pouvoir a ses limites. Il a besoin que ces conventions toujours réclamées lui rappellent que les peuples ont des droits, et c'est ainsi que les privilèges particuliers d'une province deviennent le bouclier de de tout un royaume.

« Les prérogatives de la Bretagne n'ont par conséquent rien d'odieux pour la nation française, si elles émanent d'une Convention libre et inviolable. Cette convention que Mr le comte de Mirabeau a paru dédaigner avec tant de hauteur, comme l'une de ces fables de l'antiquité, que des législateurs doivent reléguer philosophiquement dans la poussière des bibliothèques, cette Convention, Messieurs, n'est pas éloignée de nous de plus de deux siècles et demi.

« Je ne dirai donc pas, comme cet orateur, que la Bretagne mériterait d'être écoutée, si elle produisait des titres anciens comme le temps et sacrés comme la nature, parce qu'en parlant ainsi, je ne dirais rien ; mais je vais tâcher de prouver que la Bretagne a des droits aussi anciens que la monarchie, et aussi sacrés que les contrats ; et si je démontre qu'en vertu de ces droits, on ne peut faire aucun changement dans l'Administration de la justice en Bretagne sans le consentement des États de cette province, je n'aurai pas sans doute la gloire de vous avoir proposé un système philosophique, mais je croirai avoir bien raisonné, en prenant la défense des magistrats Bretons.

« L'ARMORIQUE ou la Bretagne fut démembrée de la monarchie française dès la première race de nos rois. Les habitants de cette Province, qui, sous le nom de Celtes, luttèrent glorieusement contre César, et balancèrent la puissance des légions romaines, furent toujours soumis à des souverains particuliers. Ces princes eurent pour suzerains les Rois de France, et même les Ducs de Normandie ; mais ils exercèrent toujours une souveraineté immédiate sur les Bretons. Pour illustrer cette vassalité, les monarques français érigèrent dans le treizième siècle en Duché-pairie cette grande Province, qui forme aujourd'hui la douzième partie de la population du royaume ; et elle continua d'être indépendante de la nation française, sous l'empire des Ducs de Bretagne.

« La réunion de la Bretagne à la France avait été, pendant plusieurs siècles, le grand objet de la politique de nos rois. Le dernier Duc de Bretagne, François II, étant mort sans enfants mâles, Anne de Bretagne, sa fille unique et son héritière, était déjà fiancée à l'empereur Maximilien. Mais le roi Charles VIII parvint à faire rompre ce projet de mariage, et épousa lui-même Anne de Bretagne, en 1491. Je ne m'arrête point dans ce moment aux clauses de ce contrat de mariage. On le cite souvent comme la véritable origine des privilèges de la Bretagne ; mais nous verrons bientôt que les droits de cette province sont fondés sur un contrat plus récent, dans lequel les Bretons eux-mêmes ont transigé avec le représentant suprême de la nation française.

« Charles VIII, qui, pour épouser Anne de Bretagne, avait renvoyé Marguerite, fille de l'empereur Maximilien, quoiqu'elle eût déjà porté le titre de Dauphiné, mourut sans postérité à l'âge de 27 ans. Il n'entre point dans mon sujet de développer ici le service immortel que le maréchal de Gié [Pierre de Rohan] rendit à la France, en faisant arrêter sur la Loire les équipages de la reine Anne qui, après la mort de son mari, voulut se hâter de sortir du Royaume, et de retourner dans ses États de Bretagne.

« Pour assurer la réunion de cette grande Province à la couronne, le successeur de Charles Vlll, le bon père du peuple, Louis XII, épousa Anne de Bretagne, lorsqu'il eut fait déclarer nul son mariage avec Jeanne de Valois, qu'il avait épousée depuis vingt ans, et qui, après son divorce, alla fonder les annonciades à Bourges. Louis Xll n'eut de son mariage avec Anne de Bretagne, que deux filles, Mme Claude et Mme Renée de France. La loi salique n'ayant jamais été admise en Bretagne, les filles héritaient de ce Duché, comme des autres grands fiefs du royaume. Ce fut pour en prévenir une seconde fois le démembrement, que Louis XII fit épouser sa fille Claude au duc d'Angoulême, son héritier présomptif. Ce dernier prince, si célèbre sous le nom de François Ier, eut deux enfants mâles de son mariage avec la fille de Louis Xll. L'aîné de ces princes, Henri II, était appelé par droit de primo-géniture, au trône de France, et le cadet, duc d'Angoulême, devait hériter du Duché souverain de Bretagne, en vertu du contrat de mariage d'Anne, son aïeule avec Louis Xll.

« La France alarmée de ce nouveau démembrement de la Bretagne, dont elle ne voyait plus le terme, pressa François Ier de consommer, par un contrat synallagmatique et irrévocable, la réunion de cette province à la couronne. Pressé par les vœux de tout son peuple, François 1er alla tenir lui-même les États de Bretagne à Vannes en 1532. Ces États de Bretagne, dont on trouve aujourd'hui l'organisation si vicieuse, conclurent le Traité au nom de tout le peuple Breton : les deux nations transigèrent ensemble. La Bretagne fut unie à jamais à la couronne de France ; et le contrat, qui en renferme les conditions, a été ratifié, depuis cette époque, de deux en deux ans, par tous les successeurs de François Ier jusqu'en 1789.

« C'est l'exécution littérale de ce traité de Vannes en 1532 que réclament les Bretons. Il n'y a plus rien de sacré parmi les hommes, si un pareil titre n'est pas respecté. La propriété individuelle de chaque citoyen fondée sur l'autorité des contrastes, n'a point d'autre base que les droits de cette Province, qu'on appelle si improprement ses privilèges. Le peuple breton n'en jouit qu'à titre onéreux, puisqu'il ne se les est assurés, qu'en renonçant à la plus belle de toutes les prérogatives, je veux dire au droit d'avoir son souverain particulier. J'avertis les membres de l'Assemblée nationale, qui nous parlent avec dédain des franchises de la Bretagne, que, s'ils veulent nous réfuter, c'est à ce raisonnement surtout, que nous les invitons, ou plutôt que nous les défions de répondre jamais (1).

