La Brèche aux buffles/Chapitre III

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 48-83).


CHAPITRE iii.


Les exploits du docteur C… — Mountain lions et skunks. — Les malheurs conjugaux de M. Harding. — De l’organisation des réceptions ouvertes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. — La vie au ranch. — Les cow-boys. — Les aventures d’une cattle-queen. — Billy-the-Kid


Mercredi 21. — Nos trois docteurs semblent prendre tout à fait goût à la vie du ranch. La tournée du propriétaire continue à se faire avec rigueur. Hier et aujourd’hui, nous sommes montés à cheval après déjeuner pour leur montrer les différentes bandes de juments. Ce sont des courses de vingt-cinq ou trente kilomètres qui font voir le pays à nos hôtes.

Aujourd’hui il s’est produit un incident. Nous avions parcouru la région montagneuse située à l’est du Lame Johnny, où se trouvent de préférence les juments dans cette saison, lorsqu’en débouchant dans la vallée par un des ravins étroits qui la font communiquer avec la grande Prairie, nous nous sommes aperçus qu’elle avait été envahie par quatre ou cinq cents bœufs. C’étaient probablement des animaux provenant de quelques ranchs du Sud, égarés dans la montagne, qui étaient redescendus chez nous par le haut du vallon et qui mangeaient à belles dents le foin de nos juments. Deux ou trois de nos cow-boys étaient déjà occupés à nous débarrasser de ces maraudeurs. Ils galopaient dans la plaine, poussant devant eux les isolés qu’ils ramenaient vers le gros du troupeau arrêté sur le flanc d’une colline.

La plupart des bœufs étaient déjà réunis en une masse confuse d’où sortait une rumeur de beuglements désespérés. Ils tourbillonnaient, ne sachant encore quel parti prendre, mais sentant bien qu’il n’était plus question de brouter en paix. Ces chasses-là, les roundups, comme on les appelle ici, ont le don de surexciter. au plus haut point les chevaux de ranchs. Ils s’y comportent absolument comme des chiens de berger, s’acharnant après les animaux qui cherchent à s’échapper, allant au-devant de tous leurs détours qu’ils devinent avec une véritable intuition. C’est surtout lorsqu’il s’agit de lacer un bœuf qu’ils sont merveilleux. L’homme a besoin de ses deux mains : la droite fait tourner autour de la tête le nœud coulant ; la gauche tient, prêts à se dérouler, les plets de la corde de cuir, dont l’extrémité est tournée autour du pommeau de la selle. Le cheval se charge du reste. Dès qu’il a compris de quel animal il s’agit, il commence par le séparer de la bande (cut out), puis se met à galoper par son travers, en se maintenant toujours à bonne distance jusqu’au moment où il voit la corde venir s’enrouler autour des cornes ou des jambes. Alors il s’arrête brusquement, s’arc-boutant de toutes ses forces sur ses quatre jambes pour résister au choc qui va se produire, choc qui le ferait rouler par terre sans rémission s’il ne prenait pas ces précautions. Si l’opération manque par la faute des cavaliers, ils leur témoignent quelquefois très clairement leur profond mépris. Un de nos voisins avait et a probablement encore un cheval nommé Old-Judge, qui était célèbre pour la franchise avec laquelle il exprimait ce sentiment. Il se prêtait loyalement à deux essais. Au second raté, il hésitait un instant, retournait la tête d’un air éminemment ironique, et puis recommençait à cut out ; mais si, cette fois-là, le bœuf n’était pas lacé, il partait immédiatement à fond de train, et il n’y avait pas de force humaine qui l’empêchât de rentrer à l’écurie, après s’être débarrassé, si faire se pouvait, de son cavalier.

Du reste, on ne sait vraiment ce qu’il faut admirer le plus de l’adresse des chevaux ou de celle des hommes qui les montent. Un bon cow-boy joue littéralement avec le taureau le plus sauvage comme un chat avec une souris. Lacer un bœuf n’est que l’enfance de l’art si l’on manque les jambes, on a toujours la ressource d’attraper les cornes. Mais on cite des cow-boys qui abattent un bœuf lancé au galop, même sans se servir du lasso. Ils lui prennent la queue, et puis, poussant rapidement leur cheval en avant, ils profitent du mouvement de plongeon que font ces animaux en galopant pour lui faire exécuter une culbute complète, à la suite de laquelle il reste pendant quelques instants les quatre jambes en l’air, tellement abasourdi qu’il n’a même plus la force de se relever.

À peine nos chevaux ont-ils vu ce dont il s’agit qu’ils se mettent à bondir sur place tant ils ont hâte de prendre part à la fête. Je monte justement Queen, une très jolie jument baie que Raymond A… affirme pompeusement avoir dressée tout exprès pour moi. Il n’a pas poussé assez loin son éducation, car j’aime bien les chevaux très tranquilles, et celle-ci a toujours l’air d’avoir un tremblement de terre dans le corps. Pendant que je me débats avec elle, les chevaux de nos docteurs partent, complètement emballés. Je n’étais pas inquiet de G… ni de P… ; mais j’étais moins rassuré sur le compte de M. C… Nous avions justement tué en route deux magnifiques serpents à sonnettes qu’il avait voulu à toute force rapporter. Il les avait pendus au pommeau de sa selle. Leurs longs corps gris d’argent tachetés de brun viennent fouetter la croupe de son cheval, qui bondit comme un cabri à travers les roches. Nous descendons l’un à côté de l’autre, d’une allure insensée, dans le lit du creek : nous passons comme une avalanche à travers les buissons qui le remplissent. En remontant sur l’autre berge, nous nous trouvons tout à coup au milieu de trente ou quarante bœufs qui, en nous apercevant, détalent la queue en l’air. Nos chevaux, de plus en plus persuadés qu’il s’agit d’un roundup sérieux, choisissent chacun leur animal et s’attachent à lui avec une ténacité digne d’une meilleure cause. À ce moment, je regarde le docteur les grelots de ses serpents sonnent toujours ; il est cramponné au pommeau de sa selle ; mais il tient encore ses étriers et se comporte aussi vaillamment que possible, malgré le train.

Rassuré sur le compte de M. Ch…, je cherche à me rendre compte de ce qu’ont pu devenir ses compagnons. P… galope à côté d’un cow-boy ; quant à G…, son cheval semble s’être donné la tâche de ramener une génisse blanche qui filait sournoisement hors de la bagarre. Je les vois de loin, jouant à cache-cache dans le lit du creek, dont ils escaladent les berges douze ou quinze fois. Après une défense héroïque, la génisse blanche se déclare, heureusement, vaincue et revient au grand galop vers le gros du troupeau, ramenant derrière elle le docteur G…

Au bout d’une demi-heure, tous les animaux sont réunis en une masse tourbillonnant sur le flanc d’une colline. Sans leur donner le temps de se reconnaître, les boys les chargent à grands cris, et toute cette masse s’ébranle au galop dans la direction du cañon par lequel nous sommes nous-mêmes venus. L’honneur est sauf ! Pas un de nos docteurs n’est tombé ! Ils semblent même maintenant prendre tout à fait goût à ce genre de sport. P… et G… galopent à travers les bœufs avec l’assurance de vieux cow-boys ; quant au docteur Ch…, il est tellement enthousiasmé qu’il a pris un de ses serpents par la queue et s’en sert comme d’un fouet pour pousser les bœufs devant lui. Échange-t-on des discours à l’Académie de médecine quand on y reçoit de nouveaux élus ? Je n’en sais rien. Mais si cette formalité est observée, au jour, que j’espère prochain, où le docteur Ch… sera reçu dans cette docte assemblée, je livre au récipiendaire cette véridique histoire à titre de document, et je suis sûr qu’il aura un bien beau succès en la racontant, car enfin, combien y a-t-il à Paris de médecins dont on peut dire qu’ils ont fait sauver devant eux trois cents bœufs en les fouaillant avec un serpent à sonnettes ?

