La Brèche aux buffles/Chapitre V

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 131-173).


CHAPITRE v.


Comment on construit les routes en Amérique. — Un prophète peau-rouge. — Cochon qui court. — Mesdames Puce dans les cheveux. — Les aventures de madame Ericksen chez les Gros-Ventres — Considérations économiques. — Les souffrances d’un avocat du Midi. — Mabel Taylor. — Madame Louise Taboureau.


27 septembre. — L’amphithéâtre au fond duquel est construit Rapid-City s’ouvre sur la Prairie. L’espace ne manquait donc pas aux organisateurs du concours. Pour une raison qui est probablement excellente, mais que je ne connais pas, ces messieurs ont cependant cru devoir choisir un emplacement situé à six ou sept kilomètres de la ville. Il a même fallu faire un chemin pour y arriver. Du reste, selon l’usage de tous les concours, rien n’était prêt pour le jour de l’ouverture. On a commencé avant-hier seulement à s’occuper de la route. Des hommes conduisant des charrues attelées de deux chevaux labouraient toutes les bosses qui se trouvaient sur le tracé. D’autres venaient derrière eux avec des pelles-brouettes en tôle[1], au moyen desquelles les terres ameublies par le travail des premiers étaient transportées dans les creux. Au besoin, on recommençait l’opération cinq ou six fois, et un nivellement relatif était ainsi obtenu en un temps incroyablement court.

Cet emploi de la charrue m’a toujours semblé des plus ingénieux. J’ai vu, à Chicago même, creuser de cette façon les fondations d’une maison. La charrue commençait par tracer quatre ou cinq sillons : les hommes pelletaient la terre, puis la charrue repassait, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on fût arrivé à la profondeur de trois ou quatre mètres qu’on voulait atteindre. Il est évident que ce procédé est surtout avantageux dans un pays comme celui-ci, où la main-d’œuvre étant très chère, l’achat et l’entretien des chevaux coûte relativement peu. En France, les conditions ne sont pas les mêmes. Cependant il me semble que bien souvent, chez nous, et notamment pour les travaux de l’agriculture, on pourrait utiliser cette idée. Pourquoi, par exemple, ne pas employer la charrue quand on veut creuser un fossé de clôture ou établir des drains dans une prairie ? Je compte tenter cette expérience à la première occasion.

Quand j’ai eu constaté que les choses étaient aussi peu avancées, j’ai vu que je pouvais, sans aucun inconvénient, accepter les propositions de mon ami le colonel Log, qui veut absolument me faire visiter son ranch. Il a même tant insisté, que je le soupçonne fort d’avoir envie de me le vendre.

Ce ranch, le 7-Z, se trouve à trente-cinq milles environ d’ici, dans l’Est. J’en ai souvent entendu parler, parce que c’est l’un des derniers où l’on soit resté fidèle aux anciens errements qui consistent à laisser toute l’année les étalons avec les juments. Le colonel a commencé avec très peu de chose, il y a une dizaine d’années. Il a maintenant, dit-on, 4 ou 500 000 dollars. Il est donc tout naturel qu’il trouve excellente la manière d’opérer qui lui a permis d’arriver à ces résultats. Cependant je remarque qu’elle est abandonnée partout. Il doit y avoir de bonnes raisons pour cela.

À midi, nous voyons arriver devant l’hôtel un fort joli buggy, attelé d’une paire de ces petits chevaux américains qui n’ont que la peau et les os, mais qui sont si bons. C’est l’équipage du colonel qui vient lui-même nous chercher. Nous nous introduisons péniblement, Raymond et moi, sur le siège, à côté de lui ; dix minutes après, nous laissions derrière nous les dernières maisons de la ville. Alors commence une de ces promenades invraisemblables, comme on n’en fait que dans le Far-West. De ce côté-ci, la Prairie est encore fortement ondulée. Il n’y a, cela va sans dire, pas trace de route. À chaque instant nos braves petits chevaux se lancent à l’escalade de berges tellement escarpées, que leurs croupes sont littéralement au-dessus de nos têtes, sauf, pour nous, à les voir disparaître, l’instant d’après, au passage des ravins, comme si les chevaux s’étaient effondrés dans le sol. Dès qu’on rencontre une source, on s’arrête pour les faire boire, car c’est une précaution que ne manquent jamais de prendre les Américains. Un cocher français pousserait des hauts cris si on lui proposait d’en faire autant. Sous ce rapport les chevaux sont comme les hommes. Il faut qu’ils soient joliment bien construits pour résister aux soins qu’on leur donne.

À l’une de ces haltes, je cherche à m’orienter au moyen du soleil qui commence à baisser :

— Ah çà ! colonel, dis-je à notre hôte au moment où il remonte à côté de moi après avoir remis dans le coffre de la voiture le seau en papier comprimé qui lui a servi pour la dixième fois à faire boire ses chevaux (encore une bonne invention des Américains, soit dit entre parenthèses, ces seaux en papier) ; — ah çà ! vous nous faites toujours marcher droit dans l’est. Si nous continuons, nous allons entrer dans la réserve des Sioux.

— Non, nous n’y entrerons pas, car nous nous arrêterons juste sur la frontière.

— Mais quelle singulière idée avez-vous eue d’aller vous établir sur la frontière de la réserve ! Vos chevaux doivent constamment y pénétrer. Or les réserves ne peuvent servir absolument qu’aux Indiens. Il est interdit aux blancs d’y mener leurs bestiaux. Encore l’année dernière, le président Cleveland en a fait expulser par les soldats huit cent mille bœufs. Dieu sait que cela a fait assez de bruit ! Comment vous y prenez-vous pour ne pas avoir des affaires avec les agents indiens ?

Le colonel me regarde d’un air de profond mépris.

— Tous les bœufs qu’on a fait sortir appartenaient à des républicains. Moi, je suis démocrate !

— Ah ! vous m’en direz tant ! Mais n’avez-vous pas de difficultés avec les Indiens eux-mêmes ?

— Oh ! ils me volent bien quelques chevaux. Mais, au demeurant, nous faisons assez bon ménage.

— Cependant, il me semble avoir lu dans les journaux qu’il y a dans ce moment-ci quelque agitation parmi eux.

— Oh ! ils veulent parler de l’histoire de Porteur de sabre (Sword bearer). J’en parlais justement ces jours derniers avec un chef ogalalla, avec lequel je suis dans de très bons termes : c’est Puce dans les cheveux (Flea in the hair). Vous le connaissez peut-être ?

J’avouai humblement que je n’avais pas cet honneur, et que c’était même pour la première fois de ma vie que j’entendais prononcer ce nom charentonesque.

— Ah ! vous ne le connaissez pas ! continua le colonel, d’un air étonné : c’est un homme très comme il faut ! Il m’a raconté tous les détails de cette affaire, et il les connaissait bien, car Porteur de sabre lui avait envoyé un émissaire, quelques jours auparavant, pour lui demander de venir le rejoindre. Voilà l’histoire ! Porteur de sabre se donne comme prophète. Il vient de passer un mois dans les montagnes de la Big Horn. Le Grand Esprit lui est apparu. Il lui a montré un ménage blanc, un ménage indien et un ménage chinois, qu’il a enfermés dans trois grottes. Il lui a dit qu’il avait pris cette précaution pour assurer le repeuplement de la terre, parce que, étant mécontent de la race humaine en général, il le chargeait, lui, Porteur de sabre, de massacrer tout le reste.

— Et Porteur de sabre proposait à Puce dans les cheveux de collaborer à cette mission de confiance ?

— Précisément ! mais Puce dans les cheveux a refusé tout net. D’abord, il n’a pas confiance. Ensuite il dit que depuis quelque temps l’agent indien ne les vole plus trop, qu’il leur donne assez régulièrement tous les deux jours les bœufs que le gouvernement américain leur a promis à la suite de la grande guerre de 1876. D’ailleurs, il a encore sa tente pleine de chevelures qui datent de cette époque, et il ne voit pas pourquoi il entrerait sur le sentier de la guerre pour s’en procurer d’autres.

— Ce Puce dans les cheveux est décidément un sage. Je serais heureux que vous me fissiez faire sa connaissance. Mais croyez vous que les autres chefs ne se laisseront pas tenter ?

— Oh ! les Sioux ne bougeront pas. Taureau qui s’assoit et Pluie dans la face, les grands chefs de la guerre de 1876, sont surveillés de trop près. Songez que dans un rayon de cent cinquante milles autour des Black-Hills, il y a maintenant sept ou huit mille mineurs ou cow-boys qui ne demandent qu’à se jeter sur les Indiens. Les rassemblements ne peuvent se faire que dans le Nord. C’est là, du côté du Missouri, que se tient Porteur de sabre ! On dit qu’il a déjà avec lui deux ou trois cents guerriers des Tetons ou des Gros-Ventres. La police indienne croit que beaucoup de Corbeaux sont aussi en marche pour le rejoindre. Mais de ce côté-ci, je ne vois guère que quelques Cheyennes qui puissent avoir la velléité de les imiter. Je connais leurs chefs. L’Élan qui se tient debout et le Petit Loup se tiendront tranquilles. Mais je me méfie de Cochon qui court.