« Le danger du démembrement prévu par François 1er, était plus réel qu'il ne se l'imaginait lui-même. Outre la séparation de la Bretagne, qui était annoncée par la succession collatérale de son fils cadet, cette Province aurait été dévolue ensuite par la loi à d'autres Princes qui en seraient devenus les héritiers naturels. Car la loi salique, je le répète, n'a jamais été admise en Bretagne : la représentation même y a toujours eu lieu ; et par conséquent, les filles pouvaient en hériter comme la reine Anne elle-même. Or, Messieurs, la branche masculine des Valois fut éteinte à la mort de Henri III, en 1589 ; mais la postérité féminine des Valois existe encore aujourd'hui dans les maisons de Lorraine et de Savoie, qui régneraient en Bretagne sans l'exclusion du traité de Vannes en 1532.

(1) Pendant que je développais ces faits historiques dans la tribune, un honorable membre, M. Fréteau, qui a très-bien remarqué l'impression que mon récit faisait sur l'Assemblée, m'a interrompu, et a demandé qu'il lui fût permis de me réfuter après que j'aurais parlé. Il a dit que j'altérais l'Histoire de la Bretagne. J'ai demandé aussitôt moi-même à Mr le Président, que M. Fréteau obtint la parole après moi ; et je l'ai défié hautement de me contredire. M. Fréteau n'a pas jugé à propos de me répondre, et son silence m'a autant surpris que sa critique, dont il m'est impossible de deviner l'objet.

« Tous les engagements des contrats sont réciproques. Il est donc démontré, et je ne crains pas de le publier en présence des représentants de la nation française, QUE LA BRETAGNE EST LIBRE, et que nous n'avons plus aucun droit sur cette Province, si nous ne voulons pas remplir fidèlement les conditions du Traité qui l'a réunie à la couronne.

« Cette conséquence découle de tous les principes sur lesquels l'ordre social est établi ; et vous voudrez bien ne pas oublier, Messieurs, que l'une des clauses de ce contrat porte formellement que la Bretagne aura un Parlement, une Chancellerie, une Chambre des comptes, et qu'il ne sera fait aucun changement relatif à l'administration de la justice dans cette province, sans le consentement préalable de ses États.

« Vous avez entendu, Messieurs, l'un des préopinants vous dire, dans cette tribune, que si la Bretagne ne voulait pas adopter la nouvelle constitution du royaume, il fallait terminer le différend, les armes à la main. Ah, Messieurs ! que le ministre d'un vieux despote, endurci par un long abus de pouvoir, eût osé proposer, dans un divan, cet exécrable argument du droit du plus fort ; que pour se soustraire aux justes réclamations d'un peuple fidèle, il l'eût menacé du honteux expédient de le conquérir, et qu'il se fût ainsi flatté de rompre les engagements les plus sacrés du trône, en conseillant le plus grand des crimes à son imbécile souverain, je n'en serais point surpris : le vizir aurait fait son métier, et il ne faut point attendre d'autre morale des suppôts du despotisme. Mais que, dans le dix-huitième siècle, un représentant de la nation française ait porté l'immoralité de ses opinions jusqu'à professer une pareille doctrine au milieu de l'Assemblée nationale, c'est un scandale qui n'avait jamais eu d'exemple, et qui je l'espère, n'aura jamais d'imitateur. Que dis-je, Messieurs ? le roi le plus conquérant qui ait gouverné la France aurait repoussé avec indignation le lâche conseil de violer envers ses propres sujets la foi tutélaire des Traités. Louis XIV, dont l'âme fière et haute ne cédait pas aisément aux contradictions, Louis XIV, animé par le sentiment le plus dominant du cœur humain, par l'amour paternel, conserva jusque dans sa tendresse pour son fils, le comte de Toulouse, le respect qu'il devait à la Constitution de la Bretagne. Ce monarque, aussi calomnié depuis sa mort qu'il avait été flatté pendant sa vie, voulut nommer le comte de Toulouse grand-amiral de France. On lui représenta que les Provinces maritimes du royaume avaient été dépouillées du droit de conserver un amiral particulier, mais que la Bretagne n'avait jamais renoncé à cette prérogative. Louis XIV, qui savait régner sur les Français, écarta toutes ces discussions délicates sur l'autorité royale ; et il concilia tous les intérêts, en unissant à perpétuité en 1695, la grande amirauté de France au Gouvernement de la Bretagne.

« Cet hommage, rendu par Louis-le-Grand aux droits de la Bretagne, nous avertit, Messieurs, des égards que nous devons à la Constitution de cette Province. Tout est singulier dans sa coutume, dans ses franchises, dans son administration, dans ses tribunaux. La commission intermédiaire des États y a pris la défense des magistrats, toutes les fois que l'autorité a entrepris des innovations dans l'ordre judiciaire.

« Dans nos autres Provinces, la constitution est confiée à la garde des Parlements, au lieu qu'en Bretagne, le Parlement est sous la protection immédiate de la Constitution Bretonne. Ce Parlement constitutionnel n'enregistre jamais les impôts qu'après le consentement des États. On vous a dit, Messieurs, que cette Cour avait accablé le peuple d'une surcharge de plus de 10 millions d'impositions, sans la participation des États de la province. Le fait est incontestable, mais il suffit d'en indiquer les dates pour en réfuter les conséquences. En 1765, les magistrats du Parlement de Rennes donnèrent leur démission et furent remplacés par une commission de douze juges, connue en Bretagne sous le nom de bailliage d'Aiguillon. En 1771, la révolution générale de toute la magistrature du royaume éloigna du Parlement de Rennes les ministres Nationaux de la Loi. Ce n'est qu'à ces deux époques, ce n'est que par ces deux commissions passagères que les impôts ont été enregistrés à Rennes sans le consentement des États ; car c'est toujours à ces lâches complaisances, à ces honteuses prévarications que l'on reconnaît tous ces tribunaux ministériels, où l'on n'introduit des fantômes de la magistrature, que pour installer, dans le temple même des lois, les complices du despotisme. On nous dit encore, Messieurs, que la Province de Bretagne a renoncé à tous ses privilèges, et qu'une foule d'adresses parvenues à l'Assemblée nationale en a constaté l'abandon. Je suis loin de contester les bienfaits que notre nouvelle constitution prépare à tout le royaume, mais plus ils sont désirables, moins nous avons besoin de supposer une abdication anticipée de la Constitution Bretonne, que le peuple de cette Province n'a pu encore nous manifester. L'intérêt est le grand mobile des délibérations publiques, lorsqu'elles sont parfaitement libres. Or, Messieurs, lisez dans l'ouvrage de M. Necker le tableau comparé des contributions de toutes les Provinces ; vous y verrez qu'en vertu de cette Constitution [Bretonne] barbare à laquelle on prétend que les Bretons sont si impatients de se soustraire, chaque propriétaire, chaque individu paye la moitié moins d'impositions en Bretagne qu'on n'en supporte dans les autres Provinces des Pays d'élection.

