La Brèche aux buffles/Texte entier
PRÉFACE
Les Américains ont assez mal pris les quelques plaisanteries, — bien anodines cependant, — que je m’étais permis de faire sur eux, tout en racontant aux lecteurs des Montagnes Rocheuses mes pérégrinations dans leur pays. Il n’y a qu’à lire leurs livres et leurs journaux pour savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent des étrangers en général et de nous en particulier ; mais ils ont l’épiderme particulièrement sensible et se fâchent volontiers quand ils soupçonnent qu’on a envie de leur rendre la pareille.
Telle n’a jamais du reste été ma pensée. J’ai toujours soutenu et je soutiendrai toujours que, touriste austère et consciencieux, je me borne à raconter ce que je vois, à répéter ce que j’entends, ou à décrire mes impressions, laissant à ceux qui me font l’honneur de lire mes récits le soin de tirer les conclusions que ces récits leur paraissent comporter. Si je puis prouver que ces conclusions sont éminemment favorables à l’Amérique et aux Américains, j’aurai donc prouvé que ces narrations, bien loin de cacher, sous les modestes fleurs littéraires dont je me suis efforcé de les orner, le crotale de la calomnie ou la vipère de la médisance, — anguis in herba, — que mes narrations, dis-je, sont en réalité empreintes d’un amour profond pour les États-Unis et d’une admiration sincère pour leurs institutions ; amour et admiration à peine tempérés par quelques restrictions. Ouf ! voilà une phrase dont j’ai eu de la peine à sortir ; mais voilà ce que l’on peut appeler un syllogisme élégamment troussé !
Que les conclusions inspirées par lesdits récits à la masse de mes lecteurs aient été entièrement favorables à l’Amérique ; qu’elles lui aient même été infiniment plus favorables que je ne l’eusse cru, voilà ce dont je ne saurais douter, ayant reçu environ neuf cents (je dis neuf cents) lettres de personnes qui me déclaraient que les États-Unis en général et le Dakota en particulier, tels que je les leur décrivais, étaient bien décidément les pays de leurs rêves que c’était à moi qu’elles devaient cette révélation, et qu’elles m’en auraient une reconnaissance éternelle. À ces paroles flatteuses elles ajoutaient que, en vertu du grand principe « bienfait oblige », il était de mon devoir strict de leur découvrir dans le susdit pays une situation lucrative et agréable convenant aux aptitudes spéciales qu’elles se connaissaient et dont elles m’envoyaient l’énumération. Elles ajoutaient parfois des recommandations particulières. Un monsieur belge me confiait notamment qu’il était père de quatre jeunes filles, la première de dix-sept, la dernière de quatre ans. Il me demandait de lui trouver un emploi quelconque dans les montagnes Rocheuses. Mais n’ayant confiance, pour l’éducation de ces jeunes personnes, que dans un Ordre de religieuses dont il me donnait le nom, il me recommandait de lui trouver cet emploi à proximité d’un couvent de cet Ordre, où il pût les envoyer tous les matins, ce qui, est-il besoin de le dire ? compliquait singulièrement la mission qu’il me faisait l’honneur de me confier.
Ces lettres-là donnent la note gaie : elles sont l’exception. Les sept ou huit cents autres constituent un dossier qui serait bien précieux pour qui voudrait faire l’histoire économique de la France Grévy et Carnot regnantibus. Il est instructif. Ce sont des hommes déjà âgés qui me parlent des angoisses que leur cause l’avenir. On vivait, de père en fils, petitement, mais honorablement, en province ; les garçons entraient dans la magistrature, l’administration ou l’armée. Ils donnaient à l’État toute leur vie en échange d’un salaire dérisoire que leurs petits revenus héréditaires rendaient suffisant. Maintenant, la plupart de ces carrières leur sont fermées ; on ne veut plus d’eux nulle part, car ils n’ont pas les idées qui plaisent aux puissants du jour : d’ailleurs, les ressources disparaissent ; on a déjà diminué les fermages ; malgré cela, les fermiers ne payent plus et parlent d’abandonner la ferme ; les vignes sont dévastées : il faut donc avoir recours au vrai travail, à celui qui donne un salaire dont on vit. À tort ou à raison, — à tort selon moi, — ils trouvent qu’il y a là comme une dérogation. Puisqu’il faut que les fils travaillent de leurs mains, que ce soit au loin, là où ils ne sont pas connus, et aussi où ils ne seront pas persécutés par la haine basse du fonctionnaire hostile et tout-puissant. On a causé bien souvent de toutes ces choses le soir, en famille ; et puis, un jour, je leur ai parlé des montagnes Rocheuses, et alors on m’a écrit pour me demander conseil !
Dans ma collection, il y a aussi beaucoup de lettres de jeunes gens : ce sont celles qui m’intéressent le plus. À mesure que je m’éloigne de ma jeunesse, je sens mieux quelle vilaine chose est la vieillesse, et j’aime de plus en plus les jeunes gens. Il y en a de charmantes, de ces lettres. Elles me font penser, quand je les relis, à ces cadets de famille de l’ancienne monarchie qui s’en allaient gaiement guerroyer et coloniser partout où le hasard les conduisait, prenant le temps comme il venait, et puis, vers quarante ans, se retiraient dans une petite gentilhommière avec la croix de Saint-Louis et une maigre pension, s’y mariaient et faisaient souche d’enfants qui leur ressemblaient. Ce sont ces hommes-là qui ont fait l’ancienne France à force de bravoure, d’abnégation et d’esprit aventureux. Plus tard, on les a retrouvés faisant le coup de feu derrière les haies de la Bretagne et de la Vendée contre les bandits de la Convention. Ensuite on les a vus reparaître à Castelfidardo et à Mentana : ils s’y préparaient à la journée de Patay. La race n’en est pas éteinte : grâce à Dieu. Seulement, ils ne savent plus que faire, dans un temps où l’on compte sur la savante tactique de groupes parlementaires pour nous tirer du bourbier où nous nous enlisons.
D’ordinaire, Je n’encourageais guère mes correspondants. Je n’aime pas à donner des conseils, surtout quand d’un conseil peut dépendre toute l’orientation d’une vie. On sait ce que je pense de l’émigration. C’est le pain des forts, mais c’est aussi le poison des faibles et pour nous autres Français, habitués à vivre dans l’encadrement des traditions et de la famille, le danger est particulièrement grand. Aussi, pour un qui réussit, dix qui s’enfoncent, et qui s’enfoncent d’une manière irrémédiable. Cependant, deux ou trois de ces jeunes gens me semblaient être dans des conditions très favorables, matériellement et moralement. Ils disposaient d’un petit capital, chose indispensable, ne fût-ce que pour compenser l’infériorité où se trouve un étranger vis-à-vis des gens du pays : ils avaient reçu une excellente éducation. N’ayant jamais vécu à Paris, ils avaient conservé très vif le goût des choses de la campagne. Frappés par ce qu’on disait de l’élevage des chevaux français en Amérique, ils avaient envie de tenter une spéculation de ce genre.
Le moment me semblait d’ailleurs bien choisi. La vogue de nos percherons en Amérique va toujours croissant. C’est dans le bassin du Mississipi qu’ils ont été introduits d’abord, et le croisement avec les juments du pays y a donné de tels résultats que les compagnies d’omnibus et de tramways de cette région ont adopté ce genre de chevaux, à l’exclusion de tous les autres. Celles de New-York et des autres grandes villes de l’Est commencent même à venir recruter leur cavalerie dans l’Iowa et l’Illinois, malgré les quinze cents ou deux mille kilomètres qui séparent ces deux pays, uniquement pour avoir des demi-sang percherons.
Jusqu’à une époque toute récente, l’élevage de ces chevaux s’est fait dans les mêmes conditions que chez nous. Chaque fermier avait un nombre plus ou moins grand de juments poulinières qui prenaient part à tous les travaux de la ferme. Mais depuis quelques années on s’est avisé d’appliquer à l’élevage des chevaux les principes qui avaient si bien réussi pour la production du bétail. On a reconnu qu’il était infiniment plus économique, au lieu de procéder comme par le passé, d’élever les chevaux à l’état à peu près sauvage dans les grandes plaines désertes de l’Ouest, où leur nourriture ne coûte rien, sauf à les amener, par les chemins de fer, sur les marchés de l’Est, quand ils sont d’âge à travailler. On aurait pu craindre que les chevaux percherons ou même demi-sang percherons ne pussent pas résister, comme les chevaux du pays, à des froids de trente à trente-cinq degrés, sans jamais rentrer à l’écurie et sans jamais recevoir d’autre nourriture que l’herbe gelée qu’ils trouvent en grattant la neige. Ils se sont tirés à leur honneur de cette épreuve, et ce fait est maintenant si bien établi que, de tous les côtés, il s’établit des ranchs où l’on n’élève plus que des chevaux de race percheronne.
C’est ce genre d’opération que je conseillai à mes deux jeunes gens. Ils allèrent d’abord s’initier pendant quelques mois à toutes les finesses du métier chez un des meilleurs étalonniers du Perche, auquel je les adressai. Puis, au printemps de 1884, ils partaient emmenant quatre étalons, deux percherons et deux arabes. Les lecteurs des Montagnes Rocheuses se souviennent peut-être du vieux Kemmish, en compagnie duquel Montblanc et moi avions traversée, deux ans auparavant, le désert d’Alcali. Je lui avais écrit pour lui demander d’aller les chercher à Sydney. Le voyage se fit sans incidents. Au commencement de mai, ils s’établissaient provisoirement à Custer avec leurs chevaux.
Les débuts furent pénibles. Ces braves garçons ne se découragèrent pas, ils coururent le pays pendant plusieurs mois, cherchant une localité favorable pour y établir le centre de leur haras. Ce fut un hasard qui leur fit trouver ce qu’ils cherchaient. Il y avait alors dans les environs deux personnages qui jouissaient d’une grande notoriété. Ils s’appelaient, l’un Lame Johnny, et l’autre Speckled-bellied-Jim. On les soupçonnait véhémentement d’être de simples voleurs de chevaux, mais comme ils avaient la réputation d’avoir le coup de revolver juste et facile, on leur témoignait une grande considération, et le shérif ne s’aventurait jamais dans les environs de l’endroit où l’on savait qu’ils avaient établi leur quartier général.
Malheureusement ou heureusement, un soir que Speckled-bellied-Jim avait bu plus que de raison dans un bar de Custer, il s’oublia à ce point, qu’il chercha querelle au shérif qui venait justement de boire un cocktail avec lui, et la querelle s’envenimant, il annonça l’intention de lui casser la tête d’un coup de revolver. Le shérif, très peu rassuré, énumérait tous les titres qu’il avait à sa reconnaissance, mais Jim s’entêtait et déjà faisait mine de tirer son revolver de sa gaine, quand un ami du magistrat, qui assistait à la scène, s’avisa de prendre son lasso et de le lancer par derrière sur le col de l’infortuné Jim. Quand ils virent qu’il n’y avait plus rien à craindre, tous les assistants s’attelèrent à la corde, et l’on traîna le cadavre de bar en bar, aux grands applaudissements de tous les citoyens proéminents et autres du pays qui étaient ravis de penser que leurs chevaux ne seraient plus volés.
Lame Johnny occupait seul le domicile commun quand survint cette malheureuse aventure, qu’un ami vint aussitôt lui conter. Il jugea sagement que son prestige avait reçu un grand coup, et qu’il serait prudent de quitter le théâtre de ses exploits, au moins pour un temps. Aussi, le soir même, il se mit en route pour aller rejoindre le stage-coach de Deadwood, qui passait non loin de sa maison. Malheureusement, le hasard voulut que deux ou trois des acteurs du drame de Custer se trouvassent dans la voiture ; ils se jetèrent sur lui dès qu’ils le reconnurent, prirent la bride de son cheval et s’en servirent pour le pendre à un gros peuplier qui s’appelle encore maintenant Lame Johnny tree, de même que le ruisseau qui coule devant la maison assez rudimentaire que s’était construite le défunt, s’appelle le Lame Johnny creek. Du haut de son peuplier, il aura pu se dire, comme un personnage de l’antiquité : Non omnis moriar !
La succession des deux associés se trouvant vacante, M… et A… se déclarèrent ses héritiers. Ils se trouvaient là sur la lisière de la forêt qui s’étend sur tous les Black-Hills. La vallée, assez étroite d’abord, s’élargit en descendant du côté de la Chayenne. Le pays, très accidenté par les derniers contreforts des montagnes, produisait une herbe abondante et de très bonne qualité, et cependant le sol était si rocailleux, que de longtemps on n’aurait pas à redouter l’arrivée des émigrants. En s’assurant des trois cours d’eau qui coulent aux environs, on pouvait disposer d’un parcours de vingt à vingt-cinq mille hectares.
Avec les sapins que leur fournissait la forêt, ils construisirent eux-mêmes une écurie pour leurs étalons. Dans un coin, ils s’étaient ménagé un petit réduit, et c’est là qu’ils passèrent leur premier hiver. Au printemps suivant, rejoints par un ami, ils allèrent dans l’Orégon et y achetèrent un troupeau de soixante-quinze juments qu’ils ramenèrent à petites journées, — sept ou huit cents kilomètres, — malgré la neige et les Indiens. En route, les juments commencèrent à pouliner. Il fallait marcher quand même, car on ne pouvait pas s’arrêter. Dix ou douze poulains moururent quarante-cinq survécurent. Dans le nombre, il y en eut une quinzaine qui firent plus de deux cents kilomètres dans les dix premiers jours qui suivirent leur naissance. Le général Daumas dit quelque part qu’un poulain arabe peut résister à autant d’heures de marche qu’il a de jours de vie. Il paraît que ce principe s’applique également aux poulains américains.
Tous ces détails, on me les écrivait dans des lettres qui respiraient tant de joie, tant de contentement, quand tout marchait bien ; tant de résignation et de courage, quand il survenait un accroc, que leur arrivée était un vrai régal pour moi. Plus tard, les résultats obtenus semblèrent si encourageants, qu’on songea à donner plus d’extension à l’affaire en augmentant considérablement le nombre des juments poulinières. Les parents et les amis des émigrants voulurent fonder une société et me demandèrent d’en être le président. Voilà pourquoi je suis allé deux fois à Fleur de Lis Ranch. C’est le nom que les jeunes gens ont voulu donner à leur établissement, nom qui leur a tout de suite conquis la sympathie des nombreux Canadiens établis dans les environs. Mes premiers récits étaient le résumé des impressions d’un touriste passant rapidement à travers un pays inconnu. Maintenant que je sais qu’il y a en France tant de gens qui pensent à l’émigration, je voudrais décrire la vie que mènent les Français, déjà assez nombreux, qui ont émigré. C’est donc à ceux qui voudraient les imiter, et notamment à mes neuf cents correspondants qui m’ont parlé de ces projets, que je dédie cette nouvelle étude.
CHAPITRE PREMIER.
18 septembre. — À cinq heures, je suis réveillé par le conducteur nègre du pullman-car dont je suis l’hôte depuis quarante-huit heures. Le jour se lève. Un coup d’œil jeté à travers la portière qui s’ouvre à la tête de mon lit nous montre l’éternelle prairie que nous n’avons pas quittée depuis Chicago. Cependant l’approche des montagnes Noires modifie son aspect. Ce n’est plus cette immense plaine, verte au printemps, jaune en automne, formant autour de l’œil un cercle parfait dont la circonférence se découpe sur le ciel avec une régularité si absolue, qu’on se croirait sur le pont d’un navire. Depuis dix-huit mois, ce nouveau chemin de fer, le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley-Railroad, a fini par atteindre le pied des Black-Hills malgré le long détour qu’il lui a fallu faire pour éviter la réserve indienne des Sioux. Cette nuit, venant de l’Est, nous sommes entrés dans le désert d’Alcali, et maintenant, remontant vers le Nord, nous suivons à peu près la route que je parcourais il y a quatre ans avec le vieux Kemmish. Nous longeons la base de collines couvertes d’une herbe maigre et rare, laissant voir un sol crevassé par les grandes chaleurs. Au fond des vallons, des ruisseaux d’eau saumâtre coulent lentement dans un lit trop large, entre les berges qu’ont rongées les crues du printemps. De loin en loin, sur les bords de l’un d’eux, quelque malheureux émigrant est venu s’établir, attiré par les promesses d’un prospectus menteur. On voit sa maison, une pauvre hutte (sod house) dont les murailles sont faites de mottes de gazon, car il aurait fallu aller à quarante ou cinquante kilomètres dans la montagne pour trouver un arbre. On a déjà eu bien de la peine à se procurer les maigres piquets qui servent à soutenir les rangées de ronces artificielles au moyen desquelles on a enclos une centaine d’acres le long de la voie. Pas un buisson en vue ; rien que de l’herbe. Seulement, de distance en distance, une grosse boule végétale, d’une régularité parfaite, ayant un peu l’apparence de ces touffes de gui qui envahissent nos pommiers. C’est le bundle grass. Souvent, en automne et en hiver, la racine très ténue qui la fixe en terre se casse. Et alors on voit ces boules énormes s’avancer par milliers, poussées par le vent, bondissant sur le sol et causant des terreurs folles au bétail et surtout aux chevaux. En somme, l’impression générale est lugubre.
Il n’y a pas de temps à perdre, car c’est à six heures que nous devons arriver à notre station de Buffalo-Gap je fais réveiller mes compagnons, qui, étendus dans leurs couchettes, en face de moi, dorment encore du sommeil du juste.
Il me semble que voici le moment venu de présenter au lecteur le personnel de notre caravane, car nous constituons une véritable caravane. Mes trois compagnons de route appartiennent au corps qu’illustra Hippocrate et dont se divertit tant M. Poquelin de Molière. La médecine a la réputation d’être une profession éminemment sédentaire. D’ordinaire, un médecin qui se respecte s’installe chaque jour dans son cabinet, fait entrer l’un après l’autre les clientes qui encombrent son salon, leur tapote le dos, met son oreille sur leur estomac et se fait payer toutes ces privautés deux louis. C’est une profession facile, agréable et lucrative. Comment se fait-il que trois de ses adeptes en aient quitté momentanément l’exercice pour parcourir, en ma compagnie, la grande prairie du Dakota ? C’est ce que je voudrais expliquer en procédant des causes générales aux particulières, ainsi qu’il convient à tout esprit qui se pique de philosophie.
Selon moi, on a toujours, jusqu’à présent, enseigné la zoologie d’une manière tout à fait incomplète, parce qu’on persiste à se placer à un point de vue beaucoup trop matérialiste. Ainsi, comment distingue-t-on les animaux ? D’après la nature de leurs dents, la forme de leurs os et le nombre de leurs pattes. Cela suffit-il ? Évidemment non. Quand j’entreprends un voyage, je désire être renseigné non seulement sur l’apparence des animaux que je dois rencontrer, mais encore sur leur caractère, car il est très certain que les bêtes ont des caractères très différents. Ainsi, par exemple, observez une vache dans un herbage. Elle a l’air d’être parfaitement heureuse. Cependant elle ne fait que boire, manger et dormir. Si elle n’a pas besoin de distractions, c’est qu’elle en trouve dans son for intérieur. Je suis donc autorisé à dire que c’est un animal naturellement gai.
Voyez au contraire les baleines et les marsouins. Quand ils ne sont pas occupés à manger, il leur faut tout de suite une distraction. La baleine se met à lancer des jets d’eau par ses évents, et les marsouins ne se lassent pas de s’exercer à faire la culbute. Ils s’ennuient évidemment dès qu’ils restent seuls avec eux-mêmes. Ce sont des animaux naturellement tristes.
Or, et c’est là que je voulais en venir, l’homme, et surtout l’homme civilisé, doit être, je crois, rangé dans cette dernière catégorie. Il a besoin de distractions. Seulement notre civilisation est ainsi faite que plusieurs catégories d’hommes éprouvent quelque peine à s’offrir ces distractions, cependant si nécessaires, et cela parce que, à tort ou à raison, notre société exige d’eux une gravité d’allure incompatible avec lesdites distractions. Mais cette société, moins sévère en réalité qu’elle n’en a l’air, les tolère très bien et même les encourage, pourvu qu’on sauve les apparences en leur donnant un prétexte scientifique ou patriotique. Une demi-douzaine de notaires ou de magistrats qui quitteraient la petite ville de province où ils se morfondent d’ennui, en annonçant qu’ils vont se plonger pendant huit jours dans les délices de la capitale, seraient peut-être enviés par leurs concitoyens, — en secret, — mais, en public, on les conspuerait : on leur vote au contraire des remerciements s’ils y vont comme délégués pour assister aux obsèques d’un grand homme, ou simplement s’ils se donnent à eux-mêmes la mission d’aller renseigner leur député sur l’état de l’opinion dans leur arrondissement. À la rigueur, on leur paye même leur voyage.
Il y a une foule de sociétés scientifiques, politiques ou littéraires, dont on ne comprend pas, à première vue, l’existence. Elles ne doivent leurs succès qu’à ce besoin secret de déplacement. Mais, de tous les prétextes employés par les gens sérieux pour cacher leurs débordements, les meilleurs leur sont encore fournis par les congrès. Les médecins surtout en ont usé et abusé. Jusqu’à ces derniers temps, lorsqu’un fils d’Esculape s’ennuyait par trop dans sa province, lorsqu’il voulait revoir les petits théâtres, entendre aux Ambassadeurs la nouvelle création de mademoiselle Faure, en un mot recommencer les fredaines de sa jeunesse, il annonçait à sa clientèle qu’il allait la quitter momentanément pour figurer dans un congrès médical à Paris. Seulement, dans ces dernières années, la clientèle s’étant mise elle-même à voyager, médecins et malades se rencontraient en toutes sortes d’endroits où les questions scientifiques ne se discutent guère. Il fallut aviser, car la majesté de la science menaçait d’être compromise. On est obligé maintenant de choisir pour les congrès médicaux des lieux de réunion de plus en plus éloignés. Les Yankees, nés malins, ont su exploiter cette situation ; ils ont, cette année, inondé l’Europe de prospectus annonçant que les médecins du monde entier étaient convoqués à Washington. Le programme des divertissements annoncés comportait d’abord l’étude de la cataracte du Niagara (les organisateurs auraient-ils voulu faire un calembour ?), puis quelques dîners assez rares, enfin l’honneur de donner une poignée de main au président Cleveland. Cela a suffi pour déterminer un peu plus de cinq mille (je dis : cinq mille) médecins à accourir de tous les points du globe. Pour sa part, notre paquebot en contenait vingt-cinq !
Qu’il n’y eût pas dans le nombre quelques rares naïfs qui prenaient au sérieux les communications qu’ils allaient faire au congrès, c’est ce que je ne voudrais pas affirmer. J’ai remarqué notamment, parmi les passagers de seconde, un brave homme qui avait un bonnet gris et des pantoufles en tapisserie, des lunettes bleues, le mal de mer à perpétuité, une chemise de flanelle qu’il ne changeait jamais, et un nom en er, Müller, Fischer, Bauer, ou quelque chose d’approchant. Il venait d’un village de la Bavière tout exprès pour faire aux Yankees une communication sur l’acarus de la gale, et tout le monde craignait qu’il ne transportât sur lui quelques-uns de ces insectes, à titre d’échantillon. Celui-là était un convaincu, j’en suis persuadé.
Mais les autres, qui arrivaient de Paris et lieux circonvoisins, — par lieux circonvoisins, il faut entendre toute la France, — ceux-là étaient de bons et joyeux compagnons bien décidés à ne pas s’ennuyer, ce qui est le plus sûr moyen connu de ne pas ennuyer les autres. Rien ne lie comme une traversée quand il fait beau et qu’on n’a pas le mal de mer. Au bout de deux jours, nous en étions aux confidences. Chacun d’eux m’avait régalé d’une histoire d’opérations et m’avait fait part de ses opinions sur la médecine en général et sur les médecins ses confrères en particulier. Ce que ces gaillards-là m’ont fait perdre d’illusions, nul ne le saura jamais !
Moi, je leur parlais de la Prairie. Les ombres de Fenimore Cooper, de Gustave Aymard et de tous les autres auteurs classiques me donnaient sans doute une éloquence extraordinaire, car, tandis qu’aucun de mes compagnons ne m’a inspiré l’envie d’être malade, j’étais parvenu à leur suggérer à tous, au bout de quelques jours, l’idée de laisser le congrès devenir ce qu’il plairait à Dieu, et de ne retourner dans le sein de leurs familles qu’après être venus avec moi faire un pèlerinage aux lieux qui ont rendu illustres Œil de Faucon, Renard Subtil et tant d’autres héros dont les aventures ont fait palpiter notre jeunesse.
Malheureusement, quel que fût mon désir de continuer sur les chemins de fer américains la bonne et joyeuse vie du paquebot, il m’était impossible, à mon très grand regret, d’emmener vingt-cinq médecins avec moi au ranch. Je fus donc obligé de restreindre mes invitations. Mais j’ai pu télégraphier, il y a deux jours, que j’arrivais avec trois médecins, télégramme qui, communiqué à la presse locale par une indiscrétion du télégraphiste, a produit une vive impression sur tous les habitants des Black-Hills, car ils ont cru tout d’abord qu’une invasion de quelque maladie contagieuse, tenue secrète jusqu’à présent, pouvait seule motiver une pareille affluence de docteurs.
Il me reste maintenant à les présenter individuellement au lecteur : le premier, le docteur Ch…, un Parisien, homme d’un certain âge, est bien connu par ses belles découvertes en chimie ; le second ne l’est pas moins sur le littoral de la Méditerranée. En collaboration avec le soleil, le docteur P… a pour spécialité de remettre à neuf tous les poumons de qualité qui affluent chaque hiver dans le midi de la France. Le troisième, le docteur G…, est un des internes les plus distingués de nos hôpitaux de Paris.
La chimie et la médecine sont deux belles sciences. Nul n’est plus convaincu que moi de cette vérité. On peut cependant dire de la première que, parmi ses découvertes, il en est, comme la strychnine et la dynamite, par exemple, qui n’ont contribué en rien au bonheur de l’humanité, et de la seconde, qu’il n’est pas bien prouvé qu’elle rende de bien grands services à l’espèce humaine, en général, en faisant vivre quand même une foule de bossus, de rachitiques et de malingreux, maldonnes de la nature que, si elle était laissée à elle-même, elle s’empresserait de faire disparaître, pour leur plus grand bien comme pour celui de l’espèce en général.
Il y a une troisième science, au contraire, qui a droit à toutes nos sympathies, car elle s’est toujours consacrée uniquement au bonheur de l’humanité. Elle procède de la première, et de toutes ses applications, c’est assurément la plus ancienne, comme la plus utile. Elle est l’auxiliaire le plus précieux de la seconde ; elle embellit notre existence. Voilà ses titres pour les utilitaires. Pour les patriotes, elle en a encore un autre : c’est la science française par excellence. Tous les peuples s’inclinent devant la supériorité de notre école, car c’est chez nous seulement que ses professeurs, s’élevant au-dessus des préceptes d’une routine vulgaire, ont fait une science de ce qui, partout ailleurs, n’est qu’une application confuse, et surtout indigeste, rudis et indigesta moles, de formules barbares et empiriques… Je pense qu’après cette tirade il est inutile d’ajouter que c’est de la cuisine que je parle.
Cet accès de lyrisme paraîtra peut-être à quelques-uns légèrement échevelé. Il était nécessaire, c’est là mon excuse, pour me ménager une transition, afin de présenter au lecteur le cinquième membre de la caravane que j’ai amenée à Buffalo-Gap, sans blesser la susceptibilité des autres. Ce cinquième membre n’est autre que mon maître queux, François Préel. À mon départ de Paris, mon valet de chambre étant malade, François s’est aussitôt offert pour le remplacer. Inutile de dire avec quel empressement je me suis hâté de le prendre au mot. Je vais vivre pendant de longues semaines au milieu des cow-boys, des colonels et des juges qui constituent la société du Far-West. J’aurai de fréquents rapports avec les Sioux, Ogalallas, Nez-Percés et autres Peaux-Rouges. Ce sont des gens d’humeur irascible et batailleuse. On a déjà essayé de bien des moyens pour les faire vivre en paix. On n’en est jamais venu à bout. J’ai toujours cru que, bien mieux que la musique, la bonne cuisine adoucissait les mœurs. Comment voulez-vous que des gens qui ne vivent que de lard rance n’aient pas le caractère aigri ? Initiez-les aux félicités de la gastronomie ! au lieu de s’entre-déchirer, ils ne songeront plus qu’à s’offrir à dîner les uns aux autres. À l’heure qu’il est, les plats favoris des Sioux sont le chien rôti et les serpents à sonnettes grillés. Comment s’étonner qu’ils soient féroces et barbares ? Que François révèle aux Sioux l’art de mettre un chien en civet et de servir les serpents à sonnettes à la tartare, n’est-il pas évident que les Sioux ne se sentiront pas le courage de résister à une civilisation qui se révèle à eux par de tels bienfaits ?
François a d’ailleurs conscience de la grandeur de la mission qui lui incombe. Il l’envisage à un double point de vue. D’une part, il est prêt à initier les peuples déshérités qu’il visite aux éléments de son art ; de l’autre, il consigne religieusement sur son carnet toutes les observations culinaires qu’il peut recueillir. Il m’a confié que le résumé de ces impressions devait paraître à notre retour dans le Moniteur de la cuisine, et ne m’a pas caché que cet article serait sévère pour la cuisine américaine.
Je reprends maintenant mon récit interrompu par ces trop longues digressions.
Le train s’arrête enfin à la station de Buffalo-Gap. Notre wagon est aussitôt envahi par A…, M… et D…, les trois foremen français du ranch, qui nous accueillent avec une joie très communicative. Leurs pantalons indiens en cuir fauve, garnis de franges sur les coutures, leurs feutres bossués à la don César de Bazan et leurs gros revolvers Colt pendus au côté, leur donnent une couleur locale qui ravit nos docteurs. Il y a là aussi, sur la plate-forme, une demi-douzaine de citoyens proéminents de Buffalo-Gap, avec lesquels nous échangeons de vigoureuses poignées de main ; puis on se met en route le long de la première avenue pour aller déjeuner au Commercial hotel avant de se mettre en route pour Fleur de Lis.
J’ai déjà décrit les hôtels du Far-West. Le Commercial hotel ressemble à tous les autres. Au moment où nous entrons dans la salle à manger, je retrouve les tables recouvertes de nappes rouges très sales les innombrables petits plats remplis de choses innommées, entassés devant chaque convive, toute cette mise en scène qui laisse de si douloureux souvenirs chez tous les voyageurs aux États-Unis ! Les docteurs s’arrêtent hésitants, en percevant l’odeur atroce de lard grillé qui vous prend à la gorge. Heureusement, une idée lumineuse traverse mon esprit au moment où le directeur de l’hôtel accourt vers moi en s’écriant : How are you ! baron ! Glad to see you !
— Colonel Flynn, lui dis-je, — est-il nécessaire de dire que notre hôte est colonel ! — je vous présente au docteur C…, un des médecins les plus proéminents de France. Il a quitté le grand congrès médical de Washington pour venir étudier sur place les eaux minérales de ce pays-ci.
— Oh ! dit Flynn, vivement intéressé.
Au sud des Black-Hills, tous les ruisseaux de la Prairie ont une eau exécrable ; mais aucun n’est comparable, sous ce rapport, au Beever-Creek, qui coule à Buffalo-Gap. Son eau a toutes les propriétés de la source qui de nos jours a rendu si célèbre le nom des Hunyadi. Le bon Flynn se voit déjà l’associé du docteur, expédiant dans le monde entier des bouteilles étiquetées à son nom.
— Right glad to see you, sir ! lui dit-il d’une voix émue. Hope you are well !
Et il se précipite sur la main du docteur, très étonné de cet accueil chaleureux.
— Justement, lui dis-je, le docteur est très fatigué : vous savez, les hommes d’un certain âge sont un peu les esclaves de leurs habitudes. Vous devriez me permettre de lui faire préparer quelque chose par mon cuisinier.
— Comment donc ! s’écria Flynn, mais toute la maison est à votre disposition.
Je n’en demandais pas davantage, et faisant signe à François, je me dirigeai avec lui vers la cuisine, un abominable petit appentis attenant à la maison. Au milieu, il y a un poêle en fonte, tout graisseux. Un nègre d’une saleté épouvantable découpait gravement avec un bowie-knife des tranches de viande sur un quartier de bœuf pendu au mur ; puis il les étalait à même sur la plaque du poêle, et au bout d’un instant les livrait à deux jeunes personnes qui les servaient aux consommateurs dans la salle à manger. On appelle cela des biftecks dans ce pays-ci ! François frissonna, mais il se montra tout de suite à la hauteur des circonstances. En un clin d’œil, il avait découvert des œufs, des oignons, du lard, une vieille marmite et une poêle.
Vingt minutes après, la première soupe à l’oignon qui ait jamais été conçue et exécutée dans le Dakota mijotait doucement sur le feu, envoyant dans toute la maison ses réjouissants effluves, que tous les colonels et tous les juges aspiraient avec une surprise indicible. Tout le monde voulut en avoir. Les deux servantes elles-mêmes, si je puis employer une expression aussi peu respectueuse en parlant de mesdemoiselles Minnie et Laura, nièces du colonel Thompson, rédacteur en chef du Buffalo-Gap-News, vinrent s’asseoir entre leur oncle et moi et réclamèrent leur part, qu’elles absorbèrent en faisant des petites mines charmantes. Quand on vit arriver ensuite une omelette au lard, l’enthousiasme fut à son comble. Thompson déclara qu’il consacrerait son prochain article à la description de ces deux merveilleux French dish. La gloire est un aimant qui attire toujours la beauté ! La belle Laura était si émue, que si François lui avait demandé sa main, elle la lui aurait accordée séance tenante ; j’en suis convaincu. Bien loin d’entrer dans cette voie, il a refusé avec une grande énergie le bifteck qu’elle lui offrait ; mais il n’a pu échapper, malgré la modestie qui est l’apanage du vrai talent, aux poignées de main enthousiastes de la douzaine de colonels et de juges qui lui doivent d’avoir été initiés aux délices de la soupe à l’oignon.
En sortant de table, nous allons faire quelques emplettes. Comme toutes les autres villes du Far-West, Buffalo-Gap a eu des hauts et des bas boomé et déboomé, pour employer l’expression locale. Il y a un an, quand le chemin de fer y arriva, elle avait douze cents habitants qui demeuraient à une demi-lieue d’ici. La compagnie leur ayant joué le mauvais tour de ne pas faire passer sa ligne où ils l’attendaient, ils ont tous transporté leurs maisons aux environs de la gare, faisant comme Mahomet, qui allait à la montagne quand il était prouvé que la montagne ne voulait pas venir à lui.
Une fois qu’on eut tracé à nouveau les cinq ou six avenues et les vingt-cinq à trente rues que comporte toute city américaine, et que les maisons se furent de nouveau alignées le long desdites artères, le bruit se répandit que je ne sais quelle ville du voisinage boomait. Aussitôt tout le monde y courut, emportant la plus grande partie des maisons. Au bout de quelques semaines, les avenues n’étaient plus indiquées que par quelques rares édifices trop grands pour être emportés ou trop misérables pour valoir les frais d’une démolition. À un certain moment, il n’y avait plus qu’une centaine d’habitants restés fidèles à la fortune ou plutôt à l’infortune de la cité déboomée. C’étaient du reste des gaillards qui ne plaisantaient pas avec la morale. Quelques jeunes personnes d’allures un peu suspectes étaient venues s’installer dans une maison située précisément en face du bar de notre ami Flynn, auquel elles enlevèrent du coup la clientèle de tous les cow-boys du voisinage. Un soir, après boire, les consommateurs qui lui étaient restés fidèles déclarèrent que les citoyens sérieux de Buffalo-Gap ne pouvaient tolérer un tel scandale, et cette opinion répondait si bien au sentiment général, que séance tenante on alla tirer de leur remise les deux pompes de la ville, on en ajusta les tuyaux à la cheminée de la maison, et une vingtaine de colonels et de juges se mirent à pomper de si grand cœur, qu’au bout d’un quart d’heure l’eau sortait en cascade par la porte. Il parait que, ce soir-là, il n’y avait pas de cow-boys pour prendre leur défense, car les pauvres demoiselles ont été obligées d’aller chercher une cité plus hospitalière, et leur maison a été démolie.
La vertu est quelquefois récompensée. Depuis cet événement, la fortune a semblé sourire de nouveau à Buffalo-Gap. On a découvert dans ses environs de superbes carrières de pierres à aiguiser (whetstones). Dans ce pays-ci, il y a quatre ans, tout le monde voulait me vendre des mines d’or ou de mica. Maintenant, l’or et le mica sont méprisés. Personne n’en parle plus. En revanche, depuis ce matin, une douzaine de citoyens proéminents (prominent citizens) m’ont attrapé successivement par un bouton de ma jaquette, m’ont emmené dans un coin, et là, mystérieusement, m’ont montré des échantillons de pierres à aiguiser, en me proposant une association appelée à donner des dividendes fabuleux : j’ai déjà dans mes poches de quoi me monter un établissement de rémouleur, à mon retour à Paris. Ce serait peut-être le moyen le plus sûr d’en tirer parti.
L’exploitation de toutes ces richesses doit naturellement ouvrir pour Buffalo-Gap une nouvelle ère de prospérité : aussi tout le monde prévoit un boom imminent. Les terres à bâtir vont prendre une valeur fabuleuse, et l’on commence déjà à colporter partout le plan de la ville… telle qu’elle sera. Les connaisseurs prédisent que la troisième avenue va devenir le rendez-vous du monde élégant, — the fashionable resort ; — mais ils se demandent si Pine-Street pourra contenir toutes les banques qui s’y accumuleront. En attendant, dans la troisième avenue, il y a un champ où j’ai vu de bien beaux potirons, et dans Pine-Street, j’ai levé un vol d’au moins trois cents black birds.
J’avoue, à ma très grande honte, que j’ai toujours trouvé assez fastidieuse la besogne de visiter des monuments ; mais quelles que soient l’éloquence et la bonne volonté des ciceroni, on se lasse encore bien plus vite de visiter simplement l’endroit où des monuments s’élèveront peut-être… plus tard. Aussi n’ai-je pas cru déplaire à nos hôtes, en donnant promptement le signal du départ. On avait amené de Fleur de Lis deux buggies et un wagon. Ou a chargé les bagages dans le wagon, sur le siège duquel François a pris place à côté d’un cow-boy à l’air féroce qui servait de conducteur. Les docteurs et moi, installés dans les buggies, nous avons pris les devants, suivis par A… et D… à cheval.
Le soulèvement géologique qui a fait surgir les Black-Hills au milieu de la Prairie a agi comme un coup de poing qui crèverait de bas en haut un cahier de feuilles de papier de couleurs différentes. Il a retroussé en forme de bourrelet circulaire la couche de terre végétale, profonde de cent cinquante ou deux cents mètres, qui forme le sol de la plaine, de sorte qu’avant d’arriver aux formations rocheuses il faut traverser une série de collines terreuses. C’est ce qu’on appelle les Foot-Hills. Les Foot-Hills ont conservé dans une très grande mesure la singulière inaptitude qu’a le sol de la Prairie pour toute végétation arborescente. Sur les sommets seulement, on voit de loin en loin quelques sapins mal venus. En revanche, ces collines sont couvertes d’une herbe très drue et possédant des qualités excessivement nutritives. Aussi les pâturages des Foot-Hills sont-ils, de tous, les plus appréciés. L’eau y est seulement fort rare. Ce qui s’explique facilement. En effet, les ruisseaux qui descendent des montagnes vers la plaine, parcourant des strates relevées verticalement, finissent presque toujours par en rencontrer une qui est perméable, et alors ils disparaissent au moins pendant une bonne partie de l’année, sauf à revenir à la surface un peu plus loin.
Du reste, le régime des eaux de ces contrées mériterait une étude particulière. Le pays a dû être beaucoup plus humide qu’il ne l’est aujourd’hui. À chaque pas, on rencontre des lits de ruisseaux dont les berges indiquent qu’ils ont roulé un volume d’eau considérable, et qui maintenant ne contiennent jamais une goutte d’eau. À quoi tient ce dessèchement ? Depuis dix ans que les Indiens ont été chassés d’ici, on a coupé les bois de la montagne sans trêve ni relâche. Il est bien probable qu’il est inutile d’aller chercher plus loin la raison.
Ce pays est, en somme, parfaitement laid. Je me rappelle avoir vu, dans je ne sais quel ouvrage de M. Flammarion, un dessin représentant une vue d’un paysage lunaire. Je ne sais pas si l’artiste garantissait la ressemblance, mais je ne peux pas parcourir ce pays-ci sans penser à cette gravure. Au loin, on distingue les belles montagnes des Black-Hills, recouvertes de forêts superbes ; mais les premiers plans n’offrent à l’œil attristé qu’une série de collines rondes, s’étageant l’une sur l’autre, formant un paysage d’une monotonie désespérante ; et les coloristes n’ont pas plus à se réjouir que les amateurs de belles lignes, car, à partir du mois de juillet, l’herbe desséchée prend une teinte jaune uniforme que j’ai particulièrement en horreur.
C’est dans cette région, tout à la fois si accidentée et si monotone, que nous nous enfonçons en quittant Buffalo-Gap, qui se trouve à la limite de la grande Prairie. On peut pénétrer dans le massif des montagnes par trois ou quatre brèches (gaps). La première était bien connue du temps des Indiens. Ils lui avaient donné un nom dont Buffalo-Gap (la brèche aux buffles) est la traduction, parce que c’était par là que passaient chaque année les immenses troupeaux de buffles qui, après avoir hiverné dans les prairies du Sud, regagnaient au printemps le Nord. D’innombrables guerres indiennes ont eu pour objet la possession de ce terrain de chasse, car les tribus qui pouvaient se l’assurer y faisaient des chasses merveilleuses. On dit que certains jours, on y a tué trois ou quatre mille buffles ; encore maintenant, le sol est littéralement couvert de leurs crânes.
Nous avons aujourd’hui été chercher un autre passage un peu moins difficile. Pendant une heure et demie, nous montons et nous descendons au grand trot des côtes invraisemblables sans voir âme qui vive. Une fois seulement nous apercevons, au sommet d’une colline, à deux ou trois kilomètres, quelques points noirs, que D… assure être une bande de nos juments. Il part au galop dans leur direction, et nous le voyons bientôt revenir, poussant devant lui à fond de train une trentaine de belles juments, presque toutes suivies de leurs poulains et de leurs yearlings, qui viennent croiser la route à quelques pas devant nous. Une ou deux portent des marques étrangères, mais toutes les autres ont la fleur de lis marquée au fer rouge sur l’épaule droite. Les juments ordinaires du Colorado et de l’Orégon ont environ un mètre cinquante-cinq de hauteur, et, pour employer l’expression du pays, elles pèsent neuf cents à mille livres. Elles ont tous les traits caractéristiques de la race américaine : des pieds admirables, des membres excellents, quoiqu’un peu grêles, et le rein trop long ; en somme, d’excellents petits chevaux de trait, pleins de cœur et d’action, mais beaucoup trop légers pour le service de la culture et surtout du camionnage. Les yearlings qui les accompagnent sont de la même race que leurs mères. Elles étaient pleines quand on les a achetées l’an passé. Mais les poulains sont des demi-sang percherons. Ils atteindront la taille d’un mètre soixante-cinq environ et pèseront douze à treize cents livres, c’est-à-dire à peu près la moyenne entre le poids de la mère et celui du père. Aucun de ces animaux n’a jamais pénétré dans une écurie ni mangé un grain d’avoine ou une poignée de foin. Ils viennent de traverser un hiver d’une rigueur exceptionnelle, car, pendant près de trois semaines, il y a eu de trente-cinq à quarante degrés de froid, et il leur fallait gratter la neige pour trouver un peu d’herbe gelée. Cependant pas un n’a péri[1], et les mères comme les enfants sont en aussi bon état maintenant que les juments et les poulains que je voyais, il y a trois semaines, dans les herbages de Normandie. L’herbe de ce pays-ci a vraiment des qualités extraordinaires.
Nous finissons par rencontrer un creek desséché que nous traversons et dont nous suivons ensuite les bords. C’est le Lame Johnny creek. Après trois ou quatre kilomètres de marche dans la vallée relativement large où nous nous trouvons, nous la voyons tout d’un coup se rétrécir : nous contournons ensuite une sorte de promontoire rocheux qui la bouche presque entièrement. De l’autre côté, le paysage change complètement d’aspect. Nous sommes maintenant au pied des montagnes. À cinq ou six cents mètres devant nous, des bouquets de sapins superbes couvrent le flanc et le sommet des collines, dont les reliefs s’accentuent de plus en plus. Tout en haut de ce pays, on voit commencer la forêt, qui, dans le lointain, a une couleur noire d’une intensité vraiment étonnante. Devant nous, autour d’une petite pièce d’eau qui brille au soleil, nous voyons les toits rouges de sept ou huit grands bâtiments, un potager plein de fleurs et de légumes, et puis, à gauche, une maison à deux étages faite de gros troncs de sapins superposés. D’énormes massacres d’élans surmontent toutes les fenêtres de la façade, et devant la porte, A… et D… qui ont pris les devants, nous attendent pour nous souhaiter la bienvenue, un peu émus et tout fiers de nous recevoir dans cette maison qu’ils ont bâtie eux-mêmes, et au milieu de cette abondance qui est le résultat de tant de travail et de courage !
Dans l’après-midi, nous faisons subir naturellement à nos hôtes l’inévitable promenade du propriétaire. Nous avons cette excuse que nous ne voulons pas les laisser sur l’impression qu’ils ont dû conserver de leur voyage de ce matin. Un grand pré jaune de vingt ou vingt-cinq kilomètres excite toujours l’enthousiasme des gens de ce pays-ci, parce qu’ils calculent tout de suite le nombre de chevaux ou de bœufs qu’on peut y lâcher. Mais, pour des touristes, ces considérations utilitaires ont moins d’intérêt.
Nous leur faisons remonter à cheval la vallée. À cinq ou six cents mètres de la maison, les collines commencent à se couvrir de magnifiques futaies de sapins qui deviennent de plus en plus épaisses à mesure que nous avançons. Un industriel a eu la malheureuse idée, l’année dernière, d’établir ici une scierie qui a fourni au chemin de fer toutes ses traverses, mais il est parti maintenant, et c’est à peine si l’on distingue les traces de son passage. Le sentier que nous suivons contourne d’admirables rochers de granit gris tout parsemé de plaques de mica qui étincellent au soleil. Puis nous pénétrons dans une ravissante petite vallée verte, au fond de laquelle coule une vraie rivière, le French creek, que nos chevaux nous font traverser pour nous amener à une clairière qu’on croirait dessinée dans un parc anglais.
Du coup, nos docteurs sont enthousiasmés. C… qui a passé une partie de son existence en Suisse, est frappé comme je l’ai été moi-même de la ressemblance de ce pays avec la patrie de Guillaume Tell. Puis, comme rien ne creuse comme l’admiration, nous entrons dans les taillis de pruniers nains qui bordent le ruisseau, et, rassurés au point de vue des conséquences possibles, par la présence de tant de médecins, nous mangeons à belles dents les bonnes prunes jaunes si mûres, qu’elles fondent littéralement dans la bouche.
Nous rentrons à la nuit tombante. Notre retour est marqué par un incident. Je marchais en tête de la colonne, nous étions presque arrivés, quand, tout à coup, j’entends la crécelle d’un serpent à sonnettes : j’arrête aussitôt mon cheval et regarde autour de moi sans rien voir d’abord. L’animal était juste entre les jambes de mon pauvre bucéphale, qui, en l’entendant à son tour, a fait un bond prodigieux. Puis nous avons tué le serpent, et les médecins s’en sont emparés pour le disséquer.
Il paraît du reste que c’est la journée aux serpents. En rentrant, nous avisons François dans la cuisine dont il a pris possession. Il est vêtu de la toque et de la veste blanche classiques : mais il a enfermé ses extrémités inférieures dans une paire de bottes à l’écuyère, en cuir jaune, ornées de formidables éperons, et quand nous lui demandons les raisons de cet étrange solécisme, il nous avoue qu’ayant été se promener dans le jardin pendant notre absence, il y a vu, lové, sous une touffe de petits pois, un si énorme serpent, qu’il s’est empressé de revêtir les bottes en question, bien décidé à ne plus les quitter tant qu’il restera dans ce pays-ci. Le serpent a été tué un instant après. C’est un bullsnake fort inoffensif, mais d’une longueur imposante ; quatre ou cinq pieds au moins. Le docteur G…, naturaliste féroce, s’en empare pour le dépouiller de sa belle peau brune.
Fort heureusement ce petit incident, s’il a troublé momentanément la sérénité d’âme de mon serviteur, lui a laissé le plein exercice de toutes ses autres facultés ; ce qui, de l’avis général, est surabondamment prouvé par la conception et surtout par l’exécution du dîner qu’il nous a improvisé. Quel en était le menu ? Je m’aperçois que j’ai négligé de le transcrire dans mes notes. D’ailleurs, cela n’intéresserait peut-être pas le lecteur. Tout ce dont il me souvient, c’est qu’il comportait un salmis de poules de prairie et un soufflé au café qui, après avoir été dégustés par l’honorable société avec le recueillement auquel ils avaient droit, lui ont laissé une impression tout à la fois exquise, profonde et durable.
J’allais oublier d’enchâsser une véritable perle recueillie dans le journal de Buffalo-Gap, que nous apporte le chariot des bagages parti une ou deux heures après nous. Le rédacteur en chef y rend compte de notre arrivée en ces termes :
« Nos lecteurs seront heureux d’apprendre le retour dans les montagnes Noires du baron de Grancey. Il est arrivé ce matin dans notre ville, venant d’Europe, accompagné par trois des médecins les plus proéminents de Paris, qui se sont joints à lui pour venir se rendre compte par eux-mêmes des prodigieuses ressources de notre pays, dont on commence à s’occuper beaucoup dans la capitale de la France. Quelques citoyens proéminents de notre ville leur en ont fait les honneurs : ils les ont promenés pendant plusieurs heures dans nos avenues et dans nos rues, dont les visiteurs ont beaucoup admiré la belle ordonnance, bien qu’ils se soient égarés un instant dans un des faubourgs… Ils se sont rendu compte des fortunes qu’il y a à faire en achetant aux cours actuels les quelques terrains à bâtir qui restent encore à vendre dans nos quartiers commerçants. »
Thompson, le directeur propriétaire du Buffalo-Gap-News, l’oncle de la belle Laura, est, à ses moments perdus, agent d’affaires, land agent. Quelques débiteurs récalcitrants lui ont laissé pour compte certains lots de terre que la crise de Buffalo-Gap rend d’une défaite particulièrement difficile. Il reste peut-être encore à Chicago ou ailleurs des financiers entreprenants prêts à spéculer sur la hausse des terrains dans le Far-West. C’est eux que vise la petite réclame que l’on vient de lire.
CHAPITRE ii.
Lundi 19 septembre. — Les philosophes assurent que pour devenir vertueux il est nécessaire de voir lever l’aurore. Si cette opinion est fondée, il est très certain que dans ce pays-ci on doit faire de très rapides progrès dans la voie de la perfection. La maison que nous habitons est très fraîche en été, très chaude en hiver. Ses murailles, formées d’énormes troncs de sapin à peine équarris et couchés les uns sur les autres, remplissent donc admirablement leurs fonctions. Mais à l’intérieur, avec ses planchers et ses cloisons de planches insuffisamment jointes, elle constitue un véritable tambour d’une sonorité désolante. On peut causer de chambre à chambre et même d’étage à étage avec une facilité déplorable, et le matin, dès que quelqu’un est sur pied, personne ne peut plus dormir. D’ailleurs, si le sommeil résistait au bruit, il serait bien vite mis en déroute par les mouches.
Je ne crois pas qu’il existe un pays comparable à l’Amérique sous le rapport de la production des insectes. C’est de là que nous sont venus le phylloxera, le colorado-bug, et une foule d’autres petits animaux à noms bizarres que les Américains auraient bien dû garder chez eux. Mais il faut leur rendre cette justice qu’ils ne nous envoient que le surplus de leur production, et qu’ils gardent tout ce qu’ils peuvent garder. À Terre-Neuve, les moustiques sont si terribles, dès qu’on s’éloigne un peu de la plage, que la colonisation n’a jamais pu pénétrer dans l’intérieur et qu’on montre, au cimetière, la tombe d’un midshipman anglais qu’ils ont tué. Dans le Canada, il y a des défrichements qu’on a été obligé d’abandonner parce que ces abominables petites bêtes rendaient fous tous ceux qui voulaient s’y établir. À Chicago, l’autre jour, j’ai eu la sottise de ne pas fermer ma moustiquaire, et je me suis réveillé le lendemain couvert de morsures. Les punaises collaborent avec les moustiques dans l’œuvre de la guerre à l’invasion humaine. Toutes les auberges de ce pays-ci en sont remplies, et, l’année dernière, j’ai rencontré un jour, non loin d’ici, un fermier qui m’a confié qu’elles avaient envahi sa maison en si grand nombre que, depuis trois semaines, lui et sa famille couchaient dehors.
Ici, grâce à Dieu, il n’y a ni moustique ni punaise, mais je crois que toutes les mouches de la création s’y sont donné rendez-vous. Les solives du plafond en sont littéralement couvertes et les vitres des fenêtres obscurcies. Il n’y a pas que des mouches : il y a aussi des guêpes par centaines. Je me permets même de les signaler aux entomologistes. Elles ne ressemblent pas aux nôtres ; elles sont beaucoup plus longues ; ensuite, elles n’ont pas de nids ; du moins, si elles en ont, je n’ai jamais pu les trouver ; enfin, quand elles piquent, elles font bien moins de mal que leurs congénères d’Europe.
Heureusement, François, qui cumule un peu tous les emplois dans la maison, intervient, armé d’une serviette, et parvient sans trop de peine à décider la plus grande partie de ces charmants animaux à se sauver par les fenêtres qu’on leur ouvre toutes grandes ; puis, pendant qu’il va s’occuper du déjeuner, je m’attarde à regarder le paysage.
Devant moi s’étend une plaine triangulaire très étroite à son sommet. Elle descend en pente douce, contenue entre deux rangs de collines, couvertes d’une herbe jaunâtre, qui vont en s’écartant l’une de l’autre, jusqu’à ce qu’elles soient coupées brusquement, à six ou sept kilomètres d’ici, par la chaîne de petites montagnes que nous avons traversée hier en venant de Buffalo-Gap. Derrière ces montagnes, je distingue la grande prairie, encore toute couverte d’une ombre bleue qui donne d’une façon étonnante l’illusion de la mer. Sur cette masse sombre, dont ils sortent par endroits pour se détacher sur le ciel encore tout pâle, les bords dentelés de ces collines, éclairés par les rayons obliques du soleil levant, se détachent avec une netteté admirable.
Au fond de la vallée serpente le Lame Johnny creek, indiqué par les touffes vertes des chênes et des peupliers rabougris qui poussent dans son lit. Dans tout cela rien qui rappelle cette impression de fraîcheur et de bien-être qu’on ressent chez nous en parcourant la campagne par une matinée d’été. Le soleil est déjà très ardent : le thermomètre marque vingt-cinq degrés. Nulle part il ne trouve une goutte de rosée à faire briller, car dans ce pays il n’y a jamais de rosée. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Cette herbe jaune et sèche, cette absence d’arbres et de buissons, donnent à tout le paysage une teinte d’aridité et de tristesse qui produit un véritable malaise.
Cependant ce paysage ne tarde pas à s’animer. À travers ma lorgnette, je distingue de loin en loin de longues files de juments, sortant lentement des petites vallées latérales, où elles ont été passer la nuit, pour aller boire aux flaques d’eau qui se trouvent dans le lit du creek. Leurs poulains gambadent autour d’elles. D’autres, qui ont déjà bu, remontent sur les berges et puis regagnent au trot leurs pâturages favoris sur le sommet des collines. Les bandes ne se mêlent guère. Chacune se tient dans un cantonnement qu’elle adopte pour une saison. Puis, au commencement de l’hiver et du printemps, après quelques tâtonnements, elles en choisissent un autre. Ces animaux, presque revenus à l’état sauvage, se comportent absolument comme le gibier.
Bien différente est la vue que j’ai en regardant par mon autre fenêtre percée dans la façade de la maison. En face de moi, à une centaine de mètres tout au plus, se dresse une muraille de gros rochers gris presque verticale, au pied de laquelle coule le ruisseau, assez abondant ici, mais qui va se perdre un peu plus bas pour reparaître de loin en loin dans la plaine. Sur sa rive droite, devant la maison, on a établi le jardin. En me penchant un peu au-dessus de l’immense massacre d’élan qui orne le bas de ma fenêtre, je distingue sur la gauche la cour des écuries, où deux cow-boys sont en train de seller leurs chevaux, qui semblent tout petits à côté d’un énorme étalon percheron qu’on vient de sortir de son boxe pour le panser.
Au-dessous de moi, sur la plate-forme en bois qui sert de perron, le docteur G…, armé d’un bistouri, est en train de taillader les serpents tués hier. Je vais le rejoindre. La tête du serpent à sonnettes est déjà disséquée, en attendant qu’elle figure dans je ne sais quel musée. G… me fait admirer le mécanisme ingénieux des glandes qui, comprimées par le fait même de la morsure, déversent dans le canal de la dent le venin qu’elles contiennent, pour le répandre dans la blessure. Il paraît même que tout est prévu. Si une dent se casse, il y en a deux ou trois de rechange prêtes à prendre sa place. Étant donné le but à atteindre, ce luxe de précautions me semble un peu exagéré de la part d’une nature que les poètes aiment à qualifier du nom de bienveillante.
G… a beau me faire admirer la peau qu’il vient de dépouiller et le mécanisme des écailles qui sortent toutes d’une matrice, comme les ongles, je ne regarde tout cela qu’à bonne distance. Un serpent même mort m’inspire une répugnance indéfinissable. Si notre première mère Ève avait été comme moi sous ce rapport, l’humanité en serait encore à se promener sous un costume sommaire : ce qui serait du reste bien désagréable dans un pays à température aussi variable que celui-ci. Cette horreur des serpents me fait compatir aux terreurs de François. Je ne suis moi-même tranquille, dans ce pays-ci, que lorsque j’ai des bottes ou des guêtres. Cependant les accidents sont assez rares. Un serpent à sonnettes cherche toujours à éviter la rencontre de l’homme. Seulement, c’est un animal à la fois très lent et très courageux. Dès qu’il croit ne pas pouvoir échapper, il se dresse sur sa queue et essaye de mordre. Il arrive assez souvent qu’un bœuf ou un cheval, qui s’avancent lentement et sans faire de bruit tout en broutant, finissent par mettre le nez sur un serpent endormi, qui les pique aux naseaux ou à la langue. Dans ce cas, ils meurent presque toujours. Nous avons perdu l’année dernière une jument de cette façon : quand ils sont piqués à une jambe ou au flanc, ils sont très malades pendant quelques heures, enflent énormément, mais ne meurent pas.
Les cow-boys, qui, par parenthèse, les craignent horriblement, prétendent qu’il y en a maintenant bien plus qu’autrefois, et la raison qu’ils en donnent est bien singulière. Ils disent que toutes les fois qu’une antilope voit un serpent à sonnettes, elle le tue en lui cassant les reins d’un coup de ses deux pieds de devant réunis. Or les antilopes, très nombreuses autrefois, ayant été chassées par les bestiaux des ranchmen et surtout par les cultures des fermiers, on s’expliquerait l’abondance des serpents à sonnettes, si tant est que l’histoire soit vraie, ce qui ne me paraît pas prouvé. Dans tous les cas, les chevaux en ont une peur affreuse ; ils font des écarts énormes dès qu’ils les aperçoivent, ou même dès qu’ils entendent leurs sonnettes, mais ne cherchent jamais à les tuer. Les journaux ont même raconté dernièrement une aventure bien amusante. Une compagnie de cavalerie régulière avait reçu l’ordre d’aller du fort Meade au fort Laramie. On campa un soir sur les bords de la Platte. Les chevaux furent mis au piquet. Le matin, quand le jour fut bien levé, on s’aperçut que des serpents à sonnettes grouillaient littéralement dans le camp. Les chevaux prirent peur, brisèrent leurs entraves, se sauvèrent : il fut impossible de les rattraper, et la cavalerie arriva à pied à sa destination.
Pendant le déjeuner, on discute le programme des divertissements de la journée. Les docteurs G… et P… s’étant prononcés pour une promenade à cheval, on leur selle deux poneys de cow-boys, et nous les voyons partir à fond de train sous la conduite de Raymond. Le docteur C… paraissant se défier un peu de ses talents en matière d’équitation, je lui propose de prendre nos fusils et d’aller, tout en chassant, faire une petite tournée dans le voisinage.
L’année dernière, à pareille époque, je ne sortais jamais sans que les chiens me fissent lever, à chaque pas, des vols de poules de prairie ; cette année, je ne sais pas ce qui est arrivé aux couvées, mais on ne voit pas une seule compagnie. Il n’est pas amusant d’arpenter des montagnes nues sous une température de trente degrés, sans rencontrer autre chose que des alouettes : il faut noter cependant que l’oiseau qu’on appelle alouette (lark) dans ce pays, — probablement parce qu’il a le même chant que son homonyme, — ne lui ressemble en rien. Il est aussi gros qu’une caille et est excellent à manger. Pour passer à un autre ordre d’excursions, j’emmène le docteur faire une visite à nos voisins les Rogers.
