Ernest Bourdin, éditeur (p. 630-628).
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CHAPITRE XX ET DERNIER.


Le département du Morbihan. — Carnac. — Belle-Isle. — Le cardinal de Retz. — Vannes. — La tour de l’Hermine. — René Lesage. — L’abbaye de Saint-Gildas. — Lorient. — La Compagnie des Indes. — Hennebond. — De la critique bretonne ; Fréron. — Geoffroy. — Alexandre Duval. — Ginguené. — Descartes. — La chaumière bretonne. — La veillée. — Le mariage breton. — Ploërmel. — Josselin. — Pontivy. — Auray — Notre-Dame-d’Auray. — Quiberon. — Conclusion. — Description de la Bretagne par M. de Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe).


Nous voilà enfin dans le département du Morbihan. C’est un coin de terre à part. À coup sûr vous ne rencontrerez dans le Morbihan ni l’industrie puissante d’Ille-et-Vilaine, ni la richesse pittoresque des Côtes-du-Nord, ni le paysage plein d’accidents, de variété et de puissance du Finistère ; mais, en revanche, dans ce coin de la Bretagne, vous rencontrerez, plus que dans toute autre partie de la province ainsi divisée, l’esprit, le caractère, la volonté, l’énergie calme, la croyance sincère de notre vieille province ; le paysan du Morbihan est resté un vieux Breton ; il en a gardé les allures, le costume, la langue, les passions. Vous le reconnaissez à son pas assuré et fort, au pen-bas qu’il tient à la main, au terrible terr i ben dont parle Suidas : « Hi sunt illi qui terr i ben vocem vobis in prelio emittunt et comas jactant. »

Allons, courage ! nous entrons dans le pays des fables, des mystères, des tristesses indicibles, des usages consacrés. Nous marchons à travers des monuments sans nom : cercles druidiques, grottes hantées par les esprits, tables de pierre, tombeaux, vestiges sans explication et sans forme. — La forêt druidique est tombée, les pierres sont restées comme pour attester d’une façon confuse quelle religion dominait ce pays de Vannes. — Cette terre désolée va s’abaissant toujours. — Le rivage assombri se découpe en mille parcelles bruyantes. Dans ce pays de Vannes, vous avez à vous étonner des peulvens de Bicuzy, de Quiberon et de Gourin, des menhirs fabuleux de Locmariaker, des dolmens de Sulniac, d’Elven, des signes hiéroglyphiques du Gal-gal de Gavr’innis. — Ce monticule d’Arzon, qui domine l’Océan, c’est une tombe ! — Perdu dans les bruyères, quel est ce coin de l’ancienne Gaule qu’on dirait déposé là par les soldats d’Arminius ? Que de tombeaux ! quelle suite incroyable de pierres funèbres ! c’est Carnac ! — Carnac, le grand mystère inexplicable, inexpliqué.

Pour obtenir quelque peu le secret de ces onze lignes de pierres qui remplissent deux lieues d’étendue, posées sur une base qu’on dirait chancelante et qui se maintiendra jusqu’à la fin des siècles, les savants se sont adressés à l’Égypte, aux Romains, aux Barbares ; ils ont invoqué, tour à tour, Jules César et les divinités infernales… Carnac a gardé le secret de sa sauvage et dédaigneuse grandeur. Cette antique patrie des Vénètes est restée pauvre, stérile et brave ; le pain est remplacé par la bouillie de mil ou d’avoine ; les hommes sont de fer ; ils se rappellent l’antique origine, les vieilles batailles, César étonné de leur courage, ce Clisson impitoyable, le chêne de mi-voie arrosé du sang de Beaumanoir, — et les combats de Charles de Blois et de Montfort, et les premiers pas de Duguesclin, et enfin tout à l’heure, bientôt, la guerre des chouans, la résistance indomptée, qui reparaît comme le génie de la Bretagne ! — Plus que toute autre partie de l’Armorique, les côtes de cette terre assombrie sont plates et dentelées par l’Océan. La baie du Morbihan (petite mer) s’enfonce dans les terres aux environs de Vannes, c’est le mare conclusum de César ; et cette baie renferme, dit-on, autant d’îles que contient de jours l’année bissextile. À peine si chacun de ces îlots nombreux a son nom ; plus d’un îlot renferme sa pierre druidique, son autel de sacrificateur, son vestige des temps passés. Des barques de pêcheurs parcourent incessamment cet archipel désolé. — De toutes ces îles, l’île d’Artes est la plus terrible ; — elle est peuplée des fantômes, des femmes mariées tout au loin, et dont l’âme errante vient, en pleurant, contempler la terre natale. Illic stetimus et flevimus quum recordaremur Sion !

Belle-Isle, après avoir appartenu aux souverains de la Bretagne, fut donnée par Alain Cagnard aux bénédictins de Quimperlé. L’abbaye de Rhedon, qui avait des prétentions sur cette île, en disputa la propriété aux disciples de saint Benoît ; de cette prétention surgit un long procès qui dura un siècle et demi ; même le débat durait encore, lorsque le roi Charles IX mit fin au litige en s’emparant de Belle-Isle, comme c’était le droit de la couronne de France. Le moyen, en effet, de laisser à des moines cette position avancée des frontières ? — Il fallait des soldats pour garder Belle-Isle : Le roi la donna aux hommes de la maison de Retz. Ceux-ci font de Belle-Isle une forteresse ; pendant près d’un siècle ils se maintiennent dans ce poste confié à leur courage. — Ce siècle-là avait porté bien haut la fortune de cette maison ; elle régnait, à cette heure, sur les passions du peuple de Paris par l’autorité toute-puissante du cardinal de Retz ; chaque jour, au fond même de la Bretagne, il était question du courage, de l’esprit, du sang-froid, des élégances et des amours de cet amant de la duchesse de Longueville, reine de la Fronde. Puis tout d’un coup, par un jour d’été, le 16 août 1653, — une frêle barque jeta sur la plage de Bangor le cardinal de Retz, qui venait (nous l’avons vu) de s’échapper du château de Nantes. — Belle-Isle reçut avec joie cet enfant de la famille de ses maîtres ; mais cependant arrivait en toute hâte M. le maréchal de la Meilleraye, qui voulait, à tout prix, reprendre son captif évadé. — Il fallut fuir de nouveau. — M. le cardinal de Retz remonta dans sa barque, qu’il fit charger de sardines. — Il aborde en Espagne, il vend ses sardines quatre cents écus, — et ces quatre cents écus lui permettent de refuser les bienfaits du roi d’Espagne, ennemi de la France. Sous les habits du matelot, le gentilhomme et le prince de l’Église perçait toujours. — Plus tard, quand il eut été à Rome pour faire un pape, quand il fut revenu en France pour écrire ses mémoires et pour payer ses dettes, M. le cardinal de Retz vendit Belle-Isle, son patrimoine, au surintendant Fouquet. — Fouquet paya Belle-Isle un million. Dans ses heures d’angoisses et de trouble, quand il sentait chanceler sous ses pieds son incroyable fortune, Fouquet rêvait qu’il serait plus hardi que le cardinal de Retz, qu’il se retrancherait dans Belle-Isle, et que derrière ces remparts, qu’il faisait réparer, il résisterait à la volonté de Louis XIV. — Il y a de ces rêves qui tuent. Fouquet se réveilla à la Bastille, et Belle-Isle, la souveraineté de Fouquet, fut remplacée par le donjon des îles Sainte-Marguerite. — En 1719, Louis XV acheta des héritiers du surintendant cette île, que Charles IX avait prise. — La population de Belle-lsle est de huit mille âmes. — Sol fertile, — laboureurs actifs. — Non loin de Belle-Isle s’élèvent à fleur d’eau deux îlots inoffensifs, l’îlot de Houat (le Canard) et Houédic (le Petit-Canard), qui servent d’asile à quelques pêcheurs.

