La Bourse (A. Cochut)
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 1230-1237).
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LA BOURSE ET LA BANQUE D’ANGLETERRE.

Il y a de l’inquiétude et du malaise à la Bourse. Depuis une quinzaine de jours, le fonds régulateur, le 3 pour 100, a rétrogadé par petites secousses, de 80 fr. à 77 Francs. Peu de valeurs ont résisté à ce mouvement restrictif. Le bénéfice produit par les espérances de pacification se trouve à moitié dévoré. On ne saurait dire précisément à quoi tient cette défaveur. Parmi les spéculateurs au jour le jour, qui veulent savoir chaque soir le motif de la hausse ou de la baisse, on échange des conjectures plus ou moins sombres sur la querelle turco-russe ou sur l’insuffisance des céréales ; mais des faits positifs, des appréhensions suffisamment justifiées, on n’en articule point, il y a même des optimistes qui expliquent ta pesanteur des fonds et l’inertie des affaires, par l’absence des princes de la finance, et qui affirment que le retour des vacances sera le signal d’une brillante reprise. L’explication la plus naturelle à nos yeux est l’état de la place de Londres, où se manifestent, en pleine prospérité, les symptômes précurseurs d’une crise monétaire. Londres étant aujourd’hui ce qu’était Amsterdam au siècle dernier, le grand marché des espèces métalliques, les influences que subit sur cette place le commerce de l’or et de l’argent sont ressenties dans le monde entier, et à cet égard les mesures récemment prises par la Banque d’Angleterre méritent d’être étudiées avec la plus vigilante attention.

Représentons-nous d’abord le mécanisme interne d’une banque privilégiée, afin de nous rendre compte de ces alternatives d’abondance et de pénurie monétaires qu’un appelle ou termes du métier expansion et contraction.

Nous supposons, par exemple, une banque possédant à son point de départ un fonds de 100 millions en valeurs métalliques. La portée naturelle de ses affaires autorise, une émission de 200 millions en papier. En même temps, des capitalistes détenteurs d’une somme de 200 millions dont ils n’ont pas l’emploi immédiat la contient provisoirement à la banque à titre de dépôt gratuit Voilà donc l’établissement privilégié en possession d’un encaisse de 300 millions. Résistera-t-il à la tentation de le faire valoir ? Non, sans doute : il pourra sans inconvéniens élever la somme des avances qu’il fait au commerce ; il sera modéré s’il ne la porte qu’à 600 millions. Ce n’est pas tout : les 200 millions déposés dans les coffres de la banque ne servent pas moins aux transactions ; ils y sont représentés par des mandats que les propriétaires tirent sur la banque, mandats transmissibles de mains un mains et payables à vue, comme les billets au porteur. Ainsi, dans l’hypothèse où nous nous plaçons, la circulation, c’est-à-dire l’ensemble des facilités offertes au commerce, comprend d’une part 200 millions en billets de banque et d’autre part 200 millions en mandats ou récépissés fonctionnant comme des billets ; total : 800 millions. En pareil cas, l’argent surabonde. On surexcite l’industrie ou la commanditant, le commerce en abaissant le taux des escomptes, les affaires débourse en prêtant sur nantissemens de valeurs ; en un mot, il y a expansion. Mais survient une circonstance telle que les capitalistes ont intérêt à reprendre les fonds déposés gratuitement, soit en vue d’un placement lucratif à l’intérieur, soit pour les faire valoir à l’étranger. 100 millions en espèces sont ainsi relues et exportés. La banque, dont l’encaisse disponible se trouve réduit à 200 millions, est obligée de restreindre proportionnellement les émissions de son papier : elle les abaisse, à 400 millions. Ainsi les moyens de crédit, amoindris par le retranchement de 200 millions en billets et 100 millions en mandats, tombent tout à coup à 800 millions à 500. Alors il faut élever le taux des escomptes afin de les restreindre : il faut même parfois créer des embarras au commerce, afin de modérer cet essor qui l’emporte à l’étranger avec les capitaux d’emprunt : il y a contraction ; quand la contraction est trop brusque et trop violente, elle dégénère aisément en crise commerciale.