— Ah ! c’est donc un homme terrible que Cochon qui court ? Il a un bien drôle de nom !

— Oui ! Vous n’avez donc pas entendu parler de ce qui lui est arrivé à Chadron, le 4 juillet dernier ?

— Non, je n’étais pas dans le pays.

— Ah ! c’est juste. Les citoyens proéminents de Chadron ont voulu donner une grande fête à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance : ils ont eu l’idée d’organiser une cavalcade ; et pour qu’elle fût plus brillante, le comité a invité quelques chefs cheyennes à y prendre part. On pensait qu’il en viendrait une douzaine. Cochon qui court est arrivé avec quinze cents Peaux-Rouges, tant guerriers que squaws, en disant que puisqu’on les avait invités, il fallait les nourrir. Les gens de Chadron ont eu une telle peur, qu’ils se sont enfermés chez eux armés jusqu’aux dents. Pour faire repartir Cochon qui court et sa troupe, il a fallu leur donner une centaine de bœufs.

Tout en devisant de la sorte, nous continuons à avancer. À mesure que nous nous éloignons des Black-Bills, la Prairie devient moins accidentée. Le colonel nous fait remarquer avec orgueil l’abondance de l’herbe et sa belle couleur jaune. Un herbager normand est consterné quand il voit ses prés prendre cette couleur-là. Ici, au contraire, elle réjouit l’âme des ranchmen. Si l’herbe n’est pas très jaune à la fin de l’été, c’est qu’elle n’est pas très sèche (cured) : dans ce cas, les premières gelées la réduisent littéralement en poussière, et les animaux ne trouvent plus rien à manger pendant l’hiver. Justement, cette année, il y a eu au mois d’août des pluies très abondantes qui ont fait pousser l’herbe en très grande abondance, mais l’ont maintenue verte sur certains points, ce qui consterne les intéressés.

La nuit est presque tombée : nous sommes partis depuis six ou sept heures : nos braves chevaux maintiennent cependant toujours le petit trot allongé qu’ils ont pris au départ, sans paraître s’apercevoir de la longueur de la course. Devant nous, sur le ciel encore clair, se découpe une longue bande sombre, aux bords dentelés. C’est un taillis de buissons et d’arbres rabougris qui couvrent les rives d’une petite rivière au bord de laquelle nous sommes arrivés :

— Nous voici au Box Elder Creek ! me dit le colonel.

De l’autre côté, la berge est assez escarpée, mais du nôtre elle est en pente douce ; aussi nous descendons sans difficulté dans le lit du ruisseau, que nous suivons pendant deux ou trois cents mètres, malgré les rochers qui l’encombrent, avant de trouver moyen de remonter sur l’autre rive. À la fin nous arrivons à un endroit où un éboulement a produit une pente praticable : les chevaux hésitent un instant ; mais, sur un appel de langue du colonel, ils se jettent tout d’un coup dans leurs colliers : nous ressentons deux ou trois de ces cahots que seuls peuvent supporter les ressorts des buggys américains, et en un clin d’œil nous avons regagné le niveau de la Prairie.

Mais là, nos coursiers s’arrêtent brusquement en tremblant de tous leurs membres. Nous sommes dans une petite clairière, au milieu d’un fourré de peupliers et de saules. Sept hommes se tiennent immobiles devant nous, le fusil à la main.

— Les Indiens ! me dit le colonel tout bas à l’oreille. Que le diable les emporte !

— C’est mon vœu le plus ardent ! lui dis-je sur le même ton. Mais qu’est-ce qu’il faut faire ?

Ils ne bougent toujours pas. Le plus rapproché de nous est un grand escogriffe qui a une plume fichée dans les cheveux, mais dont on ne peut pas bien voir la figure, quoiqu’il ne soit qu’à trois ou quatre pas de nous, parce que sa tête se trouve complètement cachée par l’ombre d’un arbre. Le colonel, penché en avant, cherche à voir ses traits

— Diable ! dit-il, il me semble que c’est Cochon qui court.

— Il faut convenir que cela tombe bien, après ce que vous venez de nous dire de lui.

— J’ai mon revolver tout prêt sous la couverture, dit Raymond.

À ce moment, l’homme fait un pas en avant, et sa tête apparaît hors de l’ombre : le colonel pousse un cri de joie.

— Hé ! mais c’est Puce dans les cheveux ! s’écrie-t-il.

Et, sautant au bas de la voiture, il se précipite sur la main que lui tend son ami. J’en fais autant, car, professant pour toutes les supériorités sociales, politiques ou militaires, un respect que n’a pas encore complètement attiédi la fréquentation de nos gouvernants, je désire vivement être présenté au grand chef des Ogalallas.

Il m’accueille avec une dignité tempérée par une si grande bienveillance, que je crois devoir lui offrir immédiatement un cigare qu’il s’empresse d’accepter. De son côté, il me tend un petit papier très sale, dont je parviens à déchiffrer le contenu, grâce à une allumette. C’est une lettre de l’agent indien, informant tous les sheriffs, juges et commandants militaires du Dakota que le dénommé Puce dans les cheveux est autorisé à quitter la réserve pour se livrer aux plaisirs de la chasse, et les requérant de lui accorder, à l’occasion, aide et protection. Grandeur et décadence ! Un grand chef ogalalla réduit à montrer son permis de circulation à toute réquisition des autorités, comme un simple directeur de théâtre forain ! Il peut tout de même se vanter de m’avoir fait une fière peur.

Le brave homme ne paraît pas du reste s’en douter :

Good ? me dit-il sur un ton d’interrogation quand je lui rends son papier.

Very good, ai-je répond d’un air protecteur.

Il nous fait alors faire quelques pas à travers les buissons, et nous nous trouvons tout d’un coup au milieu du campement indien classique. Un grand feu de bivouac éclaire quatre tentes, devant lesquelles une vingtaine de squaws et d’enfants, accroupis en cercle, surveillent avec une attention sympathique le contenu d’une grande marmite qui mijote en laissant échapper une odeur qui n’a vraiment rien de déplaisant.

Comme personne n’a l’air de s’occuper de nous, j’ai tout le temps de contempler ce spectacle. Une grande femme, tout enveloppée d’une étoffe rouge, avec de longues tresses de cheveux noirs qui pendent sur son dos, écume gravement le bouillon au moyen d’une immense cuiller à pot en bois. Le colonel m’apprend que cette dame est ni plus ni moins que madame Puce dans les cheveux no 1. Il me montre le no 2, représenté par une petite personne couleur vieil acajou qui, à l’entrée d’une tente, se sert de la clarté du foyer pour mettre la dernière main à une superbe paire de mocassins destinés évidemment à son seigneur et maître, car ils sont brodés sur toutes les coutures avec amour et ornés de petites houppettes qui sont bien jolies, mais qui doivent être bien gênantes quand on marche. Heureux Puce dans les cheveux ! qui a su choisir des compagnes ayant des aptitudes aussi variées et répondant aussi bien à tous ses besoins. Voilà les avantages de la polygamie, et c’est peut-être parce qu’elle constitue un cas pendable dans notre pays que tant de ménages y tournent mal. C’est ce que me faisait très justement remarquer, tout dernièrement, une dame de mes amies dont la vie conjugale a été assombrie de quelques nuages.

— Mon Dieu ! me disait-elle, je me rends très bien compte de ce qui a fait notre malheur. Le premier devoir de la femme, c’est de faire le bonheur de son mari. C’était aussi toute mon ambition quand je me suis mariée ! Que n’ai-je vécu dans un pays où les lois civiles et religieuses auraient permis à Anatole de m’adjoindre une ou plusieurs collaboratrices ! Il aurait trouvé auprès de moi, j’ose le dire, tout ce qu’il aurait pu désirer en fait de poésie, de botanique et de musique. Le reste, il aurait été le demander à d’autres. Et notre existence se serait écoulée de la sorte dans une félicité extraordinaire. Mais je ne pouvais vraiment pas tout faire : voilà la cause de toutes nos infortunes !

Cette combinaison aurait-elle réellement assuré le bonheur d’Anatole ? Voilà ce qu’on ne saura malheureusement jamais d’une manière bien certaine. Mais il ne faut peut-être pas condamner d’une manière trop absolue la thèse de madame de X…, car, au bout du compte, ce qui est arrivé à Puce dans les cheveux semble lui donner raison. Moins raffiné qu’Anatole, ce guerriers se passe sans doute volontiers de poésie et de botanique. Mais il tient à sa soupe et à ses mocassins, en quoi je trouve qu’il a bien raison. La cordonnerie et la cuisine sont deux arts très différents. Il était donc sans doute assez difficile de trouver une squaw qui les possédât au même degré. Il a préféré en prendre deux, sauf à augmenter ses dépenses de nourriture. Quand on veut la perfection, il faut savoir faire des sacrifices. Et il peut se vanter d’avoir réussi, car ses mocassins sont superbes et sa soupe a l’air d’être excellente. Il m’en a offert plein la grande cuiller à pot, et j’aurais certainement accepté cette aimable invitation, si le colonel ne m’avait pas fait remarquer une peau de chien toute fraîche qui pendait à un arbre. Il y en avait bien à côté une autre qui avait dû appartenir à une antilope ; mais en vertu du grand principe : « Dans le doute, abstiens-toi », j’ai cru devoir répondre que je n’avais pas faim, ce qui était absolument le contraire de la vérité. En revanche, j’ai pu, moyennant la somme de trois dollars, devenir l’heureux propriétaire de la paire de mocassins.

