Ernest Bourdin, éditeur (p. 57-76).
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CHAPITRE III.


État des personnes dans les Gaules. — Mœurs et coutumes des Gaulois et des Bretons. — Gouvernement. — Établissement des Bretons dans l’Armorique (cinquième siècle). — Le récit d’Ernold le Noir (Nigellus). — Haine implacable des Bretons contre les Saxons et les Francs. — Règnes d’Eusèbe et de Budic. — Houël, roi de Bretagne. — Victoires sur les Frisons. — Partage de la Bretagne. — Cruautés de Canao. — Chramne en Bretagne. — Les Francs s’emparent des comtés de Rennes et de Nantes. — Héroïsme de Warroch. — Avénement des Carlovingiens.


Ainsi s’explique, en passant d’une Bretagne à l’autre Bretagne, cette histoire des tribus fraternelles de l’Armorique et de l’île de Bretagne, depuis l’invasion des Gaules par Jules César, jusqu’au cinquième siècle de l’ère chrétienne. Maintenant que nous voilà revenus dans les Gaules, il nous faut entrer dans plusieurs détails nécessaires à l’intelligence de l’histoire qui doit suivre.

Chez les Gaulois, les personnes se divisaient en trois classes : les druides, les équites ou les nobles, le peuple enfin. Nous avons déjà parlé des druides, nous en reparlerons tout à l’heure ; ils tenaient le premier rang dans la hiérarchie ; après le prêtre venait le noble, entraînant, comme un témoignage de son autorité, une troupe nombreuse et fidèle de compagnons inféodés à sa personne. L’éclat des services, la grandeur du courage, pouvaient donner la noblesse gauloise ; la noblesse était héréditaire ; les nobles composaient une classe à part. Après les prêtres, après les nobles, tout au bas de l’échelle sociale et placé dans une quasi-servitude, comme disent les Commentaires, se tenait le peuple. Le peuple ne pouvait rien par lui-même, il n’avait pas de place au conseil, et cependant, qu’on y prenne garde, le peuple gaulois avait son influence dans les affaires de la nation. Tout comme à Rome, si les nobles seuls exerçaient directement le pouvoir, la souveraineté résidait dans les mains des hommes libres. — « Telle est, disait le roi des Éburons aux Romains, telle est la nature de mon autorité : la multitude a autant d’autorité sur moi, le roi, que moi sur elle. » — La condition de cette multitude était loin d’être la même pour tous ; les uns (les petits propriétaires) s’engageaient, en qualité d’ambacte ou de soldure, au service de quelque guerrier puissant ; telle était la condition de ces soldats volontaires, s’il faut en croire Jules César, qu’ils jouissaient de tous les biens de la vie, protégés par les capitaines à qui ils s’étaient consacrés par un pacte d’amitié. Les autres, comme les liti germaniques et certains colons du moyen âge, étaient soumis à de plus dures conditions ; les patrons exerçant sur un grand nombre presque tous les droits du maître sur l’esclave. Cependant ce n’était pas là, tant s’en faut, la servitude telle qu’elle existait à Rome, mais, ainsi que l’a démontré notre savant maître, un véritable servage tout pareil à la condition des serfs du moyen âge. En effet, ce système de recommandation pratique porte en lui-même son caractère, et doit nous servir à retrouver, d’une façon incontestable, l’origine des bénéfices et la conversion des alleux en bénéfices ; ce système adopté et reconnu comme loi de l’État, parmi les nations de race gauloise, était déjà établi dans la plus haute antiquité. César, durant la guerre des Gaules ; et le prêtre marseillais Salvien, dans son livre du Gouvernement de Dieu, attestent ce fait de la manière la plus formelle, d’où il suit que le régime politique de la Gaule, à l’époque où César en fit la conquête, différait peu du système qui régissait ces contrées sous les premiers rois mérovingiens.

Pour ce qui regarde les mœurs et le gouvernement des Gaulois, il est impossible de ne pas retrouver dans ces détails les dignes commencements d’un grand peuple. Il est vrai qu’un assez bon nombre de plagiaires parmi les historiens modernes, gens à courte vue, peu sérieux, très-disposés à l’ironie, ce qui est une très-commode façon de se délivrer des labeurs de la science, et d’ailleurs tout remplis des préjugés du siècle qui a produit l’Essai sur les mœurs et le Dictionnaire philosophique, auraient cru faire outrage à la dignité du temps présent, s’ils n’avaient pas représenté nos pères, les Gaulois, comme autant de bêtes sauvages à peine marquées du doigt de Dieu. On dirait que toute cette sauvagerie donne une bonne apparence à l’histoire, et pourtant quelle plus excellente origine, pour un peuple, que de descendre d’une nation qui était intelligente il y a déjà tant de siècles ? Les historiens de l’antiquité sont plus justes pour nos pères que les historiens modernes. Pline l’Ancien cite les Éduens et les Bituriges comme autant d’ouvriers habiles à qui l’on devait d’intéressantes et ingénieuses découvertes. Ceux-ci avaient trouvé l’art du placage, ceux-là avaient enseigné l’art salutaire d’étamer le cuivre. La Gaule était renommée pour ses belles étoffes brochées et pour ses riches teintures. On attribue à ses habitants l’invention de la charrue à roues, des cribles en crin, des tonneaux en bois cerclés pour conserver les vins. Ils furent les premiers, parmi tous ces peuples, qui firent usage de la marne comme d’un engrais puissant ; les premiers, ils firent lever leur pain avec l’écume de la bière. — Nous avons vu combien était formidable la marine de la Gaule, la marine guerrière aussi bien que la marine marchande, disposées l’une et l’autre pour tirer le meilleur parti de cette mer orageuse et de ces côtes formidables ; les cent vingt vaisseaux des Venètes étonnèrent César. La richesse gauloise était passée en proverbe, et en preuve, Posidonius rapporte qu’un prince des Arvernes, qu’il nomme Luern, ne se montrait jamais en public sans jeter d’une main libérale des poignées d’or et d’argent à la foule ameutée. Là ne s’arrêtait pas sa magnificence : il donnait souvent de grands festins, et, dans l’enceinte des douze stades carrées préparée pour les convives, il faisait creuser des citernes qu’il remplissait d’hydromel, de vin et de bière. Le voyageur grec nous a laissé de ces repas gaulois une description tout à fait homérique. Homère n’eût pas mieux dit, Achille n’eût pas mieux fait.