Les ranchmen, c’est-à-dire les grands propriétaires de bœufs ou de chevaux, sont généralement dans les plus mauvais termes avec les fermiers qui viennent s’établir dans leur voisinage, — ce qui se comprend facilement quand on réfléchit à la manière dont ils exercent leur industrie. Un ranchman n’est jamais propriétaire des terres qui constituent son parcours, — son range, — pour employer l’expression usitée. Tout au plus cherche-t-il à s’en assurer l’usage exclusif en achetant autant que possible une bande de terre autour de toutes les sources et cours d’eau du voisinage, ce qui fait que personne ne peut plus songer à s’y établir sous peine de mourir de soif. Tout fermier qui vient se fixer dans ses environs lui nuit de deux façons : d’abord il prend naturellement pour sa culture les meilleures terres, c’est-à-dire celles où il poussait le plus d’herbe ; ensuite ses clôtures en ronce artificielle occasionnent constamment des accidents aux bestiaux et surtout aux poulains. Aussi, pour tous les ranchmen, le fermier est l’ennemi commun, et il n’y a pas de mauvais tours qu’on ne lui fasse. Les plus anodins sont de démolir ses clôtures ou de lui emmener pendant la nuit, à trente ou quarante kilomètres, son troupeau, que ce malheureux est ensuite obligé de chercher ce qui lui prend quatre ou cinq jours. Malgré ces moyens plus énergiques que réguliers, quand les terres d’un ranch sont d’une culture facile, les fermiers finissent toujours par arriver en nombre tel, que le ranchman est obligé de plier bagages. C’est ce qui est arrivé encore l’année dernière au Bar T. Ranch, dont le siège était à soixante ou quatre-vingts milles d’ici, dans le Sud, en pleine Prairie. Ses propriétaires avaient trente-cinq mille bœufs, ce qui nécessitait au moins trois cent cinquante mille hectares de parcours. Leurs terres étant excellentes, quand le chemin de fer a été ouvert, il leur est arrivé une telle invasion de fermiers que, malgré une défense héroïque, il leur a fallu se résigner à partir pour le Canada, où le gouvernement anglais, qui cherche à acclimater cette industrie, loue pour vingt ans aux ranchmen des lots de prairie de vingt mille hectares (cinquante mille acres) à raison de douze centimes l’hectare.
Nous serons encore pendant bien longtemps à l’abri de ce danger, car tant que les fermiers pourront trouver dans la Prairie des terres d’alluvion sans une seule pierre, ils se garderont bien de venir casser leurs charrues en défrichant nos collines pierreuses. R… et M… se sont d’ailleurs empressés d’acquérir tous les cours d’eau du pays. Mais une source avait été déjà prise par les
Rogers. Dans les commencements, les rapports furent très tendus. On s’aperçut cependant bientôt de part et d’autre qu’il était en somme assez facile de s’entendre. Rogers a enclos ses défrichés avec des sapins, au lieu de se servir de ronces artificielles. Nous lui achetons son maïs et son avoine et nous lui apportons ses provisions de Buffalo-Gap. Nos cow-boys, quand ils rencontrent dans leurs tournées un de ses bœufs ou un de ses chevaux égarés, le ramènent de son côté, et grâce à ces échanges de bons procédés, ferme et ranch vivent dans les meilleurs termes.
Les disciples de M. Le Play affirment qu’on ne saurait travailler plus utilement à la découverte des lois qui organiseront le travail sur des bases justes et rationnelles, et par conséquent qu’il est impossible de contribuer plus efficacement au bonheur de l’humanité, qu’en recueillant sur tous les points du globe des monographies de ce qu’ils appellent les familles souches de travailleurs. Je ne contredis pas à cette théorie, — et je serais bien heureux d’apporter ma pierre à l’édifice, — mais, pour faire la monographie d’une famille de travailleurs, il faut, avant tout, que ces travailleurs aient une famille. Or, quelque étrange que puisse paraître cette assertion, les hasards de ma carrière m’ont presque toujours amené dans des pays où précisément les travailleurs n’ont pas de famille. J’ai passé toute ma jeunesse à la cour de différents rois nègres qui étaient les pères de leurs sujets dans un sens trop littéral pour que ceux-ci jouissent beaucoup des charmes de la vie de famille, et les coolies indiens de nos colonies ne commencent à être travailleurs que lorsqu’on a mis quelques centaines de milles d’eau salée entre eux et leurs familles.
Dans ce pays-ci, je ne vois guère, en fait de travailleurs, que les cow-boys et les fermiers. Or je me suis donné quelque peine pour faire la monographie d’une famille de cow-boy. Le premier auquel je me suis adressé répondait au nom pittoresque de Speckled-faced-Bob (Bob à la figure tachée) ; — je mets « figure » pour être convenable, mais ce n’est pas le vrai mot. — Il m’a répondu qu’il croyait, sans en être bien sûr, être né dans l’Orégon, qu’il ne savait pas au juste combien de frères et de sœurs il pouvait avoir, et que quelqu’un lui avait dit, il y a cinq ou six ans, que son père avait dû être scalpé par les Indiens dans la Colombie anglaise. Ces renseignements m’ont semblé trop vagues pour servir de base à une monographie sérieuse.
Je me suis encore adressé à un autre, qui m’intriguait un peu parce que j’avais remarqué que, toutes les fois qu’il était ivre, — ce qui lui arrivait du reste très souvent, — il s’exprimait en latin avec une grande élégance ; mais il éluda mes questions. Plus tard, un prêtre catholique de l’Est, venu en villégiature dans les Black-Hills, le reconnut pour avoir été pendant six ans son camarade au séminaire de la Propagande à Rome. Celui là non plus n’avait pas de famille !
Si j’insiste sur tous ces échecs, c’est que je voudrais faire voir que le métier de monographiste est plus difficile qu’on ne le croit à première vue. Le public devient maintenant horriblement exigeant pour les pauvres voyageurs. On leur demande des documents dont la recherche, — pour peu qu’ils soient consciencieux, — doit les mettre souvent dans les positions les plus délicates. Quand un touriste des temps passés voulait décrire les peuples chez lesquels il avait séjourné, il disait que leur roi avait le port noble, la figure majestueuse, que ses sujets mettaient des habits chauds en hiver et frais en été ; il énumérait les rivières qu’il avait traversées pour aller chez eux, les villes où il avait séjourné, et puis c’était tout. Ceux qui voulaient en savoir davantage n’avaient qu’à aller sur les lieux, les autres étaient parfaitement satisfaits, et l’on célébrait en style académique les mérites de l’homme aventureux et observateur auquel on devait ces renseignements si intéressants.
Les explorateurs modernes ont complètement gâté le métier. On a inventé depuis quelque temps une science nouvelle qu’on appelle l’anthropologie. On est anthropologue quand on sait que le nez d’un Esquimau est deux fois plus épaté que celui d’un Cafre, et que, lorsque deux dames, l’une Chinoise, l’autre Botocudo, s’assoient, la place occupée par la première est à la place occupée par la seconde comme 7 est à 5 3/4. Cette science ne peut progresser que grâce à des observations fréquentes et minutieuses ; aussi maintenant ce qu’on demande avant tout à un voyageur, c’est de rapporter les documents nécessaires à l’établissement de ces calculs charentonesques, et comme il fallait donner un nom convenable à l’art de mesurer ces belles choses, on l’a appelé la mensuration.
Et n’allez pas croire que j’exagère. Lisez les voyages de mes camarades Harmand et Brazza. Vous y verrez que tous les rois, reines, princesses et ministres du Cambodge, du Laos et du Congo ont dû, bon gré, mal gré, se soumettre à la mensuration, et que leurs mesures ont été envoyées à l’Académie et à la Société de géographie, où vous pourrez les retrouver inscrites sur de gros volumes, si le cœur vous en dit. Quelle singulière opinion l’insistance dont il a fallu user auprès de ces dames n’a-t-elle pas dû donner de nos mœurs à tous leurs maris ! Car enfin que dirait M. Goblet, si, à la fin d’une audience, un savant laotien, tirant un compas de sa poche, le priait de vouloir bien inviter madame Goblet à passer avec lui dans un salon voisin pour qu’il pût relever toutes ses « mensurations », afin de les envoyer à son gouvernement ?
Je le dis bien haut, je n’ai jamais suivi ces déplorables errements. Périsse la science si elle est incompatible avec la civilité puérile et honnête ! Si l’anthropologie compte sur moi pour avoir les mensurations des habitants des montagnes Rocheuses, elle les attendra longtemps. Ce n’est même pas sans certains scrupules que j’aborde les monographies, qui me semblent constituer une invasion de la vie privée, moindre assurément, mais encore suffisante pour faire tressaillir dans son tombeau le regretté M. de Guilloutet. Cependant, comme je tiens à faire preuve de bonne volonté, je vais donner ici les résultats d’un interrogatoire consciencieux, auquel j’ai soumis tous les membres de la famille Rogers, interrogatoire auquel, je me hâte de le dire, ils se sont prêtés avec la bonne grâce la plus absolue, malgré la nature tout à fait intime de certaines confidences qu’il a provoquées et que je consigne ici sous le titre de
La famille R… se compose du père, de la mère et d’une fille, Bessie.
Le père est extrêmement sale, la mère aussi : la fille paraît se laver quelquefois.
R…, interrogé sur ses origines et sa filiation, a répondu ainsi qu’il suit :
Il ne sait pas où il est né ; croit que cet événement est survenu dans le Nouveau-Mexique, il y a une cinquantaine d’années ; n’a jamais connu son père et n’a conservé qu’un très vague souvenir de sa mère.
Au physique, le déposant est un petit homme trapu, légèrement voûté, toujours couvert de guenilles, et dont le visage et les mains sont très noirs. Il n’a pas été possible de déterminer dans quelle proportion cette couleur doit être attribuée ou à la nature ou à la qualité à laquelle il est fait allusion au second alinéa de ce mémoire.
Il a commencé par être bull-whacker, c’est-à-dire bouvier. Il conduisait à travers la Prairie les chariots des émigrants ou des marchands qui traitent avec les Indiens ; s’est très souvent battu avec ces derniers ; n’a cependant jamais été scalpé, ce qu’il attribue à sa bonne étoile ; interrogé sur les souvenirs que lui ont laissés ses fréquents rapports avec lesdits Indiens, a répondu : Have always been pestered by them ! admire only dead ones ! « Je ne les aime que quand ils sont morts ! »
Il a fini par s’élever à la dignité de freighter, c’est-à-dire que, ayant économisé de quoi acheter une centaine de bœufs et quelques chariots, il s’est fait entrepreneur de transports dans la Prairie ; avait gagné quelque argent dans cette industrie, quand, au cours d’un de ses voyages, il a eu le bonheur de rencontrer celle qui est maintenant madame R…, dans un bar, à Deadwood. Il lui a offert son cœur d’abord, qui a été accepté sans difficulté, puis, quelques années plus tard, son nom, qui l’a été également. Alors on a vendu les bœufs et les chariots ; avec les 3 000 dollars environ qu’a produits cette vente, on a acheté quelques vaches, quatre ou cinq chevaux, et l’on est venu s’établir ici.
Maintenant que les deux existences se confondent, il est temps de parler de madame R…, née Sally Schreiber.
Elle a vu le jour, il y a cinquante ans environ, dans l’Iowa, où son père, émigrant saxon, était venu s’établir aux premiers jours de la conquête sur les Indiens. Il était et est encore fermier. Douée d’un cœur chaud et d’un caractère aventureux, la jeune Sally quitta de bonne heure le toit paternel et commença à courir le monde. Le goût des voyages se développant apparemment chez elle de plus en plus, elle s’engagea dans une caravane composée d’une douzaine de jeunes Américaines qui, sous la direction d’une matrone expérimentée, allaient visiter différents ports du Pacifique et de la mer de Chine, à la poursuite.
On les vit et on les apprécia successivement à Hongkong, à Shang-haï et à Yokohama. De ces séjours lointains, Sally a rapporté une grande expérience des hommes et des choses, — surtout des hommes ; des anecdotes pleines d’intérêt dont les différents membres des légations européennes qu’elle a rencontrés sont les héros ; et une fille née à Shang-haï.
Mais elle n’en a pas rapporté de grosses économies. Ce qui semblerait confirmer le proverbe « Pierre qui roule n’amasse pas de mousse ! » de la vérité duquel on se prend cependant à douter quand on vit en Amérique. Toujours est-il que dès que la découverte des mines des Black-Hills y attira la tourbe de mineurs et d’aventuriers de toute espèce qui fondèrent Deadwood, elle y accourut et elle devint bientôt le plus bel ornement du bar où Rogers devait la trouver : elle y figurait derrière le comptoir en compagnie d’une autre femme encore plus célèbre, Calamity Jane. Celle-là était arrivée dans le pays avec un corps de volontaires formé par le général Crook pour combattre les Sioux de Sitting-Bull. Elle y servait en qualité de soldat. Elle montra tant de bravoure et acquit de tels talents dans l’art délicat de scalper les Indiens, que son nom figure dans la géographie du pays. Dans la carte des Black-Hills, il y a un Calamity-Peak et un ou deux Calamity-Creeks. Son aptitude merveilleuse pour jurer lui a également valu le titre de Champion Swearer of the Hills, titre dont elle est, paraît-il, très fière, et à juste raison, car les gens du pays sont des connaisseurs. Cette personne si distinguée et si sympathique vient, dit-on, de faire une fin. Elle a épousé dernièrement un « citoyen proéminent » du Nébraska. Je leur souhaite, avec tous les journaux qui ont rendu compte de la cérémonie, beaucoup de bonheur dans leur vie conjugale.
Pour remplir la tâche que je me suis donnée, il me reste à parler de Bessie Rogers, fille de la précédente.
Quatorze ans, mais ayant l’air d’en avoir dix-huit ou vingt ; grande, bien tournée, assez jolie, l’air très modeste ; passe toute sa vie à cheval pour surveiller les bœufs et les chevaux de la ferme ; lance le lasso comme n’importe quel cow-boy ; tue un serpent à sonnettes d’un coup de revolver en passant au galop à côté de lui ; monte, toujours sans selle et assise de côté, même des chevaux très difficiles : ceci, je l’ai vu. J’étonnerai beaucoup mes lecteurs en ajoutant que, malgré le milieu où elle a vécu et l’étrange éducation qu’elle reçoit, je la considère comme une très bonne et très honnête fille, et que je serais assez étonné qu’elle tournât mal[2]. Elle m’a parlé de son désir d’entrer dans un ranch comme cow-girl pour gagner quelque argent, afin d’aider son père adoptif, qu’elle aime beaucoup et qui est excellent pour elle. On commence à parler de quelques cow-girls. Dernièrement les journaux de Chayenne ont raconté qu’une bande de quelques centaines de bœufs venait d’être amenée de très loin par quatre cow-girls. Dans la troupe qu’il exhibe en ce moment à Londres, Buffalo-Bill en a quelques-unes qui sont, paraît-il, d’une adresse extraordinaire à la carabine. Il faut venir en Amérique pour voir des choses comme celles-là. Il n’y a pas une fille de fermier de ce pays-ci qui consente à traire les vaches ; il n’y en a pas une sur dix qui daigne faire la cuisine pour son père ou son mari. En revanche, elles se font cow-girls.
Les époux Rogers n’ont pas, jusqu’à présent, sacrifié à un vain luxe sous le rapport du logement. C’est un log-house carré de huit ou neuf pieds de côté tout au plus, et haut de six, qui les abrite. Il n’a même pas de plancher, et le toit se compose simplement de quelques traverses recouvertes de mottes de gazon. C’est là dedans que vit toute la famille, aussi bien l’été, quand il y a trente-cinq degrés de chaleur, que l’hiver, lorsque tout le mercure du thermomètre dégringole dans la boule. Le mari et la femme couchent dans une espèce de grabat, à gauche en entrant ; la fille couche dessous, enveloppée dans une peau de buffalo. C’est dans cette seule et unique chambre qu’on fait la cuisine et qu’on mange. Tout cela est d’une saleté dont rien n’approche.
Nous avons trouvé la mère Rogers à la porte, de ce petit palais, prenant le frais, assise sur un tronc de sapin et fumant avec délices une petite pipe de terre admirablement culottée. Bessie vient de rentrer d’une grande course à cheval entreprise à la recherche d’un bœuf égaré. Je lui demande de donner au docteur un échantillon de ses talents, ce qu’elle fait de la meilleure grâce du monde. Son cheval tout bridé, mais sans selle ni couverture, est encore devant la maison, attaché à un piquet. Elle saute dessus, assise de côté, le genou appuyé sur le garrot, ayant absolument la position d’une amazone sur sa selle ; derrière la maison il y a une côte qui est bien certainement inclinée à quarante-cinq degrés. Cette côte, de plus, est couverte de pierres roulantes. Elle la monte et descend plusieurs fois, d’abord au grand galop, puis au trot ; ensuite elle prend un winchester, et tire sur une alouette posée à vingt-cinq pas. Je dois dire qu’elle la manque. À balle, il y a bien des gens qui en feraient autant.
Mais voilà que insensiblement je me laisse dévaler des sommets ardus de la science pour cheminer dans les bosquets fleuris de l’anecdote. Et je comptais offrir ce petit travail aux gens graves de la « Réforme sociale » ! Mais je reviens à mon sujet.
La ferme des Rogers, Rogers ranch, pour employer l’expression du pays, est située dans une petite plaine de trois ou quatre cents hectares, bien abritée de tous les côtés par des collines assez élevées et bordée au nord par la lisière de la forêt. Ils ont donc sous la main tout le bois dont ils peuvent avoir besoin. Ils ont aussi de l’eau en quantité suffisante, et ils n’en ont pas trop, car la source sur le bord de laquelle ils ont construit leur maison se perd à quelques centaines de mètres plus bas. Cette qualité est très appréciée dans le pays. Si l’on est sur le bord d’un ruisseau, les bestiaux s’éloignent indéfiniment en le suivant. Si au contraire on est sur le bord d’une mare, ils ne sortent pas d’une zone assez restreinte.
Dans cette vallée, la terre végétale a une grande profondeur, deux ou trois mètres au moins, comme on peut s’en rendre compte sur les bords de la source. Le sol est calcaire, légèrement argileux presque partout, sablonneux sur quelques points. Partout où la Prairie n’a pas été défrichée, elle donne une grande quantité de foin naturel de belle qualité. Il en a recueilli quelques meules pour cet hiver, et nous en a même vendu une centaine de tonnes, à raison de 18 francs environ le tonneau de mille kilogrammes.
Il n’a guère que cent ou cent cinquante acres en culture, où il a récolté cette année de l’avoine, très mauvaise parce que l’année a été trop sèche, du maïs assez beau et des oignons superbes, mais dont il ne sait que faire, car, je ne sais pourquoi, il s’est avisé d’en planter sept ou huit acres. Comme la plupart des fermiers de ce pays-ci, il a renoncé à faire du froment, qui revient au minimum à 0dol.60 le bushel (3 francs les trente-cinq litres, un peu moins de 9 francs l’hectolitre) et ne se vend depuis deux ans que 0dol.55 ou 0dol.57. Il y a quatre ans, il se vendait un dollar et même 1dol.20. Aussi, tout le long de la ligne du chemin de fer, où cette année dernière on ne voyait pour ainsi dire qu’un seul champ de blé, je ne crois pas en avoir vu un seul cette année. On plante maintenant du maïs et l’on élève des cochons. Seulement on en élève tant, que les prix sont tombés de 4 dollars les cent livres à 2dol.70 : or les connaisseurs affirment qu’au-dessous de 3 dollars le producteur ne gagne plus d’argent.
Rogers a deux ou trois cents moutons qui courent les coteaux du voisinage en pleine liberté pendant l’été, mais qu’il faut nourrir pendant l’hiver, et puis un troupeau de bœufs qui, eux, sont toujours en liberté. Il peut en vendre maintenant chaque année une douzaine, mais les prix sont bien bas. Un beau bœuf pesant mille ou douze cents livres ne vaut pas plus de trente dollars. Il valait presque le double il y a quatre ans. L’autre jour, Raymond A… a acheté pour le ranch, moyennant 50 dollars (250 fr.), deux vaches à lait superbes, dont l’une est prête à vêler et l’autre suivie de son veau.
En définitive, quelle est la situation de Rogers ? Combien vaut-il maintenant ? — pour employer l’expression usitée dans le pays.
Quand il est venu s’établir ici il y a six ans, il avait environ 3 000 dollars. Il est très travailleur et très économe. Dans les premières années, les prix était rémunérateurs, il a du faire de beaux bénéfices ; ce qui le prouve du reste, c’est qu’il a commencé, sur les instances de sa femme, à se bâtir une maison en planches ! un frame-house, pour remplacer l’ignoble log-house dans lequel ils vivent. Il commence même à s’apercevoir que cette construction le mène beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Il doit avoir maintenant beaucoup de peine à joindre les deux bouts. Quelque économe qu’on soit dans ce pays, il faut dépenser beaucoup d’argent : or le seul qu’il touche lui vient de la vente de ses bœufs et de la fourniture de foin qu’il nous fait, et pour laquelle il lui a fallu prendre pendant trois mois un homme qu’il payait cinq francs par jour et qu’il nourrissait. Il n’a donc gagné que très peu de chose. Il me semble par conséquent impossible qu’il ait plus de 500 ou 600 dollars à dépenser par an, et tout cela doit passer dans les poches des marchands de Buffalo-Gap. Notez que sa position n’est ni meilleure ni pire que celle de tous les autres fermiers des environs ; j’entends de ceux qui sont travailleurs et économes, et c’est la très petite minorité. L’agriculture, si lucrative aux États-Unis, qui avait pris jusqu’à ces années dernières un tel développement qu’elle a ruiné la nôtre, est atteinte à son tour.
Il est intéressant de rechercher les causes qui ont amené ce résultat. Le meilleur moyen pour y arriver, c’est de se rendre compte des conditions dans lesquelles opèrent deux fermiers, l’un Américain et l’autre Français, — par exemple, — disposant du même capital.
Tout d’abord, il faut constater que la constitution de la propriété donne au Français une énorme avance. Il y a en France toute une école de braves gens qui s’intitulent économistes, sans doute parce qu’ils se sont toujours économisé la peine de regarder ce qui se passe autour d’eux. Ils nous racontent que si notre agriculture n’est pas prospère, c’est parce que nous n’avons pas de crédit agricole ! Mais qu’est-ce que c’est donc que le fermage, sinon une opération par laquelle un capitaliste met à la disposition du cultivateur, sous forme de bâtiments, de plantations, de drainages et d’améliorations de tout genre, une somme généralement sept ou huit fois supérieure à celle que ce cultivateur met lui-même dans l’affaire comme mobilier et fonds de roulement ? Et pour tout ce capital, il ne lui demande qu’une rémunération de 2 ou 3 pour 100, tout au plus.
Un cultivateur français qui entre en ferme se trouve donc par le fait gérant d’une société en commandite. La somme qu’il met dans l’affaire ne représente qu’une part assez faible du capital engagé, et il en tire un revenu de 8 à 10 pour 100, tandis que son associé, le propriétaire, se contente de beaucoup moins.
Bien moins favorisé est le fermier américain. Il peut prendre toute la terre qu’il veut, cela est vrai, à peu près sans bourse délier ; mais il faut qu’il commence par se bâtir une maison et des hébergeages ; puis il lui faut des clôtures, et si, comme cela arrive le plus souvent, il se trouve à court d’argent, il en trouvera à la banque, mais jamais, du moins dans ce pays, à un taux inférieur à 2 et demi pour 100 PAR MOIS[3].
Il est donc très certain, comme je le disais tout à l’heure, qu’au début la situation du fermier français est bien meilleure que celle de l’Américain, puisque, grâce au fermage, il conserve intact tout son capital, que son concurrent est, au contraire, obligé d’écorner dans une énorme proportion. Comme agriculteur, le premier est généralement aussi très supérieur au second, parce qu’il n’a jamais fait que ce métier-là, tandis que le second en essaye presque toujours trois ou quatre avant de se faire fermier. Il est certainement plus difficile sous le rapport du logement et surtout de la nourriture ; mais c’est son propriétaire qui paye son logement, et quant à sa nourriture, sa femme est tellement industrieuse, qu’il dépense habituellement bien moins pour ce chapitre que son concurrent américain, qui, à cause de la paresse de la sienne, est obligé d’acheter très cher à peu près tout ce qui se mange chez lui. En somme, mettez-les tous les deux l’un à côté de l’autre, dans les mêmes conditions, le Français gagnera de l’argent, quand l’Américain en perdra.
Malheureusement c’est le contraire qui est arrivé jusqu’à ces derniers temps. C’est que tous ces avantages étaient plus que compensés par ce fait capital que l’Américain peut prendre toute la terre qu’il veut ; que, de plus, il ne supporte pas le poids du service militaire, et, enfin, qu’il ne paye pas d’impôts : mais il ne faut pas trop insister sur ce dernier point. Il y a des économies plus apparentes que réelles celle-là pourrait bien être du nombre. Ainsi Rogers, par exemple, ne paye que 60 ou 80 francs d’impôt par an, et cette somme bien modeste est censée représenter ses contributions à toutes les dépenses de l’État ; mais il s’aperçoit souvent qu’il n’en est pas quitte à si bon marché. Ainsi, quand le juge du district, charpentier de son état, a su qu’il allait se faire construire une maison, il lui a laissé entrevoir qu’il le verrait avec peine confier ce travail à un autre qu’à lui-même. Rogers a été très prompt à saisir le sens de cette insinuation, ayant précisément en ce moment un procès pendant devant ledit juge, qui se fait payer cinq dollars des journées commençant à dix heures du matin, finissant à quatre, et pendant lesquelles il propose souvent des parties de cartes à son patron, qui n’ose refuser.
La moralité de tout ce qui précède, je l’ai déjà dit et je le répète, c’est que de nos jours où, grâce à la facilité des transports, les distances ne sont plus rien, quand deux nations entrent en lutte économique, si, chez la première, la terre et le travail sont chers, tandis que, dans la seconde, le travail seul est cher et la terre est pour rien, la seconde doit ruiner la première, parce qu’elle pourra toujours produire à meilleur marché qu’elle. C’est pour cela, et uniquement pour cela, que les importations américaines nous ont réduits à l’état où nous sommes.
Mais si une troisième nation entre dans l’orbite des deux premières, dans laquelle terre et main-d’œuvre sont à bon marché, elle ruinera la seconde tout aussi sûrement que la seconde avait ruiné la première. C’est ce qui arrive maintenant à l’Inde. Autrefois, les grandes plaines d’alluvion de ce pays se reposaient pendant neuf mois après avoir produit la récolte du riz qui suffisait à nourrir tant bien que mal ses habitants. Maintenant, on leur fait produire une seconde récolte de froment qui peut se vendre infiniment meilleur marché que les blés américains ou européens, parce que les ouvriers qu’on emploie à ce travail s’habillent avec un mouchoir de poche et vivent en mangeant une poignée de riz. Aussi ce sont maintenant ces blés indiens qui font les prix sur les marchés de l’Europe, et ces prix rendent nos marchés inabordables aux blés américains, ou du moins les blés américains qu’on continue à apporter parce qu’il faut bien les vendre quelque part, se vendent à des prix qui ne sont plus rémunérateurs pour ceux qui les ont produits.
Les fermiers de ce pays commencent donc à ressentir, à leur tour, toutes les douceurs de la crise qu’ils ont déchaînée chez nous. Mais, pour eux, cette crise ne sera que temporaire. Ils ne doivent plus, il est vrai, compter sur l’exportation de leurs produits, mais la perte qui résulte pour eux de la fermeture du marché européen sera bien vite compensée par suite de ce fait que leur marché national va tous les jours s’élargissant grâce à l’augmentation de la population. L’émigration du vieux monde n’a jamais été aussi considérable que cette année. Le 13 juin dernier, je crois, la douane a enregistré l’arrivée à New-York de onze mille émigrants dans la même journée ! Tant par l’émigration que par les naissances, la population augmente chaque année de deux millions cinq cent mille unités environ. Et ce marché-là, les Américains sauront bien le conserver à leurs propres agriculteurs à force de protection ; car une chose que l’on ne sait pas assez, c’est que ces années dernières, alors que leurs diplomates protestaient contre les droits que nous voulions mettre sur leurs blés, il y avait un article de leurs tarifs douaniers qui imposait d’un droit assez fort l’introduction des blés étrangers chez eux ; droit que leurs douaniers n’avaient du reste, bien entendu, jamais l’occasion d’appliquer.
Me voilà au bout de ma monographie ! Aurai-je bien mérité de la « Réforme sociale » ? Je l’espère. Mais j’ai peur d’avoir donné aux lecteurs une assez mauvaise idée de mes pauvres voisins les Rogers. Le mari est bien sale, et la femme a un passé un peu suspect. Mais j’ai appris ce soir sur leur compte une histoire que je veux consigner ici, d’abord parce qu’elle démontre une fois de plus qu’il ne faut pas toujours se fier ici aux apparences ni même aux antécédents, ensuite parce qu’elle me semble curieuse comme étude des mœurs de ce pays.
Je me suis empressé naturellement, en arrivant, de présenter le docteur en déclinant ses titres et qualités. Dès que la mère Rogers a su qu’il était médecin, elle a ouvert la porte de la maison, et nous avons vu un berceau indien en cuir dans lequel se balançait un petit garçon de quatre ou cinq ans, qu’elle a pris dans ses bras, pour le présenter au docteur. Le malheureux petit bonhomme était couvert de boutons d’assez mauvaise apparence, et elle ne savait comment le soigner.
— Comment ! madame Rogers, lui ai-je dit, où avez-vous pris cet enfant ? Vous ne l’aviez pas l’année dernière.
— C’est le fils d’une de mes amies, m’a-t-elle répondu. Sa mère est une Allemande, catholique comme moi. Elle n’était pas mariée et élevait cet enfant comme elle pouvait. L’année dernière, un homme qui a fait sa connaissance à Custer, où elle travaillait, lui a proposé de l’épouser. Seulement, quand le P. Mac Glynn, le curé de Rapid-City, a su que cet homme n’était pas le père de l’enfant, il a refusé de les marier, à moins qu’il ne lui fût prouvé que l’enfant ne serait pas abandonné. La pauvre femme était au désespoir. Alors j’ai proposé d’adopter le petit. Rogers me l’a permis, et le P. Mac Glynn, quand il a su cela, a consenti à célébrer le mariage. Le pauvre petit était bien malade quand je l’ai pris et j’ai passé bien des nuits à le soigner, mais il va déjà bien mieux !
CHAPITRE iii.
Mercredi 21. — Nos trois docteurs semblent prendre tout à fait goût à la vie du ranch. La tournée du propriétaire continue à se faire avec rigueur. Hier et aujourd’hui, nous sommes montés à cheval après déjeuner pour leur montrer les différentes bandes de juments. Ce sont des courses de vingt-cinq ou trente kilomètres qui font voir le pays à nos hôtes.
Aujourd’hui il s’est produit un incident. Nous avions parcouru la région montagneuse située à l’est du Lame Johnny, où se trouvent de préférence les juments dans cette saison, lorsqu’en débouchant dans la vallée par un des ravins étroits qui la font communiquer avec la grande Prairie, nous nous sommes aperçus qu’elle avait été envahie par quatre ou cinq cents bœufs. C’étaient probablement des animaux provenant de quelques ranchs du Sud, égarés dans la montagne, qui étaient redescendus chez nous par le haut du vallon et qui mangeaient à belles dents le foin de nos juments. Deux ou trois de nos cow-boys étaient déjà occupés à nous débarrasser de ces maraudeurs. Ils galopaient dans la plaine, poussant devant eux les isolés qu’ils ramenaient vers le gros du troupeau arrêté sur le flanc d’une colline.
La plupart des bœufs étaient déjà réunis en une masse confuse d’où sortait une rumeur de beuglements désespérés. Ils tourbillonnaient, ne sachant encore quel parti prendre, mais sentant bien qu’il n’était plus question de brouter en paix. Ces chasses-là, les roundups, comme on les appelle ici, ont le don de surexciter. au plus haut point les chevaux de ranchs. Ils s’y comportent absolument comme des chiens de berger, s’acharnant après les animaux qui cherchent à s’échapper, allant au-devant de tous leurs détours qu’ils devinent avec une véritable intuition. C’est surtout lorsqu’il s’agit de lacer un bœuf qu’ils sont merveilleux. L’homme a besoin de ses deux mains : la droite fait tourner autour de la tête le nœud coulant ; la gauche tient, prêts à se dérouler, les plets de la corde de cuir, dont l’extrémité est tournée autour du pommeau de la selle. Le cheval se charge du reste. Dès qu’il a compris de quel animal il s’agit, il commence par le séparer de la bande (cut out), puis se met à galoper par son travers, en se maintenant toujours à bonne distance jusqu’au moment où il voit la corde venir s’enrouler autour des cornes ou des jambes. Alors il s’arrête brusquement, s’arc-boutant de toutes ses forces sur ses quatre jambes pour résister au choc qui va se produire, choc qui le ferait rouler par terre sans rémission s’il ne prenait pas ces précautions. Si l’opération manque par la faute des cavaliers, ils leur témoignent quelquefois très clairement leur profond mépris. Un de nos voisins avait et a probablement encore un cheval nommé Old-Judge, qui était célèbre pour la franchise avec laquelle il exprimait ce sentiment. Il se prêtait loyalement à deux essais. Au second raté, il hésitait un instant, retournait la tête d’un air éminemment ironique, et puis recommençait à cut out ; mais si, cette fois-là, le bœuf n’était pas lacé, il partait immédiatement à fond de train, et il n’y avait pas de force humaine qui l’empêchât de rentrer à l’écurie, après s’être débarrassé, si faire se pouvait, de son cavalier.
Du reste, on ne sait vraiment ce qu’il faut admirer le plus de l’adresse des chevaux ou de celle des hommes qui les montent. Un bon cow-boy joue littéralement avec le taureau le plus sauvage comme un chat avec une souris. Lacer un bœuf n’est que l’enfance de l’art si l’on manque les jambes, on a toujours la ressource d’attraper les cornes. Mais on cite des cow-boys qui abattent un bœuf lancé au galop, même sans se servir du lasso. Ils lui prennent la queue, et puis, poussant rapidement leur cheval en avant, ils profitent du mouvement de plongeon que font ces animaux en galopant pour lui faire exécuter une culbute complète, à la suite de laquelle il reste pendant quelques instants les quatre jambes en l’air, tellement abasourdi qu’il n’a même plus la force de se relever.
À peine nos chevaux ont-ils vu ce dont il s’agit qu’ils se mettent à bondir sur place tant ils ont hâte de prendre part à la fête. Je monte justement Queen, une très jolie jument baie que Raymond A… affirme pompeusement avoir dressée tout exprès pour moi. Il n’a pas poussé assez loin son éducation, car j’aime bien les chevaux très tranquilles, et celle-ci a toujours l’air d’avoir un tremblement de terre dans le corps. Pendant que je me débats avec elle, les chevaux de nos docteurs partent, complètement emballés. Je n’étais pas inquiet de G… ni de P… ; mais j’étais moins rassuré sur le compte de M. C… Nous avions justement tué en route deux magnifiques serpents à sonnettes qu’il avait voulu à toute force rapporter. Il les avait pendus au pommeau de sa selle. Leurs longs corps gris d’argent tachetés de brun viennent fouetter la croupe de son cheval, qui bondit comme un cabri à travers les roches. Nous descendons l’un à côté de l’autre, d’une allure insensée, dans le lit du creek : nous passons comme une avalanche à travers les buissons qui le remplissent. En remontant sur l’autre berge, nous nous trouvons tout à coup au milieu de trente ou quarante bœufs qui, en nous apercevant, détalent la queue en l’air. Nos chevaux, de plus en plus persuadés qu’il s’agit d’un roundup sérieux, choisissent chacun leur animal et s’attachent à lui avec une ténacité digne d’une meilleure cause. À ce moment, je regarde le docteur les grelots de ses serpents sonnent toujours ; il est cramponné au pommeau de sa selle ; mais il tient encore ses étriers et se comporte aussi vaillamment que possible, malgré le train.
Rassuré sur le compte de M. Ch…, je cherche à me rendre compte de ce qu’ont pu devenir ses compagnons. P… galope à côté d’un cow-boy ; quant à G…, son cheval semble s’être donné la tâche de ramener une génisse blanche qui filait sournoisement hors de la bagarre. Je les vois de loin, jouant à cache-cache dans le lit du creek, dont ils escaladent les berges douze ou quinze fois. Après une défense héroïque, la génisse blanche se déclare, heureusement, vaincue et revient au grand galop vers le gros du troupeau, ramenant derrière elle le docteur G…
Au bout d’une demi-heure, tous les animaux sont réunis en une masse tourbillonnant sur le flanc d’une colline. Sans leur donner le temps de se reconnaître, les boys les chargent à grands cris, et toute cette masse s’ébranle au galop dans la direction du cañon par lequel nous sommes nous-mêmes venus. L’honneur est sauf ! Pas un de nos docteurs n’est tombé ! Ils semblent même maintenant prendre tout à fait goût à ce genre de sport. P… et G… galopent à travers les bœufs avec l’assurance de vieux cow-boys ; quant au docteur Ch…, il est tellement enthousiasmé qu’il a pris un de ses serpents par la queue et s’en sert comme d’un fouet pour pousser les bœufs devant lui. Échange-t-on des discours à l’Académie de médecine quand on y reçoit de nouveaux élus ? Je n’en sais rien. Mais si cette formalité est observée, au jour, que j’espère prochain, où le docteur Ch… sera reçu dans cette docte assemblée, je livre au récipiendaire cette véridique histoire à titre de document, et je suis sûr qu’il aura un bien beau succès en la racontant, car enfin, combien y a-t-il à Paris de médecins dont on peut dire qu’ils ont fait sauver devant eux trois cents bœufs en les fouaillant avec un serpent à sonnettes ?
Nous avons pu offrir à nos hôtes les plaisirs de l’équitation : nous avons été moins heureux du côté de la chasse. Je ne sais pas ce qui est arrivé cette année aux couvées, mais on ne voit pour ainsi dire pas de poules de prairie. Les jack rabbits (lièvres) et les cotton tails (lapins) sont aussi assez rares. En fait de quadrupèdes plus importants, nous n’avons rencontré qu’un daim. Pourtant les boys en voient presque tous les jours, ainsi que des mouflons (mountain sheep). Il n’y a plus beaucoup d’ours dans le pays. Cependant on en a tué un le printemps dernier qui pesait onze cents livres ! On a vu aussi plusieurs mountain lions (panthères). L’une d’elles a été tuée l’an passé non loin d’ici, dans de bien singulières circonstances. Un boy cherchait une vache égarée. Il l’aperçoit du haut d’une colline et descend vers elle au grand galop en faisant tourner son lasso au-dessus de sa tête, comptant la lacer en arrivant près d’elle. La vache avait une singulière attitude : elle semblait de loin comme paralysée. En arrivant à trois ou quatre pas, le boy aperçut une énorme panthère en arrêt, qu’il n’avait pas pu voir plus tôt parce qu’elle était cachée par un rocher, et qui, de son côté, ne l’avait pas entendu, tant elle était absorbée par la vue de la vache. Le boy ne perdit pas la tête au lieu de lacer la vache, il laça la panthère et revint triomphalement en la traînant derrière lui. Elle avait onze pieds de long. Il paraît qu’il avait fait là quelque chose d’extrêmement difficile, et qu’il avait neuf chances contre une de manquer son coup, à cause de la conformation de la panthère, dont la tête, toute ronde, n’offre presque pas de prise au lasso.
Puisque j’en suis à faire l’énumération du gibier de ce pays, il me faut parler du skunk. Tout le monde en a vu des échantillons empaillés dans les vitrines des fourreurs. C’est un animal un peu plus gros qu’un lièvre et un peu plus petit qu’un renard, d’assez lourde apparence, mais dont la peau a une certaine valeur parce qu’elle imite tant bien que mal celle de la martre. C’est de ce pays-ci qu’on fait venir leurs fourrures. Ils y sont extrêmement communs. Le skunk est un animal qui a un goût extraordinaire pour la société de l’homme. L’année dernière, quand j’étais ici, il y en avait un ménage qui s’était établi sous la maison. Tous les jours on les voyait traverser le chemin pour s’enfoncer dans les buissons du creek. Plusieurs fois ils sont même entrés dans la cuisine, et l’on conserve le souvenir d’une de leurs visites au poulailler, visite qui a coûté la vie à soixante-dix-neuf poulets ! Une loi de la Convention excusait le vol commis par une femme grosse. La mère skunk avait la même excuse, car peu de temps après elle apparut avec trois petits skunks qui gambadaient autour d’elle.
Ce n’est pas absolument par amour désintéressé pour l’espèce qu’on laisse s’établir cette douce familiarité. On accepte un mal pour en éviter un pire. La vérité est que la nature a fourni aux skunks un moyen de se venger d’une manière terrible des mauvais procédés qu’on peut avoir pour eux. Elle leur a donné deux glandes placées judicieusement le plus loin possible de leur nez, d’où ils font sortir à volonté un jet de liquide d’une odeur dont rien n’approche. Ils se laissent approcher très facilement, mais toutes les fois qu’on les blesse ou simplement qu’on les effraye, ils s’empressent de faire usage de cette arme, et ses ravages sont effrayants. Un homme qui a reçu le jet tombe très bien sans connaissance : un cheval en est manifestement malade ; des vêtements qui ont été souillés ne peuvent plus être portés ; il faut les brûler. Une maison dans le voisinage de laquelle un skunk a été tué n’est littéralement plus habitable. Je me suis laissé dire qu’il y avait dans certains coins des montagnes Rocheuses des ranchs uniquement consacrés à l’élevage du skunk. Je souhaite bien du plaisir à leurs propriétaires ; mais il faut des aptitudes spéciales et un nez organisé d’une façon toute particulière pour résister à une pareille industrie.
En définitive, il y a fort peu de gibier dans ce pays-ci, et il y en a de moins en moins, car je me souviens qu’il y a quatre ans, quand j’y suis venu pour la première fois, on en voyait bien plus que maintenant. Aussi je me demande comment nos voisins les Indiens trouvent moyen de vivre de leur chasse. Je m’explique très bien les disettes dont ils souffrent de temps en temps. Les Sioux reçoivent, paraît-il, assez régulièrement les rations de bœuf que le gouvernement américain s’est engagé à leur donner. Aussi se tiennent-ils relativement tranquilles. Mais les petites tribus qui habitent plus à l’ouest, les Yutes ou les Gros-Ventres, par exemple, ont à supporter de temps en temps de véritables famines. Et cependant la vie errante et oisive, malgré toutes les misères qu’elle entraîne, semble avoir pour eux un attrait qui résiste même à de longues années d’une existence civilisée, car on a vu souvent des Indiens retourner sous la tente après avoir passé leur enfance et leur jeunesse dans des écoles.
On m’a conté l’autre jour, à Buffalo-Gap, une histoire qui est un exemple frappant de cette persistance latente d’habitudes héréditaires. Un trappeur, nommé Harding, avait épousé, il y a une vingtaine d’années une squaw indienne. Cela arrive assez souvent aux hommes qui vivent dans la Prairie, car ces unions leur assurent généralement la bienveillance de la tribu à laquelle appartient la jeune personne. Ils en reconnaissent même si bien les avantages, que la plupart en épousent plusieurs. La squaw en question n’était du reste pas la première venue. Elle était ce que les Américains appellent une medicine woman, — expression qu’il faut traduire non pas par femme médecin, mais par sorcière ou prêtresse, — et jouissait, à ce titre, d’une grande notoriété, dont bénéficia naturellement l’heureux mortel dont elle couronna la flamme.
Après quelques années d’une union que le Grand Esprit avait bénie en faisant naître dans la tente quatre petits Bois-Brûlés, le ménage vint s’établir dans une ferme des Black-Hills, située à une cinquantaine de milles de Buffalo-Gap, à Hot-Springs. C’est là que j’eus l’honneur d’être présenté à madame Harding, lorsque je vins pour la première fois dans le pays, il y a quatre ans. Quand je la vis, c’était une grande femme assez bien tournée, portant gaillardement un costume composé d’une chemise indienne en peau de daim brodée et d’une jupe très courte en flanelle rouge, qui laissait voir des jambes recouvertes de leggings et des pieds chaussés de mocassins. Elle avait une véritable crinière de grands cheveux noirs qui lui couvraient le dos, une longue plume d’aigle fixée derrière l’oreille, et était toujours accompagnée d’une superbe antilope mâle étonnamment bien apprivoisée. Au demeurant, tout à fait le physique de son emploi de sorcière qu’elle continuait à tenir avec certains profits, car on voyait souvent arriver chez elle des bandes d’Indiens, venus de très loin pour la consulter sur des cas embarrassants. À part ce léger détail, elle jouissait de l’estime de ses peu nombreux voisins et paraissait fort attachée à son mari et à ses enfants.
L’autre jour, j’ai demandé, par hasard, ce qu’était devenu cet intéressant ménage : on m’a raconté une très singulière histoire. Il paraît qu’un beau jour, on ne sait pour quelle raison, M. Harding crut devoir donner à sa moitié une légère correction. Dans les ménages ordinaires américains, ce sont plutôt les femmes qui battent leurs maris ; mais quand les femmes sont Indiennes, il paraît qu’il faut les battre de temps en temps, sans quoi elles estiment qu’on les néglige. Aussi les voisins n’attachèrent-ils aucune importance à cette petite scène. Quel ne fut donc pas leur étonnement, en apprenant le lendemain matin qu’un passant matinal avait découvert M. Harding dans le costume le plus sommaire, attaché soigneusement par les pieds et par les mains à un arbre tout près de sa maison ! Il avait raconté que, après avoir reçu sa petite correction, sa femme l’avait fait boire un peu plus que de raison et puis l’avait mis dans l’état où on le voyait : ensuite, elle lui avait cassé sur le dos tous les manches à balai de la maison et puis s’était éloignée, emmenant avec elle tous les chevaux, mules et bœufs de la ferme, mais laissant derrière elle ses enfants. On a appris depuis qu’elle avait été offrir le tout, ainsi que son cœur et sa main, à un vieux guerrier indien dont elle embellit le wigwam en qualité de quatrième femme et qui la roue de coups, ce qui ne venge même pas l’infortuné Harding, car son infidèle épouse se déclare la plus heureuse des squaws et des sorcières.
Samedi 24 septembre. — Nos docteurs nous ont quittés depuis deux jours, à notre très grand regret. Ils semblent, eux aussi, emporter un bon souvenir de la vie qu’ils ont menée ici, car le docteur P… nous a déclaré qu’il était bien décidé à revenir l’année prochaine passer deux mois ici pour se reposer, dans l’exercice de la profession de cow-boy, des fatigues qu’il va éprouver en prodiguant ses soins aux poumons aristocratiques qui l’attendent à Cannes.
Ce qui a forcé ces messieurs à nous quitter si rapidement, c’est que, partis de France avec la foule des docteurs qui venaient en Amérique pour le congrès, ils veulent aller rejoindre, à New-York, la troupe austère de leurs collègues qui « ont participé, jusqu’à la fin, aux travaux du congrès » (style officiel). Grâce aux journaux et à des lettres particulières, nous avons été tenus, jour par jour, au courant de ces travaux, qui vont sûrement faire faire de très notables progrès à la science médicale. Après la visite aux cataractes du Niagara, on en a fait une autre au tombeau de Washington. Entre temps, on s’est bien réuni quelquefois dans un théâtre de cette ville pour parler de médecine, mais des discussions, soulevées d’abord à propos du choix d’un président, n’ont pas tardé à prendre un caractère si violent, qu’on n’a pas cru devoir par trop multiplier ces réunions. On s’est donc empressé de clore la session en se donnant rendez-vous, pour l’année prochaine, sur un autre point du globe, à Copenhague, je crois.
Toutefois, les Américains n’ont pas voulu laisser partir leurs hôtes sans leur offrir quelques divertissements, afin, sans doute, de les reposer de ces labeurs. Il y a eu deux banquets. En Europe, ce serait peu pour un congrès ; en Amérique, cela me semble beaucoup. Sauf dans une ou deux villes de l’Est, où les coutumes européennes se sont introduites, l’Américain invite très volontiers à boire, mais très rarement à manger. Enfin, pour clore la série des fêtes, le président Cleveland a donné en leur honneur ce que l’on appelle une réception ouverte. Je voudrais dire quelques mots de ce genre de réception.
Constatons, tout d’abord, qu’il paraît avoir été connu dès la plus haute antiquité. Un théologien m’a expliqué que beaucoup des paraboles contenues dans l’Évangile sont probablement le récit d’événements survenus réellement et constituent à ce titre des renseignements précieux sur les mœurs du temps. Cela me semble du reste très vraisemblable. Notre-Seigneur, voulant instruire ses disciples, procédait du connu à l’inconnu : il leur parlait d’un fait qu’ils connaissaient ; puis il en tirait la morale. Il est donc fort possible que l’histoire de ce maître de maison de Jérusalem qui, ayant organisé un grand dîner et voyant tous ses invités lui faire faux bond, s’avisa, probablement dans un moment de dépit, d’ouvrir sa salle à manger à tous les vagabonds qu’on put ramasser le long des haies et dans les carrefours, il est très possible, dis-je, que cette histoire soit vraie. Dans ce cas, ce serait le premier exemple connu d’une réception ouverte. J’ajoute que l’expérience n’a pas réussi, puisque le maître de maison en question a été obligés de faire mettre à la porte par ses domestiques l’un des convives dont la tenue laissait par trop à désirer. Seulement, son indignation ne s’explique pas. Quand on recrute comme cela ses invités, on doit prévoir des incidents de ce genre et prendre ses mesures en conséquence. À quelqu’un qui voudrait, de nos jours, tenter la même expérience, je conseillerais vivement d’enfermer son argenterie, de baptiser fortement ses vins et d’avoir des sergents de ville à portée.
J’insiste là-dessus, parce que la troisième république, qui semble avoir le désir d’acclimater chez nous les mœurs américaines, et qui a notamment inauguré l’ère des réceptions ouvertes, ne semble pas se rendre compte des précautions qui rendent ces réceptions possibles de l’autre côté de l’Océan. Jusqu’à présent, elles n’ont été tentées que par nos suaves conseillers municipaux et par M. Grévy. Aux premiers, qui opèrent avec notre argent, il est assez indifférent que, le lendemain de chaque bal, le préposé à l’argenterie constate la disparition d’un grand nombre de petites cuillers, et qu’il faille ramasser au milieu des débris de la vaisselle quelques centaines d’électeurs ivres-morts. Mais je n’ai jamais compris que M. Wilson, qui doit savoir l’anglais et dont le beau-père est responsable de la casse, ne renseigne pas ledit beau-père sur les moyens employés en Amérique pour éviter tous ces accidents, alors surtout que les dépenses insensées qui en résultent peuvent avoir une influence aussi fâcheuse sur la dot de la petite Marguerite. Il y a vraiment là une incurie qui m’afflige au point de vue de cette chère petite, en même temps qu’elle m’étonne de la part d’un financier aussi avisé.
C’est donc uniquement dans l’intérêt de cette honorable famille, et non dans un but personnel, car je n’ai pas l’intention de jamais mettre les pieds chez elle, que je voudrais reproduire les renseignements que j’ai pu recueillir sur cette réception de la Maison-Blanche. Il paraît donc que l’autre jour, quand les médecins, suivant la foule, se sont présentés aux portes du palais présidentiel, ils ont tout d’abord aperçu les épaules de madame Cleveland. De l’aveu général, elle les a superbes. La première impression a donc été excellente. Ensuite ils ont défilé devant le président, qui leur a serré les mains à tous ; ils étaient trois mille. Chacun avait droit à un How do you do ? individuel. (Comment vous portez-vous ?) Après cette formalité, ces messieurs étaient libres de se répandre dans les salons. C’est alors qu’ils ont pu étudier l’organisation du buffet, et c’est sur ce point que j’insiste, car il me paraît que c’est le nœud de la question. Le service des rafraîchissements était simplement assuré par l’ouverture de trois ou quatre grandes fenêtres, puis par l’installation, dans un coin d’une serre, d’une barrique défoncée pleine d’une belle eau limpide dans laquelle nageaient de gros morceaux de glace. Ceux qui éprouvaient le besoin de se rafraîchir pouvaient y puiser tout à leur aise, au moyen d’un gobelet retenu par une chaîne, comme cela a lieu dans les fontaines Wallace. Voilà comment il faut opérer quand on veut avoir des réceptions ouvertes.
Avant leur départ de Fleur de Lis, nos docteurs ont été témoins d’un événement qui a causé une vive émotion à Buffalo-Gap et fourni de la copie à tous les journaux des Black-Hills pendant plusieurs jours. Un nouveau convoi de chevaux percherons, de beaucoup le plus nombreux qui soit parvenu dans ce pays lointain, est arrivé au ranch. Je me trouvais à Houlgate, il y a quelques semaines, au moment de leur départ de France, et j’étais allé au Havre pour assister à leur embarquement sur le grand navire anglais venu tout exprès pour les chercher, eux et cent soixante autres amenés de tous les points du Perche. J’insiste sur la nationalité du navire parce que je suis obligé de constater que les armateurs français, qui se partagent chaque année trente ou quarante millions de subventions donnés par le gouvernement à la marine marchande, que ces armateurs, qui se plaignent toujours de manquer de frets, sont tellement mal outillés, ou plutôt si peu entreprenants, qu’ils refusent absolument ces chargements-là et qu’ils les laissent chaque année à des étrangers, qui viennent les prendre devant eux dans nos propres ports.
Le spectacle était bien curieux. L’immense navire tout noir remplissait de sa masse tout un côté du bassin de l’Eure ; sur le quai s’élevait une véritable montagne de hottes de foin comprimé et de sacs de son, qu’une grue à vapeur entassait dans la cale-arrière. À l’avant, on avait installé une passerelle étroite et très inclinée : c’est par là que devaient monter les chevaux, pour en redescendre ensuite une autre encore plus raide, avant de gagner le faux pont, où les stalles étaient disposés.
Par tous les ponts des bassins, on voyait venir de longues files de chevaux arrivant du chemin de fer, la queue et la crinière tressées de paille, exaspérés par le voyage, bondissant de tous côtés, en entraînant les gars pendus à leurs licols. Ils venaient s’entasser sur le quai en attendant leur tour d’embarquement. Tous les fermiers du Perche étaient là : de grands gaillards solides, la figure rougeaude, encadrée de petits favoris blonds, le perpignan au col, ou le pied de frêne pendu au poignet par sa lanière de cuir ; et puis des baigneurs et des baigneuses de Frascati, attirés par l’étrangeté du spectacle, courant affolés dans tous les sens pour éviter les ruades.
Le quai prenait l’aspect d’un champ de foire normand : les Américains allaient de groupe en groupe vérifiant les marques au fer rouge imprimées sur le sabot au moment de l’achat ; ils s’assuraient d’un coup d’œil que l’animal n’avait éprouvé aucun accident pendant son voyage en chemin de fer ; puis les liasses de billets bleus allaient s’enfouir dans les vieux portefeuilles de cuir soigneusement cachés sous les blouses, dans une poche intérieure du gilet, et chaque gars s’avançait dans un espace réservé à grand’peine, au pied de la passerelle, pour remettre son cheval aux cow-boys américains chargés de l’embarquement.
Tout le monde les regardait, car leur apparence et leurs allures paraissaient bien singulières aux tranquilles Normands. Ils bousculaient les gars, ce qui amena deux ou trois batailles et un échange de jurons internationaux tout à fait instructif. Puis, quand ils avaient pris le cheval, ils attachaient de longues cordes à son licol, et douze ou quinze d’entre eux s’y attelant tiraient en avant la malheureuse bête pendant que d’autres la tapaient par derrière avec de gros bâtons. Les chevaux étaient littéralement affolés. La plupart finissaient par prendre le galop et escaladaient la passerelle. Mais d’autres mordaient et se cabraient avec fureur, et puis finissaient par se coucher, et il fallait les traîner. Comment les deux tiers n’eurent-ils pas les jambes cassées ? Voilà ce que je n’ai jamais pu comprendre, étant donnée la nature plus que sommaire des installations que la bonne ville du Havre met à la disposition des armateurs. Les bons Havrais, comme les Parisiens, tiennent avant tout à s’offrir le luxe d’un conseil municipal qui soit dans le mouvement et qui s’occupe des grandes questions vraiment dignes d’hommes politiques aussi distingués : comme la laïcisation des hôpitaux. On s’occupera plus tard des affaires de la ville. Seulement, les éleveurs percherons sont déjà obligés d’embarquer leurs chevaux sur des navires anglais, parce que les armateurs français ne veulent pas les prendre ; ils les font assurer par des compagnies anglaises, parce que les compagnies françaises ne veulent pas accepter ces sortes de risques ; ils finiront peut-être, si l’on n’y prend pas garde, par être obligés de les expédier d’Anvers ou de Londres : j’en connais qui le font déjà.
Les premiers jours de septembre ont été remarquablement mauvais sur l’Atlantique. Un ouragan descendu du nord a causé des désastres sur les côtes des États-Unis. Les malheureux pêcheurs de morue du grand banc de Terre-Neuve ont été tout particulièrement éprouvés. Comme dans les gros temps les chevaux souffrent beaucoup, les importateurs américains, déjà fort éprouvés l’année dernière, s’attendaient à de nouveaux accidents. Aussi furent-ils agréablement surpris, en apprenant, quand le navire arriva au bout de seize jours de traversée, que pas un des cent quatre-vingts chevaux qui étaient à bord n’avait eu d’accident. Le chemin de fer les éprouva davantage. Il faut quatre ou cinq jours pour aller de New-York à Chicago, et malgré l’admirable aménagement des superbes wagons affectés à ce service, on perd chaque année plus de chevaux pendant ce trajet que pendant la traversée.
Ceux qui étaient destinés à Fleur de Lis Ranch n’étaient qu’à moitié chemin en arrivant à Chicago. Il fallut donc leur laisser plusieurs jours de repos. Ils sont arrivés hier matin à Buffalo-Gap. Raymond était allé les y attendre la veille, accompagné de deux ou trois cow-boys. Ils ont pris possession depuis hier au soir des boxs qui les attendaient.
Le départ de nos hôtes a fait reprendre au ranch son train accoutumé. De grand matin, deux cow-boys montent à cheval et s’éloignent au galop dans la direction de la Prairie. Ce sont les herders qui chaque jour doivent compter les cinq ou six cents juments et yearlings du troupeau. On ne compte que très rarement les poulains, parce qu’on admet qu’ils suivent la mère. D’ordinaire les herders sont de retour vers trois ou quatre heures de l’après-midi, ayant fait généralement une soixantaine de kilomètres. Les chevaux laissés en liberté prennent tout à fait les allures des hardes de cerfs de nos forêts. Ils ont des habitudes très régulières.
Matin et soir, toutes les bandes vont boire à des abreuvoirs qu’elles choisissent ; ce sont les moments où il est le plus facile de les compter. Le jour, elles se tiennent sur le sommet des collines. Pendant la nuit, et lorsqu’il fait très mauvais temps, on les trouve toujours dans le fond des vallées étroites. Autrefois, sur la plupart des ranchs, quand on élevait seulement des chevaux du pays, on laissait les étalons constamment en liberté. Cela rendait le service des herders infiniment plus facile, car chaque étalon se constituait un sérail de soixante ou de soixante-dix juments qui, avec leurs yearlings et leurs poulains, formaient un troupeau de cent cinquante têtes environ dont il était le chien de berger : et il savait si bien ramener au bercail à coups de pied et à coups de dents les récalcitrantes, que jamais il n’en manquait une seule.
Malheureusement ces beaux jours sont passés. On n’ose plus abandonner sur la Prairie des étalons valant une vingtaine de mille francs. D’ailleurs, en redevenant sauvages, ces animaux deviennent absolument féroces ; ils finissent même par attaquer les passants, et il y a eu tant d’accidents que, dans le Dakota notamment, il est défendu de les laisser en liberté. Pendant trois mois seulement, au printemps, on les lâche dans le troupeau, mais en ayant soin de les faire constamment surveiller à distance par un homme à cheval tout prêt à les reprendre au lasso si le besoin s’en fait sentir.
La nécessité de cette surveillance a augmenté dans des proportions énormes les dépenses des ranchs, car il a fallu doubler ou même tripler le personnel des cow-boys : du reste, il faut ajouter que ce surcroît de dépense est plus que compensé par l’augmentation de la valeur des produits. Avec l’ancien système, on produisait des chevaux qui à trois ou quatre ans valaient 80 dollars en moyenne ; tandis que les demi-sang percherons valent le double au moins.
Je disais tout à l’heure qu’avec l’ancien système c’étaient les étalons qui se chargeaient eux-mêmes de tenir leur bande de juments, leur bunch, comme on dit ici, au complet. Maintenant ce sont les herders qui sont obligés de ramener les juments quand elles cherchent à s’éloigner, et il y en a qui sont d’une humeur tellement errante qu’elles compliquent singulièrement ce travail. Raymond me montrait hier son journal, où sont relatés les hauts faits de quelques-unes d’entre elles. C’est surtout au printemps que ces tendances se manifestent. Au mois de mai dernier, on a crevé six chevaux de selle en poursuivant des juments qui, tout à coup, — prises sans doute du mal du pays, — repartaient dans la direction du ranch d’où elles étaient venues l’année dernière, et qu’on ne parvenait à rattraper que lorsqu’elles avaient déjà fait deux ou trois cents kilomètres. L’histoire de l’une d’entre elles, Palamina, mérite d’être notée. Ramenée le 14 mai d’une distance de quarante kilomètres, elle poulinait au ranch le 15, repartait dans la nuit du 16, était retrouvée le 17 à quarante-cinq kilomètres et ramenée le 18. Son poulain avait donc fait quatre-vingt-dix kilomètres dans les deux jours qui ont suivi sa naissance, et il se porte à merveille !
Je donne tous ces détails pour faire comprendre combien est dur le métier que font les herders. Ils ont chacun six chevaux au moins réservés uniquement pour leur service. Si tout va bien, si aucun animal n’est signalé absent, ils sont de retour, comme je le disais plus haut, vers trois ou quatre heures. Mais si une seule jument s’est écartée, il faut d’abord relever sa piste et voir dans quelle direction elle se dirige ; ensuite revenir rendre compte au foreman ; puis le herder prend deux chevaux frais : l’un porte une couverture, une hache et quelques vivres ; il monte sur l’autre et il part à la recherche de la fugitive. Au mois de mars dernier, deux de nos hommes ont passé treize jours sans entrer dans une maison, couchant par terre, enveloppés dans une simple couverture, par des froids de dix ou douze degrés.