Nous avons pu offrir à nos hôtes les plaisirs de l’équitation : nous avons été moins heureux du côté de la chasse. Je ne sais pas ce qui est arrivé cette année aux couvées, mais on ne voit pour ainsi dire pas de poules de prairie. Les jack rabbits (lièvres) et les cotton tails (lapins) sont aussi assez rares. En fait de quadrupèdes plus importants, nous n’avons rencontré qu’un daim. Pourtant les boys en voient presque tous les jours, ainsi que des mouflons (mountain sheep). Il n’y a plus beaucoup d’ours dans le pays. Cependant on en a tué un le printemps dernier qui pesait onze cents livres ! On a vu aussi plusieurs mountain lions (panthères). L’une d’elles a été tuée l’an passé non loin d’ici, dans de bien singulières circonstances. Un boy cherchait une vache égarée. Il l’aperçoit du haut d’une colline et descend vers elle au grand galop en faisant tourner son lasso au-dessus de sa tête, comptant la lacer en arrivant près d’elle. La vache avait une singulière attitude : elle semblait de loin comme paralysée. En arrivant à trois ou quatre pas, le boy aperçut une énorme panthère en arrêt, qu’il n’avait pas pu voir plus tôt parce qu’elle était cachée par un rocher, et qui, de son côté, ne l’avait pas entendu, tant elle était absorbée par la vue de la vache. Le boy ne perdit pas la tête au lieu de lacer la vache, il laça la panthère et revint triomphalement en la traînant derrière lui. Elle avait onze pieds de long. Il paraît qu’il avait fait là quelque chose d’extrêmement difficile, et qu’il avait neuf chances contre une de manquer son coup, à cause de la conformation de la panthère, dont la tête, toute ronde, n’offre presque pas de prise au lasso.

Puisque j’en suis à faire l’énumération du gibier de ce pays, il me faut parler du skunk. Tout le monde en a vu des échantillons empaillés dans les vitrines des fourreurs. C’est un animal un peu plus gros qu’un lièvre et un peu plus petit qu’un renard, d’assez lourde apparence, mais dont la peau a une certaine valeur parce qu’elle imite tant bien que mal celle de la martre. C’est de ce pays-ci qu’on fait venir leurs fourrures. Ils y sont extrêmement communs. Le skunk est un animal qui a un goût extraordinaire pour la société de l’homme. L’année dernière, quand j’étais ici, il y en avait un ménage qui s’était établi sous la maison. Tous les jours on les voyait traverser le chemin pour s’enfoncer dans les buissons du creek. Plusieurs fois ils sont même entrés dans la cuisine, et l’on conserve le souvenir d’une de leurs visites au poulailler, visite qui a coûté la vie à soixante-dix-neuf poulets ! Une loi de la Convention excusait le vol commis par une femme grosse. La mère skunk avait la même excuse, car peu de temps après elle apparut avec trois petits skunks qui gambadaient autour d’elle.

Ce n’est pas absolument par amour désintéressé pour l’espèce qu’on laisse s’établir cette douce familiarité. On accepte un mal pour en éviter un pire. La vérité est que la nature a fourni aux skunks un moyen de se venger d’une manière terrible des mauvais procédés qu’on peut avoir pour eux. Elle leur a donné deux glandes placées judicieusement le plus loin possible de leur nez, d’où ils font sortir à volonté un jet de liquide d’une odeur dont rien n’approche. Ils se laissent approcher très facilement, mais toutes les fois qu’on les blesse ou simplement qu’on les effraye, ils s’empressent de faire usage de cette arme, et ses ravages sont effrayants. Un homme qui a reçu le jet tombe très bien sans connaissance : un cheval en est manifestement malade ; des vêtements qui ont été souillés ne peuvent plus être portés ; il faut les brûler. Une maison dans le voisinage de laquelle un skunk a été tué n’est littéralement plus habitable. Je me suis laissé dire qu’il y avait dans certains coins des montagnes Rocheuses des ranchs uniquement consacrés à l’élevage du skunk. Je souhaite bien du plaisir à leurs propriétaires ; mais il faut des aptitudes spéciales et un nez organisé d’une façon toute particulière pour résister à une pareille industrie.

En définitive, il y a fort peu de gibier dans ce pays-ci, et il y en a de moins en moins, car je me souviens qu’il y a quatre ans, quand j’y suis venu pour la première fois, on en voyait bien plus que maintenant. Aussi je me demande comment nos voisins les Indiens trouvent moyen de vivre de leur chasse. Je m’explique très bien les disettes dont ils souffrent de temps en temps. Les Sioux reçoivent, paraît-il, assez régulièrement les rations de bœuf que le gouvernement américain s’est engagé à leur donner. Aussi se tiennent-ils relativement tranquilles. Mais les petites tribus qui habitent plus à l’ouest, les Yutes ou les Gros-Ventres, par exemple, ont à supporter de temps en temps de véritables famines. Et cependant la vie errante et oisive, malgré toutes les misères qu’elle entraîne, semble avoir pour eux un attrait qui résiste même à de longues années d’une existence civilisée, car on a vu souvent des Indiens retourner sous la tente après avoir passé leur enfance et leur jeunesse dans des écoles.

On m’a conté l’autre jour, à Buffalo-Gap, une histoire qui est un exemple frappant de cette persistance latente d’habitudes héréditaires. Un trappeur, nommé Harding, avait épousé, il y a une vingtaine d’années une squaw indienne. Cela arrive assez souvent aux hommes qui vivent dans la Prairie, car ces unions leur assurent généralement la bienveillance de la tribu à laquelle appartient la jeune personne. Ils en reconnaissent même si bien les avantages, que la plupart en épousent plusieurs. La squaw en question n’était du reste pas la première venue. Elle était ce que les Américains appellent une medicine woman, — expression qu’il faut traduire non pas par femme médecin, mais par sorcière ou prêtresse, — et jouissait, à ce titre, d’une grande notoriété, dont bénéficia naturellement l’heureux mortel dont elle couronna la flamme.

Après quelques années d’une union que le Grand Esprit avait bénie en faisant naître dans la tente quatre petits Bois-Brûlés, le ménage vint s’établir dans une ferme des Black-Hills, située à une cinquantaine de milles de Buffalo-Gap, à Hot-Springs. C’est là que j’eus l’honneur d’être présenté à madame Harding, lorsque je vins pour la première fois dans le pays, il y a quatre ans. Quand je la vis, c’était une grande femme assez bien tournée, portant gaillardement un costume composé d’une chemise indienne en peau de daim brodée et d’une jupe très courte en flanelle rouge, qui laissait voir des jambes recouvertes de leggings et des pieds chaussés de mocassins. Elle avait une véritable crinière de grands cheveux noirs qui lui couvraient le dos, une longue plume d’aigle fixée derrière l’oreille, et était toujours accompagnée d’une superbe antilope mâle étonnamment bien apprivoisée. Au demeurant, tout à fait le physique de son emploi de sorcière qu’elle continuait à tenir avec certains profits, car on voyait souvent arriver chez elle des bandes d’Indiens, venus de très loin pour la consulter sur des cas embarrassants. À part ce léger détail, elle jouissait de l’estime de ses peu nombreux voisins et paraissait fort attachée à son mari et à ses enfants.