À Belle-Isle-en-mer, comme on dit, est né l’amiral Jean-Baptiste Willaumez, le digne compatriote de l’amiral Linois, né à Brest, et du brave Émeriau, né à Carhaix, trois Bas-Bretons dont les services sont illustres. À quinze ans, le futur amiral débutait comme Jean Bart, en qualité de mousse sur les vaisseaux du roi. — C’est là encore une vie glorieusement, utilement remplie. Officier de la république, un des hardis soldats de l’empire, mêlé à toutes les batailles de la mer, l’amiral Willaumez, pour mettre le comble à tant d’illustres services, peut réclamer l’honneur d’être le maître du prince de Joinville, le jeune vainqueur de Mogador.

Si nous voulions raconter les récits, les aventures, les trésors, les paysages, les croix, les chapelles, les ruines, les légendes, les fées debout sur le seuil de leurs demeures souterraines, les eaux battues par les génies, les poulpicans, ces petits hommes noirs à la danse infatigable, nous composcrions tout un volume. Ces rêves, ces souvenirs, ces fantaisies, ont pourtant un intérêt tout-puissant sur l’imagination des hommes. — Vains fantômes ! dites-vous ? Mais ces fantômes apportent un frisson réel. Entendez-vous ces rires éclatants dans les bruyères qu’agite le vent du soir ? Ne vous a-t-on pas raconté les vieilles ruines hantées par Les esprits, les gémissements plaintifs dans les bois ? Si nous voulions, à notre tour, répéter toutes ces histoires du coin du feu, pareilles aux histoires des chaumières de l’Écosse, et les âmes maudites incessamment errantes sur une mauvaise barque qui fait eau de toutes parts ; — si nous voulions recueillir les chansons, les cantiques, les souvenirs épars, les saints, les vierges, les chevaliers, les belles dames, les tempêtes, les animaux qui parlent la nuit de Noël, les longs discours dans les cimetières quand les morts se réveillent à la pâle clarté de la lune, — ce serait l’histoire GUÉMENÉ. (Morbihan.) sans fin. Même sans remonter si loin dans les traditions, il n’est pas bien difficile de comprendre que cette terre est disposée à merveille pour le drame. En effet, ces longs chemins creux que recouvre un épais feuillage, ces champs de genêts immenses où pourrait se cacher une armée, ont fait du Morbihan la retraite impénétrable, soit que le chouan demande à ces retraites l’asile et la protection de leurs sentiers perdus dans les champs, dans les bois, dans les ruisseaux que l’eau recouvre, soit que le réfractaire breton vienne se cacher dans ces genêts favorables. L’habitant du Morbihan aime la guerre, mais il aime la guerre chez lui ; il veut se battre sur son sol, à sa guise, avec les siens ; mais exiger un service régulier, le soumettre à la discipline militaire, l’envoyer se battre loin, bien loin de la Bretagne, pour des intérêts qu’il ne sait pas et qu’il ne veut pas comprendre, voilà l’œuvre impossible ; plutôt mener dans les bois, dans les champs, à la belle étoile, cette vie agitée et vagabonde ; plutôt résister aux gendarmes que de se laisser entraîner à ce travail du soldat qui apprend l’exercice. — La vie du réfractaire est une fuite toujours, c’est une lutte souvent. — Il a tant de moyens de fuite ! — Il est si fort assuré de rencontrer aide et protection dans les fermes de ces campagnes ! — L’hospitalité est grande sur cette terre de proscrits et de fugitifs. On s’aime et l’on s’aide ; le gendarme est l’ennemi commun ; l’indépendance est le bien de tous ; on est hospitalier par penchant et par nécessité. Entre et sois le bienvenu, il y a place à la table, il y a place à la croix et place à la charrue ; ne crains rien, notre gars a l’œil perçant, notre chien sentira venir le gendarme, notre femme te cachera, et si nous sommes surpris, eh bien ! nous avons encore du plomb et de la poudre, et nous le défendrons. En effet, le paysan du Morbihan est vêtu comme un homme prêt à toutes les luttes ; il est plein d’énergie, trapu, vigoureux ; bien pris dans sa taille, il a toutes les grâces vigoureuses d’un rude jouteur.

Vannes, le chef-lieu du département, et Lorient, sont les deux villes principales de ces contrées. La première de ces deux villes ne saurait dire à quelles années remontent ses origines. Son nom se rattache aux premiers établissements de la province, il se rattache à la dernière page de l’histoire de Bretagne, quand les états séant à Vannes se donnent à la France. Dans les halles de cette ville, Pierre II fut couronné duc de Bretagne. Dans cette tour qui s’appelle encore la tour du Connétable, fut enfermé le connétable de Clisson ; c’est la tour du château de l’Hermine.

