La Bourgeoisie française sous le directoire et le consulat

La Bourgeoisie française sous le directoire et le consulat
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 307-336).
LA
BOURGEOISIE FRANÇAISE
SOUS LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT


I.

Jamais la haute bourgeoisie ne dissimula ses opinions et ses sentimens sur le gouvernement des jacobins. Pour elle, justifier le régime de 1798, prêter à des attentats et à des crimes l’excuse de !a fatalité, c’était nuire à la cause sacrée de la révolution, c’était enlever aux jugemens sur elle toute valeur et toute autorité. Non-seulement la république avait été sauvée malgré la Terreur, mais encore la Terreur avait créé la plupart des obstacles que la république eut à renverser. Une puissance illimitée n’est jamais admissible ; et, en réalité, elle n’était pas nécessaire. Si l’esprit public dépérit pendant tout le Directoire, c’est à la Terreur qu’il faut l’attribuer. Elle a préparé le pays à accepter un joug, elle l’a rendu indifférent et pour longtemps impropre à la liberté. « Elle a surtout frappé de réprobation, aux yeux du vulgaire, toutes les idées qu’embrassaient, quatre ans auparavant, avec enthousiasme, les âmes généreuses et que suivaient, par imitation, les âmes communes. »

Le publiciste qui, en 1797, écrivait ces lignes, pariait au nom de la société bourgeoise qu’il représentait. Il était l’écho des désillusions indignées et longtemps contenues qui s’étaient déjà fait jour dans le rapport de Boissy d’Anglas sur la constitution de l’an III.

Malgré ses instincts monarchiques, le tiers-état avait, par patriotisme, accepté la république, mais peu de ses chefs avaient été élus à la Convention. Ceux-là s’appelèrent les girondins. Depuis qu’au lendemain des massacres de septembre, Vergniaud et ses amis s’étaient ouvertement rangés du côté de la résistance, tous les patriotes de 89 regardaient avec anxiété ces belles et humaines figures qui « s’arrêtèrent toutes ensemble, avec un cri miséricordieux, au bord du fleuve de sang. » Les dernières vérités immortelles qu’ils confessèrent tenaient lieu du système politique qu’ils n’eurent pas le temps de formuler.

On en arriva du reste au point où la haute bourgeoisie elle-même ne demanda plus qu’à pouvoir manger du pain. Le travail chômait devant l’émeute en permanence. Pour qui les magnifiques escaliers à rampe ciselée ? Pour qui désormais les superbes tentures, les boiseries revêtues de vieux laque ? Pour qui les meubles précieux ? Qu’est devenue cette industrie française, si proche voisine de l’art, qui habillait et parait toute la civilisation européenne ? Où est le « monde ? » Est-ce la petite société girondine dont par le Héléna Williams dans ses Souvenirs ? Le nombre des amis qui passaient les soirées chez Mme Roland diminuait heure par heure ; la table autour de laquelle Mme Panckouke avait réuni tant d’aimables convives se rétrécissait. C’est à peine si quelques délicats déjà suspects se rendaient aux soirées de Julie Talma ou de Mlle Candeille. Le 31 mai arrive. Plus de rires, plus de société. Le spectacle de Paris pendant la Terreur et l’intérieur des familles bourgeoises ont été décrits par ceux qui ont traversé ces temps horribles. Dès l’aube, c’est le cortège des affamés qui fait queue devant les boutiques des boulangers ! Dans la journée, ce sont les charrettes des condamnés à mort qui passent, ou les sections qui défilent. Un jour (c’était le 29 germinal), Étienne Delécluze, alors âgé de douze ans, accompagnait sa mère, forcée de se rendre dans le faubourg Saint-Germain ; trois heures et demie sonnaient lorsqu’ils voulurent rentrer dans le quartier du Palais-Royal. Au-delà de la place Dauphine, l’enfant, se sentant entraîné avec violence par sa mère, lui demanda pourquoi elle marchait si vite. « Les charrettes ! les charrettes ! balbutia-t-elle en se hâtant encore davantage, tu ne les vois pas ? Entends-tu le bruit ? Viens ! viens ! Courons vite ! » La mère de Delécluze avait espéré regagner son logis avant quatre heures, l’instant où avaient lieu les exécutions. Sa diligence fut vaine. Elle et son jeune fils se trouvèrent arrêtés par la foule, à la descente du Pont-Neuf, au moment où sept charrettes, remplies de condamnés, défilaient devant eux. Sentant ses genoux fléchir, la pauvre femme fit un mouvement pour se couvrir les yeux et s’appuya sur le parapet, lorsqu’un homme, simplement vêtu, s’approcha d’elle et lui dit à voix basse : « Contraignez-vous, madame, car vous êtes environnée de gens qui interpréteraient mal votre faiblesse. »