« Voici, dit-il, les mets qui sont placés sur la table : peu de pain et beaucoup de viandes bouillies, rôties, grillées ; on est servi très-proprement, dans des plats de bois ou de terre cuite, chez les pauvres ; vaisselle de cuivre ou d’argent chez les riches… Les serviteurs nombreux font circuler à la ronde une large coupe, et dans cette coupe d’argile ou d’or, selon la fortune du maître, les convives peuvent s’abreuver soit du vin généreux de la Gaule, soit des vins plus recherchés de l’Italie, ou tout au moins de bière et d’hydromel. Dans les repas d’apparat, la table est ronde (ce point est à noter), les convives se rangent en cercle tout autour. La place du milieu est réservée au plus brave, au plus noble, au plus riche. À côté du roi de la table s’assied le maître du logis, et ensuite chaque convive prend sa place d’après sa dignité personnelle et sa classe : c’est là le cercle des patrons. Derrière ceux-ci se tient, attentif et silencieux, le cercle des fidèles, compagnons d’armes des chefs militaires. Une rangée de ces fidèles porte les boucliers ; l’autre rangée porte les lances ; tous sont traités comme leurs maîtres eux-mêmes : ainsi l’exige l’hospitalité gauloise. »

Le repas était suivi d’une fête ; la fête rappelait de son mieux les joies de la guerre ; les convives s’amusaient à lutter de force et d’adresse ; peu à peu le jeu s’animait, ce qui avait commencé, comme un duel à armes courtoises devenait bientôt une bataille véritable ; les coups étaient portés en pleine poitrine ; à la fin, la colère se mêlait au vin, le feu montait au regard, et si vous ne vouliez pas qu’un des convives restât sur la place ensanglantée, il fallait séparer les combattants. Tels étaient les plaisirs des hommes ; le vin et le sang, le festin et le carnage. Que devenait cependant la femme gauloise ? Elle restait la femme dévouée, sérieuse, fidèle ; elle gardait dans sa pureté et dans son respect le foyer domestique ; elle nourrissait l’enfant, elle était la joie modeste et sainte de la maison. Du reste, la condition de la femme gauloise ne se peut comparer en rien à la condition précaire de la dame romaine. La femme gauloise est amie de son mari, non une esclave ; elle obéit, mais elle obéit comme une femme née pour commander. Le bien est commun entre les deux époux, et cette égalité seule est déjà pour la femme un témoignage de déférence et de respect. En quoi donc ces élégances gauloises et presque romaines, cette magnificence héroïque, ces fêtes même et ces luttes brillantes où le génie guerrier reparaît dans les fumées du vin ; en quoi donc, je vous prie, cette sage constitution de la famille, la chasteté gardienne du foyer domestique, ces femmes laborieuses et respectées, ressemblent-elles à la barbarie ? En un mot, où se rencontre l’état sauvage en tout ceci ?

Au contraire, il nous semble que César lui-même, qui s’y connaissait, retrouve dans tous ces détails, qui ne sont pas sans poésie, tous Les caractères d’une civilisation très-avancée : les villes des Gaules sont bien bâties, les maisons sont nombreuses, maisons bâties en bois de chêne et recouvertes du chaume, ami de la paix intérieure. Cà et là, aux plus beaux endroits, vous rencontrez des villages consacrés à la grande culture, et non loin de ces villages l’oppidum, la citadelle féodale, pour ainsi dire, dans laquelle, au premier bruit de guerre, le laboureur venait abriter sa femme et sa charrue, ses bœufs et ses enfants. En quel lieu loge le chef du clan ou de la tribu ? Il loge, non pas comme un sauvage, blotti dans sa hutte, mais comme un baron du moyen âge, dans un château fort ! Il est l’abri, il est la force ; il prête aide et protection à qui les réclame ; plus il est sage et plus il entoure sa demeure, ouverte à tous les siens, d’embûches, d’eaux profondes, de marécages. On reconnaît, on retrouve déjà quelque chose, en tout ceci, de la France des enfants de Charlemagne. Le gouvernement des Gaulois s’explique très-bien par la famille gauloise : le père est le commencement du maître ; de l’autorité paternelle toute loi est dérivée ; du foyer domestique viennent le droit et le devoir. La division politique n’est pas d’une explication plus difficile : chaque cité se subdivisait en quatre pagi ou cantons, chaque pagus comptait cent bourgs. À la tête de la cité était le chef ; les historiens romains donnent à ce chef le titre de rex, pendant que les Gaulois, dans leur idiome, le désignent sous le nom de Brenin (Brennus). La naissance, condition préalable de l’éligibilité tout comme chez les Germains, désignait aux suffrages publics les rois de la cité. À côté de cette royauté secondaire, il existait une autre royauté que, dans certaines circonstances, le peuple déférait au plus habile capitaine ou au plus vaillant. Cette charge, les traditions bretonnes la désignent sous le nom de royauté suprême du pays. Vercingétorix, Adcantanus, Viridovix, dans les Gaules ; Caswallawn, dans l’île de Bretagne, furent revêtus de cette dignité, à laquelle les Gaulois avaient recours seulement dans les circonstances difficiles de l’invasion, et qui finissait aussitôt que le danger était passé ; à proprement dire, c’est la dictature gauloise. En un mot, les mœurs et les usages des Bretons insulaires, ainsi que le témoignent les historiens anciens et les antiques coutumes, différaient à peine des mœurs et des coutumes de leurs voisins du continent. Seulement, Strabon fait observer que les mœurs de certaines peuplades de l’île étaient plus sauvages que tout le reste, et en ceci l’historien fait sans doute allusion aux tribus des Mactes et des Calédoniens, braves peuplades qui furent les dernières à se soumettre à la civilisation romaine.