« Est-il vraisemblable que, pour embrasser votre Constitution [Française] et pour s'assimiler en tout au reste du royaume, les communes de Bretagne soient disposées à doubler le prix de leurs contributions ? Ce mouvement d'enthousiasme est si extraordinaire, qu'il est au moins prudent et convenable d'en attendre l'acte solennel pour le déposer dans le trésor des chartes de la nation française. Eh ! par où, eh ! comment ce vœu du peuple breton peut-il nous avoir été transmis ? Nous avons défendu à toutes les provinces de s'assembler. Aucune division du royaume n'a donc pu prendre une détermination légale ; et le patriotisme admirable sans doute que l'on attribue aux Bretons n'a pu franchir encore la barrière qu'opposent nos décrets aux assemblées des Provinces. Quoi, Messieurs ! il faut qu'un arrêt du conseil autorise aujourd'hui les bailliages à se réunir pour élire des suppléants ou des représentants à l'Assemblée nationale; et une province, privilégiée aurait le droit de nous transmettre son vœu constitutionnel, sans avoir même besoin de s'assembler ! Nous avons un si grand intérêt à obtenir des Bretons cette abdication volontaire de leurs anciennes franchises, que nous devons leur faciliter l'exécution de toutes les formes légales qui peuvent seules garantir la validité de leur renonciation.

« Lorsque, dans la fameuse nuit du 4 août dernier, les représentants des Provinces ont souscrit à l'abrogation de leurs privilèges, les 66 députés de la Bretagne nous ont déclaré qu'ils étaient sans mission et sans pouvoirs, pour faire un pareil sacrifice, au nom de leurs commettants. Ils nous ont promis de le solliciter, et nous ont annoncé l'espérance de l'obtenir ; mais la défense que vous avez faite aux Provinces de s'assembler, n'a pas encore permis à la Bretagne de délibérer sur cette renonciation, inutilement prétendrait-on remplacer ce vœu d'une province par les adresses des villes qui adhèrent à tous nos décrets. Qui ne sait, Messieurs, que ces signatures, souvent mendiées ou extorquées, ou même contraintes, n'ont aucune force dirimante pour anéantir un contrat ? J'aurai bientôt l'occasion, en vous exposant l'affaire du prévôt de Provence, dont le rapport m'est confié, de vous révéler les manœuvres et les violences que l'on se permet dans les Provinces, pour faire constater par d'innombrables signatures, les impostures les plus avérées. Or, si de pareilles requêtes ne peuvent rien contre un particulier, comment pourraient-elles anéantir les droits de deux millions d'habitants ? J'ose avancer comme une vérité incontestable une proposition qui semble d'abord un paradoxe ; et cette vérité fondamentale dans la discussion qui nous occupe, la voici, Messieurs : si tous les Bretons, sans aucune exception, avaient souscrit séparément l'acte d'abandon de leurs privilèges, sans aucune assemblée commune, sans discussion, sans délibération, sans concert, cette renonciation partielle, quelque unanime qu'elle fût, ne suffirait pas pour abroger les droits de la Bretagne, et n'exprimerait point la résolution légale de cette Province. Non, l'unanimité de ces vœux individuels ne saurait jamais former un vœu collectif, parce que les contrats doivent être révoqués de la même manière qu'ils ont été sanctionnés. Ce principe de droit public nous indique le degré d'autorité de toutes les adresses que nous recevons des Provinces. C'est donc avec les États constitutionnels de la Bretagne que nous devons traiter la grande question des droits qui appartiennent à cette Province. Quand je dis les États de Bretagne, Messieurs, je n'oublie point toutes les plaintes qui se sont élevées contre leur organisation. Déjà cette Assemblée a déclaré elle-même qu'elle consentirait à une répartition d'impôts plus égale ; mais on ne peut pas en innover le mode par provision. Il est de toute justice d'améliorer la composition de ces États, comme il est de toute évidence que c'est avec les États qu'il faut en concerter la réforme et transiger sur les droits constitutionnels que la France a stipulés avec les Bretons.

« Quand on nous annonce, Messieurs, que le vœu de la Bretagne est de renoncer à tous ses privilèges, peut-on se flatter que nous adopterons de confiance cette promesse que rien ne saurait nous garantir ? Le décret, que vous avez rendu pour défendre les assemblées des provinces, vous réduit à l'unique expédient des probabilités et des inductions, pour juger de l'opinion de la Bretagne; mais, en vous bornant à de simples conjectures, vous avez du moins entre vos mains ; deux thermomètres infaillibles, pour juger des dispositions du peuple Breton, sur la foi des témoins les plus dignes de notre confiance. La Bretagne a soixante-six représentants dans cette Assemblée : cette députation tout entière vient de faire imprimer une adresse particulière à ses commettants. C'est dans cette pièce très-récente qu'il faut étudier les véritables sentiments des Bretons. Or, nos collègues supposent, à chaque ligne de cet écrit, que leurs compatriotes sont séduits, qu'on les a trompés sur le véritable sens de nos décrets ; ils s'efforcent de leur démontrer tous les avantages de notre nouvelle constitution, qui n'est encore qu'ébauchée ; ils s'attachent surtout à les prémunir contre les suggestions de l'aristocratie, et ils ne négligent aucun artifice oratoire pour les désabuser. On a beau dire que l'adresse au peuple Breton n'est que le contre-poison de l'adresse aux Provinces. Tout est particularisé à la Bretagne dans l'ouvrage de nos collègues. Ce n'est point une réfutation polémique d'une brochure ; c'est un plaidoyer en forme contre un préjugé national.