Je dois dire que depuis que je vois de plus près les cow-boys, j’ai sensiblement modifié ma manière de voir à leur égard. Les cow-boys ressemblent en somme beaucoup aux matelots. Ils ont leurs qualités et leurs défauts. On n’éprouve pas une bien grande sympathie pour un gabier breton quand on le voit, à terre, trébuchant de cabaret en cabaret, dans les rues de Recouvrance, mais on l’apprécie à sa juste valeur quand on vit avec lui à bord. Il ne faut pas davantage juger un cow-boy quand on ne l’a rencontré que dans les villes de la frontière où il vient dépenser en quelques heures l’argent qu’il gagne si durement.
Je ne voudrais cependant pas laisser croire que les rapports qu’on a avec lui, quand il est dans l’exercice de ses fonctions, sont bien agréables. J’entends toujours les fermiers français se plaindre de la difficulté qu’ils ont à conduire leur personnel. Ces difficultés-là sont bien peu de chose auprès de celles qu’on éprouve dans ce pays-ci. Les unes comme les autres tiennent à des causes générales et ont la même origine. Partout le principe de l’égalité des hommes, et comme conséquence celui de leur indépendance absolue, est affirmé avec une énergie chaque jour plus grande. C’étaient autrefois des aristocraties qui gouvernaient les peuples. Les majorités étaient plus ou moins soumises aux minorités. Le principe essentiel de ces gouvernements était donc la discipline. De nos jours, c’est la démocratie qui règne. Dans la pratique, cela veut dire le gouvernement des majorités, qui par parenthèse font même souvent sentir assez durement leur pouvoir aux minorités. Mais en théorie, cette forme de gouvernement tend à affranchir autant que possible les individus et à ne leur laisser de l’esprit de discipline que ce qui est strictement nécessaire pour que la société puisse subsister. Or, précisément au moment où cette évolution se fait dans les esprits, une évolution dans un sens diamétralement opposé a lieu dans l’industrie.
Autrefois, du temps des petits ateliers et des petits magasins, le besoin de la discipline s’y faisait à peine sentir. Ouvriers et employés étaient bien plutôt les camarades que les inférieurs de leurs patrons. De nos jours, dans une usine comme le Creuzot, qui emploie dix mille ouvriers, ou dans un magasin comme le Bon Marché, où il y a, je crois, trois mille employés, il faut de toute nécessité que ces ouvriers et ces employés soient astreints à une discipline aussi sévère que celle des soldats dans un régiment, ou des matelots sur un navire. Le succès ne peut s’acheter qu’à ce prix.
Ainsi, plus les mœurs tendent vers l’égalité, et plus les nécessités de la lutte pour la vie condamnent la plupart des hommes à passer toute leur existence sous le joug d’une discipline implacable. Il n’est pas facile de concilier des tendances aussi contradictoires. Pour y arriver dans la mesure du possible, on a imaginé de créer dans la vie une sorte de dualité. Autrefois, un ouvrier se considérait comme l’homme de son patron, aussi bien en dehors qu’au dedans de l’usine. Il attendait de lui des services en dehors de ceux prévus par la loi de l’offre et de la demande. Mais, en échange, il consentait de bonne grâce à se laisser diriger par lui. L’un devait apporter respect et dévouement ; l’autre, bienveillance, justice et protection. C’est cet ensemble de relations qu’on désigne sous le nom de patronat. Quand des deux côtés on en comprend bien les obligations, il est très certain qu’on ne peut guère imaginer un état social plus fertile en bons résultats.
En cherchant bien, on trouve encore de loin en loin quelques traces du patronat. Malheureusement on ne les trouve plus guère qu’à l’état d’exception. Est-il possible de faire que l’exception devienne la règle ? Quelques bons esprits le croient : j’avoue que je n’ose partager leurs généreuses convictions. Le patronat ne peut s’établir que grâce à une continuité de relations entre patrons et ouvriers qui me semble incompatible avec les nécessités de l’industrie moderne. Voilà pour le côté matériel de la question. Au point de vue moral, il est odieux à l’ouvrier, parce qu’il a tout l’air d’être, s’il n’est pas au fond, la négation même de ces principes égalitaires qui lui sont si chers.
L’ouvrier de nos jours cherche donc toujours à faire deux parts de sa vie. Il loue pendant un certain nombre d’heures son intelligence et ses forces, mais il entend que ses relations avec son patron en restent là. Ce système est très simple en théorie ; c’est celui qui présidait à l’organisation de la défunte garde nationale. Le capitaine et le soldat revenaient de la manœuvre bras dessus, bras dessous, à moins, ce qui s’est vu, que le capitaine ne fût le valet de chambre du soldat : cette combinaison n’a pas donné de très bons résultats au point de vue militaire. Dans la vie civile, son application soulève souvent aussi d’assez graves difficultés. Le patron s’irrite de sentir qu’il est en présence d’une volonté qui ne se livre qu’à demi. L’ouvrier, craignant toujours quelque empiétement, devient facilement hargneux et insolent, de sorte que, faute de pouvoir définir bien exactement le point où commencent et finissent les droits de chacun, on en arrive tout naturellement à cette guerre de classes qui est la plaie et le danger de notre époque.
Aux États-Unis, il n’y a pas, en théorie, et il n’y a jamais eu de classes, ou, pour parler plus exactement, le passage de l’une à l’autre est très fréquent et se fait avec une facilité inconnue dans les anciennes sociétés encore tout imprégnées de vieilles traditions. On serait donc tenté de croire que c’est dans ce pays que cette guerre a le moins de chances de se propager, et que les rapports entre patrons et ouvriers auraient dû s’établir le plus facilement sur ces bases de la dualité de la vie. Cela a été vrai pendant assez longtemps. Mais, du moins dans les États manufacturiers de l’Est, c’est le contraire qui est maintenant la vérité. Nulle part au monde les esprits ne sont aussi aigris. Nulle part la lutte entre le capital et le travail, ces deux géants des temps modernes, n’est engagée avec plus de fureur. En Europe, il y a encore entre eux les débris d’une foule d’anciennes institutions qui servent de tampon. Ces institutions sont plus ou moins en ruine, mais ces ruines détournent les coups des adversaires. Ainsi, il est bien certain que le mouvement social qui se fait en France est dirigé contre le capital ; et cependant les chalartans politiques qui nous gouvernent, devenus capitalistes, ont trouvé moyen de le dévier, jusqu’à une époque toute récente, en lançant contre le clergé, qui n’en pouvait mais, les masses qui leur avaient servi de marchepied pour arriver au pouvoir.
En Amérique, ces tampons n’existent pas. Il n’y a rien entre le capital et le travail. Les adversaires sont en présence, ils se jettent l’un sur l’autre et se battent à coups de grèves et de coalitions avec un acharnement et une absence de tous scrupules que nous ne connaissons heureusement pas encore chez nous.
Cependant, dans l’Ouest, la situation est toute différente. Le capital et le travail sont représentés uniquement par les ranchmen et leurs cow-boys. Ils vivent jusqu’à présent dans l’accord le plus parfait : mais cet accord n’est basé que sur cette dualité de vie dont je parlais tout à l’heure, poussée jusqu’à ses dernières conséquences, et dont chaque partie accepte les charges comme les bénéfices. En France, un ouvrier sait bien qu’il est politiquement l’égal de son patron. Cependant, grâce aux instincts de politesse encore si puissants chez nous, il ne lui refusera guère quelques marques extérieures de respect, même en dehors du service, comme de le saluer ou de l’appeler « monsieur », s’il lui parle.
Ici, les relations sont basées sur le pied de l’égalité la plus absolue. Un cow-boy qui rencontre son ranchman en ville lui offrira toujours un cigare ou un verre de bière et le présentera à un autre cow-boy avec lequel il se promène. Il l’appelle toujours par son nom, sans jamais le précéder du mot mister, cependant si banal. Jamais il ne consentirait à lui rendre le plus petit service personnel, comme de lui seller son cheval, par exemple. Il y a dans les environs un grand ranch appartenant à une compagnie anglaise et dirigé par des Anglais. Ces messieurs ne peuvent plus trouver un cow-boy depuis une scène terrible, qui a failli se terminer par des coups de revolver, survenue parce que l’un des foremen avait ordonné à un cow-boy de nettoyer son fusil.
Je dois dire cependant qu’à Fleur de Lis, nos hommes sont particulièrement aimables pour moi. Dans les premiers temps, ils m’appelaient tous « baron » tout court, comme ils s’appellent entre eux « colonel » ou « capitaine ». Depuis quelque temps, je remarque qu’ils emploient en me parlant une formule qu’ils n’ont évidemment adoptée que parce qu’ils la jugent plus respectueuse. Ils m’appellent « mister baron ». Jamais, non plus, ils ne me laissent seller un cheval ; mais je suis très certain que si je leur demandais ce service, ils me le refuseraient net. Quand j’ai envie de sortir à cheval, je profite d’un moment où l’un des cow-boys est à bayer aux corneilles dans la cour pour me diriger ostensiblement vers la sellerie. Invariablement je l’entends me crier :
You want to go out, mister baron ? Wait a bit. I’ll give you a dandy horse !
« Vous avez envie de sortir, monsieur ? Attendez un peu ; je vais vous donner un cheval dont vous me direz des nouvelles ! »
Et ils me sellent toujours leur meilleur cheval, car chacun d’eux en a cinq ou six qu’il ne laisse monter à personne.
Toute ma diplomatie ne m’évite cependant pas quelques incidents désagréables. Un jour de l’année dernière, je vois deux hommes rentrer. Ils avaient passé dehors toute la nuit, et il faisait un temps affreux. J’étais à déjeuner. Pensant qu’ils devaient mourir de faim, et qu’il faudrait quelque temps pour leur préparer leur repas, je leur envoie un poulet dont je venais de prendre l’aile. Ils le jettent immédiatement par la fenêtre et vont se plaindre au foreman, disant que je les ai traités comme des chiens en leur envoyant mes restes. On a eu quelque peine à arranger l’affaire.
Étant donnés, d’une part, des gaillards aussi pointilleux, de l’autre, les mœurs violentes du pays, tout se passe cependant moins mal qu’on ne pourrait le craindre. Ces hommes tiennent à bien établir qu’ils sont les égaux de ceux qui les emploient ; mais, vraiment, il faut convenir que la plupart se montrent de tous points dignes de cette égalité par la conscience qu’ils apportent à l’accomplissement de leur service. Un herder qui rentre de compter son troupeau au milieu d’une tempête de neige pourrait très bien aller se reposer au coin du poêle. Il n’aurait qu’à dire qu’il a vu tous ses animaux. Il est extrêmement rare qu’ils cèdent à la tentation de mentir. Presque toujours, ils sellent un cheval frais, sans mot dire, et partent, quelquefois pour bien des jours, sans savoir où ils coucheront ni où ils mangeront.
Il y a des gens qui s’exaspèrent à l’idée que les Français du dixième siècle aient pu s’accommoder de la féodalité, et d’autres qui soutiendraient volontiers que ceux du dix-neuvième se trouveraient très bien de ce régime. Ce qu’il y a de bien singulier, et ce qui prouve une fois de plus combien les institutions d’un pays et les instincts les plus vivaces de ses habitants sont toujours dominés par sa situation économique, c’est que la législation ultra-démocratique des États-Unis n’a pas empêché ce pays-ci d’en arriver à une organisation qui est une véritable féodalité.
Il n’y a qu’à ouvrir les journaux pour s’en convaincre. Hier encore, un cow-boy de passage nous a raconté, comme la chose la plus simple du monde, un événement qui vient de se produire dans les environs et que je veux cependant mentionner, parce qu’il me semble tout à fait caractéristique.
Nous avons pour voisin, dans le Sud, un grand ranch : le B. O. B. On désigne toujours les ranchs par la marque (brand) de leurs bestiaux. Encore plus loin, il y en a un autre dont le propriétaire a rendu sa belle âme à Dieu, il y a quelques années, dans un accès de delirium tremens. Sa veuve inconsolable continue son commerce. Le fait n’est pas très rare. Elle est fort riche, car elle a trente-cinq ou quarante mille bœufs. Aussi n’est-elle connue dans le pays que sous le nom de « the cattle queen » — la reine des bœufs.
Mme X…, ladite veuve, est du reste, dit-on, une gaillarde qui a hérité de tous les goûts de son pauvre défunt. Il y a quelques jours, sentant sa solitude lui peser, elle fit à cheval les trente ou quarante milles qui séparent les deux ranchs pour venir faire une petite visite à son voisin du B. O. B. Celui-ci l’accueillit à merveille, cela va sans dire. On but de nombreux verres de whisky ; et le soir, très tard, quand la dame voulut repartir, elle était dans un tel état, que son hôte jugea prudent de la faire escorter par un de ses cow-boys. Que se passa-t-il dans la Prairie ? Le cow-boy affirmait que le voyage s’était passé sans incidents ; mais sa compagne était d’un avis tout différent. Qui avait raison ? je n’en sais rien. Toujours est-il que, le lendemain, à peine remise de ses fatigues, la dame alla tout droit chez le juge du comté, à C… City, et déposa entre les mains de ce magistrat une plainte en règle où elle énumérait, dans les plus grands détails et depuis le premier jusqu’au dernier, les outrages qu’elle aurait eu à subir au cours de ce mémorable voyage.
Le personnage investi des fonctions de juge de la ville de C… City exerce en même temps celles d’épicier. C’est assez l’habitude de ce pays-ci. Comme juge, il avait été élu malgré l’opposition du B. O. B. ; comme épicier, il avait perdu la clientèle du ranch, précisément à la suite de cette élection. Les méchantes langues insistent beaucoup sur cette circonstance. Toujours est-il qu’il accueillit immédiatement la plainte et lança le sheriff à la poursuite de l’inculpé. Du reste, en ces matières, les lois américaines ne plaisantent pas. Dans l’espèce, il s’agissait peut-être de pendaison, ou tout au moins d’un séjour très prolongé dans le pénitencier de Sioux City.
M. C…, le ranchman, était absent quand le sheriff arriva chez lui. Le cow-boy protestait énergiquement de son innocence, et affirmait que dans toute cette affaire il avait joué le rôle du célèbre intendant de l’infortuné Putiphar : et ce qui donnait quelque vraisemblance à ses affirmations, c’est qu’il consentit à suivre le sheriff et alla se constituer prisonnier à C… City.
Mais quand M. C… revint, deux jours après, et qu’on lui raconta ce qui s’était passé, il entra dans une colère épouvantable et jura que les choses n’en resteraient pas là. Il réunit une vingtaine de ses hommes bien armés, leur fit une libérale distribution de whisky, et, se mettant à leur tête, il arriva comme un ouragan dans la ville, marcha droit sur la prison et fit immédiatement délivrer le prisonnier ; puis on se rendit chez le juge, qu’on trouva caché, plus mort que vif, au milieu de ses bocaux, et qui, le revolver sous la gorge, s’empressa de signer une ordonnance de non-lieu. Ensuite, après une station prolongée dans les cabarets de la ville, toute la troupe reprit paisiblement le chemin du ranch, non sans avoir charitablement informé les citoyens terrifiés de C… City que, s’ils ne surveillaient pas mieux les agissements de leur juge, les choses se passeraient moins tranquillement à la première incartade qu’il se permettrait.
Comme je le disais en commençant, c’est un des acteurs qui m’a raconté hier cette histoire, qu’il avait l’air de trouver toute naturelle. Tous nos cow-boys l’ont écoutée comme moi et ont semblé y prendre un plaisir extrême. Les hauts barons du moyen âge, dont parle Froissart, n’agissaient pas autrement.
Je raconte cette anecdote parce qu’elle vient de se passer presque sous mes yeux. En voici une autre qui remonte à quelques années et que j’extrais d’un livre qui a beaucoup de succès en ce moment aux États-Unis. Il est intitulé : A Texas cow-boy. L’auteur, Char. A. Siringo, raconte les aventures de sa vie, et tout le monde me dit que ses récits sont scrupuleusement vrais.
Il paraît que, en 1881 ou 1882, les ranchmen du Panhandle, une immense prairie du Sud-Est qui touche au chemin de fer de l’Union-Pacific, s’étaient aperçus qu’on leur volait depuis quelque temps beaucoup de bestiaux. Leur association employa quelques agents à faire une enquête, et l’on découvrit que le voleur n’était autre qu’un certain Billy-the-Kid (Billy la Chèvre), un ancien cow-boy devenu chef de bande après de nombreux différends avec la justice, démêlés dans lesquels, du reste, il n’avait pas toujours eu tous les torts[4]. Ce Billy-the-Kid enlevait, dans le Panhandle, des troupeaux entiers de bœufs, sept ou huit cents à la fois : il les conduisait dans l’État du New-Mexico, où un vieux ranchman peu délicat nommé Pat Coghlin les lui achetait.
Dans un pays ordinaire, la première pensée d’un propriétaire qui s’aperçoit qu’on le vole, c’est d’aller se plaindre aux autorités, car c’est à elles seules qu’il appartient, sinon de rechercher, du moins d’arrêter les coupables. C’est même la négation des principes les plus élémentaires du droit moderne que d’autoriser les intéressés à procéder eux-mêmes à des arrestations, à part le cas de flagrant délit.
Cette idée-là ne vint cependant pas aux éleveurs du Panhandle. Ils résolurent de se faire justice eux-mêmes. Leur association vota des fonds, et chaque ranch fut tenu de fournir un certain nombre d’hommes bien armés. Le lieu de rassemblement fut fixé à Tascasa. Lisez l’histoire de M. de Barante, et vous verrez que c’est ainsi qu’on procédait chez nous, il y a quatre ou cinq cents ans, quand les ducs de Bourgogne voulaient faire la guerre aux Flamands. Dans les romans de Walter Scott, il est aussi à chaque instant question d’arrangements de ce genre pris par les barons des Basses-Terres pour se défendre contre les déprédations des clans écossais.
Notez que, d’après le récit de Charles Siringo qui faisait partie de l’expédition, on mit plusieurs jours à atteindre le ranch Coghlin. On traversa plusieurs villes. Par conséquent tout le monde dans le pays savait ce dont il s’agissait. Chacune de ces villes possédait assurément une organisation judiciaire. Nulle part il n’est dit que les autorités se soient inquiétées de ce qui se passait.
Du reste, cette expédition aboutit d’une manière assez singulière. Quand on arriva dans les environs du ranch de Pat Coghlin, on apprit que Billy-the-Kid s’était séparé de son associé et qu’il s’était retiré avec sa bande dans une localité assez éloignée. À l’instar de Joconde, cet honorable personnage avait beaucoup parcouru le monde, et comme ce n’était pas précisément par des actes de vertu qu’il avait signalé son passage, il était arrivé que tant de comtés, d’États et de corporations avaient promis des récompenses honnêtes à qui l’amènerait mort ou vif, que sa capture promettait d’être une excellente affaire. Aussi, malgré les instructions formelles qui lui prescrivaient de rechercher d’abord des bœufs volés, Stuart, le commandant de l’expédition, n’hésita pas à se lancer à sa poursuite. Billy fut arrêté. Mais Stuart, ayant gardé ensuite pour lui tout seul l’argent qu’il toucha, fut obligé de se sauver pour n’être pas pendu par ses hommes, qui se débandèrent aussitôt.
Du temps des grandes compagnies, beaucoup d’expéditions devaient tourner de la sorte. La suite de l’histoire n’intéresse plus ma thèse, mais elle est si jolie, que je ne résiste pas à l’envie de la reproduire.
Après avoir été arrêté malgré une défense héroïque, Billy avait été livré aux autorités du comté de Lincoln ; or cette ville s’était bien offert le luxe d’un palais de justice (court-house), mais elle n’avait pas de prison. Le sheriff, Pat Garret, était donc obligé de garder ses prisonniers dans son bureau, situé au premier étage du court-house. Il en avait six. Billy d’abord, auquel, à cause de sa réputation, on avait jugé prudent de mettre des fers aux pieds et aux mains. Les cinq autres se trouvaient dans une situation particulière. Ils étaient impliqués dans une affaire de meurtre qui avait tellement émotionné la population, que les habitants de Lincoln avaient, à plusieurs reprises, manifesté l’intention de les lyncher. Ils avaient eu alors l’idée assez originale de se constituer prisonniers, pensant être ainsi plus en sûreté et comptant probablement déguerpir avant le jugement, quand leurs méfaits seraient un peu oubliés. Seulement Pat Garrett, qui se rendait très bien compte de la situation, craignait qu’une belle nuit un comité de vigilance ne vint lui enlever ses pensionnaires pour les pendre à l’arbre le plus voisin, et comme c’étaient eux, en définitive, qui avaient le plus à redouter cette éventualité, il avait eu l’idée fort ingénieuse de leur laisser leurs revolvers pour qu’ils pussent se défendre, le cas échéant. Comme, de plus, c’était un homme sage, n’aimant pas les frais inutiles, il les conduisait lui-même prendre leurs repas dans un hôtel du voisinage, de sorte que, deux fois par jour, les bons habitants de Lincoln jouissaient du spectacle assez insolite qui leur était offert par un geôlier, se promenant dans les rues, escorté de cinq prisonniers armés jusqu’aux dents. Il va sans dire que le pauvre Billy était moins favorisé : on lui apportait à manger.
Le 28 avril, Pat fut obligé de s’absenter. Avant de partir, il retint les services de deux amis, Robert Ollinger et William Bonny, et leur confia ses pensionnaires, en leur recommandant naturellement la plus grande vigilance.
Tout alla bien d’abord. Ollinger chargea avec ostentation un fusil à deux coups dont il était armé. Il fit même remarquer à Billy qu’il mettait dix-huit chevrotines dans chaque canon : puis il appuya le fusil contre le mur, et comme l’heure du déjeuner était arrivée, il se mit à la tête des cinq prisonniers qui allaient à l’hôtel, laissant le sixième sous la surveillance de Bonny, qui, pour passer le temps, s’était plongé dans la lecture d’un journal.
Cette lecture fut désagréablement interrompue par un énorme coup sur la tête qu’il reçut tout à coup de Billy, qui avait trouvé moyen de faire passer une de ses mains à travers la manille de ses menottes. En le voyant debout devant lui, le malheureux Bonny fut pris d’une telle peur, qu’il se précipita du côté de la porte pour se sauver. Mais Billy lui avait déjà arraché son propre revolver de sa ceinture et le tua raide d’une balle dans le dos. Ceci fait, il prit au râtelier toutes les armes qui y étaient, y compris le fameux fusil à deux coups, et ouvrant la fenêtre, il attendit les événements.
Le coup de revolver avait été entendu à l’hôtel. Ollinger accourait.
— Hello ! Bob ! cria Billy, du haut du balcon.
Ollinger leva la tête et reconnut son prisonnier.
— Voilà votre fusil ! Bob ! Le reconnaissez-vous ? Vous le voyez, quand on charge un fusil, on ne sait jamais pour qui l’on travaille.
La vérité de ce principe fut aussitôt démontrée, car on entendit une double détonation, et Ollinger roula sur le sol, les reins brisés.
Il y avait là à ce moment une foule de citoyens. M. Charles Siringo dit même à leur sujet un mot que je trouve superbe : Nearly all of whom sympathised with the kid though they did not approve of his law-breaking. Ils éprouvaient pour lui une réelle sympathie, tout en trouvant cependant sa conduite illégale !!!
En tout cas, leur sympathie était active et leur blâme tout à fait platonique, car Billy, toujours sur son balcon, ayant demandé une lime, l’un des assistants alla immédiatement lui en chercher une chez un maréchal ; puis il pria une autre personne de lui amener le cheval du secrétaire du comté, dont on lui avait dit grand bien. Il arriva que cet animal, un peu ombrageux, échappa à celui qui le conduisait et retourna à son écurie : quelqu’un alla l’y rechercher. Pendant ce temps-là, Billy s’était débarrassé de ses fers ; il descendit sur la place, après avoir choisi parmi les armes du sheriff deux revolvers et un winchester, enfourcha le cheval, salua gracieusement l’honorable assistance ; puis il leva son chapeau en l’air, cria : « Vive Billy-the-Kid ! » et disparut au galop. Quelques mois après, il était tué d’un coup de revolver. Il n’avait que vingt et un ans !
L’histoire de Billy-the-Kid m’a détourné de mon sujet. En la racontant, je voulais donner une idée de l’état social de ce pays. Comme on le voit, pour en trouver un qui lui soit comparable chez nous, il faut remonter aux temps de la féodalité. Les ranchmen avec leurs cow-boys ont joué, dans la conquête de la Prairie sur les Indiens, le rôle des barons normands lors de l’invasion de l’Angleterre. Cet état social n’aura du reste qu’une très courte durée, et ce qu’il y a de singulier, c’est que les causes qui le renverseront sont précisément celles qui ont amené la chute de la féodalité.
Ce sont les communes et les paysans qui ont détruit la puissance des seigneurs féodaux. De même les ranchmen succombent devant la coalition des ėmigrants-fermiers et des habitants des villes. Les premiers veulent leur prendre la terre, ou du moins élèvent des clôtures qui coupent le parcours et privent les animaux de leurs meilleurs pâturages. Les cow-boys, qui exècrent les grangers, comme ils les appellent dédaigneusement, renversent les clôtures, détruisent les récoltes et chassent les bestiaux des premiers. Mais il arrive toujours à la fin qu’ils sont repoussés par la marée montante de l’émigration.
Avec les villes, la lutte prend une autre forme. C’est dans les villes que résident toutes les autorités : elles cherchent toujours à augmenter les dépenses, parce que c’est chez elles que se dépense tout l’argent dont la plus grande partie est fournie par les ranchmen, car tous les impôts sont frappés sur le capital, et les ranchmen sont les seuls capitalistes du pays. Ceux-ci se défendent en faisant nommer leurs créatures aux fonctions du comté. J’en connais un qui, ennuyé d’être rançonné sous différents prétextes par le juge de son comté, a fait élire son cocher, un Irlandais, qui s’acquitte de ses doubles fonctions à la satisfaction générale, quand il n’est pas trop ivre. C’est surtout à propos des écoles que la lutte prend souvent des proportions épiques. Dans un comté voisin, il s’agissait de construire un groupe scolaire tout à fait à l’instar de ceux de M. Ferry. Le jour du vote, la ville fut envahie par tous les ranchmen du voisinage, arrivés à la tête de leurs cow-boys armés jusqu’aux dents et abreuvés à outrance. Il y en eut qui votèrent jusqu’à six fois, tant était grande leur bonne volonté, et grâce à eux les 12 ou 15 000 dollars qu’il s’agissait de dépenser sont restés dans les poches des ranchmen, au lieu de passer dans celles des architectes ou des maçons de la ville.
Malgré tout, il est certain que les ranchs sont appelés à disparaître dans un avenir assez rapproché, surtout si l’émigration européenne continue à pousser dans l’Ouest autant d’émigrants, et leur disparition est d’autant plus certaine qu’ils ont constamment à lutter contre l’hostilité du pouvoir fédéral, qui, effrayé des immenses acquisitions de terres faites en ces dernières années par des capitalistes anglais, fait tout ce qu’il peut pour empêcher la constitution de la grande propriété. En revanche, le gouvernement canadien se montre très désireux d’attirer chez lui les ranchmen, auxquels il procure une sécurité relative, en leur concédant pour vingt ans la location de lots de cinquante mille acres, au prix nominal de un cent (0 fr. 05) par acre. Beaucoup ont passé la frontière, mais il n’est pas bien sûr qu’ils aient à se louer du parti qu’ils ont pris, à cause des froids épouvantables qu’ils ont à endurer. L’année dernière, le thermomètre y est descendu plusieurs fois au-dessous de quarante degrés.
CHAPITRE iv.
25 septembre. — Il y a maintenant un peu plus de quatre ans que nous arrivions, Montblanc et moi, après un voyage singulièrement accidenté, à la porte du Commercial-Hotel de Rapid-City : la ville comptait alors environ trois ou quatre cents habitants. Elle ne nous semblait pas appelée à un avenir beaucoup plus brillant que celui de tant d’autres de la même région qui, après une existence de quelques mois où même de quelques semaines, avaient disparu, laissant seulement leur nom sur la carte, et, sur le coin de prairie où on les avait élevées, les amoncellements de boîtes des conserves dont s’étaient nourris leurs habitants. Il paraît que nous nous trompions, car depuis deux ans, les actions de Rapid-City sont singulièrement en hausse. C’est l’arrivée du chemin de fer qui a donné l’essor à ce mouvement. Les ingénieurs qui ont construit le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley ont procédé d’une manière qui paraît fort naturelle dans ce pays-ci, mais qui étonnerait un peu chez nous. Ils ont commencé par construire leur ligne aussi rapidement et aussi droite que possible tant qu’il s’agissait de traverser le désert ; mais en arrivant dans les régions relativement peuplées du pied des Black-Hills, ils se sont montrés beaucoup moins pressés ; ils ont attendu de pied ferme les propositions des villes qui aspiraient, pour employer l’expression locale, à devenir le robinet (the tap) des Black-Hills. C’est Rapid-City, ou du moins un syndicat qui avait acheté sous main tous les terrains disponibles des environs, qui a misé le plus haut dans ces enchères, et Rapid-City, tête de ligne au moins provisoire du chemin de fer, absorbant tout le trafic des Black-Hills, a joui bientôt d’une prospérité extraordinaire.
Comme toutes les personnes auxquelles la fortune prodigue trop vite ses faveurs, la jeune City s’est laissé un peu griser. À certains moments, des lots de la première avenue sont montés à un chiffre qui n’eût pas fait mauvaise figure un jour de vente à la Chambre des notaires à Paris, sauf à être à peu près invendables quelques semaines plus tard. Un spéculateur audacieux a même fondé une compagnie de tramways. Cette compagnie débuta modestement, car elle ne disposait que d’une voiture, d’un cheval et d’un conducteur. Pour utiliser tout cela, on avait construit une ligne qui commençait à la gare, longeait la première avenue !!! et allait se perdre dans la Prairie. Le service fut inauguré l’année dernière, pendant mon séjour. Cet événement produisit une vive émotion. Le conducteur faisait trois ou quatre voyages le matin, puis il allait déjeuner et recommençait le soir. Le service n’était donc pas très régulier, mais l’apparition du car blanc chatouillait délicieusement le patriotisme local ; aussi, dès que sa clochette se faisait entendre, bars et boutiques se vidaient et chacun s’empressait de monter sur la plate-forme pour se faire traîner pendant quelques pas. Aussi les recettes furent-elles superbes. Un certain jour, s’il m’en souvient, le caissier de la compagnie encaissa 8 dollars !
L’appétit vient en mangeant. Les citoyens prééminents de Rapid-City, blasés sur les joies du tramway, aspirent maintenant à faire de leur ville, qui compte bien six ou sept mille âmes, le centre de toute la région sud du Dakota, et, pour arriver à ce résultat, il leur a semblé qu’ils ne pouvaient pas mieux faire que d’y organiser ce qu’on appelle ici un state-fair, c’est-à-dire un comice agricole.
Ce genre de solennité est trop dans le goût des Américains pour que cette idée n’ait pas été accueillie avec enthousiasme : les adhésions sont arrivées de tous les côtés. On nous a fait l’honneur de nous envoyer ici, il y a quelques semaines, une députation spéciale pour demander à Raymond d’envoyer les étalons de Fleur de Lis Ranch. Il n’avait pas voulu s’engager, car, dans cette saison, il est bien difficile de les faire voyager. Mais en constatant le superbe état de ceux qui viennent d’arriver, il a pris le parti d’en envoyer cinq de ces derniers.
Il est parti lui-même ce matin, emmenant un chariot chargé des vivres et des bagages. J’ai vu la caravane défilant sous mes fenêtres. Derrière marchaient les cinq chevaux, tout joyeux de se sentir sur le sol ferme et élastique de la Prairie, qu’ils ont l’air d’apprécier singulièrement après leurs quatre semaines de traversée en bateau ou en chemin de fer, traversée qu’ils ont du reste supportée d’une manière remarquable, car ils sont presque aussi gras qu’au départ, et, à voir l’ardeur avec laquelle ils se jettent sur leur avoine, on se sent très rassuré sur leur sort.
J’ai reçu une lettre du comité du concours qui m’invite à y assister. Je compte d’autant plus accepter leur invitation que je ne connais rien d’agréable comme une longue course à travers la Prairie, quand on a un bon cheval. Seulement, il faut qu’on soit sur de trouver quelque chose à manger en arrivant. Dans ce pays-ci, cette dernière préoccupation me gâte toujours mes déplacements. On ne se figure pas ce que c’est que de ne trouver qu’un morceau de lard rance pour se réconforter après douze ou quinze heures de cheval. Aujourd’hui, au contraire, l’avenir se présente à moi sous les couleurs les plus riantes, car François est du voyage, et je l’ai vu charger ce matin sur le chariot qui l’emportait lui-même un sac très rebondi qui doit nous ménager les plus aimables surprises.
Le choix du cheval est aussi d’une grande importance. Dans ce pays-ci, quand on a une forte course à faire, on prend d’ordinaire des poneys indiens. Il y en a régulièrement vingt-cinq ou trente et souvent beaucoup plus dans tous les ranchs pour le service des cow-boys, car ce sont les seuls qui résistent au métier qu’il leur faut faire. Pourvu qu’on ne force pas leur allure favorite, l’Indian gait, une sorte de traquenard que je serais bien embarrassé de décrire, on peut leur faire faire des trottes vraiment invraisemblables. Un cow-boy est arrivé l’autre jour à Buffalo-Gap qui, lancé sur la piste de voleurs de chevaux, avait fait, sur le même animal, deux cent cinquante milles en deux jours, soit près de quatre cents kilomètres, Avec ma selle, mes sacoches, mon revolver et mon winchester, je pèse certainement cent dix kilogrammes au moins. L’année dernière, sur un des chevaux de service du ranch, Bull-dog, un poney qui n’a pas un mètre cinquante au garrot et qui n’a jamais mangé d’avoine de sa vie, j’ai marché pendant huit jours, faisant en moyenne cinquante kilomètres pendant les six premiers jours, soixante le septième et quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix le dernier. En arrivant, on l’a lâché : il s’est roulé trois ou quatre fois par terre, — les chevaux de ce pays n’y manquent jamais, — et puis il s’est mis à brouter paisiblement.
Aujourd’hui, je monte El Mahdi, un superbe étalon anglo-arabe qui, avant de venir pratiquer la polygamie dans ce pays, a eu de nombreux succès dans les hippodromes du midi de la France. Je pars deux heures après les autres, dont je suis la piste à travers l’herbe de la Prairie ; le temps est superbe ; les montagnes dont je contourne la base se profilent sur un ciel d’une pureté admirable : de temps en temps un hennissement de Mahdi me fait remarquer une troupe de nos juments qui du haut d’une colline me regardent passer sans se déranger, pendant que leurs poulains s’avancent curieusement vers moi. C’est parce que je suis à cheval qu’elles se laissent ainsi approcher : si j’étais à pied, elles se sauveraient. L’une de ces bandes est arrêtée au beau milieu de la voie du chemin de fer. De temps en temps il y en a une qui se fait écraser. Sur certains points reconnus particulièrement dangereux, les compagnies entretiennent même des cow-boys à leur solde pour dégager la ligne au moment du passage des trains. C’est que les jurys, composés de ranchmen ou de leurs créatures, ne sont généralement pas tendres. Un directeur dont la compagnie avait été particulièrement maltraitée disait un jour en entendant un éleveur vanter les croisements percherons : « Ma foi ! je n’ai pas la prétention de m’y connaître. Croisez vos juments avec n’importe quels étalons : je crois que ce qui vous rapporte encore le plus, c’est de les croiser avec mes locomotives. »
Vers midi, après deux heures de trot, j’arrive au French-Creek, où je trouve tout notre monde déjà installé. Les chevaux sont attachés aux peupliers qui poussent sur les bords du creek et mangent gaillardement leur avoine. François, après avoir disposé le couvert sur une couverture, est en train de découper un pâté de lièvre majestueux pendant que quatre ou cinq bouteilles d’un petit vin de Californie qui se laisse très bien boire sont à rafraîchir dans l’eau, au pied d’un saule, surveillées par un des gars normands, le gars Leboucq, qui parait très excité parce qu’il vient de découvrir qu’il y a des masses de goujons dans la rivière :
— Et puis qu’il y en a autant que dans l’Huisne ! sauf votre respect, monsieur le baron, et que si je n’avions point été obligé de rester amont les chevaux, je vous en aurions bien vite en pris une friture !
Quels merveilleux instincts de braconniers ont tous nos paysans français ! En voilà un qui n’est dans le pays que depuis trois jours : lui et son camarade ont déjà trouvé moyen de remplir tous les buissons du ranch de collets, et je suis sûr que, dans un mois, ils en sauront plus sur les habitudes du gibier que tous les cow-boys, qui, eux, ne s’en occupent jamais.
Ces derniers sont des cavaliers merveilleux qui viennent à bout, sans la moindre difficulté, des chevaux du pays les plus vicieux. Mais ils sont toujours un peu intimidés quand ils ont affaire aux percherons. C’est pour cela que nous avons pris le parti de faire venir des gars normands. J’étais un peu inquiet de savoir comment ils seraient reçus par les autres. Jusqu’à présent, leurs débuts ont été très heureux. Les cow-boys étaient tout disposés à les traiter de tenderfoot, ce qui est une expression de suprême mépris : seulement l’autre jour, quand le convoi est arrivé à Buffalo-Gap, il s’est trouvé qu’un des boys a voulu monter précisément un cheval qui est une véritable bête féroce : celui-ci a commencé par le jeter par terre et a bien failli l’assommer d’un de ces coups de pied de devant qui leur sont familiers et qui sont si dangereux : c’est un des gars qui l’a tiré d’affaire. Le lendemain, pendant le dîner, nous entendons tout à coup des cris et des jurons dans la salle où les hommes mangeaient. Nous y courons, et j’arrive juste pour voir le gars Sosthène, un colosse blond de six pieds, qui venait de cueillir par la ceinture un petit cow-boy qui s’était amusé à lui fourrer dans le col un chardon, et l’envoyait rouler devant la porte, à trois ou quatre pas, avec une aisance telle, que tous les rieurs se sont mis immédiatement de son côté. Aujourd’hui, je constate avec plaisir que les rapports semblent continuer d’être excellents, et je commence à espérer que l’expérience réussira.
On ne vieillit pas à table, dit un très sage proverbe normand. Le pâté n’est plus qu’une ruine ; des poulets qui le flanquaient, il ne reste que des carcasses dénudées, et cependant il semble que nous ne faisons que d’arriver. Mais il faut partir, car il est déjà deux heures, et nous avons encore une trentaine de kilomètres à faire avant d’arriver à Hermosa, où nous devons passer la nuit.
Je prends les devants avec Mahdi. Je ne peux pas m’égarer, car je n’ai qu’à rester en vue de la ligne du chemin de fer. Nous contournons les Foot-Hills, dont les dernières ondulations viennent se perdre sous le tapis jaune de la Prairie, lui donnant l’apparence d’une mer qui se serait coagulée au moment où une grosse houle la traversait. La proximité du chemin de fer a tenté deux ou trois settlers qui ont défriché quelques champs et les ont plantés du maïs. Ils sont en train de le récolter en ce moment. Les pauvres diables ont l’air bien misérable.
Au bout de trois heures, j’aperçois devant moi les toits rouges d’une trentaine de maisons : c’est la ville d’Hermosa, ville dont les spéculateurs commencent à s’occuper, parce qu’on parle beaucoup depuis quelque temps d’un groupe de mines d’étain, l′Etta mine, qui vient d’être acheté par une grande compagnie anglaise au capital de 2 000 000 de livres sterling. Ses ingénieurs sont déjà dans le pays faisant des recherches. Si les résultats sont satisfaisants, c’est à Hermosa qu’on traitera les minerais. Il n’en a pas fallu davantage pour produire un petit boom.
Je vais mettre mon cheval à l’écurie, puis je me dirige avec mes sacoches vers l’hôtel. À la porte, je vois une vingtaine de chevaux de cow-boys, tout sellés, qui attendent, la tête basse, la bride par terre : leurs maîtres sont à boire devant le bar. L’hôtelier me confie que c’est le jour de paye de l′outfit, du personnel, d’un grand ranch du voisinage, le C. O. C. Ils sont tous déjà plus d’à moitié ivres. L’un d’eux, un grand gaillard en pantalon de cuir, la ceinture ornée de deux revolvers et d’un bowie-knife, me reconnaît :
— Tiens, voilà le baron ! Baron, glad to see you ! Let us have a drink !
Je me tire d’affaire en acceptant seulement un cigare énorme, puis j’offre une tournée. Tous m’entourent pour me parler d’une affaire survenue à Fleur de Lis, il y a quelques semaines, qui a produit une vive émotion dans le pays.
Un des étalons arabes est assez méchant. Le herder s’étant probablement approché trop près de sa bande de juments pour la compter, il courut sur lui. Au lieu de l’éloigner d’une manière quelconque ou simplement de se sauver, celui-ci, peut-être un peu ivre, lui envoya une balle de son revolver Colt. Ce qu’il y a de curieux, c’est que la balle, après avoir traversé la tête un peu au-dessous des yeux, vint s’arrêter sous la peau de l’autre côté sans faire beaucoup de dégâts. Le cheval tomba, mais quinze jours après il était sur pied. Le herder revint tout droit au ranch et raconta triomphalement cette aventure à Raymond A… Celui-ci, exaspéré, se jeta sur lui et lui donna séance tenante une telle volée, que l’homme, perdant tout à fait la tête, enfourcha péniblement son cheval et décampa sans même réclamer ses gages ; on n’a plus entendu parler de lui. Quels que fussent ses torts, le procédé de Raymond était assurément un peu vif. Cependant, et c’est pour cela que je raconte cet incident, le sentiment du devoir professionnel est si profond chez ces hommes, que tout le monde lui a donné raison. Tous les cow-boys qui me parlent de cette affaire ne s’étonnent que d’une chose, c’est que Raymond ne lui ait pas tiré un coup de revolver. Je suis convaincu qu’un ranchman américain n’y aurait pas manqué, et que pas un jury ne l’aurait condamné.
L’hôtelier me propose d’aller attendre le dîner dans le Ladies-room. J’y trouve une nombreuse compagnie, et mon arrivée paraît interrompre une conversation animée. Les huit ou dix rocking chairs qui meublent ce petit buen retiro sont occupées par des ladies qui me semblent particulièrement maigres et osseuses, même dans ce pays où toutes les femmes sont maigres. Les trois ou quatre gentlemen qui font partie de l’honorable société se sont poliment réservé les chaises. Je reconnais l’un d’eux. C’est l’un des plus riches ranchmen des environs. Il vaut certainement 5 ou 600 000 dollars, ce qui ne l’empêche pas du reste d’être vêtu comme le dernier de ses cow-boys. Lui-même me reconnaît tout de suite et me dit bonjour :
— Glad to see you back, Baron ! J’avais appris votre arrivée par les journaux !
— Colonel ! je suis bien votre serviteur. Je viens de voir vos hommes dans le bar. Ils me semblent en bonne disposition. Nous allons avoir une nuit agitée.
— Well, Baron ! The boys must have their fun ! Il faut bien qu’ils s’amusent. Je ne paye jamais que la moitié de mes hommes à la fois, et je les laisse rester en ville jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’argent. De cette façon ils sont à peu près tranquilles le reste du temps. Baron, je crois que vous n’avez jamais été présenté à ma fille. Effie ! le baron de Grancey !
Je salue jusqu’à terre. Miss Effie est une grande fille de vingt ou vingt et un ans ; elle a les cheveux coupés court, — encore une mode de ce pays-ci que je trouve horrible, — et sur son nez très pointu se balance une paire de lunettes bleues.
— Mademoiselle, lui dis-je, je n’avais effectivement jamais eu l’honneur de vous voir. Est-ce que vous vivez au ranch avec monsieur votre père ?
— No, sir ! me répond la blonde enfant, en parlant très fort du nez. J’ai passé quelques années dans le Colorado, avec ma mère, mais je l’ai quittée déjà depuis longtemps. Mon avis est que les jeunes gens (young people) ne doivent pas vivre trop longtemps dans l’atmosphère amollissante de la famille. Ils courent le danger d’y perdre les sentiments d’indépendance et de confiance en soi-même qui sont si nécessaires aux citoyens d’un peuple libre.
Un murmure flatteur accueillit ces éloquentes paroles.
— Quite so ! opinèrent en chœur les femmes maigres.
— Oui, dit le colonel en souriant d’un air béat. Moi, je ne vais à la maison que tous les deux ou trois ans, quand j’en ai le temps. Lorsque Effie a eu seize ans, sa mère m’a écrit qu’elle voulait partir pour être plus indépendante et gagner de l’argent (make money of her own). Je lui en donnais pourtant tant qu’elle m’en demandait ; mais elle veut le gagner elle-même.
Il se rengorgeait en disant cela, plein d’admiration pour sa fille. Je pensais à la jolie paire de gifles dont je gratifierais les miennes si elles me faisaient des confidences de ce genre.
— Et qu’est-ce que vous êtes devenue, mademoiselle, quand vous avez eu quitté madame votre mère ? (En américain, on dit the old woman.)
— J’ai d’abord été maîtresse d’école ; du reste, je le suis encore, à Z… City, tout près d’ici, mais je compte prochainement quitter l’enseignement pour me consacrer à la banque.
— Oui, dit son père. Elle a une aptitude extraordinaire pour les affaires. Vous avez bien entendu parler du syndicat qui a souscrit l’emprunt du comté de X… ? C’est elle qui l’a organisé ! J’ai découvert cela un jour, parce que nous avons le même banquier, et que son compte m’a été envoyé par erreur.
— Et j’ai fait renvoyer le clerk par son patron. Cela lui apprendra à faire connaître mes affaires à des étrangers, reprit la fille. Du reste, je ne pense pas m’attarder longtemps dans la banque, je veux me lancer dans la vie politique. Ce territoire est déplorablement en retard. Il n’y a pas encore une seule femme qui y exerce des fonctions publiques. Cela ne peut pas durer. Voici l’honorable Hiram J. Powers qui a bien voulu venir nous donner ses conseils pour organiser une agitation dans le genre de celle qui a eu tant de succès dans son État… Juge ! le baron de Grancey ! Baron ! le juge Powers !
Je serrai sans conviction la dextre que me tendait l’honorable juge : un affreux bonhomme vêtu d’une longue redingote noire flottant autour de sa maigre personne ; la figure en lame de couteau, encadrée dans un collier de barbe rousse grisonnante ; une grosse chique dans le coin de la bouche et un grand chapeau de feutre noir vissé sur la tête. J’ai déjà entendu parler du juge Hiram. C’est un politicien d’un État voisin, qui a une spécialité. Il s’est enrôlé dans les rangs des apôtres de la doctrine qui veut que les femmes aient les mêmes droits et les mêmes prérogatives que les hommes, doctrine qui a de nombreux partisans aux États-Unis et qui a même triomphé dans plusieurs États. Quelques villes ont déjà des maires femmes ; des comtés ont des juges en jupon ; il y en a même un qui s’est offert le luxe d’un sheriff femme. Les sheriffs, dans ce pays-ci, cumulent les fonctions exercées chez nous par les gendarmes, par les huissiers et même par les bourreaux : car ce sont eux qui pendent les criminels. Cela me semble une singulière idée de faire faire ce métier-là à une femme !
Mais ce n’est pas seulement comme avocat des droits de la femme que le juge Hiram est arrivé à la notoriété. Il est aussi très connu à cause d’une aventure qui lui est arrivée l’année dernière, ou il y a deux ans. C’était au moment des élections. Pour faire valoir leur candidat auprès des populations, les membres de son comité avaient eu une idée tout à fait géniale. Ils s’étaient abouchés avec un entrepreneur de projections lumineuses. Tout le monde connaît ces sortes de lanternes magiques au moyen desquelles on reproduit, pendant la nuit, des réclames qui apparaissent sur un mur. Cela s’appelle une vue stereopticon. Il y a un établissement de ce genre sur les boulevards, à Paris, tout près des Variétés. On prépara dans le plus grand secret un certain nombre de portraits du candidat. Dans l’un, il était représenté feuilletant fiévreusement la constitution des États-Unis ; dans un autre, vêtu en pompier, il venait d’arracher un enfant aux flammes et le remettait à sa mère. Au-dessous se déroulait une banderole sur laquelle on lisait :
Aux termes de son contrat, l’entrepreneur s’engageait à ce que dans chaque ville de la circonscription, le soir qui précéderait l’élection, une colossale affiche de ce genre viendrait tout à coup s’étaler sur les murs de l’un des principaux monuments. Le prix de chaque projection était fixé à 25 dollars, et les connaisseurs affirmaient que cette réclame aurait sûrement un effet prodigieux.
Tout marcha admirablement. Le secret avait été scrupuleusement gardé. Aussi quand, à l’heure dite, les citoyens de vingt-cinq ou trente villes et villages furent simultanément éblouis par l’apparition de ces affiches flamboyantes, l’effet fut immense. Les adversaires du juge Hiram étaient consternés ; ses partisans exultaient. Mais tout à coup un cri de stupeur s’échappa de toutes les poitrines. Une nouvelle banderole lumineuse venait tout à coup de se superposer à la première et sur cette banderole on lisait ces mots :
La réclame de M. Shenck n’a pas empêché le juge Hiram d’être nommé ; mais elle fut l’occasion d’un procès, son comité ayant refusé de payer à l’entrepreneur les 25 dollars convenus, sous le prétexte qu’il en avait reçu 50 du fabricant de pilules, pour utiliser au profit de ses réclames le nom du candidat : je ne sais ce qu’ont décidé les juges.
La discussion, un instant interrompue par mon arrivée, reprend de plus belle. Il paraît que ma bonne — ou ma mauvaise fortune — m’a fait pénétrer au sein d’un meeting for the promotion of female rights ! Toutes ces femmes maigres parlent l’une après l’autre, ou même ensemble, avec une énergie terrible.
Mais c’est miss Effie qui fait encore le plus de bruit. La liste des fonctions dont elle veut ouvrir l’accès aux femmes est si longue, que je ne vois vraiment pas celles qu’elle compte laisser aux hommes. Du reste, son éloquence ne modifie en rien ma manière de voir. Je ne me sens aucune sympathie pour des femmes aussi mal en chair. Avant de réclamer une si grande place dans la société, elles devraient bien tâcher d’en occuper une plus large dans leur fauteuil. À tous les points de vue, cela serait bien désirable.
Il y a beaucoup de pauvres filles chez nous qui sont obligées de quitter leurs familles pour aller courir le monde et gagner leur vie comme directrices de postes ou comme institutrices. Je les plains de tout mon cœur et je les respecte infiniment quand elles trouvent le moyen de rester honnêtes malgré une vie aussi anormale et aussi dangereuse. Mais que dire de cette toquée qui quitte sa mère uniquement par esprit d’indépendance pour aller vivre à l’auberge au milieu de cow-boys et de mineurs ? Notez que je suis convaincu qu’elle est très honnête. Mais qu’est-ce que c’est qu’une famille constituée comme celle-là ? Les Anglais et les Américains nous parlent toujours de leur home et prétendent que la vie de famille existe si peu chez nous, que nous sommes obligés d’employer une périphrase pour rendre l’idée qu’ils expriment par ce seul mot. J’ai passé une bonne partie de ma vie au milieu d’Anglais et d’Américains, et je suis convaincu que c’est absolument le contraire qui est la vérité. Malgré toutes leurs belles théories sur la non-intervention des parents dans les mariages des enfants, ces mariages ne sont certainement pas plus heureux que les nôtres, et chez eux la famille ne consiste à proprement parler que dans le ménage. Elle n’est pas, comme cela a lieu chez nous, un centre auquel les parents, même les plus éloignés, viennent se rattacher par des liens de plus en plus faibles, il est vrai, mais qu’on s’efforce de renouer dans toutes les circonstances graves et qui ne disparaissent jamais complètement. Chez les Anglo-Saxons, au contraire, sitôt que les enfants ont quitté le logis, — et ils le quittent le plus tôt qu’ils le peuvent, — les relations cessent à un point dont on ne se fait d’idée que lorsqu’on a vécu au milieu d’eux. Les frères se connaissent à peine, et les cousins pas du tout. Au moment de la guerre de sécession, le grand argument des abolitionnistes contre l’esclavage était que ce régime rompait systématiquement tous les liens de la famille. Ils avaient absolument raison, et c’était là effectivement la plaie de l’esclavage. Seulement, ce qu’ils ne disaient pas, c’est que, sous ce rapport, ils ne me semblent pas beaucoup mieux lotis que les nègres pour la délivrance desquels ils ont fait tuer dix millions de blancs.
Heureusement l’arrivée de A… et de J… ne tarde pas à me fournir un prétexte de m’esquiver. Nous parcourons ensemble les rues d’Hermosa, où nous rencontrons un gars d’Échauffour qui nous raconte qu’en 1870 l’idée de combattre les Prussiens lui a fait une si belle peur qu’il s’est ensauvé. Il a tant couru, qu’il ne s’est arrêté que lorsqu’il s’est trouvé dans les montagnes Rocheuses, où il ne paraît du reste pas avoir fait fortune. Il n’écrit jamais au pays, mais s’intéresse toujours à ce qui s’y passe. Nous en avons eu la preuve car, dès qu’il a vu Leboucq, il lui a demandé combien valait la « barattée de pommes[5] » !
L’année dernière j’ai déjà rencontré, sur le paquebot, un autre Normand émigré. Il n’avait pas quitté le pays dans les mêmes conditions que celui-ci et semblait fort heureux de son sort. Son histoire était bien drôle.
J’avais remarqué depuis le départ un passager de bonne mine, âgé de cinquante ou soixante ans, grand, gros, le teint fleuri, ne ressemblant en rien à un Américain. Il me suivait toujours de l’œil quand je passais à côté de lui et semblait désireux de faire connaissance. Un beau matin il m’aborda :
— Monsieur le baron, me dit-il avec un des plus beaux accents mainiaux que j’aie jamais entendus, j’avons bien souvent entendu parler de vous et de votre respectable famille !
— Monsieur, répondis-je, vous me faites beaucoup d’honneur. Je vois que vous êtes du Maine ou du Perche. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous rencontrer sur un transatlantique ?
— Mais oui, je sommes né à X… ! Mais voilà près de trente ans que j’avions quitté le pays ! Nos gens étions dans la culture ! J’avons toujours été élevé amont les chevaux. Je venis avec les premiers qu’on ameni en Amérique. Et puis quand j’ons vu le pays, j’ons voulu y rester. D’abord je fîmes de la culture : mais cela n’a mé point réussi. Alors j’avons fait autre chose.
— Et cela a mieux marché !
— Mais oui ! je pouvions point nous plaindre, dit-il d’un air modeste je me sommes mis dans l’instruction ! J’sommes devenu professeur de français dans un université qu’on fondit dans l’Ouest, et puis je me sommes marié.
Quel drôle de français on doit parler dans cette université-là !
Après un exécrable dîner, quelques citoyens proéminents arrivent qui commencent à nous entretenir des glorieuses destinées que l’avenir réserve à la ville d’Hermosa. Mais comme ce sujet n’offre pour moi qu’un intérêt tout à fait secondaire, je ne tarde pas à me retirer dans ma chambre pour mettre mon journal au clair.
26 septembre. — J’avais bien raison de prévoir une nuit agitée. Hier au soir, quand je suis remonté dans ma chambre, le bar de l’hôtel était désert. Les cow-boys du C. O. C. étaient probablement occupés à visiter les différents cabarets d’Hermosa afin de comparer les différents whiskeys de la ville. Leurs pauvres chevaux, sellés et bridés, les attendaient toujours devant la porte. Vers minuit, j’ai été réveillé en sursaut par un tapage épouvantable, des chants, des jurons ; des galops furieux d’une troupe de cavalerie, finalement une fusillade enragée suivie d’un grand bruit de vitres cassées. J’ai commencé par sauter sur mon revolver, et puis, rassemblant mes idées, j’ai tâché de me rendre compte de ce qui se passait.
L’hypothèse d’une attaque des Sioux ne paraît pas admissible. Nous sommes tout près de la réserve ; mais ils n’ont pas fait parler d’eux depuis quelque temps, et s’il leur prenait la fantaisie d’entrer « dans le sentier de la guerre », ils ne débuteraient pas par l’attaque d’une station de chemin de fer. D’ailleurs, en écoutant bien, je finis par distinguer quelques paroles du chant qu’on rugit sous mes fenêtres, et je les reconnais. C’est le refrain favori de nos cow-boys, œuvre d’un poète inconnu qui chante en termes un peu crus : The Platte maiden, titre dont la traduction française n’est pas La demoiselle plate, comme des lecteurs peu au courant des finesses de la langue américaine seraient peut-être tentés de le croire. Cela veut dire simplement : La jeune fille née sur les bords de la Platte.
Du moment qu’il s’agit d’une cantilène amoureuse et non d’un chant de guerre, il est évident que la situation n’a rien de grave. D’ailleurs, Raymond A…, qui couche dans la chambre à côté de la mienne, a été aux informations et me raconte ce qui s’est passé. Il paraît qu’après de longues stations dans les différents bars, les cow-boys du C. O. C. se sont aperçus que leurs jambes commençaient à leur refuser service ; alors ils sont revenus prendre leurs chevaux à la porte de l’hôtel, et recommencent leurs pérégrinations : seulement, tout en parcourant les rues, ils s’amusent à faire des décharges de revolver dans les fenêtres, divertissement de haut goût pour lequel ils ont une attraction toute particulière.
Je loge au premier étage : si donc ils tirent dans mes vitres, ils ne pourront attraper que mon plafond, ou la balistique n’est qu’une chimère. Ces réflexions m’ayant rendu toute ma sérénité d’âme, j’ai remis mon revolver dans son étui ; je me suis recouché et n’ai pas tardé à dormir de nouveau du sommeil du juste, sans plus me soucier des performances des cow-boys du C. O. C.
Ce matin, quand je suis descendu, tout était tranquille. En me rendant à l’écurie pour chercher mon cheval, après déjeuner, j’ai seulement aperçu, au coin d’une rue, trois chevaux sellés et bridés, qui broutaient comme ils le pouvaient, d’un air très ennuyé, l’herbe de la chaussée, s’arrêtant de temps en temps pour flairer leurs cavaliers étendus ivres morts par terre. Qu’étaient devenus les autres ? C’est ce que je ne saurais dire. Ils sont peut-être déjà en route pour retourner au ranch, ayant dépensé en une nuit les 30 ou 40 dollars qu’ils ont reçus hier.
Il y a une vingtaine d’années de cela. — Comme le temps passe, mon Dieu ! — J’étais à Cherbourg, embarqué sur un croiseur en armement pour les mers de Chine. J’étais officier de manœuvre, et naturellement je tâchais de me procurer les meilleurs gabiers que je pouvais trouver. Un jour, en allant au port, j’en rencontre un que je connaissais depuis longtemps. Il s’appelait Kermorvan.
— Kermorvan ! lui dis-je, mon garçon, tu fais juste mon affaire. Il faut que tu viennes avec moi. Tu seras chef de la grande-hune. Nous allons faire une campagne superbe ! Il y aura des parts de prise à ne savoir qu’en faire. Enfin tu verras !
— Ah ! tout de même, monsieur, cela me fait plaisir de vous voir. Je voudrais bien naviguer encore avec vous ; mais quand est-ce qu’il faudrait embarquer ?
— Nous appareillons dans quinze jours.
— Ah ! il n’y a pas moyen. Je rentre des mers du Sud, je viens de toucher 1 500 francs, je ne pourrai jamais les manger en quinze jours !
— Cependant j’aurais bien voulu t’avoir.
L’honnête Kermorvan avait l’air très perplexe. Tout à coup il fit un grand geste du bras.
— Eh bien, monsieur ! foi d’homme, on fera ce qu’on pourra.
Le lendemain, en passant sur le quai, je l’aperçus de loin entrant dans un cabaret. Il était précédé d’un joueur de violon et suivi de nombreux amis des deux sexes qui paraissaient s’amuser beaucoup. Trois semaines après il arrivait à bord, tout dépenaillé, la veille de l’appareillage, et m’empruntait vingt francs pour s’acheter des souliers. Si Kermorvan savait monter à cheval, il pourrait se faire cow-boy. Il trouverait, dans cette nouvelle carrière, des camarades qui le comprendraient.
Comme je ne veux pas me régler sur le pas des percherons, il a été convenu que Raymond A… partirait un peu d’avance et que nous nous retrouverions pour déjeuner dans une ferme qui se trouve à peu près à moitié chemin. Je n’en connais pas le propriétaire, un Irlandais qui, s’appelant Mac Mahon, affirme être le très proche parent du maréchal ; mais il semble trouver la cuisine de Fleur de Lis à son goût, car il paraît qu’il y vient très souvent, et il a fait jurer à Raymond de s’arrêter chez lui quand il irait à Rapid.
Au moment de me mettre moi-même en route, je rencontre en passant devant la gare toutes les dames maigres d’hier au soir. Elles font la conduite au juge Hiram, qui va porter la bonne parole je ne sais où. Debout sur la plate-forme de la station, son sac de voyage à la main, l’apôtre, tout en attendant le train, leur adresse ses derniers encouragements :
« Tous les savants qui se sont occupés de cette question, — et il cite une enfilade de noms de professeurs dont je n’ai jamais entendu parler, — tous les savants s’accordent à reconnaître qu’au point de vue intellectuel, la femme est égale à l’homme, quand elle ne lui est pas supérieure. Elle ne lui est inférieure que sous le rapport de la force physique. Du temps de la barbarie, la force physique était tout : maintenant elle n’est plus rien. Toutes les lois et tous les usages qui consacrent l’infériorité de la femme sont donc des monstruosités. En tout et pour tout, elle doit être l’égale de l’homme. Si le mariage et la famille, — ces deux institutions d’un autre âge, — ne doivent pas disparaître, ce qui est bien possible, du moins il n’est pas douteux qu’elles ne doivent être profondément modifiées… »
Il m’a semblé tout à fait inutile d’en écouter plus long. J’ai rendu la main à Mahdi, qui, lui aussi, paraissait très désireux de s’en aller, et laissant derrière nous la ville d’Hermosa, nous avons repris notre course à travers la Prairie, dans la direction de Rapid. Il fait un temps idéal ; le soleil brille ; une bonne petite brise m’arrive toute chargée de l’odeur pénétrante qu’on respire partout dans ce pays, comme dans les maquis de Corse. Le docteur G… a fait des recherches très savantes pour découvrir d’où elle provient. Il paraît qu’elle est produite par une plante de la famille des œillets d’Inde qui est très commune ici. Les alouettes chantent au-dessus de ma tête. Des vols de snow-birds aux ventres blancs se lèvent à chaque instant sous les pieds de mon cheval, qui, de son grand trot allongé, franchit sans s’arrêter les collines et les vallées que nous traversons en contournant les Foot-Hills dont les sommets maigrement boisés barrent l’horizon sur ma gauche. Cette région a failli être dévastée, il y a quelques semaines, par un feu de prairie dont je vois encore les traces. On a pu heureusement l’arrêter à temps, et il n’a brûlé que quelques centaines d’hectares. M. Gustave Aymard et les innombrables sous-Fenimore Cooper qui se sont fait une spécialité de la description des prairies américaines, ne manquent jamais d’introduire dans leurs romans la description d’un de ces feux, et généralement l’une de leurs vignettes est consacrée à la représentation de cet incident. On voit une masse confuse de tigres, de bœufs, de chevaux et de cerfs courant affolés devant une immense nappe de flammes qui les poursuit. Leurs héros échappent toujours à la mort, cela va sans dire, mais c’est par miracle.