Toutes ces petites négociations nous ont permis de faire plus ample connaissance avec nos hôtes. Une ou deux des femmes ne sont réellement pas laides : les enfants sont très gentils. Comment ces malheureux petits êtres à peine vêtus peuvent-ils résister à des froids de trente degrés ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais. Quant aux guerriers qui nous entourent sans dire un mot, ils ont de bien mauvaises figures. Tous ont les cheveux divisés en trois longues nattes qui tombent sur la couverture rouge dont ils ont le haut du corps enveloppé. Chacun d’eux porte à la ceinture un long couteau à scalper admirablement aiguisé. Deux ou trois ont des revolvers ; tous, un winchester en très bon état et une cartouchière bondée de cartouches. À l’exception du chef, qui dit quelques mots d’anglais, personne ne paraît nous comprendre.

Au bout de quelques instants, nous remontons en voiture et continuons notre route. Nous ne tardons pas du reste à arriver. Si la Compagnie du 7-Z ranch fait de mauvaises affaires, on ne pourra pas lui reprocher l’exagération ni le luxe de ses constructions. Nous ne voyons qu’une petite maison devant laquelle est assis un cow-boy qui ne se dérange même pas quand nous arrivons, laissant le colonel dételer et panser lui-même ses chevaux. Ceci est du reste absolument conforme aux usages du pays.

Pendant le dîner, il est naturellement question des Indiens. Durant les premiers temps de son séjour ici, le colonel a eu très souvent maille à partir avec eux, et je ne sais vraiment pas comment il a pu conserver son scalp jusqu’à présent. Maintenant que les Sioux sont encadrés à l’est et à l’ouest par des pays relativement peuplés, ils ne peuvent plus guère organiser d’expéditions contre les bestiaux des ranchs, parce qu’ils ne sauraient où les mener. Mais à cent cinquante ou deux cents lieues plus à l’ouest, du côté des montagnes de la Big-Horn, il y a de petites tribus qui ont derrière elles de vastes déserts, et celles-là ne s’en font pas faute. Quand l’occasion s’en présente, les jeunes guerriers cueillent aussi quelques chevelures ; quelquefois même ils enlèvent des prisonnières. L’année dernière, à mon passage ici, on venait d’en retrouver une dont les aventures firent quelque bruit.

C’était une jeune Suédoise nommée, autant qu’il m’en souvient, Josepha Ericksen. Elle était venue avec son mari et ses beaux-frères fonder une ferme, non loin d’un ranch situé à l’ouest de Jenney’s Stockade, la pointe extrême des Black-Hills, du côté de l’Ouest.

D’ordinaire, les fermiers ont grand soin de laisser s’établir entre eux et les Indiens un ou deux ranchs qui leur servent de tampons. Séduits par quelques bonnes terres, les Ericksen eurent le tort de faire le contraire. Mal leur en prit. Un beau matin, une bande de Gros-Ventres qui venaient d’enlever une centaine de chevaux au ranch, arrivèrent à la ferme. Le mari était absent. Ils tuèrent ses frères pour avoir leurs scalps, brûlèrent la maison et s’emparèrent des chevaux et des bœufs. Le chef, trouvant la jeune femme à son gré, la mit sur un poney et l’emmena avec lui. Leur camp se trouvait à cinq ou six journées de marche, près des sources de la Big-Horn. Quand l’expédition y arriva, le chef confia la garde de sa captive à ses femmes. Celles-ci, qui avaient envie de célébrer l’heureux retour de leur seigneur et maître par une petite fête, lui demandèrent la permission de la brûler vive. Le chef refusa ; il avait pris goût à sa prisonnière : mais, pour les apaiser, il leur fit cadeau de tous les vêtements qu’elle portait ; il fut convenu aussi qu’elles pourraient la battre de temps en temps, mais à la condition de ne pas lui faire trop de mal.

C’est un parent de madame Ericksen, avec lequel j’ai voyagé en chemin de fer, qui m’a donné tous ces détails. Il dit qu’elle a conservé un très mauvais souvenir de sa captivité. On était au commencement de l’été, il faisait déjà chaud, de sorte qu’elle s’habitua sans trop de peine à la privation de ses vêtements ; mais, tous les matins, il lui fallait sortir devant la tente, et là, les vieilles femmes et les enfants ne manquaient guère de lui donner quelques coups de bâton pour se divertir. Dans la journée, on l’employait à faire la cuisine ou le ménage. Du reste, le gibier étant abondant, on la nourrissait assez bien.

Au bout de deux ou trois mois, un chef crow qui passait par là la trouva à son gré, et proposa au chef gros-ventre de la lui acheter. Après de longs pourparlers, celui-ci finit par la lui céder pour huit poneys. Au camp des Crows, on ne lui donna toujours pas d’habits, mais on ne la battait pas ; la vie y était en somme assez tolérable. Malheureusement, elle n’y resta que cinq ou six semaines ; car son nouveau propriétaire se dégoûta d’elle et la revendit à l’ancien pour quatre poneys.

Elle séjourna chez celui-ci encore pendant un ou deux mois. Vers la fin de l’été, les ranchmen auxquels on avait volé des chevaux parvinrent à découvrir où était le camp des Gros-Ventres. Une expédition fut organisée, et les Indiens furent surpris à leur tour un beau matin. Selon leur habitude en pareilles circonstances, les cow-boys tuaient tout ce qui leur tombait sous la main. Le chef gros-ventre et ses femmes se battirent en désespérés dans une grotte où ils s’étaient réfugiés au commencement de la bagarre, emmenant avec eux madame Ericksen. On ne put y pénétrer que lorsqu’ils furent tous morts. La pauvre Suédoise avait pour sa part quatre balles de revolver dans l’épaule. C’était le chef qui, avant de mourir, les lui avait envoyées, ne voulant pas apparemment qu’elle lui survécût.

Les cow-boys pansèrent de leur mieux la malheureuse femme, qui était plus morte que vive : puis ils l’attachèrent sur la selle d’un poney et la ramenèrent au ranch, où son mari vint la chercher. Au bout de quelques semaines, elle était parfaitement guérie : elle est partie pour Chicago, ne voulant plus habiter le Far-West : ce que je comprends d’ailleurs parfaitement.

J’entends souvent des femmes, et aussi quelquefois malheureusement des hommes, qui me racontent que, pour être restés dans un courant d’air, ou pour être sortis en voiture découverte, ou pour avoir eu les pieds mouillés, ils ont attrapé quelqu’une de ces maladies aussi élégantes qu’extraordinaires qu’on a inventées depuis quelques années, et dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant. Quand ils me dépeignent leurs souffrances, je pense toujours que leurs médecins devraient les envoyer en déplacement pendant quelques semaines chez les Gros-Ventres.

28 septembre. — Hier au soir, après le dîner, le colonel nous a raconté son histoire, au cours de laquelle j’ai appris avec un vif étonnement qu’il avait été réellement colonel dans l’armée confédérée du Missouri. Dans ce pays-ci, on est toujours tout étonné quand on découvre que quelqu’un qui se fait appeler colonel ou général a servi dans une armée quelconque.

Du reste, je ne sais pas trop quel est le métier que n’a pas fait notre ami le colonel. Après la guerre, il a voulu faire de l’agriculture dans le Colorado. Mais il a eu tant de difficultés avec les Indiens, qu’if n’a pas tardé à abandonner sa ferme, trop heureux de conserver son scalp. Il a été pendant quelque temps freighter dans la Prairie, puis épicier à Deadwood, puis banquier à Chayenne. Finalement, il s’est consacré au ranch, et c’est là qu’il a gagné la grosse fortune qu’il a actuellement. Il est marié. Il a même quatre ou cinq filles et un ou deux garçons qui vivent avec leur mère dans l’Arkansas. Il va passer quelques jours avec elles, une ou deux fois par an, et il parle de sa femme avec une affection vraiment touchante. Guess she is a lady ! every inch of her ! C’est une vraie dame !

Cependant, à son dernier voyage, il a remarqué que sa petite dernière, qui a sept ans, jurait comme un portefaix ou comme la célèbre Calamity Jane, the champion swearer of the Hills ! dont j’ai déjà parlé et qu’il connaît beaucoup. Il a cru devoir en toucher un mot à madame Log, qui, par parenthèse, lui a fait une réponse que je trouve tout à fait digne d’être notée :

My dear ! a-t-elle dit, je suis moi-même très choquée (I feel quite shocked !) quand j’entends Bessie jurer comme elle le fait. Mais permettez-moi de vous faire observer que vous-même ne pouvez prononcer quatre mots sans y intercaler un juron. Or jamais je ne me permettrai de dire à mon enfant qu’il est mal de faire une chose que fait son père !

Madame Log sacrifie peut-être un peu trop le quatrième commandement au second : mais, en définitive, il vaut encore mieux n’en observer qu’un que de n’en pas observer du tout.