« C'est donc, Messieurs, entre les mains des députés bretons eux-mêmes que je saisis dans cet instant la véritable déclaration de cette province sur les franchises, à deux époques différentes : à l'époque de la convocation des États généraux, et à l'époque actuelle dont on vous parle si diversement. A l'époque de la convocation des États généraux, tous les cahiers du clergé et des communes de Bretagne demandent unanimement la conservation des droits, franchises et privilèges de la Province. Les mandats qui n'énoncent à cet égard que des réserves constitutionnelles, et par conséquent inattaquables, sont tellement impératifs ou plutôt tellement résolutoires que les Bretons déclarent ne vouloir se soumettre à aucune décision de l'Assemblée nationale, à moins que nos décrets n'aient été librement adoptés par les États particuliers de la province. Ce n'est qu'à cette condition que la Bretagne nous a envoyé des députés, en se réservant ses franchises, que la nation française n'a pas le droit, et par conséquent le pouvoir de lui enlever.

« A l'époque actuelle, nous pouvons juger avec certitude, par l'adresse aux Bretons, de l'opinion commune de la Bretagne. Nous n'avions pas encore vu que les députés Bretons se crussent obligés de réfuter des ouvrages relatifs à tout le royaume. Plusieurs de ces députés, il est vrai, m'ont dit à moi-même qu'ils n'avaient cédé qu'à des menaces, et qu'ils n'avaient été persuadés que par la crainte, en mettant leur signature à la fin de cette adresse ; mais je ne présume pas que la majorité de la députation m'oblige de répondre à cette difficulté qui affaiblirait le témoignage, en supposant la contrainte ; et voici comment je raisonne : les plaintes des députés Bretons sont une preuve évidente de l'opinion générale de la Bretagne. Il nous suffit de les croire pour juger des véritables dispositions de leurs commettants ; et si l'usage des précautions atteste toujours le besoin des remèdes, le soin que l'on prend de désabuser tout un peuple, démontre que l'on est persuadé de la nécessité de le faire changer d'avis. Les conjectures des députés Bretons deviennent ainsi pour nous la démonstration de fait que l'opinion de la Bretagne leur est opposée. Maintenant, Messieurs, la lumière nous investit ici de tous les côtés. Un serment solennel liait les magistrats de Rennes à la Constitution de la Province ; ils ont offert au Roi de se démettre de leurs offices, si leur résistance à ses ordres contrariait les vues de l'Assemblée nationale. Quel est le citoyen français qui n'a pas le droit de se réserver son honneur et sa conscience, pour abdiquer des fonctions qu'il ne saurait remplir sans se rendre parjure ?

« Il faut prouver que les changements projetés dans l'ordre judiciaire n'altèrent point l'administration de la justice en Bretagne, ou il faut avouer que les magistrats Bretons, devenus par leur serment les mandataires et les gardiens de la Constitution de cette Province, ont pu et ont dû refuser de concourir à une révolution qu'il ne leur appartenait pas de juger. Cette seconde question, relative à la conduite et aux motifs des magistrats qui composaient ci-devant la chambre des vacations de Rennes, donne un nouveau degré d'existence à leur apologie. A mesure que nos rois ont établi des Parlements sédentaires, ils ont accordé à ces compagnies environ deux mois de vacances annuelles. Le cours ordinaire de la justice est interrompu durant cet intervalle de repos accordé aux ministres des lois. Pour subvenir aux affaires instantes, et surtout à l'expédition des causes criminelles, le Roi institue chaque année dans tous ses Parlements une chambre des vacations. Tous les jugements, que prononceraient alors les autres divisions des Cours souveraines, seraient nuls de plein droit. Les lettres-patentes, qui établissent ces commissions provisoires et intermédiaires, indiquent nominativement tous les magistrats qui doivent les remplir. C'est le Parlement tout entier qui en enregistre l'installation avant la clôture, et qui reconnaît ainsi la juridiction légale de ceux de ses membres que l'autorité royale a chargés de l'administration de la justice. Nul magistrat n'a le droit de siéger à cette Chambre en vertu de ses provisions : c'est par une mission spéciale des lettres-patentes du prince qu'il exerce les fonctions de juge, pendant les vacances du tribunal dont il est membre. Ces principes, ou plutôt ces faits, ne sont contestés par personne. Nous reconnaissons tous également que, les semestres étant abolis en Bretagne depuis le commencement de ce siècle, le Parlement [de Bretagne] y est entièrement assimilé à toutes les autres Cours souveraines du royaume. Or, Messieurs, la Chambre des vacations de Rennes avait été dissoute, et s'était séparée, selon l'usage, dès le 17 du mois d'octobre dernier. Les onze magistrats qui la composaient habitaient paisiblement leurs terres, lorsque vous rendîtes, le 3 du mois de novembre, le décret qui prorogeait les Chambres des vacations et les vacances de tous les Parlements. Cette question n'avait point été placée dans l'ordre du jour. La très-grande pluralité de l'Assemblée nationale, qui n'en avait pas prévu la discussion, n'y assista point. Une motion imprévue vint provoquer votre délibération dans la dernière demi-heure de la séance ; et deux ou trois opinions, écrites à l'avance, furent lues pour appuyer l'avis de Mr Alexandre de Lameth, qui s'efforça de prouver l'incompatibilité de l'ancienne organisation des Parlements avec la nouvelle constitution du royaume. Votre décret fut brusquement prononcé à la fin de cette séance mémorable, la seule à laquelle je n'aie point assisté ! J'ai souvent regretté. Messieurs, de n'avoir pu vous exposer tous les inconvénients de cette innovation qui avait déjà si mal réussi, avant que l'on nous proposât de l'imiter. L'administration de la justice est une dette sacrée et journalière de la société. Cette protection publique ne peut pas être arrêtée un seul moment, sans que l' État tombe dans l'anarchie : mais je ne m'arrête point à l'examen superflu de votre décret ; je me borne à discuter son exécution, et je dis qu'il était impossible en Bretagne lorsque, vous avez supplié le Roi de l'ordonner.