Sur l’amphithéâtre (la butte de Kérino) qui domine le-versant méridional de la colline, Vannes la ducale étale avec grâce ses blanches maisons encadrées dans la douce verdure. Les paysans l’appellent Gwenet, la ville blanche. Vu de loin, l’aspect de Vannes ne dément pas l’épithète bretonne ; mais si vous pénétrez dans ces rues étroites, dans ces sombres carrefours, dans cet amas de maisons mal bâties, vous vous demandez à vous-même : Est-ce bien là la capitale de ces Venètes dont parle César, hardis navigateurs, maîtres des ports d’alentour, si fiers qu’ils osèrent porter les mains sur les envoyés de Rome ? Vous savez les exploits des comtes de Vannes, la puissance des évêques, les pirates du Nord, les batailles de Blois et de Montfort, quand la comtesse de Montfort menaça la ville à la tête d’un parti anglais. En ce temps-là, on croyait que la cité de Vannes était la meilleure cité de Bretagne après Nantes. — L’église de Vannes remonte à saint Judicaël ; au seizième siècle, les Normands la brûlèrent. — En perdant les ducs de Bretagne, Vannes a perdu sa fortune ; rien n’a remplacé cette cour brillante, cette activité des princes, des évêques, des ambassadeurs, de la double rivalité d’Angleterre et de France ; tout lui a manqué, même son port encombré par les sables et les vases. — Le collége de Vannes est célèbre, et si nous avions le temps, comme cela nous causerait une grande joie de suivre cet aimable récit de la petite chouannerie par M. Rio ! — L’église du collége, le château de La Motte, la demeure des anciens ducs, la tour du Connétable, dernier débris du château de l’Hermine, voilà tout ce qui reste à Vannes même des magnificences du passé. Non loin de Vannes, dans la presqu’île de Rhuys, est venu au monde un des plus charmants écrivains du dix-huitième siècle français, l’honneur du roman et de la comédie, Alain-René Le Sage, une des gloires de la Bretagne, une de ces gloires impérissables dont nous devons parler.

Il faut placer Le Sage tout simplement à côté de Molière ; il est un vrai poëte comique ; il a les nobles instincts de la comédie, il en a l’ironie bienveillante, le dialogue animé, le style net et limpide ; il a étudié à fond les différents états de la vie ; il sait très-bien les mœurs des comédiens et des grands seigneurs, des hommes d’épée et des gens d’église, des étudiants et des belles dames. Il naquit dans la petite ville de Sarzeau le 8 mai 1668 ; cette année-là, Racine faisait jouer les Plaideurs, Molière faisait jouer l’Avare. Le père de Le Sage était un homme quelque peu lettré, comme pouvait l’être un honorable avocat de Bretagne, qui vivait au jour le jour, en grand seigneur, et sans trop s’inquiéter de l’avenir de son fils unique. Le père mourut comme l’enfant n’avait que quatorze ans ; bientôt après le jeune René perdit sa mère, il resta seul, et sa première éducation accomplie, il rencontra ces terribles obstacles qui attendent inévitablement, au sortir de ses études, tout jeune homme sans famille et sans fortune. Car ceux-là surnagent difficilement, à qui la pauvreté fait obstacle, comme l’a dit Juvénal.

Donc, sans autre appui que son talent, sans autre fortune que son esprit, René Le Sage se mit à l’œuvre ; il suivit, tout d’abord, le grand Corneille dans : son admiration pour la langue et pour les chefs-d’œuvre de l’Espagne. Il étudia avec amour cette galanterie souriante, cette jalousie loyale, ces duègnes farouches en apparence, mais au fond si faciles ; ces belles dames élégantes, le pied dans le satin, la tête dans la mantille ; ces charmantes maisons brodées au dehors, silencieuses au dedans ; la fenêtre agaçante, la porte discrète ; sourire par le haut ; en murmurant concert à ses pieds !… Aussi, quand il eut découvert ce nouveau monde poétique dont il allait être le Pizarre et le Fernand Cortès, et dont le grand Corneille était le Christophe Colomb, René Le Sage battit des mains de joie ; dans son noble orgueil, il frappa du pied cette terre des enchantements ; il se mit à lire, avec le ravissement d’un homme qui découvre un nouveau monde, cette admirable épopée du Don Quichotte ; il l’étudia sous son côté gracieux, charmant, poétique, amoureux, faisant un lot à part de la satire et du sarcasme cachés dans ce beau drame, pour s’en servir plus tard, quand il écrirait ses comédies,

Après les premiers essais inévitables, le jeune Breton rencontra enfin la comédie, et avec la comédie, ce merveilleux et impérissable dialogue que l’on peut comparer au dialogue de Molière, non pas pour le naturel peut-être, mais, sans contredit, pour la grâce et l’élégance. Quel bonheur ! il respirait librement dans cet espace qu’il s’était ouvert ! L’heureuse comédie qui est, sans nul doute, la première œuvre originale de Le Sage, a pour titre Crispin rival de son maître. Cette fois, Paris applaudit avec joie ; il venait de reconnaître dans cette comédie nouvelle toutes les qualités de la comédie véritable : l’esprit, la grâce, l’ironie facile, la plaisanterie inépuisable, beaucoup de franchise, beaucoup de malice, et aussi un peu d’amour. Cependant faites silence ! Turcaret va paraître, Turcaret, que n’eût pas oublié Molière, si Turcaret eût été le contemporain de Tartuffe. Comme un digne enfant de la Bretagne qui se rappelle les exactions et les cruautés exercées dans sa province par les partisans : « vrays hommes de contrebande qui, par leurs inventions, espreignent et tirent la dernière goutte de la substance du peuple de laquelle ils s’engraissent, » pour parler comme Nicolas Pasquier, il a su trouver le côté ridicule et en même temps odieux de ces exacteurs de province, qui ont fait tant de mal à la Bretagne. Ainsi est fait Turcaret. Le poëte l’a affublé des vices les plus honteux, des ridicules les plus déshonorants, du sarcasme le plus ridicule et le plus amer. Pour éviter ce pilori vengeur, Turcaret offrit de l’argent à Le Sage, toute une fortune ; le poëte rejeta cet argent malheureux qui eût tué un chef-d’œuvre. Monseigneur le grand dauphin, ce prince illustre par sa piété et par sa vertu, protégea la comédie de Le Sage, comme son aïeul Louis XIV avait protégé la comédie de Molière ; il fallut courber la tête et recevoir cette impitoyable leçon. Après Turcaret, Gil Blas. Toutes les comédies qui l’obsédaient au dedans de lui-même, Le Sage les entassa dans ce grand livre, qui résume à lui seul la vie humaine. Que dire de Gil Blas qui n’ait pas été déjà dit ? Comment louer dignement le seul livre véritablement gai de la langue française ? L’homme qui a écrit Gil Blas s’est placé au premier rang parmi tous les écrivains de ce monde ; il est entré, de plein droit, dans la famille des poëtes comiques, qui ont été eux-mêmes des philosophes. Dans cette même veine a été encore écrit le Bachelier de Salamanque, qui serait un charmant livre si le Gil Blas n’existait pas, si surtout, avant que de nous donner son Gil Blas, Le Sage n’avait pas écrit ce charmant livre intitulé le Diable boiteux.