Il n’y a qu’un lit dans la maison. Le colonel, qui est l’hospitalité même, — notez qu’il est du Sud, — ce n’est pas un Yankee, — a tenu à toutes forces à me le donner. Lui et Raymond ont couché par terre, enveloppés dans des couvertures. Le matin, après une toilette sommaire, nous sommes descendus pour le déjeuner que nous a préparé la femme d’un cow-boy. Le colonel a pu se procurer une ménagère. C’est, du reste, le seul luxe qu’il se soit offert dans la petite maison en bois qu’il habite. Elle est construite sur une éminence, ce qui permet avec une bonne lorgnette de voir de très loin les troupeaux de juments : mais tout ce que je vois, ou plutôt ce que je ne vois pas, me fait constater une fois de plus combien peu les Américains s’attachent aux lieux qu’ils habitent. Chez nous, un cantonnier de chemin de fer cherche à enjoliver sa maison, quand même il ne devrait y passer que quelques mois. Il fait un petit jardin ; il plante quelques arbres. Voilà huit ou dix ans que le colonel passe presque tout son temps ici, et si un incendie venait détruire la maison, l’écurie et les deux ou trois piquets qui servent à attacher les chevaux, il ne resterait que cinq ou six tas de boîtes de conserves pour dire que cette colline aride a été habitée.

Après le déjeuner, nous nous disposons à aller voir les troupeaux. Le colonel m’offre une monture : il veut même absolument me faire mettre une paire d’éperons californiens dont il semble très fier, et qui sont, du reste, de véritables œuvres d’art. Les molettes ont au moins dix centimètres de diamètre et représentent le soleil et la lune ! Mais comme le coursier en question ne m’inspire qu’une médiocre confiance, c’est Raymond qui le monte, et le colonel et moi, nous nous mettons en route dans le buggy traîné par les deux chevaux qui nous ont amenés hier. Nous faisons d’abord quelques kilomètres par monts et par vaux, sans rien voir, et puis, tout à coup, nous distinguons à l’horizon des points noirs qui grossissent rapidement. Ce sont deux ou trois bandes que les cow-boys envoyés d’avance poussent vers nous. Bientôt nous nous trouvons au milieu de la première. L’étalon, un assez beau demi-sang percheron, marche en tête : les juments viennent derrière, marchant absolument de front, suivies de leurs poulains. Les yearlings ferment la marche. L’ordre est si parfait qu’on croirait voir manœuvrer un escadron de cavalerie. Dès que la bande s’arrête, toutes les juments se forment en cercle : les poulains et les yearlings à l’intérieur, l’étalon au centre. Ce dernier nous donne un exemple de la vigilance avec laquelle il surveille son troupeau. Un malheureux poney de cow-boy, boiteux, le dos en sang, qu’on a abandonné sur le ranch pour se refaire, sort d’un petit vallon et cherche à se joindre à la bande. L’étalon court immédiatement vers lui et l’éloigne à coups de pied ; puis, voyant qu’il revient toujours, il se jette sur lui avec une telle fureur que le colonel est obligé de donner ordre à un cow-boy de le lacer et de le ramener au corral.

Nous voyons successivement cinq ou six de ces bandes. Il est certain que cette manière d’opérer est très économique : on n’a, pour ainsi dire, pas besoin de bâtiments, et le nombre de cow-boys employés est réduit de moitié. Mais ces avantages ont leur contrepartie : les pertes sont énormes, et le colonel est bien obligé d’en convenir. Chez nous, les bandes sont toujours au complet, tandis que celles que nous avons vues ce matin étaient toutes inférieures à l’effectif qu’il nous annonçait. Et cela s’explique parfaitement. Les chevaux de deux et de trois ans sont très souvent maltraités par les étalons. Il y en a toujours qui finissent par se sauver en emmenant avec eux quelques juments ; et les petites bandes qui se forment ainsi franchissent tout de suite des distances énormes. Rien que sur les bandes que nous avons vues ce matin, il manquait plus de quatre-vingts animaux. Quand on ne cherchait à produire que des poneys qu’on vendait 30 ou 40 dollars, pour le service des grands ranchs de bestiaux, il pouvait y avoir avantage à réduire la surveillance au minimum, sauf à perdre soit momentanément, soit même définitivement, un grand nombre de têtes. Mais maintenant que l’on produit des animaux valant en moyenne 150 ou 200 dollars, je crois que ce calcul n’est plus juste, car les économies sont loin de compenser les pertes ; je crois même qu’au fond c’est l’avis du colonel, et qu’il regrette d’être resté fidèle aux vieux errements, car il me semble bien désireux de se défaire de son ranch.

La compagnie qu’il dirige, le 7-Z, a du reste, ou, pour parler plus exactement, avait plusieurs cordes à son arc, car elle possède, en outre de ses chevaux, un ranch de bestiaux dont le centre est à une vingtaine de milles d’ici et où elle a eu jusqu’à trente-cinq mille bœufs. Mais les temps sont durs pour les propriétaires de cattle-ranchs. Comme les fermiers, mais pour des causes différentes, ils subissent une crise terrible dans laquelle beaucoup ont déjà sombré et à laquelle ne pourront résister que ceux qui ont les reins très solides. Cette crise a été occasionnée par les pertes que leur ont fait subir les froids tout à fait exceptionnels de l’hiver dernier. Dans le nord du Dakota, le thermomètre s’est tenu pendant plusieurs semaines aux environs de quarante degrés. Ici, la température a été moins rigoureuse, mais cependant, à Fleur de Lis, en février et en mars, la moyenne était de trente environ. Quand il n’y a pas de neige, les bœufs résistent à merveille aux froids les plus intenses ; mais quand il y en a, et c’était le cas cette année, ils meurent comme des mouches, parce qu’ils ne peuvent plus trouver à manger. Les chevaux, au contraire, résistent infiniment mieux, grâce à la conformation de leur sabot, qui leur permet de gratter la neige, quelque profonde et quelque dure qu’elle soit, pour trouver le buffalo-grass qui leur sert à peu près exclusivement de nourriture pendant l’hiver. Du reste, cette différence d’aptitudes était bien indiquée par les mœurs des buffles et des chevaux qui vivaient encore, il y a peu d’années, à l’état sauvage dans ce pays. Dès que les premières neiges tombaient, les immenses troupeaux de buffles qui avaient passé l’été dans les prairies du Nord se mettaient en marche vers le Sud. Pendant l’hiver, on ne trouvait plus un seul de ces animaux au nord de la Platte ; tandis que les bandes de chevaux ne quittaient jamais leurs cantonnements. Maintenant il n’existe pour ainsi dire plus de buffles. Les bœufs n’ont pas l’instinct d’émigrer. D’ailleurs, ils ne le pourraient pas, car ils seraient arrêtés par les lignes de chemins de fer. Ils sont donc obligés de rester en toute saison dans les mêmes pâturages. Quand les grands froids surviennent au moment où la neige couvre le sol, ce qui est heureusement, du reste, assez rare, ils souffrent donc beaucoup. D’ordinaire, cependant, les pertes ne dépassent guère 7 ou 8 pour 100 ; mais cette année, toutes les plus mauvaises conditions se sont trouvées réunies. Comme disent les Normands, pour qu’un bœuf profite, il faut qu’il ait de la nourriture en abondance et qu’il ne soit pas dérangé. Or, l’afflux des émigrants a été tel que sur certains points les ranchmen se sont vu enlever leurs meilleurs pâturages. Il aurait fallu ou bien aller chercher un ranch au loin dans un pays plus désert, ou bien diminuer le nombre de ses animaux. Généralement, on n’a fait ni l’un ni l’autre. De plus, beaucoup de ranchmen ne disposaient pas de capitaux suffisants. À chaque instant il leur fallait de l’argent, et, pour s’en procurer, ils étaient obligés d’envoyer des bœufs à Chicago. Il fallait les choisir. Les autres étaient donc constamment dérangés et fatigués par des round-ups incessants.

Les grands froids surprenant les troupeaux dans d’aussi mauvaises conditions, la mortalité a été effrayante. Au commencement de l’hiver de 1886-1887, les membres du syndicat des ranchmen du Wyoming et du Dakota-sud possédaient environ deux millions de bœufs, valant 60 millions de dollars. Au printemps, il ne leur en restait plus qu’un million, valant 20 millions de dollars. On avait donc perdu un million de bêtes et 40 millions de dollars ; ces chiffres sont les chiffres officiels. Je suis convaincu qu’en réalité les pertes ont été encore plus fortes, car souvent les ranchmen cherchent à les dissimuler, de peur de diminuer leur crédit. On m’a cité un ranch où les pertes ont été de 95 pour 100. Dans un autre, les cow-boys ont trouvé un matin, au fond d’un vallon, six cents bœufs morts en une seule nuit[2].

Si cette effrayante mortalité avait amené une hausse dans les prix, le désastre aurait été atténué dans une certaine proportion. Malheureusement, c’est précisément le phénomène inverse qui s’est produit, et quelque étrange que cela paraisse au premier abord, il faut reconnaître que cette baisse était absolument dans la logique des choses.