« Les magistrats de Rennes n'avaient point oublié que, lorsque les Parlements furent mis en vacance extraordinaire au mois de mai 1788, la commission intermédiaire des États de Bretagne s'opposa légalement à l'enregistrement de cette loi, qui attaquait l'ancienne Constitution de la Province il ne leur était donc plus permis de supposer que cette interdiction de fait fût étrangère au droit public de leur Pays. Ces magistrats ne pouvaient pas être juges dans leur propre cause, et un serment particulier les liait à la défense des franchises du peuple Breton. Votre grand objet, Messieurs, avait été de proroger les vacances des Parlements. Les magistrats de Rennes, à qui votre décret n'était pas encore signifié légalement a l'époque ordinaire de leur rentrée, se sont contentés d'une simple notoriété de fait, pour respecter votre décision ; et ils n'ont pas repris leurs fonctions à la Saint-Martin. Les vacances de ce Parlement ont donc été prorogées ; mais la Chambre des vacations n'a point été rétablie, et elle ne pouvait pas l'être. Ce ne fut que le 23 du mois de novembre que les magistrats, qui avaient cessé d'y siéger depuis cinq semaines, reçurent des lettres de cachet qui les rappelaient a Rennes, sans leur indiquer l'objet de cet ordre.

« Il paraîtra peut-être extraordinaire que les représentants de la nation française, qui se sont déclarés avec tant d'énergie les protecteurs de la liberté individuelle de tous les citoyens, exigent aujourd'hui l'exécution la plus servile de ces mêmes lettres choses qui, jusqu'à présent semblaient incompatibles avec les principes qu'ils ont consignés dans le premier chapitre de leur constitution. Les magistrats Bretons obéirent, sans hésiter, aux ordres du Roi. A peine furent-ils arrivés à Rennes, que le substitut de Mr le procureur général leur présenta les lettres-patentes expédiées sur votre décret, et en requit l'enregistrement. Les lettres-patentes étaient adressées au Parlement de Rennes. Or, ces onze magistrats formaient-ils alors la Chambre des vacations, ou pouvaient-ils se considérer comme le Parlement de Bretagne ?

« Il est manifeste qu'ils ne composaient plus la Chambre des vacations, puisque leurs pouvoirs étaient expirés depuis cinq semaines. L'autorité royale qui les avait investis de cette juridiction commissoire, et leur compagnie qui en avait vérifié le titre constitutif, en avaient également limité la durée. On ne se donne point à soi-même et à l'insu d'une Cour souveraine, le droit de la représenter. Il n'y a pas de principe de nullité plus certain en toute matière que le défaut de pouvoirs. Des magistrats, qui ont cessé d'être en activité dans une Chambre des vacations, sont évidemment sans qualité pour en reprendre les fonctions au-delà du terme fixè par le Roi, et pour en proroger les séances. Ceux que je défends dans ce moment n'étaient pas plus la Chambre des vacations le 23 du mois de novembre, qu'ils ne représentaient l'une des autres Chambres du Parlement de Rennes. Pénétrés de l'évidence, de cette maxime, ils ne prirent aucun arrêté, ne rédigèrent point de remontrances, n'employèrent aucune des formes usitées de la magistrature ; et ils se contentèrent d'exposer les motifs de leurs refus dans la lettre qu'ils adressèrent au Roi. Les onze magistrats signèrent individuellement cette lettre officielle, qui n'aurait dû être souscrite que par le président, s'ils avaient délibéré ou écrit en corps. Formaient-ils eux seuls le Parlement de Rennes ?

« On n'osera pas le soutenir sérieusement. L'autorité de cette Cour ne leur était pas dévolue, et il aurait fallu l'assembler pour la faire consentir librement à la cessation de ses fonctions. L'enregistrement, que nous avons regardé jusqu'à présent comme une partie intégrante de la loi, sera-t'il donc considéré comme une simple formalité, que l'on puisse suppléer par une présomption de droit  ? L'ordre public est intimement lié à l'enregistrement des Cours. Donnerons-nous, Messieurs, à des ministres corrompus et corrupteurs, la terrible faculté de neutraliser un Parlement, en achetant la soudaine défection de dix ou onze de ses membres ? Voilà pourtant l'absurde conséquence! qu'il faut dévorer, si l'on veut consacrer le principe de ces vérifications clandestines. Eh! Messieurs, si les Parlements avaient enregistré servilement toutes les lois ministérielles qui leur ont été présentées, si une clause de ces compagnies avait suffi pour sanctionner notre législation, la France n'aurait pas reconquis ses droits constitutionnels, et nous ne serions pas assemblés ici, pour délibérer, dans ce moment, sur la conduite des magistrats qui composaient ci-devant la chambre des vacations de Rennes. Je crains, Messieurs, de blesser la délicatesse des magistrats de Rennes, en éveillant votre reconnaissance, dans un moment où il me suffit d'avertir votre justice ; mais puisqu'on oublie les services que la magistrature a rendus au royaume, il doit être permis de les rappeler surtout dans cette Assemblée. Je ne conçois pas, je l'avoue, que l'on ait pu poursuivre ici leur condamnation avec l'ardeur de la vengeance, et les sophismes de la haine. Il est si triste de haïr et il est si triste de haïr un corps, quand la cupidité ne généralise pas ces fanatiques aversions ! Hélas ! si nous exercions les fonctions du pouvoir judiciaire, si nous étions contraints, par l'évidence du délit, d'infliger une peine légale à un seul de nos concitoyens, nous ne remplirions qu'à regret un si triste ministère, et l'accent de la douleur exprimerait le sacrifice que notre sensibilité ne pourrait refuser à la loi. Comment arrive-t-il donc, Messieurs, que des membres du corps législatif s'arment sans pudeur devant vous de vains et barbares sophismes pour vous irriter contre les magistrats de Rennes ; qu'ils emploient leur éloquence à requérir des supplices ; qu'ils sollicitent l'avilissement de la magistrature comme un triomphe ; et qu'ils vous présentent des conclusions violentes, dont tout homme délicat serait plus humilié d'être l'auteur que la victime ?