L’autre jour, j’ai demandé, par hasard, ce qu’était devenu cet intéressant ménage : on m’a raconté une très singulière histoire. Il paraît qu’un beau jour, on ne sait pour quelle raison, M. Harding crut devoir donner à sa moitié une légère correction. Dans les ménages ordinaires américains, ce sont plutôt les femmes qui battent leurs maris ; mais quand les femmes sont Indiennes, il paraît qu’il faut les battre de temps en temps, sans quoi elles estiment qu’on les néglige. Aussi les voisins n’attachèrent-ils aucune importance à cette petite scène. Quel ne fut donc pas leur étonnement, en apprenant le lendemain matin qu’un passant matinal avait découvert M. Harding dans le costume le plus sommaire, attaché soigneusement par les pieds et par les mains à un arbre tout près de sa maison ! Il avait raconté que, après avoir reçu sa petite correction, sa femme l’avait fait boire un peu plus que de raison et puis l’avait mis dans l’état où on le voyait : ensuite, elle lui avait cassé sur le dos tous les manches à balai de la maison et puis s’était éloignée, emmenant avec elle tous les chevaux, mules et bœufs de la ferme, mais laissant derrière elle ses enfants. On a appris depuis qu’elle avait été offrir le tout, ainsi que son cœur et sa main, à un vieux guerrier indien dont elle embellit le wigwam en qualité de quatrième femme et qui la roue de coups, ce qui ne venge même pas l’infortuné Harding, car son infidèle épouse se déclare la plus heureuse des squaws et des sorcières.

Samedi 24 septembre. — Nos docteurs nous ont quittés depuis deux jours, à notre très grand regret. Ils semblent, eux aussi, emporter un bon souvenir de la vie qu’ils ont menée ici, car le docteur P… nous a déclaré qu’il était bien décidé à revenir l’année prochaine passer deux mois ici pour se reposer, dans l’exercice de la profession de cow-boy, des fatigues qu’il va éprouver en prodiguant ses soins aux poumons aristocratiques qui l’attendent à Cannes.

Ce qui a forcé ces messieurs à nous quitter si rapidement, c’est que, partis de France avec la foule des docteurs qui venaient en Amérique pour le congrès, ils veulent aller rejoindre, à New-York, la troupe austère de leurs collègues qui « ont participé, jusqu’à la fin, aux travaux du congrès » (style officiel). Grâce aux journaux et à des lettres particulières, nous avons été tenus, jour par jour, au courant de ces travaux, qui vont sûrement faire faire de très notables progrès à la science médicale. Après la visite aux cataractes du Niagara, on en a fait une autre au tombeau de Washington. Entre temps, on s’est bien réuni quelquefois dans un théâtre de cette ville pour parler de médecine, mais des discussions, soulevées d’abord à propos du choix d’un président, n’ont pas tardé à prendre un caractère si violent, qu’on n’a pas cru devoir par trop multiplier ces réunions. On s’est donc empressé de clore la session en se donnant rendez-vous, pour l’année prochaine, sur un autre point du globe, à Copenhague, je crois.

Toutefois, les Américains n’ont pas voulu laisser partir leurs hôtes sans leur offrir quelques divertissements, afin, sans doute, de les reposer de ces labeurs. Il y a eu deux banquets. En Europe, ce serait peu pour un congrès ; en Amérique, cela me semble beaucoup. Sauf dans une ou deux villes de l’Est, où les coutumes européennes se sont introduites, l’Américain invite très volontiers à boire, mais très rarement à manger. Enfin, pour clore la série des fêtes, le président Cleveland a donné en leur honneur ce que l’on appelle une réception ouverte. Je voudrais dire quelques mots de ce genre de réception.

Constatons, tout d’abord, qu’il paraît avoir été connu dès la plus haute antiquité. Un théologien m’a expliqué que beaucoup des paraboles contenues dans l’Évangile sont probablement le récit d’événements survenus réellement et constituent à ce titre des renseignements précieux sur les mœurs du temps. Cela me semble du reste très vraisemblable. Notre-Seigneur, voulant instruire ses disciples, procédait du connu à l’inconnu : il leur parlait d’un fait qu’ils connaissaient ; puis il en tirait la morale. Il est donc fort possible que l’histoire de ce maître de maison de Jérusalem qui, ayant organisé un grand dîner et voyant tous ses invités lui faire faux bond, s’avisa, probablement dans un moment de dépit, d’ouvrir sa salle à manger à tous les vagabonds qu’on put ramasser le long des haies et dans les carrefours, il est très possible, dis-je, que cette histoire soit vraie. Dans ce cas, ce serait le premier exemple connu d’une réception ouverte. J’ajoute que l’expérience n’a pas réussi, puisque le maître de maison en question a été obligés de faire mettre à la porte par ses domestiques l’un des convives dont la tenue laissait par trop à désirer. Seulement, son indignation ne s’explique pas. Quand on recrute comme cela ses invités, on doit prévoir des incidents de ce genre et prendre ses mesures en conséquence. À quelqu’un qui voudrait, de nos jours, tenter la même expérience, je conseillerais vivement d’enfermer son argenterie, de baptiser fortement ses vins et d’avoir des sergents de ville à portée.

J’insiste là-dessus, parce que la troisième république, qui semble avoir le désir d’acclimater chez nous les mœurs américaines, et qui a notamment inauguré l’ère des réceptions ouvertes, ne semble pas se rendre compte des précautions qui rendent ces réceptions possibles de l’autre côté de l’Océan. Jusqu’à présent, elles n’ont été tentées que par nos suaves conseillers municipaux et par M. Grévy. Aux premiers, qui opèrent avec notre argent, il est assez indifférent que, le lendemain de chaque bal, le préposé à l’argenterie constate la disparition d’un grand nombre de petites cuillers, et qu’il faille ramasser au milieu des débris de la vaisselle quelques centaines d’électeurs ivres-morts. Mais je n’ai jamais compris que M. Wilson, qui doit savoir l’anglais et dont le beau-père est responsable de la casse, ne renseigne pas ledit beau-père sur les moyens employés en Amérique pour éviter tous ces accidents, alors surtout que les dépenses insensées qui en résultent peuvent avoir une influence aussi fâcheuse sur la dot de la petite Marguerite. Il y a vraiment là une incurie qui m’afflige au point de vue de cette chère petite, en même temps qu’elle m’étonne de la part d’un financier aussi avisé.

C’est donc uniquement dans l’intérêt de cette honorable famille, et non dans un but personnel, car je n’ai pas l’intention de jamais mettre les pieds chez elle, que je voudrais reproduire les renseignements que j’ai pu recueillir sur cette réception de la Maison-Blanche. Il paraît donc que l’autre jour, quand les médecins, suivant la foule, se sont présentés aux portes du palais présidentiel, ils ont tout d’abord aperçu les épaules de madame Cleveland. De l’aveu général, elle les a superbes. La première impression a donc été excellente. Ensuite ils ont défilé devant le président, qui leur a serré les mains à tous ; ils étaient trois mille. Chacun avait droit à un How do you do ? individuel. (Comment vous portez-vous ?) Après cette formalité, ces messieurs étaient libres de se répandre dans les salons. C’est alors qu’ils ont pu étudier l’organisation du buffet, et c’est sur ce point que j’insiste, car il me paraît que c’est le nœud de la question. Le service des rafraîchissements était simplement assuré par l’ouverture de trois ou quatre grandes fenêtres, puis par l’installation, dans un coin d’une serre, d’une barrique défoncée pleine d’une belle eau limpide dans laquelle nageaient de gros morceaux de glace. Ceux qui éprouvaient le besoin de se rafraîchir pouvaient y puiser tout à leur aise, au moyen d’un gobelet retenu par une chaîne, comme cela a lieu dans les fontaines Wallace. Voilà comment il faut opérer quand on veut avoir des réceptions ouvertes.