Un ranch de bestiaux se compose de quatre catégories d’animaux. Il y a d’abord les vaches et les taureaux conservés pour la reproduction, puis les produits de trois années : ce qu’un fermier français appellerait les bêtes de rente. Quatre-vingt-dix-huit vaches et deux taureaux donnent en moyenne soixante-quinze veaux ; au bout de quatre ans, ils constitueront donc un troupeau dont la composition ne s’éloignera guère des chiffres suivants :


Vaches et taureaux 
 100
Veaux de l’année 
 75
Veaux de l’année précédente 
 70
Génisses et bovillons de deux ans 
 65
Bêtes de trois ans (bonnes à vendre) 
 65
 
___
 
375


On peut donc compter que, sur un troupeau de trois cent soixante-quinze animaux, il y en a soixante ou soixante-cinq à vendre chaque année.

Or, cette année, les veaux sont tous morts. On m’a parlé d’un ranch de vingt-cinq mille têtes, où il n’en était resté que trois cents ; les vaches surtout, puis les bêtes d’un an et de deux ans, ont également beaucoup souffert. Mais les bœufs âgés ont relativement bien résisté. Il en est résulté que les ranchs ont presque autant d’animaux à envoyer à Chicago, cette année, que les précédentes. Mais au lieu d’envoyer le cinquième ou le sixième de leur effectif, ils en envoient la moitié ou les trois quarts. De plus, tous ceux qui sont obligés de liquider, et le nombre en est énorme, ont envoyé tout ce qui leur restait. Il en est résulté, sur le marché de Saint-Louis et de Chicago, une affluence de sept ou huit cent mille bêtes en sus des prévisions : et cela a suffi pour faire baisser les prix de moitié environ. La viande, qui se vendait l’année dernière 10 ou 12 sous la livre, se vend maintenant 6 sous et souvent beaucoup moins.

Chez nous, les prix ont baissé presque dans les mêmes proportions, et à peu près vers les mêmes époques. Est-ce l’effondrement du marché américain qui a provoqué cette baisse ? Il me paraît certain qu’il y a contribué. L’avilissement des prix du blé a eu pour effet de développer chez nous l’élevage dans une énorme proportion. Malheureusement, la surproduction de viande qui en est résultée a précisément coïncidé avec un appauvrissement de toutes les classes de la population, dont l’effet immédiat a été de diminuer la consommation. Ce phénomène n’est pas très sensible dans les villes, car en France l’ouvrier n’aime pas économiser sur sa nourriture. Mais il n’y a qu’à consulter les bouchers de campagne pour se rendre compte que, dans la plupart des provinces, et en ce qui concerne les paysans, la consommation de viande a diminué de plus de moitié depuis deux ou trois ans.

Si nous avons trop d’herbages, nous ne pouvons assurément nous en prendre qu’à nous et à notre charmant gouvernement, qui, libre-échangiste jusqu’aux moelles et se voyant cependant acculé à la protection par la force même des choses, n’a cependant voulu la donner qu’à dose infinitésimale et a espéré gagner du temps en persuadant aux agriculteurs que, pour remédier à leur détresse, il leur suffisait de modifier leur industrie. Dans mon département, notamment, pendant tout un été, les professeurs des instituts agricoles ont couru les villages, conseillant partout aux fermiers d’abandonner la culture et de ne plus faire que de l’élevage. Cette campagne a porté ses fruits, car, de tous les côtés, les malheureux propriétaires, déjà bien grevés, se sont vu mettre en demeure par les fermiers de faire les énormes frais de clôture et de semences que nécessite cette transformation.

Pour beaucoup, cela a été la ruine, — car ces travaux étaient à peine terminés, quand les prix sont tombés à un tel point, que souvent on vend les animaux gras moins cher qu’ils n’ont été achetés maigres. Il est très certain que jamais la crise ne serait arrivée à un pareil degré d’intensité, si nos éleveurs bretons et normands avaient pu continuer à déverser l’excédent de leur production sur les marchés anglais, au lieu de l’envoyer à la Villette.

Or, ce qui nous a fermé ce débouché, ce sont les arrivages de viande américaine. Il y a quelques années, les bouchers anglais la vendaient timidement ; maintenant, cette consommation est tellement entrée dans les habitudes, que la vente de ces viandes se fait partout ouvertement, à des prix qui ne s’éloignent pas énormément de ceux des produits européens.

C’est ainsi qu’il s’est établi une corrélation indiscutable entre le marché américain et le marché français, et c’est pour cela qu’on est en droit d’affirmer que la crise actuelle est due, dans une certaine mesure, aux grands froids de l’hiver dernier, puisque ce sont ces grands froids qui, pour les raisons examinées plus haut, ont amené l’avilissement des prix en Amérique. J’insiste sur ces faits qui me semblent intéressants, car ils sont de nature à fournir des indications très précieuses pour l’avenir. La baisse de la viande en Amérique a, sinon produit, du moins aggravé la baisse chez nous ; donc la hausse en Amérique doit amener la hausse chez nous. Or cette hausse me semble inévitable, car d’ici à trois ou quatre ans, c’est-à-dire tant que les ranchs ne seront pas reconstituées, l’appoint très important qu’ils fournissent au marché américain va faire complètement défaut.

Le colonel Log ne se contente pas d’administrer les deux ranchs du 7-Z ; il est encore le vice-président du Wyoming and Dakota Stockmen Association, société à laquelle sont affiliés tous les éleveurs du pays. Les troupeaux de bœufs se désagrègent beaucoup pendant l’hiver, car les animaux s’éloignent souvent dans des directions très différentes pour chercher leur nourriture. Il en résulte qu’au printemps toutes les marques sont mêlées à un point tel, qu’il serait à peu près impossible à des efforts individuels de reconstituer les troupeaux.

C’est l’Association qui se charge de ce soin. Sur un ordre émané de son comité, chaque ranch met en route un nombre de cow-boys proportionnel à son importance, et les achemine vers un lieu de rassemblement choisi par lui. Chaque homme doit emmener six ou huit chevaux, — quelquefois dix, — et ce n’est pas trop pour le métier qu’ils ont à faire. C’est un des officiers de l’Association qui prend le commandement de la petite armée ainsi constituée ; alors commence une immense battue circulaire, au cours de laquelle on ramène tous les animaux vers une localité désignée d’avance. Ces battues durent généralement un mois, couvrent souvent une étendue de quatre ou cinq cents milles, et ont pour résultat de former un troupeau de trente ou trente-cinq mille bœufs ou chevaux, comprenant quelquefois de cent à cent cinquante marques différentes. Chacun reprend alors son bien et retourne chez soi.

Le rôle de l’Association ne se borne pas à ces opérations. Pendant tout le reste de l’année, elle veille d’une manière fort active et très efficace sur les intérêts communs. Elle entretient, à cet effet, dans les localités un peu importantes, tout un personnel d’agents chargés surtout de réprimer les vols, qui sont d’ailleurs bien moins communs qu’on ne pourrait le croire. Il arrive bien de temps en temps que des mineurs ou même quelques fermiers tuent un bœuf de ranch pour le manger ; mais ils ne s’aventurent guère à les voler pour les vendre, car les risques seraient trop grands. Cette sécurité est due à l’usage de la marque. Les ranchmen s’interdisent absolument la vente au détail. Les animaux dont ils veulent se défaire doivent être envoyés sur les marchés de Chicago ou de Saint-Louis. — Tout animal marqué, trouvé à l’ouest du Missouri, est donc réputé appartenir au propriétaire dont il porte la marque. — Celui-ci a le droit de le saisir ou de le faire saisir par les agents de l’Association en quelque endroit qu’il soit. On ne se figure même pas avec quelle brutalité se font ces saisies. L’année dernière, M. B… le directeur du B. O. B., était venu faire une visite à Raymond A…, qui le reconduisit jusqu’à Buffalo-Gap lorsqu’il voulut partir. Ils allaient se séparer, quand on aperçut un fermier du voisinage qui arrivait à la station dans son buggy. L’un de ses chevaux portait la marque du B. O. B., je ne sais par suite de quelle circonstance, car le fermier en question est assurément un fort honnête homme. Sans dire un mot, M. B… sauta à bas de sa monture, courut à la voiture, coupa les traits du cheval et l’emmena, laissant le fermier se tirer d’affaire comme il le pourrait.

Ces manières d’opérer sont-elles bien légales ? Je n’oserais l’affirmer. Mais les agents des associations sont généralement des gaillards qui ont d’excellents revolvers et qui s’en servent avec une grande facilité. Il arrive bien malheur à quelques-uns de temps en temps, mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils eussent eu des démêlés avec la justice. Les juges et les shérifs sont habituellement pour eux pleins d’égards, et ils ont d’excellentes raisons pour les respecter, car les associations de ranchmen sont, en réalité, complètement maîtresses du pays.

Elles disposent d’ailleurs de ressources très considérables qui sont alimentées par plusieurs sources différentes. Chaque associé paye une cotisation assez forte au prorata de son capital. De plus, chaque année, après la grande battue, le grand round up, dont j’ai parlé plus haut, il est procédé, au profit de l’Association, à la vente des mavricks, et cette vente produit assez souvent des sommes considérables.

Il faut maintenant que j’explique ce que c’est qu’un mavrick. L’origine de ce mot est d’ailleurs assez curieuse.