« Nous ne sommes point appelés, Messieurs, à remplir les fonctions de juges. Notre gouvernement ne serait plus qu'un intolérable despotisme, si les pouvoirs politiques étaient réunis et confondus. Celui qui rédige la loi ne doit jamais en appliquer la décision. Nous sommes donc hors notre sphère d'activité, quand nous prononçons sur les personnes, tandis que nos mandats nous ont restreints à délibérer sur les choses, et un législateur-magistrat ne saurait être qu'un tyran. C'est le partage, c'est l'incommutable séparation des pouvoirs, qui est le véritable rempart de la liberté du peuple. L'exemple du procureur du roi de Falaise, qui s'est présenté devant vous dans les liens d'un décret que vous avez anéanti, n'est qu'une surprise faite à vos principes, et une erreur ne sera jamais un titre pour les représentants de la nation. Le peuple nous a transmis tous ses pouvoirs, comme on ne cesse de le répéter ; mais nous sommes obligés de les déléguer tous, pour n'exercer que la seule puissance législative, de concert avec le monarque. Je ne m'arrêterai donc pas à réfuter les raisonnements sur lesquels on a voulu établir votre compétence dans l'ordre judiciaire. Je dirai seulement devant vous, que si le despotisme personnifié vient jamais sur la terre, il n'y viendra certainement pas dans cette tribune tenir un autre langage que celui que nous avons entendu sur la réunion et la confusion de tous les pouvoirs.

« Mr le comte de Mirabeau n'a pas pu méconnaître l'évidence de cette doctrine sur le partage et l'incompatibilité des pouvoirs dans tout gouvernement bien ordonné ; mais il nous a dit que,si l'Assemblée nationale n'était pas un tribunal, elle avait du moins ce droit de juridiction inhérent à toutes les compagnies, en vertu duquel elles jugent tous les délits qui se commettent dans leur sein. Il a imputé aux magistrats Bretons, comme un crime punissable, la confiance avec laquelle ils nous ont annoncé que la postérité approuverait leur résistance, il a prétendu que ces magistrats s'étaient reconnus eux-mêmes coupables, en nous déclarant que leur devoir et leur conscience ne leur permettaient pas d'obéir à la loi. Il nous a tracé l'effrayante peinture des proscriptions qui menacent le clergé et la noblesse de Bretagne, si ces deux corps résistaient plus longtemps au vœu populaire de cette Province. Enfin, après un long circuit de menaces, d'invectives, de calculs erronés et de raisonnements sophistiques, il a conclu que notre décret devait punir les magistrats Bretons du délit verbal qu'ils ont commis au milieu de cette Assemblée, en les privant de tous les droits de citoyen actif ; et que, pour faire juger la forfaiture et le crime de lèse-nation dont ils se sont rendus coupables par le refus de l'enregistrement, il fallait les renvoyer au Châtelet, à qui l'Assemblée a attribué la connaissance de tous les délits de ce genre. C'est ainsi que l'honorable membre a cru, en aggravant la punition, modifier l'opinion qu'il réfutait. Il est digne de votre sagesse et de votre justice d'approfondir les principes et les assertions du préopinant ; et puisque j'ai l'honneur de parler immédiatement après lui, c'est surtout à moi qu'appartient cette discussion. Je demande d'abord avec surprise, Messieurs, ce que pourrait avoir de commun la juridiction de l'Assemblée nationale sur ses membres, avec le droit de juger nos concitoyens qui sont mandés à la barre. Cette forme d'intimer est absolument inouïe dans l'histoire des États généraux ; mais, fut-elle admise dans notre droit public, suffirait-il donc aux Français de comparaître devant nous, pour devenir nos justiciables ? Une simple juridiction de discipline et de police que toute assemblée doit exercer sur ses membres pour le maintien de l'ordre, se transformerait-elle tout à coup en une attribution ou plutôt en une dévolution légale ; et nous déférerait-elle la faculté de juger tous ceux à qui nous accordons la liberté de nous parler ?

« Je dirai plus, Messieurs : nos concitoyens, cités à la barre,nous exposeraient leurs opinions avec cette plénitude de confiance qu'inspire la loyauté des représentants de la nation, et nous épierions perfidement leurs paroles sur nos propres foyers, pour en faire des délits nationaux ! qu'est donc devenue l'antique générosité de la nation française, si cette enceinte sacrée ne lui sert plus d'asile ? Où est le despote, où est le tyran ombrageux et farouche qui, ne pouvant découvrir un crime dans un interrogatoire, a jamais abandonné le fond d'une accusation pour faire des réponses mêmes des accusés la base d'un procès criminel ? Tout Français appelé pour se justifier, qui entre innocent dans ce sanctuaire, ne saurait en sortir coupable, quand on ne peut lui imputer qu'un noble et digne orgueil ; et si sa conduite est à l'abri du reproche, son apologie ne doit jamais lui attirer aucun châtiment. Comment ose-t-on faire un crime aux magistrats Bretons de la confiance avec laquelle ils ont osé se prévaloir de la justice anticipée que l'Histoire rendra un jour à leur courageuse fidélité ? Il n'appartient qu'aux scélérats, que le remords accuse, de douter de cette réparation que la postérité promet d'avance à la vertu malheureuse. Tout homme vertueux, qui jouit du bon témoignage de sa conscience, se console de l'oppression par le suffrage incorruptible des générations futures au jugement desquelles il cite ses contemporains. Cette seconde conscience de la postérité n'est que l'écho de la première ; et il faut bien permettre à la vertu qui s'immole au devoir, de se reposer, du moins, sur l'espérance de la gloire. On fait dire à ces magistrats-citoyens que leur honneur et leur conscience ne leur permettaient pas d'obéir à loi (1). Jamais, non, jamais ils ne se sont abaissés à une excuse si peu digne de la bonté de leur cause. Ils auraient énoncé une proposition évidemment absurde, s'ils avaient mis leurs consciences particulières en opposition avec la loi, qui est la conscience publique ; mais ils n'ont rien dit, ils n'ont rien pensé de pareil, et s'ils s'étaient bornés à vous présenter de tels moyens de justification, que leur généralité rend inadmissibles, ils n'auraient trouvé parmi nous ni accusateurs, ni apologistes. Il n'eut fallu que les plaindre et les juger. Est-il donc permis, Messieurs, de se jouer de son talent avec assez de légèreté, pour donner à des inductions exagérées l'autorité d'une citation littérale ? Est-il permis d'accuser, de dénoncer, de calomnier publiquement des hommes dont on croit et dont on veut être le juge ? Est-il permis enfin de tordre leurs expressions pour en extraire du venin ?