Telle fut cette vie toute remplie des plus charmants travaux et aussi des plus sérieux ; cet homme qui était né un grand écrivain, et qui a porté jusqu’à la perfection le talent d’écrire, a marché ainsi de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, jusqu’à ce qu’enfin l’heure du repos fût venue. Alors il se retira chez un de ses fils, un bon chanoine de Boulogne-sur-Mer. Là s’est éteint ce rare génie, peu à peu, sans violence et sans secousse ; sur ce beau visage ombragé d’épais cheveux blancs, on pouvait deviner encore que l’amour et le génie avaient passé par là. L’illustre vieillard se levait de très-bonne heure, et tout d’abord il se mettait à chercher le soleil ; peu à peu les rayons lumineux tombaient sur cette tête qui avait contenu et dépensé tant d’idées ; alors là pensée revenait à son front, le mouvement à son cœur, le geste à sa main, le regard perçant à ses deux yeux ; à mesure que le soleil montait dans le ciel, cette pensée ressuscitée apparaissait plus brillante et plus nette, si bien que vous aviez tout à fait devant vous l’auteur du Gil Blas. Mais, hélas ! toute cette verve tombait à mesure que s’éloignait le soleil, et quand la nuit était venue, vous n’aviez plus, sous vos yeux attristés, qu’un bon vieillard qu’il fallait ramener à sa maison.

Non loin de la patrie de Le Sage, sur le bord de cet Océan agité, ces quelques pierres restées là vous représentent les débris de cette abbaye de Saint-Gildas, qui eut pour son abbé l’amant d’Héloïse, Abeilard ! — Que de contrastes ! que de souvenirs ! — Des ruines, — des rêves, — le rire de Le Sage et l’infinie lamentation d’Abeilard, qui ne veut pas être consolé ! — Et plus loin encore, — quel est donc ce château fort qu’on dirait bâti d’hier ? Rien n’y manque : les tourelles élancées, les ornements sans nombre ; c’est pourtant le vieux château, respecté par la guerre, respecté par le temps, le château de Succinio, qui fut le berceau du connétable de Richemond !

Lorient est une des jeunes cités de la Bretagne. — Même dans les premiers jours du grand siècle, Lorient comptait à peine comme une ville : Un lieu qu’on appelle Lorient, dit madame de Sévigné. « Nous revînmes le soir, avec le flux de la mer, coucher à Hennebon. » Sur cette côte occidentale de la Bretagne, au fond de la baie de Port-Louis, à une lieue du Blavet, sur la rivière de Scorff, vint s’établir la compagnie des Indes en 1666, et aussitôt le commerce, ce grand assembleur d’hommes et de maisons, apporta la vie, le mouvement, la richesse, sur ces rivages si longtemps endormis. — Des quais, des magasins, des entrepôts, un observatoire sur la Roche-Jean, une église, un chantier pour les constructions navales, un barrage qui permit aux plus gros vaisseaux d’aborder l’embouchure du Scorff ; en un mot, tout l’ensemble d’une ville opulente et forte, régulière et riche, bien défendue par des remparts, remplaça la misérable bourgade. Quand elle fut bien parée, bâtie avec les granits du Scorff et du Blavet, quand elle eut creusé et disposé son bassin et ses passes, ses quais, ses aqueducs, son hôpital, ses casernes, son moulin à poudre, ses rues bien pavées, ses barrières, ses remparts ; quand elle eut conquis ses priviléges, quand elle eut sa maison commune, son maire, ses échevins, son lieutenant, ses députés aux états de la province, sa douane ; ses fermiers généraux, ses navires tout chargés qui viennent de l’Inde ou de la Chine, la ville nouvelle voulut avoir ses armoiries, et elle s’adressa à M. d’Hozier, qui lui donna en effet ces armes parlantes : De gueules à un vaisseau d’argent, voguant sur une mer de sinople ; et un soleil levant derrière des montagnes d’argent.

En-moins d’un quart de siècle ; la ville compta quatorze mille habitants ; sur ses quais superbes furent construits des hôtels magnifiques, de gracieuses maisons s’élevèrent dans les campagnes. La compagnie fondée par Louis XIV apportait chaque jour de nouvelles richesses. dans la cité florissante. Des navires chargés des produits des deux mondes sortaient chaque jour du port de Lorient ; chaque jour, dans le Port-Louis (l’anse du Blavet) entraient de nouveaux navires. De cette ville si jeune, partaient des flottes et des armées, la terreur des Indes orientales, soumises à notre commerce autant qu’à nos armes. De Lorient est parti M. de La Bourdonnaye, pour conquérir la côte de Coromandel. Quiconque voulait faire sa fortune, matelot, soldat, marchand, voyageur, chercheur de nouvelles idées ou de nouveaux mondes, accourait à Lorient, offrant à la compagnie puissante le concours de son bras ou de son génie. Un de ces aventuriers s’appelait Anquetil Duperron ; il rapporta à son retour, noble récompense de ses dangers, les livres de Zoroastre. — L’Europe entière s’inquiéta de ce nouvel effort tenté si heureusement sur le rivage de la Bretagne ; l’Angleterre surtout en prit un grand ombrage ; à tout prix elle voulait ruiner cette ville de Lorient, qui menaçait de devenir l’entrepôt des richesses de l’Inde. — Une descente est résolue ; les Anglais arrivent au nombre de sept mille hommes, commandés par le général Sainclair. Comme ils trouvent que la ville est imprenable, ils débarquent à la baie du Pouldu, à trois lieues de Lorient, et après une première attaque, le fort du Pouldu promet de se rendre demain, au point du jour. Au point du jour, les tambours de la garnison, au lieu de battre la chamade, battent la générale ; le général anglais s’étonne, il s’inquiète ; au même instant le vent change ; bref, les Anglais se retirent en toute hâte, au grand étonnement des assiégés, tout prêts à se rendre. On avait été aussi brave et aussi avisé des deux parts.