Toutefois, cette institution de villes, de villages, d’oppida, de lois certaines et reconnues ; ce n’est pas là l’état général des nations bretonnes. Il faudra bien du temps encore pour que chaque contrée ait sa ville et son bourg ; si la civilisation même compte et redoute ses sauvages, à plus forte raison la barbarie a les siens. Il est donc juste de dire que plus d’une nation, parmi les nations bretonnes, se peut com parer aux Germains de Tacite : ils fuient l’enceinte des villes, ils auraient honte de se cacher derrière un rempart ; cela leur paraît un métier d’esclave de cultiver la terre ; ils vivent noblement de leur chasse, des herbes de leurs jardins et des fruits que leur fournissent les arbres des forêts. « Ce que nos pères nous ont enseigné, disait la reine Boadicée à son armée prête à en venir aux mains avec les légions romaines, ce n’est pas la science de l’agriculture, ce ne sont pas les arts de la paix, mais la façon de faire glorieusement la guerre à l’ennemi. L’herbe suffit à notre nourriture, l’eau à notre boisson, l’arbre à notre toit. »

Naturellement, nous avons consacré aux druides les premières pages de cette histoire ; c’est la faute des Romains, maîtres de la Gaule durant tant de siècles, si l’histoire n’en sait pas davantage sur la religion de nos pères. Mais tel était le dédain de Rome pour tout ce qui n’était pas Rome, que ses historiens s’occupent fort peu de raconter l’histoire des peuples conquis. Le peuple est dompté, la cité est prise, les lois sont changées, et quant aux dieux de la nation soumise, Rome les emporte avec elle, puis, sous prétexte d’adoption, elle les cache dans un coin obscur de son Capitole. L’histoire romaine est muette à propos du druidisme ; nous avons retrouvé à grand’peine quelque mention des druides dans les vers des poëtes. Resteraient, pour nous guider dans cette étude, les documents nationaux ; mais, chez les Gaulois, la religion est un mystère, c’est une tradition orale, non pas écrite. À cette distance et dans ce nuage, la religion d’un peuple s’entoure de je ne sais quoi d’imposant et de solennel qu’elle n’aurait pas peut-être si elle était vue au grand jour. Dans le dogme druidique, l’âme est immortelle, le corps seul doit mourir ; au-dessus de ce monde, il y a un autre monde dans lequel l’âme est attendue. En vain Diodore de Sicile et Valère Maxime ont raconté que les Gaulois croyaient à la métempsycose, les Gaulois sont plus avancés que cela ; ils croient à un seul Dieu et à l’âme immortelle. Il est vrai que dans les triades historiques du pays de Galles, il est parlé de trois cercles, de trois sphères d’existence. Dans la première se tient, immuable, la Divinité elle-même ; la seconde sphère est habitée par l’homme, à l’heure de l’épreuve, de la lutte, du combat ; enfin, dans le troisième cercle, le cercle de la félicité, l’épreuve est accomplie, et, de ce degré sublime, l’homme s’élève jusqu’au ciel. D’où il suit que, toute métempsycose à part, le druide enseignait à ses disciples que l’homme, jugé indigne d’aller au ciel, était rejeté sur la terre et recommençait l’épreuve sous une autre forme humaine. Or, quel était le crime qui vous éloignait ainsi de la demeure bienheureuse ? — L’ignorance — l’indifférence pour le bien — la passion pour le mal. — Voilà pour la doctrine fondamentale de cette religion austère, sérieuse, imposante.

Vous savez déjà, et M. de Chateaubriand lui-même nous l’a raconté, la hiérarchie des druides : les bardes, les ovates, les druides ; le barde, qui chante, l’ovate, qui prie, le druide, qui est le grand juge de la nation. Il est l’arbitre des récompenses et des peines, il porte dans le pli de son manteau la paix et la guerre ; respectés de tous, les druides obéissent eux-mêmes à un pontife souverain. Plus l’autorité des druides est grande, et plus on exige de ferveur, de travail, : de zèle, d’abnégation de l’aspirant à cette dignité religieuse. Il lui faut vivre, pendant vingt ans, dans la solitude, dans la prière ; il habite les cavernes profondes, les impénétrables forêts. La persécution romaine, loin d’abattre ces fiers courages, les fit grandir ; en même temps ces vieux Celtes, fiers de leurs croyances, se sentirent pénétrés d’admiration et de reconnaissance quand ils virent les dépositaires de la loi divine rester fidèles à la croyance nationale. Et d’ailleurs, quel dieu, parmi leurs dieux licencieux et profanes, leur Vénus souillée, leur Jupiter adultère, leur Junon furieuse, les Romains eussent-ils donné à ces peuples, en échange de Teutatès ? Peuples d’un génie grave et mélancolique, les Armoricains et les Bretons insulaires méprisaient de toutes les forces de leur bon sens ces récits de galanterie et de licence dont les peuples antiques faisaient leurs croyances stériles ; pas un ne voulut reconnaître les dieux de Rome, niés par Cicéron lui-même et par tous les philosophes de l’école. Même le mépris est si grand pour : ces dieux de la mythologie païenne, qui déjà succombent sous le faix des années et de l’orgie, qu’une fois hors de l’enceinte des colonies romaines, vous aurez beau chercher dans les deux Bretagnes, du premier au deuxième siècle de l’ère chrétienne, un seul monument, un seul, élevé par les fils des druides aux dieux de Rome ! — La religion primitive resta souveraine en Bretagne ; si dominante et si absolue, qu’elle se défendit même contre le christianisme, même contre les apôtres de la loi nouvelle ! L’Évangile était prêché dans toutes les Gaules, qu’une grande partie de l’Armorique et de l’île de Bretagne restait fidèle à ses vieilles divinités ; pour s’en convaincre il suffit de lire la vie de saint Samson, ou bien la vie de saint Mélaine, un des héros chrétiens du : sixième siècle, — et par exemple le passage que voici :

« Un habitant du pays de Vannes avait perdu son fils. Il vint trouver saint Mélaine, évêque de Rennes, et, les yeux baignés de larmes : — « Serviteur de Dieu, s’écria-t-il, je crois qu’il est en ton pouvoir de me rendre mon enfant qui est mort. » À ces mots, ajoute le naïf hagiographe ; le bienheureux Melaine se tournant vers « la foule, qui avait-suivi ce malheureux père : — « Ô Venètes, leur dit-il, que vous importent les miracles qui s’opèrent au nom et par la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à vous qui, jusqu’ici, avez refusé de croire en lui et de suivre ses préceptes ? » Et, en effet, les Venètes étaient presque tous encore des gentils. Mais quand ils entendirent ces paroles, ils répondirent : « Nous l’en faisons la promesse : si tu ressuscites cet enfant, nous adorons tous le Dieu que tu adores ! » Or, saint Mélaine ayant ressuscité l’enfant mort, « de tous ceux qui étaient présents à ce miracle, ce fut à peine s’il y eut un seul homme qui refusa de se faire baptiser. »