« Voici la fin de ce discours éloquent et mesuré, tel qu'il a été prononcé, avec une fermeté si noble et si calme, par Mr le Président [Jean Baptiste Le Vicomte] de La Houssaye. On n'y trouvera aucune trace des assertions que lui a imputées Mr le comte de Mirabeau  : « Jusqu'à présent, Messieurs, j'ai eu l'honneur de vous parler au nom de tous ; qu'il me soit permis de me féliciter d'être arrivé à la place que j'occupe en ce moment : elle honorera mon nom et celui des vertueux collègues qui partagent mon sort. La postérité apprendra avec attendrissement qu'il exista des magistrats Bretons assez courageux, assez fermes dans leurs principes, assez remplis de l'amour de la patrie, pour dévorer en silence des événements de toute espèce, plutôt que d'étouffer le cri impérieux de l'honneur et de la conscience. L'Histoire apprendra que vingt et trente années de magistrature sans reproches n'ont pu garantir du soupçon des juges intègres et fidèles, mais que leur justification est devenue complète, dès que leur voix a pu se faire entendre.

« Un jour viendra, Messieurs, où les Bretons désabusés rendront hommage à la pureté de nos motifs et de nos principes. C'est alors que ces braves compatriotes, nous retrouvant dans la classe paisible et tranquille des citoyens, se hâteront de nous confier la défense de leurs vrais intérêts et de nous associer aux travaux de vos successeurs. Heureux, Messieurs, si une santé, épuisée par des fatigues et des veilles toujours consacrées au service du Roi et de la patrie, me permettait l'espoir de prolonger encore une pénible existence ! Quelque puisse être mon sort, je prouverai jusqu'au dernier instant de ma vie que je fus toujours digne de porter le titre précieux de sujet fidèle et de vrai citoyen. »


« L'inventeur de ce délit verbal a cru devoir le punir avec clémence. Il savait que, dans un moment où vous voulez adoucir la rigueur du code pénal, il ne vous ferait pas adopter légèrement un châtiment sévère, pour réprimer l'attentat des paroles qu'il leur imputait. Un tel système de lois pénales nous conduirait au code sanguinaire et féroce de Dracon. Il vous a donc proposé, à vous, Messieurs, qui, d'après ses propres principes, ne pouvez jamais être juges, de leur faire expier je ne sais quels mots vains ou indiscrets qu'il leur imputait calomnieusement, en les privant provisoirement de tous les droits de citoyen actif. L'exhérédation civile n'est-elle donc pas un jugement, ou n'est-elle pas une punition a ses yeux ? Cette peine est-elle assez légère pour qu'on puisse l'infliger sans être juge, ou pour qu'on doive la subir sans être coupable ? Vous penserez sans doute, Messieurs, qu'elle est trop sévère si les magistrats ont été fidèles à leur serment, et qu'elle est trop douce s'ils ont été véritablement rebelles à la loi. L'accusateur des magistrats de Rennes, confondant leur cause avec les intérêts de la noblesse et du clergé, menace toutes ces classes de citoyens d'une proscription inévitable, si le peuple compte enfin les individus, prend conseil de la force, décrète des meurtres par un scrutin épuratoire et cesse de faire grâce de la vie aux aristocrates qu'il peut massacrer impunément. Ah ! ne vous enveloppez plus, dirais-je aux instigateurs des fureurs populaires, si je pouvais leur faire entendre ma voix jusqu'au fond de nos provinces les plus lointaines, ne vous enveloppez plus de toutes ces hypothèses oratoires qui ne sont que des proscriptions mal déguisées ; prêchez hautement, si vous l'osez, l'insurrection et le carnage; dites que vos arguments ne seront désormais que des poignards ; mais cessez, cessez de nous menacer de ces lâches assassinats dont les Français sont incapables ; et renoncez enfin à nous intimider par de coupables prédictions qui ne nous prouvent que le désespoir de votre cause, et l'impression que fait sur vous la terreur. L'homme vertueux ne compte pas ses ennemis ; il compte ses devoirs, il suit l'impulsion de ses principes, et marche à la mort avec intrépidité. Ce malheureux peuple qui ne connaît aujourd'hui ni ses amis ni ses ennemis ; ce bon peuple que l'on égare aisément par des mots qu'il ne comprend pas, mais qu'on ne parviendra jamais à dénaturer longtemps, ce peuple crédule que l'on abuse pour le dominer, et auquel de fanatiques démagogues peuvent promettre tout, excepté du pain, du travail, de la tranquillité ; ce peuple sortira un jour de ce songe perfide durant lequel on trafique de ses illusions ; et alors, je vous le demande, quels seront les citoyens qu'épouvantera son réveil ?

« Un mot à jamais mémorable, cité par Plutarque, va nous le prédire, Messieurs, dans la vie de Phocion. Sais-tu, disait autrefois à ce grand homme, qui dédaigna toujours si fièrement une hypocrite popularité, sais-tu, lui disait un sophiste de la Grèce, que le peuple d'Athènes te tuera s'il entre en fureur ? — Et toi, malheureux, lui répondait Phocion, sais-tu que ce même peuple t'ôtera la vie s'il reprend jamais son bon sens.