Battus de ce côté, les Anglais vont attaquer Lorient dans les Indes ; c’est là surtout que la cité bretonne était vulnérable. Ils prennent le Bengale, ils ruinent notre commerce sur les côtes de Coromandel. Attaquée avec tant de persévérance et d’habileté, la compagnie française devait succomber tôt ou tard ; elle succomba enfin, et le 13 aout 1769, la couronne de France se mettant au lieu et place de la compagnie des Indes, s’empara des ports, des navires, des constructions, des magasins, des esclaves, des priviléges de la compagnie, sur les côtes de Bretagne aussi bien que dans les places de l’Inde et du golfe Persique ; désormais la route était libre pour tous au delà du cap de Bonne-Espérance. — Lorient, privée de cette compagnie puissante qui l’avait élevé si haut en peu d’années, n’a jamais pu revenir à ces beaux jours de prospérité, de fortune, de travail, d’heureux hasards. Le passé a été, pour cette ville découragée, plutôt un reproche qu’un souvenir d’émulation et un sujet d’espérance. On y a fait un peu de tout et même la traite des noirs. À cette heure on y construit des bâtiments de guerre. La ville est devenue un vaste arsenal : la Loire apporte les bois de construction, le port est un des meilleurs ports de ce royaume, la rade est immense. La tour de la

Place Bisson.

Découverte domine cette jolie ville régulière, bien bâtie, ombragée de beaux arbres. Sur la place Bisson s’élève, triomphante, la statue du hardi marin qui, récemment encore, a renouvelé, en pleine mer, l’héroïsme et la gloire des navires de la Cordelière et du Vengeur.

Ce que nous disions de Brest, à plus forte raison le peut-on dire de Lorient. À la gaieté, à la bonne grâce des habitants, vous reconnaissez l’influence heureuse et saisissante de la mer. L’aspect et l’habit du marin, la franchise et la bonne humeur des rivages, vous annoncent tout de suite quelque chose de moins austère et de moins sauvage que dans les campagnes reculées. Les femmes, les premières, se ressentent de cette élégance du port de mer. Elles portent des coiffes tombantes, des capes en gros drap ; tantôt la cape tombe jusqu’à la ceinture, tantôt la cape est un capuchon sous lequel brillent ces beaux regards éveillés par la jeunesse et par les bruits harmonieux de la mer. Les bords du Blavet, qui vient se perdre dans la rade de Port-Louis, forment une nappe d’eau profonde, — et cependant, quand arrive l’heure, la mer remonte bien au delà de Hennebon. — Hennebon, c’est cette jolie ville à deux lieues de Lorient, aux blanches maisons pittoresquement renfermées dans ces vieilles murailles qui dominent tout le canal du Blavet. Hennebon a gardé les souvenirs, l’aspect, les fortes apparences d’une cité du moyen âge ; les vieux temps, c’était le beau temps de sa grandeur et de sa force. À ce moment de l’histoire, toute forteresse a son importance ; pas de rempart, pas un fossé qui ne compte dans les batailles féodales ; ce grand nombre de retranchements, de châteaux forts, d’obstacles, de seigneuries, faisait la gloire et l’importance de l’ancienne Bretagne. — La force est autre part aujourd’hui ; elle n’est plus sur tel point, à telle place, — elle est partout dans le royaume de France.

Nous vous avons raconté les siéges d’Hennebon au quatorzième et au seizième siècle, et l’héroïsme de Jeanne de Montfort. — Du vieux château restent deux tours ; le clocher est une belle œuvre du quatorzième siècle. — Entre Hennebon et la mer, vous rencontrez un petit village qui porte un nom souvent cité dans les histoires, Locpéran ou le Blavet, — place forte sous Louis XIII, très-honorée aujourd’hui d’être le chef-lieu d’un canton, et de s’appeler Port-Louis.

Dans ce département du Finistère sont nés deux hommes qui, sans pouvoir être comparés à leur admirable compatriote l’auteur de Turcaret et de Gil Blas, ont tenu cependant une place éminente, une place méritée, dans la partie militante, la plus périlleuse et la plus ingrate de la vie littéraire, — ce rude, ce difficile, cet utile et lamentable labeur de la critique de chaque jour. L’un de ces hommes, c’est le grand critique Fréron, l’autre, c’est son digne disciple, son successeur légitime, Geoffroy, deux beaux esprits, deux sages esprits morts sur la brèche qu’ils avaient défendue toute leur vie, deux gloires jumelles, un instant obscurcies par les lâches clameurs des médiocrités vaincues, deux gloires reconnues, proclamées et respectées aujourd’hui !

Élie-Catherine Fréron, un des maîtres du dix-huitième siècle, le chef de l’opposition monarchique et religieuse, appartenait (la belle alliance !) à la famille de ce grand poëte normand, l’un des créateurs de la langue française, qui s’appelait Malherbe.

Pendant quarante ans, de 1754 à 1776, dans l’époque la plus turbulente de notre histoire littéraire, cet homme d’un esprit profond, d’un jugement solide et inflexible, a gouverné d’une façon souveraine les lettres et les arts. Sa lutte éternelle, énergique, infatigable contre Voltaire, le démolisseur, contre Voltaire qui s’est défendu jusqu’aux morsures de la rage, restera comme un modèle de persévérance, de courage et de loyauté. Fréron a combattu jusqu’à son dernier jour pour la cause du goût, de la croyance et de l’ordre ; lui seul il a deviné et prédit l’abîme où devait s’engloutir, perdue par l’esprit, cette monarchie de tant de siècles. — Il était, du reste, du naturel le plus facile : esprit enjoué, caractère bienveillant, d’une générosité inépuisable, d’une grandeur d’âme peu commune, et ne haïssant personne, pas même Voltaire, qui grinçait des dents au seul nom de Fréron.