Et quand enfin l’Armorique à son tour fut chrétienne, l’antique religion ne se trouva pas tout à fait abolie. Si le druidisme ne reparut pas dans les croyances de la Bretagne, il se montra dans les souvenirs. Prudente et sage, bonne mère qui ne voulait pas heurter ces enfants nouveaux convertis, l’Église de Bretagne adopta, des anciens usages, tout ce qui n’était pas en opposition avec la loi de Jésus-Christ. Au sommet des menhirs, l’évêque plaça la croix comme sur un digne piédestal ; sur le bord des fleuves, à la source des fontaines, à tous les endroits vénérés par les ancêtres, l’évêque, le prêtre, le cénobite, ont construit des chapelles, des ermitages, des calvaires ; en un mot, pour nous servir d’une juste et vive expression de M. le comte de Maistre : L’Église laissa subsister, du druidisme, une certaine racine qui était bonne.

Permettez-nous de compléter en peu de mots ce chapitre des origines, à propos des grossiers monuments de l’antique religion des Celtes. Nous avons tenté de les décrire, mais il faut que la description cède la place à l’histoire. Ces monuments attribués à la religion des Celtes sont-ils, en effet, des temples et des sanctuaires de la religion druidique ? Telle a été longtemps l’opinion des plus savants hommes ; et le moyen de ne pas le croire avec eux ? Mais avant toute autre opinion, et même au hasard de retrancher quelque peu de l’intérêt et du pittoresque de cette histoire, nous ne serions pas éloigné de cette opinion, moins politique, mais plus sage, qui prétend que ces monuments étranges n’ont pas été placés dans la Bretagne par les druides ; de plus savants que nous, logiciens inflexibles, se sont demandé de quel droit on attribuerait aux druides des monuments informes que l’on retrouve, à peu près semblables, dans toutes les parties du globe, par exemple ; dans l’île de Corse, dans la vallée de Cauria. Les mêmes dolmens et des menhirs tout aussi informes se rencontrent dans le nord de l’Europe, au sommet des montagnes du Nouveau-Monde, dans toutes les contrées de l’Inde. Les plages lointaines de l’île de Malte offrent aux regards étonnés les mêmes et abrupts monuments qui n’ont pas dit à l’avenir les secrets du passé ; d’où il faut nécessairement tirer cette conclusion, qu’à une époque très-reculée, les mêmes symboles religieux existaient chez tous les peuples de la terre. Ainsi donc ces monuments, qu’on appelle encore les monuments celtiques, remontent à des temps antérieurs au druidisme ; ils appartiennent à une civilisation-disparue dans la nuit des temps ; ces pierres sont indignes d’un peuple dont la civilisation était déjà célèbre et reconnue, et qui a laissé dans l’histoire plusieurs des traces que laisse après elle toute nation intelligente : Philosophia manavit a Gallis. Qui donc, en effet, voudrait reconnaître dans les monuments inexplicables et fantastiques de Carnac, cette grande nation gauloise, célèbre par son industrie, par son agriculture, par sa sagesse dans les conseils, et dont l’histoire romaine parle avec tant de déférence et de respects ? Mais, à ce compte, le sauvage qui se fabrique une idole barbare serait cent fois supérieur à nos vieux pères les Gaulois, qui se seraient contentés de couvrir leurs bruyères de ces rochers mystérieux. Nous en sommes fâché pour les systèmes historiques des antiquaires celtiques ou phéniciens, mais quelle que soit (et nous l’avons prouvé dans les premières pages de ce livre) notre bonne volonté de ne pas donner à la tradition de trop cruels démentis, et de ne pas nous poser comme des historiens-inventeurs ; il nous est impossible de ne pas reconnaître tous les motifs sur lesquels s’appuient les sceptiques, quand ils font remonter à bien des siècles au delà du druidisme les pierres de la Bretagne celtique.

Ceci dit, revenons à notre histoire, souvent interrompue, souvent reprise ; mais qu’importe, pourvu que nous soyons rapide et clair ?

Nous avons laissé les Bretons insulaires trahis par ces mêmes Saxons qu’ils avaient appelés à leur aide. Écrasés par leurs alliés, les Bretons insulaires se sont réfugiés, les uns dans les montagnes de la Cambrie et du Cornwall, les autres au delà des mers, parmi les peuples de la Péninsule, d’où leurs ancêtres étaient primitivement sortis. Gildas, le seul historien national et contemporain qui ait parlé de ces émigrations, ne nous a laissé aucun détail ni sur la prise de possession, ni sur les conditions imposées aux nouveaux venus, par les anciens propriétaires du sol de l’Armorique ; donc l’histoire nous manque ; et dans ces questions d’un si grand intérêt, nous en sommes réduits aux inspirations partiales d’un bon moine gallo-franc du neuvième siècle. Ce Gallo-Franc est naturellement un grand admirateur des conquérants germains, et pourtant le poëme dont nous parlons peut, à tout prendre, remplacer l’histoire. En effet, ce poëte, nommé Ermold le Noir (Ermoldus Nigellus), avait fait avec l’empereur Louis le Débonnaire la campagne de 818, dans l’Armorique et, en son chemin tout rempli d’accidents et de découvertes, il avait sans doute recueilli, tout autant que dans les monastères où il s’arrêtait, des traditions vivantes encore, pour ainsi dire, sur l’établissement des Bretons insulaires dans cette contrée.