La théorie que nous venons de résumer va nous faire comprendre ce qui se passe en Angleterre, et comment l’état du money-market réagit actuellement sur la place de Paris.

Au commencement de l’année dernière, l’or arrivait abondamment de l’Australie et de la Californie, au moment même où l’appréhension d’une guerre générale suspendait en Europe les opérations à longs termes, inactif et craintif, il alla comme d’habitude se réfugier provisoirement dans les coffres de la Banque d’Angleterre. Du mois de mars au mois d’août 1852, les dépôts, tant publics que particuliers, s’élevèrent communément à 460 millions de francs. En même temps, la somme des billets émis par la banque était rarement inférieure à 750 millions. Les réservoirs du crédit étaient donc riches à plus de 1,200 millions, ressources bien supérieures aux besoins réels du moment, il y eut engorgement de capitaux : l’argent fut offert à bon marché. Provoquée par la concurrence que lui faisaient les autres capitalistes, la banque fut forcée d’abaisser à 2 pour 100 le taux de ses avances. Cette libéralité, coïncidant avec les assurances solenelles données en France pour le maintien de la paix, surexcita au plus haut degré le génie entreprenant de nos voisins. La spéculation britannique ne se contenta pas d’accélérer le mouvement industriel à l’intérieur ; elle déborda de toutes parts ; elle communiqua sa propre fièvre à d’autres nations fort disposées d’ailleurs à la contracter. Jalouse des résultats obtenus par les Américains on Californie, elle se précipita sur l’Australie, non pas seulement pour y déterrer de l’or, mais avec la généreuse impatience d’y improviser un monde nouveau. Sur le contient européen, elle entra dans la plupart des grandes affaires, mais de manière à y fomenter cet agiotage qui sévit contagieusement depuis une année. Le concours des capitaux anglais n’est-il pas devenu en France une phrase banale de prospectus ?

À force de se disséminer au loin, les capitaux disponibles se raréfièrent sur le grand marché. La Banque d’Angleterre jugea prudent de comprimer cet essor désordonné de la spéculation, en restreignant peu à peu les facilités offertes au commerce. Par une décision du 6 janvier dernier, elle éleva le taux de l’escompte à 2 1/2 pour 100. Quinze jours après, elle se mit au niveau de la Banque de France, en portant l’intérêt à 3 pour 100. Au commencement de juin, il fallut monter jusqu’à 3 1/2. On augmentait peu à peu la dose du calmant dans l’espoir découper la fièvre : on n’y réussit pas.

À partir du mois de juin, des besoins d’argent plus multipliés, plus impérieux que jamais se manifestèrent. L’orage qui se formait du côté de l’Orient obligea l’état à des armemens dispendieux. Prévoyant l’insuffisance des récoltes, les négociais anglais, qui ont sur les notres l’avantage de la liberté commerciale, prirent l’avance pour faire au loin de grands achats de blés payables en argent. L’impulsion donnée aux manufactures coïncidant avec une émigration nombreuse, et le droit de se concerter étant acquis aux ouvriers anglais, il en est résulté une hausse notable dans les salaires, de sorte qu’il faut envoyer dans les comtés industriels beaucoup plus de monnaie pour le service quotidien. Un singulier engouement pour l’Australie s’est déclaré depuis six mois, de façon que ce pays, où tout est à faire, absorbe actuellement plus d’or monnayé qu’il n’en renvoie à sa métropole sous forme de lingots. Un autre genre de spéculation, fort lucratif sans doute, trouble momentanément le marché monétaire, un envoie sur le continent de l’or pour y acheter de l’argent[1], qui est relativement plus cher, et cet argent ne rentre probablement en Angleterre que sous forme de denrées ou de marchandises. Pour nombre de spéculateurs qui sont entrés comme actionnaires ou commanditaires dans les grandes compagnies, surtout en France et en Espagne, l’instant est venu de répondre aux appels de fonds qui sont faits. Enfin une telle rage d’affaires s’est développée en Amérique, qu’on y emprunte à tous prix pour se jeter dans toutes sortes d’aventures industrielles, et qu’en ce moment, sur la place de New-York, on peut faire des placemens suffisamment garantis à 12 pour 100 d’intérêt ; c’est une tentation à laquelle succombent beaucoup de capitalistes anglais.