Avant leur départ de Fleur de Lis, nos docteurs ont été témoins d’un événement qui a causé une vive émotion à Buffalo-Gap et fourni de la copie à tous les journaux des Black-Hills pendant plusieurs jours. Un nouveau convoi de chevaux percherons, de beaucoup le plus nombreux qui soit parvenu dans ce pays lointain, est arrivé au ranch. Je me trouvais à Houlgate, il y a quelques semaines, au moment de leur départ de France, et j’étais allé au Havre pour assister à leur embarquement sur le grand navire anglais venu tout exprès pour les chercher, eux et cent soixante autres amenés de tous les points du Perche. J’insiste sur la nationalité du navire parce que je suis obligé de constater que les armateurs français, qui se partagent chaque année trente ou quarante millions de subventions donnés par le gouvernement à la marine marchande, que ces armateurs, qui se plaignent toujours de manquer de frets, sont tellement mal outillés, ou plutôt si peu entreprenants, qu’ils refusent absolument ces chargements-là et qu’ils les laissent chaque année à des étrangers, qui viennent les prendre devant eux dans nos propres ports.

Le spectacle était bien curieux. L’immense navire tout noir remplissait de sa masse tout un côté du bassin de l’Eure ; sur le quai s’élevait une véritable montagne de hottes de foin comprimé et de sacs de son, qu’une grue à vapeur entassait dans la cale-arrière. À l’avant, on avait installé une passerelle étroite et très inclinée : c’est par là que devaient monter les chevaux, pour en redescendre ensuite une autre encore plus raide, avant de gagner le faux pont, où les stalles étaient disposés.

Par tous les ponts des bassins, on voyait venir de longues files de chevaux arrivant du chemin de fer, la queue et la crinière tressées de paille, exaspérés par le voyage, bondissant de tous côtés, en entraînant les gars pendus à leurs licols. Ils venaient s’entasser sur le quai en attendant leur tour d’embarquement. Tous les fermiers du Perche étaient là : de grands gaillards solides, la figure rougeaude, encadrée de petits favoris blonds, le perpignan au col, ou le pied de frêne pendu au poignet par sa lanière de cuir ; et puis des baigneurs et des baigneuses de Frascati, attirés par l’étrangeté du spectacle, courant affolés dans tous les sens pour éviter les ruades.

Le quai prenait l’aspect d’un champ de foire normand : les Américains allaient de groupe en groupe vérifiant les marques au fer rouge imprimées sur le sabot au moment de l’achat ; ils s’assuraient d’un coup d’œil que l’animal n’avait éprouvé aucun accident pendant son voyage en chemin de fer ; puis les liasses de billets bleus allaient s’enfouir dans les vieux portefeuilles de cuir soigneusement cachés sous les blouses, dans une poche intérieure du gilet, et chaque gars s’avançait dans un espace réservé à grand’peine, au pied de la passerelle, pour remettre son cheval aux cow-boys américains chargés de l’embarquement.

Tout le monde les regardait, car leur apparence et leurs allures paraissaient bien singulières aux tranquilles Normands. Ils bousculaient les gars, ce qui amena deux ou trois batailles et un échange de jurons internationaux tout à fait instructif. Puis, quand ils avaient pris le cheval, ils attachaient de longues cordes à son licol, et douze ou quinze d’entre eux s’y attelant tiraient en avant la malheureuse bête pendant que d’autres la tapaient par derrière avec de gros bâtons. Les chevaux étaient littéralement affolés. La plupart finissaient par prendre le galop et escaladaient la passerelle. Mais d’autres mordaient et se cabraient avec fureur, et puis finissaient par se coucher, et il fallait les traîner. Comment les deux tiers n’eurent-ils pas les jambes cassées ? Voilà ce que je n’ai jamais pu comprendre, étant donnée la nature plus que sommaire des installations que la bonne ville du Havre met à la disposition des armateurs. Les bons Havrais, comme les Parisiens, tiennent avant tout à s’offrir le luxe d’un conseil municipal qui soit dans le mouvement et qui s’occupe des grandes questions vraiment dignes d’hommes politiques aussi distingués : comme la laïcisation des hôpitaux. On s’occupera plus tard des affaires de la ville. Seulement, les éleveurs percherons sont déjà obligés d’embarquer leurs chevaux sur des navires anglais, parce que les armateurs français ne veulent pas les prendre ; ils les font assurer par des compagnies anglaises, parce que les compagnies françaises ne veulent pas accepter ces sortes de risques ; ils finiront peut-être, si l’on n’y prend pas garde, par être obligés de les expédier d’Anvers ou de Londres : j’en connais qui le font déjà.

Les premiers jours de septembre ont été remarquablement mauvais sur l’Atlantique. Un ouragan descendu du nord a causé des désastres sur les côtes des États-Unis. Les malheureux pêcheurs de morue du grand banc de Terre-Neuve ont été tout particulièrement éprouvés. Comme dans les gros temps les chevaux souffrent beaucoup, les importateurs américains, déjà fort éprouvés l’année dernière, s’attendaient à de nouveaux accidents. Aussi furent-ils agréablement surpris, en apprenant, quand le navire arriva au bout de seize jours de traversée, que pas un des cent quatre-vingts chevaux qui étaient à bord n’avait eu d’accident. Le chemin de fer les éprouva davantage. Il faut quatre ou cinq jours pour aller de New-York à Chicago, et malgré l’admirable aménagement des superbes wagons affectés à ce service, on perd chaque année plus de chevaux pendant ce trajet que pendant la traversée.

Ceux qui étaient destinés à Fleur de Lis Ranch n’étaient qu’à moitié chemin en arrivant à Chicago. Il fallut donc leur laisser plusieurs jours de repos. Ils sont arrivés hier matin à Buffalo-Gap. Raymond était allé les y attendre la veille, accompagné de deux ou trois cow-boys. Ils ont pris possession depuis hier au soir des boxs qui les attendaient.

Le départ de nos hôtes a fait reprendre au ranch son train accoutumé. De grand matin, deux cow-boys montent à cheval et s’éloignent au galop dans la direction de la Prairie. Ce sont les herders qui chaque jour doivent compter les cinq ou six cents juments et yearlings du troupeau. On ne compte que très rarement les poulains, parce qu’on admet qu’ils suivent la mère. D’ordinaire les herders sont de retour vers trois ou quatre heures de l’après-midi, ayant fait généralement une soixantaine de kilomètres. Les chevaux laissés en liberté prennent tout à fait les allures des hardes de cerfs de nos forêts. Ils ont des habitudes très régulières.


DANS LA PRAIRIE.

Matin et soir, toutes les bandes vont boire à des abreuvoirs qu’elles choisissent ; ce sont les moments où il est le plus facile de les compter. Le jour, elles se tiennent sur le sommet des collines. Pendant la nuit, et lorsqu’il fait très mauvais temps, on les trouve toujours dans le fond des vallées étroites. Autrefois, sur la plupart des ranchs, quand on élevait seulement des chevaux du pays, on laissait les étalons constamment en liberté. Cela rendait le service des herders infiniment plus facile, car chaque étalon se constituait un sérail de soixante ou de soixante-dix juments qui, avec leurs yearlings et leurs poulains, formaient un troupeau de cent cinquante têtes environ dont il était le chien de berger : et il savait si bien ramener au bercail à coups de pied et à coups de dents les récalcitrantes, que jamais il n’en manquait une seule.

Malheureusement ces beaux jours sont passés. On n’ose plus abandonner sur la Prairie des étalons valant une vingtaine de mille francs. D’ailleurs, en redevenant sauvages, ces animaux deviennent absolument féroces ; ils finissent même par attaquer les passants, et il y a eu tant d’accidents que, dans le Dakota notamment, il est défendu de les laisser en liberté. Pendant trois mois seulement, au printemps, on les lâche dans le troupeau, mais en ayant soin de les faire constamment surveiller à distance par un homme à cheval tout prêt à les reprendre au lasso si le besoin s’en fait sentir.