Dans la pratique, les choses se passent d’une manière moins tragique. Les feux de prairie ne sont malheureusement pas rares. C’est généralement vers l’automne, quand l’herbe est très sèche, qu’ils sont à craindre. Quelquefois, quand le vent est violent, la flamme court si vite sur le sol qu’elle dépasse un cheval lancé au grand trot. Mais quand on la voit arriver, il y a toujours un moyen très simple de l’éviter. Il suffit de mettre le feu à l’herbe à l’endroit où l’on se trouve, et de se placer au centre de l’endroit dénudé. Quand la ligne de flammes vous atteint, elle ne trouve plus rien à brûler, et il s’y produit une brèche à travers laquelle on passe en toute sécurité. Du reste, il est bien rare que les flammes soient assez hautes pour qu’on soit même obligé de prendre cette précaution. Il faut pour cela que l’herbe soit extrêmement touffue et très élevée : malheureusement, il n’arrive pas souvent au foin de la prairie d’avoir autant de qualités. Le plus souvent, on peut enjamber la ligne en feu avec la plus grande facilité. Elle s’arrête d’ailleurs quand elle rencontre le moindre ruisseau, ou même un chemin un peu battu. Il n’y a pas un feu de prairie qui puisse franchir quatre sillons de labour, et ce fait est si bien connu, que dans certains comtés on oblige les compagnies de chemins de fer à prendre cette précaution des deux côtés de leurs lignes.
Ce sont, en effet, les étincelles échappées à la cheminée des locomotives qui causent le plus souvent ces feux de prairie. Quand ils se produisent au printemps, il n’y a pas grand mal, car en quelques jours l’herbe repousse plus verte qu’auparavant : mais à l’automne, les ranchmen les redoutent singulièrement, car à cette époque l’herbe ne repousse pas, et il ne reste plus rien à manger. Il faut alors partir à la recherche d’un ranch vacant, et comme ils commencent à être rares, on va quelquefois à quatre ou cinq cents kilomètres avant d’en trouver un : on y mène tous les animaux, et il faut passer quatre ou cinq mois sous la tente avant de pouvoir les ramener au ranch.
Mais revenons à nos moutons. Il paraît que les philosophes de l’antiquité ne se sentaient en possession de tous leurs moyens qu’à la condition de se promener sous des portiques, comme les péripatéticiens, ou d’aller tout nus, comme les gymnosophistes. C’est probablement une question de tempérament. Moi, je ne me sens jamais si bien en humeur de philosopher, que lorsque je suis à cheval et, — meilleur est le cheval, meilleure est ma philosophie !
C’est pourquoi, ce matin, je me suis trouvé insensiblement plongé dans des réflexions d’un ordre tout à fait supérieur, provoquées par ce que j’ai vu et entendu hier et aujourd’hui, et notamment par les paroles de cette vieille bête de juge Hiram. Je pense à ces vies américaines si différentes des nôtres, à cette suppression de tous les liens de la famille et de la société à laquelle sont arrivés ces gens-ci, et vers laquelle, malheureusement, nous tendons, nous aussi. La désagrégation à l’infini de tous les groupes qui composaient l’humanité, l’homme réduit à l’état de poussière, est-ce donc là le dernier mot du progrès ? À quoi tous ces hommes et toutes ces femmes qui m’entourent aboutissent-ils avec leur goût enragé d’indépendance ? Où la lutte pour la vie est-elle plus âpre et plus impitoyable qu’ici ? Où voit-on plus de gens surmenés, succombant à l’excès de travail ?
Et voilà maintenant les femmes qui veulent s’en mêler ! Jusqu’à présent, dans ce pays-ci, elles ne faisaient absolument rien de leurs dix doigts. Toutes les fois que j’entre dans une ferme, j’y vois une femme maigre qui se balance dans son rocking-chair pendant que son mari trait les vaches et fait la cuisine. Il me semble que le beau sexe s’était déjà fait la part assez belle ! Cela ne leur suffit pas : les voilà qui, sous prétexte d’indépendance, veulent entrer dans la bagarre. Qu’est-ce que deviendra la vie d’intérieur et de famille ? Enfin, c’est leur affaire et non la mienne. Mais préservez-nous, Seigneur, de femmes qui, au moral comme au physique, reposent sur des bases aussi peu satisfaisantes ! Et comme je préfère ces bonnes et plantureuses garcettes normandes qu’on voit dans les fermes, les soirs de noces, chanter la chanson de la mariée :
Nous sommes venues vous voir
Du fond de notre village,
Pour souhaiter ce soir
Un heureux mariage
À monsieur votre époux
Aussi bien comme vous.
Quand on dit son époux,
On dit souvent son maître,
Ils ne sont pas si doux
Comme ils ont promis d’être.
Il faut leur conseiller
De mieux se rappeler…
J’en étais là de ma chanson et de ma philosophie, quand, tout à coup, Mahdi a fait un écart énorme, et puis il s’est arrêté court, tremblant de tous ses membres, le col raidi, la tête tendue en avant, soufflant d’un air effrayé. J’ai vu tout de suite ce dont il s’agissait. Une bouffée de vent amenait de mon côté quelques milliers de touffes de bundle grass. Les grosses boules vertes dévalaient en bondissant des flancs d’une colline au pied de laquelle nous nous trouvions, les plus grosses devant, les autres comme essoufflées par la course, sautant et se culbutant derrière pour les rattraper.
Il n’y a pas un cheval qui résiste à cela. Heureusement, il y avait au fond de la vallée un creek à moitié desséché, dont le lit profondément encaissé formait comme une allée couverte grâce aux taillis de rosiers sauvages et de peupliers nains qui en garnissaient les bords. Je m’y engageai, et mon cheval reprit toute sa tranquillité, car, abrité par ces buissons, il ne voyait plus les bundlegrass. Je marchai ainsi pendant deux ou trois kilomètres, cherchant un endroit où un éboulement des berges me permettrait de remonter. Tout à coup j’entendis galoper au-dessus de ma tête. En me haussant sur mes étriers, je vis un bel étalon blanc qui descendait d’une colline à fond de train. Il s’arrêta à cent mètres de moi, sans me voir, regarda un instant autour de lui, fit quelques pas en flairant l’herbe fraîche et drue qui poussait dans ce vallon un peu humide, et puis, relevant la tête, il fit entendre deux ou trois appels. C’était évidemment un ordre, car le sommet de la colline se couronna aussitôt de soixante ou quatre-vingts juments et poulains qui descendirent lentement pour le rejoindre. Elles appartenaient sans doute à quelque ranch éloigné, car je ne reconnaissais pas leur marque. Arrivée auprès de l’étalon, toute la troupe se disposa en un grand cercle dont il occupait le centre ; les poulains et les antenais en dedans, auprès de leurs mères, et puis tous se mirent à manger paisiblement. Toutes les cinq ou six minutes, l’étalon s’arrêtait et jetait un coup d’œil autour de lui pour voir si tout allait bien. Une jument s’écarta un peu ; un hennissement bref et sonore lui fit tout de suite relever la tête et regagner sa place en courant. Deux antenais se mirent à jouer ensemble ; mais le jeu dégénéra tout de suite en bataille. L’étalon s’approcha, lança un coup de dents dans le flanc du premier, et un coup de pied au second. Eux aussi rejoignirent leur place sans en demander davantage.
À ce moment, cinq ou six hennissements aigus et prolongés se firent entendre derrière moi. Je retournai la tête. C’étaient les percherons qui arrivaient. Ils avaient suivi un autre chemin que le mien, et je les avais dépassés sans m’en douter. Aussitôt, toute la bande fut en mouvement. Les juments vinrent se grouper ensemble ayant leurs poulains entre leurs jambes. L’étalon se tenait à cent pas devant elles, les naseaux ouverts, grattant le sol du pied. Les percherons s’avançaient toujours, l’un derrière l’autre, maintenus difficilement par les cow-boys. L’étalon fit trois ou quatre bonds en avant, tournant la tête de temps en temps comme pour rassurer les juments, qui, à la vue des hommes, commençaient à se sauver. Raymond était en avant du convoi. Après un moment d’hésitation, le cheval courut tout à coup sur lui : il avait l’air furieux. Raymond le laissa approcher ; mais au moment où il se dressait déjà sur ses jambes de derrière, il lui tira tout à coup un coup de revolver sous le nez. L’étalon stupéfait s’arrêta net, arc-bouté sur ses quatre jambes, la crinière au vent. Il était superbe ainsi. Un second coup le mit en déroute : il alla rejoindre les juments qui galopaient déjà, mais resta le dernier, pressant les poulains retardataires, toujours prêt à les défendre.
En allant rejoindre Raymond, tout étonné de me voir sortir du creek, je me rappelais ce que dit Gulliver de l’admiration qu’il a rapportée de son voyage au royaume des chevaux pour les institutions de ce pays. Il est certain que l’étalon blanc que je viens de voir me semble avoir, sur le rôle d’un père de famille, des principes beaucoup plus sages que ceux que j’ai entendu exposer ce matin au juge Hiram.
Je me souviens des incidents pénibles qui survenaient assez souvent pendant nos campagnes dans le Cambodge. Les éléphants porteurs des bagages occupaient naturellement le milieu de la route. À tout seigneur tout honneur. Les cavaliers, officiers ou spahis, marchaient à droite et à gauche. Généralement, ils avaient soin de se maintenir à bonne distance des éléphants : mais quelquefois, quand la route se resserrait, il leur fallait bien s’en rapprocher. Or les éléphants sont des animaux extrêmement farceurs. Il arrivait toujours que l’un d’eux profitait d’une inattention de son mahout pour attraper délicatement le bout de la queue d’un malheureux cheval qui trottinait innocemment devant lui ; il l’enroulait prestement autour de sa trompe, et puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, il donnait un bon coup sec. Le cheval tombait assis, le cavalier roulait par terre, et l’éléphant s’éloignait en trottinant d’un air ravi.
Ces souvenirs de jeunesse me sont revenus à l’esprit ce matin, quand j’ai essayé de suivre le convoi des étalons. À chaque instant, précisément au moment où je m’y attendais le moins, j’entendais un juron, et puis je voyais un gros percheron, debout sur ses jambes de derrière, s’avançant vers moi malgré tous les efforts du cow-boy qui le montait, dans l’intention évidente de me lancer un coup avec ses pieds de devant. Dans ces conditions-là, la promenade manque complètement de charme ; aussi, laissant mes compagnons prendre une certaine avance, je me suis mis à vagabonder un peu dans la Prairie. Une bande de sarcelles barbotait dans un creek : je tirai sur elles toutes les cartouches de mon revolver, sans même parvenir à les faire lever. J’avisai ensuite un village de chiens de Prairie. Tous ses habitants, debout à l’entrée de leur terrier, s’annonçaient mutuellement mon arrivée en aboyant avec fureur. Mon premier coup n’eut d’autre résultat que de les faire tous rentrer précipitamment chez eux.
Tous ces exercices cynégétiques m’ont pris un certain temps. Aussi mon estomac ne tarde pas à m’avertir que le moment de déjeuner ne peut pas être très éloigné. En regardant autour de moi, j’aperçois une colline, en forme de pyramide, qu’on m’a indiquée comme servant d’amer pour arriver à la ferme du descendant des rois d’Irlande. Effectivement, je ne tarde pas à apercevoir une assez grande maison de bonne apparence, entourée de quelques écuries et de grandes meules de foin et de maïs. Au pied de l’une d’elles sont piquetés nos chevaux.
En arrivant au campement, j’y trouve Raymond et les cow-boys écumants de fureur. On m’explique que M. Mac Mahon, qui, lorsque ses affaires l’appellent du côté de Fleur de Lis, ne manque jamais de se faire héberger, lui et ses bêtes, deux ou trois jours de suite, s’est enfermé dans son logis quand il a vu venir Raymond, et que c’est même à grand’peine qu’on a pu obtenir de lui un seau pour faire boire les chevaux. À ce moment, survient un cow-boy d’un ranch du voisinage, qui se fait raconter la chose par ses collègues :
— D… mean set, those grangers ! dit-il quand il s’est rendu compte de la situation. Tous des ladres, ces fermiers ! mais celui-ci est le pire de tous. L’autre jour, un de nos chevaux est entré dans son jardin par une brèche de la clôture. Il l’a enfermé dans l’écurie et a fait dire à notre boss qu’il demandait vingt dollars de dommages-intérêts.
— Et le boss les a payés ?
— Lui ! pour qui le prenez-vous ? Il est arrivé ici avec deux boys, moi et un autre : nous sommes allés droit à l’écurie sans nous inquiéter du propriétaire : elle était fermée ; nous avons tiré un coup de revolver dans la serrure, et nous avons repris le cheval. Mais ce n’est pas tout ! En nous en retournant au ranch, nous avons rencontré une douzaine de vaches laitières de la ferme. Nous les avons poussées (drive) devant nous, pendant une trentaine de milles, jusque dans la réserve indienne. Si Mac Mahon les revoit jamais, il aura de la chance ! Les Sioux ont déjà dû les manger. Good bye, gentlemen !
Et notre nouvelle connaissance repart au galop.
J’avoue que cette petite anecdote me fait comprendre le peu de sympathie que semble avoir pour les ranchmen cet estimable Irlandais. Il faut reconnaître d’ailleurs que l’hospitalité n’est pas une vertu américaine. Il paraît que dans le Sud elle se pratique sur la grande échelle. Mais chez le véritable Yankee, et surtout chez le fermier yankee,
Elle se vend toujours, et ne se donne jamais,
Non, non, non, jamais !
comme il est dit à peu près dans la Dame blanche.
L’inhospitalité des gens de ce pays-ci est quelque chose
de phénoménal. L’année dernière, un de nos cow-boys,
surpris en pleine nuit par une tourmente de
neige, arrive à moitié mort de froid devant l’écurie
d’une ferme. Le fermier ne consentit à la lui ouvrir
qu’après avoir reçu un dollar. Et ce n’est pas seulement
dans les pauvres fermes de l’Ouest que les
choses se passent ainsi les plus grands fermiers de
l’Est n’agissent pas autrement. L’année dernière, Raymond
A… et D… ont passé quelques semaines dans
l’Illinois, occupés à former une bande de juments qu’ils
voulaient amener au ranch. Ils s’étaient installés à
Ottawa, qui est un des plus grands centres d’élevage
du pays. Tous les éleveurs des environs leur écrivaient
pour leur demander de venir voir les animaux qu’ils
avaient à vendre. Souvent il leur fallait faire des courses
très longues, et quand ils arrivaient, ils se trouvaient
dans une ferme isolée, loin de toute espèce d’hôtel ou
de restaurant. Jamais on ne leur offrait à déjeuner. On
ne les faisait même pas entrer dans la maison d’habitation.
En pareille conjoncture, un fermier du Perche
se serait peut-être débattu pendant deux heures pour
une différence d’une pistole sur un marché de 2 ou
3 000 francs, mais il aurait tenu à honneur d’offrir à son acheteur un déjeuner qui lui aurait coûté deux
louis. Dans nos campagnes, un marché se double
toujours d’une fête quelconque. Ici, on a l’esprit uniquement
tendu vers le but à atteindre, qui est de gagner
le plus de dollars possible. C’est une bien singulière
manière d’entendre l’existence.
L’accueil inhospitalier du ménage Mac Mahon a pu faire souffrir notre amour-propre, mais, au point de vue matériel, nous y avons certainement gagné ; car le sac aux provisions de François, malgré le rude assaut qu’il a eu à subir hier, contient encore des ressources plus que suffisantes pour nous improviser un déjeuner qui a été vivement apprécié. Quand nous avons eu terminé notre réfection et que nos chevaux ont eu bu tout à leur aise dans l’eau rouge du creek voisin, auquel cette couleur a valu le nom de Bloody creek, nous avons secoué la poussière de nos bottes sur cette terre inhospitalière, que nous avions semée de carcasses de poulets, et, mettant le cap sur le Nord, nous avons commencé la dernière étape de notre voyage sur Rapid-City.
Selon mon habitude, j’avais déjà pris une notable avance sur mes compagnons, et je calculais avoir fait environ la moitié de mon chemin, lorsqu’il m’est arrivé une aventure assez extraordinaire.
Je venais d’escalader au pas une petite colline assez raide, lorsque tout à coup, en arrivant au sommet, je me suis trouvé face à face avec un homme que je n’avais pas vu plus tôt parce qu’il montait de l’autre côté. C’était un grand gaillard très maigre, d’une cinquantaine d’années, ayant de longs cheveux grisonnants qui lui tombaient dans le dos, et sur la tête un grand chapeau de cow-boy qui avait vu des jours meilleurs. Il portait des pantalons indiens en cuir fauve auxquels le travail assidu des squaws avait prodigué des franges et des broderies en piquants de porc-épic. Je crois avoir déjà dit que ces pantalons ont cela de particulier qu’ils n’ont pas de fond. Il avait également une chemise indienne en peau d’antilope. La coupe de ce genre de vêtements ne comporte pas de pans. Fort heureusement, la fâcheuse lacune qui résultait par derrière de ces particularités du costume indien était comblée par un paletot d’étoffe claire, à collet de velours noir et d’origine manifestement parisienne. Ce monsieur avait du reste l’air d’un arsenal ambulant. Il portait un winchester sur son épaule, à la ceinture un gros revolver Colt, d’un côté ; et de l’autre, un couteau à scalper d’une dimension si formidable, qu’il me rappela aussitôt celui qu’on voit dans les gravures d’Épinal, entre les mains du beau-frère de Barbe-Bleue, au moment où il s’apprête à venger sa pauvre sœur.
Mahdi et moi, nous nous étions arrêtés tout ébahis. L’inconnu prit le premier la parole.
— Monsieur, me dit-il avec une politesse exquise qui me rassura tout de suite, tel que vous me voyez, je suis à la recherche de six poneys qui se sont égarés. Ils portent la marque P… V… Pourriez-vous me donner de leurs nouvelles ?
Ceci était dit en anglais, mais avec un accent français si prononcé, que je n’hésitai pas à me servir de notre langue, pour l’informer que je ne pouvais malheureusement lui donner aucun renseignement.
— Comment ! s’écria l’inconnu en m’entendant : un compatriote ! Seriez-vous par hasard un des Français de Fleur de Lis ?
— Précisément !
— Le baron Edmond de Grancey, alors ? Baron, une poignée de main ! Ravi de faire votre connaissance !
— Croyez, cher monsieur, que je suis moi-même fort heureux de vous rencontrer. Mais à qui ai-je l’honneur de parler ?
Il avait reposé à terre la crosse de son fusil. Tirant de sa poche une superbe tablette de tabac, il y découpa avec son bowie knife une forte chique qu’il m’offrit d’un geste gracieux. Voyant que je refusais, il la garda pour lui-même.
— Baron, me dit-il quand elle fut convenablement logée dans un coin de sa bouche, je n’ai pas de cartes sur moi : il faut donc que je me présente moi-même : je suis le comte François Loiseau du Vallon[6].
— Et qu’est-ce qui me vaut l’avantage de vous rencontrer aujourd’hui dans la grande prairie du Dakota ?
— Mon Dieu ! c’est toute une histoire. Je suis venu en Amérique il y a plus de vingt ans ; j’étais envoyé par un groupe de financiers parisiens pour étudier une affaire qu’on leur proposait en Californie. Mais j’ai mangé à New-York, en débarquant, tout l’argent qu’on m’avait donné pour le voyage.
— Ah !
Il haussa les épaules d’un geste plein de philosophie ; et puis tapant sur sa poche qui rendit un son argentin :
— Ici je ne dépense rien ! J’ai là deux dollars : ils y sont depuis deux mois ; mais quand je suis dans une ville, je ne peux jamais garder d’argent : c’est plus fort que moi.
— Et peut-on savoir ce que vous avez fait à New-York ?
— Ah ! quand j’ai vu que je n’avais plus le sou, j’ai écrit en France pour avoir de nouveaux fonds. Je dois dire que l’on s’est empressé de me les envoyer.
— Et alors vous êtes parti pour la Californie ?
— Oui ! mais je me suis arrêté en route à Chicago. J’y ai encore mangé tout ce que j’avais. Alors, quand le dernier dollar a été parti, j’ai pensé qu’il était bien inutile d’en demander d’autres. Et je suis venu dans le Far-West.
— Et qu’est-ce que vous y avez fait ?
— Mon Dieu ! un peu de tout. J’ai commencé par épouser deux femmes siouses : des femmes très comme il faut ! Elles appartiennent aux meilleures familles de la tribu. Vous ne sauriez croire combien elles me rendent mes intérieurs agréables !
— Veuillez agréer tous mes compliments. Est-ce que ces dames sont dans les environs ? Je serais vraiment bien heureux de leur être présenté.
— Elles seraient de leur côté ravies de faire votre connaissance.
Je m’inclinai modestement.
— Mais justement, continua-t-il, je les ai quittées depuis quelques jours. Nous habitons d’ordinaire dans la réserve indienne, sur les bords du Missouri. C’est là qu’elles sont en ce moment. Moi, je suis venu de ce côté-ci pour conduire deux voyageurs européens qui m’ont demandé de leur servir de guide. Ils sont à huit ou dix milles d’ici. Seulement, nos poneys se sont sauvés, et je les cherche depuis hier. J’ai bien souvent entendu parler de Fleur de Lis. J’irai vous voir un jour ou l’autre. Mais il faut que je continue à chercher mes poneys. J’ai laissé mes pauvres voyageurs au camp sans rien à manger : ils doivent trouver le temps long.
Là-dessus M. le comte Loiseau du Vallon me donna une nouvelle poignée de main, puis mit son fusil sur son épaule, et, me tournant le dos, il s’éloigna d’un bon pas[7].
Une heure après cette rencontre, je débouche dans le petit amphithéâtre au fond duquel s’élève la ville de Rapid-City. Elle a vraiment tout à fait bon air. C’est à peine si quelques rares log-houses rappellent le temps, cependant si rapproché, où elle fut fondée par les premiers pionniers des Black-Hills. Dans un enclos, près de la station, pourrissent les stage coachs qui, jusqu’à l’année dernière, constituaient le seul moyen de locomotion à travers la Prairie. Le jour où le dernier est arrivé, c’est-à-dire la veille de l’inauguration du chemin de fer, a été un jour de fête et de réjouissance publiques. Le programme comportait une attaque de la malle-poste par une bande de cow-boys. On a beaucoup admiré l’entrain avec lequel les acteurs étaient entrés dans leurs rôles, ce qui a fait supposer qu’il y en avait peut-être dans le nombre qui n’en étaient pas à leurs débuts. Avant de gagner la première avenue, au centre de laquelle s’élève le Harney-Hotel, je traverse deux ou trois rues dans lesquelles il y a déjà d’immenses maisons en briques à trois étages, avec des magasins ornés de glaces comme sur les boulevards. Ces maisons sont encore espacées : mais de tous les côtés on est en train de bâtir ; et cependant Dieu sait ce que doit coûter le mètre cube de maçonnerie, car je viens de voir une affiche annonçant comme un très beau marché des briques à cinquante-cinq dollars le mille.
Le Harney est lui-même une superbe construction de cinq ou six étages qui ne déparerait pas une ville de cinquante mille habitants. C’est une compagnie au capital de 400 000 dollars qui l’a construit. Il est vrai qu’elle ne fait pas ses frais. Un immense hall en occupe tout le centre. À tous les étages, il y a des balcons sur lesquels s’ouvrent les chambres intérieures. Les sous-sols sont réservés aux boutiques de coiffeurs et aux bureaux du télégraphe. Comme cela a toujours lieu en Amérique, le hall sert de club et de bourse à tous les habitants de la ville.
C’est là que je vais attendre mes compagnons, après avoir été faire ma toilette dans une chambre superbe du premier étage. Quand ils viennent m’y retrouver, au bout d’une heure ou deux, avec leurs revolvers à la ceinture et leur sacoche sous le bras, leur arrivée produit une certaine impression, car on ne voit presque plus de gens armés. C’est encore un point à noter. Il y a quatre ans, presque tout le monde, au contraire, portait son revolver bien en évidence ; maintenant, il n’y a plus que les ranchmen qui soient fidèles aux anciens usages, et encore beaucoup, une fois en ville, s’habillent comme tout le monde.
Du reste, je suis déjà en pays de connaissance. Lors de mon premier voyage dans ce pays, il m’était arrivé, en traversant la Prairie, une aventure dont se souviennent peut-être les lecteurs des Montagnes Rocheuses. Un certain colonel Log, que j’avais rencontré en venant de Pierre à Rapid-City, avait eu l’idée géniale d’essayer de me jeter à l’eau, au passage d’un creek. Il s’agissait d’une simple plaisanterie qui, du reste, tourna assez mal pour lui, une heureuse circonstance ayant fait que j’étais sur mes gardes. Finalement ce fut lui qui fut jeté à l’eau. Il faillit même s’y noyer. Je me hâte d’ajouter qu’il avait très bien pris la chose, et nous nous étions séparés les meilleurs amis du monde.
L’autre jour, en arrivant à Buffalo-Gap, avec mes docteurs, je l’ai retrouvé dans le train, où il était monté avec toute une bande d’amis. Nous nous sommes tout de suite reconnus ; il s’est empressé de me présenter à l’honorable société comme le Français qui lui avait fait prendre un bain : anecdote qu’il avait dû raconter souvent, car tout le monde semblait la connaître.
J’ai retrouvé aujourd’hui, dans le hall de l’hôtel, ce digne colonel. Il était venu lui-même pour le concours, et aussi pour faire quelques achats, et a tenu à me faire faire la connaissance de tous les ranchmen qui se trouvent à l’hôtel. Ce sont eux qui constituent l’aristocratie du pays. Les présentations se font toujours dans les mêmes termes :
— Baron ! allow me to introduce you to one of our prominent cowmen : colonel *** !
Et puis :
— Colonel *** ! allow me to introduce you to a prominent French Horseman, Baron Grancy de Flour-de-Lys ! (Sic.)
Il faut savoir accommoder son nom aux prononciations des pays où l’on se trouve. En Chine, on m’appelait toujours « le vieux frère » (ta-jen) Khan-an-sy. Les Américains m’appellent Grannecy. Je n’aurais jamais cru mon nom si difficile à prononcer.
Quand l’introducteur a prononcé ces deux phrases, les intéressés doivent immédiatement s’avancer l’un vers l’autre et se serrer vigoureusement la dextre en disant d’un air ravi :
— Baron ou colonel, glad to see you !
Ainsi le veut la civilité puérile et honnête en usage dans ce pays.
Comme il ne faut pas réveiller de douloureux souvenirs, je ne parle pas du dîner. Quand il est terminé, Raymond A… et J… m’annoncent l’intention d’aller passer leur soirée au spectacle. Une troupe dramatique vient d’arriver qui annonce pour ce soir sa première représentation. On joue une pièce qui s’appelle : Under the gas-light ! Et il paraît qu’on y voit un train qui sort d’un tunnel ! Les affiches insistent même sur ce fait qu’on brûle du vrai charbon dans la locomotive. Je ne sais vraiment pas ce que les amateurs de l’art dramatique pensent demander de plus ! Je me prive cependant de cette petite fête. L’autre jour, à Chicago, j’ai vu jouer Patrie, le drame de M. Sardou, au Mac Vickers-Theatre. M. de Sainte-Aldegonde parlait du nez, et les invitées du duc d’Albe étaient poudrées et portaient des costumes Louis XV. Je préfère rester sur ces souvenirs, qui n’ont du reste rien de désagréable, car la chronologie seule avait à se plaindre. Les demoiselles du corps de ballet remplissaient également bien leurs rôles et leurs maillots.
Laissant donc mes compagnons aller seuls au théâtre de Rapid-City, je vais passer ma soirée chez le curé, le P. Mac Glynn. Un éditeur américain, qui s’est, bien entendu, passé de ma permission, a fait une édition populaire de mon livre sur l’Irlande. On le criait l’autre jour dans la gare de Chicago, au moment où je passais dans cette ville. Ici, comme en Irlande, il m’a valu quelques injures de la part des journalistes inféodés à la land league, mais cette publication ne m’a cependant nullement brouillé avec le clergé irlandais. Un évêque m’a même avoué que j’avais parfaitement raison. Quant au P. Mac Glynn, c’est un land leaguer convaincu, sans qu’il sache bien pourquoi, car il est né en Amérique et n’a jamais été en Irlande, mais nous n’en sommes pas moins de très bons amis. C’est un grand et gros Irlandais au teint fleuri et d’une honnête corpulence. Je le trouve en train de fumer sa pipe au coin de son feu.
Il m’a conté lui-même l’année dernière l’histoire de ses débuts dans ce pays. Il y a deux ans, il administrait paisiblement sa paroisse, à Huron, une petite ville de l’Est, quand son évêque le fit venir pour lui communiquer une lettre qu’il venait de recevoir, signée d’un certain nombre de catholiques canadiens ou irlandais habitant la ville de Rapid-City. Ils exposaient que, dans un rayon de cent ou cent cinquante milles autour de leur ville, se trouvaient deux cents familles environ de nos coreligionnaires ; ils ajoutaient que ces familles, dépourvues de tout secours religieux, étaient disposées, malgré la modicité de leurs ressources, à s’imposer certains sacrifices si l’on voulait leur envoyer un prêtre.
Le P. Mac Glynn est déjà d’un certain âge, mais il n’a encore rien perdu de la verve et de l’entrain qui caractérisent ses compatriotes. Il n’attendit même pas que son évêque eût fini la lettre pour déclarer qu’il était prêt à partir.
Ses débuts furent des plus heureux. On découvrit un spéculateur qui s’était mis sur les bras un grand lot de terrains éloignés du centre de la ville et qui étaient d’une vente difficile. Il s’empressa de donner un bel emplacement, à condition qu’on y construirait l’église et le presbytère, pensant que cela donnerait de la valeur au reste. Pour commencer les travaux, on eut recours à une souscription qui fournit quelques fonds ; puis on contracta un emprunt : les fermiers canadiens se chargeaient des transports. Bref, au bout de dix-huit mois, le P. Mac Glynn était chez lui.
Je m’amuse à me faire expliquer son budget. La location de ses bancs (pews) rapporte de 5 à 600 dollars, somme qui suffit largement aux frais matériels du culte. Il m’explique que son traitement est fixé par l’évêque à 600 dollars en sus des dépenses de maison. Ce qui me semble vouloir dire que, sur les recettes du casuel, il a le droit de prélever d’abord lesdites dépenses, puis 600 dollars, et qu’il doit verser le reste dans la caisse du conseil de fabrique. En réalité, jusqu’à présent, il n’est pas parvenu à parfaire ces 600 dollars. Le casuel est alimenté par les mêmes sources que chez nous : mais il y a de plus, comme en Irlande, une forte dîme, volontaire bien entendu, qui est payée par tous les paroissiens deux fois par an. On ne néglige pas les petits moyens pour encourager les bonnes volontés récalcitrantes. Raymond me racontait que, l’année dernière, le trésorier avait passé de banc en banc, pendant la messe de minuit, inscrivant les souscriptions dont il annonçait à haute voix le montant. Le total n’ayant pas été jugé suffisant, le curé adressa à ses ouailles une verte semonce, puis on ferma les portes, et le trésorier recommença sa tournée ; cette fois, avec un plein succès. Tous ces détails nous choquent un peu. Il est bien évident cependant que, dans un pays où il n’existe pas de budget des cultes, on ne peut pas opérer autrement.
J’ai eu justement ce soir à discuter avec le P. Mac Glynn une question de ce genre. Il avait écrit il y a quelque temps à Raymond pour lui demander un cheval : je venais lui dire que nous nous ferions un devoir de lui en donner un. Mais il paraît qu’il a changé d’avis. Trois fermiers canadiens s’étaient engagés à fournir l’avoine : or la récolte a été très mauvaise cette année. Alors le P. Mac Glynn a décidé qu’il ne prendrait son cheval qu’au printemps prochain. Cette grave question ainsi réglée, je lui demande des nouvelles de sa sœur, qui vit avec lui. Il me répond qu’elle est au théâtre avec l’help (la servante). Pendant notre révolution, les domestiques exigeaient qu’on les appelât officieux : dans le Far-West, il n’y a pas beaucoup de servantes, mais celles qui y viennent rendraient immédiatement leur tablier si on les appelait maid ou servant. Il faut les appeler lady help, dame qui aide ! Le directeur lui a envoyé à titre gracieux deux billets, qu’il a donnés à ces dames.
Ceci nous amène à aborder la question du théâtre en général. Le clergé de ce pays-ci ne me paraît pas avoir les mêmes opinions que le nôtre sur la comédie et les comédiens, comme on aurait dit au siècle dernier. Dernièrement, il est arrivé à Boston, je crois, une affaire qui a fait grand bruit. Un prédicateur parla, en chaire, en termes plus que vifs des gens de théâtre. Dans l’auditoire se trouvait justement une actrice très connue, dont la vie privée est d’ailleurs, dit-on, irréprochable. Elle se leva, interrompit vivement le prédicateur, et lui dit qu’elle ne pouvait pas tolérer qu’en sa présence on parlât ainsi d’une profession dans laquelle elle avait la prétention d’être restée aussi honorable que n’importe quelle autre femme. C’est dans une église protestante que la scène se passait, mais j’ai lu plusieurs journaux catholiques qui donnent absolument raison à l’actrice. Je crois donc qu’en Amérique le clergé n’est pas, comme il l’est chez nous, hostile de parti pris au théâtre. Ainsi le P. Mac Glynn m’a dit ce soir qu’il serait fort heureux de voir s’établir à Rapid une troupe qui habituerait le public à un genre de distractions plus relevé que celles qu’il goûte actuellement. Ce serait une moralisation relative. J’avoue que cette manière de voir me semble très sage. Chez nous, surtout autrefois, les gens d’une religion très austère condamnaient absolument le spectacle, quel qu’il fût. Je connais encore bien des villes, en province, où beaucoup de familles ne veulent pas, par principe, qu’aucun de leurs membres paraisse au théâtre local ; et puis ensuite on gémit sur le choix des pièces qui s’y jouent. Il est cependant assez naturel que les directeurs, sachant que, quoi qu’ils fassent, ils n’auront jamais la clientèle de la bonne société, ne se préoccupent que des goûts de l’autre. J’ai connu aussi des curés de campagne qui, dans l’espoir d’empêcher de danser, faisaient exprès de retarder l’heure des vêpres. Le résultat qu’ils ont généralement obtenu, c’est que, dans beaucoup de ces villages, on ne va plus aux vêpres. Quand on veut tout avoir, on n’a souvent rien. C’est pour cela que je trouve sages les gens qui raisonnent comme le P. Mac Glynn.
Du reste, d’après ce que j’ai pu juger du niveau de l’art dramatique dans les Black-Hills, il pourra monter encore pendant longtemps avant d’en arriver à un rigorisme exagéré. Je suis allé l’année dernière au théâtre de Deadwood. Le directeur m’avait fait l’honneur de m’inviter à la première représentation de la saison, qui avait lieu le soir même de mon arrivée. Il pleuvait à verse. Le théâtre était une grande baraque en bois dont la façade flamboyait dans la nuit très noire, grâce à une douzaine de lampes électriques. À la porte, deux ou trois cents chevaux de cow-boys attendaient, frissonnants sous la pluie, la tête basse, la bride par terre entre les jambes, disparaissant presque sous les énormes selles mexicaines, dont le cuir rouge reluisait sous la lumière.
En entrant, on se trouvait dans une sorte de vestibule muni d’un bar où buvaient une douzaine d’hommes à figures patibulaires. Le directeur vint au-devant de moi : nous montâmes au premier, et il me fit entrer dans une loge. Au-dessous de nous s’étendait une grande salle garnie de tables et de bancs en planches à peine dégrossies. L’assistance était nombreuse : il y avait bien là trois ou quatre cents mineurs ou cow-boys, buvant du wisky à pleins verres. Beaucoup avaient mis leur revolver sur la table, devant eux : quelques-uns avaient même fiché leur bowie-knife dans la table à côté de leur verre.
Une vingtaine de femmes circulaient dans la salle. La plupart n’étaient vêtues que d’un maillot et d’un corset. Beaucoup d’entre elles étaient déjà à moitié ivres. Du reste, des affiches pendues de tous côtés portaient cette inscription :
De temps en temps, l’orchestre entamait un air. Alors sept ou huit de ces demoiselles montaient sur la scène et jouaient une petite ineptie, prétexte à danses ou à chansons.
Représentez-vous quelque chose d’analogue en France. Dans nos ports, dans nos villes manufacturières, il ne manque pas de cafés chantants d’un ordre à peu près correspondant. Chez nous, on sent un vent d’emballement et de folie qui court dans la salle, qui atténue et qui excuse dans une certaine mesure la brutalité du spectacle. Les femmes n’ont pas trop l’air d’exercer un métier ; elles semblent emportées par un peu de cet entrain endiablé qui, s’il faut en croire les poètes, animait autrefois les bacchantes ; dans la salle, le public s’échauffe ; les cris, les rires, les interpellations jaillissent de toute part : le spectacle est aussi bien dans la salle que sur la scène.
Ici, rien de pareil. Les femmes ont l’air de prendre leur maillot au sérieux. Elles semblent croire qu’elles exercent une profession comme une autre. Un peu plus, elles vous parleraient de la sainte livrée du travail, comme un orateur de réunion publique. Ce sont des ouvrières payées par leur patron pour être inconvenantes pendant trois heures chaque jour ; et elles s’arrangent de manière à lui en donner le moins possible pour son argent ; non que le métier leur répugne, mais parce qu’elles sont des ouvrières et que lui est un patron.
Les hommes sont encore plus curieux à étudier. Ils ont tous cet air surmené si commun en Amérique. Ils boivent silencieusement verre de whisky sur verre de whisky ; l’ivresse arrive bien vite : on la reconnaît aux gestes qui sont incertains et aux yeux qui sont ternes, mais c’est une ivresse lourde et sombre qui tout d’un coup pourra bien devenir furieuse, mais qui jamais ne sera gaie. De temps en temps, quand une actrice ou une danseuse s’est distinguée, on voit un homme, quelquefois en guenilles, qui tire de sa poche un dollar et le jette sur la scène ; alors la femme le ramasse, le met dans sa gorge, et puis l’entr’acte venu, elle va s’asseoir sur ses genoux et boire avec lui. Si encore ils avaient l’air de s’amuser ! Mais tous ont l’air de porter le diable en terre.
Il y a des soirs cependant où la scène s’anime. Quand un pas ou une chanson sont particulièrement réussis, il arrive qu’un cow-boy enthousiasmé prend son revolver et le décharge en l’air, en signe d’admiration ; alors tous ses camarades en font autant. Souvent aussi, un dilettante jette un lasso à une danseuse et la tire dans la salle.
C’est l’impresario qui me donne ces détails pendant que la représentation continue :
— The boys must have their fun ! (Il faut bien qu’on s’amuse !) ajoute ce philosophe. C’était, l’autre jour, le mot du ranchman d’Hermosa.
— Cher monsieur, ai-je répondu, je suis entièrement de votre avis. Il faut qu’on s’amuse. Mais voyez ce grand cow-boy, là, en bas. La petite chanteuse blonde un peu boulotte qui est en scène le surexcite évidemment beaucoup. Voyez comme il écarquille les yeux ! Le voilà qui met sa main sur son revolver. Il va sûrement tirer en l’air. Or il est manifestement très ivre. Nous pourrions bien nous trouver sur le chemin que prendront les balles ! Cela me serait fort désagréable. Souffrez donc que je me retire. J’emporterai du reste un souvenir enchanteur de la charmante soirée que vous m’avez fait passer.
— N’ayez nulle crainte, cher monsieur, m’a répondu cet homme étonnant : le cas est prévu. Vous n’avez qu’à vous baisser quand on commencera à tirer. Le dessous et les côtés des loges sont faits avec des madriers à l’épreuve de la balle. Il n’y a donc aucun danger. Malheureusement, mon architecte n’a pas pu prendre les mêmes précautions pour le plafond : cela aurait été trop lourd…
Et, mélancoliquement, il me montrait le toit de son établissement, percé comme un crible par des milliers de petits trous ronds à travers lesquels une pluie rafraîchissante venait calmer les effervescences de l’auditoire ; témoignage flatteur des succès remportés par ses pensionnaires pendant la saison précédente.
CHAPITRE v.
27 septembre. — L’amphithéâtre au fond duquel est construit Rapid-City s’ouvre sur la Prairie. L’espace ne manquait donc pas aux organisateurs du concours. Pour une raison qui est probablement excellente, mais que je ne connais pas, ces messieurs ont cependant cru devoir choisir un emplacement situé à six ou sept kilomètres de la ville. Il a même fallu faire un chemin pour y arriver. Du reste, selon l’usage de tous les concours, rien n’était prêt pour le jour de l’ouverture. On a commencé avant-hier seulement à s’occuper de la route. Des hommes conduisant des charrues attelées de deux chevaux labouraient toutes les bosses qui se trouvaient sur le tracé. D’autres venaient derrière eux avec des pelles-brouettes en tôle[8], au moyen desquelles les terres ameublies par le travail des premiers étaient transportées dans les creux. Au besoin, on recommençait l’opération cinq ou six fois, et un nivellement relatif était ainsi obtenu en un temps incroyablement court.
Cet emploi de la charrue m’a toujours semblé des plus ingénieux. J’ai vu, à Chicago même, creuser de cette façon les fondations d’une maison. La charrue commençait par tracer quatre ou cinq sillons : les hommes pelletaient la terre, puis la charrue repassait, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on fût arrivé à la profondeur de trois ou quatre mètres qu’on voulait atteindre. Il est évident que ce procédé est surtout avantageux dans un pays comme celui-ci, où la main-d’œuvre étant très chère, l’achat et l’entretien des chevaux coûte relativement peu. En France, les conditions ne sont pas les mêmes. Cependant il me semble que bien souvent, chez nous, et notamment pour les travaux de l’agriculture, on pourrait utiliser cette idée. Pourquoi, par exemple, ne pas employer la charrue quand on veut creuser un fossé de clôture ou établir des drains dans une prairie ? Je compte tenter cette expérience à la première occasion.
Quand j’ai eu constaté que les choses étaient aussi peu avancées, j’ai vu que je pouvais, sans aucun inconvénient, accepter les propositions de mon ami le colonel Log, qui veut absolument me faire visiter son ranch. Il a même tant insisté, que je le soupçonne fort d’avoir envie de me le vendre.
Ce ranch, le 7-Z, se trouve à trente-cinq milles environ d’ici, dans l’Est. J’en ai souvent entendu parler, parce que c’est l’un des derniers où l’on soit resté fidèle aux anciens errements qui consistent à laisser toute l’année les étalons avec les juments. Le colonel a commencé avec très peu de chose, il y a une dizaine d’années. Il a maintenant, dit-on, 4 ou 500 000 dollars. Il est donc tout naturel qu’il trouve excellente la manière d’opérer qui lui a permis d’arriver à ces résultats. Cependant je remarque qu’elle est abandonnée partout. Il doit y avoir de bonnes raisons pour cela.
À midi, nous voyons arriver devant l’hôtel un fort joli buggy, attelé d’une paire de ces petits chevaux américains qui n’ont que la peau et les os, mais qui sont si bons. C’est l’équipage du colonel qui vient lui-même nous chercher. Nous nous introduisons péniblement, Raymond et moi, sur le siège, à côté de lui ; dix minutes après, nous laissions derrière nous les dernières maisons de la ville. Alors commence une de ces promenades invraisemblables, comme on n’en fait que dans le Far-West. De ce côté-ci, la Prairie est encore fortement ondulée. Il n’y a, cela va sans dire, pas trace de route. À chaque instant nos braves petits chevaux se lancent à l’escalade de berges tellement escarpées, que leurs croupes sont littéralement au-dessus de nos têtes, sauf, pour nous, à les voir disparaître, l’instant d’après, au passage des ravins, comme si les chevaux s’étaient effondrés dans le sol. Dès qu’on rencontre une source, on s’arrête pour les faire boire, car c’est une précaution que ne manquent jamais de prendre les Américains. Un cocher français pousserait des hauts cris si on lui proposait d’en faire autant. Sous ce rapport les chevaux sont comme les hommes. Il faut qu’ils soient joliment bien construits pour résister aux soins qu’on leur donne.
À l’une de ces haltes, je cherche à m’orienter au moyen du soleil qui commence à baisser :
— Ah çà ! colonel, dis-je à notre hôte au moment où il remonte à côté de moi après avoir remis dans le coffre de la voiture le seau en papier comprimé qui lui a servi pour la dixième fois à faire boire ses chevaux (encore une bonne invention des Américains, soit dit entre parenthèses, ces seaux en papier) ; — ah çà ! vous nous faites toujours marcher droit dans l’est. Si nous continuons, nous allons entrer dans la réserve des Sioux.
— Non, nous n’y entrerons pas, car nous nous arrêterons juste sur la frontière.
— Mais quelle singulière idée avez-vous eue d’aller vous établir sur la frontière de la réserve ! Vos chevaux doivent constamment y pénétrer. Or les réserves ne peuvent servir absolument qu’aux Indiens. Il est interdit aux blancs d’y mener leurs bestiaux. Encore l’année dernière, le président Cleveland en a fait expulser par les soldats huit cent mille bœufs. Dieu sait que cela a fait assez de bruit ! Comment vous y prenez-vous pour ne pas avoir des affaires avec les agents indiens ?
Le colonel me regarde d’un air de profond mépris.
— Tous les bœufs qu’on a fait sortir appartenaient à des républicains. Moi, je suis démocrate !
— Ah ! vous m’en direz tant ! Mais n’avez-vous pas de difficultés avec les Indiens eux-mêmes ?
— Oh ! ils me volent bien quelques chevaux. Mais, au demeurant, nous faisons assez bon ménage.
— Cependant, il me semble avoir lu dans les journaux qu’il y a dans ce moment-ci quelque agitation parmi eux.
— Oh ! ils veulent parler de l’histoire de Porteur de sabre (Sword bearer). J’en parlais justement ces jours derniers avec un chef ogalalla, avec lequel je suis dans de très bons termes : c’est Puce dans les cheveux (Flea in the hair). Vous le connaissez peut-être ?
J’avouai humblement que je n’avais pas cet honneur, et que c’était même pour la première fois de ma vie que j’entendais prononcer ce nom charentonesque.
— Ah ! vous ne le connaissez pas ! continua le colonel, d’un air étonné : c’est un homme très comme il faut ! Il m’a raconté tous les détails de cette affaire, et il les connaissait bien, car Porteur de sabre lui avait envoyé un émissaire, quelques jours auparavant, pour lui demander de venir le rejoindre. Voilà l’histoire ! Porteur de sabre se donne comme prophète. Il vient de passer un mois dans les montagnes de la Big Horn. Le Grand Esprit lui est apparu. Il lui a montré un ménage blanc, un ménage indien et un ménage chinois, qu’il a enfermés dans trois grottes. Il lui a dit qu’il avait pris cette précaution pour assurer le repeuplement de la terre, parce que, étant mécontent de la race humaine en général, il le chargeait, lui, Porteur de sabre, de massacrer tout le reste.
— Et Porteur de sabre proposait à Puce dans les cheveux de collaborer à cette mission de confiance ?
— Précisément ! mais Puce dans les cheveux a refusé tout net. D’abord, il n’a pas confiance. Ensuite il dit que depuis quelque temps l’agent indien ne les vole plus trop, qu’il leur donne assez régulièrement tous les deux jours les bœufs que le gouvernement américain leur a promis à la suite de la grande guerre de 1876. D’ailleurs, il a encore sa tente pleine de chevelures qui datent de cette époque, et il ne voit pas pourquoi il entrerait sur le sentier de la guerre pour s’en procurer d’autres.
— Ce Puce dans les cheveux est décidément un sage. Je serais heureux que vous me fissiez faire sa connaissance. Mais croyez vous que les autres chefs ne se laisseront pas tenter ?
— Oh ! les Sioux ne bougeront pas. Taureau qui s’assoit et Pluie dans la face, les grands chefs de la guerre de 1876, sont surveillés de trop près. Songez que dans un rayon de cent cinquante milles autour des Black-Hills, il y a maintenant sept ou huit mille mineurs ou cow-boys qui ne demandent qu’à se jeter sur les Indiens. Les rassemblements ne peuvent se faire que dans le Nord. C’est là, du côté du Missouri, que se tient Porteur de sabre ! On dit qu’il a déjà avec lui deux ou trois cents guerriers des Tetons ou des Gros-Ventres. La police indienne croit que beaucoup de Corbeaux sont aussi en marche pour le rejoindre. Mais de ce côté-ci, je ne vois guère que quelques Cheyennes qui puissent avoir la velléité de les imiter. Je connais leurs chefs. L’Élan qui se tient debout et le Petit Loup se tiendront tranquilles. Mais je me méfie de Cochon qui court.
— Ah ! c’est donc un homme terrible que Cochon qui court ? Il a un bien drôle de nom !
— Oui ! Vous n’avez donc pas entendu parler de ce qui lui est arrivé à Chadron, le 4 juillet dernier ?
— Non, je n’étais pas dans le pays.
— Ah ! c’est juste. Les citoyens proéminents de Chadron ont voulu donner une grande fête à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance : ils ont eu l’idée d’organiser une cavalcade ; et pour qu’elle fût plus brillante, le comité a invité quelques chefs cheyennes à y prendre part. On pensait qu’il en viendrait une douzaine. Cochon qui court est arrivé avec quinze cents Peaux-Rouges, tant guerriers que squaws, en disant que puisqu’on les avait invités, il fallait les nourrir. Les gens de Chadron ont eu une telle peur, qu’ils se sont enfermés chez eux armés jusqu’aux dents. Pour faire repartir Cochon qui court et sa troupe, il a fallu leur donner une centaine de bœufs.
Tout en devisant de la sorte, nous continuons à avancer. À mesure que nous nous éloignons des Black-Bills, la Prairie devient moins accidentée. Le colonel nous fait remarquer avec orgueil l’abondance de l’herbe et sa belle couleur jaune. Un herbager normand est consterné quand il voit ses prés prendre cette couleur-là. Ici, au contraire, elle réjouit l’âme des ranchmen. Si l’herbe n’est pas très jaune à la fin de l’été, c’est qu’elle n’est pas très sèche (cured) : dans ce cas, les premières gelées la réduisent littéralement en poussière, et les animaux ne trouvent plus rien à manger pendant l’hiver. Justement, cette année, il y a eu au mois d’août des pluies très abondantes qui ont fait pousser l’herbe en très grande abondance, mais l’ont maintenue verte sur certains points, ce qui consterne les intéressés.
La nuit est presque tombée : nous sommes partis depuis six ou sept heures : nos braves chevaux maintiennent cependant toujours le petit trot allongé qu’ils ont pris au départ, sans paraître s’apercevoir de la longueur de la course. Devant nous, sur le ciel encore clair, se découpe une longue bande sombre, aux bords dentelés. C’est un taillis de buissons et d’arbres rabougris qui couvrent les rives d’une petite rivière au bord de laquelle nous sommes arrivés :
— Nous voici au Box Elder Creek ! me dit le colonel.
De l’autre côté, la berge est assez escarpée, mais du nôtre elle est en pente douce ; aussi nous descendons sans difficulté dans le lit du ruisseau, que nous suivons pendant deux ou trois cents mètres, malgré les rochers qui l’encombrent, avant de trouver moyen de remonter sur l’autre rive. À la fin nous arrivons à un endroit où un éboulement a produit une pente praticable : les chevaux hésitent un instant ; mais, sur un appel de langue du colonel, ils se jettent tout d’un coup dans leurs colliers : nous ressentons deux ou trois de ces cahots que seuls peuvent supporter les ressorts des buggys américains, et en un clin d’œil nous avons regagné le niveau de la Prairie.
Mais là, nos coursiers s’arrêtent brusquement en tremblant de tous leurs membres. Nous sommes dans une petite clairière, au milieu d’un fourré de peupliers et de saules. Sept hommes se tiennent immobiles devant nous, le fusil à la main.
— Les Indiens ! me dit le colonel tout bas à l’oreille. Que le diable les emporte !
— C’est mon vœu le plus ardent ! lui dis-je sur le même ton. Mais qu’est-ce qu’il faut faire ?
Ils ne bougent toujours pas. Le plus rapproché de nous est un grand escogriffe qui a une plume fichée dans les cheveux, mais dont on ne peut pas bien voir la figure, quoiqu’il ne soit qu’à trois ou quatre pas de nous, parce que sa tête se trouve complètement cachée par l’ombre d’un arbre. Le colonel, penché en avant, cherche à voir ses traits
— Diable ! dit-il, il me semble que c’est Cochon qui court.
— Il faut convenir que cela tombe bien, après ce que vous venez de nous dire de lui.
— J’ai mon revolver tout prêt sous la couverture, dit Raymond.
À ce moment, l’homme fait un pas en avant, et sa tête apparaît hors de l’ombre : le colonel pousse un cri de joie.
— Hé ! mais c’est Puce dans les cheveux ! s’écrie-t-il.
Et, sautant au bas de la voiture, il se précipite sur la main que lui tend son ami. J’en fais autant, car, professant pour toutes les supériorités sociales, politiques ou militaires, un respect que n’a pas encore complètement attiédi la fréquentation de nos gouvernants, je désire vivement être présenté au grand chef des Ogalallas.
Il m’accueille avec une dignité tempérée par une si grande bienveillance, que je crois devoir lui offrir immédiatement un cigare qu’il s’empresse d’accepter. De son côté, il me tend un petit papier très sale, dont je parviens à déchiffrer le contenu, grâce à une allumette. C’est une lettre de l’agent indien, informant tous les sheriffs, juges et commandants militaires du Dakota que le dénommé Puce dans les cheveux est autorisé à quitter la réserve pour se livrer aux plaisirs de la chasse, et les requérant de lui accorder, à l’occasion, aide et protection. Grandeur et décadence ! Un grand chef ogalalla réduit à montrer son permis de circulation à toute réquisition des autorités, comme un simple directeur de théâtre forain ! Il peut tout de même se vanter de m’avoir fait une fière peur.
Le brave homme ne paraît pas du reste s’en douter :
— Good ? me dit-il sur un ton d’interrogation quand je lui rends son papier.
— Very good, ai-je répond d’un air protecteur.
Il nous fait alors faire quelques pas à travers les buissons, et nous nous trouvons tout d’un coup au milieu du campement indien classique. Un grand feu de bivouac éclaire quatre tentes, devant lesquelles une vingtaine de squaws et d’enfants, accroupis en cercle, surveillent avec une attention sympathique le contenu d’une grande marmite qui mijote en laissant échapper une odeur qui n’a vraiment rien de déplaisant.
Comme personne n’a l’air de s’occuper de nous, j’ai tout le temps de contempler ce spectacle. Une grande femme, tout enveloppée d’une étoffe rouge, avec de longues tresses de cheveux noirs qui pendent sur son dos, écume gravement le bouillon au moyen d’une immense cuiller à pot en bois. Le colonel m’apprend que cette dame est ni plus ni moins que madame Puce dans les cheveux no 1. Il me montre le no 2, représenté par une petite personne couleur vieil acajou qui, à l’entrée d’une tente, se sert de la clarté du foyer pour mettre la dernière main à une superbe paire de mocassins destinés évidemment à son seigneur et maître, car ils sont brodés sur toutes les coutures avec amour et ornés de petites houppettes qui sont bien jolies, mais qui doivent être bien gênantes quand on marche. Heureux Puce dans les cheveux ! qui a su choisir des compagnes ayant des aptitudes aussi variées et répondant aussi bien à tous ses besoins. Voilà les avantages de la polygamie, et c’est peut-être parce qu’elle constitue un cas pendable dans notre pays que tant de ménages y tournent mal. C’est ce que me faisait très justement remarquer, tout dernièrement, une dame de mes amies dont la vie conjugale a été assombrie de quelques nuages.
— Mon Dieu ! me disait-elle, je me rends très bien compte de ce qui a fait notre malheur. Le premier devoir de la femme, c’est de faire le bonheur de son mari. C’était aussi toute mon ambition quand je me suis mariée ! Que n’ai-je vécu dans un pays où les lois civiles et religieuses auraient permis à Anatole de m’adjoindre une ou plusieurs collaboratrices ! Il aurait trouvé auprès de moi, j’ose le dire, tout ce qu’il aurait pu désirer en fait de poésie, de botanique et de musique. Le reste, il aurait été le demander à d’autres. Et notre existence se serait écoulée de la sorte dans une félicité extraordinaire. Mais je ne pouvais vraiment pas tout faire : voilà la cause de toutes nos infortunes !
Cette combinaison aurait-elle réellement assuré le bonheur d’Anatole ? Voilà ce qu’on ne saura malheureusement jamais d’une manière bien certaine. Mais il ne faut peut-être pas condamner d’une manière trop absolue la thèse de madame de X…, car, au bout du compte, ce qui est arrivé à Puce dans les cheveux semble lui donner raison. Moins raffiné qu’Anatole, ce guerriers se passe sans doute volontiers de poésie et de botanique. Mais il tient à sa soupe et à ses mocassins, en quoi je trouve qu’il a bien raison. La cordonnerie et la cuisine sont deux arts très différents. Il était donc sans doute assez difficile de trouver une squaw qui les possédât au même degré. Il a préféré en prendre deux, sauf à augmenter ses dépenses de nourriture. Quand on veut la perfection, il faut savoir faire des sacrifices. Et il peut se vanter d’avoir réussi, car ses mocassins sont superbes et sa soupe a l’air d’être excellente. Il m’en a offert plein la grande cuiller à pot, et j’aurais certainement accepté cette aimable invitation, si le colonel ne m’avait pas fait remarquer une peau de chien toute fraîche qui pendait à un arbre. Il y en avait bien à côté une autre qui avait dû appartenir à une antilope ; mais en vertu du grand principe : « Dans le doute, abstiens-toi », j’ai cru devoir répondre que je n’avais pas faim, ce qui était absolument le contraire de la vérité. En revanche, j’ai pu, moyennant la somme de trois dollars, devenir l’heureux propriétaire de la paire de mocassins.
Toutes ces petites négociations nous ont permis de faire plus ample connaissance avec nos hôtes. Une ou deux des femmes ne sont réellement pas laides : les enfants sont très gentils. Comment ces malheureux petits êtres à peine vêtus peuvent-ils résister à des froids de trente degrés ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais. Quant aux guerriers qui nous entourent sans dire un mot, ils ont de bien mauvaises figures. Tous ont les cheveux divisés en trois longues nattes qui tombent sur la couverture rouge dont ils ont le haut du corps enveloppé. Chacun d’eux porte à la ceinture un long couteau à scalper admirablement aiguisé. Deux ou trois ont des revolvers ; tous, un winchester en très bon état et une cartouchière bondée de cartouches. À l’exception du chef, qui dit quelques mots d’anglais, personne ne paraît nous comprendre.
Au bout de quelques instants, nous remontons en voiture et continuons notre route. Nous ne tardons pas du reste à arriver. Si la Compagnie du 7-Z ranch fait de mauvaises affaires, on ne pourra pas lui reprocher l’exagération ni le luxe de ses constructions. Nous ne voyons qu’une petite maison devant laquelle est assis un cow-boy qui ne se dérange même pas quand nous arrivons, laissant le colonel dételer et panser lui-même ses chevaux. Ceci est du reste absolument conforme aux usages du pays.
Pendant le dîner, il est naturellement question des Indiens. Durant les premiers temps de son séjour ici, le colonel a eu très souvent maille à partir avec eux, et je ne sais vraiment pas comment il a pu conserver son scalp jusqu’à présent. Maintenant que les Sioux sont encadrés à l’est et à l’ouest par des pays relativement peuplés, ils ne peuvent plus guère organiser d’expéditions contre les bestiaux des ranchs, parce qu’ils ne sauraient où les mener. Mais à cent cinquante ou deux cents lieues plus à l’ouest, du côté des montagnes de la Big-Horn, il y a de petites tribus qui ont derrière elles de vastes déserts, et celles-là ne s’en font pas faute. Quand l’occasion s’en présente, les jeunes guerriers cueillent aussi quelques chevelures ; quelquefois même ils enlèvent des prisonnières. L’année dernière, à mon passage ici, on venait d’en retrouver une dont les aventures firent quelque bruit.
C’était une jeune Suédoise nommée, autant qu’il m’en souvient, Josepha Ericksen. Elle était venue avec son mari et ses beaux-frères fonder une ferme, non loin d’un ranch situé à l’ouest de Jenney’s Stockade, la pointe extrême des Black-Hills, du côté de l’Ouest.
D’ordinaire, les fermiers ont grand soin de laisser s’établir entre eux et les Indiens un ou deux ranchs qui leur servent de tampons. Séduits par quelques bonnes terres, les Ericksen eurent le tort de faire le contraire. Mal leur en prit. Un beau matin, une bande de Gros-Ventres qui venaient d’enlever une centaine de chevaux au ranch, arrivèrent à la ferme. Le mari était absent. Ils tuèrent ses frères pour avoir leurs scalps, brûlèrent la maison et s’emparèrent des chevaux et des bœufs. Le chef, trouvant la jeune femme à son gré, la mit sur un poney et l’emmena avec lui. Leur camp se trouvait à cinq ou six journées de marche, près des sources de la Big-Horn. Quand l’expédition y arriva, le chef confia la garde de sa captive à ses femmes. Celles-ci, qui avaient envie de célébrer l’heureux retour de leur seigneur et maître par une petite fête, lui demandèrent la permission de la brûler vive. Le chef refusa ; il avait pris goût à sa prisonnière : mais, pour les apaiser, il leur fit cadeau de tous les vêtements qu’elle portait ; il fut convenu aussi qu’elles pourraient la battre de temps en temps, mais à la condition de ne pas lui faire trop de mal.