Voici donc l’argent sollicité de dix côtes en même temps, sollicité surtout pour l’exportation. La possibilité d’utiliser très avantageusement des fonds auxquels la banque n’accorde aucun intérêt produit son effet ordinaire, le retrait des dépôts. Dans la première quinzaine du mois de juillet, les dépôts particuliers dépassaient encore la somme de 335 millions de francs[2]. Depuis cette époque, ils ont subi de semaine en semaine une décroissance qu’on va apprécier :


Diminution des depuis particuliers pendant la semaine finissant le
16 juillet 1853 915,475 fr.
23 « 6,054,150
30 « 10,620,000
6 août 6,987,750
13 « 7,137,700
20 « 14,160,925
27 « 12,255,675
3 sept.[3] 2,901,075
Total des retraits en huit semaines 61,042,750 fr.

Le mouvement du marché monétaire démontre en même temps que les retraits de dépôts sont occasionnés en grande partie par des exportations d’espèces métalliques, par exemple, pendant la semaine finissant le 27 août, il est arrivé de l’Amérique et de Hambourg une somme de 13,510,000 francs en argent, plus 400,000 francs en or venant de l’Australie et du Portugal. Pendant la même période hebdomadaire, il a été expédié 25,750,000 francs en or, somme sur laquelle la Russie a reçu 3,750,000 francs, et la France 17,500,000 Francs. Hier encore, nous lisions dans des journaux postérieurs aux derniers bilans : « Des sommes considérables en or viennent d’être retirées de la banque, à destination de la Russie. Les envois d’or en France continuent également. »

C’est pour opposer un frein à cette tendance que la Banque d’Angleterre a élevé tout récemment son escompte à 4 pour 100 ; mais on ne s’abuse pas à Londres sur l’efficacité de cette mesure. Les besoins pont trop grands et trop urgens pour qu’elle suspende le retrait des dépôts et l’exportation des métaux précieux : Aussi s’attend-on généralement, dans le monde commercial, à un nouveau mouvement de contraction, c’est-à-dire à un resserrement des escomptes et à une élévation de l’intérêt au-dessus de 4 pour 100. La bourse de Londres a baissé avant-hier sur cette nouvelle. À Paris, une rumeur annonçant que l’escompte allait être élève à 4 1/2 et même à 5 pour 100 n’a pas été sans influence sur la baisse des derniers jours.

À ne considérer que l’état actuel de la Banque d’Angleterre, les alarmes qui se répandent seraient bien prématurées. Le dernier bilan qui nous soit parvenu, en date du 3 septembre, accuse encore une situation normale et tout à fait rassurante. La dette instantanément exigible approche d’un milliard de francs, somme qui se décompose ainsi :


Billets au porteur, ou à moins de sept jours. 597,875,100 fr.
Dépôts publics (fonds du trésor, caisses d’épargne, etc.). 117,539,950
Dépôts particuliers (comptes courans) 275,932,825
Total du passif exigible 991,347,875 fr

Pour faire face à ces engagemens, il y a un encaisse métallique de 412,501,700 francs, plus un portefeuille commercial d’environ 364 millions. Le reste de la garantie consiste dans la créance non remboursable de la banque sur le gouvernement britannique.

Si les choses se maintenaient dans cet état, les inquiétudes qui existent dans les hautes régions de la finance européenne ne tarderaient pas à se dissiper, et la spéculation retrouverait tel entrain communicatif qui depuis un an a fait la fortune de tant d’entreprises Mais si, comme beaucoup de gens le craignent, les dernières mesures sont insuffisantes ; si, pour rappeler l’argent sur le marché de Londres, la Banque d’Angleterre est obligée d’opérer une nouvelle contraction, les financiers influens, les grands industriels, craindront que la crise monétaire ne dégénère, connue en 1839, on crise commerciale : on se tiendra sur la réserve ; on hésitera à s’engager dans des opérations nouvelles, et les valeurs anciennes, faiblement soutenues, auront à traverser une phase de décroissance.