La nécessité de cette surveillance a augmenté dans des proportions énormes les dépenses des ranchs, car il a fallu doubler ou même tripler le personnel des cow-boys : du reste, il faut ajouter que ce surcroît de dépense est plus que compensé par l’augmentation de la valeur des produits. Avec l’ancien système, on produisait des chevaux qui à trois ou quatre ans valaient 80 dollars en moyenne ; tandis que les demi-sang percherons valent le double au moins.

Je disais tout à l’heure qu’avec l’ancien système c’étaient les étalons qui se chargeaient eux-mêmes de tenir leur bande de juments, leur bunch, comme on dit ici, au complet. Maintenant ce sont les herders qui sont obligés de ramener les juments quand elles cherchent à s’éloigner, et il y en a qui sont d’une humeur tellement errante qu’elles compliquent singulièrement ce travail. Raymond me montrait hier son journal, où sont relatés les hauts faits de quelques-unes d’entre elles. C’est surtout au printemps que ces tendances se manifestent. Au mois de mai dernier, on a crevé six chevaux de selle en poursuivant des juments qui, tout à coup, — prises sans doute du mal du pays, — repartaient dans la direction du ranch d’où elles étaient venues l’année dernière, et qu’on ne parvenait à rattraper que lorsqu’elles avaient déjà fait deux ou trois cents kilomètres. L’histoire de l’une d’entre elles, Palamina, mérite d’être notée. Ramenée le 14 mai d’une distance de quarante kilomètres, elle poulinait au ranch le 15, repartait dans la nuit du 16, était retrouvée le 17 à quarante-cinq kilomètres et ramenée le 18. Son poulain avait donc fait quatre-vingt-dix kilomètres dans les deux jours qui ont suivi sa naissance, et il se porte à merveille !

Je donne tous ces détails pour faire comprendre combien est dur le métier que font les herders. Ils ont chacun six chevaux au moins réservés uniquement pour leur service. Si tout va bien, si aucun animal n’est signalé absent, ils sont de retour, comme je le disais plus haut, vers trois ou quatre heures. Mais si une seule jument s’est écartée, il faut d’abord relever sa piste et voir dans quelle direction elle se dirige ; ensuite revenir rendre compte au foreman ; puis le herder prend deux chevaux frais : l’un porte une couverture, une hache et quelques vivres ; il monte sur l’autre et il part à la recherche de la fugitive. Au mois de mars dernier, deux de nos hommes ont passé treize jours sans entrer dans une maison, couchant par terre, enveloppés dans une simple couverture, par des froids de dix ou douze degrés.

Je dois dire que depuis que je vois de plus près les cow-boys, j’ai sensiblement modifié ma manière de voir à leur égard. Les cow-boys ressemblent en somme beaucoup aux matelots. Ils ont leurs qualités et leurs défauts. On n’éprouve pas une bien grande sympathie pour un gabier breton quand on le voit, à terre, trébuchant de cabaret en cabaret, dans les rues de Recouvrance, mais on l’apprécie à sa juste valeur quand on vit avec lui à bord. Il ne faut pas davantage juger un cow-boy quand on ne l’a rencontré que dans les villes de la frontière où il vient dépenser en quelques heures l’argent qu’il gagne si durement.

Je ne voudrais cependant pas laisser croire que les rapports qu’on a avec lui, quand il est dans l’exercice de ses fonctions, sont bien agréables. J’entends toujours les fermiers français se plaindre de la difficulté qu’ils ont à conduire leur personnel. Ces difficultés-là sont bien peu de chose auprès de celles qu’on éprouve dans ce pays-ci. Les unes comme les autres tiennent à des causes générales et ont la même origine. Partout le principe de l’égalité des hommes, et comme conséquence celui de leur indépendance absolue, est affirmé avec une énergie chaque jour plus grande. C’étaient autrefois des aristocraties qui gouvernaient les peuples. Les majorités étaient plus ou moins soumises aux minorités. Le principe essentiel de ces gouvernements était donc la discipline. De nos jours, c’est la démocratie qui règne. Dans la pratique, cela veut dire le gouvernement des majorités, qui par parenthèse font même souvent sentir assez durement leur pouvoir aux minorités. Mais en théorie, cette forme de gouvernement tend à affranchir autant que possible les individus et à ne leur laisser de l’esprit de discipline que ce qui est strictement nécessaire pour que la société puisse subsister. Or, précisément au moment où cette évolution se fait dans les esprits, une évolution dans un sens diamétralement opposé a lieu dans l’industrie.

Autrefois, du temps des petits ateliers et des petits magasins, le besoin de la discipline s’y faisait à peine sentir. Ouvriers et employés étaient bien plutôt les camarades que les inférieurs de leurs patrons. De nos jours, dans une usine comme le Creuzot, qui emploie dix mille ouvriers, ou dans un magasin comme le Bon Marché, où il y a, je crois, trois mille employés, il faut de toute nécessité que ces ouvriers et ces employés soient astreints à une discipline aussi sévère que celle des soldats dans un régiment, ou des matelots sur un navire. Le succès ne peut s’acheter qu’à ce prix.

Ainsi, plus les mœurs tendent vers l’égalité, et plus les nécessités de la lutte pour la vie condamnent la plupart des hommes à passer toute leur existence sous le joug d’une discipline implacable. Il n’est pas facile de concilier des tendances aussi contradictoires. Pour y arriver dans la mesure du possible, on a imaginé de créer dans la vie une sorte de dualité. Autrefois, un ouvrier se considérait comme l’homme de son patron, aussi bien en dehors qu’au dedans de l’usine. Il attendait de lui des services en dehors de ceux prévus par la loi de l’offre et de la demande. Mais, en échange, il consentait de bonne grâce à se laisser diriger par lui. L’un devait apporter respect et dévouement ; l’autre, bienveillance, justice et protection. C’est cet ensemble de relations qu’on désigne sous le nom de patronat. Quand des deux côtés on en comprend bien les obligations, il est très certain qu’on ne peut guère imaginer un état social plus fertile en bons résultats.

En cherchant bien, on trouve encore de loin en loin quelques traces du patronat. Malheureusement on ne les trouve plus guère qu’à l’état d’exception. Est-il possible de faire que l’exception devienne la règle ? Quelques bons esprits le croient : j’avoue que je n’ose partager leurs généreuses convictions. Le patronat ne peut s’établir que grâce à une continuité de relations entre patrons et ouvriers qui me semble incompatible avec les nécessités de l’industrie moderne. Voilà pour le côté matériel de la question. Au point de vue moral, il est odieux à l’ouvrier, parce qu’il a tout l’air d’être, s’il n’est pas au fond, la négation même de ces principes égalitaires qui lui sont si chers.

L’ouvrier de nos jours cherche donc toujours à faire deux parts de sa vie. Il loue pendant un certain nombre d’heures son intelligence et ses forces, mais il entend que ses relations avec son patron en restent là. Ce système est très simple en théorie ; c’est celui qui présidait à l’organisation de la défunte garde nationale. Le capitaine et le soldat revenaient de la manœuvre bras dessus, bras dessous, à moins, ce qui s’est vu, que le capitaine ne fût le valet de chambre du soldat : cette combinaison n’a pas donné de très bons résultats au point de vue militaire. Dans la vie civile, son application soulève souvent aussi d’assez graves difficultés. Le patron s’irrite de sentir qu’il est en présence d’une volonté qui ne se livre qu’à demi. L’ouvrier, craignant toujours quelque empiétement, devient facilement hargneux et insolent, de sorte que, faute de pouvoir définir bien exactement le point où commencent et finissent les droits de chacun, on en arrive tout naturellement à cette guerre de classes qui est la plaie et le danger de notre époque.