C’est un parent de madame Ericksen, avec lequel j’ai voyagé en chemin de fer, qui m’a donné tous ces détails. Il dit qu’elle a conservé un très mauvais souvenir de sa captivité. On était au commencement de l’été, il faisait déjà chaud, de sorte qu’elle s’habitua sans trop de peine à la privation de ses vêtements ; mais, tous les matins, il lui fallait sortir devant la tente, et là, les vieilles femmes et les enfants ne manquaient guère de lui donner quelques coups de bâton pour se divertir. Dans la journée, on l’employait à faire la cuisine ou le ménage. Du reste, le gibier étant abondant, on la nourrissait assez bien.
Au bout de deux ou trois mois, un chef crow qui passait par là la trouva à son gré, et proposa au chef gros-ventre de la lui acheter. Après de longs pourparlers, celui-ci finit par la lui céder pour huit poneys. Au camp des Crows, on ne lui donna toujours pas d’habits, mais on ne la battait pas ; la vie y était en somme assez tolérable. Malheureusement, elle n’y resta que cinq ou six semaines ; car son nouveau propriétaire se dégoûta d’elle et la revendit à l’ancien pour quatre poneys.
Elle séjourna chez celui-ci encore pendant un ou deux mois. Vers la fin de l’été, les ranchmen auxquels on avait volé des chevaux parvinrent à découvrir où était le camp des Gros-Ventres. Une expédition fut organisée, et les Indiens furent surpris à leur tour un beau matin. Selon leur habitude en pareilles circonstances, les cow-boys tuaient tout ce qui leur tombait sous la main. Le chef gros-ventre et ses femmes se battirent en désespérés dans une grotte où ils s’étaient réfugiés au commencement de la bagarre, emmenant avec eux madame Ericksen. On ne put y pénétrer que lorsqu’ils furent tous morts. La pauvre Suédoise avait pour sa part quatre balles de revolver dans l’épaule. C’était le chef qui, avant de mourir, les lui avait envoyées, ne voulant pas apparemment qu’elle lui survécût.
Les cow-boys pansèrent de leur mieux la malheureuse femme, qui était plus morte que vive : puis ils l’attachèrent sur la selle d’un poney et la ramenèrent au ranch, où son mari vint la chercher. Au bout de quelques semaines, elle était parfaitement guérie : elle est partie pour Chicago, ne voulant plus habiter le Far-West : ce que je comprends d’ailleurs parfaitement.
J’entends souvent des femmes, et aussi quelquefois malheureusement des hommes, qui me racontent que, pour être restés dans un courant d’air, ou pour être sortis en voiture découverte, ou pour avoir eu les pieds mouillés, ils ont attrapé quelqu’une de ces maladies aussi élégantes qu’extraordinaires qu’on a inventées depuis quelques années, et dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant. Quand ils me dépeignent leurs souffrances, je pense toujours que leurs médecins devraient les envoyer en déplacement pendant quelques semaines chez les Gros-Ventres.
28 septembre. — Hier au soir, après le dîner, le colonel nous a raconté son histoire, au cours de laquelle j’ai appris avec un vif étonnement qu’il avait été réellement colonel dans l’armée confédérée du Missouri. Dans ce pays-ci, on est toujours tout étonné quand on découvre que quelqu’un qui se fait appeler colonel ou général a servi dans une armée quelconque.
Du reste, je ne sais pas trop quel est le métier que n’a pas fait notre ami le colonel. Après la guerre, il a voulu faire de l’agriculture dans le Colorado. Mais il a eu tant de difficultés avec les Indiens, qu’if n’a pas tardé à abandonner sa ferme, trop heureux de conserver son scalp. Il a été pendant quelque temps freighter dans la Prairie, puis épicier à Deadwood, puis banquier à Chayenne. Finalement, il s’est consacré au ranch, et c’est là qu’il a gagné la grosse fortune qu’il a actuellement. Il est marié. Il a même quatre ou cinq filles et un ou deux garçons qui vivent avec leur mère dans l’Arkansas. Il va passer quelques jours avec elles, une ou deux fois par an, et il parle de sa femme avec une affection vraiment touchante. Guess she is a lady ! every inch of her ! C’est une vraie dame !
Cependant, à son dernier voyage, il a remarqué que sa petite dernière, qui a sept ans, jurait comme un portefaix ou comme la célèbre Calamity Jane, the champion swearer of the Hills ! dont j’ai déjà parlé et qu’il connaît beaucoup. Il a cru devoir en toucher un mot à madame Log, qui, par parenthèse, lui a fait une réponse que je trouve tout à fait digne d’être notée :
— My dear ! a-t-elle dit, je suis moi-même très choquée (I feel quite shocked !) quand j’entends Bessie jurer comme elle le fait. Mais permettez-moi de vous faire observer que vous-même ne pouvez prononcer quatre mots sans y intercaler un juron. Or jamais je ne me permettrai de dire à mon enfant qu’il est mal de faire une chose que fait son père !
Madame Log sacrifie peut-être un peu trop le quatrième commandement au second : mais, en définitive, il vaut encore mieux n’en observer qu’un que de n’en pas observer du tout.
Il n’y a qu’un lit dans la maison. Le colonel, qui est l’hospitalité même, — notez qu’il est du Sud, — ce n’est pas un Yankee, — a tenu à toutes forces à me le donner. Lui et Raymond ont couché par terre, enveloppés dans des couvertures. Le matin, après une toilette sommaire, nous sommes descendus pour le déjeuner que nous a préparé la femme d’un cow-boy. Le colonel a pu se procurer une ménagère. C’est, du reste, le seul luxe qu’il se soit offert dans la petite maison en bois qu’il habite. Elle est construite sur une éminence, ce qui permet avec une bonne lorgnette de voir de très loin les troupeaux de juments : mais tout ce que je vois, ou plutôt ce que je ne vois pas, me fait constater une fois de plus combien peu les Américains s’attachent aux lieux qu’ils habitent. Chez nous, un cantonnier de chemin de fer cherche à enjoliver sa maison, quand même il ne devrait y passer que quelques mois. Il fait un petit jardin ; il plante quelques arbres. Voilà huit ou dix ans que le colonel passe presque tout son temps ici, et si un incendie venait détruire la maison, l’écurie et les deux ou trois piquets qui servent à attacher les chevaux, il ne resterait que cinq ou six tas de boîtes de conserves pour dire que cette colline aride a été habitée.
Après le déjeuner, nous nous disposons à aller voir les troupeaux. Le colonel m’offre une monture : il veut même absolument me faire mettre une paire d’éperons californiens dont il semble très fier, et qui sont, du reste, de véritables œuvres d’art. Les molettes ont au moins dix centimètres de diamètre et représentent le soleil et la lune ! Mais comme le coursier en question ne m’inspire qu’une médiocre confiance, c’est Raymond qui le monte, et le colonel et moi, nous nous mettons en route dans le buggy traîné par les deux chevaux qui nous ont amenés hier. Nous faisons d’abord quelques kilomètres par monts et par vaux, sans rien voir, et puis, tout à coup, nous distinguons à l’horizon des points noirs qui grossissent rapidement. Ce sont deux ou trois bandes que les cow-boys envoyés d’avance poussent vers nous. Bientôt nous nous trouvons au milieu de la première. L’étalon, un assez beau demi-sang percheron, marche en tête : les juments viennent derrière, marchant absolument de front, suivies de leurs poulains. Les yearlings ferment la marche. L’ordre est si parfait qu’on croirait voir manœuvrer un escadron de cavalerie. Dès que la bande s’arrête, toutes les juments se forment en cercle : les poulains et les yearlings à l’intérieur, l’étalon au centre. Ce dernier nous donne un exemple de la vigilance avec laquelle il surveille son troupeau. Un malheureux poney de cow-boy, boiteux, le dos en sang, qu’on a abandonné sur le ranch pour se refaire, sort d’un petit vallon et cherche à se joindre à la bande. L’étalon court immédiatement vers lui et l’éloigne à coups de pied ; puis, voyant qu’il revient toujours, il se jette sur lui avec une telle fureur que le colonel est obligé de donner ordre à un cow-boy de le lacer et de le ramener au corral.
Nous voyons successivement cinq ou six de ces bandes. Il est certain que cette manière d’opérer est très économique : on n’a, pour ainsi dire, pas besoin de bâtiments, et le nombre de cow-boys employés est réduit de moitié. Mais ces avantages ont leur contrepartie : les pertes sont énormes, et le colonel est bien obligé d’en convenir. Chez nous, les bandes sont toujours au complet, tandis que celles que nous avons vues ce matin étaient toutes inférieures à l’effectif qu’il nous annonçait. Et cela s’explique parfaitement. Les chevaux de deux et de trois ans sont très souvent maltraités par les étalons. Il y en a toujours qui finissent par se sauver en emmenant avec eux quelques juments ; et les petites bandes qui se forment ainsi franchissent tout de suite des distances énormes. Rien que sur les bandes que nous avons vues ce matin, il manquait plus de quatre-vingts animaux. Quand on ne cherchait à produire que des poneys qu’on vendait 30 ou 40 dollars, pour le service des grands ranchs de bestiaux, il pouvait y avoir avantage à réduire la surveillance au minimum, sauf à perdre soit momentanément, soit même définitivement, un grand nombre de têtes. Mais maintenant que l’on produit des animaux valant en moyenne 150 ou 200 dollars, je crois que ce calcul n’est plus juste, car les économies sont loin de compenser les pertes ; je crois même qu’au fond c’est l’avis du colonel, et qu’il regrette d’être resté fidèle aux vieux errements, car il me semble bien désireux de se défaire de son ranch.
La compagnie qu’il dirige, le 7-Z, a du reste, ou, pour parler plus exactement, avait plusieurs cordes à son arc, car elle possède, en outre de ses chevaux, un ranch de bestiaux dont le centre est à une vingtaine de milles d’ici et où elle a eu jusqu’à trente-cinq mille bœufs. Mais les temps sont durs pour les propriétaires de cattle-ranchs. Comme les fermiers, mais pour des causes différentes, ils subissent une crise terrible dans laquelle beaucoup ont déjà sombré et à laquelle ne pourront résister que ceux qui ont les reins très solides. Cette crise a été occasionnée par les pertes que leur ont fait subir les froids tout à fait exceptionnels de l’hiver dernier. Dans le nord du Dakota, le thermomètre s’est tenu pendant plusieurs semaines aux environs de quarante degrés. Ici, la température a été moins rigoureuse, mais cependant, à Fleur de Lis, en février et en mars, la moyenne était de trente environ. Quand il n’y a pas de neige, les bœufs résistent à merveille aux froids les plus intenses ; mais quand il y en a, et c’était le cas cette année, ils meurent comme des mouches, parce qu’ils ne peuvent plus trouver à manger. Les chevaux, au contraire, résistent infiniment mieux, grâce à la conformation de leur sabot, qui leur permet de gratter la neige, quelque profonde et quelque dure qu’elle soit, pour trouver le buffalo-grass qui leur sert à peu près exclusivement de nourriture pendant l’hiver. Du reste, cette différence d’aptitudes était bien indiquée par les mœurs des buffles et des chevaux qui vivaient encore, il y a peu d’années, à l’état sauvage dans ce pays. Dès que les premières neiges tombaient, les immenses troupeaux de buffles qui avaient passé l’été dans les prairies du Nord se mettaient en marche vers le Sud. Pendant l’hiver, on ne trouvait plus un seul de ces animaux au nord de la Platte ; tandis que les bandes de chevaux ne quittaient jamais leurs cantonnements. Maintenant il n’existe pour ainsi dire plus de buffles. Les bœufs n’ont pas l’instinct d’émigrer. D’ailleurs, ils ne le pourraient pas, car ils seraient arrêtés par les lignes de chemins de fer. Ils sont donc obligés de rester en toute saison dans les mêmes pâturages. Quand les grands froids surviennent au moment où la neige couvre le sol, ce qui est heureusement, du reste, assez rare, ils souffrent donc beaucoup. D’ordinaire, cependant, les pertes ne dépassent guère 7 ou 8 pour 100 ; mais cette année, toutes les plus mauvaises conditions se sont trouvées réunies. Comme disent les Normands, pour qu’un bœuf profite, il faut qu’il ait de la nourriture en abondance et qu’il ne soit pas dérangé. Or, l’afflux des émigrants a été tel que sur certains points les ranchmen se sont vu enlever leurs meilleurs pâturages. Il aurait fallu ou bien aller chercher un ranch au loin dans un pays plus désert, ou bien diminuer le nombre de ses animaux. Généralement, on n’a fait ni l’un ni l’autre. De plus, beaucoup de ranchmen ne disposaient pas de capitaux suffisants. À chaque instant il leur fallait de l’argent, et, pour s’en procurer, ils étaient obligés d’envoyer des bœufs à Chicago. Il fallait les choisir. Les autres étaient donc constamment dérangés et fatigués par des round-ups incessants.
Les grands froids surprenant les troupeaux dans d’aussi mauvaises conditions, la mortalité a été effrayante. Au commencement de l’hiver de 1886-1887, les membres du syndicat des ranchmen du Wyoming et du Dakota-sud possédaient environ deux millions de bœufs, valant 60 millions de dollars. Au printemps, il ne leur en restait plus qu’un million, valant 20 millions de dollars. On avait donc perdu un million de bêtes et 40 millions de dollars ; ces chiffres sont les chiffres officiels. Je suis convaincu qu’en réalité les pertes ont été encore plus fortes, car souvent les ranchmen cherchent à les dissimuler, de peur de diminuer leur crédit. On m’a cité un ranch où les pertes ont été de 95 pour 100. Dans un autre, les cow-boys ont trouvé un matin, au fond d’un vallon, six cents bœufs morts en une seule nuit[9].
Si cette effrayante mortalité avait amené une hausse dans les prix, le désastre aurait été atténué dans une certaine proportion. Malheureusement, c’est précisément le phénomène inverse qui s’est produit, et quelque étrange que cela paraisse au premier abord, il faut reconnaître que cette baisse était absolument dans la logique des choses.
Un ranch de bestiaux se compose de quatre catégories d’animaux. Il y a d’abord les vaches et les taureaux conservés pour la reproduction, puis les produits de trois années : ce qu’un fermier français appellerait les bêtes de rente. Quatre-vingt-dix-huit vaches et deux taureaux donnent en moyenne soixante-quinze veaux ; au bout de quatre ans, ils constitueront donc un troupeau dont la composition ne s’éloignera guère des chiffres suivants :
On peut donc compter que, sur un troupeau de trois cent soixante-quinze animaux, il y en a soixante ou soixante-cinq à vendre chaque année.
Or, cette année, les veaux sont tous morts. On m’a parlé d’un ranch de vingt-cinq mille têtes, où il n’en était resté que trois cents ; les vaches surtout, puis les bêtes d’un an et de deux ans, ont également beaucoup souffert. Mais les bœufs âgés ont relativement bien résisté. Il en est résulté que les ranchs ont presque autant d’animaux à envoyer à Chicago, cette année, que les précédentes. Mais au lieu d’envoyer le cinquième ou le sixième de leur effectif, ils en envoient la moitié ou les trois quarts. De plus, tous ceux qui sont obligés de liquider, et le nombre en est énorme, ont envoyé tout ce qui leur restait. Il en est résulté, sur le marché de Saint-Louis et de Chicago, une affluence de sept ou huit cent mille bêtes en sus des prévisions : et cela a suffi pour faire baisser les prix de moitié environ. La viande, qui se vendait l’année dernière 10 ou 12 sous la livre, se vend maintenant 6 sous et souvent beaucoup moins.
Chez nous, les prix ont baissé presque dans les mêmes proportions, et à peu près vers les mêmes époques. Est-ce l’effondrement du marché américain qui a provoqué cette baisse ? Il me paraît certain qu’il y a contribué. L’avilissement des prix du blé a eu pour effet de développer chez nous l’élevage dans une énorme proportion. Malheureusement, la surproduction de viande qui en est résultée a précisément coïncidé avec un appauvrissement de toutes les classes de la population, dont l’effet immédiat a été de diminuer la consommation. Ce phénomène n’est pas très sensible dans les villes, car en France l’ouvrier n’aime pas économiser sur sa nourriture. Mais il n’y a qu’à consulter les bouchers de campagne pour se rendre compte que, dans la plupart des provinces, et en ce qui concerne les paysans, la consommation de viande a diminué de plus de moitié depuis deux ou trois ans.
Si nous avons trop d’herbages, nous ne pouvons assurément nous en prendre qu’à nous et à notre charmant gouvernement, qui, libre-échangiste jusqu’aux moelles et se voyant cependant acculé à la protection par la force même des choses, n’a cependant voulu la donner qu’à dose infinitésimale et a espéré gagner du temps en persuadant aux agriculteurs que, pour remédier à leur détresse, il leur suffisait de modifier leur industrie. Dans mon département, notamment, pendant tout un été, les professeurs des instituts agricoles ont couru les villages, conseillant partout aux fermiers d’abandonner la culture et de ne plus faire que de l’élevage. Cette campagne a porté ses fruits, car, de tous les côtés, les malheureux propriétaires, déjà bien grevés, se sont vu mettre en demeure par les fermiers de faire les énormes frais de clôture et de semences que nécessite cette transformation.
Pour beaucoup, cela a été la ruine, — car ces travaux étaient à peine terminés, quand les prix sont tombés à un tel point, que souvent on vend les animaux gras moins cher qu’ils n’ont été achetés maigres. Il est très certain que jamais la crise ne serait arrivée à un pareil degré d’intensité, si nos éleveurs bretons et normands avaient pu continuer à déverser l’excédent de leur production sur les marchés anglais, au lieu de l’envoyer à la Villette.
Or, ce qui nous a fermé ce débouché, ce sont les arrivages de viande américaine. Il y a quelques années, les bouchers anglais la vendaient timidement ; maintenant, cette consommation est tellement entrée dans les habitudes, que la vente de ces viandes se fait partout ouvertement, à des prix qui ne s’éloignent pas énormément de ceux des produits européens.
C’est ainsi qu’il s’est établi une corrélation indiscutable entre le marché américain et le marché français, et c’est pour cela qu’on est en droit d’affirmer que la crise actuelle est due, dans une certaine mesure, aux grands froids de l’hiver dernier, puisque ce sont ces grands froids qui, pour les raisons examinées plus haut, ont amené l’avilissement des prix en Amérique. J’insiste sur ces faits qui me semblent intéressants, car ils sont de nature à fournir des indications très précieuses pour l’avenir. La baisse de la viande en Amérique a, sinon produit, du moins aggravé la baisse chez nous ; donc la hausse en Amérique doit amener la hausse chez nous. Or cette hausse me semble inévitable, car d’ici à trois ou quatre ans, c’est-à-dire tant que les ranchs ne seront pas reconstituées, l’appoint très important qu’ils fournissent au marché américain va faire complètement défaut.
Le colonel Log ne se contente pas d’administrer les deux ranchs du 7-Z ; il est encore le vice-président du Wyoming and Dakota Stockmen Association, société à laquelle sont affiliés tous les éleveurs du pays. Les troupeaux de bœufs se désagrègent beaucoup pendant l’hiver, car les animaux s’éloignent souvent dans des directions très différentes pour chercher leur nourriture. Il en résulte qu’au printemps toutes les marques sont mêlées à un point tel, qu’il serait à peu près impossible à des efforts individuels de reconstituer les troupeaux.
C’est l’Association qui se charge de ce soin. Sur un ordre émané de son comité, chaque ranch met en route un nombre de cow-boys proportionnel à son importance, et les achemine vers un lieu de rassemblement choisi par lui. Chaque homme doit emmener six ou huit chevaux, — quelquefois dix, — et ce n’est pas trop pour le métier qu’ils ont à faire. C’est un des officiers de l’Association qui prend le commandement de la petite armée ainsi constituée ; alors commence une immense battue circulaire, au cours de laquelle on ramène tous les animaux vers une localité désignée d’avance. Ces battues durent généralement un mois, couvrent souvent une étendue de quatre ou cinq cents milles, et ont pour résultat de former un troupeau de trente ou trente-cinq mille bœufs ou chevaux, comprenant quelquefois de cent à cent cinquante marques différentes. Chacun reprend alors son bien et retourne chez soi.
Le rôle de l’Association ne se borne pas à ces opérations. Pendant tout le reste de l’année, elle veille d’une manière fort active et très efficace sur les intérêts communs. Elle entretient, à cet effet, dans les localités un peu importantes, tout un personnel d’agents chargés surtout de réprimer les vols, qui sont d’ailleurs bien moins communs qu’on ne pourrait le croire. Il arrive bien de temps en temps que des mineurs ou même quelques fermiers tuent un bœuf de ranch pour le manger ; mais ils ne s’aventurent guère à les voler pour les vendre, car les risques seraient trop grands. Cette sécurité est due à l’usage de la marque. Les ranchmen s’interdisent absolument la vente au détail. Les animaux dont ils veulent se défaire doivent être envoyés sur les marchés de Chicago ou de Saint-Louis. — Tout animal marqué, trouvé à l’ouest du Missouri, est donc réputé appartenir au propriétaire dont il porte la marque. — Celui-ci a le droit de le saisir ou de le faire saisir par les agents de l’Association en quelque endroit qu’il soit. On ne se figure même pas avec quelle brutalité se font ces saisies. L’année dernière, M. B… le directeur du B. O. B., était venu faire une visite à Raymond A…, qui le reconduisit jusqu’à Buffalo-Gap lorsqu’il voulut partir. Ils allaient se séparer, quand on aperçut un fermier du voisinage qui arrivait à la station dans son buggy. L’un de ses chevaux portait la marque du B. O. B., je ne sais par suite de quelle circonstance, car le fermier en question est assurément un fort honnête homme. Sans dire un mot, M. B… sauta à bas de sa monture, courut à la voiture, coupa les traits du cheval et l’emmena, laissant le fermier se tirer d’affaire comme il le pourrait.
Ces manières d’opérer sont-elles bien légales ? Je n’oserais l’affirmer. Mais les agents des associations sont généralement des gaillards qui ont d’excellents revolvers et qui s’en servent avec une grande facilité. Il arrive bien malheur à quelques-uns de temps en temps, mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils eussent eu des démêlés avec la justice. Les juges et les shérifs sont habituellement pour eux pleins d’égards, et ils ont d’excellentes raisons pour les respecter, car les associations de ranchmen sont, en réalité, complètement maîtresses du pays.
Elles disposent d’ailleurs de ressources très considérables qui sont alimentées par plusieurs sources différentes. Chaque associé paye une cotisation assez forte au prorata de son capital. De plus, chaque année, après la grande battue, le grand round up, dont j’ai parlé plus haut, il est procédé, au profit de l’Association, à la vente des mavricks, et cette vente produit assez souvent des sommes considérables.
Il faut maintenant que j’explique ce que c’est qu’un mavrick. L’origine de ce mot est d’ailleurs assez curieuse.
Les plus vieux ranchs de ce pays-ci ne datent que d’une vingtaine d’années. Ils ont coïncidé avec l’établissement du chemin de fer Union Pacific, qui a forcé les Indiens à remonter vers le Nord ou à rentrer dans leurs réserves. Mais cette industrie était pratiquée depuis longtemps dans le sud des États-Unis, sur les frontières du Mexique. Il paraît que l’un des premiers qui l’exercèrent s’appelait Mavrick. C’était, dit la légende, un bonhomme d’humeur paresseuse et débonnaire, fort aimé de tous ses voisins. Il avait une manie : c’était de ne pas marquer ses bœufs ; mais comme tout le monde, excepté lui, les marquait, il était convenu que tous ceux dont le cuir était vierge de tout contact avec le fer rouge lui appartenaient.
Tout alla donc pour le mieux pendant quelque temps. Puis, un beau jour, la guerre de la sécession éclata. Les cow-boys partirent en masse pour aller faire, sous les ordres de Stuart et de Kirby Smith, ces raids qui ont fourni tant de sujets de conférence aux professeurs d’art militaire et auxquels leur apprentissage les rendait tout particulièrement aptes. Leurs maîtres n’étaient pas restés en arrière. La plupart servaient comme officiers dans les troupes du Sud. Quant aux animaux, on les avait abandonnés à leur malheureux sort. Quand je dis malheureux, j’emploie un terme manifestement impropre, car, évidemment, ils ne pouvaient qu’être enchantés de cet abandon.
Au bout de quatre ou cinq années, quand la guerre fut terminée, beaucoup de ranchmen et de cow-boys s’étaient fait tuer ; mais ceux qui restaient, et Mavrick était du nombre, s’empressèrent d’aller voir ce qu’étaient devenus leurs troupeaux. La première impression fut excellente. De tous côtés gambadaient des vaches, des génisses, des taureaux et des veaux en nombre incalculable. Mais tous ces animaux, nés pendant la guerre, n’étaient pas marqués. Mavrick en conclut immédiatement qu’ils lui appartenaient. Malheureusement ses voisins se refusèrent à adopter cette manière de voir, et les tribunaux s’étant déclarés en leur faveur, ils finirent même par ne rien lui laisser du tout. Mais l’affaire fit du bruit, et depuis ce temps la langue américaine s’est enrichie d’un mot. On appelle mavrick tout animal trouvé errant et sans marque.
Or le nombre en est encore assez considérable. Il y a toujours quelques génisses qui, chaque année, trouvent moyen d’échapper à la marque. Les veaux ou poulains dont les mères crèvent sont également réputés mavricks, puisque personne ne peut les réclamer. Tout cela finit par constituer des troupeaux de plusieurs milliers de têtes dont la vente, comme je le disais tout à l’heure, fournit des ressources importantes aux associations.
Le colonel Log prend, du reste, son rôle de vice-président très au sérieux. Aussi jouit-il d’une grande considération. Il est au plus haut degré ce qu’on appelle un officier efficace, un efficient officer. Entre ses mains, la direction a pris des allures tout à fait militaires. Le cow-boy le plus intraitable se soumet à ses décrets. Il est arrivé à ce résultat remarquable en créant une black-list, c’est-à-dire un tableau où sont inscrits les noms de tous ceux dont les peccadilles ont dépassé la moyenne. Ceux-là ne peuvent plus être employés par aucun des membres de l’Association. Tout cela doit donner énormément de besogne à ce brave colonel, qui lance à chaque instant des circulaires dont nous voyons des exemplaires affichés aux murs de la salle à manger où nous déjeunons. Les proclamations des mandarins chinois se terminent toujours par la formule : « Tremblez et obéissez ! » Celles du colonel Log commencent invariablement par une phrase qui a quelque analogie. Orders must be obeyed if the Association busts ! Littéralement : l’Association fera exécuter ses ordres, quand elle devrait y sacrifier son dernier sou ! Dans les deux territoires où opère l’Association, le Wyoming et le Dakota, il y a huit ou dix grands journaux qui sont inspirés par elle. Aussi, au point de vue politique, est-elle toute-puissante. Les compagnies de chemins de fer seules osent quelquefois lutter contre elle.
Vers deux heures, quand la grande chaleur est passée, nous reprenons le chemin de Rapid-City. Nous arrivons bientôt sur les bords de Box Elder Creek. Puce dans les cheveux et son intéressante famille n’y sont plus. Mais il me prend la fantaisie d’aller examiner l’emplacement de leur campement : j’ai eu quelque peine à le retrouver. Les feux avaient été allumés dans un petit repli du sol. Les tentes et les broussailles les masquaient si complètement que, s’il avait convenu aux Sioux de ne pas se montrer hier au soir, nous serions certainement passés à cinquante mètres d’eux sans nous douter de leur présence : car, un instant après les avoir quittés, je me suis retourné, et, bien que la nuit fut assez claire, je n’ai plus rien vu du tout. Ils ne courent aucun danger et n’ont aucun intérêt à se dissimuler, et cependant, avant de partir, ils ont probablement jeté dans le creek tous les charbons et toute la cendre qui provenaient de leurs feux, car j’ai eu quelque peine à en retrouver la trace. En pleine paix, ils prennent instinctivement toutes les précautions auxquelles nous avons tant de peine à nous astreindre en temps de guerre. Nos ancêtres de l’âge de pierre devaient agir de même. Mais de longs siècles de sécurité nous ont si bien enlevé cet instinct, qu’une pareille existence ne serait pas tolérable pour nous. Ces alertes perpétuelles, qui finissent par énerver le civilisé le mieux trempé, leur semblent toutes naturelles. Je faisais cette réflexion en lisant l’année dernière dans les journaux une histoire qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis. Il s’agissait d’un chef apache nommé Géronimo. Ayant eu quelques difficultés avec les autorités du Texas, il se mit un beau jour en campagne à la tête de toute sa bande, composée de soixante-dix ou quatre-vingts guerriers, suivis de cent cinquante ou deux cents femmes ou enfants. Ils commencèrent par piller une centaine de fermes, en ayant soin d’en scalper soigneusement tous les habitants. On mit à leurs trousses deux régiments de cavalerie régulière, commandés par l’un des meilleurs officiers de l’armée, le général Crook, frère de celui qui a été massacré il y a quelques années en compagnie du général Custer, par les Sioux de Sitting-Bull. Les Indiens ne pouvaient pas sortir d’un désert assez étroit, parce qu’il était entouré par des zones trop peuplées pour qu’ils osassent s’y aventurer. Ne pouvant pas, comme on dit en vénerie, prendre un grand parti, ils étaient obligés de revenir à chaque instant sur leurs voies, ce qui permettait aux Américains de renouveler constamment les troupes qui les poursuivaient ; aussi cette poursuite était menée si vivement, que la bande ne pouvait jamais prendre de repos. Chaque jour il fallait marcher, et l’on faisait souvent soixante ou quatre-vingts kilomètres. Les chevaux crevaient l’un après l’autre, mais les Indiens trouvaient toujours le moyen de se remonter aux dépens des fermiers. Au bout de trois mois seulement, ils se décidèrent à se rendre, et encore ne prirent-ils ce parti que sur la promesse qui leur fut faite qu’on se contenterait de les transporter en Floride. Je me hâte d’ajouter que cette promesse a été tenue. Pendant ces trois mois, on ne leur avait pris aucun traînard ; il paraît même que madame Géronimo avait trouvé le temps de donner un héritier à son seigneur et maître, et, pour employer les expressions consacrées, la mère et l’enfant se portaient bien.
Tout en cheminant à travers la Prairie, le colonel se met à nous parler politique. En sa qualité d’ancien confédéré, il est démocrate, mais sa démocratie n’a rien de bien absolu, car, comme vice-président de l’Association des ranchmen, il soutient une politique nettement républicaine. Une pareille dualité d’opinions n’est possible que dans ce pays-ci, où il n’y a au fond qu’une seule politique, celle de l’assiette au beurre, et où ce sont toujours les personnes et jamais les principes que l’on discute. Il y a cependant une question sur laquelle il n’entend pas la plaisanterie : c’est celle de la prohibition. C’est ainsi qu’on appelle ici l’interdiction des boissons alcooliques. Dans le territoire du Dakota, il faut payer une patente de 1 000 dollars par an pour pouvoir vendre une boisson contenant de l’alcool. Il me semble que cela est suffisamment prohibitif ; mais il y a des gens qui ne trouvent jamais que leur prochain soit assez vertueux. Le colonel, qui ne voyage jamais sans une grosse bouteille de whiskey, déclare qu’il ne sera heureux que lorsque le territoire aura adopté les lois de nos voisins de l’Iowa.
Dans cet État-là, les prohibitionnistes règnent en maîtres. Il est absolument interdit d’y vendre ou d’y donner une boisson alcoolique quelconque, et notez bien que le cidre et la bière sont considérés comme alcooliques au premier chef. Vous pouvez avoir du vin ou de la bière chez vous ; vous pouvez en boire en vous enfermant dans votre salle à manger. La loi veut bien vous le permettre : je ne sais pas trop du reste comment elle pourrait vous empêcher de le faire. Mais si vous vous avisez, non pas seulement d’en vendre, mais même d’en offrir un verre à un ami qui dîne chez vous, cet ami ou n’importe qui n’a qu’à aller vous dénoncer au premier magistrat venu pour toucher la moitié d’une amende de 100 ou 150 dollars, à laquelle vous êtes parfaitement sûr d’être condamné. Ce sont surtout les ministres protestants de toute dénomination qui se montrent les plus enragés. Aux noces de Cana, le vin étant venu à manquer, Notre-Seigneur s’est donné la peine de faire un miracle uniquement pour éviter à ses voisins le désagrément de boire de l’eau pendant la fin du dîner, et des gens qui citent la Bible à tout moment ont la prétention de nous faire croire que c’est un crime de boire du vin ! Les Américains aiment à se décerner à eux-mêmes le titre de peuple libre (free people) par excellence, et s’estiment les gens les plus heureux du monde parce qu’ils sont tous colonels ou capitaines dans la garde nationale, que chez eux toutes les fonctions sont électives et qu’ils peuvent écrire tout ce qui leur convient dans les journaux. Il paraît que tout cela suffit à leur bonheur, car ils font bon marché du reste. S’il me fallait absolument opter entre les joies d’un gouvernement parlementaire, la liberté de la presse, la garde nationale avec tous ses honneurs, et un régime quelconque qui me garantirait le droit de boire ce que bon me semble sans être exposé à une amende de 150 dollars, mon choix serait bientôt fait, et je crois qu’il n’y a pas un Français sur cent qui ne pense comme moi.
Ce qu’il y a de curieux, c’est de voir l’ingénuité que déploient les vertueux Iowans pour éluder, avec un merveilleux ensemble, les lois qu’ils se sont librement données et dont ils sont si fiers. L’an passé, j’allais de Chicago à Buffalo-Gap. J’avais pour compagnon de voyage un des hommes les plus spirituels que j’aie jamais rencontrés, — un avocat du Midi, — M. F…, qui allait voir son neveu, Raymond A… Il ne croyait qu’à demi aux récits navrants que je lui avais faits au sujet de la cuisine américaine. Jusqu’à Chicago, il me plaisantait même assez agréablement sur ce qu’il appelait mes exagérations. Au premier buffet que nous rencontrâmes en quittant la cité des Prairies, il fut obligé d’avouer que je n’avais pas tout à fait tort ; au second, son front s’assombrit ; au troisième, toute sa verve était tombée. Il alla se coucher de bonne heure. Le lendemain matin, je m’aperçus que pendant la nuit on avait accroché à notre train un wagon-restaurant. Comme généralement on y trouve quelque chose à manger, j’allai faire part de cette bonne nouvelle à M. F… qui était encore dans son lit :
— Laissez-moi, cher monsieur, me dit-il d’une voix dolente. La nourriture américaine est une chimère ! Cela n’est que trop vrai ! Puisqu’il faut déjeuner par cœur, chimère pour chimère, j’aime mieux rêver que je déjeune chez moi, dans mon bastidon, sur le bord du Rhône. D’ailleurs, qui dort dîne !
Et il se retourna dans son lit. Il avait bien tort, car je parvins à réunir les éléments d’un déjeuner presque sérieux. Il y avait notamment un petit vin de Californie qui n’était pas mauvais du tout.
À midi, le wagon était encore accroché. On annonça le souper. J’allai derechef chercher M. F… Il était levé et mourait de faim : aussi me suivit-il sans difficulté. L’annonce du vin lui avait notamment fait beaucoup d’effet. J’en commandai tout de suite une bouteille. Le nègre qui nous servait me regarda un instant d’un air d’indécision, puis il alla consulter son patron, un monsieur superbe, qui vint aussitôt à moi.
— C’est vous qui demandez du vin ? me dit-il.
— Mais oui ! vous m’en avez donné ce matin.
— C’est que ce matin nous étions dans l’Illinois ; depuis vingt minutes nous sommes entrés dans l’Iowa.
M. F… laissa échapper un sourd gémissement. Il pressentait quelque malheur.
— Rassurez-vous, continua le fonctionnaire en voyant notre air accablé, ne seriez-vous pas dyspeptique ?
— Moi ! jamais de la vie ! J’ai, grâce à Dieu, un estomac d’autruche.
— Alors vous devez être anémique ? Vous souffrez, cela suffit. Je suis docteur en médecine. Tous les directeurs de dining-cars de l’Iowa sont tenus de justifier d’un diplôme. Je vous prescris l’usage du vin. Voilà l’ordonnance. Remettez-la au garçon. Seulement le prix est doublé, et il est bien entendu que c’est une tisane que vous prenez, et non une boisson de simple agrément. Du reste, pour bien marquer la nuance, vous la boirez dans une tasse à thé.
Ainsi fut fait. J’ai bien tort de raconter cette anecdote, qui est cependant absolument vraie, parce que personne ne voudra la croire. Je l’avais contée à mes trois médecins. Eux aussi étaient restés incrédules. Mais il leur a bien fallu se rendre à l’évidence quand ils ont vu l’autre jour, à la première station de l’Iowa, un fonctionnaire monter dans le train et mettre les scellés sur l’armoire aux vins du wagon-restaurant, en ne laissant à la disposition du docteur-restaurateur que quelques bouteilles soigneusement comptées et dont le nombre était inscrit sur un procès-verbal. Et puis le lendemain, quand nous sommes entrés dans le Nébraska, je leur ai fait voir un autre fonctionnaire qui venait lever les scellés de l’armoire et vérifier de nouveau le nombre des bouteilles. Pour chacune de celles qui manquaient, il fallait justifier d’une ordonnance.
Pendant que le colonel cherche, sans le moindre succès, à me faire comprendre les beautés de ce régime, ses braves petits chevaux continuent à trotter. Ils trottent même tant et si bien que vers neuf heures du soir ils nous amènent à la porte du Harney’s Hotel. Tout en les regardant tourner le coin de la rue pour aller manger le picotin d’avoine qu’ils ont si bien gagné, je m’amuse à faire le décompte du nombre de milles qu’ils ont faits depuis hier à deux heures. Trente-cinq pour aller, — autant pour revenir, — cela fait soixante-dix. Ce matin, c’est le même attelage qui, pendant quatre ou cinq heures, nous a menés à travers le ranch. Nous avons certainement fait encore une vingtaine de milles. Nous arrivons donc à un total de quatre-vingt-dix milles, soit cent quarante-quatre kilomètres. Et ces chevaux, dont l’un a quatre ans et l’autre cinq, ont l’air d’être si peu fatigués, que le colonel compte les mener demain au fort Meade, à quarante-cinq milles d’ici.
C’est encore un des agréments des hôtels américains que, si l’on arrive cinq minutes après l’heure fixée pour la fin des repas réguliers, il est impossible de s’y procurer quoi que ce soit à manger. En conséquence, Raymond et moi, allons dîner au restaurant élégant de Rapid-City. Cet établissement porte le nom affriolant de Restaurant du Bon Ton (sic) ! (Prononcez Bong-Tong, pour vous conformer aux usages locaux.) C’est, paraît-il, le rendez-vous des joyeux viveurs de la localité, jeunes ranchmen échappés du ranch et commis en rupture de banque. Une douzaine de ces messieurs achèvent de dîner en compagnie de cinq ou six femmes. Nous avisons aussi dans un coin un vieux ranchman dont nous avons fait la connaissance hier au concours, et qui fume mélancoliquement sa pipe. Il veut bien nous mettre au courant de la situation :
— Ces jeunes gens, me dit-il (them young fellows) — (dans ce pays-ci, il n’est pas bien porté de dire these), — sont en train de célébrer la mise en liberté de cette grande fille rousse que vous voyez là et qui s’appelle Mabel Taylor !
— Et qu’avait donc fait cette pauvre dame pour aller en prison ?
— Oh ! rien de bien grave. Elle tient ici un bar (den). L’autre jour, ayant eu une petite discussion avec un de ses clients, elle lui a cassé une bouteille de whiskey sur la tête. Et le coup était si bien appliqué, qu’il a failli mourir. Alors le shérif l’a arrêtée. Mais il est sur pied maintenant, et elle en a été quitte pour une huitaine de jours de prison et 200 dollars d’amende.
— Il paraît qu’il ne fait pas bon se disputer avec elle ?
— Non ! c’est une femme très musclée ! (She is a very muscular woman.) Il y a quelques semaines, elle a eu déjà une discussion avec un autre de ses adorateurs, un petit Allemand employé dans une banque. Elle lui a proposé de vider leur différend au moyen d’un combat de boxe. J’y ai assisté, cela était très intéressant.
— Vraiment ?
— Oui ! on était convenu de s’en tenir aux règles du marquis of Queensbury. (Sa Grâce le marquis de Queensbury a écrit, il y a une centaine d’années, un livre sur la boxe qui fait encore autorité dans la matière.) Il y avait un arbitre et deux seconds. Mabel et l’Allemand ont retiré tous leurs vêtements jusqu’à la ceinture l’arbitre a donné le signal, et le combat a commencé.
— Vous m’intéressez vivement ! Et comment cela s’est-il passé ?
— Oh ! très régulièrement. C’est Mabel qui a reçu le premier coup sur le nez. Regardez, elle l’a encore un peu de travers. Elle est tombée sans connaissance. Mais son second lui a fait avaler un verre de whiskey, et elle était sur pied en moins de trois minutes. À partir de ce moment-là elle a eu constamment le dessus. Au bout d’une demi-heure, l’Allemand avait les deux yeux bouchés, trois dents cassées et la poitrine toute couverte de bleus. À la fin, les seconds n’ayant pas pu le remettre sur pied en temps voulu, l’arbitre a déclaré qu’il était vaincu. »
L’héroïne est une grande fille rousse montée sur une paire de pieds formidables, qui, malgré leur dimension, ne pourraient probablement pas la porter dans ce moment-ci, car elle est plus d’aux trois quarts ivre. Je ne parle pas de sa toilette, qui est simplement inénarrable. Du reste, il faut venir dans le Far-West pour savoir ce à quoi peut en arriver, en fait de combinaisons de couleurs, l’imagination d’une Américaine abandonnée à elle-même. Mais il faut convenir qu’elles ne demandent pas mieux que de s’instruire quand elles en ont l’occasion. Aussi, à New-York, on voit maintenant un grand nombre de femmes qui, grâce aux importations françaises, sont réellement très bien mises. Elles poussent même la docilité à un point très remarquable, s’il faut en croire une histoire qu’on m’a contée il y a quinze jours à peine.
Je quittais New-York pour aller à Chicago. J’avais pris le New-York-Central-Rail road. Nous étions partis vers dix heures. Il faisait une chaleur atroce. Je commençai par lire consciencieusement, depuis le titre jusqu’aux annonces, les cinq ou six journaux dont je m’étais muni ; puis je me mis à regarder le paysage. Nous longions la rive gauche de l’Hudson. C’est là que, s’il faut en croire la légende, le bon Rip van Winckle s’endormit pendant quinze ans après avoir bu un verre de grog avec les fantômes d’anciens pirates. Je m’ennuyais beaucoup. Aussi, la chaleur aidant, je m’affadissais considérablement et j’en étais venu à me dire que, si un fantôme d’ancien pirate m’offrait un verre de grog en me garantissant que je m’endormirais jusqu’à Chicago, il me rendrait un service dont je lui témoignerais volontiers ma reconnaissance en faisant dire quelques messes pour le repos de son âme.
Je fus interrompu dans mes méditations par le maître d’hôtel du dining-car qui venait annoncer que le déjeuner était servi. Je m’empressai de me rendre à son appel. Quand j’arrivai, je vis que plusieurs personnes m’avaient déjà précédé. Je cherchais de l’œil une place libre, lorsque tout à coup, à mon grand étonnement, j’entendis quelqu’un qui m’appelait par mon nom et en français. C’était une gentille petite femme, toute pimpante, avec un joli chapeau surmontant une de ces bonnes figures gaies comme on n’en voit que chez nous :
« Mettez-vous donc là, me disait la petite femme. Tenez ! il y a une place libre en face de moi. »
Naturellement je m’empressai de l’occuper.
« Vous ne me reconnaissez pas ! » continua-t-elle en riant de mon air ahuri.
Je balbutiai toutes les phrases idiotes qui ont cours en pareil cas. La figure ne m’était pas inconnue, mais le nom ?… La vérité était que je ne me rappelais pas plus la figure que le nom.
« Mais l’année dernière, nous sommes revenus ensemble de New-York au Havre. Tenez, voilà ma carte. »
Et elle me remit une carte qu’elle tira d’un petit portefeuille des plus élégants. J’y lus d’abord son nom madame Louise Taboureau ; au-dessous, il y avait une petite vignette que je ne compris pas bien d’abord. Cela ressemblait à une paire de pattes de grenouille comme celles qu’on voit dans les amphithéâtres, préparées pour les expériences de galvanisme. Mais cela ne représentait pas du tout des pattes de grenouille, car au-dessous, en caractères très fins, il y avait :
Avec les ressources du dining-car nous pûmes combiner un petit déjeuner très supportable. Madame Louise Taboureau est une très jolie fourchette. S. M. le roi Louis XIV aimait beaucoup les femmes qui avaient bon appétit, et lord Byron les détestait. Je soutiendrai toujours que c’est la doctrine du roi Louis XIV qui est la bonne. Au dessert, nous étions les meilleurs amis du monde. Elle me confia que sa tournée commerciale étant terminée, elle allait rejoindre, à Buffalo, son mari qui, de son côté, plaçait des vins, et qui l’attendait pour aller faire un petit tour dans le Canada avant de retourner en France.
« Eh bien, lui dis-je, êtes-vous contente des résultats obtenus ? Comment va le maillot ?
— Le maillot ? Ah ! il va bien mal, le maillot !
— Ah ! vous m’affligez. Comment ! la bonneterie est dans le marasme ? Serait-elle atteinte, elle aussi, par la crise agricole ? L’agriculture manque de bras ; cela, c’est connu ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’elle manquât de jambes, et tant que les jambes restent, il y a de l’espoir pour la bonneterie ! »
Madame Louise Taboureau voulut bien rire un peu de cette très médiocre plaisanterie.
« Je vous ai dit que le maillot n’allait pas : les bas non plus ne vont pas. Notre domaine incontesté, c’était le maillot ! Pour les bas, nous avons toujours eu beaucoup de peine à lutter contre les Anglais ! Mais ce sont les chaussettes pour dames qui vont ! Si j’en avais eu trois fois plus, je les aurais toutes vendues.
— Comment ! les chaussettes pour dames ? m’écriai-je. Les dames portent des chaussettes ?
— Mais vous ne lisez donc pas les journaux ? Moi, je les lis, et bien m’en a pris. Deux mois avant de partir, j’ai lu que madame X… Vous connaissez madame X… ?
— Vaguement.
— Eh bien, j’ai lu que madame X…, la grande élégante madame X…, ne portait plus que des chaussettes. Tous les chroniqueurs ne parlaient que de cela. Cela a été, pour moi, un trait de lumière. J’ai couru chez mon patron et lui ai dit : « Faites-moi des chaussettes, faites-m’en de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! je ne veux, cette année, emporter en Amérique que des chaussettes ! » Il a eu confiance, le patron ! Je suis arrivée en Amérique avec une montagne de chaussettes pour dames. J’avais emporté les journaux qui parlaient de cela : je les montrais à toutes nos clientes. Quand elles ont su que madame X… ne mettait plus que des chaussettes, toutes ont voulu en avoir. Cette année, à Newport, à Saratoga, toutes les jambes élégantes se sont affranchies de la tyrannie des bas ! — On ne porte plus que des chaussettes ! — Personne ne veut plus de bas ! Les bonnetiers anglais ont tous leur stock sur les bras. Ah ! madame X… a rendu un fier service à la bonneterie française ! Cette femme-là, voyez-vous, ajouta madame Taboureau enthousiasmée, si j’étais que du gouvernement, je la récompenserais.
— Mon Dieu ! dis-je, certainement, si elle était Anglaise, on ne pourrait guère, dans l’espèce, lui donner l’ordre de la Jarretière. Mais puisqu’elle est Française, je ne vois pas pourquoi on ne lui donnerait pas le Mérite agricole. »
CHAPITRE vi.
10 octobre. — Me voici installé de nouveau, depuis plusieurs jours déjà, à Fleur de Lis. J’ai en horreur la vie d’auberge, surtout aux États-Unis ; aussi est-ce avec une très vive satisfaction que j’ai retrouvé mon home, comme diraient les Yankees. Mon revolver et mes immenses éperons de cow-boy ont repris leur place aux andouillers d’un massacre de daim qui me sert de porte-cannes. J’y ai pendu également les mocassins achetés à madame Puce dans les cheveux. Ils font un effet superbe.
En examinant les papiers qui se sont accumulés sur ma table pendant mon absence, j’ai retrouvé les feuilles qui contenaient la première partie de ces véridiques récits. Elles étaient là qui m’attendaient, retenues par un petit bloc de quartz aurifère qui me sert de presse-papiers. En les examinant, je me suis aperçu que je n’avais pas encore fait choix d’un titre. J’en aurais bien un qui serait tout indiqué : Fleur de Lis Ranch ! Seulement ce titre-là désolerait mon éditeur, qui me trouve déjà horriblement compromettant. Il me parle toujours de ce qui lui est arrivé pour les Montagnes Rocheuses. — Quinze jours après la mise en vente, il reçoit une lettre du préfet de la Seine l’informant que la commission spéciale chargée de choisir les livres destinés aux bibliothèques communales et scolaires, venait d’assurer ce suprême honneur auxdites Montagnes Rocheuses. Voilà un éditeur enchanté, supputant le nombre de volumes qui vont lui être enlevés de la sorte. Trois semaines après, j’étais candidat royaliste dans l’Aisne, et une nouvelle circulaire paraissait, signalant mon pauvre livre à tous les instituteurs comme ne pouvant, dans aucun cas, être mis entre les mains de la jeunesse !
Je ne veux effaroucher les susceptibilités de personne. Mon livre ne s’appellera pas Fleur de Lis ! Il s’appellera la Brèche aux buffles ! (Buffalo-Gap.) Ne pouvant prendre le nom de la localité, je prends celui du bureau de poste !
Je dois dire cependant que j’ai songé un instant à un autre titre. J’ai été sur le point d’écrire sur la première feuille : Histoire de l’invasion normande en Amérique ! Si je ne l’ai pas fait, c’est que j’ai découvert qu’il existait déjà un livre, malheureusement peu connu, je dis malheureusement, parce qu’il est des plus intéressants, qui a un titre presque identique. L’auteur, un savant archéologue normand, y revendique pour ses compatriotes toute la gloire de la découverte de l’Amérique. On savait déjà que Pinçon, le pilote de Christophe Colomb, était natif de Dieppe ; mais il paraît que, plusieurs siècles auparavant, les anciens Normands avaient non seulement découvert la côte actuelle des États-Unis, à laquelle ils donnaient le nom de Vin-Land, à cause des vignes sauvages qui y sont très communes, mais que même ils y avaient établi des colonies florissantes, à ce point que le clergé et les fidèles auraient contribué au denier de Saint-Pierre levé pour subvenir aux frais de la première croisade. C’est, paraît-il, l’étude des Sagas islandaises qui a mis sur la trace de ces histoires extraordinaires, et elles auraient été, plus tard, pleinement confirmées par des documents retrouvés dans les archives du Vatican.
L’auteur estime que ces établissements ont dû être détruits vers le douzième ou treizième siècle, probablement par les Indiens : ont-ils jamais existé ailleurs que dans l’imagination des archéologues ? Voilà ce que je laisse à décider à des gens plus savants que moi. L’invasion normande, dont je songeais à devenir l’Augustin Thierry, est l’invasion très moderne et toute pacifique des États-Unis par les chevaux percherons et normands.
L’engouement dont ils avaient été l’objet lorsque, il y a une vingtaine d’années, quelques importateurs songèrent à les amener pour faire concurrence aux chevaux du Clydesdale et du Shire, cet engouement, dis-je, bien loin de se calmer, n’a fait qu’augmenter à mesure qu’on les a connus davantage. Voilà encore ce qui distingue cette invasion-là des invasions ordinaires. Chaque année, au printemps, on voit les acheteurs de l’Illinois et de l’Iowa arriver plus nombreux dans les fermes du Perche, et cela, malgré la progression toujours croissante des prix, qui résulte d’ailleurs uniquement de la concurrence acharnée qu’ils se font entre eux. Un bel étalon percheron valait 1 500 francs il y a vingt ans : on en a vendu un l’année dernière 17 000, à Nogent-le-Rotrou. C’était une exception, mais les prix de 10 000 francs sont assez ordinaires, et je crois que la moyenne ne doit pas être inférieure à 4 000. Comme on a exporté, cette année, environ trois mille animaux, cela fait donc une rosée bienfaisante de 8 ou 9 millions qui s’est répandue sur quatre ou cinq arrondissements, ce qui n’est pas à dédaigner par le temps de détresse agricole que nous traversons. Deux associations étroitement unies favorisent d’ailleurs ce mouvement de la façon la plus intelligente. La première comprend tous les propriétaires, éleveurs et fermiers du Perche. C’est elle qui a créé le Stud-book percheron. La seconde, The American Percheron Association, a son siège à Chicago et dépense chaque année des sommes très considérables pour favoriser l’importation française. Elle a organisé notamment des concours annuels uniquement réservés aux chevaux percherons importés ou nés dans le pays. Le premier a eu lieu l’année dernière. Pour donner plus d’autorité aux décisions du jury, le comité avait obtenu des gouvernements américain, français et anglais, que chacun d’eux désignât l’un des juges qui en feraient partie. Notre gouvernement s’empressa naturellement de déférer à cette demande, qui lui avait été transmise par la voie diplomatique. Il désigna un inspecteur général des haras, M. de la Motte-Rouge, auquel il adjoignit, pour le seconder et aussi à titre d’interprète, un autre officier supérieur de la même administration, M. Le Couteulx de Caumont.
Autant je comprenais que nos amis d’Amérique se fussent adressés au gouvernement français en cette circonstance, autant, je l’avoue, il me semblait étrange de demander au gouvernement anglais ou canadien de se faire représenter dans un jury chargé, au fond, de donner une sorte de consécration officielle à la supériorité acquise par nos produits français sur ceux du Shire et du Clydesdale, dont ils ont pris la place. Le gouvernement canadien crut cependant devoir accepter l’invitation qui lui était adressée, et se fit représenter par M. A. Smith, directeur du collège royal des vétérinaires de Toronto ; mais ce personnage sentit probablement bien vite combien le rôle qu’il était appelé à jouer était délicat, car il ne fit qu’apparaître et retourna au bout de vingt-quatre heures à Toronto.
Le juge américain était M. Loring, ancien secrétaire d’État de l’agriculture. J’étais moi-même convié comme représentant des éleveurs percherons, et j’arrivais muni d’une assez forte somme et de deux médailles d’or que la Société française faisait remettre au Comité pour être distribuées en prix.
Je pus constater, en arrivant, que tout était monté sur un pied véritablement grandiose. On s’attendait à avoir tant de monde, qu’on avait décidé de tenir le concours dans un grand parc situé à quelques kilomètres de la ville, qui est muni d’une très bonne piste servant d’ordinaire aux courses au trot qu’aiment tant les Américains. L’idée qui avait présidé aux aménagements intérieurs était assez originale. Les organisateurs s’étaient fait envoyer par l’architecte de l’Eure-et-Loir le plan très exact de l’ancien château des sires de Nogent, et l’avaient reproduit de grandeur naturelle, et jusqu’aux moindres détails, en se servant comme matériaux de bottes de foin comprimé. Les grandes salles voûtées de l’intérieur avaient même été meublées dans le style du quatorzième siècle, et un restaurateur de Chicago nous y servait tous les matins un déjeuner qui malheureusement, lui, était du style américain le plus pur.
Le château de foin, Hay-Castle, dont la description remplissait tous les journaux et le portrait couvrait tous les murs de la ville, n’était pas le seul américanisme du concours. Dès notre arrivée, on nous déclara, à M. de la Motte-Rouge et à moi, que le programme des divertissements, pour le lendemain, comportait une promenade dans les rues de Chicago, une procession, pour employer l’expression usitée. La composition du cortège était déjà fixée. À la tête devait marcher une troupe de cinquante musiciens revêtus de magnificent uniforms et jouant toutes les marches triomphales de leur répertoire : puis viendraient environ cinquante étalons primés en France et conduits par des hommes revêtus d’uniforms qui, sous le rapport de la magnificence, n’auraient rien à envier à ceux des musiciens. Derrière eux, une voiture à six chevaux devait contenir le sénateur présidant l’Association, M. de la Motte-Rouge et moi. Enfin l’arrière-garde du cortège devait être formée par quelques voitures-réclames pour l’établissement desquelles certains industriels de la localité n’avaient reculé devant aucun sacrifice. C’est du moins ce qu’annonçaient les milliers d’affiches flamboyantes qui couvraient déjà tous les murs et même tous les tramways.
En apprenant le rôle qui m’était réservé dans cette petite fête, les souvenirs de la marche triomphale du bœuf gras, ce vieil ami de mon enfance, se présentèrent immédiatement à ma mémoire. Je revis le beau cotentin aux cornes dorées, chancelant sur sa plate-forme roulante entourée d’un rang de druides aux longues barbes d’étoupe : derrière, le char triomphal où s’épanouissaient, sous la brise âpre de février, les nudités grelottantes de tout l’Olympe de la Courtille, et puis, bien en vue, dans ce cadre grandiose, la carriole du boucher et de l’éleveur ! Pourrais-je atteindre à la dignité fière et sereine avec laquelle ils saluaient la foule enthousiaste qui se pressait sur leur passage ? Le Perche et le bas Maine avaient l’œil sur moi. Je craignis de ne pas être à la hauteur des circonstances. M. de la Motte-Rouge connut-il les mêmes angoisses ? Je l’ignore. Toujours est-il que nous trouvâmes, dans notre modestie, la force de nous dérober aux honneurs dont on voulait nous accabler, et ce fut mêlé à la foule que j’assistai à ce défilé. Les musiciens avaient tant d’or sur leurs habits, qu’on avait mal aux yeux en les regardant ; la voiture où nous aurions pu être était un grand landau attelé de six chevaux blancs, conduits à grandes guides par un monsieur très moustachu, coiffé d’un chapeau mou. De l’intérieur, trois sénateurs[10], ou congressmen, prodiguaient des sourires aimables à leurs électeurs. Et pour mieux flatter les passions populaires, — oh ! politique ! que ne fais-tu pas faire à tes adeptes ! — ils avaient accepté l’insigne en honneur dans cette journée mémorable, une énorme bouffette de rubans bleus appliqués sur une cocarde, autour de laquelle on lisait écrit en grosses lettres d’or :
Les camelots qui la vendaient ont dû faire des affaires
d’or, car, dans l’enceinte de l’exposition, toutes les
dames, par une délicate et flatteuse attention, avaient
voulu en fleurir leur corsage !
Tout le monde, d’ailleurs, s’était mis en frais d’imagination pour célébrer la gloire et les mérites des percherons ! Les journaux consacraient tous leurs premiers Chicago à raconter leur histoire depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Ils montraient leurs ancêtres repoussant les Sarrasins dans les plaines de Poitiers, avec la collaboration des preux chevaliers qui les montaient, et s’unissant avec leurs prisonnières, les juments sarrasines, pour produire cette race merveilleuse qui, etc., etc. D’autres envisageaient la question au point de vue pécuniaire : ils parlaient des savantes recherches du maire de Nogent, un archéologue distingué, qui a établi que c’était dans cette localité que les habitants d’Orléans, délivrés des Anglais par Jeanne d’Arc, avaient acheté le cheval qu’ils lui ont offert, cheval payé, dit-il, 6 000 livres, ce qui représente, paraît-il, environ 150 000 de nos francs.
Cela me semble beaucoup d’argent. Mais du train que vont les choses, je ne désespère pas de voir bientôt des Américains modernes se montrer aussi généreux que les Orléanais du temps passé. Si j’en juge d’après ce que j’ai vu à ce bienheureux concours, ils sont en bonne voie pour en arriver là. À ma connaissance, on y a refusé, d’un cheval déjà âgé, dix mille dollars. Il est vrai qu’il s’agissait du fameux Brillant, que mademoiselle Rosa Bonheur a jugé digne de lui servir de modèle, il y a quelques années, quand elle a voulu offrir à l’Association percheronne américaine un tableau qui représentât le type de ses chevaux favoris. Son comité a, du reste, reconnu ce don d’une manière très délicate. Ils ont envoyé une expédition de trappeurs dans la Colombie anglaise, où se trouvent, dit-on, les plus beaux chevaux sauvages. L’expédition est revenue avec quatorze de ces animaux ; on a choisi les trois plus beaux, qui ont été envoyés en France et offerts à la célèbre artiste, afin de lui servir de modèles pour ses tableaux futurs. Je ne les ai pas vus, mais on m’a dit qu’ils sont en ce moment à Fontainebleau.
Je ne sais pas s’il y a d’autres chevaux que Brillant dont on ait offert 10 000 dollars ; mais les prix de 5 000 dollars (25 000 francs) ne sont pas très rares, et parmi les quatre cents animaux qui figurent au concours, la plupart importés cette année ou l’année dernière, je ne crois pas qu’il y en ait un seul dont le propriétaire voulût se séparer pour moins de 2 500 dollars (12 000 francs).
Tous ces émigrés semblent témoigner par leurs croupes arrondies et leur poil luisant qu’ils s’accommodent fort bien de l’avoine amère de l’exil. Plusieurs de ceux que l’on fait défiler devant nous, à la porte du château de foin, sont de vieilles connaissances. M. de la Motte-Rouge leur a déjà distribué des couronnes, il y a quelques semaines, au concours de Nogent. Je me demandais s’ils n’allaient pas témoigner quelque émotion en reconnaissant ces tours à l’ombre desquelles ils ont cueilli leurs premiers lauriers. J’ai bien constaté que la plupart avaient cherché à approcher leurs lèvres des assises du monument ; mais je crois que cet hommage s’adressait plutôt à la matière dont elles étaient formées qu’aux souvenirs patriotiques que leur vue aurait dû éveiller en eux.