Voici les premiers vers de cette épopée barbare ; au chapitre suivant vous aurez dans son ensemble éloquent et naïf ce curieux poëme, qui doit jeter une clarté si grande sur les ténèbres de cette histoire ; alors vous retrouverez, nous l’espérons du moins, l’historien exact et véridique sous l’enveloppe grossière du poëte gallo-franc :

« Traversant les mers sur de frêles barques, ce peuple (les Bretons), ennemi des Francs victorieux, était venu, des extrémités du monde, chercher un asile dans les Gaules. Pauvres et suppliants, ils furent jetés par les flots comme sur les rivages qu’occupaient alors les Gaulois ; comme l’huile sainte du baptême avait coulé sur leur front, on leur donna des terres et ils purent même s’étendre dans le pays. Mais à peine avaient-ils obtenu de jouir des douceurs du repos, qu’ils allument des guerres meurtrières et présentent à leurs hôtes du fer pour tout tribut, le combat pour toute reconnaissance. Les Francs étaient alors occupés dans des guerres plus importantes. Aussi la conquête de ce pays fut-elle ajournée durant un si grand nombre d’années, que les Bretons, couvrant toute la surface du pays, ne se contentèrent plus du territoire qu’on leur avait concédé lorsqu’ils étaient venus, pauvres et fugitifs, demander l’hospitalité. »

Est-il besoin de nous arrêter longtemps sur ce passage mémorable d’Ermold le Noir, cité pour la première fois par l’auteur de l’Histoire des institutions bretonnes ? Quoi de plus précis et de plus net ? Quand arrivent les émigrés bretons du cinquième siècle, ces rivages sont occupés par les Gaulois, les Francs de Clovis n’ont pas encore franchi le Rhin ; mais à peine un demi-siècle s’est-il écoulé depuis que les exilés de l’île de Bretagne se sont mêlés à leurs frères du continent, que d’autres guerriers (ceux-là sont de race germanique), se présentent aux frontières du nouveau royaume. La lutte s’engage, dès le principe, aussi terrible, aussi implacable que la lutte des Bretons de l’île contre les Saxons eux-mêmes. — De ces guerres soudaines et terribles, l’historien ne doit pas s’étonner, non plus que le lecteur. Ces deux terres se rencontrent de bonne heure dans leurs haines aussi bien que, dans leurs sympathies. Les deux Bretagnes s’étaient mises à haïr d’une égale ardeur l’oppression étrangère. Sorties du même berceau, et se retrouvant, après tant de migrations, sur la même terre, les deux peuples s’aimaient, autant par la toute-puissance des souvenirs que par le sentiment du danger présent et des destinées à venir. Plus d’une fois, même au plus fort de l’invasion germanique, les soldats de l’Armorique s’en vinrent, sur les rivages de la Bretagne insulaire, pour se battre contre les Saxons, contre la race maudite, pour parler comme Gildas. La Bretagne, occupée par le Saxon, était le champ clos de ces entreprises, qui plaisaient au courage des Bretons du continent. Ils débarquaient précédés par les bardes, qui disaient le chant national ; La Bretagne a tout conquis ! En même temps que nos Bretons du continent allaient, pour ainsi dire, à la chasse du Saxon, ils rejetaient fièrement tout accord avec les Francs. Déjà l’orgueil national se montre dans toute son énergie. — Ici commence la royauté bretonne. — Les premiers rois de la Bretagne appartiennent à la légende plus encore qu’à l’histoire. Les plus savants historiens, de leur autorité privée, ont effacé plus d’un nom de cette liste des chefs bretons, et il nous faut obéir à la logique de l’histoire ; pourtant, si parmi les noms propres effacés de cette liste glorieuse, nous avions eu le droit de demander grâce pour quelqu’un, nous l’eussions demandée pour le roi Audren, que les Bretons de l’île viennent supplier pour qu’il daigne les secourir et se faire roi de Bretagne. Audren, dit la tradition, ne voulut pas de cette Bretagne, qui, plus tard, sera le rêve illustre et excellent de tous les ducs de Normandie, à commencer par Rollon Ier, jusqu’à Guillaume le Bâtard. Après le roi Audren, la légende, qui cherche de son mieux à nous expliquer ce que deviennent ces nations mal affermies sur le sol qui les nourrit avant que le donjon féodal ait remplacé la tente du soldat, nous montre un usurpateur, Eusèbe, assis sur le trône de Bretagne, au préjudice de Budic, comte de Cornouailles et fils d’Audren. Dans la vie de saint Mélaine, écrite au sixième siècle, Eusèbe nous apparaît comme un tyran souillé de sang et de vices ; mais c’est là le nom d’un Romain et non pas d’un Breton. Eusèbe mort, Badic, fils d’Audren, est rappelé par les Bretons de la petite Bretagne, qui envoient chercher leur nouveau roi dans le domaine insulaire où il s’était réfugié. Le nouveau roi de Bretagne débarqua dans le duché de Cornouailles avec toute sa famille ; il fut accueilli par l’enthousiasme de tout un peuple, et, pour signaler son arrivée, il mit en fuite les Frisons, ces nouveaux venus de la Germanie, qui avaient envahi les côtés de l’Armorique. C’était commencer dignement le nouveau règne ; règne trop court pour tant de travaux et de périls. Au roi Budic succéda Houël, son fils. Houël fut obligé de s’enfuir devant l’invasion des races germaniques ; mais, à peine arrivé dans l’île de Bretagne, on eût dit qu’il voulait prendre sa revanche sur les Saxons, les ennemis de sa race ; si bien que, du roi détrôné de la petite Bretagne, les insulaires, délivrés par lui, firent leur roi. Voilà certes des fortunes bien diverses et dont la légende seule peut répondre. Toutefois, et ceci est un fait incontestable, on ne peut douter que le roi Houël, après quatre ans de cet exil glorieux, ne soit revenu, à la tête d’une petite armée de Bretons insulaires, revendiquer les droits que lui avait transmis son père. Le roi Houël n’a pas régné moins de trente années. Il avait réussi à chasser les barbares qui s’étaient fixés sur quelques points du littoral de l’Armorique, mais il eut, en mourant, la fatale pensée de partager son royaume entre ses fils, à l’exemple des rois francs. De là, des haines et des guerres sans fin. Toutefois, Canao, l’un des héritiers d’Houël, volonté féroce et violente, rétablit, mais à quel prix ! l’unité nationale. Trois de ses frères tombent d’abord, assassinés par Canao ; le quatrième, nommé Macliau, n’échappa au même sort que grâce à l’intervention de saint Félix, évêque de Nantes, qui fit enfermer son protégé dans un monastère, d’autres disent dans un tombeau, où le malheureux prince s’était caché vivant.