Aux États-Unis, il n’y a pas, en théorie, et il n’y a jamais eu de classes, ou, pour parler plus exactement, le passage de l’une à l’autre est très fréquent et se fait avec une facilité inconnue dans les anciennes sociétés encore tout imprégnées de vieilles traditions. On serait donc tenté de croire que c’est dans ce pays que cette guerre a le moins de chances de se propager, et que les rapports entre patrons et ouvriers auraient dû s’établir le plus facilement sur ces bases de la dualité de la vie. Cela a été vrai pendant assez longtemps. Mais, du moins dans les États manufacturiers de l’Est, c’est le contraire qui est maintenant la vérité. Nulle part au monde les esprits ne sont aussi aigris. Nulle part la lutte entre le capital et le travail, ces deux géants des temps modernes, n’est engagée avec plus de fureur. En Europe, il y a encore entre eux les débris d’une foule d’anciennes institutions qui servent de tampon. Ces institutions sont plus ou moins en ruine, mais ces ruines détournent les coups des adversaires. Ainsi, il est bien certain que le mouvement social qui se fait en France est dirigé contre le capital ; et cependant les chalartans politiques qui nous gouvernent, devenus capitalistes, ont trouvé moyen de le dévier, jusqu’à une époque toute récente, en lançant contre le clergé, qui n’en pouvait mais, les masses qui leur avaient servi de marchepied pour arriver au pouvoir.

En Amérique, ces tampons n’existent pas. Il n’y a rien entre le capital et le travail. Les adversaires sont en présence, ils se jettent l’un sur l’autre et se battent à coups de grèves et de coalitions avec un acharnement et une absence de tous scrupules que nous ne connaissons heureusement pas encore chez nous.

Cependant, dans l’Ouest, la situation est toute différente. Le capital et le travail sont représentés uniquement par les ranchmen et leurs cow-boys. Ils vivent jusqu’à présent dans l’accord le plus parfait : mais cet accord n’est basé que sur cette dualité de vie dont je parlais tout à l’heure, poussée jusqu’à ses dernières conséquences, et dont chaque partie accepte les charges comme les bénéfices. En France, un ouvrier sait bien qu’il est politiquement l’égal de son patron. Cependant, grâce aux instincts de politesse encore si puissants chez nous, il ne lui refusera guère quelques marques extérieures de respect, même en dehors du service, comme de le saluer ou de l’appeler « monsieur », s’il lui parle.

Ici, les relations sont basées sur le pied de l’égalité la plus absolue. Un cow-boy qui rencontre son ranchman en ville lui offrira toujours un cigare ou un verre de bière et le présentera à un autre cow-boy avec lequel il se promène. Il l’appelle toujours par son nom, sans jamais le précéder du mot mister, cependant si banal. Jamais il ne consentirait à lui rendre le plus petit service personnel, comme de lui seller son cheval, par exemple. Il y a dans les environs un grand ranch appartenant à une compagnie anglaise et dirigé par des Anglais. Ces messieurs ne peuvent plus trouver un cow-boy depuis une scène terrible, qui a failli se terminer par des coups de revolver, survenue parce que l’un des foremen avait ordonné à un cow-boy de nettoyer son fusil.

Je dois dire cependant qu’à Fleur de Lis, nos hommes sont particulièrement aimables pour moi. Dans les premiers temps, ils m’appelaient tous « baron » tout court, comme ils s’appellent entre eux « colonel » ou « capitaine ». Depuis quelque temps, je remarque qu’ils emploient en me parlant une formule qu’ils n’ont évidemment adoptée que parce qu’ils la jugent plus respectueuse. Ils m’appellent « mister baron ». Jamais, non plus, ils ne me laissent seller un cheval ; mais je suis très certain que si je leur demandais ce service, ils me le refuseraient net. Quand j’ai envie de sortir à cheval, je profite d’un moment où l’un des cow-boys est à bayer aux corneilles dans la cour pour me diriger ostensiblement vers la sellerie. Invariablement je l’entends me crier :

You want to go out, mister baron ? Wait a bit. I’ll give you a dandy horse !

« Vous avez envie de sortir, monsieur ? Attendez un peu ; je vais vous donner un cheval dont vous me direz des nouvelles ! »

Et ils me sellent toujours leur meilleur cheval, car chacun d’eux en a cinq ou six qu’il ne laisse monter à personne.

Toute ma diplomatie ne m’évite cependant pas quelques incidents désagréables. Un jour de l’année dernière, je vois deux hommes rentrer. Ils avaient passé dehors toute la nuit, et il faisait un temps affreux. J’étais à déjeuner. Pensant qu’ils devaient mourir de faim, et qu’il faudrait quelque temps pour leur préparer leur repas, je leur envoie un poulet dont je venais de prendre l’aile. Ils le jettent immédiatement par la fenêtre et vont se plaindre au foreman, disant que je les ai traités comme des chiens en leur envoyant mes restes. On a eu quelque peine à arranger l’affaire.

Étant donnés, d’une part, des gaillards aussi pointilleux, de l’autre, les mœurs violentes du pays, tout se passe cependant moins mal qu’on ne pourrait le craindre. Ces hommes tiennent à bien établir qu’ils sont les égaux de ceux qui les emploient ; mais, vraiment, il faut convenir que la plupart se montrent de tous points dignes de cette égalité par la conscience qu’ils apportent à l’accomplissement de leur service. Un herder qui rentre de compter son troupeau au milieu d’une tempête de neige pourrait très bien aller se reposer au coin du poêle. Il n’aurait qu’à dire qu’il a vu tous ses animaux. Il est extrêmement rare qu’ils cèdent à la tentation de mentir. Presque toujours, ils sellent un cheval frais, sans mot dire, et partent, quelquefois pour bien des jours, sans savoir où ils coucheront ni où ils mangeront.

Il y a des gens qui s’exaspèrent à l’idée que les Français du dixième siècle aient pu s’accommoder de la féodalité, et d’autres qui soutiendraient volontiers que ceux du dix-neuvième se trouveraient très bien de ce régime. Ce qu’il y a de bien singulier, et ce qui prouve une fois de plus combien les institutions d’un pays et les instincts les plus vivaces de ses habitants sont toujours dominés par sa situation économique, c’est que la législation ultra-démocratique des États-Unis n’a pas empêché ce pays-ci d’en arriver à une organisation qui est une véritable féodalité.

Il n’y a qu’à ouvrir les journaux pour s’en convaincre. Hier encore, un cow-boy de passage nous a raconté, comme la chose la plus simple du monde, un événement qui vient de se produire dans les environs et que je veux cependant mentionner, parce qu’il me semble tout à fait caractéristique.

Nous avons pour voisin, dans le Sud, un grand ranch : le B. O. B. On désigne toujours les ranchs par la marque (brand) de leurs bestiaux. Encore plus loin, il y en a un autre dont le propriétaire a rendu sa belle âme à Dieu, il y a quelques années, dans un accès de delirium tremens. Sa veuve inconsolable continue son commerce. Le fait n’est pas très rare. Elle est fort riche, car elle a trente-cinq ou quarante mille bœufs. Aussi n’est-elle connue dans le pays que sous le nom de « the cattle queen » — la reine des bœufs.

Mme X…, ladite veuve, est du reste, dit-on, une gaillarde qui a hérité de tous les goûts de son pauvre défunt. Il y a quelques jours, sentant sa solitude lui peser, elle fit à cheval les trente ou quarante milles qui séparent les deux ranchs pour venir faire une petite visite à son voisin du B. O. B. Celui-ci l’accueillit à merveille, cela va sans dire. On but de nombreux verres de whisky ; et le soir, très tard, quand la dame voulut repartir, elle était dans un tel état, que son hôte jugea prudent de la faire escorter par un de ses cow-boys. Que se passa-t-il dans la Prairie ? Le cow-boy affirmait que le voyage s’était passé sans incidents ; mais sa compagne était d’un avis tout différent. Qui avait raison ? je n’en sais rien. Toujours est-il que, le lendemain, à peine remise de ses fatigues, la dame alla tout droit chez le juge du comté, à C… City, et déposa entre les mains de ce magistrat une plainte en règle où elle énumérait, dans les plus grands détails et depuis le premier jusqu’au dernier, les outrages qu’elle aurait eu à subir au cours de ce mémorable voyage.