Il nous restait à faire connaissance avec les petites familles qu’eux ou leurs prédécesseurs se sont créées sur la terre d’exil, c’est-à-dire avec ces fameux demi-sang, grades, dont les Américains se montrent si satisfaits. La race percheronne se montre généralement assez rebelle à l’acclimatement, en tant que race pure. Elle est redevable dans une si grande proportion de ses qualités au sol et au climat du pays qui la produit, que bien peu des nombreux essais qu’on a tentés pour l’acclimater ailleurs ont réussi. Le succès des Américains, dont le sol et le climat sont si différents des nôtres, est dû à ce qu’ils n’essayent pas de produire la race pure ; le but qu’ils se proposent est de produire le demi-sang.
Nos hôtes avaient pris une excellente manière de nous faire juger des résultats acquis. Il existe à Chicago une foule de magasins et d’administrations qui, pour leur service de camionnage, disposent d’une cavalerie considérable. Autrefois, tous la recrutaient parmi les demi-sang du Shire ou du Clydesdale : mais ces chevaux, originaires de prairies humides, transmettaient si régulièrement à leur descendance des pieds défectueux incapables de résister aux pavés des villes, que maintenant on ne veut plus que des demi-sang percherons pour ce service.
Les organisateurs du concours s’adressèrent à ces administrations, leur demandant d’envoyer toutes, le même jour, le plus grand nombre possible de leurs chevaux attelés pour en former une « procession » qui défilerait devant les tribunes. La plupart répondirent à cet appel, et le total des chevaux inscrits dépassa deux mille cinq cents.
Au jour dit, près de cent mille personnes s’entassaient dans les tribunes et autour de la piste, sur laquelle défilaient cinq à six cents voitures attelées à deux, à quatre et même à six chevaux. La plupart des exposants avaient profité de l’occasion pour faire un peu de réclame à leur industrie, ce qui, en somme, était bien naturel. Un fabricant de savon avait envoyé un char sur le sommet duquel se démenait un grand nègre, nu jusqu’à la ceinture, ayant toute la partie gauche du corps barbouillée de mousse ; un marchand de thé recommandait ses produits à la faveur du public en faisant distribuer ses prospectus du haut d’un fourgon, par une jeune personne fort jolie, déguisée en Japonaise. Le fameux Studebacker, un fabricant de chariots qui fournit à peu près tous les fermiers de l’Ouest, faisait défiler cinq ou six chars attelés de six chevaux, sur lesquels des ouvriers exécutaient tous les détails de son industrie.
Si jamais le marquis de Mornay s’avise d’organiser une exhibition de ce genre au concours du palais de l’Industrie, assurément les attelages qu’il nous montrera seront plus corrects et surtout les cochers seront mieux tenus que ceux que nous avons vus à Chicago. En dehors de New-York, les Américains ne semblent pas se soucier de ces détails. J’ai vu les cochers de gens très riches conduisant des chevaux et des voitures superbes, vêtus de véritables guenilles dont un cocher de fiacre maraudeur de nuit ne voudrait pas chez nous. Du reste, les façons sont à l’avenant de la tenue. Il y a quelques années, j’étais invité à venir passer quelques jours dans un château américain, car il commence à y avoir quelques châteaux en Amérique. Au jour et à l’heure indiqués, j’arrive à la gare qu’on m’avait désignée. J’avise sur la plate-forme de la gare un brave homme vêtu d’un grand chapeau défoncé, d’une chemise de laine rouge qui avait vu des jours meilleurs et d’un pantalon gris enfoncé dans de grandes bottes. Le pantalon gris avait bien aussi fourni apparemment de bons et loyaux services, car on lui avait ajouté un fond vert. Ce fut ce détail qui me frappa. En Amérique, on voit très souvent des vêtements déguenillés : mais les raccommodages sont très rares. Ce personnage fumait une pipe. Il me regarda un instant avec un certain intérêt, puis tout à coup m’interpellant :
— I guess, stranger ! me dit-il, that you are the fellow they are expecting at the big house !
— Je suppose, étranger, que vous êtes l’individu (individu est une traduction polie du mot fellow) qu’on attend.
Je répondis respectueusement que cela pouvait bien être.
— Well ! continua-t-il, vous pouvez prendre votre malle ! je vais vous mener !
Je mis ma valise sur mon épaule, et il me conduisit à un superbe landau qui m’attendait.
Ces façons étonnent toujours un peu : mais une fois qu’on les a admises, il faut reconnaître que les cochers américains conduisent certainement au moins aussi bien que les nôtres, sinon mieux, surtout à quatre et à six. Nous avons vu notamment à Chicago un gamin de douze à treize ans qu’on a applaudi tant il manœuvrait adroitement un superbe attelage à six.
Tous ces animaux ont un type singulièrement uniforme, mais qui ne reste tel qu’à la condition d’une infusion constante de sang percheron. Presque tous sont gris ou bais. Comme apparence, ils ressemblent à de gros carrossiers normands. Le croisement, tout en donnant aux membres un volume bien plus considérable, a aussi pour effet de diminuer la longueur exagérée du rein, qui est le grand défaut des chevaux américains, dont ils gardent cependant dans une très grande mesure les allures allongées. Dans ce pays-ci, on aime beaucoup apprécier les bêtes et les gens au point de vue du poids. Qu’un reporter parle d’un homme politique ou d’une actrice, il ne manque jamais de dire combien il ou elle pèse : on agit de même quand il s’agit de chevaux, et j’ajoute que, en ce qui les concerne, ce genre de classement a, j’en ai la conviction, une beaucoup plus grande valeur que nous ne le croyons généralement en France.
J’insiste sur ces détails[11], parce que cette question de poids est celle qui paraît le plus préoccuper les Américains dans le choix de leurs croisements, et qu’ils ne paraissent pas mal s’en trouver. Le poids du produit est généralement égal à la moyenne du poids des reproducteurs. Voulant avoir pour leurs chevaux de service des animaux pesant mille ou douze cents livres (livres anglaises), ils sont donc amenés à rechercher des étalons d’autant plus gros que leurs juments sont plus petites. C’est précisément l’inverse que nous faisons. Je persiste à croire que nous n’avons pas tort mais en même temps je suis obligé de constater que les Américains réussissent, tout en faisant exactement le contraire. Il est très certain que les produits qu’ils obtiennent par ce moyen de sélection sont très beaux et surtout très aptes aux services qu’on attend d’eux. En tout cas, pour ces services, ces chevaux sont très supérieurs à ceux de la race beaucoup trop légère du pays.
La Providence, dans le but sans doute d’éviter des encombrements au purgatoire, prodigue aux pauvres humains une foule de petites misères qui ont l’avantage, en exerçant leur patience, de leur faciliter l’accès du royaume des cieux. Une de ces petites misères, réservée spécialement aux voyageurs, est particulièrement agaçante. C’est la misère du petit paquet.
On vous l’apporte au moment de votre départ : vous cherchez à le caser dans votre première malle : en long, il est trop court ; en large, il est trop long. Vous le réservez pour la seconde ; il ne va pas mieux : il a des bosses qui ne veulent pas entrer dans les creux des autres paquets, et des creux qui se refusent à admettre les bosses de ses voisins. Finalement, exaspéré, après vous être demandé un instant si vous ne le laisserez pas, vous finissez par le mettre dans quelque coin, au petit bonheur ; il dépare la belle ordonnance de votre emballage ; vous sentez qu’il n’est pas à sa place. Mais enfin il est casé, c’est l’essentiel !
Cette souffrance des voyageurs, elle est un peu la mienne. Tous mes amis du Maine et du Perche me demandent constamment ce que deviennent en Amérique tous ces chevaux qui partent de chez nous. Je voulais le leur dire, et c’est pour cela que j’ai écrit le savant traité que vous venez de lire. Mais une fois qu’il a été écrit, je ne savais plus du tout où le placer. À chaque commencement de chapitre, j’essayais de le caser, et n’y arrivais jamais. Il me fallait une transition, et je ne la trouvais pas. L’art des transitions est un grand art. Il n’est pas donné à tout le monde de l’avoir, et quand on ne l’a pas, il faut savoir s’en passer. C’est ce que j’ai fait. Ceci posé, je reprends le cours de mon récit.
Il y a déjà une huitaine de jours que je suis rentré à Fleur de Lis, car je n’ai pas éprouvé le besoin de rester bien longtemps à Rapid-City, une seule visite au concours m’ayant paru bien suffisante. Sous un certain rapport, cependant, cette réunion avait bien son intérêt. Il y a douze ans, les Indiens régnaient ici en maîtres : les rares trappeurs qui avaient osé pénétrer jusqu’aux Black-Hills n’en étaient généralement pas revenus : les premiers émigrants étaient toujours obligés d’avoir le fusil à la main pour se défendre : et, sans l’aide ni l’appui de personne, par leur seule énergie, ces mêmes hommes ont pu, en ce petit nombre d’années, si bien développer les richesses naturelles de ce pays, qu’ils en sont maintenant arrivés à l’ère des concours agricoles ! Et à leur concours, j’ai vu, en fait de vaches et de taureaux, des échantillons de durhams, d’angus et de jerseys qui n’auraient pas fait mauvaise figure dans un de nos meilleurs concours régionaux. J’ai malheureusement été obligé de constater que pas une de nos races bovines nationales n’y était représentée. Je m’imagine cependant que les charolais notamment réussiraient admirablement ici. Si l’on faisait en leur faveur une campagne aussi énergique et aussi suivie que celle qu’on a menée pour les percherons, on arriverait peut-être à battre les durhams comme on a battu les clydesdales. Les agriculteurs de la Nièvre ou la Société des agriculteurs de France devraient s’occuper de cette question-là.
En outre des nôtres, il y avait quinze ou vingt chevaux importés de France ou d’Angleterre. Du reste, lilia semper florent ! Là, Fleur de Lis a brillé d’un vif éclat, car nos étalons sont rentrés ici, il y a deux ou trois jours, couverts de lauriers. Six premiers prix et trois seconds ! Tous ne viennent pas de Rapid-City. La ville d’Hermosa s’est piquée d’honneur, et elle aussi a organisé un concours. On m’a même fait l’honneur de m’envoyer au Harney’s Hotel une députation de citoyens proéminents qui venaient me demander d’y envoyer nos chevaux et d’accepter la présidence du jury. J’ai fait observer que la qualité d’exposant et celle de juge me semblaient offrir quelques incompatibilités ; mais cette objection n’a pas paru sérieuse, car on y a répondu en me faisant remarquer que c’était précisément cette double qualité qui devait m’engager à accepter, puisque je serais bien sûr que nos chevaux auraient les premiers prix.
L’argument était à coup sûr spécieux. Cependant, modeste comme la violette, j’ai cru devoir persister dans mon refus, et comme il faut éviter les tentations, je n’ai même pas voulu paraître à Hermosa. Le programme de la fête comportait cependant une course de cow-girls à laquelle j’aurais bien voulu assister. Raymond A… m’a heureusement raconté comment les choses se sont passées. Le prix était de 200 dollars, et la distance à parcourir était de dix milles (seize kilomètres). Il y avait douze ou quinze inscriptions. Seulement, ce qu’il y avait de particulier dans le règlement de ces courses, c’est que les concurrentes n’étaient pas obligées de faire tout le trajet sur le même cheval : c’était donc plutôt une épreuve de résistance pour les écuyères qu’un concours de vitesse pour les chevaux. Chacune de ces dames en avait amené trois ou quatre que des amis tenaient tout bridés devant les tribunes. Elle faisait à fond de train un ou deux tours de piste ; puis, dès qu’elle sentait son coursier un peu essoufflé, elle le changeait et recommençait avec un autre. C’est à la femme nouvellement mariée de notre shérif que le prix a été accordé. Mais cette décision du jury a, paraît-il, excité de grands mécontentements, les autres concurrentes soutenant qu’elle n’aurait pas dû prendre part au concours, attendu que depuis son mariage elle n’est plus une cow-girl. (She ain’t no more a regular cow-girl.) Les esprits sont même si montés qu’il y aura bien probablement des coups de revolver tirés avant que cette grave question soit définitivement enterrée. Il est possible cependant que tout se passe tranquillement, le mari de ladite amazone ayant la réputation de tirer lui-même remarquablement bien. En tout cas, je suis joliment content de n’avoir pas eu à donner mon avis !
Accompagné du fidèle François, j’ai quitté la bonne ville de Rapid-City le surlendemain de mon retour du 7-Z Ranch. Comme je voulais arriver à Fleur de Lis dans la journée, il m’a fallu prendre un train de marchandises (freight train), car il n’y en a pas d’autres dans la matinée. Le service n’est pas d’une régularité absolue : le départ annoncé pour huit heures n’a eu lieu qu’à onze. Ces trains sont toujours munis d’un wagon spécial nommé cabooze, qui sert de logement au conducteur et où il reçoit, moyennant finances, un certain nombre de voyageurs, si cela lui convient. J’avais pour compagnons deux ranchmen du Montana, arrivés hier après un voyage de huit à dix jours à travers la Prairie et dont l’un allait à Chicago pour se faire soigner d’une rupture du bras droit, résultat d’un combat corps à corps avec un grizzly (ours gris). Il paraît qu’il y en a encore beaucoup de leur côté. Le second m’annonce d’un air aimable qu’il ne faut pas que je compte arriver de bonne heure à Buffalo-Gap, attendu que six cents bœufs nous attendent à la première station, et qu’il faudra les charger avant d’aller plus loin. Effectivement, au bout d’une demi-heure, le train s’arrête à un endroit qui sera peut-être un jour une localité très importante, mais où, pour le moment, il n’y a qu’une seule et unique maisonnette en bois : celle du chef de gare. Partout, autour de nous, s’étend la Prairie : mais tout à côté de la station, il y a ce qu’on appelle, dans ce pays-ci, une chute… Cela se compose essentiellement d’un quai d’embarquement en bois, sur lequel débouchent deux rampes d’accès défendues par deux formidables barricades et espacées l’une de l’autre de la longueur d’un wagon américain (vingt-cinq mètres environ). Par leur autre extrémité, les rampes s’ouvrent sur un grand corral divisé en plusieurs petits compartiments. C’est au moyen de ces chutes qu’elles construisent sur un grand nombre de points, tout du long de leurs lignes, que les compagnies de chemins de fer du Far-West parviennent à suffire, avec un personnel étonnamment restreint, aux exigences du formidable trafic de bestiaux qui leur procure le plus clair de leurs recettes[12].
Les bœufs ont, paraît-il, quitté le ranch depuis une huitaine de jours. Ils sont en marche depuis ce temps-là et sont arrivés seulement la nuit dernière. On les garde dans la Prairie à quelques milles d’ici. Un cow-boy, placé en vedette pour attendre le train, est allé prévenir de notre arrivée. Au bout d’une demi-heure, nous voyons à l’horizon un gros nuage de poussière qui s’approche rapidement vers nous. Bientôt nous distinguons le troupeau, que des hommes à cheval maintiennent en une masse compacte qui s’avance au galop de notre côté. En tête marchent vingt-cinq ou trente chevaux qui servent de guides, et qui sont eux-mêmes précédés par un homme à cheval sur lequel ils règlent leurs mouvements. Au moment d’arriver près du corral, ils font tout à coup un changement de front avec un ensemble merveilleux et vont se ranger sur notre droite comme un escadron en bataille. En ne voyant plus leurs guides devant eux, les bœufs s’arrêtent net, se bousculant les uns les autres, à quelques mètres du corral. On ne voit plus qu’une masse confuse d’où s’échappent des beuglements désespérés. Alors commence une manœuvre extrêmement curieuse. Les cow-boys, les uns galopant autour de cette masse, les autres y pénétrant pour la guider, lui impriment un mouvement giratoire de plus en plus rapide ; puis, tout à coup, sept ou huit d’entre eux se forment en haie, et poussent dans le corral quelques-uns des bœufs qui sont au bord. Tous les suivent avec une docilité que n’eussent pas désavouée les moutons de Panurge, et en un clin d’œil il n’en reste plus un seul dehors.
Une fois les portes refermées, le plus fort de la besogne est fait. Les bœufs, entassés les uns sur les autres, poussés toujours en avant par les cavaliers qui les pressent, s’engouffrent dans les couloirs qui les conduisent aux wagons. Chaque car en tient vingt ou vingt et un tellement serrés les uns contre les autres, qu’il leur est impossible de faire le moindre mouvement. On charge deux cars à la fois ; aussi le train se trouve rempli en moins de deux heures.
Pendant que toutes ces manœuvres s’exécutent avec une précision très remarquable, je me fais donner par le ranchman des détails sur ses opérations. Lui aussi a cruellement souffert. À l’entrée de l’hiver, il avait trente-cinq mille animaux ; il ne lui en reste plus que neuf mille tout au plus. Le voyage d’ici à Chicago dure cinq jours. On décharge deux fois les animaux en route, pour leur donner à boire et à manger. Malgré cela, ils souffrent, car ils perdent une centaine de livres de leur poids. C’est ce qu’on appelle le shrinkage. C’était pour éviter cette perte que notre compatriote M. de M… avait eu l’idée d’établir des abattoirs dans la Prairie, aux stations d’embarquement. D’une part, chaque animal lui fournissait cent livres de plus de viande ; de l’autre, un car, qui transporte vingt bêtes vivantes, suffit à en transporter cinquante ou soixante abattues. L’idée était donc excellente. Malheureusement, il n’a pas voulu se contenter de faire de l’industrie, il a voulu spéculer. Croyant que la viande allait augmenter de prix, il a acheté à différents spéculateurs un nombre colossal de bœufs. On parle de sept ou huit cent mille animaux, livrables de mois en mois, pendant cinq ans. Comme la viande a, au contraire, baissé de moitié, il se trouvait, dans les derniers temps, obligé de payer 50 ou 60 dollars des bœufs que ses fournisseurs achetaient 28 ou 30, et dont il ne trouvait l’écoulement qu’en réalisant sur chacun d’eux une perte d’une douzaine de dollars. Aussi sa liquidation a-t-elle été désastreuse ; mais ce qui prouve que son idée était bonne, c’est que beaucoup de gens commencent à l’appliquer et y trouvent de gros profits.
Avec les prix actuels et même sans tenir compte de la mortalité, les pauvres ranchmen gagnent à peine de quoi couvrir leurs frais. D’ici à Chicago, la compagnie leur fait payer le car 89 dol. 50. Il y a environ mille milles. Cela fait donc à peu près 4 dol. 80 ou 24 francs par tête. La nourriture, pendant le trajet, leur coûte 2 fr. 50 ; le débarquement et la nourriture à Chicago, 1 fr. 25 ; la commission du facteur, 2 fr. 50 ; total environ, 30 francs. Un bœuf qui pèse en moyenne onze cents livres au départ n’en pèse plus à l’arrivée que mille et vaut 170 francs. Il ne reste donc pour le ranchman que 140 francs par bœuf vendu. Il y a deux ans, il avait au moins 100 francs de plus.
La vie du ranch a repris son cours ordinaire qu’avaient interrompu le voyage à Rapid-City et la visite aux domaines du seigneur Puce dans les cheveux. Chaque matin, François entre dans ma chambre vers six heures. À sept, tout le monde se retrouve dans la salle à manger. Le déjeuner est solide. Il se compose invariablement de viande froide, de thé ou de café, et de cakes. Ceci est un hommage aux usages du pays, car un ranchman ou un cow-boy se croirait perdu s’il n’avait pas tous les matins son cake. C’est une sorte de crêpe extrêmement épaisse. On en prend deux, on les recouvre de beurre, on les réunit comme un sandwich, puis on arrose le tout d’une sorte de sirop brun fourni par la sève de l’érable à sucre (maple sirup). C’est un peu un pavé qu’on se met dans l’estomac ; mais je dois déclarer que c’est très bon, et l’on peut m’en croire, car je ne suis pas suspect d’avoir une admiration exagérée pour la cuisine américaine.
Après déjeuner, tout le monde monte à cheval. On fait en ce moment l’inventaire. Les herders, partis dès la pointe du jour, sont allés remettre le troupeau dont on veut s’occuper. Cette expression de vénerie me vient tout naturellement à l’esprit, car tout se passe comme à la chasse. Les cow-boys ne font pas le bois, parce qu’il n’y a pas de forêt ; mais ils prennent généralement connaissance des animaux au moment où ils viennent boire. Ils les suivent à distance, de manière à ne pas les inquiéter ; puis, quand ils les voient s’arrêter, ils viennent au rapport à quelque endroit convenu d’avance où nous les retrouvons. Ils nous conduisent alors sur le sommet d’une colline d’où nous voyons les juments broutant tranquillement, entourées de leurs poulains et de leurs yearlings, car les yearlings restent toujours avec la mère jusqu’à ce qu’ils aient deux ans, et ils continuent même à la téter tant qu’elle n’a pas un nouveau poulain. Je crois que, si cela était possible, il faudrait tâcher de les séparer de leur mère au commencement du second hiver, car cet allaitement prolongé fatigue la jument sans grand profit pour le poulain.
Nos bandes de juments, qui ne sont pas surveillées par un étalon, comme celles du colonel Log, sont assez irrégulières comme nombre. Il y a des juments d’humeur morose, qui se tiennent en petits groupes de sept ou de huit : mais c’est l’exception. D’ordinaire, elles se réunissent au nombre de soixante ou de quatre-vingts. Un bon herder doit savoir les compter vite et sans se tromper. C’est un talent assez difficile à acquérir, car il faut aussi, quand il en manque, savoir tout de suite quelle est celle qui manque, et ce n’est pas une petite affaire quand un herder en a cinq ou six cents à surveiller. Il faut, d’ailleurs, autant que possible, faire ce récolement d’assez loin, car on doit éviter avant tout de troubler les animaux. Les juments aiment avant tout leur indépendance. Quand l’une d’elles quitte le ranch, elle ne se sauve, presque toujours, que parce qu’elle se sent surveillée. Certaines bandes sont très apprivoisées et se laissent approcher même par des hommes à pied. Mais ceci a un très grave inconvénient : cela facilite singulièrement les opérations des personnes peu délicates qui seraient tentées de prendre des chevaux de ranch, sinon pour les voler, du moins pour s’en servir. Un ranchman de ma connaissance s’était avisé d’acheter à Omaha une centaine de juments réformées par les compagnies de tramways, comme boiteuses. Il les avait eues à très bon marché et croyait avoir fait une affaire superbe. Il ne tarda pas à changer d’avis. D’abord ses juments, qui avaient longtemps mangé de l’avoine, étaient très mauvaises poulinières ; ensuite elles étaient si bien apprivoisées, que tous ses voisins s’empressaient de les prendre quand ils avaient des charrois ou des labours à faire, et ne les relâchaient que quand elles étaient fourbues.
Je disais tout à l’heure que les juments nourries à l’avoine pendant longtemps étaient d’ordinaire des poulinières peu fécondes. Cela est bien connu en France. Mais c’est en voyant ce qui se passe dans ce pays-ci qu’on peut constater combien le système de stabulation et la nourriture que nous donnons à nos juments ont une influence fâcheuse sur la production. Dans nos fermes du Perche, on considère comme très bonne une moyenne de cinquante naissances sur cent juments. Ici, avec des juments vivant tout à fait en liberté et ne mangeant jamais d’avoine, on arrive assez souvent à 70, 80 ou même 90 pour 100. Un de nos voisins, l’Anglo-American Company, a même atteint, l’année dernière, le chiffre de 97 pour 100 : chiffre qui a été trouvé très élevé, mais qui, cependant, avait déjà été atteint ailleurs.
Mais pour obtenir ces grosses moyennes, il faut opérer avec des animaux parfaitement acclimatés. La plupart de nos bandes sont venues, l’année dernière, de l’Orégon. Aussi n’avons-nous, cette année, que 50 pour 100 de naissances, et tout le monde nous dit que nous devons nous estimer heureux d’en avoir autant. Il faut un an pour acclimater une bande. Et cette observation s’applique d’une manière absolue aux juments percheronnes importées. Il n’y en a pas plus de 8 ou 10 pour 100 qui donnent un poulain la première année de leur importation. Chose bien curieuse, le même phénomène se remarque, bien qu’à un degré moindre, chez les étalons, pour les clydesdales comme pour les percherons.
C’est à cause de cela que beaucoup de gens préfèrent importer des chevaux très jeunes, qu’on ne met en service qu’au bout d’un an, quand ils ont pris tout leur développement et qu’ils sont acclimatés. Il y a quelques années, un importateur bien connu a voulu encore enchérir sur cette idée. Il a embarqué au Havre cent malheureux poulains de trois mois, qui n’étaient, par conséquent, même pas sevrés. On les nourrissait à bord avec du lait conservé et de l’eau blanche. Ce qu’il y a de curieux dans cette affaire, c’est qu’il n’y eut aucune perte pendant la traversée ; mais seize moururent dans les huit jours qui suivirent le débarquement, et les autres ont fort mal réussi. Je ne crois pas qu’il soit bien sage d’importer des chevaux ayant moins de deux ans, non pas tant au point de vue des pertes qu’on s’expose à subir que parce qu’ils ne prennent pas en Amérique le développement qu’ils auraient pris en restant un ou deux ans de plus aux vieux pays, comme on dit ici.
Il faut ajouter que, loin d’être très considérables, ces pertes sont, en définitive, assez minimes, et trop souvent elles sont occasionnées par le manque de soins. Il y a évidemment des traversées malheureuses, mais il y a aussi des gardiens négligents. La moyenne des pertes en mer, à moins de tempête, ne devrait pas dépasser 2 1/2 ou 3 pour 100. M. Dunham, le grand importateur, me racontait qu’il lui était arrivé d’amener six cent trente chevaux de suite sans en perdre un seul. Quand la traversée n’a pas été trop rude, n’a pas duré plus de douze ou quinze jours, et que les chevaux ont été bien soignés à bord, ils arrivent en excellent état, sans même avoir les jambes engorgées. On a seulement à constater quelques capelets sans importance, qui disparaissent rapidement. Ils souffrent, en général, bien plus des cinq ou six journées qu’il leur faut passer en chemin de fer pour gagner Chicago, à cause du mauvais état de la voie et des trépidations
Il est généralement près d’une heure quand nous rentrons pour déjeuner ; je passe l’après-midi dans ma chambre à écrire, ou bien, prenant un fusil, je descends le creek en tirant les lapins, les lièvres et les rares poules de prairie que mon chien arrête. Ces chasses ne sont du reste pas bien heureuses. Cependant, l’autre jour, il s’est produit un incident assez original.
Je venais de sortir, quand tout à coup, à cinquante pas à peine de la maison, mon chien tombe en arrêt devant une toute petite touffe d’herbe. Assez étonné, je m’approche et aperçois un superbe serpent à sonnettes que mon chien avait évidemment surpris au moment où il faisait sa sieste. Il était encore enroulé sur lui-même, mais relevait déjà la tête d’un air peu rassurant. Heureusement, le chien était à bonne distance ; il n’y avait donc pas péril en la demeure. J’eus l’idée de m’offrir une petite chasse à courre. Tout près de là, au coin du jardin, se trouvait l’appartement des cochons, comme on dit en Normandie. Le ranch en possède un ménage. Ils ont même des noms empruntés à la politique contemporaine. Le personnel du ranch est jeune, et la jeunesse est passionnée ! Comme je n’ai malheureusement plus la même belle excuse, je les appellerai, c’est des cochons que je parle, Marat et Théroigne de Méricourt.
J’allai ouvrir la porte de leur logis. Marat, qui était occupé à grignoter un gros épi de maïs, mit immédiatement le nez dehors, grogna deux ou trois fois d’un air de satisfaction, sortit en trottinant et puis se mit à explorer les environs. Théroigne ne tarda pas à le suivre, accompagnée de sa petite famille qui folâtrait autour d’elle. Je les poussai devant moi dans la direction du serpent. Il avait déjà détalé, mais en arrivant près de la touffe d’herbe qui lui avait servi d’abri, Marat s’arrêta tout à coup en ronflant d’un air de vif intérêt. Il donna quelques vigoureux coups de boutoir dans le sol, comme pour bien s’assurer de la nature des émanations qui venaient titiller ses nerfs olfactifs, puis, poussant deux ou trois grognements brefs, il se mit en chasse, le nez à terre comme un chien qui suit une voie. Il avait rencontré celle du serpent à sonnettes.
Théroigne s’était arrêtée, suivant de l’œil son conjoint. Quand elle le vit repartir, elle s’avança lentement comme pour se rendre compte de ce qui se passait. Elle aussi, du premier coup, comprit manifestement ce dont il s’agissait, car, poussant une exclamation joyeuse qui correspondait clairement à la fanfare du bien-aller, elle prit chasse à son tour.
J’avais suivi toute cette scène, qui m’intéressait vivement. Du reste, si j’avais eu un cor de chasse, j’aurais pu sonner la vue, car, à cinquante ou soixante pas devant la meute, je voyais distinctement briller au soleil, par moments, le long corps gris d’argent de la bête de chasse, qui filait entre les pierres, à la recherche probablement d’un trou protecteur. L’animal se rendait évidemment compte de la gravité de la situation, car de temps en temps il levait la tête pour regarder derrière lui d’un air inquiet, et il n’avait pas tort, car nous gagnions rapidement du terrain sur lui.
Quand nous fûmes tout près, le serpent vit bien qu’il ne fallait plus essayer de fuir. Il fit tête tout de suite à la meute. Dressé d’au moins vingt ou vingt-cinq centimètres, sifflant avec fureur et agitant ses grelots, il attendait bravement l’attaque, la gueule largement ouverte. Marat, de son côté, s’était arrêté brusquement, le corps replié en arrière, tous les poils de son dos hérissés : son petit œil lançait des flammes. Derrière lui, la truie immobile également, ses petits entre les jambes, grognait sourdement comme pour l’encourager.
Ce ne fut pas long. Tout à coup, Marat bondit en avant : ses deux pieds retombèrent sur le corps du serpent, qui tomba les reins brisés. Je crois qu’il avait eu le temps de mordre son adversaire au col, mais le venin se fige dans la graisse des cochons et ne produit aucun effet.
La minute d’après, toute la petite famille était attablée ; je suis fâché d’être obligé de dire que, dans l’ivresse de son triomphe, Marat paraissait disposé à tout garder pour lui. Mais Théroigne, bonne mère, se chargea de le ramener bien vite à de meilleurs sentiments. Elle commença par bourrer ce père dénaturé deux ou trois fois, puis elle s’adjugea une bonne moitié du serpent, en découpa quelques tronçons qu’elle distribua à ses petits, et commença à manger elle-même avec le plus bel appétit. Au bout de cinq minutes, il n’en restait rien.
C’est aussi dans l’après-midi que les deux gars normands s’occupent un peu du jardin, sous l’œil bienveillant des cow-boys, qui jamais ne s’aviseraient de les aider. Je suis toujours stupéfait quand je vois tout ce qui sort de ce malheureux jardin à peine soigné, dans lequel on ne met jamais de fumier, et qu’on s’est contenté de labourer deux fois, au printemps, avec une charrue. Il y pousse des choux, des potirons et des carottes à ne savoir qu’en faire. Nous mangeons tous les jours des melons excellents. Les navets qu’on en tire font l’admiration de François. Il m’en a apporté quelques-uns l’autre jour qui pesaient plus de deux livres. Mais ce qui me semble phénoménal, c’est le rendement des pommes de terre. L’année dernière, Raymond avait trouvé, dans un journal, l’annonce d’un jardinier de New-York qui proposait à tous les amateurs de leur envoyer, à titre d’expérience, deux livres d’une variété nouvelle d’Early-Rose dont il disait merveille. On lui en a demandé. Les deux pommes de terre qu’il a envoyées ont fourni cinquante-quatre œils : ils ont été plantés au printemps dernier dans un coin du jardin. On a fait la récolte hier, et j’ai eu la curiosité de faire peser devant moi ce qu’on a retiré des trous. Ces deux livres de graines ont donné deux cent sept livres de pommes de terre, dont plusieurs pesaient plus de deux livres : cela fait donc un rendement de cent pour un ; tandis que, chez nous, un rendement de quinze ou vingt pour un est considéré comme satisfaisant. J’ajoute que ces pommes de terre sont excellentes. J’en ai fait mettre de côté quelques-unes que je ferai planter en Normandie l’année prochaine ; mais je doute qu’elles donnent d’aussi bons résultats[13].
Nous avons quelquefois des visites. L’autre jour, je prenais le frais devant la maison, quand j’ai vu arriver un brave homme dans une voiture. C’était un Allemand, petit fermier établi à vingt ou vingt-cinq kilomètres d’ici. Il avait tué un bœuf et venait nous proposer de lui en prendre un quartier. Quand M… a eu réglé avec lui cette importante question, je lui ai demandé son histoire. Il m’a conté qu’il avait commencé par être commis dans un magasin de nouveautés, à Düsseldorf, et qu’un beau jour, ayant eu une discussion avec son patron, il s’était avisé d’émigrer. Il a d’abord cherché à faire fortune dans les grandes villes de l’Est. Il n’a abouti qu’à une misère noire. Alors il est venu faire de l’agriculture ici ; mais il n’est pas encore bien satisfait des résultats obtenus et songe à faire autre chose. Je ne sais plus à propos de quoi je suis amené à lui demander de quelle religion il est. Sa réponse m’a paru typique :
— Dans ma jeunesse, j’ai été luthérien. Mais maintenant je suis athée !
Je me hâte d’ajouter que tous nos voisins ne lui ressemblent pas. L’année dernière, je vois un beau jour deux cavaliers armés jusqu’aux dents s’arrêter à la porte. L’un d’eux, un homme superbe, de six pieds de haut, arrive à moi :
— Vous êtes le baron de Grancey, me dit-il.
— Pour vous servir !
— Vous êtes catholique ?
— J’ai cet avantage.
— Très bien voici ce qui nous amène. Je m’appelle Ignace Bellemare. Je suis Canadien ; mon compagnon est Irlandais d’origine. Il s’appelle John Walsh. Nous sommes tous les deux fermiers à une vingtaine de milles d’ici. Nous sommes établis déjà depuis plusieurs années. Nous n’avons pas à nous plaindre. Nos fermes sont très bonnes, la mienne notamment ; je ne la donnerais pas pour 10 000 dollars ! Mais, tous les deux, nous avons des enfants. Walsh en a neuf et moi sept. Les voilà qui grandissent, et nous ne trouvons dans ce pays aucun secours religieux. J’aimerais mieux les voir morts qu’hérétiques (textuel). Nous avons écrit à l’évêque, qui nous a répondu que, si nous parvenions à construire une chapelle et à assurer l’entretien d’un prêtre, il nous en enverrait un à Custer. Alors nous nous sommes mis à courir le pays pour chercher tous les catholiques qui s’y trouvent et leur demander des souscriptions. Voilà déjà quinze jours que nous sommes en route. Vous êtes ici bien loin de Custer, mais cependant j’espère que vous nous aiderez ! Si nous ne venons pas à bout de réunir la somme nécessaire, nous sommes décidés à quitter le pays !
Et il me tendit la liste de souscription. Lui et Walsh s’étaient inscrits en tête pour 100 dollars chacun, qu’ils s’engageaient à payer chaque année !
Après m’être inscrit à mon tour, j’ai gardé ces deux braves gens à dîner. Justement, on venait d’inaugurer la maison d’habitation et l’on devait pendre la crémaillère quelques jours plus tard. Raymond A… m’avait annoncé que, pour célébrer cet événement, il comptait organiser un bal ! Je priai mes convives de nous amener leurs filles. Et, au jour dit, nous vîmes arriver une cavalcade composée du père Walsh et de ses quatre filles. En les voyant sauter en bas de leurs chevaux, bêtes et gens ruisselants de sueur, je me disais qu’il fallait avoir bien envie de danser pour accepter notre invitation. Il était à peu près huit heures quand mesdemoiselles Walsh ont fait leur apparition : elles venaient de faire une quarantaine de kilomètres : elles ont dansé toute la nuit ; et, le lendemain, à sept heures du matin, elles sellaient elles-mêmes leurs chevaux et repartaient pour retourner chez elles.
La pendaison de crémaillère de Fleur de Lis a, du reste, de l’avis général, été le grand succès de la saison. Le beau sexe était brillamment représenté. Il y avait quatorze danseuses. D’abord, la belle Laura, la servante de l’auberge de Buffalo-Gap : elle était venue accompagnée de son oncle Thompson, l’éditeur en chef du Buffalo-Gap News, qui publia le lendemain un premier-Buffalo de trois colonnes uniquement consacré à la fête. Cette littérature fut même l’origine d’une brouille grave entre lui et Raymond. Quelques semaines plus tard, après mon départ, Thompson vint lui réclamer 40 dollars pour prix de cet article, que personne ne lui avait demandé. Raymond refusa naturellement de payer. Mais il eut tort : car il venait justement de changer son épicier. Or l’ancien était précisément juge ; Thompson le cita à comparaître devant cet honorable magistrat, qui se fit un véritable plaisir de se venger d’une pratique récalcitrante, en le condamnant à payer les frais et le principal.
Outre la belle Laura, il y avait d’abord les quatre filles de notre ami Walsh, puis cinq ou six femmes de fermiers et une ou deux cow-girls venues des ranchs du voisinage. En fait de danseurs, il y avait vingt ou vingt-cinq cow-boys dont Raymond avait, pour plus de sûreté, consigné les revolvers au vestiaire. L’orchestre était également composé de trois cow-boys, dont l’un jouait même remarquablement bien du violon ; un autre avait une flûte, et le troisième, un instrument dont je ne sais pas le nom, mais dont il tirait des sons bien extraordinaires.
J’ai vu quelquefois dans des colonies françaises des fêtes dont le personnel était composé d’éléments analogues. On y donnait du vin et de la bière à discrétion : il y avait bien quelquefois, très rarement, à la fin de la soirée, un ou deux des invités qui n’étaient plus très solides sur leurs jambes, mais jamais on ne se battait ; ici, le premier mot des ranchmen qui arrivent, c’est : « Surtout ne donnez pas une goutte de bière ou de whiskey, ou, sans cela, il y aura mort d’hommes » ; et tous les revolvers sont mis sous clef. Il est certain que chez ces gens-ci il y a une brutalité innée dont nous ne trouvons pas de trace chez nous. Mais, sous d’autres rapports, il faut convenir que la comparaison n’est pas à notre avantage. Que serait chez nous le personnel féminin d’une fête du genre de celle dont je viens de parler ? Et de quelle nature seraient les danses qu’on y danserait ? Je réponds à cette double question par une ligne de points.
Ici, ces filles d’auberge et même ces cow-girls ont, je le crois, quelque extraordinaire que cela puisse paraître, une conduite habituellement régulière. En tout cas, leur tenue est irréprochable. Quant à leur chorégraphie, je suis tombé de mon haut en voyant en quoi elle consiste ! Tout ce monde s’est mis à danser une sorte de menuet très compliqué, et comportant une foule de saluts des plus cérémonieux dont cow-girls et cow-boys s’acquittaient avec un air de conviction admirable. L’un des exécutants, un bull whacker, transformé pour la circonstance en maître de cérémonies, en réglait toutes les figures, les annonçant à haute voix comme le font chez nous les ménétriers de village. Ce sont bien probablement les trappeurs canadiens qui ont introduit ces usages dans ce pays-ci. En tout cas, je ne m’attendais guère à retrouver dans la Grande Prairie du Dakota le menuet oublié chez nous.
Au fond, cependant, cela est moins étonnant que cela n’en a l’air. Ce qui constitue un divertissement pour l’homme, c’est bien moins de faire une chose amusante en soi que de faire, une fois par hasard, une chose toute différente de celles qu’il fait habituellement. Quand un régiment passe dans la rue de Rivoli, tous les enfants qui sont dans les Tuileries quittent leur bonne pour courir après la musique, et, si on les laissait faire, tous les soldats, sapeurs en tête, quitteraient la musique pour aller tenir compagnie aux bonnes ! Plus une société est frivole, et plus ses divertissements sont sérieux. Réciproquement, plus elle est travailleuse, et plus ils doivent être grossiers. Les seigneurs de la cour de Louis XIV, pour lesquels les questions d’étiquette étaient les grosses affaires de la vie, prenaient un plaisir extrême à entendre cinq actes de Racine. De nos jours, un ingénieur qui a fait du calcul intégral pendant toute la matinée se repose en allant entendre la chanson du Bi du bout du banc. Je me suis laissé dire que l’illustre Chicard, auquel nous devons, paraît-il, le cancan moderne, était maître des cérémonies dans l’administration des Pompes funèbres : quand il avait passé sa journée à marcher en tête de deux ou trois convois avec l’air digne et navré que lui imposaient ses fonctions, il ne pouvait remettre ses nerfs en équilibre qu’à la condition de consacrer sa nuit à l’exécution de cavaliers seuls dont les municipaux parvenaient à grand’peine à contenir la folle exubérance dans de justes limites ; inversement, un cow-boy qui passe sa vie le revolver à la main et qui ne salue jamais personne trouve extraordinairement amusant d’être poli une fois par hasard.
Cette année, nous n’avons pas eu de bal. Il ne faut pas abuser des meilleures choses ! Nous n’avons cependant pas été complètement privés de relations mondaines. Un instant, nous avons espéré la visite des officiers du fort Meade. Ils n’ont pas pu venir, et nous l’avons vivement regretté, car les officiers de l’armée régulière sont, en général, parfaitement bien élevés. Il est même très curieux de voir combien, pour le recrutement de leurs officiers, les Américains ont conservé les traditions aristocratiques des armées de l’ancien régime. Dans une de ses lettres au Congrès, Washington disait : « Je veux avant tout que mes officiers soient des gentlemen. » Encore maintenant, on cherche à arriver à ce résultat. Ce n’est pas par le concours qu’on entre à West-Point, le Saint-Cyr américain. Dans chaque promotion, il doit y avoir un élève de chaque État, qui ne peut être admis que s’il justifie de la recommandation des deux sénateurs dudit État. Il passe alors un examen d’aptitude. S’il est reconnu insuffisant, il est renvoyé, et les sénateurs en présentent un autre.
Pour la marine, je ne crois pas qu’on observe les mêmes règles, ce qui n’empêche pas du reste les officiers d’être également fort bien. Cependant les relations qu’ont avec eux leurs camarades des marines européennes ne sont généralement pas très cordiales. J’ai toujours cru qu’une des principales raisons de cette froideur est une particularité de leur organisation. Chez nous, quand un navire entre en armement, les officiers sont désignés par le ministre et l’équipage est fourni par les réserves de matelots qu’on entretient dans les ports. Il n’en est pas de même en Amérique, où les hommes et même, je crois, la maistrance ne sont engagés que pour une campagne. Il en résulte que ce sont les officiers qui sont chargés de former leur équipage. Ils n’entrent même en solde que lorsqu’un commissaire aux revues a constaté que l’équipage était au complet. Or, malgré les tarifs élevés de la solde, ce recrutement est assez difficile en Amérique, car la population maritime de ce pays, qui n’a jamais été très nombreuse, diminue tous les jours. Les officiers prennent donc à peu près tout ce qu’ils trouvent, sans trop s’inquiéter de la moralité ni des aptitudes des hommes qu’ils engagent. Aussi, à leur première relâche, s’empressent-ils de chercher à se débarrasser de tous ceux dont ils ne sont pas contents, pour les remplacer par des matelots étrangers. Du reste, les places ne manquent pas, car une bonne partie de leurs hommes désertent à la première occasion, et ce sont presque toujours des déserteurs des marines étrangères qui embarquent en leur lieu et place. Les officiers américains arrivent, de la sorte, à se procurer des équipages superbes aux dépens de leurs voisins, qui, naturellement, ne sont pas très satisfaits de se voir enlever leurs meilleurs hommes. Cette manière de faire semble même si naturelle aux gens de ce pays, qu’il y a quelques années, un membre du Congrès ayant proposé de créer aux États-Unis une école de canonniers, il lui fut répondu que cette dépense serait bien inutile tant que les Écoles françaises et anglaises fourniraient tous les hommes dont la marine américaine pourrait avoir besoin. Je ne garantis pas la vérité de cette anecdote, bien que je la tienne d’une source que je crois autorisée ; mais elle n’a rien d’improbable.
L’armée se recrute par des procédés analogues. Des compagnies entières sont formées de déserteurs allemands ou même français. Les soldes des simples soldats sont de 100 à 150 francs par mois ; aussi, bien que la discipline soit très sévère, il s’en présente autant qu’on en veut, ce qui n’a, du reste, rien de bien extraordinaire, l’effectif de l’armée n’étant que de vingt-trois mille hommes environ.
Ce mode de recrutement fournit de très belles troupes et des hommes superbes. Seulement ils désertent avec une facilité désolante. L’année dernière, je revenais un jour de Deadwood à Rapid-City ; j’étais accompagné de Raymond A… et de deux ou trois autres personnes. Nous devions passer par le fort Meade pour y faire une visite au colonel commandant la garnison, pour lequel j’avais une lettre de recommandation du général Sherman, qui était alors le commandant en chef de l’armée. Nous n’étions plus qu’à sept ou huit milles du fort, lorsqu’au sortir d’un ravin, nous nous trouvâmes tout à coup en présence d’un piquet de cavalerie qui observait la campagne, embusqué dans un petit taillis. Les hommes avaient vraiment très bon air avec leurs grandes bottes à l’écuyère bien cirées, leurs gants à la Crispin et leurs buffleteries admirablement astiquées. On était tout surpris de rencontrer des soldats si bien tenus au beau milieu des montagnes Rocheuses. Quand il eut reconnu à qui il avait affaire, l’officier qui les commandait m’avoua qu’il était à la recherche d’une bande de soixante-cinq déserteurs qui avaient quitté le fort la nuit précédente, avec armes et bagages. Le cas était grave, car l’effectif de la garnison n’atteint pas cinq cents hommes. Nous prîmes congé de lui, en lui souhaitant de réussir dans ses recherches, mais nous crûmes devoir renoncer à notre visite, pensant qu’après une pareille aventure le colonel devait être d’une humeur massacrante.
Je ne sais pas quelles suites a eues l’affaire, mais je serais bien surpris qu’un seul des déserteurs eût été repris. Dans tous les pays du monde, le propre des démocraties est une haine instinctive des armées régulières. Les habitants du Far-West sont très loin de faire exception à cette règle. Le gouvernement leur donne des soldats pour les protéger contre les Indiens ; et les cow-boys comme les mineurs détestent ces soldats, et ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils peuvent en faire déserter quelques-uns. Aussi, pour employer l’expression consacrée en France, les relations entre la troupe et l’habitant sont exécrables. On entend constamment parler de bagarres survenues entre eux : bagarres qui dégénèrent quelquefois en véritables batailles. Il y en a eu une notamment l’année dernière, dont j’ai lu le récit dans les journaux, récit que je veux consigner ici, parce qu’il me semble curieux.
Un prospecteur avait découvert une mine d’or dans un vallon désert nommé Bloody-Gulch, à vingt ou vingt-cinq milles d’un fort. Notez bien que je ne dis pas que ce fort fût le fort Meade. Il s’empressa naturellement de vendre sa trouvaille à une compagnie qui se mit aussitôt à l’exploiter. Les travaux furent poussés activement. Au bout de quelques semaines, il s’était formé à Bloody-Gulch ce qu’on appelle un mining-camp, c’est-à-dire une agglomération de baraques en bois et de tentes, où logeaient les cent ou cent cinquante mineurs qu’employait la compagnie. Un médecin y était venu chercher fortune. Il y avait aussi, naturellement, un bar que tenait une femme. Elle y vendait aux plus justes prix les différentes boissons chères aux Américains. On raconte qu’elle y vendait encore bien autre chose.
Un beau jour que le camp était désert, car c’était l’heure du travail, et tous les hommes étaient dans la mine, un soldat du fort qui flânait dans les environs entra dans le bar. Que venait-il y chercher ? C’est ce que l’histoire ne dit pas. Toujours est-il qu’une discussion ne tarda pas à s’élever entre lui et la dame du comptoir discussion au cours de laquelle ce militaire peu galant se mit tout à coup à donner une épouvantable volée de coups de bâton à la dame en question.
Celle-ci commença par pousser quelques hurlements pour appeler au secours ; mais, voyant que personne ne venait, elle prit le parti de s’évanouir. Cependant ses cris avaient été entendus par le médecin, qui probablement cueillait des simples dans la montagne. Il vint voir ce dont il s’agissait et crut devoir adresser quelques observations au soldat : mais celui-ci, qui paraît décidément avoir été doué d’un bien mauvais caractère, lui envoya deux balles de revolver à travers le corps ; puis il enfourcha son cheval, qu’il avait laissé à la porte, et reprit tranquillement le chemin du fort.
Quelques instants après ces événements, les mineurs sortaient de la mine. Leur première visite fut naturellement pour le bar. Ils y trouvèrent le médecin fort mal en point. Il put cependant leur raconter ce qui s’était passé. Quant à la femme, elle allait déjà un peu mieux. Une douzaine d’hommes bien armés montèrent aussitôt à cheval et partirent à la poursuite du soldat, qu’ils ramenèrent au bout de quelques heures, solidement ficelé sur sa selle. On l’enferma dans un magasin, puis, tout en buvant, on discuta sur ce qu’il y avait lieu de faire de lui. Quelques-uns étaient d’avis de le remettre au shérif. Mais on objecta que cette manière de procéder était bien longue et ne donnerait probablement pas des résultats satisfaisants. Il parut plus simple de nommer immédiatement un comité de vigilance dont les membres allèrent chercher le soldat et le pendirent, sans autre forme de procès, à la maîtresse branche d’un gros pin qui poussait devant la porte d’une petite chapelle catholique que les mineurs, Irlandais pour la plupart, avaient construite près de la mine.
Une fois l’opération terminée à la satisfaction générale, on retourna dans le bar pour y célébrer cet heureux événement par de nouvelles libations. Puis, les têtes s’échauffant, plusieurs orateurs prirent la parole. L’un d’eux, après avoir félicité le comité de la mesure énergique qu’il venait de prendre, fit remarquer que les citoyens de Bloody-Gulch espéraient bien qu’on n’en resterait pas là. Il y avait dans le camp deux ou trois brebis galeuses ; il était impossible de se le dissimuler. Pourquoi ne pas profiter des bonnes dispositions dans lesquelles on se trouvait, pour les envoyer rejoindre le soldat ?
Cette motion fut accueillie tout d’abord avec faveur. Néanmoins un ou deux des assistants crurent devoir soulever quelques objections. Assurément les individus en question n’étaient pas à leur place dans une réunion d’hommes aussi distingués. Cependant, s’ils étaient véhémentement soupçonnés de divers méfaits, on n’avait pas contre eux de preuves absolument certaines : c’étaient donc plutôt des suspects que des criminels ; il serait peut-être un peu vif de les pendre tout de suite.
Ces paroles sages et modérées firent une grande impression. Justement l’un des individus dont il s’agissait passait devant la porte du bar. On l’appela et on lui signifia qu’il lui était donné un quart d’heure pour sortir du camp, et que, s’il y reparaissait jamais, il serait pendu sans rémission. Il accueillit cette communication avec beaucoup de philosophie, tout en regrettant que l’état de ses finances lui rendît pour le moment très pénible un déplacement. Les assistants étaient de bonne humeur. On ouvrit aussitôt une souscription. Elle produisit 25 dollars, qui lui furent remis à titre d’indemnité de route. Ceci aplanit si bien les difficultés, que le personnage en question, montant sur un tonneau, commença un speech que les journaux ont reproduit religieusement.
Il ne se dissimulait pas que sa conduite avait parfois été un peu répréhensible. Aussi, sentant le tort que sa présence occasionnait à la bonne renommée du camp, il avait depuis longtemps formé le dessein d’aller chercher fortune ailleurs. L’honorable assistance venait de lui en fournir les moyens. Il ne pouvait que lui en être très reconnaissant, et, pour bien témoigner qu’il ne conserverait aucun mauvais vouloir envers les gentlemen qui en faisaient partie, il leur offrait à tous une tournée !
Ce petit discours fut généralement trouvé de très bon goût. On, en apprécia surtout très fort la péroraison. On but donc à la santé et aux frais de l’orateur. Puis, comme une politesse en vaut une autre, plusieurs des personnes présentes offrirent à leur tour des drinks variés. Chacun en avait déjà avalé cinq ou six, quand l’un des assistants, qui avait une montre, fit remarquer qu’il ne restait plus que deux minutes avant l’heure de l’expulsion. Tout le monde sortit donc bras dessus bras dessous, pour reconduire le voyageur jusqu’aux limites du camp. Là on lui souhaita toute espèce de prospérités ; on lui souhaita surtout de ne pas revenir, et puis chacun regagna son lit.
Quelques jours se passèrent : à peine deux ou trois querelles avaient-elles amené des coups de revolver sans importance et qui n’avaient pas troublé sérieusement la sérénité des habitants de Bloody-Gulch ; chaque soir, cette tranquillité admirable servait de thème aux conversations des buveurs réunis dans le bar. Le pendu se balançait toujours aux souffles de la brise printanière, n’effrayant même plus les écureuils qui venaient grignoter des pommes de pin jusque sur ses épaules. La victime était elle-même presque remise de ses émotions. Quant aux coups qu’elle avait reçus, il n’en restait pour ainsi dire plus de traces, les taches noires qui déshonoraient ses contours satinés ayant successivement passé du noir au bleu foncé, du bleu foncé au jaune strié de rouge, et du jaune strié de rouge au vert pâle, qui est, comme chacun sait, le ton final de ces affections polychromes. Il semblait donc que tout fût terminé, et les membres du comité de vigilance de Bloody-Gulch savouraient paisiblement les joies d’une popularité qui se manifestait à eux par des offres de bosom-caressers, de gumticklers et d’autres boissons variées et si nombreuses, que chaque soir il fallait les porter dans leur lit, lorsqu’un beau jour cette félicité générale fut troublée par un événement imprévu.
La cloche de la mine venait d’annoncer la cessation du travail. Les hommes, remontant du puits, se disposaient à rentrer chez eux : quelques-uns étaient déjà sortis, lorsque tout à coup on entendit une fusillade épouvantable. Deux ou trois ouvriers tombèrent, les autres commencèrent par se barricader à l’intérieur de l’usine, puis on chercha à se rendre compte de la situation.
Elle n’était pas brillante. Une trentaine de soldats s’étaient échappés du fort après avoir juré de venger leur camarade. Arrivés sans être signalés, ils s’étaient embusqués dans le bar et, sans crier : Gare ! avaient tiré sur les premiers ouvriers qu’ils avaient vus. Heureusement, ceux qui restaient dans l’usine avaient des revolvers. Ils purent même se procurer quelques fusils. Pendant une demi-heure, on se fusilla à cent pas de distance sans se faire grand mal, les deux partis restant soigneusement à l’abri. On commençait à se demander comment cela finirait, quand l’ingénieur de la mine accourut effaré : il fit signe qu’il voulait parler. Le feu cessa aussitôt. Des délégués vinrent même s’aboucher avec lui :
« Messieurs, leur dit cet habile homme, il y a déjà deux ou trois mineurs de tués et autant de blessés. Du côté des soldats les pertes sont à peu près égales. Comme représentant de la Compagnie, je suis obligé de constater que vous avez déjà cassé toutes les vitres de l’usine, et, si cela continue, vous allez mettre son matériel dans le plus piteux état. Ne pourrait-on pas s’entendre ? L’exercice que vous venez de prendre a dû vous altérer ! Allons tous au bar ! J’offre à boire à tout le monde ! C’est la Compagnie qui régale ! »
C’était parler d’or. Au bout d’une demi-heure, mineurs et soldats étaient, pour la plupart, fraternellement étendus par terre, tous plus ou moins ivres-morts. L’accord se fit assez facilement ; ceux qui pouvaient encore se tenir debout allèrent décrocher le pendu : on l’enterra, on coupa sa corde en petits morceaux, et chacun en prit un. Les Américains ont grande confiance dans ce genre de fétiche. L’année dernière, lors de mon passage à Chicago, je voulus acheter une tente. On m’indiqua un grand store, dont le directeur, — un gentleman très distingué, — voulut me faire lui-même les honneurs. Il me raconta que c’était lui qui fournissait de cordes les shérifs de la ville, et me montra une glène qui était toute prête pour l’exécution des anarchistes. Il ajouta qu’il était convenu avec les shérifs qu’on lui rendrait les cordes quand elles auraient servi, et, désireux de faire participer sa clientèle aux bénéfices d’une occasion aussi exceptionnelle, il avait décidé que toute personne qui ferait dans sa boutique une acquisition d’une valeur supérieure à cinq dollars en recevrait un morceau par-dessus le marché.
Si nous n’avons pas eu la visite des officiers du fort Meade, nous avons, en revanche, eu celle des autorités civiles du comté, qui ont bien voulu honorer Fleur de Lis de leur présence pendant deux jours, la semaine dernière. Je crois que c’est feu M. Menier, l’inventeur du seul chocolat qui blanchisse en vieillissant, qui a écrit ou fait écrire un gros livre pour réclamer l’établissement, chez nous, d’un impôt unique basé sur le capital. Ce système fonctionne dans ce pays-ci. J’avoue ne pas l’admirer outre mesure. En fait de liberté, les Américains se contentent volontiers du mot ; ils ne tiennent pas absolument à la chose. Il faut avoir cet heureux tempérament pour se soumettre de bonne grâce à l’inquisition que comporte ce système d’impôt. On voit arriver chez soi un beau matin un monsieur qui vous annonce qu’il est l’assesseur. Il entre dans votre maison, l’estime à sa guise, ainsi que le mobilier, regarde si votre montre est en or ou en nickel, — je n’invente rien : le dernier qui est venu ici a fait cela, — il tâte vos matelas pour savoir s’ils sont en crin ou en varech, compte vos chevaux et vos bœufs, et puis consigne le tout dans un gros livre qui contient déjà le résultat de sa visite chez vos voisins ; le gros livre est du reste à la disposition du public, et si quelqu’un découvre que ledit voisin a dissimulé un cheval, un bœuf, ou même une modeste pendule, il se fait un véritable plaisir de le dénoncer.
Ce travail a pour but d’arriver à une estimation aussi exacte que possible du capital existant dans le comté, meubles ou immeubles. Une fois ce résultat obtenu, on établit le budget des dépenses : routes (pour mémoire), écoles et construction de prison ou de palais de justice (court houses). La comparaison des deux totaux donne tout de suite, au moyen d’une simple division, la proportion dans laquelle il faut que chacun contribue aux dépenses. Ce tantième est naturellement assez variable. Chez nos voisins du comté de Lawrence, où la majorité se compose de simples mineurs ne possédant rien et, par conséquent, échappant aux taxes tout en décidant des dépenses, on paye, je crois, 12 ou 15 pour 100 par an ; sur son capital, bien entendu. De plus, le comté, qui a huit mille habitants, a environ un million de dollars de dettes, sans qu’il soit possible de savoir à quoi a pu être dépensé cet argent, car il n’existe dans tout le comté qu’une seule route, et cette route a été construite par une compagnie qui fait payer un demi-dollar à toutes les voitures qui s’en servent.
Dans les comtés où la population se compose principalement d’agriculteurs ou de ranchmen, on s’en tire à meilleur compte, et l’impôt à payer ne dépasse guère 3 ou 4 pour 100 du capital. Les ranchmen arrivent même généralement à payer beaucoup moins. D’abord, l’assesseur ne peut guère compter le nombre d’animaux existant sur les ranchs. Il est donc obligé de s’en rapporter aux déclarations toujours inexactes, est-il besoin de le dire ? des intéressés. Ceux-ci ont d’ailleurs toujours la ressource de faire sortir tout ou partie du troupeau en dehors des limites du comté au moment de l’assessment. C’est ainsi que, l’année dernière, un de nos voisins qui avait bien, à ce moment-là, vingt ou vingt-cinq mille bœufs, est venu à Custer et a affirmé, sous serment, devant le conseil, que sa compagnie ne possédait dans le comté que trois vaches laitières et le cheval sur lequel il était monté ; ce qui était, du reste, absolument vrai, car quarante-huit heures auparavant il avait fait passer la Chayenne à tous ses bœufs, qui vagabondaient dans la réserve indienne, où ses cow-boys allèrent les rechercher cinq ou six jours après.
Dans la pratique, on finit toujours par arriver à s’entendre après d’interminables discussions et de très abondantes libations ; on aboutit à une sorte de cote mal taillée d’après laquelle, les amis du gouvernement payant très peu, le vide des caisses est comblé par ses ennemis, qui se consolent en pensant que leur tour viendra un jour ou l’autre. Seulement on comprend aisément combien il est intéressant d’être dans de bons termes avec le parti au pouvoir. C’est pourquoi nous avons couvert de fleurs, je parle au figuré, bien entendu, le trésorier du comté et l’un de ses amis qui ont bien voulu nous honorer de leur visite.
En attendant le dîner, que j’ai recommandé à François de soigner tout particulièrement, je leur ai fait faire naturellement le tour du propriétaire. Ces messieurs se sont montrés très satisfaits de tout ce qu’ils ont vu. Ils ont admiré surtout le potager. Dans ce pays-ci, il y a très peu de fermes qui aient un jardin : en fait de légumes frais, on ne récolte jamais que des pommes de terre, et la grande majorité des habitants sont persuadés que les petits pois sont, comme les sardines, tous deux originaires de boîtes en fer-blanc. L’ami du trésorier était vivement intrigué par le cresson, qu’il voyait pour la première fois. C’est nous qui l’avons introduit dans ce pays-ci, où il était absolument inconnu. Il en pousse maintenant tout du long du French creek. Nous aurons passé en faisant le bien ! Transiit benefaciendo !
Pendant que j’ai expliqué le cresson à l’ami du trésorier, le trésorier lui-même est resté en arrêt devant une planche de carottes. Ce végétal ne lui est pas inconnu, me dit-il ; il se rappelle en avoir mangé il y a six ou sept ans et en a conservé un souvenir délectable. Croyant reconnaître dans ce naïf aveu une insinuation cachée, je me suis empressé de faire signe à François, que j’apercevais dans la pénombre de la cuisine en toque et veste blanche, mais toujours chaussé de ses immenses bottes à l’écuyère, et lui ai enjoint d’ajouter au menu un plat de carottes à la Vichy.