Le successeur immédiat de ce grand critique, Geoffroy, est, lui aussi, un enfant de la Bretagne. Il est né à Rennes en 1743, et il se prépara de bonne heure, par des études sévères, à accomplir les difficiles et périlleux devoirs qui l’attendaient. À la mort de Fréron, Geoffroy publia l’Année littéraire, et, pendant quinze ans, il tint d’une main ferme et savante cette férule redoutée. — Dans les mauvais jours de la révolution française, il fallut fuir et se cacher pour sauver sa tête, trop heureux d’exercer l’emploi de pédagogue dans un : village des environs de Paris. À la fin, quand cette malheureuse nation se fut décimée tout à l’aise, quand le génie et la volonté d’un homme eurent sauvé cette France qui mourait épuisée sous l’effort, de nobles voix se firent entendre pour proclamer de nouveau quelques-uns des principes éternels. Un éclair se montra dans ce nuage, un peu de liberté reparut dans cet abîme, un peu d’ordre dans ce chaos. Ce fut alors que cet homme excellent, qui eût été, s’il eût voulu, un des grands hommes d’État de ce siècle, bienveillant et ferme esprit qui a su comprendre tant de nobles esprits et les récompenser tous ; M. Bertin[1] l’aîné, quand il institua cette tribune célèbre, le Journal des Débats, s’en vint chercher, dans un pensionnat de Picpus, Geoffroy le critique. Aussitôt, sous la conduite de son digne chef, Geoffroy se mit à l’œuvre ; il revint avec énergie, avec passion et courage ; aux nobles inspirations de sa jeunesse ;  : il rappela à la mémoire des hommes ingrats les génies oubliés, les chefs-d’œuvre méconnus, réveillant en sursaut les nobles instincts de cette nation. Écrivain charmant, railleur, ingénieux, il prenait tous les tons ; il cherchait, avec le plus rare courage, toutes les occasions de livrer à la raillerie et à la haine publiques cette révolution qui avait tout détruit, tout effacé. — Ce rude travail a duré quatorze ans. Pendant quatorze ans, Geoffroy a commandé l’attention de l’Europe par son esprit, presque autant que l’Empereur lui-même par ses victoires. — Il est mort le 26 février 1814, et même, au milieu de tant d’émotions cruelles, sa mort fut vin événement.

Voilà ce que la Bretagne a fait pour la critique : elle lui a donné Fréron et Geoffroy. C’est à un Breton, à Guinguené, que nous devons l’Histoire littéraire de l’Italie ; l’auteur des Héritiers, d’Édouard en Écosse ; de la Fille d’Honneur, Alexandre Duval était, lui aussi, un enfant de la ville de Rennes. — Mais qui donc voudrait les compter tous ?

Un nom reste seul, grand entre tous, un de ces génies effrayants qui échappent à l’analyse — l’homme qui s’est dit à lui-même : Je pense, donc je suis ! René Descartes, pour tout dire. — Ô idée ! disait Gassendi après avoir lu le Discours sur la Méthode, et La Fontaine :


Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit…


Nous arrivons ainsi à notre dernière contrée, à l’arrondissement de Ploërmel (Plou-Armel, le territoire d’Armel), qui prend son nom d’un grand personnage, Armel, à qui le roi Chilpéric avait cédé ce désert dans le territoire de Rennes. — C’est le lieu du combat des Trente, si célèbre durant tout le temps du moyen âge. Cette partie de la Bretagne est couverte de landes sans fin, de bruyères stériles. Il faut chercher autre part les riches moissons, les bandes de faucheurs, les joies opulentes du fanage. En revanche, vous rencontrez à chaque pas les antiques usages, les vieilles mœurs, la chaumière bretonne.

« Dans la Bretagne, dit Cambri qui écrivait en 1794, l’habitation des laboureurs est à peu près partout la même, presque toujours elle est située dans un fond, près d’un courtil. Un appentis couvert de chaume conserve les charrues et les instruments du labourage ; une aire découverte sert à battre les grains. Autour des bâtiments règnent des vergers enchanteurs, des champs et des prairies toujours entourés de fossés couverts de chênes ou de frênes, d’épines blanches, de ronces ou de genêts ; on ne voit point, dans le reste du monde, de paysages plus riants et plus pittoresques. Tous ces fossés sont tapissés de violettes, de perce-neige, de roses, de jacinthes sauvages, de mille fleurs des couleurs les plus vives, d’une incroyable variété ; l’air en est parfumé, l’œil en est enchanté. »

Dans ces humbles maisons percées comme autant de nids dans les fleurs, le paysan breton abrite d’un côté sa femme, ses enfants, sa famille entière, et l’autre côté est réservé à son cheval, à sa vache, aux animaux domestiques. « Ces maisons n’ont pas trente pieds de long sur quinze de profondeur ; une seule fenêtre de dix-huit pouces leur donne un rayon de lumière, et éclaire un bahut, sur lequel une énorme masse de pain de seigle est ordinairement posée sur une nappe grossière. Deux bancs ou plutôt deux coffrets sont établis le long du bahut, qui sert de table à manger. Des deux côtés d’une vaste cheminée sont placées de grandes armoires sans battants, à deux étages, dont la séparation n’est formée que de quelques planches, où sont les lits dans lesquels les pères, les mères, les femmes et enfants entrent couchés ; car la hauteur de ces étages n’est quelquefois que de deux pieds. Le reste de leurs meubles est composé d’écuelles de bois, de quelques assiettes d’étain, d’une platine à faire les crêpes, de chaudrons, d’une poële et de quelques pots à lait. Je n’ai point parlé du parquet, jamais il n’est carrelé, ni boisé, ni pavé. C’est simplement de la terre battue. »

Pauvres et calmes chaumières ! Et pourtant la joie et l’amour peuvent habiter même sous le chaume breton ; cette pauvre maison a sa part dans la poésie des hommes ; la veillée ne manque pas de médisances, de bonnes paroles, d’effrayants récits, de poésies chantées. — Les jeunes fileuses se réunissent le soir, et charment la veillée en causant. — Le jour où l’on tue le cochon est un jour de fête pour la ferme et pour les voisins ; on invite ses parents, ses amis, son curé. — Pour battre l’aire nouvelle, chacun prête son concours ; les hommes égalisent le terrain, la bêche à la main, les jeunes filles l’égalisent en dansant ; chacun apporte, à cette fête, son lait, son pain, son beurre, pour augmenter la joie de cette réunion, où celui qui danse le plus est justement celui qui accomplit le mieux

La danse.