Tandis que ces choses se passaient le roi Childebert était mort ; maintenant la France, divisée en plusieurs royaumes, depuis la mort de Clovis, obéit au même maître. Le nouveau roi des Francs, nommé Clotaire, avait un fils, Chramne, dont l’esprit mobile et remuant troublait incessamment le repos de ce royaume tout rempli des plus fougueuses et des plus violentes passions. Chramne, après la mort de Childebert, s’était, il est vrai, réconcilié avec son père Clotaire ; mais, impatient du repos, le jeune prince mérovingien ne tarde pas à rentrer dans son ambition et dans ses révoltes. « Comme il vit enfin, dit Grégoire de Tours, qu’il lui serait impossible d’échapper au châtiment que méritait sa rébellion, Chramne se réfugia chez le comte de Bretagne, chez le meurtrier Canao. Aussitôt Clotaire et ses Francs viennent à main armée, pour ressaisir le prince révolté et le fils rebelle, dans cet asile où il se croyait en sûreté. Chramne, de son côté, n’hésita pas à marcher contre son père. » Ce fut dans une lande située entre Châteauneuf et Saint-Malo, si l’on en croit la tradition, que se rencontrèrent (véritable bataille du moyen âge !) le père et le fils. Pendant la nuit qui précéda la bataille, le comte Canao, rapporte Grégoire de Tours, alla trouver Chramne dans sa tente et lui parla ainsi : « Je dis qu’il est criminel à toi de t’avancer les armes à la main contre le roi ton père. Laisse-moi donc marcher seul contre lui, et je l’exterminerai avec son armée. » Chramne, poussé sans doute et emporté par quelque influence surhumaine, ajoute le saint évêque de Tours, ne voulut pas écouter ce sage conseil et combattit au milieu des siens. La victoire fut longtemps incertaine ; mais les soldats commandés par Canao ayant lâché pied, il s’ensuivit une déroute complète pour l’armée bretonne. Frappé de la malédiction paternelle, Chramne périt au milieu des flammes dans une chaumière où il avait cherché un refuge avec sa femme et ses enfants. Pour compléter son œuvre, le roi Clotaire s’empara des deux comtés de Rennes et de Nantes. Ici il est nécessaire d’établir la séparation de ces contrées d’avec le reste de la Bretagne. Elles ont été repeuplées, en quelque sorte, par des tribus germaniques ; et désormais elles feront cause commune avec l’étranger. Désormais le génie breton, les mœurs et les coutumes nationales ne se retrouveront plus qu’aux extrémités de la péninsule, dans cette partie de l’Armorique que défendent ses montagnes, ses marais et les innombrables fossés dont elle est coupée.

Cependant, vaincus par des forces supérieures, et cachés au milieu de l’immense forêt de Brekilien, qui s’étendait des bords de la Vilaine aux confins de la Cornouailles[1], les Bretons, malgré les dissensions civiles qui déchiraient leur patrie, virent encore briller quelques jours. glorieux. Ce peuple intrépide que rien ne lasse, et dont on peut dire ce que dit Tacite des Saxons eux-mêmes, que, pour cette nation sauvage, ne pas combattre ce n’est pas vivre : Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat, semble (les chroniques de France en témoignent à chaque page leur stupeur) puiser une énergie nouvelle après chaque défaite. Plus d’une fois le roi des Francs apprit, non pas sans épouvante, que ses armées, maîtresses d’une grande partie de l’Armorique, venaient d’être taillées en pièces par quelques bandes rassemblées de la veille ; armées éphémères que poussent l’indignation et la colère du moment, elles rappellent, dans leurs excès mêmes et par la soudaineté de leur attaque, les bagaudes du troisième et du quatrième siècle, en même temps qu’elles nous font songer à des batailles. plus récentes, aux luttes terribles soutenues par les soldats de Larochejaquelein et de Cadoudal.