Les plus vieux ranchs de ce pays-ci ne datent que d’une vingtaine d’années. Ils ont coïncidé avec l’établissement du chemin de fer Union Pacific, qui a forcé les Indiens à remonter vers le Nord ou à rentrer dans leurs réserves. Mais cette industrie était pratiquée depuis longtemps dans le sud des États-Unis, sur les frontières du Mexique. Il paraît que l’un des premiers qui l’exercèrent s’appelait Mavrick. C’était, dit la légende, un bonhomme d’humeur paresseuse et débonnaire, fort aimé de tous ses voisins. Il avait une manie : c’était de ne pas marquer ses bœufs ; mais comme tout le monde, excepté lui, les marquait, il était convenu que tous ceux dont le cuir était vierge de tout contact avec le fer rouge lui appartenaient.

Tout alla donc pour le mieux pendant quelque temps. Puis, un beau jour, la guerre de la sécession éclata. Les cow-boys partirent en masse pour aller faire, sous les ordres de Stuart et de Kirby Smith, ces raids qui ont fourni tant de sujets de conférence aux professeurs d’art militaire et auxquels leur apprentissage les rendait tout particulièrement aptes. Leurs maîtres n’étaient pas restés en arrière. La plupart servaient comme officiers dans les troupes du Sud. Quant aux animaux, on les avait abandonnés à leur malheureux sort. Quand je dis malheureux, j’emploie un terme manifestement impropre, car, évidemment, ils ne pouvaient qu’être enchantés de cet abandon.

Au bout de quatre ou cinq années, quand la guerre fut terminée, beaucoup de ranchmen et de cow-boys s’étaient fait tuer ; mais ceux qui restaient, et Mavrick était du nombre, s’empressèrent d’aller voir ce qu’étaient devenus leurs troupeaux. La première impression fut excellente. De tous côtés gambadaient des vaches, des génisses, des taureaux et des veaux en nombre incalculable. Mais tous ces animaux, nés pendant la guerre, n’étaient pas marqués. Mavrick en conclut immédiatement qu’ils lui appartenaient. Malheureusement ses voisins se refusèrent à adopter cette manière de voir, et les tribunaux s’étant déclarés en leur faveur, ils finirent même par ne rien lui laisser du tout. Mais l’affaire fit du bruit, et depuis ce temps la langue américaine s’est enrichie d’un mot. On appelle mavrick tout animal trouvé errant et sans marque.

Or le nombre en est encore assez considérable. Il y a toujours quelques génisses qui, chaque année, trouvent moyen d’échapper à la marque. Les veaux ou poulains dont les mères crèvent sont également réputés mavricks, puisque personne ne peut les réclamer. Tout cela finit par constituer des troupeaux de plusieurs milliers de têtes dont la vente, comme je le disais tout à l’heure, fournit des ressources importantes aux associations.

Le colonel Log prend, du reste, son rôle de vice-président très au sérieux. Aussi jouit-il d’une grande considération. Il est au plus haut degré ce qu’on appelle un officier efficace, un efficient officer. Entre ses mains, la direction a pris des allures tout à fait militaires. Le cow-boy le plus intraitable se soumet à ses décrets. Il est arrivé à ce résultat remarquable en créant une black-list, c’est-à-dire un tableau où sont inscrits les noms de tous ceux dont les peccadilles ont dépassé la moyenne. Ceux-là ne peuvent plus être employés par aucun des membres de l’Association. Tout cela doit donner énormément de besogne à ce brave colonel, qui lance à chaque instant des circulaires dont nous voyons des exemplaires affichés aux murs de la salle à manger où nous déjeunons. Les proclamations des mandarins chinois se terminent toujours par la formule : « Tremblez et obéissez ! » Celles du colonel Log commencent invariablement par une phrase qui a quelque analogie. Orders must be obeyed if the Association busts ! Littéralement : l’Association fera exécuter ses ordres, quand elle devrait y sacrifier son dernier sou ! Dans les deux territoires où opère l’Association, le Wyoming et le Dakota, il y a huit ou dix grands journaux qui sont inspirés par elle. Aussi, au point de vue politique, est-elle toute-puissante. Les compagnies de chemins de fer seules osent quelquefois lutter contre elle.

Vers deux heures, quand la grande chaleur est passée, nous reprenons le chemin de Rapid-City. Nous arrivons bientôt sur les bords de Box Elder Creek. Puce dans les cheveux et son intéressante famille n’y sont plus. Mais il me prend la fantaisie d’aller examiner l’emplacement de leur campement : j’ai eu quelque peine à le retrouver. Les feux avaient été allumés dans un petit repli du sol. Les tentes et les broussailles les masquaient si complètement que, s’il avait convenu aux Sioux de ne pas se montrer hier au soir, nous serions certainement passés à cinquante mètres d’eux sans nous douter de leur présence : car, un instant après les avoir quittés, je me suis retourné, et, bien que la nuit fut assez claire, je n’ai plus rien vu du tout. Ils ne courent aucun danger et n’ont aucun intérêt à se dissimuler, et cependant, avant de partir, ils ont probablement jeté dans le creek tous les charbons et toute la cendre qui provenaient de leurs feux, car j’ai eu quelque peine à en retrouver la trace. En pleine paix, ils prennent instinctivement toutes les précautions auxquelles nous avons tant de peine à nous astreindre en temps de guerre. Nos ancêtres de l’âge de pierre devaient agir de même. Mais de longs siècles de sécurité nous ont si bien enlevé cet instinct, qu’une pareille existence ne serait pas tolérable pour nous. Ces alertes perpétuelles, qui finissent par énerver le civilisé le mieux trempé, leur semblent toutes naturelles. Je faisais cette réflexion en lisant l’année dernière dans les journaux une histoire qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis. Il s’agissait d’un chef apache nommé Géronimo. Ayant eu quelques difficultés avec les autorités du Texas, il se mit un beau jour en campagne à la tête de toute sa bande, composée de soixante-dix ou quatre-vingts guerriers, suivis de cent cinquante ou deux cents femmes ou enfants. Ils commencèrent par piller une centaine de fermes, en ayant soin d’en scalper soigneusement tous les habitants. On mit à leurs trousses deux régiments de cavalerie régulière, commandés par l’un des meilleurs officiers de l’armée, le général Crook, frère de celui qui a été massacré il y a quelques années en compagnie du général Custer, par les Sioux de Sitting-Bull. Les Indiens ne pouvaient pas sortir d’un désert assez étroit, parce qu’il était entouré par des zones trop peuplées pour qu’ils osassent s’y aventurer. Ne pouvant pas, comme on dit en vénerie, prendre un grand parti, ils étaient obligés de revenir à chaque instant sur leurs voies, ce qui permettait aux Américains de renouveler constamment les troupes qui les poursuivaient ; aussi cette poursuite était menée si vivement, que la bande ne pouvait jamais prendre de repos. Chaque jour il fallait marcher, et l’on faisait souvent soixante ou quatre-vingts kilomètres. Les chevaux crevaient l’un après l’autre, mais les Indiens trouvaient toujours le moyen de se remonter aux dépens des fermiers. Au bout de trois mois seulement, ils se décidèrent à se rendre, et encore ne prirent-ils ce parti que sur la promesse qui leur fut faite qu’on se contenterait de les transporter en Floride. Je me hâte d’ajouter que cette promesse a été tenue. Pendant ces trois mois, on ne leur avait pris aucun traînard ; il paraît même que madame Géronimo avait trouvé le temps de donner un héritier à son seigneur et maître, et, pour employer les expressions consacrées, la mère et l’enfant se portaient bien.

Tout en cheminant à travers la Prairie, le colonel se met à nous parler politique. En sa qualité d’ancien confédéré, il est démocrate, mais sa démocratie n’a rien de bien absolu, car, comme vice-président de l’Association des ranchmen, il soutient une politique nettement républicaine. Une pareille dualité d’opinions n’est possible que dans ce pays-ci, où il n’y a au fond qu’une seule politique, celle de l’assiette au beurre, et où ce sont toujours les personnes et jamais les principes que l’on discute. Il y a cependant une question sur laquelle il n’entend pas la plaisanterie : c’est celle de la prohibition. C’est ainsi qu’on appelle ici l’interdiction des boissons alcooliques. Dans le territoire du Dakota, il faut payer une patente de 1 000 dollars par an pour pouvoir vendre une boisson contenant de l’alcool. Il me semble que cela est suffisamment prohibitif ; mais il y a des gens qui ne trouvent jamais que leur prochain soit assez vertueux. Le colonel, qui ne voyage jamais sans une grosse bouteille de whiskey, déclare qu’il ne sera heureux que lorsque le territoire aura adopté les lois de nos voisins de l’Iowa.