Le personnage investi des fonctions de juge de la ville de C… City exerce en même temps celles d’épicier. C’est assez l’habitude de ce pays-ci. Comme juge, il avait été élu malgré l’opposition du B. O. B. ; comme épicier, il avait perdu la clientèle du ranch, précisément à la suite de cette élection. Les méchantes langues insistent beaucoup sur cette circonstance. Toujours est-il qu’il accueillit immédiatement la plainte et lança le sheriff à la poursuite de l’inculpé. Du reste, en ces matières, les lois américaines ne plaisantent pas. Dans l’espèce, il s’agissait peut-être de pendaison, ou tout au moins d’un séjour très prolongé dans le pénitencier de Sioux City.

M. C…, le ranchman, était absent quand le sheriff arriva chez lui. Le cow-boy protestait énergiquement de son innocence, et affirmait que dans toute cette affaire il avait joué le rôle du célèbre intendant de l’infortuné Putiphar : et ce qui donnait quelque vraisemblance à ses affirmations, c’est qu’il consentit à suivre le sheriff et alla se constituer prisonnier à C… City.

Mais quand M. C… revint, deux jours après, et qu’on lui raconta ce qui s’était passé, il entra dans une colère épouvantable et jura que les choses n’en resteraient pas là. Il réunit une vingtaine de ses hommes bien armés, leur fit une libérale distribution de whisky, et, se mettant à leur tête, il arriva comme un ouragan dans la ville, marcha droit sur la prison et fit immédiatement délivrer le prisonnier ; puis on se rendit chez le juge, qu’on trouva caché, plus mort que vif, au milieu de ses bocaux, et qui, le revolver sous la gorge, s’empressa de signer une ordonnance de non-lieu. Ensuite, après une station prolongée dans les cabarets de la ville, toute la troupe reprit paisiblement le chemin du ranch, non sans avoir charitablement informé les citoyens terrifiés de C… City que, s’ils ne surveillaient pas mieux les agissements de leur juge, les choses se passeraient moins tranquillement à la première incartade qu’il se permettrait.

Comme je le disais en commençant, c’est un des acteurs qui m’a raconté hier cette histoire, qu’il avait l’air de trouver toute naturelle. Tous nos cow-boys l’ont écoutée comme moi et ont semblé y prendre un plaisir extrême. Les hauts barons du moyen âge, dont parle Froissart, n’agissaient pas autrement.

Je raconte cette anecdote parce qu’elle vient de se passer presque sous mes yeux. En voici une autre qui remonte à quelques années et que j’extrais d’un livre qui a beaucoup de succès en ce moment aux États-Unis. Il est intitulé : A Texas cow-boy. L’auteur, Char. A. Siringo, raconte les aventures de sa vie, et tout le monde me dit que ses récits sont scrupuleusement vrais.

Il paraît que, en 1881 ou 1882, les ranchmen du Panhandle, une immense prairie du Sud-Est qui touche au chemin de fer de l’Union-Pacific, s’étaient aperçus qu’on leur volait depuis quelque temps beaucoup de bestiaux. Leur association employa quelques agents à faire une enquête, et l’on découvrit que le voleur n’était autre qu’un certain Billy-the-Kid (Billy la Chèvre), un ancien cow-boy devenu chef de bande après de nombreux différends avec la justice, démêlés dans lesquels, du reste, il n’avait pas toujours eu tous les torts[1]. Ce Billy-the-Kid enlevait, dans le Panhandle, des troupeaux entiers de bœufs, sept ou huit cents à la fois : il les conduisait dans l’État du New-Mexico, où un vieux ranchman peu délicat nommé Pat Coghlin les lui achetait.

Dans un pays ordinaire, la première pensée d’un propriétaire qui s’aperçoit qu’on le vole, c’est d’aller se plaindre aux autorités, car c’est à elles seules qu’il appartient, sinon de rechercher, du moins d’arrêter les coupables. C’est même la négation des principes les plus élémentaires du droit moderne que d’autoriser les intéressés à procéder eux-mêmes à des arrestations, à part le cas de flagrant délit.

Cette idée-là ne vint cependant pas aux éleveurs du Panhandle. Ils résolurent de se faire justice eux-mêmes. Leur association vota des fonds, et chaque ranch fut tenu de fournir un certain nombre d’hommes bien armés. Le lieu de rassemblement fut fixé à Tascasa. Lisez l’histoire de M. de Barante, et vous verrez que c’est ainsi qu’on procédait chez nous, il y a quatre ou cinq cents ans, quand les ducs de Bourgogne voulaient faire la guerre aux Flamands. Dans les romans de Walter Scott, il est aussi à chaque instant question d’arrangements de ce genre pris par les barons des Basses-Terres pour se défendre contre les déprédations des clans écossais.

Notez que, d’après le récit de Charles Siringo qui faisait partie de l’expédition, on mit plusieurs jours à atteindre le ranch Coghlin. On traversa plusieurs villes. Par conséquent tout le monde dans le pays savait ce dont il s’agissait. Chacune de ces villes possédait assurément une organisation judiciaire. Nulle part il n’est dit que les autorités se soient inquiétées de ce qui se passait.

Du reste, cette expédition aboutit d’une manière assez singulière. Quand on arriva dans les environs du ranch de Pat Coghlin, on apprit que Billy-the-Kid s’était séparé de son associé et qu’il s’était retiré avec sa bande dans une localité assez éloignée. À l’instar de Joconde, cet honorable personnage avait beaucoup parcouru le monde, et comme ce n’était pas précisément par des actes de vertu qu’il avait signalé son passage, il était arrivé que tant de comtés, d’États et de corporations avaient promis des récompenses honnêtes à qui l’amènerait mort ou vif, que sa capture promettait d’être une excellente affaire. Aussi, malgré les instructions formelles qui lui prescrivaient de rechercher d’abord des bœufs volés, Stuart, le commandant de l’expédition, n’hésita pas à se lancer à sa poursuite. Billy fut arrêté. Mais Stuart, ayant gardé ensuite pour lui tout seul l’argent qu’il toucha, fut obligé de se sauver pour n’être pas pendu par ses hommes, qui se débandèrent aussitôt.

Du temps des grandes compagnies, beaucoup d’expéditions devaient tourner de la sorte. La suite de l’histoire n’intéresse plus ma thèse, mais elle est si jolie, que je ne résiste pas à l’envie de la reproduire.

Après avoir été arrêté malgré une défense héroïque, Billy avait été livré aux autorités du comté de Lincoln ; or cette ville s’était bien offert le luxe d’un palais de justice (court-house), mais elle n’avait pas de prison. Le sheriff, Pat Garret, était donc obligé de garder ses prisonniers dans son bureau, situé au premier étage du court-house. Il en avait six. Billy d’abord, auquel, à cause de sa réputation, on avait jugé prudent de mettre des fers aux pieds et aux mains. Les cinq autres se trouvaient dans une situation particulière. Ils étaient impliqués dans une affaire de meurtre qui avait tellement émotionné la population, que les habitants de Lincoln avaient, à plusieurs reprises, manifesté l’intention de les lyncher. Ils avaient eu alors l’idée assez originale de se constituer prisonniers, pensant être ainsi plus en sûreté et comptant probablement déguerpir avant le jugement, quand leurs méfaits seraient un peu oubliés. Seulement Pat Garrett, qui se rendait très bien compte de la situation, craignait qu’une belle nuit un comité de vigilance ne vint lui enlever ses pensionnaires pour les pendre à l’arbre le plus voisin, et comme c’étaient eux, en définitive, qui avaient le plus à redouter cette éventualité, il avait eu l’idée fort ingénieuse de leur laisser leurs revolvers pour qu’ils pussent se défendre, le cas échéant. Comme, de plus, c’était un homme sage, n’aimant pas les frais inutiles, il les conduisait lui-même prendre leurs repas dans un hôtel du voisinage, de sorte que, deux fois par jour, les bons habitants de Lincoln jouissaient du spectacle assez insolite qui leur était offert par un geôlier, se promenant dans les rues, escorté de cinq prisonniers armés jusqu’aux dents. Il va sans dire que le pauvre Billy était moins favorisé : on lui apportait à manger.