Lorsque la nuit tombait, les émotions étaient plus poignantes encore. Les familles bourgeoises se concentraient dans leur intérieur et calculaient leurs ressources appauvries; avec le coucher du soleil, le mouvement et le bruit n’aidaient plus à tromper l’inquiétude. On commençait à entendre les crieurs annonçant dans les rues, qui se vidaient, le jugement du tribunal révolutionnaire; alors tous les cœurs se serraient et l’on rentrait en tremblant chez soi pour interroger la liste fatale, s’assurer qu’elle ne contenait pas le nom d’un parent ou d’un ami. L’usage de dîner à deux ou trois heures s’étant maintenu, on faisait une collation vers neuf heures. Les parens soucieux ne mangeaient guère et n’étaient tirés de leurs rêveries que par le soin qu’ils prenaient de leurs enfans. Les boutiques étaient fermées, les rues désertes; le silence n’était interrompu que par le pas de quelques passans attardés ou par le qui vive? des patrouilles. « Paix! disait tout à coup la mère, j’entends du bruit! » Et alors chacun, respirant à peine, prêtait l’oreille: « Ah! c’est une patrouille! » Mais parfois le bruit des pas était moins régulier : c’était le comité révolutionnaire du quartier, accompagne de la garde, qui faisait des visites domiciliaires ou des arrestations. On restait immobile jusqu’au moment où l’on entendait tomber le marteau d’une porte voisine. On était sauvé pour cette fois. Le lendemain, on reprenait le courant des affaires, mais la soirée ramenait les mêmes angoisses.

Les petits commerçans, au contraire, généralement jacobins, remplissaient les théâtres ; ils entonnaient, avant le lever du rideau, la Marseillaise, dont le dernier couplet était chanté à genoux. Fréquemment on donnait des spectacles gratis, et, pour intermède, un acteur disait les noms des victimes qui, ce jour-là, avaient été conduites à l’échafaud.

Les études étaient abandonnées : plus de collèges, un très petit nombre d’écoles primaires; pour les jeunes filles, les couvens ayant disparu, les pensionnats n’étant pas encore créés, l’instruction secondaire n’était plus possible, même à Paris.

Dans les villes de province, la haute bourgeoisie n’était pas plus heureuse ; les clubs y étaient partout composés, en majorité, d’employés et de petits détaillans. Un procureur de village et un moine défroqué servaient, dans la plupart des cas, de président et de secrétaire. Les études de notaire continuaient d’être fréquentées. Le paysan, le fermier, le rentier, qui avaient pu thésauriser achetaient de la terre. La vie était serrée. Les lettres que nous avons sous les yeux sont éloquentes dans leur laconisme. On se méfie de son ombre. Les préoccupations des ménagères sont la cherté des vivres, la difficulté de se procurer de la farine, ou la crainte, en faisant des provisions, de passer pour accapareur. Au luxe, à la propreté, à la décence, ont succédé les modes du jour : carmagnole et cheveux plats; et, chez les sectaires, le bonnet rouge. Il semblait qu’être poli fût devenu un crime contre l’égalité. La résignation, les habitudes de subordination, et surtout cette douceur de mœurs que l’éducation du XVIIIe siècle avait apportée à la haute bourgeoisie, créaient un obstacle de plus à l’effort tenté pour arracher le pays à la plus horrible tyrannie. La Terreur avait si bien réduit, dans le monde bourgeois, tous les mobiles d’action au sentiment unique de la conservation personnelle, que les enfans dont les parens avaient été exécutés n’osaient pas porter le deuil ou laisser voir le moindre signe d’affliction.