Dans cet État-là, les prohibitionnistes règnent en maîtres. Il est absolument interdit d’y vendre ou d’y donner une boisson alcoolique quelconque, et notez bien que le cidre et la bière sont considérés comme alcooliques au premier chef. Vous pouvez avoir du vin ou de la bière chez vous ; vous pouvez en boire en vous enfermant dans votre salle à manger. La loi veut bien vous le permettre : je ne sais pas trop du reste comment elle pourrait vous empêcher de le faire. Mais si vous vous avisez, non pas seulement d’en vendre, mais même d’en offrir un verre à un ami qui dîne chez vous, cet ami ou n’importe qui n’a qu’à aller vous dénoncer au premier magistrat venu pour toucher la moitié d’une amende de 100 ou 150 dollars, à laquelle vous êtes parfaitement sûr d’être condamné. Ce sont surtout les ministres protestants de toute dénomination qui se montrent les plus enragés. Aux noces de Cana, le vin étant venu à manquer, Notre-Seigneur s’est donné la peine de faire un miracle uniquement pour éviter à ses voisins le désagrément de boire de l’eau pendant la fin du dîner, et des gens qui citent la Bible à tout moment ont la prétention de nous faire croire que c’est un crime de boire du vin ! Les Américains aiment à se décerner à eux-mêmes le titre de peuple libre (free people) par excellence, et s’estiment les gens les plus heureux du monde parce qu’ils sont tous colonels ou capitaines dans la garde nationale, que chez eux toutes les fonctions sont électives et qu’ils peuvent écrire tout ce qui leur convient dans les journaux. Il paraît que tout cela suffit à leur bonheur, car ils font bon marché du reste. S’il me fallait absolument opter entre les joies d’un gouvernement parlementaire, la liberté de la presse, la garde nationale avec tous ses honneurs, et un régime quelconque qui me garantirait le droit de boire ce que bon me semble sans être exposé à une amende de 150 dollars, mon choix serait bientôt fait, et je crois qu’il n’y a pas un Français sur cent qui ne pense comme moi.

Ce qu’il y a de curieux, c’est de voir l’ingénuité que déploient les vertueux Iowans pour éluder, avec un merveilleux ensemble, les lois qu’ils se sont librement données et dont ils sont si fiers. L’an passé, j’allais de Chicago à Buffalo-Gap. J’avais pour compagnon de voyage un des hommes les plus spirituels que j’aie jamais rencontrés, — un avocat du Midi, — M. F…, qui allait voir son neveu, Raymond A… Il ne croyait qu’à demi aux récits navrants que je lui avais faits au sujet de la cuisine américaine. Jusqu’à Chicago, il me plaisantait même assez agréablement sur ce qu’il appelait mes exagérations. Au premier buffet que nous rencontrâmes en quittant la cité des Prairies, il fut obligé d’avouer que je n’avais pas tout à fait tort ; au second, son front s’assombrit ; au troisième, toute sa verve était tombée. Il alla se coucher de bonne heure. Le lendemain matin, je m’aperçus que pendant la nuit on avait accroché à notre train un wagon-restaurant. Comme généralement on y trouve quelque chose à manger, j’allai faire part de cette bonne nouvelle à M. F… qui était encore dans son lit :

— Laissez-moi, cher monsieur, me dit-il d’une voix dolente. La nourriture américaine est une chimère ! Cela n’est que trop vrai ! Puisqu’il faut déjeuner par cœur, chimère pour chimère, j’aime mieux rêver que je déjeune chez moi, dans mon bastidon, sur le bord du Rhône. D’ailleurs, qui dort dîne !

Et il se retourna dans son lit. Il avait bien tort, car je parvins à réunir les éléments d’un déjeuner presque sérieux. Il y avait notamment un petit vin de Californie qui n’était pas mauvais du tout.

À midi, le wagon était encore accroché. On annonça le souper. J’allai derechef chercher M. F… Il était levé et mourait de faim : aussi me suivit-il sans difficulté. L’annonce du vin lui avait notamment fait beaucoup d’effet. J’en commandai tout de suite une bouteille. Le nègre qui nous servait me regarda un instant d’un air d’indécision, puis il alla consulter son patron, un monsieur superbe, qui vint aussitôt à moi.

— C’est vous qui demandez du vin ? me dit-il.

— Mais oui ! vous m’en avez donné ce matin.

— C’est que ce matin nous étions dans l’Illinois ; depuis vingt minutes nous sommes entrés dans l’Iowa.

M. F… laissa échapper un sourd gémissement. Il pressentait quelque malheur.

— Rassurez-vous, continua le fonctionnaire en voyant notre air accablé, ne seriez-vous pas dyspeptique ?

— Moi ! jamais de la vie ! J’ai, grâce à Dieu, un estomac d’autruche.

— Alors vous devez être anémique ? Vous souffrez, cela suffit. Je suis docteur en médecine. Tous les directeurs de dining-cars de l’Iowa sont tenus de justifier d’un diplôme. Je vous prescris l’usage du vin. Voilà l’ordonnance. Remettez-la au garçon. Seulement le prix est doublé, et il est bien entendu que c’est une tisane que vous prenez, et non une boisson de simple agrément. Du reste, pour bien marquer la nuance, vous la boirez dans une tasse à thé.

Ainsi fut fait. J’ai bien tort de raconter cette anecdote, qui est cependant absolument vraie, parce que personne ne voudra la croire. Je l’avais contée à mes trois médecins. Eux aussi étaient restés incrédules. Mais il leur a bien fallu se rendre à l’évidence quand ils ont vu l’autre jour, à la première station de l’Iowa, un fonctionnaire monter dans le train et mettre les scellés sur l’armoire aux vins du wagon-restaurant, en ne laissant à la disposition du docteur-restaurateur que quelques bouteilles soigneusement comptées et dont le nombre était inscrit sur un procès-verbal. Et puis le lendemain, quand nous sommes entrés dans le Nébraska, je leur ai fait voir un autre fonctionnaire qui venait lever les scellés de l’armoire et vérifier de nouveau le nombre des bouteilles. Pour chacune de celles qui manquaient, il fallait justifier d’une ordonnance.

Pendant que le colonel cherche, sans le moindre succès, à me faire comprendre les beautés de ce régime, ses braves petits chevaux continuent à trotter. Ils trottent même tant et si bien que vers neuf heures du soir ils nous amènent à la porte du Harney’s Hotel. Tout en les regardant tourner le coin de la rue pour aller manger le picotin d’avoine qu’ils ont si bien gagné, je m’amuse à faire le décompte du nombre de milles qu’ils ont faits depuis hier à deux heures. Trente-cinq pour aller, — autant pour revenir, — cela fait soixante-dix. Ce matin, c’est le même attelage qui, pendant quatre ou cinq heures, nous a menés à travers le ranch. Nous avons certainement fait encore une vingtaine de milles. Nous arrivons donc à un total de quatre-vingt-dix milles, soit cent quarante-quatre kilomètres. Et ces chevaux, dont l’un a quatre ans et l’autre cinq, ont l’air d’être si peu fatigués, que le colonel compte les mener demain au fort Meade, à quarante-cinq milles d’ici.

C’est encore un des agréments des hôtels américains que, si l’on arrive cinq minutes après l’heure fixée pour la fin des repas réguliers, il est impossible de s’y procurer quoi que ce soit à manger. En conséquence, Raymond et moi, allons dîner au restaurant élégant de Rapid-City. Cet établissement porte le nom affriolant de Restaurant du Bon Ton (sic) ! (Prononcez Bong-Tong, pour vous conformer aux usages locaux.) C’est, paraît-il, le rendez-vous des joyeux viveurs de la localité, jeunes ranchmen échappés du ranch et commis en rupture de banque. Une douzaine de ces messieurs achèvent de dîner en compagnie de cinq ou six femmes. Nous avisons aussi dans un coin un vieux ranchman dont nous avons fait la connaissance hier au concours, et qui fume mélancoliquement sa pipe. Il veut bien nous mettre au courant de la situation :

— Ces jeunes gens, me dit-il (them young fellows) — (dans ce pays-ci, il n’est pas bien porté de dire these), — sont en train de célébrer la mise en liberté de cette grande fille rousse que vous voyez là et qui s’appelle Mabel Taylor !

— Et qu’avait donc fait cette pauvre dame pour aller en prison ?

— Oh ! rien de bien grave. Elle tient ici un bar (den). L’autre jour, ayant eu une petite discussion avec un de ses clients, elle lui a cassé une bouteille de whiskey sur la tête. Et le coup était si bien appliqué, qu’il a failli mourir. Alors le shérif l’a arrêtée. Mais il est sur pied maintenant, et elle en a été quitte pour une huitaine de jours de prison et 200 dollars d’amende.

— Il paraît qu’il ne fait pas bon se disputer avec elle ?

— Non ! c’est une femme très musclée ! (She is a very muscular woman.) Il y a quelques semaines, elle a eu déjà une discussion avec un autre de ses adorateurs, un petit Allemand employé dans une banque. Elle lui a proposé de vider leur différend au moyen d’un combat de boxe. J’y ai assisté, cela était très intéressant.

— Vraiment ?

— Oui ! on était convenu de s’en tenir aux règles du marquis of Queensbury. (Sa Grâce le marquis de Queensbury a écrit, il y a une centaine d’années, un livre sur la boxe qui fait encore autorité dans la matière.) Il y avait un arbitre et deux seconds. Mabel et l’Allemand ont retiré tous leurs vêtements jusqu’à la ceinture l’arbitre a donné le signal, et le combat a commencé.

— Vous m’intéressez vivement ! Et comment cela s’est-il passé ?