sa tâche. — Plus d’un mariage s’est conclu dans ces fêtes utiles ; la jeune fille bretonne n’a que peu d’instants à être libre, à être gaie et folâtre ; une fois mariée, son mari est son maître. Aussi les amours de ces campagnes sont souvent de charmantes amours. La danse est une grande fête qui fait oublier toutes les fatigues ; les musiciens ambulants, grands joueurs de biniou et de bombarde, sont toujours prêts à faire sauter cette jeunesse. Les jeunes gens se rencontrent à l’église, les champs, dans les veillées, aux pardons ; voilà pour ce qui regarde l’amour ; le mariage, c’est une autre affaire, ceci regarde non pas les jeunes gens, mais le père de la fille et le père du jeune homme. Quand toute difficulté est levée entre les deux familles, les parents du jeune homme font demander la jeune fille. Le basvalen, c’est-à-dire l’ambassadeur d’amour, qui est ordinairement le tailleur du village, fait la demande ; il est tout à la fois le maître des cérémonies PLUVIGNER (arrondt de Lorient)

(Morbihan.)
et le poëte de la journée ; vous le reconnaissez facilement à ses bas

jaunes, insignes de ses galantes fonctions, à son air superbe, à la baguette de genêt qu’il porte à la main. Il arrive à la porte de la fiancée, et sur le seuil même il est reçu par un autre basvalen, un

Le basvalen.

poëte de sa force ; et alors, entre ces deux représentants des deux puissances, commence un dialogue rimé dont il serait bien difficile de donner une idée. De ces inspirations de la gaieté, de la bonne humeur qui précède et du repas qui va suivre, le tout entremêle d’un peu de pudique amour, on a fini par composer un recueil qui n’est pas sans naïveté et sans charmes.

Tels sont quelques-uns des usages de ces campagnes, restées fidèles, plus que les villes, aux habitudes de la société féodale. À tout prendre, c’est une vie sérieuse : le fermier partage tous les labeurs de ses serviteurs ; il est nourri comme eux, vêtu comme eux. Ce qu’on estime, dans ces campagnes, ce n’est pas l’habileté, ce n’est pas l’homme qui exerce un métier difficile, c’est la force. — Population croyante, la foi les encourage et les console. Dans toutes les actions de leur vie, vous trouvez quelque chose de droit et de simple qui annonce son peuple de vieille origine ; aussi le paysan de Bretagne, s’il n’a pas les élégances et s’il ne connaît pas le bien-être de plusieurs parties de la France, il a le grand mérite d’aimer sa terre, de ne la point quitter, d’y vivre de son travail et d’y mourir en paix.

Mais continuons notre voyage à travers cette Domnonée, l’ancien domaine de ces comtes de Rennes qui ont donné des rois à la Bretagne. Josselin, n’est plus qu’un gros bourg ; — Pontivy vient ensuite. — Non loin de Vannes, n’est-ce pas Auray qui se montre à nous sous son aspect tout breton ? — Auray, c’est la forte citadelle qui a joué ce grand rôle dans notre histoire. Ce nom-là vous rappelle la terrible bataille où mourut Charles de Blois, où Duguesclin fut prisonnier, où Clisson perdit un œil. Son port est sûr, ses fabriques sont nombreuses ; elle vit de sa pêche, de son industrie, et enfin elle est célèbre dans toute la Bretagne par le fameux pèlerinage de Sainte-Anne. — Notre-Dame-d’Auray, c’est la chapelle élevé à une lieue de la ville, dans les landes de Plunéret, sur l’emplacement même où fut trouvée une image de la sainte. C’est le lieu sacré de la Bretagne, c’est la chapelle des grands miracles, c’est le saint lieu de charité et d’espérance. — Notre-Dame-d’Auray, priez-pour nous ! Chaque année, plus de cent mille chrétiens accourent, de toutes les parties de la province ; pour se prosterner à Notre-Dame-d’Auray. — Il en vient du pays de Léon, douces vallées, frais sentiers de verdure, éblouissantes campagnes, la terre bénie des églises, des chapelles, des calvaires placés sur le bord des sentiers. — Vous reconnaissez le paysan de Léon à sa piété profonde, à son regard sérieux, à son pas solennel. Le pèlerinage l’appelle, il part, le chapelet à la main, et déjà son voyage est une prière. Beau voyage d’un chrétien ! Les cloches sonnent sur son passage, les oiseaux chantent leurs cantiques, le prêtre le bénit quand il passe, l’église a pour lui un asile et des prières ! L’habit du Léonais est austère : l’homme et la femme sont vêtus de noir. — Le pèlerinage d’Auray est la grande fête des croyants de toute la Bretagne. Les pèlerins y viennent du riche pays de Léon, des fraîches vallées de Goëro, ainsi que des plaines arides de la Cornouailles. L’homme de la Cornouailles est poëte, improvisateur ; il marche où l’imagination l’appelle ; il s’en va à Notre-Dame-d’Auray, tout paré de sa veste brodée, menant sur son cheval sa jeune femme, la tête ornée de dentelles et de ses longs cheveux, sa plus belle parure. — Il en vient du pays de Tréguier, et ceux-là foulent aux pieds la violette et la fleur de lait. Ils marchent, les heureux, entre deux haies d’aubépine et de chèvrefeuille. — Laissez passer le paysan de Tréguier, qu’il apporte ses vœux et ses prières à Notre-Dame-d’Auray. Notre-Dame-d’Auray n’a pas d’oreille pour la colère, pour la haine, pour les mauvaises passions du cœur. — Laissez passer le paysan de Tréguier, car il a, dit-on, conservé une antique chapelle dédiée, qui le croirait ? à Notre-Dame-de-la-Haine ! — Laissez passer le paysan de Tréguier. Il a pourtant le pèlerinage de Saint-Mathurin, à Moncontour ; le pèlerinage de Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Guingamp ; mais ni monsieur saint Mathurin, dont les bœufs même vont baiser la châsse d’argent, ni Madame de Bon-Secours, que l’on invoque pendant la nuit, nuit dangereuse aux plus jeunes pèlerins des deux sexes, ne font oublier Notre-Dame-d’Auray. — Saint pèlerinage ! il

La neuvaine.