Parmi tous ces chefs que l’on dirait poussés par une inspiration irrésistible, et qui se retrouvent, de siècle en siècle, dans les landes glorieuses de la Bretagne, il en est un dont le génie, sauvage si l’on veut, mais héroïque, était digne d’un plus vaste théâtre. Cet homme était Waroch, fils de ce frère de Canao sauvé par saint Félix. S’il faut en croire Grégoire de Tours, ce prince avait sollicité de Chilpéric le gouvernement de Vannes, qui était tombé entre les mains des Francs. Cependant l’histoire nous apprend que ce fut à la tête d’une armée victorieuse que ce prince fit son entrée dans la capitale des Venètes. À cette nouvelle, le roi Chilpéric, ajoute l’évêque de Tours, fut saisi d’une grande colère ; il fit marcher contre les Bretons toutes les milices de Tours, de Poitiers, de Bayeux, du Mans, d’Angers, et de beaucoup d’autres cités encore. Les Francs, cependant, placèrent leur camp sur les bords de la Vilaine ; aussitôt Waroch se présente sur l’autre rive comme pour disputer le passage du fleuve. La nuit vient ; dans l’ost des Francs tout s’endort ; alors Waroch, rassemblant toutes ses bandes, met à profit le silence et l’obscurité de la nuit. La Vilaine est franchie ; le Breton se précipite avec fureur sur les Saxons de Bayeux, qu’il extermine. En ce moment, la victoire était complète, et tout autre capitaine eût pu s’abandonner à ses entraînements ; Waroch, plus habile, songe à profiter de sa victoire. Il sait que les Francs viendront bientôt avec toutes leurs forces, et il s’estime heureux de conclure un traité avec les lieutenants de Chilpéric. Par ce traité, le comte de Vannes promettait de payer le tribut au roi des Francs, et en attendant des conditions meilleures il livrait, comme otage de sa fidélité, son propre fils. Le roi franc ne comprit pas l’habileté du prince breton ; il prit la modération de son ennemi pour de la peur, et telle fut sa dureté ; que soudain Waroch s’empara du comté de Rennes et du comté de Nantes. C’en est fait, tout est mis à feu et à sang ; le contrat est déchiré ; les Bretons n’obéissent plus, ils se vengent, rien ne les peut arrêter dans leurs fureurs ; la voix même du saint évêque Félix n’est plus écoutée ; désormais les Bretons veulent être libres sous des rois de leur nation, ils n’entendront à la paix que lorsqu’ils auront repris les contrées envahies par les Francs. En même temps, fureur pour fureur, Chilpéric jette ses soldats et ses torches dans le comté de Vannes ; mais ces terribles représailles ne firent qu’exciter la fureur insensée de ces peuples[2]. Battus sur un point, les Bretons se montrent à vingt lieues de là, et le lendemain ils battent, à leur tour, l’ennemi qui les croit en fuite. C’est déjà la grande guerre dans toutes ses allures, impétueuse, active, pleine de ruses, violente autant qu’habile. Sur l’entrefaite, meurt le roi Chilpéric ; arrive à cette puissance tant rêvée la reine Frédégonde ; et, le premier de tous, Waroch le Breton passe du côté de Clotaire II, ou plutôt du côté de la veuve de Chilpéric, contre Gontran, qui déjà songeait à s’emparer du trône de son jeune pupille. Plus ardents que jamais, les Bretons portent le ravage sur la terre des Francs ; Waroch les commande en personne, et bientôt il apprend que Gontran lui envoie une-nombreuse députation d’évêques, de comtes et autres personnages illustres. « Que le comte de Vannes, dit Gontran, répare tout le dommage qu’il a causé, qu’il se soumette et paie le tribut, sinon son pays sera envahi et ses peuples seront passés au fil de l’épée ! » L’habile Waroch, cette fois encore, se montra de très-facile composition : il promit tout ce qu’on lui demandait ; mais les envoyés de Gontran n’avaient pas encore atteint la frontière de France, que le comte de Vannes marchait sur le comté nantais. On était en automne, la vigne était chargée de grappes mûres ; les Bretons se jetèrent sur les vignobles et firent la vendange. Le vin récolté fut ensuite transporté à Vannes. La fureur de Gontran, en apprenant cette nouvelle perfidie des Bretons, n’eut pas de bornes ; toutefois, dit Grégoire de Tours, ce prince s’apaisa. C’est que, suivant toute apparence, la saison était trop avancée pour que les Francs consentissent à s’aventurer dans les marécages qui environnaient les retraites de l’ennemi. Encouragés par l’impunité, les soldats de Waroch exercèrent, dans les années suivantes, d’effroyables dévastations dans la haute Bretagne. Gontran, poussé à bout, fit enfin marcher contre ces ravageurs une armée formidable sous les ordres des ducs Ébrachaire et Beppolène. Or, pour le salut des Bretons, il se trouvait que ces deux-généraux : étaient ennemis implacables. Pendant toute la route, les deux rivaux s’accablèrent d’injures, Waroch, instruit de ces démêlés, attire Ébrachaire sur un champ de bataille qu’il a choisi, il extermine les Francs avec leur chef, puis il envoie faire des propositions de paix à Beppolèné, qui n’avait pas voulu prendre part au combat. — La paix est-conclue. — « Retire-toi, dit Waroch au général des Francs ; maintenant je suis prêt à me soumettre, de mon plein gré, aux conditions imposées naguère par ton maître. ».

Les Francs commencent leur retraite, contents d’avoir la victoire à si bon compte ; ils marchaient sans défiance, lorsque Waroch, qui se joue des traités, jette à travers cette retraite inoffensive l’embuscade qu’il avait placée sur les bords de la Vilaine. Une partie de l’armée ennemie n’a pas encore traversé le fleuve, que déjà les Bretons tombent sur l’arrière-garde et la taillent en pièces. Ce fut la dernière trahison comme la dernière victoire de ce hardi Waroch, qui mourut peu de temps après. En souvenir des exploits de ce prince, les Bretons donnèrent son nom au comté qu’il gouvernait : Provincia Warochi, disent les anciens actes, pour désigner cette contrée qui, de nos jours, a vu naître Georges Cadoudal.

Après Waroch, Alain Ier, surnommé, sans injustice, Alain le Fainéant, transmet ses droits au trône de Bretagne à son fils aîné Judicaël. Ce prince, tranquille désormais du côté de la France, prit le nom d’Houël III et se fit proclamer roi suprême de Bretagne ; c’était un titre que les souverains de ce pays n’avaient pas osé prendre depuis le règne de Houël le Grand.

Houël III mourut après un règne paisible de vingt-trois ans. Ce digne prince avait mis à profit cette longue paix, et il laissait pour en jouir à sa place, vingt-deux enfants qui se vouèrent, pour la plupart, à la vie du cloître, une vie de prière et de méditation. Salomon II, le quatrième fils de Houël II, après de longs débats avec son frère aîné Judicaël, monte sur le trône de Bretagne, et de son frère Judicaël il fait un moine. — La paix la plus florissante semblait alors entourer l’Armorique de toutes ses faveurs ; à peine si les Bretons eurent à soutenir une guerre étrangère sous cet usurpateur Salomon, pacifique et ami du peuple, tout autant qu’un roi légitime.

Edwin et Cadwallon, princes cambriens, avaient été élevés à la cour du roi de l’Armorique. Nés tous deux d’un même père, élevés l’un près de l’autre, ils avaient appris à s’aimer dans leur enfance, mais quand ils furent devenus dès hommes, l’ambition les poussa l’un sur l’autre, les armes à la main. Rentrés dans leur patrie, ces deux princes se disputèrent avec acharnement l’héritage paternel. Cadwallon, roi de Galles, ayant demandé des secours à Salomon II, ce prince lui fit passer un renfort de deux mille hommes ; Edwin, attaqué par les confédérés, fut fait prisonnier, et son frère le fit mourir.