Cependant, lorsque la mise en accusation des girondins eut fait disparaître la dernière limite entre la lumière et les ténèbres, lorsque leur exécution eut livré la France aux démagogues, la majorité des administrations départementales, composée encore de patriotes honnêtes et de propriétaires, s’était soulevée. Un cri d’indignation avait éclaté. Les bourgeois des villes, réunis dans leurs sections, avaient provoqué ou soutenu les arrêtés énergiques de leurs administrateurs, mais ils n’avaient pas été suivis. Les campagnes ne connaissaient pas l’éloquente Gironde. Cette élite, qui nous a tant intéressés, n’était qu’un état-major. L’organisation lui faisait défaut.

Les femmes de la bourgeoisie avaient, de leur côté, révélé des vertus qui consolent l’humanité. L’une d’elles, Mme C.., noble de cœur, douée, comme Mme Roland, d’un esprit élevé et d’une grande fermeté de caractère, avait offert asile à un girondin proscrit, Pontécoulant. Elle ne le connaissait pas, elle ne l’avait jamais vu. Mais le jeune député avait adopté, comme elle, avec ardeur, les principes de la constituante. Il avait résisté courageusement à l’anarchie et aux mesures sanguinaires, cela suffisait pour le rendre sacré aux yeux de la vaillante femme. « Il y va de la vie, dit Pontécoulant, qui franchissait le seuil. — Qu’importe ! répondit-elle, la vôtre est utile à la patrie, et je la sers en vous sauvant. — j’étais donc attendu? — Non, pas vous; mais j’avais fait vœu, dans la fatale journée du 31 mai, de sauver un proscrit, si le ciel m’en envoyait un, et j’étais sûre qu’il exaucerait ma prière. »

C’est ainsi qu’étaient trempées ces âmes féminines ; nous pourrions citer bien d’autres exemples. Cependant elles conservèrent de ces émotions un ébranlement dont elles ne se remirent jamais. Plus tard, dans leurs conversations, dans leur correspondance, chaque fois que les mots de jacobin et de terroriste revenaient sous leur plume ou sur leurs lèvres, c’était avec des imprécations qu’elles les écrivaient on les prononçaient. Elles avaient été courbées par ces événemens d’une force irrésistible. La mélancolie et la vieillesse entrèrent de bonne heure dans leur vie. On était gai jadis; on ne le fut plus, ou du moins on ne le fut plus de la même façon. Dans ce XVIIIe siècle, à jamais mort, on restait jeune, même en vieillissant ; on gardait la grâce, l’enjouement, l’égalité d’humeur jusqu’à l’heure dernière : et, quand cette heure était venue, on ne cherchait pas à désespérer les autres de vivre. Les trois années où régna le jacobinisme modifièrent profondément le tempérament national, et l’esprit français subit comme une déviation. La majorité du pays, on peut l’affirmer, abhorrait la Convention, mais était abattue par l’effroi et un profond découragement. Les coups définitifs que portèrent à l’ancien régime aristocratique et féodal les décrets de la terrible assemblée tombèrent dans le silence.

Il est trop vrai que l’exercice du pouvoir absolu apporte aux hommes une jouissance si extraordinaire qu’elle enivre : quand les fumées de cette ivresse sont dissipées, les moins sectaires, les plus sages, comme Carnot, déclarent : « qu’il y avait des journées tellement difficiles, qu’on ne voyait aucun moyen de dominer les circonstances ; ceux qu’elles menaçaient le plus personnellement abandonnaient leur sort aux chances de l’imprévu. »

La haute bourgeoisie était impuissante à renverser un pareil régime, si les égorgeurs eux-mêmes, en se divisant, n’y eussent mis un terme. Elle montra du moins jusqu’à la fin son antipathie et son dégoût. Plus d’un de ces modérés paya de sa tête l’improbation éclatante de la journée du 31 mai. Le courant de violente aversion grossissait sourdement en province. Ce n’était plus à Paris que se trouvait le véritable esprit public, nous voulons dire le juste sentiment de l’intérêt et de l’honneur. L’amour des désordres ou des plaisirs, la soif des émotions ou de l’agiotage, avaient attiré dans la capitale une quantité considérable d’hommes venus de tous les points du territoire, et sa physionomie en était changée.