Je dois avouer, du reste, que l’effet a été complètement manqué. Consciencieusement et sans mot dire, ainsi qu’il convient à des Américains, nos hôtes ont mangé de tout ce qu’on leur a servi, mais sans donner le moindre signe d’approbation ou de désapprobation.
— Permettez-moi de vous offrir encore un peu de carottes, ai-je dit au trésorier quand il eut terminé ; vous m’avez dit que vous les aimiez.
— Des carottes ? Où y a-t-il des carottes ? a-t-il répondu.
— Mais vous venez d’en manger !
— Cela, des carottes ? Ah ! mais je les ai toujours mangées crues !
Le malheureux ! mon âme a été inondée de ce sentiment que les poètes déclarent divin et qui s’appelle la pitié ! C’est par des bienfaits qu’il faut faire connaître son pays aux étrangers. L’Amérique nous a donné la liberté. C’est, du moins, ce qu’affirmaient une foule de braves gens avec lesquels j’ai voyagé l’année dernière, qui venaient à New-York pour l’inauguration de la « Liberté éclairant le monde » construite avec les dons de souscripteurs français. J’avoue que je ne suis pas du nombre. Mon excuse est que je ne savais pas que nous fussions redevables de la liberté aux Américains. Quelques semaines plus tard, en les voyant dans l’Iowa n’avoir même plus le droit de boire à leur soif, je me disais qu’ils nous en avaient peut-être trop donné, puisqu’il leur en restait si peu. Mais si je dois continuer à voyager en Amérique, combien je bénirai le jour où les Yankees, reconnaissants et devenus gras, élèveront, sur l’île d’Ouessant, une statue monumentale représentant un cuisinier faisant le geste de jeter à travers l’Océan, vers New-York, un exemplaire de la Cuisinière bourgeoise ! En ce temps-là, on trouvera peut-être quelque chose à manger dans les hôtels américains.
Le Yankee est-il absolument rebelle à la cuisine, comme tant d’indices sembleraient le prouver ? Je ne le crois pas. Il y a quelques semaines, il est plus que probable que pas un des boys du ranch n’avait, de sa vie, mangé autre chose que l’horrible lard rance du pays ou quelque autre abomination du même genre. J’étais extrêmement curieux de savoir quel accueil feraient ces natures agrestes à la cuisine de François. Ils n’étaient pas bien disposés, cela était évident. Tout dépendait du début. Quand Bossuet s’écriait : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » tous les cœurs vibraient à l’unisson. Il n’avait en réalité pas besoin d’exorde. Tout son auditoire était déjà ému et remué. D’une seule envolée il pouvait l’enlever jusqu’aux sommets où il planait lui-même. Eût-il agi de même s’il avait eu affaire à un auditoire hostile ou simplement indécis, à un auditoire qu’il lui aurait fallu instruire ? Assurément non. Il aurait été insinuant.
Eh bien, François a été insinuant. Il n’a pas enlevé son public de vive force : il l’a conquis. J’ai observé sans rien dire sa manière de procéder : sa diplomatie a été admirable. Le premier jour, il s’est contenté d’observer les agissements du cuisinier du ranch, un Italien importé de France, qui, s’appelant François également, a reçu le numéro deux. Dès le lendemain, les boys étonnés constataient que leurs chers cakes, tout en ayant conservé à peu près leur apparence ordinaire, avaient pris une saveur toute particulière : ils étaient devenus des crêpes. Leurs beefsteaks, au lieu d’être déshonorés, comme c’est la mode dans ce pays, par le contact immédiat de la plaque du fourneau, passaient par le gril avant de venir s’étaler voluptueusement sur un lit de cresson. La première soupe causa une très vive impression. Aux États-Unis, on n’en connaît guère que deux. La première, qu’on donne dans tous les hôtels, est de l’eau de vaisselle dans laquelle flottent des débris de tomates. Elle a cet avantage qu’étant horrible d’apparence, il n’y a que des touristes consciencieux comme moi qui osent y goûter une fois pour se rendre compte de leurs sensations : mais ils ne recommencent jamais, de sorte que la même peut servir indéfiniment.
La seconde est plus dangereuse, parce qu’elle a une apparence candide qui trompe. En voici la recette : Vous mettez sur le feu une casserole pleine de lait. Quand le lait bout, vous videz dedans le contenu d’une boîte d’huîtres conservées et vous servez chaud ! Le patient croit à une simple soupe au lait ; il prend pour une pâte quelconque les formes indécises qu’il voit flotter dans la masse liquide : inconsciemment, il en déverse le contenu d’une cuiller dans sa bouche. Alors commence son supplice. Immédiatement une odeur de marécage d’une intensité inouïe remplit tout son être éperdu, il fait un mouvement de déglutition désespéré, puis, s’il est dans une maison particulière, — c’est habituellement dans les maisons particulières qu’on vous tend ces traquenards, — il cherche un domestique pour faire enlever subrepticement son assiette : mais en Amérique, il n’y a jamais de domestique ! et il lui faut répondre aux mots aimables de la maîtresse de maison qui lui demande invariablement ce qu’il pense de son oyster soup ! Notre plat national ! ajoute-t-elle toujours avec une complaisance marquée.
La soupe a été acceptée avec une faveur qui, douteuse au commencement, n’a pas tardé à s’affirmer. À partir de ce moment, François, sûr de son triomphe, n’a plus ménagé ses effets. Le chou et la tomate, embellis par son art, ont révélé les saveurs que développent en eux des farces savamment combinées. Nos cow-boys ont connu les douceurs du civet de lièvre ; des salmis onctueux leur ont fait apprécier la poule de Prairie sous un jour tout nouveau. Une fois même, François les a initiés aux jouissances que réserve aux initiés la dégustation de la fondue au fromage, cette admirable et savante composition dont nous devons, paraît-il, la recette aux pieux Bénédictins de Belley ! C’est, si je ne me trompe, M. de Brillat-Savarin qui nous l’a conservée, lors de la dispersion de ces braves moines : et c’est, je dois le reconnaître, le triomphe de François. À bord du paquebot qui nous a amenés, le ministre d’Amérique en Hollande, un homme d’esprit doublé d’un gourmet, deux qualités bien rares par le temps qui court, se lamentait devant moi, disant qu’il ne pouvait plus trouver de cuisinier capable de rédiger une fondue au fromage. Je réclamai en faveur de François, qui, le soir même, grâce à l’autorisation de mon camarade K…, le capitaine du bateau, nous en préparait une qui a eu un succès fou.
En même temps que leur goût se raffinait, leur esprit s’ouvrait aux conceptions de la science gastronomique. Avant-hier, je revenais d’une longue course à cheval, accompagné de l’un d’eux, Georges Salisbury. Nous cheminions l’un à côté de l’autre, comme les gendarmes de Nadaud, mais plus vite, car nos chevaux ne quittaient guère le galop, allure inconnue à ceux de la maréchaussée, lorsque tout à coup j’entendis un vague son.
— Say ! mister baron ! disait Salisbury, qui paraissait sortir d’une longue rêverie : Say ! What a dandy cook that boy of yours is ! (Quel homme que ce cuisinier que vous avez amené !)
Sentant qu’une partie de la gloire de François rejaillissait sur moi, je crus devoir m’incliner.
— Mais, continua Salisbury, il nous a donné hier une soupe sucrée. Il l’avait faite avec un potiron (pumpkin), et puis il y avait des petits morceaux de pain grillé qui nageaient dedans. Je n’ai jamais rien mangé de si bon ! Mais, dites-moi, mister baron, je croyais qu’une soupe ne devait jamais être sucrée ?
Partant de l’ignorance absolue, Georges Salisbury en était arrivé en huit jours à ce point de culture gastronomique, qu’il ne s’inquiétait plus seulement du goût d’un plat : il tenait à être renseigné sur les conditions dans lesquelles il devait être servi. Quel triomphe pour François ! Je me souviens d’un grand tableau que j’ai vu quelque part : je crois que c’est dans une préfecture de province. Au centre, on voyait une grande femme vêtue d’une draperie rouge. Elle tenait d’une main une balance ; de l’autre, un rouleau de papier ; à côté d’elle, deux autres femmes étaient debout sur les marches du trône où elle était assise : l’une armée d’un grand sabre, l’autre distribuant des fruits, des légumes et beaucoup d’autres bonnes choses à une foule de gens tout nus qui accouraient de tous les points de l’horizon. Pour moi, les tableaux allégoriques sont comme les ballets ; je ne peux jamais les comprendre que lorsque l’on me les explique. Je pris donc des informations. Il paraît que celui-là représentait la Barbarie venant demander des lois à la Civilisation afin de connaître le bonheur ! N’est-ce pas absolument l’histoire de Georges Salisbury ? Tant qu’il a vécu dans l’ignorance des lois les plus élémentaires de la gastronomie, il n’a jamais mangé que du bacon et est resté maigre comme un coucou : le voilà prêt à s’incliner devant cette science qui s’est révélée à lui par la soupe au potiron ! Le malheur, c’est qu’il va peut-être engraisser : et il rendra les poneys poussifs.
Du reste, Georges Salisbury n’est pas le seul des boys qui s’intéresse à l’œuvre de François. Rien de moins chasseur, de moins braconnier, pour employer un mot français qui ne peut pas avoir d’équivalent dans un pays où la chasse est libre, que le cow-boy. Il vit constamment au milieu du gibier sans s’en occuper. Et non seulement il ne prend aucun intérêt à l’observer, mais il ne l’apprécie même nullement comme nourriture. J’ai bien souvent entendu des cow-boys parlant des privations qu’ils avaient endurées dans telle ou telle expédition contre les Indiens, ou dans tel ou tel round-up, dire qu’à un certain moment ils n’avaient plus de lard et en étaient réduits à se nourrir de lièvres, d’antilopes ou de poules de Prairie. Depuis que François leur a révélé le civet de lièvre et la poule de Prairie en chartreuse, ils reviennent presque tous les jours avec des lièvres ou des poules de Prairie qu’ils tuent au posé, à coups de revolver, dans les creeks.
Toutefois, si François apporte à l’Amérique les bienfaits de sa science, il y fait aussi de bien précieuses découvertes. Nous avons, tout près d’ici, un village de chiens de Prairie. Nous avons eu la curiosité, l’autre jour, d’aller leur faire une petite visite. Quand nous sommes arrivés, il y en avait une centaine qui, debout à l’entrée de leurs trous, prenaient le frais en échangeant leurs observations au moyen de ces petits aboiements brefs qui leur ont valu le nom sous lequel ils sont connus. Nous avons commencé par en tuer quatre ou cinq de loin, à coups de winchester. On ne peut guère les tuer autrement qu’à balle, car s’ils ne sont pas tués raide, ils trouvent toujours moyen de tomber dans leur trou. J’ai essayé de creuser un de ces trous. On m’avait dit que, dans tout village, il y en avait un qui était poussé verticalement jusqu’à l’eau, quelle que fut la profondeur qu’il fallût atteindre, et qu’il servait de puits à tous les habitants. Cela me semble bien extraordinaire. Et cependant je dois dire que tous les terriers que nous avons sondés s’enfoncent verticalement à quatre ou cinq mètres au moins.
Toujours est-il que nous avons rapporté nos quatre chiens de Prairie. Les Américains ne les mangent jamais. François, après les avoir examinés, a déclaré que ces chiens étant en réalité des lapins, leur devoir strict était d’aimer à être mangés sautés, pour employer le style de la Cuisinière bourgeoise. Je ne sais pas si réellement ils ont aimé à être mangés comme cela, mais ce que je puis affirmer, c’est que le chien de Prairie sauté constitue une des meilleures choses qu’on puisse manger.
Je ne veux pas terminer sans relater une petite scène dont j’ai été témoin hier au soir et qui m’a bien amusé. Je passais par hasard dans la salle où mangent les hommes. J’aperçus François qui, assis devant un gros volume étalé sur la table, discourait avec beaucoup d’animation. C’était un boy canadien qui servait tant bien que mal d’interprète. Tous les autres, qui paraissaient vivement intéressés, se serraient autour d’eux pour mieux voir de grandes chromolithographies dont le livre était abondamment garni. J’eus la curiosité de m’approcher pour savoir quel était l’ouvrage qui obtenait un aussi vif succès : me penchant à mon tour par-dessus l’épaule de François, je lus le titre du livre :
de l’école française
Ces deux grands hommes existent-ils encore ? C’est ce que j’ignore. Mais s’ils ne sont pas encore endormis dans la paix du Seigneur, qu’ils sachent que leur œuvre a pénétré jusque dans le grand désert du Dakota !
22 octobre. — J’ai eu, dans le temps, un serviteur qui, lorsqu’il entrait dans ma chambre le matin pour brosser mes habits, ne manquait pas de me toucher à l’épaule en me disant d’une voix discrète : « Monsieur le baron a encore une demi-heure à dormir ! »
Entre le génie et la bêtise, il n’y a souvent que le saut d’une puce, a dit un profond penseur. Beaucoup penseront que ce serviteur était un simple Calino ; j’estime, au contraire, qu’il était un sage, qu’il avait fait une étude approfondie des sensations de l’être humain et que, ayant reconnu combien sont doux ces moments de demi-sommeil qui précèdent le réveil complet, il tenait à me ménager cette jouissance avant l’instant où il savait qu’il me faudrait me lever.
Trop rares, beaucoup trop rares sont les jouissances de la jeunesse qu’on peut encore goûter dans l’âge mur ! Celle-là, heureusement, est du nombre. Aussi j’y tiens tout particulièrement. Ce n’est donc pas sans un mouvement de mauvaise humeur assez accentué que je me suis senti, ce matin, arraché de ce doux état par une sorte de cliquetis de castagnettes qui se faisait entendre au pied de mon lit. J’ai entr’ouvert un œil pour me rendre compte de ce qui me valait cette sérénade. François venait d’entrer dans ma chambre, courbé en deux dans une peau de bique, l’air tout grelottant et profondément malheureux. C’étaient ses dents qui, en s’entrechoquant, faisaient entendre ce tapage.
— Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? ai-je dit avec quelque impatience à ce fidèle serviteur.
— Monsieur le baron ne voit donc pas le temps qu’il fait !
Je voulus m’asseoir sur mon lit pour me rendre compte de ce qui se passait, mais je ressentis une si vive impression de froid, que je m’empressai de m’enfoncer de nouveau sous mes couvertures. Pendant ce temps-là, François avait tiré le rideau de ma fenêtre. Le ciel était cuivré, le jour était blafard ; devant moi s’étendait la Prairie, couverte d’un manteau de neige d’une blancheur immaculée.
François continua :
— Ah ! monsieur le baron, quel pays ! Hier, à midi, j’ai regardé le thermomètre ; il y avait vingt-cinq degrés de chaleur. Ce matin, il y a vingt-deux degrés de froid ! La mare est gelée, les boys sont en train de la casser pour faire boire leurs chevaux. La glace a déjà un demi-pied d’épaisseur ! Le creek est gelé ! La viande est gelée ! Tout est gelé !
Après cette énumération lamentable, il resta un moment pensif, l’œil noyé dans l’espace ; mais cet œil ne tarda pas à s’illuminer :
— Si, monsieur le baron le veut, dit-il, je lui soumettrai, ce soir, une glace à laquelle je pense depuis quelques jours. Cela m’est venu…
— Vous me direz une autre fois comment cela vous est venu. En attendant, apportez-moi de l’eau chaude, car celle de mon pot à l’eau doit être gelée, et allez préparer le déjeuner : je sortirai de bonne heure.
En ce moment, je suis tout seul à la maison. Raymond A… n’a pas perdu son temps à la foire de Rapid-City. Il a vendu deux étalons et il a racheté une bande d’une centaine de juments dont il avait envie depuis bien longtemps. L’histoire de cette bande est assez curieuse. Elle appartenait à un vieux bonhomme nommé Shirwood, qui habite à quatre ou cinq cents milles d’ici, dans le Sud, du côté de Denwer. Comme beaucoup d’autres Américains, il a la passion des trotteurs. Il s’est procuré, il y a une douzaine d’années, quelques très beaux étalons clays, l’une des meilleures races du pays, puis les a croisés avec des juments du Colorado ; et finalement, à force de sélections judicieuses, il était parvenu à constituer une bande des plus remarquables. Un beau jour il tomba malade. Sa femme prit peur et, sans le consulter, vendit tous les chevaux à crédit à un petit ranchman de ce pays-ci, qui les ramena dans les Black-Hills, mais qui se garda bien, naturellement, de jamais payer le premier sou de ce qu’il devait. Le pauvre Shirwood, dont la santé s’était un peu remise, est arrivé il y a quelques mois et est parvenu, avec l’aide du shérif, à rentrer en possession d’une partie de son troupeau. Seulement, il ne savait plus qu’en faire, et s’est décidé à le vendre à Raymond, qui est parti d’ici il y a cinq jours, avec Def. J… et deux ou trois cow-boys, pour aller en prendre livraison et le ramener ici. Je suis même assez inquiet de savoir comment ils vont se tirer d’affaire par un temps pareil.
Dès que j’ai eu le temps de me lester d’un énorme cake et d’une tasse de thé, enveloppé, moi aussi, dans une peau de bique dont le collet remontait jusqu’aux oreilles, je sors de la maison. Tout, dans les environs, a une apparence sibérienne des plus caractérisées. Les canards poussent des cris lamentables autour de leur mare gelée. Les poules, l’œil inquiet, la plume hérissée, sont toutes groupées auprès de la porte de la cuisine, implorant François II, qui leur distribue parcimonieusement quelques poignées de maïs. Quelques jeunes coqs de l’année se grattent déjà la tête d’un air consterné. Il est bien probable que leur crête est déjà gelée et qu’elle va tomber. Cela arrive régulièrement tous les ans aux volailles de ce pays-ci.
Un cow-boy rentre à ce moment, portant, pendu à sa selle, un mouton qu’il est allé chercher dans une ferme du voisinage. Il rapporte, en même temps, le courrier qu’il a pris hier à Buffalo-Gap. Il dit qu’à certains endroits il y a tant de neige dans le lit des creeks, qu’il a eu quelque peine à les traverser. Les deux herders sont déjà à cheval, se disposant à emporter des outils pour aller déferrer quelques chevaux de service qu’on a lâchés, parce qu’ils étaient blessés. Il n’y a pas de temps à perdre, car un cheval ne peut pas vivre sur le ranch, en temps de neige, ou du moins au moment du dégel, s’il est ferré, parce que les bottes qui se forment sous ses pieds l’empêchent de chercher sa nourriture, tandis que s’il est nu-pieds, ces bottes ne se forment jamais.
— Say ! mister baron ! me dit Sam Bunker, l’un des herders, est-ce que ce n’est pas aujourd’hui que Raymond A… va arriver avec les nouveaux chevaux ?
— Je le pense.
— Ils vont passer dans le Bear’s Cañon ! Si le vent y a poussé la neige, ils n’en pourront jamais sortir ; on va perdre des chevaux. Ne croyez-vous pas qu’il faudrait aller tout de suite pour voir ce qu’il en est ? Si le passage est trop mauvais, j’irai au-devant d’eux pour les prévenir. Ils feraient un grand détour par Buffalo-Gap, pour entrer dans la vallée. Cela allongerait la route de vingt ou trente milles ; mais cela serait plus prudent.
— C’est une bonne idée que vous avez là, Sam ! Voilà le temps qui se lève, il fait moins froid, j’ai envie d’aller avec vous !
— All right, baron ! Attendez : je vais vous seller un cheval.
Quelques minutes après, nous galopons côte à côte, en descendant la vallée, dans la direction du Bear’s Cañon. Les Américains donnent ce nom, d’origine espagnole, à des sortes de crevasses, souvent d’une profondeur prodigieuse, qui se rencontrent de loin en loin dans la Prairie, ou du moins qui servent à la faire communiquer avec les massifs de montagnes qui ont surgi de son sein à différentes époques géologiques. C’est par elles que se fait le drainage des eaux de ces massifs. Ce qui leur donne un aspect très caractéristique, c’est que leurs bords sont généralement tellement à pic, qu’une fois qu’on y est entré, il est à peu près impossible d’en sortir autrement qu’en continuant jusqu’au bout ; à moins, bien entendu, de revenir sur ses pas. L’un de ces cañons, le Red Cañon, qui débouche à une quarantaine de milles d’ici, est une des curiosités du pays. Il a six ou sept lieues de long et une profondeur moyenne de deux à trois cents mètres. Le fond, assez large par endroits, est très marécageux. De distance en distance, on trouve de petits îlots de terre plus sèche, où l’herbe vient en abondance. Il arrive souvent, au moment des gelées, que des bœufs ou des chevaux égarés viennent sur ces îles pour y chercher leur nourriture. Si le dégel survient avant qu’ils en soient partis, ils ne peuvent plus s’en aller, tant les marais qui les entourent sont profonds, et on les voit d’en haut mourir de faim, petit à petit, sans qu’il soit possible de venir à leur secours.
Le Bear’s Cañon, tout en étant fort heureusement d’humeur plus débonnaire, ce qui tient surtout à ce qu’il n’a que cinq ou six kilomètres de long, n’a rien à envier à son rival sous le rapport du pittoresque. On y entre en suivant un ruisseau desséché dont le lit est semé d’énormes galets et coupé à chaque instant de ressauts qui ont été autrefois des cascades, et qui reprennent leurs anciennes fonctions au moment de la fonte des neiges. On contourne la base d’énormes rochers calcaires de cent ou cent cinquante mètres de hauteur, dans les fissures desquels quelques gros sapins ont trouvé moyen de pousser, rétrécissant encore la mince bande de ciel qui reste visible d’en bas. Aujourd’hui, ce ciel est d’un bleu superbe, car le soleil brille de tout son éclat et la température est devenue très supportable. Le vent n’a pas dû souffler dans le sens du cañon ; aussi nous n’y trouvons presque pas de traces de neige. À certains endroits, la réverbération du soleil sur les parois des rochers développe même tant de chaleur, que ma peau de bique me pèse sur les épaules. Les lièvres et les lapins paraissent s’être parfaitement aperçus de la différence qu’il y a, au point de vue du confortable, entre cet endroit-ci et la plaine que nous venons de traverser, car nos chiens en font lever à chaque pas en fouillant les touffes d’églantiers et de pruniers qui bordent le creek quand son lit n’est pas trop resserré. Les bonnes prunes jaunes sont toutes tombées. C’est bien dommage, car François nous en faisait des tartes et des pies bien remarquables : il y en avait tant, qu’elles couvrent le sol à certains endroits. Le raisin a résisté. J’en cueille encore des grappes très bonnes. Ai-je dit qu’on en trouve dans tous les creeks ? Comment résiste-t-il aux températures de ce pays ? Voilà ce que je ne me charge pas d’expliquer. Les grains sont petits, mais ils ont très bon goût et les ours en sont très friands ; je suis persuadé que, si on cultivait graduellement ces vignes sauvages, on obtiendrait des raisins de table excellents. Les Américains, qui sont toujours pressés, ont introduit chez eux des chasselas de différentes espèces que la transplantation a modifiés d’une manière déplorable. Le grain est resté très gros, mais la pulpe est devenue adhérente au grain et le goût a complètement changé.
Sam Bunker me quitte à la sortie du cañon pour se mettre à rechercher les chevaux qu’il veut déferrer. Quant à moi, je vais demander l’hospitalité à un fermier qui s’est établi depuis deux ans, tout près de là, sur les bords du French-Creek. C’est un travailleur et c’est à lui que nous achetons notre avoine. Il a un peu mieux réussi que ses confrères. Cela ne veut pas dire qu’il ait fait fortune, au moins jusqu’à présent. Il habite avec sa femme et sept enfants dans une affreuse baraque en planches dont les murs n’ont guère que cinq pieds de haut, de telle sorte qu’on ne peut se tenir debout que dans le milieu de l’unique pièce qui sert de cuisine et de chambre à coucher pour toute la famille ; je les trouve tous en train de grelotter autour d’un poêle qu’on bourre de débris de vieilles caisses. L’homme raconte que le froid les a si bien surpris qu’il n’a pas eu le temps de faire de provision de bois pour l’hiver. Il faut passer par Fleur de Lis pour aller en chercher dans la forêt. C’est une douzaine de kilomètres à faire pour aller et autant pour revenir, car on ne peut pas passer par Bear’s Cañon avec une voiture. Comment les
si misérable, que je me demande comment je pourrais les aider un peu. Je m’avise de leur demander de me vendre un dindon que je vois se promener dans la neige. Les enfants, nu-pieds et à peine couverts de mauvaises guenilles d’indienne, courent après lui et finissent par l’amarrer solidement par les pattes à l’arçon de ma selle.
De temps en temps, je regarde par la fenêtre dans la direction par laquelle doivent venir nos gens. À la fin, je vois poindre deux cavaliers qui arrivent à fond de train malgré la neige, si épaisse par endroits qu’elle atteint presque le ventre de leurs chevaux. C’est J… et l’un des cow-boys que Raymond a envoyé en avant pour reconnaître l’état du cañon. Ils me racontent qu’ils sont en marche depuis trois jours. Les deux premières nuits, ils n’ont pas eu trop de difficultés ; mais la nuit dernière, dès que la neige s’est mise à tomber, toutes les juments sont devenues inquiètes et cherchaient à chaque instant à s’échapper pour retourner à leur ancien ranch. Il a fallu que tout le monde restât à cheval toute la nuit. Le petit J…, qui arrive de France il y a deux mois et qui est encore tout plein du feu sacré, est dans la joie. Il trouve que le métier de cow-boy est le plus beau de tous les métiers.
Bientôt nous voyons arriver le troupeau. Les juments se montrent si rétives, qu’on les a maintenues aux grandes allures depuis trente ou trente-cinq kilomètres, sans les laisser souffler, de peur qu’elles n’aient le temps de se reconnaître. D… est en avant, servant de guide. Il me salue de la main et continue dans la direction du cañon. Tous les chevaux sont sur ses talons, trottant la tête haute, l’œil inquiet. Deux cow-boys galopent sur les flancs de la colonne, le grand chapeau écrasé sur la nuque, debout sur leurs larges étriers de bois, leurs pantalons et leurs jaquettes en cuir rouge se détachant sur la neige. Raymond ferme la marche. Bientôt l’avant-garde s’engage dans le cañon. Nous nous y engouffrons à sa suite. De loin nous voyons D…, dont le petit cheval gris bondit comme un chat au milieu des rochers. De temps en temps, quand on arrive à l’un des petits bassins formés par les eaux au bas des cascades, il hésite un instant avant de trouver la fissure qui permet de continuer la route. Quelquefois elle est si peu apparente, que les chevaux de tête refusent de s’y engager à sa suite. Alors tous les autres s’arrêtent en une masse confuse, chacun appuyant sa tête sur le dos de l’autre : les juments rappelant leurs poulains par un petit hennissement très doux et très expressif. Les cow-boys qui sont en queue chargent en poussant de grands cris. Les premiers se décident alors à bondir en avant, s’accrochant aux moindres aspérités du rocher, et tous les autres les suivent.
En moins d’une heure nous traversons le cañon. Il fait déjà presque nuit quand nous arrivons en vue du ranch. Les chevaux sont poussés dans la clôture et conduits sur le bord du ruisseau, en haut de la vallée, derrière les écuries, où les pauvres bêtes pourront trouver, en grattant la neige, de quoi manger un peu pendant la nuit. On ne peut pas les lâcher, car elles ne portent pas encore notre marque. D’un autre côté, il est un peu dangereux de les garder dans une clôture en ronces artificielles qu’elles ne connaissent pas et sur lesquelles, étant donné leur état d’inquiétude, elles vont peut-être se jeter cette nuit. Aussi R… est assez inquiet et se promet-il de ne dormir que d’un œil jusqu’à demain.
Il fait tout à fait nuit quand les boys viennent ramener leurs chevaux à l’écurie. Tout à coup on entend un grand bruit sourd et on voit de loin une masse sombre qui descend la vallée. C’est le troupeau qui, dès qu’il ne s’est plus senti surveillé, est reparti au galop en reprenant la direction par laquelle il est venu. On distingue déjà les premiers, filant le nez à terre comme des chiens qui chassent, pour aller passer derrière la maison, le long du coteau pierreux et raide comme un toit qui longe le vallon. D’un bond les cow-boys sautent en selle et se précipitent pour leur couper la route. Pendant un instant on dirait d’une mêlée de cavalerie. Les pierres roulantes se détachent sous le piétinement de tous ces chevaux et viennent tomber dans le lit du creek avec un bruit d’avalanche. Comment les hommes n’ont-ils pas été renversés cent fois ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais ; il faut que leurs poneys aient de véritables crampons sous les pieds. À la fin, les juments paraissent renoncer à toute idée de fuite et reprennent lentement le chemin du haut de la vallée.
Après le dîner, je vois la grosse tête du gars Sosthène passer par la porte entr’ouverte :
— Pardon, monsieur le baron, dit-il en me tendant une lettre ; c’était pour dire à monsieur le baron que j’avions reçu des nouvelles de nos gens.
— Eh bien, qu’est-ce qu’ils te disent ?
— Ah ! ben des choses ! Il y a beaucoup de pommes ; la barattée vaut trente-cinq sous ! Il y a aussi le gars Cénéry X… qui épouse la garcette à maître Z…, de La… ! Monsieur le baron les connaît ben ! Cela sera pour après la Saint-André.
— Cela va bien. Et c’est tout ?
— Ah ! non. Il paraît qu’il y a un de ces messieurs députés qui est mort. Il va y avoir des élections ; mais ces messieurs, ils disent comme cela qu’il ne faut pas voter. Alors tous les mauvais gars du pays vont encore nommer un républicain. Nos gens ne sont point contents ! (Dédié aux comités de l’Orne.)
— Et le gars Bouc a-t-il reçu aussi une lettre ?
— Oui.
— Il faut que vous répondiez tous les deux. Vous direz à vos gens que je suis content de vous.
— Merci ben, monsieur le baron. Mais si monsieur le baron voulait ben nous faire donner du papier du ranch avec le portrait des chevaux, cela ferait plaisir à nos gens !
— Tant que tu en voudras. Seulement, tu sais, il y a une fleur de lis sur l’enveloppe. Ta lettre sera ouverte avant que d’arriver.
Ceci est la pure vérité. Sous la Restauration et sous le second Empire, les journaux républicains n’avaient pas assez d’encre pour exprimer la vertueuse indignation que leur causait l’institution du cabinet noir : depuis qu’ils sont au pouvoir, leur vertu est devenue plus accommodante. Il est d’usage, dans les ranchs américains, de toujours se servir, pour la correspondance, d’enveloppes portant à l’extérieur la marque et l’adresse du ranch. Toutes celles qui m’arrivent en France, avec la fleur de lis, sont invariablement décachetées. Heureusement, cette perspective ne semble pas inquiéter outre mesure les deux gars. Raymond leur donne à chacun une belle feuille de papier, et, un instant après, en allant voir le temps qu’il fait, je les aperçois par la fenêtre assis devant la table de la cuisine, la tête très inclinée, tirant la langue en signe de profonde tension intellectuelle, et faisant de la main deux ou trois gestes en l’air avant de commencer chaque mot. C’est toujours ainsi qu’on opère dans les fermes du Perche, quand on veut écrire une lettre.
Pendant ce temps-là, les officiers sont réunis au salon. Ce mot d’officiers me vient tout naturellement sous la plume, et cela pour deux raisons. D’abord, c’est l’expression usitée dans le pays. On dit toujours les officiers d’un ranch, en parlant de ses directeurs. Ensuite, surtout le soir, quand les rideaux sont fermés et que la lampe, pendue aux solives du plafond, éclaire cette petite pièce carrée avec ses trophées de carabines et de revolvers pendus aux murs, il me semble être de dix ans plus jeune et je crois être avec d’autres officiers dans le carré d’un navire au mouillage. Parfois, l’illusion est si forte que, lorsque la porte s’ouvre, je tressaute comme si un timonier allait m’appeler au quart.
Après les grandes courses de la journée, j’aime beaucoup ces soirées dans le petit salon du ranch. Aujourd’hui, au dehors, le thermomètre pendu à l’appui de la fenêtre marque déjà quinze degrés de froid ; mais à l’intérieur il fait très bon. Un grand feu pétille dans la cheminée ; les bûches de sapin remplissent la maison d’une bonne odeur de résine. Assis autour de la lampe, mes jeunes compagnons sont en train de lire les lettres qui sont arrivées ce matin du vieux pays. Il y a aussi une foule de journaux. Le Correspondant, le Buffalo-Gap News, qui nous apporte les nouvelles locales ; le North-Western-Stock Journal, l’organe officiel de l’Association des ranchmen. Nous avons un ami dans la rédaction qui publie constamment des articles aimables pour Fleur de Lis. Il s’appelle Poney-Bill ; c’est un ancien cow-boy devenu littérateur. Nous recevons aussi le Courrier des États-Unis, le grand journal français de New-York. Il a beaucoup de succès dans ce moment-ci, à Fleur de Lis et lieux circonvoisins, parce qu’il s’est mis à publier en feuilleton les premiers articles de la Brèche aux buffles, sans m’en demander la permission, cela va sans dire.
Mais, de tous ces journaux, celui que j’apprécie le plus, sans contredit, c’est le Heart and Hand. Le Heart and Hand est une assez grosse brochure qui paraît tous les mois à Chicago, depuis une dizaine d’années. Elle est tirée à vingt-cinq ou trente mille exemplaires, et envoyée gratuitement à tous les directeurs de ranchs du Far-West. La couverture représente une scène d’une poésie pénétrante. Au fond, le soleil se lève, éclairant un paysage qu’on sent tout humide de rosée. Sur le premier plan, une demoiselle très élégante, gracieusement agenouillée dans l’herbe, cueille un bouquet de fleurs.
Sur le verso de la page, l’éditeur explique au public le but de son journal. Le Far-West abonde en jeunes hommes auxquels les circonstances rendent très difficile le choix d’une compagne. De l’autre côté du Mississipi, au contraire, une foule de suaves jeunes filles s’étiolent dans un isolement aussi pénible aux aspirations d’un cœur sensible que funeste au point de vue de l’accroissement de la population. C’est à mettre en rapport ces deux classes si intéressantes que l’éditeur du Heart and Hand a consacré sa vie !
Rien de plus simple que ses procédés : tout célibataire qui a envie d’avoir recours à ses bons offices n’a qu’à lui écrire. Il devra d’abord donner de sa personne une description aussi détaillée que possible ; — cependant le journal déclare qu’il ne se porte pas garant de l’exactitude de ces descriptions. Ensuite il expliquera la nature de ses aspirations. Une insertion ne coûte que 35 cents (1 fr. 65). Il faut donc vraiment être tout à fait réfractaire au mariage pour reculer devant cette petite dépense. Elle peut même, dans certains cas, être réduite encore ; car des bons d’insertions gratuites sont procurés à ceux qui voudront faire de la publicité dans le Heart and Hand. Ces bons portent un bien joli nom ! Cela s’appelle des coupons de Cupidon (Cupid’s coupons) !
Au point de vue littéraire, je suis obligé de reconnaître que le Heart and Hand laisse un peu à désirer. Le numéro que j’ai sous les yeux contient d’abord une tartine du directeur, établissant les avantages du mariage au point de vue sentimental, industriel, hygiénique et commercial ; je trouve ensuite deux ou trois feuilletons assez ternes, quelques réclames intercalées dans le texte, notamment une en faveur d’une French preparation to develop beautiful forms avec vignette à l’appui : mais tout cela n’est pas sérieux. Enfin, sous l’en-tête de Cupid’s columns (les colonnes de Cupidon) commence le défilé des insertions. Voici quelques-unes des perles que je recueille dans cet écrin :
« 6290. An educated and refined lady. Une dame bien élevée et distinguée, âgée de quarante ans, taille cinq pieds quatre pouces, poids cent cinquante livres, demande à entrer en correspondance avec des messieurs ayant envie de se marier (contemplating matrimony). »
« 6306. Où est mon idéal ? Je suis catholique, intelligente et distinguée. Je désire me marier aussitôt que j’aurai trouvé un compagnon qui m’apporte amour, affection et fidélité. Il ne doit pas fumer ni boire. J’ai vingt-deux ans ; je suis blonde ; taille, cinq pieds quatre pouces ; poids, cent vingt-cinq livres ; suis très bien faite et très gentille : inutile de poser sa candidature, si l’on n’a pas une réelle valeur : mais ceux qui sont dans ce cas ne regretteront pas d’avoir fait ma connaissance. »
Le numéro 6313 entre dans plus de détails :
« Il me faut un homme qui ait les cheveux noirs et une volonté de fer ; qu’il se porte bien, qu’il soit propre… qu’il ne fume pas… qu’il soit républicain, et cependant (cependant est dur pour les républicains) qu’il ne soit pas un intrigant… qu’il connaisse déjà l’amour !… »
Cette demoiselle qui veut tant de choses termine en informant les amateurs qu’elle est blonde, qu’elle est grande, qu’elle a trente-cinq ans, qu’elle pèse cent-vingt-cinq livres et qu’elle donne des leçons avec beaucoup de succès. Mais elle ne dit pas de quoi.
Je passe maintenant à la colonne des gentlemen.
« 6330. Un ranchman désire entrer en rapport avec une femme brune de trente à quarante ans. J’en ai quarante-six, je pèse cent quatre-vingts livres et j’ai une grosse moustache. Une maison confortable est à la disposition de la personne choisie. Inutile de se présenter si l’on a des enfants ! »
Le numéro 6335 m’inspirerait plus de confiance, si la fin de son petit boniment n’annonçait pas une âme qui n’a pas encore pu suffisamment se détacher des biens de ce monde qu’on en juge !
« 6335. Un chrétien d’un âge mûr, qui marche seul sur le chemin de la vie, désire entrer en rapport avec une dame agréable (nice). Il est nécessaire que cette dame soit morale et qu’elle ait une maison. »
On me dit que le rédacteur propriétaire du Heart and Hand fait d’excellentes affaires. Son journal tire à vingt-cinq mille exemplaires. Cet émule de feu M. de Foy fait-il beaucoup de mariages ? Cela ne m’étonnerait pas. D’ailleurs, dans ce pays-ci, le mariage n’est guère qu’une expérience, à cause de la facilité des divorces. On me parlait, il y a quelque temps, d’un couple qui se trouvait gêné par certaines clauses du contrat de mariage. On alla trouver un homme de loi. Celui-ci examina attentivement le document en question : il était parfaitement en règle.
— Je ne vois qu’un seul moyen de remédier à la situation, leur dit-il : divorcez ! Le contrat se trouvera annulé ; vous pourrez ensuite en faire un autre à votre guise.
Le conseil était excellent, on le suivit immédiatement. En moins d’une heure, on fut divorcé, puis remarié !
CHAPITRE vii
Lundi 24 octobre. — Ce matin, dès cinq heures, Raymond est parti avec deux ou trois hommes pour aller chercher les chevaux arrivés hier. Il y a, autour de la maison, un parc de cent ou cent cinquante hectares, entouré de ronces artificielles (barbed wire). C’est là qu’on conserve les chevaux qui ne sont pas encore marqués, ou ceux qu’on veut garder à sa disposition. Seulement, on en a tant usé qu’il n’y a presque plus d’herbe. Aussi va-t-on commencer à les marquer dès aujourd’hui ; mais, en attendant, il faut les mener manger dans la vallée, sous la surveillance d’un homme. Je me lève un instant pour les voir défiler sous mes fenêtres. Un cow-boy marche en tête, grelottant sur sa selle, les pieds enfoncés dans ses grands étriers de bois ; les chevaux se pressent derrière lui, les juments protégeant leurs poulains et les rappelant d’un petit hennissement très doux quand ils s’éloignent. Il fait un froid terrible le thermomètre marque −18 ° centigrades. J’entends la neige qui crie sous les pieds. Les pauvres bêtes vont avoir bien de la peine à déblayer le buffalo grass. Quand on pense aux soins qu’on se croit obligé de donner aux chevaux, chez nous, on se demande comment ceux-ci peuvent vivre dans de pareilles conditions.
Du reste, en ce qui concerne les trotteurs, il n’y a pas longtemps que l’expérience est faite. Je suis assez disposé à croire que la bande que nous venons d’acheter est la première qui ait été élevée en ranch. D’ordinaire les trotteurs sont au contraire extrêmement soignés.
Ce genre de chevaux est à peine connu chez nous, car notre public ne s’intéresse presque pas aux courses de trot. C’est le contraire qui a lieu ici. Il y a maintenant aux États-Unis, un peu partout, mais surtout dans le Kentucky et en Californie, des établissements très importants consacrés à l’élevage du pur sang. Il existe un stud-book américain, et bon nombre de sociétés organisent chaque année des courses au galop ; mais le gros public américain ne semble pas s’y intéresser. Le sport national par excellence, c’est la course au trot.
Autrefois, les chevaux qui y prenaient part étaient simplement des animaux chez lesquels on avait reconnu, à l’usage, des qualités exceptionnelles qu’on avait ensuite développées par l’entraînement. On ne savait généralement rien de leurs origines. Mais, petit à petit, les éleveurs ont opéré par voie de sélection, et il s’est formé dans chaque région de véritables races de trotteurs ayant des caractères bien distincts, et dont les produits ont une supériorité tellement incontestable que, bien qu’il n’y ait pas de règlement qui proscrive les autres, il n’y a, en réalité, jamais qu’eux qui prennent part aux concours. Les principales sont les Hambletonians, les Mambrinos, les Clays, les Morgans et les Pilots.
Je disais, tout à l’heure, que ces races avaient les origines les plus diverses. Il paraît certain qu’une ou deux au moins provenaient de percherons. On ne s’en douterait guère maintenant, car depuis quelques années toutes ont reçu une telle infusion de sang anglais que leurs caractères distinctifs sont devenus presque insensibles, et je crois même qu’elles finiront par ne plus former qu’une seule race.
Qu’il soit Hambletonian, Clay, Morgan ou Mambrino, le trotteur de nos jours est un animal à longues jambes et à long dos, peu gracieux, mais dont les performances sont vraiment extraordinaires. Dans les courses au galop, on ne se préoccupe guère que des résultats relatifs. Il est rare qu’on prenne note du temps dans lequel la course a été courue. Dans les courses au trot, il n’en est pas de même. À la rigueur, les chevaux peuvent très bien ne pas courir ensemble. On leur fait parcourir un mille : on note très exactement le temps employé, et la comparaison des résultats, le record, indique le vainqueur. Ces usages permettent de se rendre compte très exactement de la valeur relative de chevaux de régions différentes, et mieux, d’époques différentes : en d’autres termes, ils donnent des indications très précises sur les résultats de l’élevage.
Or l’examen des registres où sont consignées ces observations montre que les progrès accomplis dans cette voie sont extraordinaires. Le parcours est toujours d’un mille (mille six cent cinquante mètres). Le record d’un cheval, c’est le temps qu’il met à faire le mille. Il y a cinquante ans, très peu de chevaux avaient un record de trois minutes. Maintenant, un animal qui n’aurait pas au moins cette vitesse ne serait pas considéré comme méritant le titre de trotteur. Il a été constaté qu’à la fin de la campagne 1886-1887, il y avait aux États-Unis deux mille huit cent quarante-sept chevaux ayant un record égal ou inférieur à 2m,30s : deux cents en ont un de 2m,20s. Voici du reste un tableau qui montre combien les progrès ont été réguliers. Je l’extrais d’un livre très intéressant publié par le directeur du Breeders Gazette de Chicago, M. Saunders. Ce tableau indique les vitesses moyennes obtenues sur l’hippodrome de Buffalo (New-York), l’un des plus importants des États-Unis, pendant une période qui s’étend de 1866 à 1884.
1866.... | 2m,33s 1/2 | 1878.... | 2m,21s 1/2 |
1867.... | 2m,29s 1/4 | 1881.... | 2m,20s 3/4 |
1872.... | 2m,26s | 1884.... | 2m,21s 1/4 |
1875.... | 2m,25s 1/2 |
On a donc perdu un peu, de 1881 à 1884. Cela pourrait faire croire que le record de 1881, 2m,21s 3/4, était un nec plus ultra. Il n’en est rien cependant. J’ai dit plus haut qu’en 1886 il y avait plus de deux cents chevaux ayant un record de 2m,20s ; on a fait encore mieux. L’année dernière, j’ai vu, à Chicago, Oliver K. gagner avec un record de 2m,17s. À New-York, aux débuts de la campagne 1887, plusieurs chevaux ont atteint le record de deux minutes : on parle même d’un Morgan qui l’aurait légèrement dépassé. C’est à se demander où l’on s’arrêtera, et si, comme Calino le remarquait des dépêches télégraphiques envoyées de l’est à l’ouest, les trotteurs américains ne finiront pas par arriver avant d’être partis.
Il ne faudrait pas croire que les chevaux qui obtiennent ces vitesses vertigineuses aient des allures désunies. Elles sont au contraire, très généralement, parfaitement régulières. Quelques-uns, parmi les plus remarquables, vont l’amble, comme nos pas-relevés normands. On prétend même que les plus célèbres trotteurs proviennent du croisement d’une jument ambleuse avec un étalon trotteur. Même lancés à fond de train, il est très rare qu’ils cherchent à se désunir. Ils sentent évidemment qu’ils ne gagneraient rien, sous le rapport de la vitesse, à changer d’allure. Il n’y a du reste pas une différence très sensible entre le train d’une course au trot et celui d’une course au galop. J’entendais l’année dernière, à Chantilly, deux sportsmen très connus parler d’une course, à laquelle nous venions d’assister, comme d’une des plus rapides qui eussent été courues à leur connaissance. J’avais noté le temps employé : je ne me souviens plus bien des chiffres mais je me rappelle avoir calculé que si un trotteur, ayant un record de deux minutes, avait couru avec les chevaux que nous venions de voir, il n’y aurait eu à l’arrivée qu’une centaine de mètres entre lui et le vainqueur.
Rien d’étrange comme l’aspect de ces courses. Le parcours est toujours d’un mille juste : je l’ai déjà dit. Le juge se tient dans une tribune élevée de douze ou quinze pieds au-dessus de la piste. Devant lui, un gros fil de fer est tendu horizontalement, à peu près à la même hauteur, au travers de la piste. Sur une tablette sont rangées des montres à secondes d’une construction particulière, dont la trotteuse se dédouble à volonté, une partie demeurant fixe, et l’autre continuant sa course. Chaque concurrent part, à peu près quand et comme bon lui semble. Au moment où le juge voit passer chaque jockey sous le fil de fer, il pousse le ressort de l’une des montres, et quand le cheval repasse deux minutes à peu près plus tard, on voit d’un simple coup d’œil le temps qu’il a mis à faire le parcours. Les chevaux ne sont jamais montés. Ils sont attelés à ces voitures minuscules munies de roues énormes que tout le monde connaît. On les appelle ici des sulkys. L’homme, assis sur un tout petit siège, est si près de la croupe du cheval qu’il est obligé d’allonger ses deux jambes le long des brancards. Du reste, tout l’équipage a l’apparence la plus grotesque. Pour arriver aux vitesses extraordinaires qu’ils atteignent, les chevaux sont obligés, à chaque foulée, d’envoyer leurs pieds de derrière très en avant de ceux de devant, ce qui les force à marcher les jambes de derrière très écartées. De plus, leurs mouvements sont tellement violents que, malgré cette allure particulière, il faut encore leur mettre des matelassures de tous les côtés ; car, sans cette précaution, les pauvres bêtes se donneraient constamment des atteintes aux endroits les plus invraisemblables.
En outre de ces matelassures, l’équipement d’un trotteur comporte une pièce d’une utilité incontestable, paraît-il, mais qui m’a toujours vivement intrigué, parce que je ne comprends pas très bien comment elle peut agir : je veux parler des toe-weights. On appelle ainsi deux poids en bronze, de forme lenticulaire, qui se fixent sur la partie antérieure des pieds de devant au moyen d’une vis enfoncée dans le sabot. On ne fait jamais trotter un cheval sans lui mettre ses toe-weights : et si on négligeait cette précaution, il paraît qu’il se jetterait par terre presque immanquablement. Pourquoi ? C’est ce que je me suis bien souvent demandé. Je soupçonne que le toe-weight a pour effet, en déplaçant le centre de gravité du pied, de faire que, simplement par la vitesse acquise, ce pied se trouve retomber à plat sur le sol sans que le cheval soit obligé de faire l’effort spécial qu’il fait d’ordinaire dans l’allure du trot pour arriver à ce résultat. Grâce à l’inertie du toe-weight, il économiserait donc un mouvement, tandis que si l’on ne prend pas la précaution de lui en mettre, il arrive un moment où l’allure est si précipitée que les mouvements successifs du membre finissent par s’embrouiller : le cheval, qui a placé la plante de son pied verticalement au moment où il le levait, n’a plus le temps de l’étendre horizontalement pour reprendre le contact avec le sol, et il se jette par terre. Cette explication est-elle la bonne ? Je ne voudrais pas l’affirmer. C’est un problème de mécanique rationnelle à résoudre ; je me contente de le poser. Il y a des gens qui, en pareil cas, n’hésiteraient pas à couvrir vingt-cinq pages de papier de différentielles et d’intégrales : je ne suis pas de ceux-là. La science pure ne m’a jamais passionné. Si je fais jamais courir des trotteurs, je leur mettrai des toe-weights, sans pouvoir en donner la raison démonstrative.
On a beaucoup contesté, très à tort selon moi, l’utilité des courses en France. Un cheval de pur sang n’est pas bon à grand’chose : mais ce sont les bons pur sang qui font les bons demi-sang, et ce sont les bons demi-sang qui font les bons chevaux de service : de sorte qu’on peut dire que tous ceux qui se servent de fiacres bénéficient de l’amélioration que les courses ont amenée dans les races de chevaux. Il en est un peu de même pour les trotteurs américains. En cherchant à produire un cheval qui fasse le mille en deux minutes, un éleveur en produit cinquante qui ne peuvent pas paraître sur un hippodrome, parce qu’ils ne le font qu’en trois minutes. Mais il les vend, et ils deviennent d’excellents chevaux de service ; car, à la condition de n’avoir pas à traîner de trop gros poids, ils conservent leur train d’une manière extraordinaire. Un cheval attelé à un buggy et marchant sur une bonne route fait très bien six lieues à l’heure ; j’ajoute qu’ils se vendent à des prix très abordables : j’en ai vu d’excellents, à Chicago, dont on ne demandait que 1 500 ou 1 800 francs.
Chez les Russes aussi, on s’est beaucoup occupé de ce genre d’élevage : on y a créé notamment la fameuse race Orloff. Les trotteurs orloff valent-ils les trotteurs américains ? Je ne sais là-dessus que ce qu’en disent les Américains. S’il faut les en croire, la supériorité de leurs trotteurs sur ceux des Russes serait incontestable. Non seulement ils font le mille en moins de temps, mais encore, et surtout, c’est quand on veut prolonger la course et faire plusieurs milles que leur supériorité devient très apparente. Enfin les Américains obtiennent chaque année des résultats meilleurs, ce qui prouverait que leur élevage n’a pas dit son dernier mot, tandis que, depuis plusieurs années, celui des Russes semble stationnaire. Du reste, voici encore un tableau que publie M. Saunders, dans son livre sur l’élevage, et qui me semble intéressant.
VITESSE MAXIMUM | VITESSE MAXIMUM | ||
obtenue en russie | obtenue en amérique | ||
Un mille... | 2m,31s | Un mille... | 2m, 9s 1/4 |
Deux milles.. | 5m, 1s | Deux milles.. | 4m,46s |
Trois milles.. | 7m,52s 1/2 | Trois milles.. | 7m,21s 1/4 |
Cinq milles.. | 13m,56s 3/4 | Cinq milles.. | 13m,00s |
Vingt milles.. | 1k8m,53s 1/2 | Vingt milles.. | 58m,25s |
C’est le dernier résultat que je trouve le plus étonnant. Faire vingt milles, c’est-à-dire trente-trois kilomètres, plus de huit lieues, en moins d’une heure, c’est presque aller du train d’une locomotive. Or on connaît cinq trotteurs américains, au moins, qui sont arrivés à ce résultat.
Les documents que j’ai sous les yeux sont d’origine américaine : je l’ai déjà dit. On peut donc les soupçonner d’une certaine partialité. Cependant ils citent des faits qui doivent être vrais et qui semblent établir que les Orloff sont encore inférieurs sous le rapport de la durée. Il paraît que l’Orloff le plus vieux qui ait gagné une course n’avait que douze ans. À cet âge-là, non seulement les trotteurs américains ont encore toute leur vigueur, mais la plupart des trotteurs les plus connus n’ont obtenu leur maximum de vitesse que plus tard, vers quinze ou seize ans. La fameuse jument Gold smith Maid a gagné plusieurs courses quand elle avait vingt ans, et elle venait de courir successivement douze années de suite. Une autre jument très célèbre, Jessie-Pepper, vient d’avoir un poulain. Elle a vingt-neuf ans. Deux autres trotteuses, également très connues, Lucy et Green Mountain Maid, ayant l’une trente, l’autre vingt-six ans, sont encore en plein service. L’entraînement pour les épreuves de trot comporte surtout d’énormes courses au pas : de plus, le cheval est attelé. Cet entraînement doit donc être beaucoup moins pénible et dangereux que celui auquel on soumet les chevaux de galop.
Les chevaux que nous venons d’acheter n’ont pas la prétention de rivaliser avec les étoiles dont je viens de parler. Ils ont cependant une excellente origine, car ce sont des Messenger-Clay : une des variétés de la grande famille clay. Raymond est très pressé de les marquer, car il a peur que quelqu’un d’eux ne s’égare ou soit volé. On a passé toute la matinée à dégager les corrals de la neige qui les encombre, opération qui a été singulièrement facilitée par le dégel, qui s’est établi tout d’un coup. À cinq heures, ce matin, le thermomètre marquait −18 °, à midi il en marque +12 ; il fait un soleil splendide, et de tous les côtés de petits ruisseaux descendant des collines s’acheminent vers le creek.
Après le déjeuner, je monte à cheval pour accompagner Raymond et deux hommes qui vont chercher le troupeau. Nous le trouvons à deux milles du ranch, dans le fond de la vallée. C’est le gars Sosthène qui est de garde, monté sur un poney blanc si petit que ses pieds traînent presque dans la neige. Les chevaux sont en train de manger. Comme je suis moi-même à cheval, ils me laissent approcher sans se déranger, et je peux tout à mon aise les voir opérer. La nourriture qu’ils recherchent de préférence, dès qu’il fait froid, c’est le buffalo grass, une petite herbe toute courte qui, de loin, ressemble à de la mousse et pousse par larges plaques. C’est évidemment leur odorat qui les guide, car on les voit chercher, le nez à terre, puis ils grattent la neige avec le pied, et quand la pointe de l’herbe apparaît, ils achèvent de la dégager avec les lèvres. De malheureuses bêtes qui sont obligées de faire tout ce travail pour se procurer à manger devraient n’avoir que la peau et les os. Elles sont cependant dans un état superbe : leur poil, heureusement déjà long, est luisant comme si elles étaient pansées.
Elles se laissent réunir par les boys sans trop de difficulté, puis on les pousse lentement dans la direction du corral. J’ai déjà décrit ces grandes enceintes qui rendent tant de services dans les ranchs. Nous en avons quatre de dimensions différentes qui communiquent les uns avec les autres. Dans le plus grand, qui a cent pieds de diamètre, on garde les animaux qui attendent leur tour de passer dans un autre plus petit où se fait la marque.
On commence par les poulains. Il faut d’abord les séparer de leurs mères, ce qui n’est pas commode. Enfin ils sont tous dans un des petits compartiments du corral. On ouvre la porte qui le fait communiquer avec celui où doit se faire la marque. Elle a, à peu près, la grandeur et la forme de la piste d’un cirque. Au milieu se tient l’un des boys, à cheval, debout sur ses étriers ; il fait tourner autour de sa tête le lasso en cuir tressé dont l’extrémité est fixée au pommeau de sa selle. C’est une jolie petite pouliche noire qui est entrée la première en bondissant des quatre pieds, comme un chevreuil. Aussitôt la boucle du lasso est venue s’enrouler autour de son col. Elle saute en arrière, le nœud se serre, ses naseaux se gonflent, elle tombe comme une masse. On lui lie aussitôt les pieds, on lui applique le fer rouge sur l’épaule et on l’envoie rejoindre sa mère, qui, pendant l’opération, a deux ou trois fois essayé d’escalader les barrières pour venir la rejoindre. C’est une magnifique jument noire qui doit être une bien bonne poulinière, car elle est suivie d’un yearling et d’un poulain de deux ans.
On a bien vite terminé la marque des poulains. On passe ensuite aux chevaux : mais alors se présente une grande difficulté. D’ordinaire, quand on veut abattre un cheval, on le force à prendre le galop : puis on lui lance le lasso de telle sorte que la boucle arrive horizontalement, et tout près de terre, au moment où les
sol, ils s’engagent dans le nœud, qu’on resserre brusquement ; deux ou trois hommes s’attellent alors à la corde, l’animal fait des bonds énormes, interrompus quelquefois par une culbute complète ; puis il finit par tomber sur le flanc : mais il est impossible d’opérer de la sorte avec des trotteurs qui n’ont jamais qu’une jambe en l’air à la fois.
Heureusement, Raymond a, dans ce moment, un boy merveilleux. C’est un garçon d’une trentaine d’années, nommé Harvey, qui la réputation d’être le meilleur roper (jeteur de lasso) du pays. C’est lui qui nous a tirés d’affaire. Il a été vraiment étonnant. On faisait entrer chaque cheval, qui, effrayé, se mettait à trotter en rond autour du corral, cherchant une issue. Harvey, debout au centre, ne le quittait pas de l’œil. Il suffisait que l’animal fit une simple foulée de galop pour qu’il fût pris. Plusieurs fois même, ne pouvant pas trouver une seule irrégularité dans leur trot, il eut recours à un autre moyen. Il laçait un pied, puis, sans faire force sur le lasso, il attendait. Au bout d’un instant, le cheval s’arrêtait. Alors, d’un coup sec du poignet, il faisait une boucle par terre, devant l’animal, qui était pris du moment qu’il y mettait son second pied.
Comment de malheureuses bêtes, ainsi traitées, ne se cassent-elles pas les jambes ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais. Il y en a qui sont tellement énergiques qu’elles se relèvent deux ou trois fois, bien qu’ayant les pieds de devant attachés, retombant par terre comme des masses. Cependant il n’y a presque jamais d’accident sérieux.
En général, et quoi qu’on en dise, les cow-boys se servent assez maladroitement de leurs lassos. Je n’en ai jamais vu aucun qui fut comparable à Harvey. Il est tellement gracieux quand il opère que je suis resté plus de deux heures, les pieds dans la neige, sans me lasser d’admirer ses petits talents. Comme tous les grands artistes, il a voulu varier ses effets. Il y a dans la bande une douzaine de chevaux dont on a commencé le dressage ; ceux-là se laissent approcher et même brider sans difficulté. Pour les abattre, Harvey a employé un procédé que je trouve merveilleux. À Paris, les vétérinaires ont des bascules qui leur permettent d’abattre les chevaux sans le moindre danger. Mais il n’y a pas un propriétaire qui n’ait eu un moment d’angoisse en voyant opérer les vétérinaires de campagne, car ceux-ci n’ont pas les mêmes ressources et sont obligés d’employer les entraves. C’est pour ces propriétaires que je veux décrire par le menu le procédé d’Harvey. En ce qui me concerne, je suis bien décidé à ne jamais en laisser employer un autre quand il s’agira de mes chevaux.
Voici donc comment il s’y est pris. Il mettait au cheval un licol muni d’une corde longue de trois ou quatre mètres. Puis il faisait un nœud à la queue de l’animal. Si la queue était trop courte, il faisait avec une ficelle une forte ligature au bout des crins. Il passait ensuite le bout de la corde au dedans de ce nœud et tirait à lui. Le cheval se trouvait aussitôt plié en deux, le nez au bout de la queue. Il le faisait alors tourner sur lui-même. Le mouvement ne tardait pas à s’accélérer, et, en moins de deux minutes, le cheval se couchait de lui-même sur le flanc, les jambes allongées ; il ne s’abattait pas, il se couchait très doucement, je le répète ; j’ai vu faire cette opération douze ou quinze fois : elle a toujours réussi.
Ces hommes sont réellement d’une adresse merveilleuse. J’ai lu dernièrement dans le Live stock journal la description d’une fête à laquelle j’aurais bien voulu assister. Les ranchmen des environs de Chayenne, voulant probablement encourager parmi leurs cow-boys la pratique du lasso, ont eu l’idée, le mois dernier, d’organiser ce qu’ils ont appelé un cow-boy tournament, un tournoi de cow-boys. On avait construit un grand cirque dans lequel on s’est livré aux exercices les plus variés. L’un d’eux devait être particulièrement intéressant. On introduisait dans l’arène une cinquantaine de chevaux, les plus vicieux qu’on avait pu trouver. Un cow-boy arrivait à pied, portant sa bride, sa selle et son lasso ; on lui désignait, au hasard, l’un des chevaux, et il fallait qu’en moins d’un quart d’heure il fût sur son dos, après l’avoir au préalable, et à lui tout seul, abattu, bridé et sellé. C’était un véritable tour de force. Plusieurs cependant ont réussi.
Cet Harvey m’intrigue beaucoup. J’ai eu ce soir, après dîner, une longue conversation avec lui. Il a un ton et des façons qui sembleraient indiquer qu’il n’était pas destiné à devenir un cow-boy. Il doit y avoir un mystère quelconque dans sa vie. Je n’ai rien pu tirer de lui relativement à ses antécédents. Il dit seulement qu’il est né dans le Texas et qu’il n’a pas quitté la Prairie depuis l’âge de quinze ans. Il parle couramment la langue des Sioux et celle des Pawnies. Il est teetotaler, ce qui est bien rare parmi les hommes de sa profession. Je lui ai proposé un verre de sherry ; il l’a refusé obstinément.