Les personnes qui n’ont pas coutume d’envisager par ce côté les affaires de bourse penseront sans doute que nous attribuons une importance exagérée aux embarras de la place de Londres. Ne l’oublions pas : si les grands résultats arrivent par de petites causes, c’est surtout en matière de banque et de crédit, que font les banques pour rappeler les espèces quand l’exportation des métaux précieux tend à rompre l’équilibre nécessaire entre la monnaie métallique et la somme des engagemens ? Les directeurs de la Banque d’Angleterre l’ont dit eux-mêmes dans un mémoire présenté en 1832 à la chambre des communes : "L’or ne peut être ramené de l’étranger que par l’abaissement du prix de toutes les marchandises, » Voici comment ce remède héroïque est pratiqué. On limite les crédits qui alimentaient les spéculations, et on élève le taux de l’intérêt. Les négocians et les entrepreneurs, privés tout à coup des ressources sur lesquelles ils comptaient, en arrivent bientôt aux expédiens pour réaliser les fonds dont ils ont le plus urgent besoin : ils offrent au rabais les marchandises et les titres qu’ils possèdent. Une baisse générale, se déclarant sur toutes les valeurs, offre matière à un nouveau genre de spéculation. Il devient plus avantageux et plus sûr d’acheter à l’intérieur des marchandises au-dessous du cours que de risquer son argent dans des opérations lointaines et chanceuses. Les capitalistes se hâtent donc de retirer les fonds qu’ils ont engagés à l’étranger. En même temps les négocians importateurs, qui avaient donné des ordres en temps de hausse, craignent d’acheter au-dessus des nouveaux cours, et se hâtent d’envoyer contre-ordre à leurs agens. Au lieu de se couvrir des marchandises exportées par des achats de matières exotiques, on fait les retours en métaux précieux. Par l’effet de ces manœuvres, l’or et l’argent disséminés au loin rentrent de toutes parts. La circulation monétaire redevient surabondante, la banque reçoit des dépôts comme par le passé, relève son encaisse à un chiffre normal, et reprend majestueusement le cours de ses opérations ; mais le commerce et l’industrie ont subi des pertes écrasantes.

Ce n’est pas de la théorie pure que nous faisons ici. Nous racontons l’histoire de la crise qui a désolé l’Angleterre de 1837 à I839, crise dont la chambre de commerce de Manchester a consacré le souvenir dans un document des plus instructifs. En possession d’une grande quantité d’or appartenant à la Compagnie des Indes, la Banque d’Angleterre avait surexcité la spéculation en lui offrant des facilités trop étendues : elle avait abaissé le taux des escomptes au-dessous de 3 pour 100. « Dès le commencement de l’année 1836, disent dans leur manifeste les membres de la chambre du commerce de Manchester, la fureur des spéculations sur les valeurs industrielles, et la formation d’innombrables sociétés par actions avertirent ceux qui avaient conservé le souvenir de 1825 que le monde commercial marchait rapidement à des scènes analogues à celles qui avaient caractérisé cette fatale aimée. » Pour mettre un terme au retrait des espèces et à la tendance qu’avaient les capitaux à s’engager au loin, les directeurs de la banque élevèrent successivement le taux des escomptés de 4 à 4 ½ et enfin à 5 pour 100. « Tout le corps du commerce, disent les négocians de Manchester, sur lequel le moindre mouvement restrictif de la banque d’Angleterre agit avec une rapidité électrique, prit l’alarme : chacun s’empressa de réaliser ses voleurs, afin de se garantir autant que possible de l’imminente baisse des prix. Ainsi le but que se proposait la banque se trouva atteint. Pendant le printemps et l’été de 1837, le prix de le toutes les marchandises qui avaient particulièrement servi de matière aux spéculations tombèrent à des prix inférieurs à ceux où on les avait vus descendre depuis un grand nombre d’années. » L’effet désiré fut obtenu. L’argent rentra en Angleterre. La banque refit largement sa réserve métallique. L’année suivante, reprise des escomptes à bon marché, nouvelle expansion des affaires. Au commencement de 1839, les capitalistes se trouvaient encore une fois engagés pour des sommes considérables dans les spéculations extérieures. Une mauvaise récolte nécessitait des achats de blés au comptant. Recourant au remède ordinaire, la banque releva brusquement le taux des escomptes à 5, à 5 1/2 et jusqu’à 6 pour 100 ; les négociations du papier de commerce devinrent tellement difficiles, que par suite des ventes forcées, on estima à 25 pour 100, au minimum, la dépréciation de toutes les marchandises. Dans les pièces à l’appui du manifeste de Manchester se trouvent les factures d’un négociant importateur qui, sur un ensemble d’articles achetés par lui 2,854,900 fr., a perdu, en raison de la baisse foudroyante, 1,068,975 ; c’est-à-dire 37 1/2 pour 100.