« Le même préopinant, qui vous a proposé avant faire droit, et en vous déclarant que vous ne pouviez pas être juges compétents des magistrats de Rennes, de les déclarer déchus de tous les droits de citoyen actif, vous a invités à les renvoyer au Châtelet pour le crime de lèse-nation dont ils se sont rendus coupables en refusant l'enregistrement qui leur était ordonné. Je voudrais d'abord, Messieurs, que l'on nous définît bien nettement le crime de lèse-nation, et que l'on fixât l'acception légale de ce mot nouveau dans notre jurisprudence et même dans notre langue. Est-ce une conjuration contre le gouvernement, est-ce un complot contre la constitution, est-ce une conspiration contre les représentants du peuple, est-ce une prévarication dans les fonctions publiques, est-ce une désobéissance à l'autorité légitime, est-ce la démission d'un titre dont on ne croit plus pouvoir être chargé, est-ce enfin une simple erreur de l'esprit que l'on veut désigner par ce crime de lèse-nation, et les paroles ou les simples omissions sont elles du domaine de cette nouvelle loi ? C'est assez, dit Montesquieu, que le crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme (1). Or, si le crime de lèse-majesté doit être déterminé par les lois avec la plus exacte précision, le crime de lèse-nation doit être bien plus sévèrement circonscrit par le pouvoir législatif qui institue un tribunal pour le juger. N'imitons pas, Messieurs, ces tyrans atrabilaires qui publiaient des lois équivoques ou énigmatiques pour créer à leur gré des coupables. Une loi de l'exécrable Henri VIII, roi d'Angleterre, avait déclaré criminel de haute trahison quiconque prédirait la mort de ce prince. Le despotisme est si terrible qu'il se tourne contre ceux-mêmes qui l'exercent, dit encore Montesquieu ; dans la dernière maladie de ce prince, les médecins n'osèrent jamais dire qu'il fût en danger, et ils agirent en conséquence (2).

(1) Esprit des lois, Liv. XII, chap.

(2) Livre XII, chap. X.

« Quand vous aurez défini, Messieurs, le vrai sens du crime de lèse-nation, quand vous en aurez déterminé la punition par une loi, il n'en sera pas moins incontestable que le tribunal, chargé de son exécution, ne pourra pas l'appliquer aux magistrats de Rennes. C'est un principe, reconnu par tous les peuples policés, qu'aucune loi ne peut avoir un effet rétroactif. Or, il n'existe certainement aucune loi qui déclare criminel de lèse-nation les membres d'une chambre des vacations qui, cinq semaines après la fin de leurs séances, ne quittent pas leurs fonctions, mais refusent de les reprendre et d'enregistrer, sans la participation de leur compagnie, des lettres-patentes adressées au corps entier d'un Parlement, pour proroger les vacances de ce tribunal et les pouvoirs d'une commission expirée. Les juges du Châtelet ne sont pas les législateurs du royaume ; et quand même ils pourraient oublier qu'en qualité de magistrats, les accusés doivent être jugés par le tribunal dont ils sont membres, et qu'en qualité de Bretons, ils ne peuvent être traduits en jugement hors de leur Province, les juges du Châtelet répondraient à votre dénonciation, en vous demandant d'abord une loi positive qui ne pourrait jamais être applicable qu'à l'avenir. Il est donc évident que vous ne pouvez pas renvoyer ces magistrats au Châtelet.

« Liés par un serment à conserver dans son intégrité la Constitution de leur Province, ils n'ont voulu porter aucune atteinte aux droits de leurs concitoyens, ils ont refusé, comme ils le devaient, de concourir à aucun changement relatif à l'administration de la justice sans le consentement des États de Bretagne. La composition de ces États est vicieuse, nous dit-on, et le Parlement ne cherche qu'à la perpétuer. Je ne sais ce que se propose le Parlement, je ne m'érige en juge des intentions de personne ; mais, si on s'élève contre l'organisation défectueuse des États de Bretagne, je dirai que le clergé et la noblesse en ont fait noblement l'aveu dans leur dernière assemblée, à Saint-Brieuc, et qu'ils ont manifesté le vœu d'une représentation plus favorable aux communes. D'ailleurs, ce n'était point à onze magistrats qui venaient de composer la chambre des vacations, à juger cette grande question de droit public. Ce n'était point à eux qu'il appartenait de consacrer des innovations, ni même des améliorations qui n'auraient pas été légales. ils ont dû attendre le vœu formel des États, parce que l'Assemblée des États [de Bretagne] est constitutionnelle pour le peuple Breton. Je réduis donc leur apologie à cet unique point de droit, et je soutiens que ces magistrats sont inattaquables en se retranchant ainsi sous le rempart des lois constitutionnelles de la Bretagne, qu'ils ont solennellement juré de maintenir. Nous ne devons pas être surpris qu'ils aient mieux aimé s'exposer aux insurrections populaires, et à l'humiliation de se voir poursuivis comme criminels de lèse-nation, que de trahir leurs engagements avec leurs concitoyens. Toutes les vertus se touchent et sont liées ensemble dans le cœur humain. Des magistrats qui forcent leurs adversaires eux-mêmes à reconnaître leur désintéressement et leur intégrité, des magistrats auxquels leur propre accusateur nous a déclaré qu'il devait de la reconnaissance, ne pouvaient pas coopérer lâchement à la subversion des droits de leur Pays.

« Le courage avec lequel ils ont refusé d'accepter une nouvelle loi, sans le consentement des Bretons, est digne de servir d'exemple aux magistrats qui vont vous promettre, sous la foi du serment, de faire observer la nouvelle constitution du royaume; et vous ne les punirez pas, sans doute, Messieurs, d'une fermeté qu'il est de l'intérêt du pouvoir constituant de présenter à jamais pour modèle à tous les organes du pouvoir judiciaire.

« Je me résume donc, et je conclus en vous proposant le décret suivant : L'Assemblée nationale a décrété que les magistrats qui composaient ci-devant la Chambre des vacations du Parlement de Rennes, seraient renvoyés au pouvoir exécutif pour recevoir les ordres du Roi ; et que Sa Majesté serait suppliée de prendre les mesures les plus efficaces pour rétablir promptement l'administration de la justice dans sa Province de Bretagne.  »