« Autrefois, m’a-t-il dit, je buvais du whiskey ; je dois en avoir bu des tonneaux ; mais je me suis juré à moi-même de ne plus jamais boire d’alcool. Cela vous fait faire des choses qu’on regrette trop. »
Il porte toujours un superbe revolver monté en argent. Il a dû s’en servir mal à propos. Avant de venir ici, il a travaillé pendant quelques mois sur le ranch du fameux Buffalo-Bill, qui se trouve à une centaine de milles dans le Sud. Il n’a pas l’air d’avoir conservé un bien bon souvenir de ses rapports avec lui. He is a fraud ! dit-il. Nul n’est prophète dans son pays. Avant d’être consacré grand homme par les Anglais, Buffalo-Bill n’était pas un bien grand compagnon dans le sien. De son vrai nom, il s’appelait Bill-Cody et exerçait la profession de chasseur et d’Indian Scout, c’est-à-dire qu’il servait de guide aux troupes dans les guerres contre les Indiens. Quand on construisit le chemin de fer du Pacifique, la compagnie avait fondé dans tous ses ateliers des cantines pour nourrir ses ouvriers. Cody eut la fourniture de la viande qui s’y consommait. Dans ce temps-là, il y avait encore beaucoup de buffles, et les bœufs, au contraire, étaient assez rares et se payaient en conséquence. Cody ne fournit que des buffles, qui ne lui coûtaient qu’un coup de fusil. De là son nom. Quand le chemin de fer fut construit, il ne restait pas beaucoup de buffles dans la Prairie, mais Cody avait mis de côté une assez jolie somme. Il l’employa à acheter un ranch, dans lequel il perdit à peu près tout ce qu’il avait gagné. Il se lança alors dans la politique et acquit bientôt la réputation d’être un admirable agent électoral. C’est à lui que la plupart des hommes d’État du Nébraska doivent leur élection. Opérait-il pour l’amour de l’art ? Personne ne l’a jamais cru. Ce n’est guère d’ailleurs dans les habitudes des agents électoraux, pas plus dans le Nébraska qu’ailleurs.
Toujours est-il qu’il y a trois ou quatre ans, se trouvant de nouveau à la tête d’une somme assez rondelette, il eut une idée lumineuse. Il ramassa une vingtaine des cow-boys les plus débraillés qu’il put trouver dans le pays. Il y en a deux notamment : Bill-Bullock et Bill-Clayton, dit Jerking-Bill, qui étaient la terreur de tous les bars de Buffalo-Gap et de Rapid-City. Il s’assura également des services de trois ou quatre cow-girls. L’une d’elles, Annie Duffy, habitait non loin d’ici avec sa mère, une veuve qui a un petit ranch sur la Platte. Il enrôla aussi quelques Sioux Chayennes et Ogalallas. Le matériel de la troupe se composait d’une trentaine de poneys et d’une des vieilles diligences qui faisaient le service entre Pierre et Deadwood avant que le chemin de fer fût établi. Bêtes et gens arrivèrent un beau jour en Angleterre, au commencement de la saison. Depuis deux mois, les murs de Londres étaient couverts d’affiches annonçant que le célèbre Buffalo-Bill, la terreur des Prairies, avait bien voulu consentir à laisser respirer le petit nombre d’Indiens qu’il n’avait pas encore massacrés, pour venir se montrer, lui et sa troupe, au public anglais. Un immense terrain avait été disposé dans un faubourg de Londres pour le recevoir.
On y courut. Bill-Cody est, paraît-il, un très bel homme. Une foule de misses anglaises en devinrent éperdument amoureuses. Elles lui envoyaient des lettres incendiaires et ne manquaient pas une de ses représentations. Il fut obligé de faire savoir qu’il ne donnerait plus de mèches de ses cheveux, sans quoi il ne lui en serait pas plus resté qu’à tous les Indiens qu’il avait scalpés. Ses cow-boys eurent également un vif succès. Une demoiselle se sauva de chez ses parents pour venir vivre avec l’un d’eux. Quant aux cow-girls, tous les journaux affirmaient que ces vestales refusaient journellement les plus grands partis de l’Angleterre.
Le spectacle par lui-même ne signifiait pas grand’chose. Cow-boys et cow-girls se livraient d’abord à quelques exercices variés, tels que tir à la cible, lancement du lasso, etc. ; ensuite commençait le drame ! Une diligence arrivait sur la piste. Les Sioux, couverts de leur peinture de guerre et poussant des cris horribles, s’élançaient à sa poursuite, s’emparaient des voyageurs et commençaient à les soumettre aux tortures les plus savantes mais les « gallants » cow-boys arrivaient à leur tour ; les Sioux étaient naturellement vaincus, et tout se terminait par un grand défilé et quelques feux de Bengale.
Ce qu’il y a de plus drôle et ce qui montre l’extraordinaire badauderie de nos chers voisins, c’est que Buffalo-Bill devint absolument le lion de la saison. On l’invitait à dîner partout, et les lettres d’invitation envoyées aux autres convives portaient en vedette : To meet Buffalo-Bill ! Le prince de Galles lui donnait des poignées de main toutes les fois qu’il le rencontrait, et quand la princesse de Galles venait à ses représentations, elle prenait son bras pour retourner à sa voiture. Sa fille était restée au ranch. Il la fit venir, et il n’y eut plus de garden-party élégant qui ne fût honoré de la présence de Mlle Buffalo-Bill !
Rien ne manqua à sa gloire ! Elle traversa même l’Océan ; et les citoyens proéminents du Nébraska, qui jusqu’alors n’avaient pas pris Bill-Cody bien au sérieux, sentirent si bien que cette gloire rejaillissait sur eux et sur leur pays, qu’un beau jour le journal officiel de l’État annonça sa nomination au grade de colonel dans la milice et aux fonctions d’aide de camp du gouverneur ! Je crois que la célébrité de M. Franconi date du temps de la Restauration. Supposez que ce despote qui avait nom Charles X se fût avisé de le nommer caporal. Avec quelle vertueuse indignation les Manuels de MM. Compayré et Paul Bert ne signaleraient-ils pas aujourd’hui à la postérité une si odieuse prostitution des fonctions publiques : triste conséquence de la corruption inhérente à un gouvernement monarchique et impossible sous un gouvernement républicain !
Ce soir, il s’est produit un incident. Après le dîner, nous étions encore réunis dans la salle à manger, fumant au coin du feu, quand tout à coup nous entendons un tapage épouvantable partant de la grande pièce où mangent les hommes. Nous y courons. Tous les meubles avaient été rangés le long des murs, et deux Indiens exécutaient gravement une danse de guerre qui me sembla tout d’abord avoir une grande affinité avec la gigue anglaise. Les deux Indiens étaient simplement deux cow-boys, Billy Ackley et Dutch Gus, qui, entendant leur ami François se plaindre de n’avoir pas encore vu un seul Peau-Rouge, avaient voulu lui ménager cette petite surprise. Ils étaient du reste admirablement grimés. Billy Ackley surtout était superbe. Tout s’est terminé par une distribution de wiskey.
30 octobre. — Me voici dans le pullman-car qui va me ramener à Chicago. C’est le même qui m’amenait il y a quelques semaines avec mes trois docteurs. Ils sont déjà de retour en France. Leurs lettres, datées du Havre, me sont arrivées hier au moment où j’allais partir de Buffalo-Gap.
Il fait un temps splendide. La neige a complètement disparu, ce qui est bien heureux, car mes dernières journées au ranch ont été très occupées. Le matin, Raymond m’emmenait faire de longues courses à cheval. Cet été, un boy a découvert dans un petit vallon une source qu’on ne connaissait pas. Il va falloir y établir une petite maison et y défricher quelques ares de terre, sans quoi un fermier pourrait bien venir s’y établir. Il en est déjà venu huit ou dix qui se sont établis sur les bords du French-Creek, et leurs clôtures menacent d’en barrer le passage à nos animaux. Heureusement, les bords sont encore libres sur une longueur de près d’un mille. On va y établir un des boys qui occupera la place. Les chevaux de la nouvelle bande se montrent très tranquilles. Ils trouvent sans doute que l’herbe est meilleure ici qu’à leur ancien ranch. Un poulain de deux ans s’est fait écraser par une locomotive mais la compagnie paye sans trop se faire tirer l’oreille.
Pendant que Raymond, general menager, traite ces graves questions, ses camarades ne sont pas inactifs. On s’est laissé surprendre par les premiers froids : on ne sera pas surpris par les seconds. Tous les matins, Def… part pour la forêt avec deux hommes et trois chariots, et il en rapporte des troncs de sapin qui sont destinés à s’en aller en fumée à travers la cheminée. Toutes les forêts de ce pays-ci ont été brûlées à une époque quelconque ; et, à la suite de ces incendies, il reste toujours d’énormes souches hautes de dix ou quinze mètres, à moitié carbonisées, mais qui restent debout. Ce sont celles-là que l’on préfère pour le chauffage.
Pendant ce temps-là, M… prend très au sérieux ses fonctions de maîtresse de maison. Les sacs de farine et les boîtes de conserves s’accumulent dans le grenier. Le cellier est bourré de pommes de terre : les navets, les choux et les carottes sont mis en silos. Naturellement, la gelée de l’autre jour n’a rien laissé dans le jardin. C’est bien dommage, car il y avait encore des masses de melons merveilleux et de potirons délectables. Ils font maintenant la joie de Marat et de son intéressante famille.
Dans ce singulier pays, les poules exigent aussi des soins spéciaux. Elles gèlent dans leurs poulaillers, pendant l’hiver. Il faut leur creuser de petites caves où elles se réfugient pendant les grands froids : et malgré cette précaution, presque toutes perdent leur crête. On ne se figure pas quelle étrange figure cela donne aux coqs.
Les deux gars ont été mis en demeure de dire s’ils voulaient rester ou s’en retourner au pays. Le gars Leboucq, consulté le premier, a déclaré « que ben sûr c’était un pays ousqu’il n’y avait guère de cidre, mais que c’était un bon pays tout de même et qu’il resterait tant qu’on voudrait avec ces messieurs ». Il a même demandé si l’on ne pourrait pas faire venir son frère, qui lui a écrit pour lui dire qu’il voudrait « ben venir aussi ».
Il paraît qu’autrefois, du temps de Robert Guiscard, les gars normands aimaient beaucoup les voyages : mais ce goût-là leur avait bien passé. Il y a trois ou quatre ans encore, les Américains avaient toutes les peines du monde à trouver quelques gars qui consentissent à accompagner leurs chevaux plus loin que le Havre. J’éprouvais moi-même quelques difficultés à en trouver. Maintenant j’en aurais cinq cents en deux jours, rien que dans quatre ou cinq cantons, si je les voulais. Quand je suis dans le pays, il en vient tous les matins qui me demandent de les emmener. Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’ils commencent à faire des voyages pour leur propre compte. J’ai découvert cela l’autre jour.
Un de nos fermiers me faisait voir son écurie. On ne se figure pas, à moins de les avoir vues, ce que sont maintenant les écuries de certains fermiers percherons. Dans une seule ferme, près d’Alençon, on m’a montré une fois cent quatre-vingt-quinze chevaux, dont bien peu valaient moins de 3 000 francs. Le fermier a 42 000 francs de fermages, et il m’a avoué qu’il faisait chaque année de 15 000 à 20 000 francs de réclame dans les journaux de Chicago. Il a commencé avec presque rien et porte toujours la blouse. Un autre m’a avoué que, depuis qu’il fait ce métier, il avait déjà été obligé de donner plus de 200 000 francs de pourboires aux interprètes des Américains.
L’exploitation de maître Magloire F… est moins importante, cependant il a toujours en moyenne une trentaine de chevaux. Je fus donc assez surpris de voir beaucoup de stalles vides.
— Oh ! oh ! dis-je, il paraît, maître Magloire, que vous avez déjà livré bien des chevaux.
— Mais non, monsieur le baron je n’en avons mé point livré ! Je n’avons point pu nous entendre avec ces messieurs Américains ! Alors le gars Cénéry, — le gars Cénéry, c’est son fils, — le gars Cénéry, il a entendu dire que les chevaux se vendaient bien dans ce moment-ci, là-bas en Amérique, dans un pays dont je ne savions point le nom, mais j’allons vous le montrer : je l’avons par écrit ; il est parti, il y aura demain huit jours, avec six chevaux. Il pense revenir dans quatre ou cinq mois ! Ah ! il a ben de la sortie, le gars Cénéry ! J’étions point comme lui à son âge !
Un instant après, il me montrait ce petit bout d’écrit : le pays où son fils, un garçon de vingt-deux ans, était allé au petit bonheur, sans autre renseignement qu’un bruit recueilli sur un champ de foire, c’était Buenos-Ayres !
Ce qu’il faut noter, c’est que ces voyages ont une excellente influence sur tous ces jeunes gens. Cela leur ouvre l’intelligence ; ils voient ce que c’est qu’une vraie république et reviennent tous réactionnaires enragés.
Le gars Sosthène s’est exprimé à peu près dans les mêmes termes que son compagnon. Cependant une de ses sœurs se marie en novembre, et il voudrait bien aller à la noce. Il est donc décidé qu’il va repartir : je crois qu’il s’est laissé effrayer par le froid de l’autre jour. J’avoue que je le comprends jusqu’à un certain point, et que je ne conçois pas comment les cow-boys peuvent y résister. Raymond me disait que, l’année dernière, il avait eu un jour l’imprudence d’approcher un clou de ses lèvres : il fut obligé d’arracher la peau quand il voulut le retirer. Lorsqu’on bride un cheval, il faut mettre le mors pendant quelques instants dans de l’eau chaude avant de l’introduire dans la bouche. Il n’est pas très rare de voir des cow-boys mourir de froid. Jusqu’à −30 °, ils continuent leur service ; mais quand le thermomètre descend plus bas, personne ne sort plus. Les animaux se tiennent immobiles au fond des vallées, ne cherchant même plus à manger. Ils vivent de leur graisse. Aussi ceux qui sont maigres au commencement de l’hiver meurent-ils infailliblement.
Du reste, ce n’est pas seulement dans le Far-West qu’on a à supporter des températures aussi invraisemblables, c’est dans tout le nord des États-Unis. Un de mes camarades, commandant un transatlantique, me racontait que, l’an passé, il arriva en rade de New-York un jour qu’il faisait très froid. Il alla chercher le mouillage auquel on attend la visite de la santé. Arrivé à son relèvement, il commande : « Mouille ! » L’ancre ne tombe pas. Pendant la nuit précédente, il y avait eu du gros temps : les embruns tombés sur le bossoir s’étaient congelés : il fallut casser à coups de masse deux ou trois tonnes de glace pour que l’ancre, qui pèse certainement mille ou douze cents kilogrammes, glissât sur son plan incliné.
Les malheureux fermiers, nos voisins, qui demeurent le long du French-Creek et de Lame-Johnny-Creek doivent, eux surtout, souffrir cruellement dans leurs maisons ouvertes à tous les vents. Chaque matin il en passe quinze ou vingt devant notre porte, allant chercher leur provision de bois dans la forêt. La plupart demeurent à vingt-cinq ou trente kilomètres. Il leur en faut au moins une trentaine de chariots, car ce bois brûle étonnamment vite, et dans ce pays-ci la charge d’un chariot est bien petite. Ils sont donc obligés de consacrer près d’un mois de leur travail, c’est-à-dire de leur revenu, rien qu’à l’acquisition de leur combustible. Comment peuvent-ils se tirer d’affaire ?
Du reste, plus j’étudie ce pays-ci et plus j’acquiers la conviction que la réussite d’un émigrant qui vient s’y établir avec peu ou point de capital, pour faire de l’agriculture, est purement et simplement une affaire de chance. Si la localité dans laquelle il a pris sa préemption devient importante ; si, pour une cause ou une autre, la population y afflue, il se trouvera quelque compagnie ou quelque spéculateur qui lui donnera un bon prix de ses terres pour les réunir à d’autres et en faire une grande propriété, ou pour y bâtir une ville. Mais, en attendant, il n’aura fait que vivre, et vivre d’une façon très précaire, si les années sont passables ; si elles sont mauvaises, il y a gros à parier qu’il ne pourra pas tenir ; il empruntera à 18 pour 100, et, un beau jour, il sera obligé de partir. Il n’en était pas de même il y a quelques années, mais avec les prix actuels des produits agricoles, un petit propriétaire ne peut pas vivre.
J’en ai encore eu la preuve l’autre jour. C’était le lendemain du dégel. Il avait « chu de l’ieau » pendant la nuit, comme on dit en Normandie, et la neige était presque fondue. Dans l’après-midi, j’eus la fantaisie d’aller chasser. Je descendis la vallée pendant deux ou trois milles, et puis, attachant mon cheval à un buisson, je me mis à battre les fourrés qui sont sur le bord du creek. Il paraît que le froid a fait revenir les poules de Prairie, car en moins de deux heures, mon chien en a fait lever huit ou dix compagnies, et j’ai pu faire une assez jolie chasse. Je me disposais à revenir, quand j’ai vu un homme à cheval qui arrivait sur l’autre rive du ruisseau, dans lequel il y a pas mal d’eau dans ce moment-ci. Il poussait devant lui deux vaches et un veau, et cherchait à les faire passer de mon côté. La première ne fit pas de difficulté. Mais, à peine entrée dans l’eau, la seconde, celle qui avait le veau, parut tout à coup changer d’avis : elle remonta tout à coup sur la berge et partit au galop dans la direction par laquelle elle était venue. Voyant l’embarras de son conducteur, je lui fis signe que je me chargeais de garder celle qui était de mon côté et qu’il pouvait courir après la fugitive.
Quelques minutes se passèrent. Mon tête-à-tête avec ce quadrupède commençait à se prolonger et je me demandais si je n’allais pas me décider à lui fausser compagnie, quand l’homme reparut sur l’autre rive avec sa vache, qui cette fois se décida, sans trop se faire prier, à passer l’eau. L’homme vint à moi aussitôt :
— Thank you very much, sir ! much obliged (grand merci) me dit-il en me saluant.
Cette politesse m’étonna. En Amérique, on se rend parfois service, mais on ne se remercie jamais. À ce moment, un troisième cavalier survint. C’était Sam Bunker, le herder, qui rentrait de sa tournée.
— Tiens ! dit-il en voyant mon compagnon, le gouverneur ! Comment cela va-t-il, gouverneur ? Il y a bien un an que je ne vous avais vu ! Et la veille femme ?
— Merci, Sam, cela va bien ! la vieille femme aussi !
Je crus pouvoir interrompre ces touchantes effusions.
— Ah ! dis-je à mon tour, vous êtes le père de Sam. Est-ce que vous êtes Américain ?
— Non, monsieur : je suis Anglais. Sam est depuis longtemps dans le pays. Il a émigré quand il n’avait que quinze ans. Moi, je n’y suis que depuis trois ans !
— Et qu’est-ce que vous faisiez en Angleterre ?
— J’étais garde, monsieur, chez le colonel sir Harry P…, à trente milles de Londres.
— Est-ce que vous ne vous trouviez pas bien chez lui ?
— Oh ! si, monsieur. J’avais vingt-cinq shillings de gages par semaine, une très jolie maison, autant de lapins que j’en voulais : nous avions une chasse superbe. On a tué jusqu’à six mille faisans dans la saison. Tous les invités de mon maître me donnaient des pourboires. Il y a des années où j’en ai reçu pour plus de cinquante livres !
— Et pourquoi diable êtes-vous venu ici ?
— C’est Sam qui m’a décidé à venir le rejoindre j’avais quelques économies. Il m’a persuadé de venir prendre une ferme à Point-of-Rocks.
— Et vous avez réussi ?
— Oh, non ! Tenez, voilà tout ce qui me reste de ma ferme et de mes économies : ce sont ces deux vaches. Elles sont bonnes laitières. M. Raymond les a achetées pour le ranch : je viens les lui amener : il me les paye 50 dollars. Ce n’est pas cher, pour deux vaches et un veau !
— Et qu’est-ce que vous allez devenir ?
— J’entre la semaine prochaine à Sioux-City, dans une maison de fous. Comme gardien ! ajouta-t-il en me voyant rire. Je tâcherai de gagner un peu d’argent et puis je retournerai en Angleterre.
Nous cheminâmes pendant quelque temps tous les trois ensemble. Au moment d’arriver à la maison, je remarquai la figure affamée du pauvre père Bunker.
— Monsieur Bunker, lui dis-je, restez donc vingt-quatre heures ici. Vous devez avoir envie de voir votre fils ? Et puis, je crois que mon cuisinier a dû faire deux ou trois pâtés de poule de Prairie pour notre voyage. Vous me ferez le plaisir d’en emporter un de ma part à Mme Bunker.
— Merci bien, monsieur ! Merci beaucoup pour ma femme et pour les petits. Dieu sait qu’il n’y a pas beaucoup à manger à la maison.
Nous étions arrivés.
— Monsieur Bunker, dis-je en descendant de cheval, — il s’était empressé de me tenir l’étrier : jamais pareille idée ne serait venue à son fils, — monsieur Bunker, permettez-moi une question. Est-ce qu’on vous a jamais dit que vous aviez été un imbécile de quitter l’Angleterre pour venir dans ce pays-ci ?… (…You were a fool to come here ? )
— Non, monsieur, m’a répondu M. Bunker en riant beaucoup ; on ne me l’a jamais dit, mais je me le suis souvent dit à moi-même !
Avant de retourner chez lui le lendemain, il a pu voir son fils dans l’exercice de ses fonctions les plus délicates. Il y a quelques jours, un des boys a trouvé un brunco. Le brunco est à peu près aux troupeaux de chevaux ce qu’un maverick est aux troupeaux de bœufs. C’est un animal d’humeur vagabonde qui, ayant trouvé moyen d’échapper à tous les round-ups, ne porte aucune marque et, par conséquent, appartient à qui peut l’attraper. Celui-ci, un assez beau poney de quatre ans, gris de fer, était probablement las de son indépendance, car il s’est laissé lacer et ramener sans trop de difficultés. Mais il semble peu satisfait de son nouveau sort, car depuis qu’il est à l’écurie, il se tient dans un coin de sa stalle, sautant comme une bête fauve sur tous ceux qui veulent s’approcher de lui.
On a commencé son éducation il y a quatre jours, et c’est Sam qui a été chargé de l’initier aux belles manières. J’ai eu la bonne fortune d’assister à cette délicate opération ; je fumais un cigare dans la cour, après mon déjeuner, m’amusant à tirer des pigeons au vol à coups de revolver…, ce qui est le sport favori des habitants de Fleur de Lis, et j’ajoute, pour les personnes sensibles, que s’il est un sport auquel la Société protectrice des animaux puisse donner sa pleine et entière approbation, c’est bien celui-là ; j’étais donc en train de diminuer ma provision de cartouches, sans augmenter sensiblement les ressources du garde-manger, lorsque j’ai entendu dans l’écurie un tapage épouvantable. J’y courus. C’était l’éducation du brunco qui commençait. On l’avait abattu dans sa stalle en lui entravant les jambes, et malgré une défense héroïque, on était déjà parvenu à lui passer un mors. Pour la selle, ce fut encore plus difficile. Cependant on en vint à bout. On le traîna alors dans la cour, où quelques coups de stock whip le décidèrent à se relever ; on lui mit ensuite un mouchoir sur les yeux. Sam parvint à sauter sur son dos : puis on retira le mouchoir.
Alors a commencé une scène fantastique. Le cheval mettait sa tête entre ses deux jambes de devant, réunissait ses quatre pieds et bondissait sur place à une hauteur prodigieuse : c’est ce qu’on appelle bucker. Cela dura vingt ou vingt-cinq minutes, pendant lesquelles je me félicitais bien sincèrement de n’être pas à la place de Sam, qui ne faisait cependant pas trop mauvaise figure. À la fin, le cheval s’arrêta net, et puis tout à coup partit comme un trait en descendant la vallée. Deux heures après, il revenait, ayant toujours Sam sur le dos. Il avait fait ainsi trente ou trente-cinq kilomètres sans s’arrêter. Le lendemain on a recommencé : le cheval s’est déjà beaucoup moins défendu. Au bout de trois jours, il était en service. Il est très certain que M. le vicomte d’Aure, M. le comte de Brèves et M. Baucher procédaient autrement quand ils voulaient dresser un cheval. Mais il leur fallait plus de temps pour y arriver. On peut ajouter qu’ils réussissaient mieux. Tous les chevaux de ce pays-ci sont domptés ; mais on sent qu’ils ne sont jamais complètement dressés. L’animal qui paraît le plus doux fait tout à coup une défense folle au moment où l’on s’y attend le moins. D’ailleurs, en voyant Sam Bunker cramponné comme un singe sur le dos de son brunco et lui enfonçant dans le ventre les énormes molettes de ses éperons, je me disais que si l’on traitait de la sorte un cheval de sang, il tuerait certainement quelqu’un ou se tuerait lui-même.
Hier au soir, toute la famille Rogers est venue me faire ses adieux. La mère avait arboré pour la circonstance une certaine robe de soie jaune dont j’ai cru devoir lui faire tous mes compliments. Elle m’a confié que c’était un souvenir de ses beaux jours à Shang-hay. Sa fille s’était également endimanchée : ce qui ne l’empêchait pas de monter son poney sans selle : suivant son habitude. Le père était vraiment trop sale, aussi je l’ai envoyé dîner à la cuisine ; mais j’ai invité ces dames à manger avec nous le dernier dîner de François. Je dois dire qu’il était fort bon. Un potage à la royale a commencé par éveiller l’attention des convives. Elle a été entretenue par des côtelettes d’antilope reposant sur une purée soubise, qu’avait précédée sur la table la célèbre fondue au fromage exécutée d’après la recette des PP. Bénédictins de Belley. Elle a produit son effet ordinaire ! Deux poules de Prairie rôties, entourées d’un cordon d’alouettes, ont supporté les derniers assauts. Toutes ces bonnes choses ont été peu appréciées par la mère Rogers, qui n’a presque rien mangé. « Veau qui tette bien ne mange guère ! » dit un proverbe de chez nous. En se mettant à table, elle a réclamé une bouteille de whiskey et a allumé un gros cigare ; puis elle s’est mise à me raconter ses aventures de Shang-hay et de Hong-kong. Il y avait de quoi faire rougir un gabier de beaupré ! À dix heures du soir, elle avait fumé sept ou huit cigares et bu un bon tiers de la bouteille sans avoir l’air de s’en porter plus mal. Elle et sa fille nous ont alors souhaité le bonsoir ; elles ont remonté sur leurs poneys et sont parties à fond de train pour retourner chez elles par une nuit tellement noire qu’elles ne devaient pas voir la tête de leurs chevaux.
C’est vers midi, ce matin, que je suis parti de Fleur de Lis. J’avais le cœur un peu gros en quittant tous ces braves jeunes gens dont je viens de partager la vie pendant six semaines. Tous les cow-boys sont venus me dire adieu. Sam Bunker est arrivé le premier. Je lui ai offert sa photographie, que j’avais faite deux ou trois jours auparavant. Sa petite figure vieillotte, déjà toute couturée de rides, s’est illuminée.
— Thank you very much, mister baron ! a-t-il dit. I will give it to my sunday girl ! Je la donnerai à ma fiancée.
C’est ainsi que j’ai appris que Sam Bunker avait une fiancée. La malheureuse !
Harvey et les autres se sont contentés de me donner une vigoureuse poignée de main, sans me renseigner sur l’état de leur cœur.
— Hope to see you again, mister baron !
Les reverrai-je jamais ? Cela est bien peu probable, même si je reviens ici. Le cow-boy est un nomade. Un beau jour, il arrive, s’assoit près du feu de la cuisine, et puis, au bout d’une demi-heure, demande si l’on peut l’employer. Si la réponse est négative, il séjourne un jour ou deux et puis disparaît. Dans le cas contraire, il reste quelques mois, et puis, un matin, il vient demander son compte et s’en va, sans donner de raisons. I feel lonesome !
En hiver, beaucoup sont sans place. Ils prennent pension dans quelque ranch, fument et jouent toute la journée. Quelle triste vie mènent ces pauvres diables ! Que peuvent-ils devenir quand ils sont vieux ? Et la vieillesse arrive bien vite pour eux. Sam Bunker a vingt-quatre ans : il a l’air d’en avoir dix de plus que son père, qui en a quarante-huit.
M… et Def… doivent venir passer une partie de l’hiver en France. Je leur donne donc rendez-vous à Paris. Raymond et J… m’accompagnent jusqu’à la gare. Le père Shirwood, en vendant ses chevaux, a affirmé que plusieurs qu’il a désignés avaient déjà été attelés. Nous en essayons une paire, qui effectivement ne fait pas trop de difficultés et nous mène comme le vent.
En arrivant à Buffalo-Gap, dont nous n’avons pas eu de nouvelles depuis plusieurs jours, à cause de la neige, nous sommes frappés de l’aspect extraordinaire qu’elle présente. Les rues de cette importante cité ne sont jamais très animées. Mais, aujourd’hui, elles sont presque désertes. Les citoyens proéminents qui en font d’ordinaire l’ornement ne brillent que par leur absence. Nous en apercevons seulement un ou deux qui, debout sur leur porte, regardent d’un œil effaré un groupe de dix ou douze cow-boys qui, le winchester en travers de la selle, remontent lentement la première avenue, se dirigeant vers la Prairie. Nous allons à l’hôtel après avoir mis nos chevaux à l’écurie. Là nous retrouvons quelques figures de connaissances ; des boutiquiers de la localité : tous colonels, cela va sans dire. Ces messieurs causent entre eux avec beaucoup d’animation. Ils ont l’air très peu rassuré : je demande à l’un d’eux quelle est la cause de toute cette émotion.
— Une affaire bien désagréable, baron ! diablement désagréable ! ajoute-t-il après avoir craché avec une précision merveilleuse dans un crachoir éloigné d’au moins cinq mètres.
— Mais enfin, peut-on savoir ?
— Voilà ! il y a quatre jours, le M. O. N. a payé ses hommes. Quand ils ont eu leur argent, ils se sont grisés, puis ils ont commencé à faire du tapage.
— Il me semble qu’il n’y a là rien de bien extraordinaire.
— Oui, mais attendez ! Vers une heure du matin, ils sont montés à cheval pour retourner au ranch, et avant de s’en aller, ils ont galopé à travers les rues de la ville, en tirant des coups de revolver dans les fenêtres.
— Boys must have their fun ! Il faut bien que la jeunesse s’amuse. S’ils ne dépensaient pas leur argent chez vous, je ne sais pas comment vous feriez pour vivre.
— C’est vrai ! Seulement, il paraît que deux ou trois citoyens se sont fâchés en voyant casser leurs vitres : ils ont tiré sur deux boys qui étaient restés en arrière et les ont tués.
— Oh ! oh ! voilà qui se gâte. Et qui est-ce qui a fait le coup ?
— On ne le sait pas au juste. Sur le moment, on ne s’était aperçu de rien. Ce n’est que le lendemain matin qu’on a trouvé les deux hommes morts. Il y a eu une enquête du coroner, qui n’a pas découvert grand’chose. Mais les boys sont furieux. Il en vient tous les jours une troupe, pour savoir si l’on a découvert le coupable. Le shérif se garde bien d’arrêter personne. La prison est toute neuve ! Si l’on y enfermait, dans ce moment-ci, un prisonnier, on la démolirait pour s’en emparer et le lyncher. D’un autre côté, ils ont dit aujourd’hui que si l’on n’arrêtait personne, ils allaient revenir une de ces nuits, mettraient le feu aux quatre coins de la ville et scalperaient tout le monde ! Et ils sont bien capables de le faire ! Hier au soir, huit ou dix personnes sont déjà parties par le train ! C’est cela qui va donner de la valeur aux terrains ! ajoute douloureusement mon interlocuteur, qui mâche sa chique avec fureur, signe positif de graves préoccupations, dans ce pays.
Je lui ai débité les quelques banalités polies que m’ont semblé comporter les circonstances, et puis je suis allé vaquer à mes affaires, en recommandant bien à Raymond de ne pas envoyer un seul boy du côté de Buffalo-Gap tant que l’émotion ne sera pas calmée. Que les Américains se livrent entre eux au libre jeu de leurs institutions, ils sauront toujours bien se tirer d’affaire : mais si des étrangers s’y trouvaient mêlés en quoi que ce fût, ce sont eux qui payeraient les pois cassés. Du reste, il est facile de deviner ce qui arrivera. On finira par mettre en prison quelqu’un ; puis, une belle nuit, une centaine de cow-boys arriveront ; ils s’empareront de la prison après une résistance simulée du shérif, et pendront leur homme au poteau du télégraphe le plus voisin. C’est toujours ainsi que les choses se passent.
Cependant, il me semble que depuis quelque temps on entend un peu moins parler de lynchages qu’autrefois. Cela tient peut-être à ce que les cities ayant toutes à présent des court houses et des écoles superbes, on se met maintenant à construire partout des prisons très perfectionnées qui rendent plus difficile l’enlèvement des prisonniers. Jusqu’à présent, celles de ce pays-ci se composaient invariablement d’une enceinte de gros pieux de sapin fermée par une porte de coffre-fort et entourée d’un chemin de ronde dans lequel veillait un député-shérif armé jusqu’aux dents. J’ai visité l’année dernière la prison de Deadwood. Elle était construite sur ce modèle. Il n’y avait même pas de plancher. Au moment de ma visite, elle contenait quatorze assassins et un malheureux gamin de douze ans condamné à six mois de prison pour avoir volé un mouchoir dans une boutique. Tout ce monde vivait pêle-mêle, dans un état de saleté épouvantable, sans même avoir un lit de camp pour se coucher.
La plupart de ces braves gens étaient assurément bien peu intéressants. Le juge qui m’accompagnait m’en montra cependant un qui m’inspira une grande pitié. C’était un Indien, de la tribu des Gros-Ventres. Il portait le nom un peu compliqué de Tue son ennemi pendant la nuit (Kill his enemy at night). Il jouissait, paraît-il, d’une honnête aisance, ayant trois femmes et vingt-sept poneys, ce qui constitue, chez les Gros-Ventres, une médiocrité dorée. Il montait sur ses poneys quand il voulait aller à la chasse, battait ses femmes quand il se sentait les nerfs un peu agacés, se comportait d’ailleurs comme un parfait gentleman Gros-Ventre et était aussi heureux qu’on peut l’être dans ce bas monde, lorsqu’un beau jour, ayant sans doute bu plus de whiskey que de raison avec un ami, ils se prirent de querelle et il le tua.
Les anciens de la tribu se réunirent : on écouta les plaintes de la famille du défunt : on entendit la défense de l’accusé, et, tout bien considéré, il fut décidé que l’affaire pourrait s’arranger moyennant une indemnité de douze poneys. Tue son ennemi pendant la nuit s’exécuta galamment : il paya les douze poneys ; il en vendit même un treizième et en employa le prix à donner un immense festin auquel furent conviés les parents de la victime. Tout semblait donc terminé, et Tue son ennemi pendant la nuit se considérait, avec raison, comme étant complètement en règle avec la société des Gros-Ventres la seule probablement dont il se souciât.
Malheureusement pour lui, il avait compté sans une des nombreuses bizarreries des lois américaines. Les shérifs n’ont pas d’appointements réguliers. Ils ont seulement des honoraires. Ainsi l’arrestation d’un criminel leur rapporte une certaine somme : de plus, on leur paye dix sols par mille qu’ils ont fait en poursuivant ledit criminel ; mais, chose assez bizarre, les dépenses du retour sont à leur compte. Au point de vue particulier auquel se placent les shérifs, l’art d’arrêter un criminel est donc assez délicat. Si l’arrestation a lieu tout près de la prison, les honoraires ne valent pas le déplacement. Si on l’arrête au loin, on touche d’assez beaux honoraires, mais ils sont mangés par les frais de retour. Le grand art, c’est de suivre le criminel pendant des jours et des semaines, de lui faire faire une immense randonnée, puis de le rabattre du côté de la prison et de ne le mettre en état d’arrestation que devant la porte de cet établissement. À première vue, il semble difficile de remplir ce programme : cependant cela arrive assez souvent, car les criminels, pour peu qu’ils soient insolvables et qu’ils aient l’espoir de se sauver avant le jugement, se prêtent assez volontiers à cette combinaison, à condition d’avoir une part dans les bénéfices.
Pour Tue son ennemi pendant la nuit, on eut recours à un autre procédé. Un député-shérif se procura un mandat contre lui, puis il se présenta à son wigwam, lui proposa une partie de chasse, l’entraîna dans une « cité », de celle-là dans une autre, on le fit boire et finalement, au bout de quelques jours, le malheureux se réveillait dans la prison de Deadwood pendant que le trésorier du comté réglait la forte note que lui présentait le député-shérif. Puis il reçut la visite d’un avocat, qui commença par se faire donner les quatorze poneys qui lui restaient, à titre de provision. Depuis ce temps jusqu’au moment où je l’ai vu, c’est-à-dire pendant deux ans, on ne s’est plus occupé de lui. Mais le juge qui m’a donné tous ces détails m’a dit qu’un jour ou l’autre on le pendrait probablement. En attendant, le shérif l’emploie à couper le bois qu’il brûle dans son poêle. Il faut convenir que ce pauvre diable doit avoir une bien singulière idée de la justice des blancs[14].
Mais je me suis laissé entraîner hors de mon sujet. J’en étais à parler du régime pénitentiaire dans les Black-Hills.
Je ne sais pas si les choses en sont toujours au même point à Deadwood ; à Rapid-City, on vient d’inaugurer une prison qui me semble bien ingénieuse. On entre dans une grande pièce haute de six ou sept mètres, au centre de laquelle un pivot vertical en fer supporte trois plaques de tôle horizontales, circulaires, de trois mètres de rayon environ, et éloignées l’une de l’autre d’à peu près autant. Des cloisons verticales également en tôle, allant du centre à la circonférence, forment six cellules à chaque étage. Cela a absolument l’air des gaveuses Martin qu’on voit au Jardin d’acclimatation et qui servent à engraisser la volaille. Une grande cage en fer entoure tout l’appareil, qui est si bien équilibré qu’un seul homme agissant sur un treuil peut le mettre en mouvement avec la plus grande facilité. Quand le shérif désire y introduire un nouveau pensionnaire, il amène une cellule vide en face de la seule porte qui existe dans la cage, et une fois cette porte refermée, d’un seul tour de clef il a mis en sûreté tous ses prisonniers.
L’heure du départ approche. La nuit est déjà tombée Raymond, J… et moi, nous nous acheminons lentement vers la gare. Sur le quai, au milieu d’un groupe, deux colonels quelconques, l’un journaliste, l’autre épicier, je crois, sont en train de discuter violemment au sujet des événements qui viennent de se passer : l’un prend le parti des citoyens, l’autre celui des cow-boys. Bientôt ils en viennent aux gros mots : damned scoundrel ! confounded beggar ! Nous les voyons, la figure éclairée par le gros fanal de la station, le corps penché en avant, la mâchoire frémissante comme pour mieux mâcher les injures qu’ils se jettent à la tête. Chacun a la main droite sur son revolver, qu’on devine caché dans la poche du pantalon par derrière, épiant tous les mouvements de l’adversaire pour ne pas le laisser tirer le premier : épiés, à leur tour, par les assistants, qui ne veulent rien perdre de la scène, mais qui veulent avoir le temps de se mettre à l’abri si on commence à tirer ; car les balles vont droit devant elles et entrent souvent dans la peau de gens auxquels elles n’étaient pas destinées.
Je disais tout à l’heure que le lynchage semblait être un peu en décroissance dans ce pays. Les duels deviennent aussi très rares, au moins dans les environs. Dans l’Orégon et dans le Colorado, l’usage s’en est conservé mais la fantaisie la plus grande préside à leur organisation. Dernièrement, les journaux ont parlé d’une de ces affaires. Un certain Hank Vaughan eut une discussion avec un ami. On jugea que l’affaire comportait une rencontre. Les deux adversaires furent mis en présence : leurs mains gauches étaient attachées l’une à l’autre au moyen d’un mouchoir. Chacun avait un revolver dans sa main droite. À un signal donné, ils commencèrent à tirer l’un sur l’autre. Quand on les releva, chacun d’eux avait six balles dans le corps : mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans l’affaire, c’est qu’ils n’en moururent pas. Deux mineurs du Montana ont imaginé une autre combinaison pour régler un différend survenu entre eux. Ils s’assirent sur des petits barils de poudre dont la bonde était ouverte. Chacun, armé d’une barre de fer rouge, cherchait à atteindre la bonde du baril de l’autre. Ils étaient tous les deux complètement ivres, de sorte qu’ils eurent quelque peine à réussir. Finalement un des barils éclata, mettant en bouillie le corps de celui qui était dessus ; mais il survint un incident auquel personne n’avait apparemment songé. L’explosion se communiqua au second baril, de sorte qu’il ne resta plus rien des deux adversaires.
Nous laissons les colonels s’expliquer et allons nous promener à l’autre extrémité de la station, où nous trouvons le P. Mac Glynn, le curé de Rapid, qui a une si belle pelisse en peau de loup gris que je le prends tout d’abord pour quelque grand seigneur esquimau en déplacement. Il a entendu dire qu’un ou deux fermiers catholiques viennent de s’établir du côté d’Œlrichs, à une cinquantaine de milles dans le Sud, et il va vérifier le fait.
— Moi aussi, je suis en tournée de round-up ! dit-il avec son bon rire irlandais.
Tout à coup le train arrive, qui coupe court à la discussion des colonels comme aux explications du révérend. Je n’ai que le temps de serrer la main à mes deux compagnons ; le conducteur crie déjà le traditionnel « All a board ! » je saute sur la plate-forme du car, et nous nous enfonçons dans l’obscurité qui couvre la Prairie.
En commençant ce travail, je le dédiais à tous ceux de mes compatriotes auxquels le dégoût des événements et la désespérance de l’avenir donnent des idées d’émigration. Autrefois, chez nous, personne ne songeait à émigrer, parce que tout le monde se trouvait bien chez soi. En France, il paraît qu’il n’en est plus de même maintenant, car le nombre est grand de ceux qui veulent quitter notre pays, et ce nombre augmente tous les jours. Je parlais de toutes les lettres que je reçois à ce sujet. Le dossier grossit dans des proportions qui m’effrayent. Ce ne sont pas les coquins qui veulent partir. Ils n’y songent pas, car ils n’ont jamais été plus heureux. Ce sont les autres, qui se voient ruinés et qui sentent que le temps est passé où il suffisait du travail et de l’honnêteté pour se relever. L’année dernière, un fermier des environs de Château-Thierry courait après moi jusqu’à Londres pour me conjurer de lui faciliter les moyens de passer en Amérique. Cette année, il y a quelques semaines à peine, je me trouvais au Havre : j’y ai vu un spectacle navrant. Sur le quai, attendant leur tour pour embarquer, il y avait soixante-huit paysans ; je causai avec eux. Ils venaient tous du même canton[15] de la Loire-Inférieure. C’étaient des ouvriers agricoles ou de petits propriétaires qui ne pouvaient plus vivre en France. L’un d’eux, qui avait quatre enfants, avait gagné en moyenne dix sols par jour pendant les quatre derniers mois ! Ils partaient pour le Canada. Six cents autres, du même canton, devaient les suivre dans le courant de l’été. Nos journaux s’apitoient toujours sur le sort des malheureux fermiers irlandais, chassés par des landlords sans entrailles. Ce qui obligeait ceux-là à quitter leur pays, c’est que là-bas, aux Indes, il y a des hommes qui peuvent travailler pour cinq sols par jour, parce que le climat leur permet d’aller tout nus et de vivre d’une poignée de riz, et que, par conséquent, ils peuvent fournir leurs denrées à ceux qui en ont besoin, à meilleur marché que tous ces pauvres diables qui sont des hommes comme nous.
Leur curé les avait accompagnés. C’est lui qui était chargé d’administrer les fonds mis en commun pour le voyage, que le gouvernement canadien défrayait d’ailleurs en partie. Le matin du départ, il leur dit la messe. J’aurais voulu y aller, je ne le pus malheureusement pas. Une personne de la ville qui y a assisté m’a conté ce qu’elle a vu. Parmi les émigrants, il y avait beaucoup de femmes et d’enfants. Il y avait notamment une pauvre vieille de soixante-seize ans ! Tout ce monde pleurait à chaudes larmes. Le curé, lui-même très ému, leur adressa quelques paroles. On lui a peut-être déjà retiré son traitement. En tout cas, le gouvernement de son pays ne perd pas une occasion de le molester. Le dernier mot qu’il ait dit à tous ces misérables pour lesquels la France républicaine n’a plus de pain a été celui-ci :
« Allez ! mes enfants, puisqu’il le faut ; mais du moins, restez toujours Français et catholiques ! »
Il a dit « Français » avant « catholiques » ! C’était peut-être un lapsus : mais il l’a dit. Je connais d’estimables personnages qui détestent les prêtres parce que, disent-ils, ce sont des hommes qui n’ont pas l’ombre de patriotisme : ces mêmes personnages ont envoyé leur souscription pour le monument d’un officier déserteur, Armand Carrel, qui a fait le coup de feu contre les troupes françaises en Espagne.
Mais voilà que je m’écarte de mon sujet. Ce que je voulais établir, c’est qu’il y a malheureusement en France, à l’heure qu’il est, un grand nombre de gens, un nombre de gens beaucoup plus grand qu’on ne le croit, qui en sont réduits à songer à l’émigration. Presque tous pensent aux États-Unis. Quelles sont leurs chances de réussite ? Voilà la question que je voudrais traiter en quelques mots.
Posons d’abord un principe. Quand un étranger arrive dans un pays, il se trouve ordinairement, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, dans un état d’infériorité relativement aux gens du pays, parce qu’il ne connaît ni leur langue ni leurs usages et que, à mérite égal, ils aimeront toujours mieux avoir affaire à des compatriotes. Pour compenser cette infériorité, il faut :
Ou bien que l’émigrant ait des aptitudes tout à fait spéciales ; ceux-là se tirent d’affaire partout ; il est inutile de s’occuper d’eux ;
Ou bien qu’il se contente d’un salaire inférieur à celui que reçoivent, dans les pays où il va, les gens qui exercent des professions similaires.
Or, en ce moment, il existe en Amérique une crise terrible sur les salaires, due précisément, en grande partie, au million d’émigrants qui y arrivent chaque année. J’ai vu à Chicago un défilé de trente-cinq mille ouvriers sans travail, presque tous Allemands ou Autrichiens. Il est même bien intéressant de voir une république aux prises avec les problèmes que les organes républicains ont tant reproché aux monarchies de n’avoir pas résolus. À ces ouvriers sans travail et demandant du pain, on a répondu en les mitraillant. La liberté de la presse et la liberté de réunion, ces deux palladium — il faudrait peut-être dire palladia — de la constitution américaine, ont été aussi maltraitées l’une que l’autre. Sur les sept anarchistes condamnés à mort à la suite des troubles de Chicago, il y en avait un, à la rigueur, qui pouvait être considéré comme convaincu d’avoir jeté une des bombes qui avaient tué des policemen ; les autres étaient simplement des journalistes ou des orateurs auxquels on reprochait des articles ou des discours incendiaires. Je trouve qu’un journaliste qui excite à brûler un monument est tout aussi coupable que ceux qui suivent ses conseils, et j’estime que si l’un est condamné, l’autre mérite de l’être également comme complice. Mais je ne suis pas Américain, et je ne reproche pas toujours aux autres de ne pas assez respecter les droits primordiaux de l’humanité. La vérité est que si les Américains ont pu, pendant bien longtemps, supporter toutes ces libertés, c’est qu’ils étaient très peu nombreux dans un très grand pays. À mesure que leur population augmente, ils s’aperçoivent qu’ils ont à faire face aux mêmes problèmes que nous. Et ils ne les résolvent certainement pas mieux que nous.
En somme, le marché du travail est presque aussi encombré en Amérique qu’en Europe. Il n’en était pas de même il y a quelques années. Il y a trois ou quatre ans encore, il avait une élasticité extraordinaire. Les grandes industries de l’Est s’arrachaient littéralement les arrivants. Ils prenaient dans les manufactures la place des Américains, qui, eux, allaient défricher les terres de l’Ouest. Ces beaux jours sont finis.
Un émigrant qui ne peut compter que sur son travail a donc bien peu de chance de réussir, au moins pour le moment. Il n’en est pas de même s’il dispose de quelques capitaux et si, sans s’attarder dans l’Est, il pénètre tout de suite dans les régions peu peuplées de l’ouest du Missouri. Les capitaux y sont encore très rares. À la condition d’employer les siens judicieusement, on peut donc espérer tirer un gros revenu de ceux qu’on y apporte. Malheureusement, le nombre des industries y est bien limité. Jusqu’à présent, il n’y a guère que les ranchs. Ceux de bestiaux viennent de passer par une crise terrible. Tous ceux qui opéraient avec des capitaux empruntés, et il y en avait beaucoup, ont sombré. Ceux qui ont résisté ont, je crois, un bel avenir devant eux. Nos compatriotes semblent avoir été particulièrement heureux. Dans le Montana et le Dakota, il y avait, à ma connaissance, cinq grands ranchs de bestiaux appartenant à des Français. L’un d’eux est en déconfiture, mais c’est parce que son directeur a voulu spéculer ; un autre a changé de mains : c’est un Français qui l’a racheté. Les trois autres sont en pleine prospérité.
Les ranchs consacrés à l’élevage et à l’importation des chevaux d’origine française commencent à être assez nombreux. Le plus important est dans le Colorado. Il a été fondé par MM. Dunham et Studebacker avec cinquante étalons percherons et trois mille juments du pays. Ces messieurs vendent à part les meilleurs de leurs poulains mâles comme étalons de demi-sang. Pour leurs autres produits, ils ont des marchés passés avec des compagnies de tramways ou d’omnibus qui les leur prennent, dit-on, au prix moyen de 125 dollars, environ 630 francs. La moyenne de l’ensemble doit probablement se rapprocher de 1 000 francs. Outre leur élevage, tous ces établissements ont des stations de vente pour les étalons qu’ils importent chaque année.
Depuis vingt ans, les Américains viennent acheter dans le Perche nos plus beaux reproducteurs. Jusqu’à présent, le chiffre de leurs achats a été constamment en augmentant. Pendant combien de temps cela va-t-il continuer ? Pouvons-nous espérer que cela durera longtemps, ou devons-nous craindre de voir cesser un commerce qui fait la fortune de toute une région ? Cette question offre évidemment le plus haut intérêt : je voudrais la traiter en quelques mots avant de terminer.
Les Américains sont très satisfaits du résultat que leur donne cette importation, cela est certain. Mais on peut objecter qu’ayant maintenant un très grand nombre de nos meilleurs étalons et de nos plus belles juments, ils chercheront à produire chez eux le pur sang et que, s’ils y parviennent, ils se dispenseront naturellement de revenir chez nous.
J’estime que nous n’avons pas à redouter cette éventualité. Prenez les chevaux européens les plus massifs : Clydesdales, Shires ou Percherons. Transportez-les en Amérique. Dès la première génération, leurs produits, même ceux de pur sang, seront déjà plus minces et auront une tendance très marquée à s’affiner de plus en plus. À la troisième ou quatrième génération, le type sera déjà complètement modifié. Du reste, ce phénomène s’observe très nettement même chez l’homme. L’immense majorité des Américains actuels descend de parents irlandais ou allemands établis en Amérique depuis très peu de temps. La population se recrute constamment de nouveaux éléments venant d’Europe. On serait donc autorisé à croire que cette population ne doit pas avoir de type bien caractérisé, ou que, si elle en a un, il doit se rapprocher de celui des peuples dont elle provient. Il suffit de se promener deux heures dans les rues de n’importe quelle ville de l’Est pour se rendre compte que cette opinion est erronée. Probablement sous l’influence d’un climat et d’un sol très secs, il s’est formé, en un temps extrêmement court, une race américaine offrant un type très distinct de celui des Irlandais et des Allemands. Ceux-ci ont généralement une apparence assez massive et notamment des extrémités énormes. Les Américains, au contraire, sont pour la plupart grands, mais très minces. Les femmes ont assez souvent de tout petits pieds. Mais ce qui, chez elles, caractérise surtout le type, c’est une apparence générale très frêle, et notamment le peu de développement de la poitrine et des hanches.
Les Américains qui veulent avoir de gros chevaux seront donc toujours obligés de venir chercher en Europe des reproducteurs. Ceci ne fait pas de doute pour moi. Et ils continueront à venir les demander à la France, parce qu’ils ont reconnu que les chevaux du Clydesdale ne leur donnaient pas d’aussi bons produits. Ceci posé, on peut se demander quelle importance doit prendre ce commerce dans l’avenir.
Voici, selon moi, la réponse qu’il convient de faire à cette nouvelle question.
C’est surtout dans le bassin du Mississipi que cet élevage s’est développé jusqu’à présent. Ces régions sont peuplées actuellement par trente-cinq millions d’habitants, et cette population, principalement agricole, augmente chaque année, soit par l’émigration, soit par les naissances, de quinze cent mille âmes au moins. Il y a un rapport nécessaire entre le chiffre de la population et celui des chevaux dont elle a besoin. D’ailleurs, les compagnies de tramways et d’omnibus des grandes villes de l’Est commencent, elles aussi, à ne plus vouloir recruter leur cavalerie que de demi-sang percherons qu’elles font venir de l’Illinois. Notre marché va donc toujours s’élargissant.
Un journal très intéressant, le Live stock journal, estimait l’autre jour que la consommation annuelle des chevaux de trait aux États-Unis était d’environ seize cent mille chevaux. Il ajoutait que, pour faire face à la production nécessaire, il fallait environ soixante mille étalons.
Je crois que ces chiffres sont beaucoup trop faibles, car les Américains, surtout ceux des villes, usent vite leurs attelages. Rien qu’à Chicago, il faut chaque année trente mille chevaux nouveaux. Mais admettons qu’ils soient exacts. Un étalon ne dure pas en moyenne plus de dix ans. Il en faut donc au moins six mille chaque année. Le Perche en fournit trois mille ; le Clydesdale doit en envoyer environ un millier. L’appoint serait composé de demi-sang.
Nous pouvons donc non seulement maintenir notre exportation, mais nous devons même l’augmenter d’année en année, et cela dans une très notable mesure. Seulement il ne faudrait pas que cette prospérité grisât nos éleveurs… Or, malheureusement, ils me paraissent se lancer dans une voie bien dangereuse, en exagérant leurs prix d’une manière insensée. L’autre jour, au concours de Nogent-le-Rotrou, le même fermier a vendu trois poulains de deux ans 62 000 francs ; un autre s’est vanté à moi d’avoir acheté 4 000 francs un poulain à naître. L’émulation s’en mêlant, on en a acheté beaucoup dans les mêmes conditions 3 000 et 3 500 francs. C’est de la folie : qu’ils prennent garde que ces folies-là ne profitent à l’élevage anglais !
- ↑ Cela n’est pas tout à fait exact. Une jument, tombée dans un trou, y a été retrouvée gelée, mais son poulain a été sauvé. Un autre poulain a été mangé par une panthère.
- ↑ Février 1887. Je viens d’apprendre le mariage de Bessie Rogers avec « Dutch Gus », un des cow-boys de Fleur de Lis.
- ↑ Ces opérations ont pris de telles proportions, que le territoire du Dakota a, l’année dernière, passé une loi interdisant un taux d’intérêt supérieur à 12 pour 100. Tout emprunteur qui peut prouver qu’il a payé un intérêt supérieur a le droit de faire établir par les tribunaux que ce qu’il a payé en plus a amorti une partie de la dette. Cette loi n’a du reste servi à rien. Les banques font toutes signer à leurs clients des billets portant une somme supérieure à celle qu’ils ont reçue réellement.
- ↑ Billy-the-Kid était employé comme cow-boy dans un ranch qui appartenait à un jeune Anglais auquel il était fort attaché. Cet Anglais fut assassiné par un Américain, qui, naturellement, fut acquitté par le jury. Billy se mit alors à la tête des autres cow-boys du ranch, pénétra dans la ville où habitait l’assassin de son maître, et le pendit devant le court-house, en compagnie de quelques-uns des membres du jury.
- ↑ Ce vaillant n’est du reste pas le seul compatriote que nous ayons dans les Black-Hills. Il y a deux ans, un épicier de Custer, qui avait dans sa boutique un rayon de pharmacie, s’avisa qu’il écoulerait bien plus facilement sa marchandise s’il s’associait avec un médecin. Pour arriver à ce résultat, il fit insérer quelques annonces dans un journal de Chicago. Quelqu’un lui répondit et on tomba assez facilement d’accord sur les conditions. Seulement, quelle ne fut pas la stupeur du Custerois en voyant débarquer chez lui, un beau matin, une femme. Le docteur avec lequel il s’était associé était une doctoresse, de Toulouse ! Du reste tout s’arrangea pour le mieux, car trois jours après, l’épicier conduisait à l’autel la doctoresse, et depuis ce temps les habitants de Custer ne sont plus soignés, quand ils sont malades, que selon les formules de l’Académie de Montpellier. Espérons qu’ils apprécient leur bonheur !
- ↑ Il va sans dire que je change le nom très connu qui m’a été donné.
- ↑ Depuis ma rencontre avec M. le comte Loiseau du Vallon, j’ai pris la peine de m’informer de ses antécédents en Amérique et en France. Il paraît que tout ce qu’il m’a raconté est absolument vrai. Il vit maintenant dans le sein de la tribu des Deux-Chaudrons, l’une de celles qui composent la confédération des Sioux. Il y jouit, m’a-t-on dit, d’une grande considération, d’abord à cause de son ou plutôt de ses mariages, et aussi à la suite d’un événement survenu il y a deux ou trois ans. Un notaire lui ayant écrit de France qu’il venait de faire un petit héritage de 25 à 30 000 francs, il se fit envoyer tout l’argent et l’employa jusqu’au dernier dollar à offrir une grande fête à la tribu. Pendant six semaines, il n’y eut pas un Deux-Chaudronnais, guerrier, squaw ou papoose, qui pût marcher autrement qu’à quatre pattes. Le whisky coulait à flots dans tous les wigwams ! Au bout de ce temps, les Deux-Chaudronnais avaient bien mal au scalp, mais l’influence du comte du Vallon égalait celle des plus grands chefs ! Panem et circenses !
- ↑ L’instrument que les Américains appellent un scraper et que moi je désigne sous le nom de « pelle-brouette », faute de connaître une autre expression, est fort simple, fort ingénieux et d’un usage général en Amérique dans tous les travaux de terrassement. C’est un demi-cylindre en tôle pouvant tourner autour d’un axe auquel est fixé à angle droit un timon qui sert à atteler les chevaux. L’un des bras est muni de deux poignées ou mancherons. En les soulevant de manière que la section du cylindre fasse avec l’horizon un angle de quarante-cinq degrés, l’autre bord, légèrement évasé, vient mordre dans la terre, qui s’accumule dans le cylindre dès que l’attelage se porte en avant. Quand il est plein, on rabaisse les mancherons, et tout l’appareil glisse comme un traîneau jusqu’au point où l’on veut décharger.
- ↑ Chaque année, au commencement de la saison, les principaux ranchs communiquent à la presse un état approximatif de leur situation. Voici celui qui a paru dans les journaux de la région cette année :
Swan cattle Company55,000 bœufsCarey cattle Company30,000 —Converse cattle Company25,000 —Ogallalah cattle Company23,000 —Standard cattle Company40,000 —Union cattle Company20,000 —Stoddard and Howard cattle Company20,000 —Bay state cattle Company24,000 —Wyoming cattle Company21,500 —Pratt and Ferris cattle Company15,000 —Anglo-Américain cattle Company11,000 —Taschemacher and de Billier10,000 —Reel and Rosendale10,000 —Benjamin and Weaver10,000 —Powder river cattle Company10,000 —Carter cattle Company10,000 —Murphy cattle Company10,000 —Durbin cattle Company10,000 —Big horn cattle Company10,000 —
- ↑ L’un de ces sénateurs était le général Logan, mort depuis, mais qui, aux dernières élections, était le candidat des républicains à la vice-présidence des États-Unis.
- ↑ Cette question du poids des chevaux a jusqu’à présent été si peu étudiée en France, que le tableau suivant intéressera peut-être bien des éleveurs. Il indique les poids moyens de nos principales
catégories de chevaux, et m’a été communiqué par M. Lavallard,
le directeur de la cavalerie des omnibus, dont tout le monde connaît
la haute compétence :
Cheval d’omnibus, poids moyen550 kilogr.— de cuirassier500 —— de dragon450 —— de chasseur et de hussard400 —— d’artilleur480 —
Les plus gros étalons percherons qu’on envoie en Amérique pèsent mille kilogrammes ; quelques-uns ont atteint douze cents kilogrammes. Du reste, cette étude est féconde en surprises. Ainsi tous les animaux, à commencer par l’homme, s’alourdissent en vieillissant. Le cheval semble faire exception à cette règle. On observe aussi que plus un cheval a de sang, et plus il est lourd. Ainsi les chevaux d’artilleurs, plus gros que les chevaux de dragons, sont cependant bien moins lourds relativement. Les os d’un cheval de pur sang ont le grain tellement fin et la contexture si compacte qu’on peut presque leur donner le poli de l’ivoire. Les os des chevaux ordinaires sont au contraire assez spongieux. De toutes ces observations il faut conclure, que les Américains n’ont pas si tort qu’on pourrait le croire de juger les chevaux au poids.
- ↑ Les deux seules compagnies de chemin de fer qui desservent la région des Black-Hills sont l’Union Pacific et le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley. Elles ont, l’une treize cents, et l’autre seulement sept cents wagons à bestiaux. La première a transporté, dans le courant de l’automne 1887, deux cent mille bœufs, et la seconde cent vingt mille.
- ↑ Je me hâte d’ajouter que ce résultat a été trouvé remarquable même en Amérique, car les pommes de terre de Fleur de Lis ont eu le premier prix au concours de Sioux-City.
- ↑ Si quelque lecteur s’est intéressé aux aventures de l’infortuné Tue ses ennemis pendant la nuit, il apprendra sans doute avec plaisir que cet intéressant Gros-Ventre vient d’être relâché. Espérons que ses squaws lui seront restées fidèles. Il aura bien besoin d’elles pour porter son mobilier lors des déplacements de la tribu, car il ne lui reste plus un poney. (Décembre 1888.)
- ↑ Saint-Mars-la-Jaille. Le même bateau emmenait également trois ou quatre familles de petits propriétaires de la Vienne, je crois.