Il n’est pas étonnant que le commerce anglais, où les souvenirs de 1839 sont encore cuisans, suive avec anxiété les opérations de sa banque. Au point de vue spécial de la Bourse de Paris, ces oscillations du marché monétaire sont également dignes d’intérêt. Il est évident que si les capitaux anglais engagés au loin étaient rappelés à Londres par les manœuvres que nous venons de décrire, il y aurait une tendance irrésistible à la baisse sur le continent.

Le bruit s’était répandu la semaine dernière que la Banque de France allait aussi relever le taux de ses escomptes. Une pareille mesure n’aurait pas chez nous la même gravité qu’en Angleterre. Ces contractions violentes qui jugulent impitoyablement le commerce ne sont pas dans les traditions des régens de notre banque, c’est justice à leur rendre. Loin de tourmenter la circulation, ils la modèrent avec une prudence qu’on leur a souvent reprochée comme excessive, mais dont on sent le prix dans des circonstances comme celles où nous touchons. S’ils étaient obligés de modifier les conditions actuelles du crédit, loin de spéculer sur ces rudes secousses qui ébranlent les intérêts commerciaux, ils s’appliqueraient au contraire à en adoucir les effets.

La question importante pour les spéculateurs n’est pas l’élévation possible du taux des escomptes ; c’est de savoir jusqu’à quel point la Banque de France, exposée aussi à des retraits de dépôts et à des remboursemens multipliés pour solder les blés de Russie et d’Amérique, pourra continuer les avances qu’elle fait actuellement sur-les titres négociables à la Bourse. Examinons à ce point de vue le dernier bilan publié, en date du 8 septembre :


Billets au porteur en circulation 661,015,375 fr.
Billets à ordre payables à court terme 5,228,148
Récépissés payables à vue 18,577,789
Dépôts du trésor 69,801,784
Dépôts particuliers et comptes courans 158,748,174
Total des dettes immédiatement exigibles 910,371,270fr.

Les ressources provenant de l’encaisse et des valeurs de portefeuille échelonnées suivant la prévision des besoins sont les suivantes :


Monnaies et lingots pour la réserve de Paris et le service des succursales 452,932,370 fr
Portefeuille : effets de commerce 294,102,841
Avances sur lingots et monnaies 1,875,693
Avances sur titres de rentes françaises 46,050,986
Avances sur titres de chemins de fer 86,048,996
Total des ressources Immédiatement ou prochainement disponibles 881,010,886 fr.

Pour apprécier cette situation au point de vue de la Bourse, il faudrait savoir avec exactitude quelle est l’importance du déficit des récoltes, quelle somme a déjà été exportée pour les achats au comptant, quelle dépense il reste à faire pour compléter les approvisionnemens, et enfin dans quelle mesure les étrangers vendeurs de grains voudront bien se payer en nos propres marchandises. À défaut de renseignemens précis, chacun reste livré à ses propres évaluations. Il est prudent toutefois de se rappeler les faits suivans.