Le 28 avril, Pat fut obligé de s’absenter. Avant de partir, il retint les services de deux amis, Robert Ollinger et William Bonny, et leur confia ses pensionnaires, en leur recommandant naturellement la plus grande vigilance.

Tout alla bien d’abord. Ollinger chargea avec ostentation un fusil à deux coups dont il était armé. Il fit même remarquer à Billy qu’il mettait dix-huit chevrotines dans chaque canon : puis il appuya le fusil contre le mur, et comme l’heure du déjeuner était arrivée, il se mit à la tête des cinq prisonniers qui allaient à l’hôtel, laissant le sixième sous la surveillance de Bonny, qui, pour passer le temps, s’était plongé dans la lecture d’un journal.

Cette lecture fut désagréablement interrompue par un énorme coup sur la tête qu’il reçut tout à coup de Billy, qui avait trouvé moyen de faire passer une de ses mains à travers la manille de ses menottes. En le voyant debout devant lui, le malheureux Bonny fut pris d’une telle peur, qu’il se précipita du côté de la porte pour se sauver. Mais Billy lui avait déjà arraché son propre revolver de sa ceinture et le tua raide d’une balle dans le dos. Ceci fait, il prit au râtelier toutes les armes qui y étaient, y compris le fameux fusil à deux coups, et ouvrant la fenêtre, il attendit les événements.

Le coup de revolver avait été entendu à l’hôtel. Ollinger accourait.

— Hello ! Bob ! cria Billy, du haut du balcon.

Ollinger leva la tête et reconnut son prisonnier.

— Voilà votre fusil ! Bob ! Le reconnaissez-vous ? Vous le voyez, quand on charge un fusil, on ne sait jamais pour qui l’on travaille.

La vérité de ce principe fut aussitôt démontrée, car on entendit une double détonation, et Ollinger roula sur le sol, les reins brisés.

Il y avait là à ce moment une foule de citoyens. M. Charles Siringo dit même à leur sujet un mot que je trouve superbe : Nearly all of whom sympathised with the kid though they did not approve of his law-breaking. Ils éprouvaient pour lui une réelle sympathie, tout en trouvant cependant sa conduite illégale !!!

En tout cas, leur sympathie était active et leur blâme tout à fait platonique, car Billy, toujours sur son balcon, ayant demandé une lime, l’un des assistants alla immédiatement lui en chercher une chez un maréchal ; puis il pria une autre personne de lui amener le cheval du secrétaire du comté, dont on lui avait dit grand bien. Il arriva que cet animal, un peu ombrageux, échappa à celui qui le conduisait et retourna à son écurie : quelqu’un alla l’y rechercher. Pendant ce temps-là, Billy s’était débarrassé de ses fers ; il descendit sur la place, après avoir choisi parmi les armes du sheriff deux revolvers et un winchester, enfourcha le cheval, salua gracieusement l’honorable assistance ; puis il leva son chapeau en l’air, cria : « Vive Billy-the-Kid ! » et disparut au galop. Quelques mois après, il était tué d’un coup de revolver. Il n’avait que vingt et un ans !

L’histoire de Billy-the-Kid m’a détourné de mon sujet. En la racontant, je voulais donner une idée de l’état social de ce pays. Comme on le voit, pour en trouver un qui lui soit comparable chez nous, il faut remonter aux temps de la féodalité. Les ranchmen avec leurs cow-boys ont joué, dans la conquête de la Prairie sur les Indiens, le rôle des barons normands lors de l’invasion de l’Angleterre. Cet état social n’aura du reste qu’une très courte durée, et ce qu’il y a de singulier, c’est que les causes qui le renverseront sont précisément celles qui ont amené la chute de la féodalité.

Ce sont les communes et les paysans qui ont détruit la puissance des seigneurs féodaux. De même les ranchmen succombent devant la coalition des ėmigrants-fermiers et des habitants des villes. Les premiers veulent leur prendre la terre, ou du moins élèvent des clôtures qui coupent le parcours et privent les animaux de leurs meilleurs pâturages. Les cow-boys, qui exècrent les grangers, comme ils les appellent dédaigneusement, renversent les clôtures, détruisent les récoltes et chassent les bestiaux des premiers. Mais il arrive toujours à la fin qu’ils sont repoussés par la marée montante de l’émigration.

Avec les villes, la lutte prend une autre forme. C’est dans les villes que résident toutes les autorités : elles cherchent toujours à augmenter les dépenses, parce que c’est chez elles que se dépense tout l’argent dont la plus grande partie est fournie par les ranchmen, car tous les impôts sont frappés sur le capital, et les ranchmen sont les seuls capitalistes du pays. Ceux-ci se défendent en faisant nommer leurs créatures aux fonctions du comté. J’en connais un qui, ennuyé d’être rançonné sous différents prétextes par le juge de son comté, a fait élire son cocher, un Irlandais, qui s’acquitte de ses doubles fonctions à la satisfaction générale, quand il n’est pas trop ivre. C’est surtout à propos des écoles que la lutte prend souvent des proportions épiques. Dans un comté voisin, il s’agissait de construire un groupe scolaire tout à fait à l’instar de ceux de M. Ferry. Le jour du vote, la ville fut envahie par tous les ranchmen du voisinage, arrivés à la tête de leurs cow-boys armés jusqu’aux dents et abreuvés à outrance. Il y en eut qui votèrent jusqu’à six fois, tant était grande leur bonne volonté, et grâce à eux les 12 ou 15 000 dollars qu’il s’agissait de dépenser sont restés dans les poches des ranchmen, au lieu de passer dans celles des architectes ou des maçons de la ville.

Malgré tout, il est certain que les ranchs sont appelés à disparaître dans un avenir assez rapproché, surtout si l’émigration européenne continue à pousser dans l’Ouest autant d’émigrants, et leur disparition est d’autant plus certaine qu’ils ont constamment à lutter contre l’hostilité du pouvoir fédéral, qui, effrayé des immenses acquisitions de terres faites en ces dernières années par des capitalistes anglais, fait tout ce qu’il peut pour empêcher la constitution de la grande propriété. En revanche, le gouvernement canadien se montre très désireux d’attirer chez lui les ranchmen, auxquels il procure une sécurité relative, en leur concédant pour vingt ans la location de lots de cinquante mille acres, au prix nominal de un cent (0 fr. 05) par acre. Beaucoup ont passé la frontière, mais il n’est pas bien sûr qu’ils aient à se louer du parti qu’ils ont pris, à cause des froids épouvantables qu’ils ont à endurer. L’année dernière, le thermomètre y est descendu plusieurs fois au-dessous de quarante degrés.

  1. Billy-the-Kid était employé comme cow-boy dans un ranch qui appartenait à un jeune Anglais auquel il était fort attaché. Cet Anglais fut assassiné par un Américain, qui, naturellement, fut acquitté par le jury. Billy se mit alors à la tête des autres cow-boys du ranch, pénétra dans la ville où habitait l’assassin de son maître, et le pendit devant le court-house, en compagnie de quelques-uns des membres du jury.