— Oh ! très régulièrement. C’est Mabel qui a reçu le premier coup sur le nez. Regardez, elle l’a encore un peu de travers. Elle est tombée sans connaissance. Mais son second lui a fait avaler un verre de whiskey, et elle était sur pied en moins de trois minutes. À partir de ce moment-là elle a eu constamment le dessus. Au bout d’une demi-heure, l’Allemand avait les deux yeux bouchés, trois dents cassées et la poitrine toute couverte de bleus. À la fin, les seconds n’ayant pas pu le remettre sur pied en temps voulu, l’arbitre a déclaré qu’il était vaincu. »

L’héroïne est une grande fille rousse montée sur une paire de pieds formidables, qui, malgré leur dimension, ne pourraient probablement pas la porter dans ce moment-ci, car elle est plus d’aux trois quarts ivre. Je ne parle pas de sa toilette, qui est simplement inénarrable. Du reste, il faut venir dans le Far-West pour savoir ce à quoi peut en arriver, en fait de combinaisons de couleurs, l’imagination d’une Américaine abandonnée à elle-même. Mais il faut convenir qu’elles ne demandent pas mieux que de s’instruire quand elles en ont l’occasion. Aussi, à New-York, on voit maintenant un grand nombre de femmes qui, grâce aux importations françaises, sont réellement très bien mises. Elles poussent même la docilité à un point très remarquable, s’il faut en croire une histoire qu’on m’a contée il y a quinze jours à peine.

Je quittais New-York pour aller à Chicago. J’avais pris le New-York-Central-Rail road. Nous étions partis vers dix heures. Il faisait une chaleur atroce. Je commençai par lire consciencieusement, depuis le titre jusqu’aux annonces, les cinq ou six journaux dont je m’étais muni ; puis je me mis à regarder le paysage. Nous longions la rive gauche de l’Hudson. C’est là que, s’il faut en croire la légende, le bon Rip van Winckle s’endormit pendant quinze ans après avoir bu un verre de grog avec les fantômes d’anciens pirates. Je m’ennuyais beaucoup. Aussi, la chaleur aidant, je m’affadissais considérablement et j’en étais venu à me dire que, si un fantôme d’ancien pirate m’offrait un verre de grog en me garantissant que je m’endormirais jusqu’à Chicago, il me rendrait un service dont je lui témoignerais volontiers ma reconnaissance en faisant dire quelques messes pour le repos de son âme.

Je fus interrompu dans mes méditations par le maître d’hôtel du dining-car qui venait annoncer que le déjeuner était servi. Je m’empressai de me rendre à son appel. Quand j’arrivai, je vis que plusieurs personnes m’avaient déjà précédé. Je cherchais de l’œil une place libre, lorsque tout à coup, à mon grand étonnement, j’entendis quelqu’un qui m’appelait par mon nom et en français. C’était une gentille petite femme, toute pimpante, avec un joli chapeau surmontant une de ces bonnes figures gaies comme on n’en voit que chez nous :

« Mettez-vous donc là, me disait la petite femme. Tenez ! il y a une place libre en face de moi. »

Naturellement je m’empressai de l’occuper.

« Vous ne me reconnaissez pas ! » continua-t-elle en riant de mon air ahuri.

Je balbutiai toutes les phrases idiotes qui ont cours en pareil cas. La figure ne m’était pas inconnue, mais le nom ?… La vérité était que je ne me rappelais pas plus la figure que le nom.

« Mais l’année dernière, nous sommes revenus ensemble de New-York au Havre. Tenez, voilà ma carte. »

Et elle me remit une carte qu’elle tira d’un petit portefeuille des plus élégants. J’y lus d’abord son nom madame Louise Taboureau ; au-dessous, il y avait une petite vignette que je ne compris pas bien d’abord. Cela ressemblait à une paire de pattes de grenouille comme celles qu’on voit dans les amphithéâtres, préparées pour les expériences de galvanisme. Mais cela ne représentait pas du tout des pattes de grenouille, car au-dessous, en caractères très fins, il y avait :


représentante de la maison x…, à z…
Bonneterie en tous genres.
Spécialité de maillots !


Avec les ressources du dining-car nous pûmes combiner un petit déjeuner très supportable. Madame Louise Taboureau est une très jolie fourchette. S. M. le roi Louis XIV aimait beaucoup les femmes qui avaient bon appétit, et lord Byron les détestait. Je soutiendrai toujours que c’est la doctrine du roi Louis XIV qui est la bonne. Au dessert, nous étions les meilleurs amis du monde. Elle me confia que sa tournée commerciale étant terminée, elle allait rejoindre, à Buffalo, son mari qui, de son côté, plaçait des vins, et qui l’attendait pour aller faire un petit tour dans le Canada avant de retourner en France.

« Eh bien, lui dis-je, êtes-vous contente des résultats obtenus ? Comment va le maillot ?

— Le maillot ? Ah ! il va bien mal, le maillot !

— Ah ! vous m’affligez. Comment ! la bonneterie est dans le marasme ? Serait-elle atteinte, elle aussi, par la crise agricole ? L’agriculture manque de bras ; cela, c’est connu ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’elle manquât de jambes, et tant que les jambes restent, il y a de l’espoir pour la bonneterie ! »

Madame Louise Taboureau voulut bien rire un peu de cette très médiocre plaisanterie.

« Je vous ai dit que le maillot n’allait pas : les bas non plus ne vont pas. Notre domaine incontesté, c’était le maillot ! Pour les bas, nous avons toujours eu beaucoup de peine à lutter contre les Anglais ! Mais ce sont les chaussettes pour dames qui vont ! Si j’en avais eu trois fois plus, je les aurais toutes vendues.

— Comment ! les chaussettes pour dames ? m’écriai-je. Les dames portent des chaussettes ?

— Mais vous ne lisez donc pas les journaux ? Moi, je les lis, et bien m’en a pris. Deux mois avant de partir, j’ai lu que madame X… Vous connaissez madame X… ?

— Vaguement.

— Eh bien, j’ai lu que madame X…, la grande élégante madame X…, ne portait plus que des chaussettes. Tous les chroniqueurs ne parlaient que de cela. Cela a été, pour moi, un trait de lumière. J’ai couru chez mon patron et lui ai dit : « Faites-moi des chaussettes, faites-m’en de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! je ne veux, cette année, emporter en Amérique que des chaussettes ! » Il a eu confiance, le patron ! Je suis arrivée en Amérique avec une montagne de chaussettes pour dames. J’avais emporté les journaux qui parlaient de cela : je les montrais à toutes nos clientes. Quand elles ont su que madame X… ne mettait plus que des chaussettes, toutes ont voulu en avoir. Cette année, à Newport, à Saratoga, toutes les jambes élégantes se sont affranchies de la tyrannie des bas ! — On ne porte plus que des chaussettes ! — Personne ne veut plus de bas ! Les bonnetiers anglais ont tous leur stock sur les bras. Ah ! madame X… a rendu un fier service à la bonneterie française ! Cette femme-là, voyez-vous, ajouta madame Taboureau enthousiasmée, si j’étais que du gouvernement, je la récompenserais.

— Mon Dieu ! dis-je, certainement, si elle était Anglaise, on ne pourrait guère, dans l’espèce, lui donner l’ordre de la Jarretière. Mais puisqu’elle est Française, je ne vois pas pourquoi on ne lui donnerait pas le Mérite agricole. »

  1. L’instrument que les Américains appellent un scraper et que moi je désigne sous le nom de « pelle-brouette », faute de connaître une autre expression, est fort simple, fort ingénieux et d’un usage général en Amérique dans tous les travaux de terrassement. C’est un demi-cylindre en tôle pouvant tourner autour d’un axe auquel est fixé à angle droit un timon qui sert à atteler les chevaux. L’un des bras est muni de deux poignées ou mancherons. En les soulevant de manière que la section du cylindre fasse avec l’horizon un angle de quarante-cinq degrés, l’autre bord, légèrement évasé, vient mordre dans la terre, qui s’accumule dans le cylindre dès que l’attelage se porte en avant. Quand il est plein, on rabaisse les mancherons, et tout l’appareil glisse comme un traîneau jusqu’au point où l’on veut décharger.
  2. Chaque année, au commencement de la saison, les principaux ranchs communiquent à la presse un état approximatif de leur situation. Voici celui qui a paru dans les journaux de la région cette année :
     Swan cattle Company
    55,000 bœufs
     Carey cattle Company
    30,000 bœufs
     Converse cattle Company
    25,000 bœufs
     Ogallalah cattle Company
    23,000 bœufs
     Standard cattle Company
    40,000 bœufs
     Union cattle Company
    20,000 bœufs
     Stoddard and Howard cattle Company
    20,000 bœufs
     Bay state cattle Company
    24,000 bœufs
     Wyoming cattle Company
    21,500 bœufs
     Pratt and Ferris cattle Company
    15,000 bœufs
     Anglo-Américain cattle Company
    11,000 bœufs
     Taschemacher and de Billier
    10,000 bœufs
     Reel and Rosendale
    10,000 bœufs
     Benjamin and Weaver
    10,000 bœufs
     Powder river cattle Company
    10,000 bœufs
     Carter cattle Company
    10,000 bœufs
     Murphy cattle Company
    10,000 bœufs
     Durbin cattle Company
    10,000 bœufs
     Big horn cattle Company
    10,000 bœufs