À la mort de Salomon II, Judicaël, son frère aîné, dont Salomon tenait la place, sortit du cloître qui lui servait de prison. Par un bonheur providentiel, ce moine se trouva un prince habile. Toutefois le roi Dagobert ; qui s’intitulait « Roi des Francs et Prince du peuple romain, » se remit en mémoire les droits que lui donnait, sur l’Armorique, la conquête des Gaules par Clovis. Avant que d’en venir aux mains, entre les deux princes s’élève un long et difficile débat, Judicaël défendant avec hauteur l’indépendance de sa terre, pour laquelle tant de braves gens s’étaient battus, et depuis si longtemps. Cette loyale résistance et ce courage, dans un prince qui sortait du cloître, irrita le roi Dagobert, et il fit marcher une armée en Bretagne ; l’armée : fut battue sans trop de peine par le Breton Judicaël, et, du même pas, le roi de Bretagne envahit le territoire des Francs. La guerre commençait donc sous d’heureux auspices ; Judicaël avait pour lui le bon droit, la première victoire, et la chance heureuse de combattre sur le territoire même de l’ennemi. Mais le roi Dagobert recule devant la guerre que lui-même il avait provoquée ; il envoie au roi de Bretagne un ambassadeur souvent écouté, habile à force de vertu, grand politique à force de probité, Éloi, évêque de Noyon. À la vue du prélat, le roi des Bretons sent tomber toute sa colère, il pardonne au roi des Francs son injuste agression, il retire son armée du royaume envahi, et lui-même, comme s’il eût voulu prendre sa part de cette paix généreusement accordée, content d’avoir affermi de nouveau l’indépendance de la Bretagne, il revient librement et avec des actions de grâces au Seigneur, dans ce monastère de Gaël où il avait été jeté par son frère. C’est une belle et glorieuse vie, la vie de ce roi de Bretagne, pieux dans le cloître, brave à la guerre, sage dans le conseil, et rentrant dans la paix du monastère, après avoir donné la paix à son peuple.

Sous le règne d’Alain II, l’un des fils du pieux monarque, Cadwalestre, roi du pays de Galles, passa dans l’Armorique avec une partie de ses sujets que l’épée saxonne venait de chasser du dernier coin de terre qui leur servait de retraite. La plupart de ces insulaires se fixèrent sur les côtes occidentales de la péninsule armoricaine (671) ; ainsi, de siècle en siècle, des essaims d’émigrés bretons traversent les mers pour venir chercher un refuge sur les rivages mêmes d’où étaient partis les premiers colonisateurs de l’île de Bretagne !

À ce moment de notre récit, et quand s’éteint dans l’indolence et dans la peur la race mérovingienne, l’histoire de Bretagne n’est plus qu’une suite lamentable et confuse de meurtres, de fratricides, de violences, de crimes ; on se perd dans une nuit sans clarté, dans un abîme sans fond ; l’épouvante est au comble, comme la honte.

C’est que, en effet, cette fin du huitième siècle est remplie d’hésitations et de malaise ; cette société demi-romaine, demi-barbare, a bien de la peine à déchirer les langes qui l’enveloppent comme ferait un suaire. Rois et leudes, Francs et Gaulois, évêques et moines, ne savent guère où commence, où finit leur autorité, leur influence ; les éléments romains et germaniques se heurtent et se confondent partout, luttant et transigeant au hasard ; en un mot, les Francs ne sont pas encore parvenus à fonder un État ; ils sont mêlés aux Romains, aux Visigoths, aux Bourguignons ; ce vaste territoire manque de centre, d’unité, il n’a pas le même nom, il ne parle pas la même langue. Chaque peuple voisin veut avoir sa part dans les Gaules conquises ; à l’Orient, les Frisons et les Saxons consentent à faire partie de la confédération franque, mais sans vouloir reconnaître l’autorité suprême du roi Pépin ; à l’Occident, les Bretons menacent sans cesse les frontières de la Neustrie, pendant que l’Aquitaine se fait indépendante au Midi ; donc le royaume est à faire, la société reste à fonder ; Pépin d’Héristal et Charles Martel fonderont le royaume, Pépin le Bref et Charlemagne fonderont la société.

Pépin, le premier de tous les rois francs, donne à sa royauté un caractère sacerdotal et presque divin. Chef d’une race nouvelle, il voulut être sacré roi, afin que le sacre lui servit tout autant que le baptême servit à Clovis. À sa voix, l’Église endormie se réveille, le clergé marche au-devant de la civilisation qui s’avance ; les évêques ont leur place dans les conseils de la nation, non pas seulement comme possesseurs du sol, mais comme princes de l’Église, et ils amènent avec eux, dans ces assemblées turbulentes, le calme, la paix, la belle langue latine, les souvenirs de la législation romaine. Pépin mort, arrive le maître et le chef souverain de l’histoire moderne, celui qui doit achever l’œuvre commencée par ses trois prédécesseurs, quand ils tentèrent de faire, du camp des Francs, un royaume. Laissez faire ce grand homme ; sa main puissante, soit au Nord, soit au Midi, arrêtera les envahisseurs ; depuis tantôt huit cents ans que l’univers est entré dans la décadence et dans la torpeur, Charlemagne saura tirer le monde de cet abîme et remettre un peu d’ordre dans cette société aux abois. Mais que de soins ! que de labeurs ! — Cinquante-trois guerres suffisent à peine à rallier tous les habitants des Gaules, à soumettre les populations romaines, encore impatientes du joug des barbares, à subjuguer les peuples germaniques, à pousser tous à la fois les vaincus, les vainqueurs, les Germains, les Romains, contre les derniers envahisseurs. — Ces cinquante-trois guerres, entreprises dans un but de civilisation plus encore que de conquête, l’histoire les compte ainsi : dix-huit contre les Saxons, sept contre les Sarrasins d’Espagne, cinq contre les Sarrasins d’Italie, quatre contre les Arabes, cinq contre les Lombards, deux contre les Grecs, une contre les Thuringiens, deux contre les Bretons.

Mais il ne faut pas anticiper sur les événements ; tout ce qu’il est possible, en ce moment, d’entrevoir dans les vicissitudes du trône de Bretagne, ce sont des rivalités d’ambition, et la nécessité pour les princes vaincus de se jeter dans les bras des Francs, naguère repoussés loin du sol avec tant d’héroïsme et de constance, jusqu’à l’heure terrible où, des murs de la cité d’Aleth jusqu’aux rivages de Pentir, retentira le cri de guerre des enfants indomptés de l’Armor.

  1. Diocèses de Léon et de Quimper (Finistère). Nous parlerons plus tard de cette antique forêt, que les poëtes du moyen âge ont choisie pour le théâtre de leurs fables les plus merveilleuses.
  2. Grég. de Tours.