Pendant les derniers mois de 1846, des que l’insuffisance des récoltes eut été constatée, la Banque de France eut à fournir 172 millions en espèces, destinés aux achats de blés à l’étranger. Les demandes d’argent pour l’exportation continuèrent pendant l’année 1847. La Banque relit péniblement son encaisse en achetant des lingots à très haut prix en Angleterre, et en livrant au gouvernement russe des titres de rentes françaises pour un capital d’environ 50 millions. Elle réussit, malgré l’affaiblissement de ses propres réserves, à aider largement le commerce au moyen des dépôts du trésor, qui furent abondans ; mais les dépôts particuliers tombèrent au plus bas. On peut se demander aujourd’hui ce qui arriverait, si l’insuffisance des récoltes nécessitait une aussi large exportation de numéraire qu’en 1847. La Banque trouverait-elle à acheter des lingots en Angleterre, où la pénurie des espèces métalliques se fait sentir beaucoup plus que chez nous ? Les négocians russes accepteraient-ils de nouveau des rentes françaises en compensation ? Les fonds du trésor seraient-ils aussi abondans qu’ils l’étaient en 1847, à la suite d’un gros emprunt en partie encaissé ? Et, à défaut de ces ressources, la Banque ne serait-elle pas obligée de limiter sa circulation, et par conséquent de réduire le crédit de 133 millions ouvert actuellement aux spéculateurs sur nantissement de litres de rentes et d’actions de chemins de fer ?

Ces incertitudes contribuent, selon nous, d’une manière beaucoup plus immédiate que le différend turco-russe, sur lequel l’opinion est blasée, à suspendre l’essor des valeurs françaises. Les gens bien avisés enraient jusqu’à ce que la perspective soit éclaircie. Ils veulent savoir si la crise monétaire de Londres sera conjurée par les récentes mesures de la Banque d’Angleterre, ou bien si une contraction plus rigoureuse encore, devenue indispensable pour retenir l’argent qui fuit, ne déterminera pas dans le monde britannique une crise commerciale dont le contre-coup nous atteindrait. En ce qui concerne nos propres affaires, il est prudent d’attendre le moment où on sera suffisamment renseigné sur l’étendue des exportations métalliques. Gardons-nous jusque-là de la confiance irréfléchie, comme d’un découragement sans cause réelle. Avec son encaisse actuel de 453 millions, notre Banque peut encore fournir beaucoup de lingots sans être obligée de réduire sa circulation fiduciaire ; puis, qui sait si les étrangers vendeurs de grains ne se couvriront pas en achetant de nos produits ?

En attendant que la situation se dessine, les esprits spéculatifs sont plus que jamais en effervescence, et comme ils vivent dans la douce persuasion que le capital ne fait jamais défaut au génie, nombre d’affaires dans lesquelles on remue les millions par dizaines sont en voie d’élaboration. On annonce déjà, comme devant figurer prochainement à l’ordre du jour de la bourse, l’emprunt pour la conversion des dettes communales, l’entreprise de la distribution des eaux dans les grandes villes, l’organisation des docks, la reconstitution de la société des mines de cuivre des Mouzaïas, une entreprise de navigation transatlantique basée sur un nouveau système d’impulsion, diverses compagnies de commerce maritime, d’éclairage, de charriage, etc. Nous parlerons de ces affaires à mesure qu’elles se produiront, si toutefois nous pouvons obtenir des renseignemens réellement instructifs.

André Cochut.

  1. Par exemple, la loi française déclare qu’un poids d’or vaut quinze fois et demi un poids égal d’argent, si, par suite des trouvailles faites en Californie et en Australie, l’or perdait dans le commerce de sa valeur relative, c’est-à-dire, si au lieu de quinze fois et demi, il ne valait plus sur le marché que quinze fois son poids d’argent, il y aurait un bénéfice évident à échanger l’or anglais contre l’argent français.
  2. Nous traduisons les chiffres au change de 25 francs la livre sterling.
  3. Après la dernière élévation de l’escompte.