attire toutes les âmes. C’est surtout vers la fin de juillet, à la fête de sainte Anne, que les chemins d’Auray et de Plunéret se couvrent de ces pieux voyageurs ; alors le village n’a plus assez de maisons, la ville plus assez d’hôtelleries. Mais qu’importe ? Celui qui ne rencontre pas le toit hospitalier, couche à la belle étoile ; — Madame Anne lui sourit du haut du ciel, les étoiles le couvrent de leurs clartés divines ; il a prié ce soir, et demain, à son réveil, il ira se plonger dans la fontaine salutaire, demain il ira s’agenouiller à l’autel de la sainte, il chantera dans la longue procession la longue litanie. Ô bonheur ! il pourra contempler, face à face, la statue de sainte Anne, sauvée par un miracle. Oui, certes, le miracle éternel et divin de la croyance, de la reconnaissance et de la charité ! Mais, au milieu de ces cantiques, de ces prières ferventes, de ce concours des multitudes, de ce pieux pêle-mêle de tous les-âges, de tous les sexes, de toutes les fortunes, la paysanne prosternée à côté de la grande dame, et confondant leurs prières, quel triste souvenir de sang, d’épouvante, de misère, ô Seigneur ! vient troubler cette fête chrétienne ? Humble rivière d’Auray, aux flots limpides, elle a roulé des flots de sang. Vous voyez cette baie formée d’un côté par le rivage de Bretagne, de l’autre côté, par une presqu’île large d’une lieue et double en longueur, c’est la fameuse presqu’île de Quiberon. Elle tient à la terre par une langue de sable, nommée la Falaise. Après bien des efforts inutiles, les débris de l’armée royale s’étaient enfermés dans cette presqu’île de Quiberon. — Plus d’espoir, — plus de salut possible ; — il faut périr : — seul, Sombreuil se défendait encore. — Mais que faire ? que devenir ? Ici l’armée républicaine, et là l’Océan furieux ; dans le lointain, les navires anglais qui s’enfuient. — Il fallut se rendre ; — il fallut périr. — Une commission militaire, réunie à Vannes, jugea sommairement M. de Sombreuil et ses compagnons d’armes. — On les fusilla sur les bords de la rivière d’Auray. — Noble sujet de honte et de douleur. — Pudor inde et miseratio.

Un monument funèbre a été élevé à cette place criminelle, et voyez l’épouvantable épitaphe — Neuf cent cinquante-deux noms sont inscrits sur cette pierre funèbre ! — L’épitaphe dit vrai : Ceci est le monument de la France en deuil — Gallia mœrens posuit. — L’épitaphe dit vrai, l’homme juste aura une mémoire éternellein memoria æterna erit justus. — Mémoire éternelle devant dieu, car les hommes oublient si vite ! Et puis le moyen de rester attentifs même à ces souvenirs de honte et de douleur, en présence de ce frais spectacle des eaux et des campagnes. La Vilaine porte au loin son doux murmure, le pont de la Roche-Bernard domine ce panorama de rochers et de feuillage. Admirons encore une fois ces frais aspects ; asseyons-nous sur ces roches luisantes, prêtons l’oreille à ces mille bruits qui s’élèvent de la terre et du ciel dans une confusion charmante ; et sur cette noble terre et sur cette belle histoire, qui nous ont occupés si longtemps, jetons, avant de les quitter, un dernier regard d’adieu et de respect.

Pénible et ingrat travail, rude tâche et difficile labeur, accepté avec tremblement, accompli avec zèle, et qui s’achève à l’instant même où les difficultés d’une pareille histoire étant bien connues, il n’y avait que M. de Chateaubriand qui fût digne d’écrire l’histoire de sa fière patrie ! — Écoutez plutôt, et, par cet admirable exemple, apprenons tous, les uns et les autres, comment il faut parler de la Bretagne !

« Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu’aux environs de Paris et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui annoncent : l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et Le rossignol, arrivent avec de tièdes brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, de hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or posés sur des arbustes verts et bleuâtres. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’églantiers, d’aubépine blanche et rose, de boules de neige, de chèvrefeuille, de convolvulus, de buis, de lierre à baies écarlates, de ronces dont les rejets brunis et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux : les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Le myrte et le laurier croissent en pleine terre ; la figue mûrit comme en Provence. Chaque pommier, avec ses roses carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.

« L’aspect du pays, entrecoupé de fossés boisés, est celui d’une continuelle forêt, et rappelle l’Angleterre. Des vallons étroits et profonds où coulent, parmi des saulaies et des chenevières, de petites rivières non navigables, présentent des perspectives riantes et solitaires. Les futaies à fond de bruyères et à cépées de houx, habitées par des sabotiers, des charbonniers et des verriers tenant du gentil homme, du commerçant et du sauvage ; les landes nues, les plateaux pelés, les champs rougeâtres de sarrasin qui séparent ces vallons entre eux, en font mieux sentir la fraîcheur et l’agrément. Sur les côtes se succèdent des tours à fanaux, des clochers de la renaissance, des vigies, des ouvrages romains, des monuments druidiques, des ruines de châteaux : la mer borde le tout.

« Entre la mer et la terre s’étendent des campagnes pélagiennes ; frontière indécise des deux éléments, l’alouette des champs y vole avec l’alouette marine ; la charrue et la barque, à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et les eaux. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des fucus, des varechs, des goëmons, des franges d’une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. J’ai vu dans l’île de Céos un bas-relief antique qui représentait les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès.

« Dans les paysages intérieurs du continent, le plan terrestre et le plan céleste se regardent immobiles ; dans les vues maritimes, le roulant azur des flots est renfermé sous l’azur fixe du firmament. De là un contraste frappant ; l’hiver, du haut des falaises, le tableau est de deux couleurs tranchées : la neige, qui blanchit la terre, noircit la mer.

« Pour jouir d’un rare spectacle, il faut voir en Bretagne le soleil, et surtout la lune, se lever sur les forêts et se coucher sur l’Océan.

« Établie, par Dieu, gouvernante de l’abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses longs rayons, ses ombres portées comme le soleil, mais comme lui elle ne se retire pas solitaire ; un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure qu’elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence, qu’elle communique à la mer. Bientôt elle touche à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front, qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence d’un lit de vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite au sein de l’onde, s’arrêtent, un moment suspendus sur la cime des îlots et des écueils, phares éternels d’une terre inconnue ! La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large, brise l’image des constellations, comme on éteint des flambeaux après une solennité. »

  1. À Dieu ne plaise que nous osions transcrire ici toute la lettre que M. de Chateaubriand nous a fait l’honneur de nous écrire. Sa bonté est grande comme son génie ! — Mais voici une louange que nous acceptons et dont nous sommes fiers, parce qu’elle est méritée : — » Ainsi que moi, vous êtes resté fidèle au souvenir de mon vieil ami Bertin ! »