Malgré toutes les précautions dictées par la frayeur, l’antipathie ou la haine des familles bourgeoises contre le comité du salut public étaient si unanimes, qu’il y avait peu de villes où des décrets pussent être exécutés de façon à répondre aux intentions de la tyrannie jalouse qui les avait conçus. Les actes de soumission n’étaient que dans la forme. Du reste, il ne faudrait pas croire que ces âmes ainsi troublées se détachaient de 89. Les principes conservaient leur pureté même à travers les plus terribles forfaits. Ils poursuivaient rapidement leurs conséquences, inflexibles comme le temps. Les grands événemens dans lesquels l’esprit humain s’agite et progresse ne se répartissent pas en périodes régulières et symétriques. La flamme désintéressée que la bourgeoisie avait communiquée à la France, ses enfans la sentaient brûler en eux devant l’ennemi. Phase chevaleresque de ces premières et inoubliables guerres de la république, où le patriotisme suppléait à tout, où lui seul donnait la victoire, où, comme l’a dit Gouvion Saint-Cyr, « on se purifiait en se battant ! » Et, pendant les accès de cette fièvre, il s’était, d’autre part, formé en Europe une ligue de sots et de fanatiques qui eussent interdit à l’homme la faculté de réfléchir et de penser, a l’image d’un livre leur donne le frisson, écrivait Mallet du Pan, le plus courageux défenseur des doctrines libérales; persuadés que, sans les gens d’esprit, on n’eût jamais vu de révolution, ils espéraient en venir à bout avec des imbéciles. » Combien sont peu nombreux, de tout temps, les esprits assez vigoureux et assez calmes pour conserver intacte et au-dessus des passions, d’où qu’elles viennent, leur foi dans le triomphe tardif de la liberté et de la justice pour tous !


II.

La chute de Robespierre tempéra sans doute l’action du gouvernement des jacobins, mais l’impulsion primitive avait été si forte qu’elle se fit sentir même après le 9 thermidor. La joie de la délivrance fut néanmoins immédiate et intense. Toutes les correspondances en témoignent. Mais la société bourgeoise se ressentit longtemps des ébranlemens causés par la Terreur; les fortunes privées étaient compromises. Hormis dans les villages abrités contre les clubs par la difficulté des communications, presque partout ailleurs les intérêts avaient été atteints ; les habitudes de la vie étaient non moins profondément troublées. Il fallait du temps pour que la régularité s’y rétablît. Ce fut la jeune génération, les fils de banquiers, d’industriels, les élèves des écoles centrales, les artistes qui prirent à cœur de mettre à la raison, dans les sections, dans les lieux publics, les agitateurs révolutionnaires. Les rangs de cette jeunesse bourgeoise s’étaient grossis à Paris de volontaires revenus de la frontière. Le jour où parut, dans l’Orateur du peuple, l’appel de Fréron, 12 janvier 1795, ils brisèrent dans tous les cafés le buste de Marat et ils allèrent applaudir avec frénésie, au théâtre, les couplets du Réveil du peuple.

Nous ne voulons pas peindre cette société du Directoire, où le bonheur d’être ensemble, de se retrouver, de se prodiguer les uns aux autres, dominait tout. On a trop généralisé les excentricités de ce monde qui avait un insatiable appétit de plaisir et qui cherchait l’affirmation de son libéralisme plus élégant que solide dans l’extravagance des costumes et dans une effrénée licence.

Certains romans contemporains donnent exactement les impressions du monde de la bourgeoisie sous le Directoire. Les réunions d’alors y revivent avec leur mouvement et leur tourbillon. Les murs de Paris étaient couverts d’affiches en style presque académique, annonçant des bals de toute condition et à tout prix. On dansait jusque dans les monastères et dans les églises ruinées, jusque sur le pavé des tombes que l’on n’avait pas encore enlevées. Certains bals bourgeois, ceux de Ruggieri ou de la rue Richelieu, devenaient des agences matrimoniales. Pour la présentation, le bal remplaçait le couvent. Jadis, le prétendant allait voir sa fiancée à la grille; l’entrevue a lieu chez le maître à danser. Il y avait à Paris une maison dans laquelle se réunissait la meilleure compagnie, c’était celle de Despréaux, le maître de danse qui avait épousé la Guimard. La réputation de ses soirées attirait les héritières les plus riches, comme Mlle Perregaux, celle qui épousa le maréchal Marmont. L’égalité la plus parfaite régnait dans ces réunions. La noblesse ayant été abaissée et la bourgeoisie relevée, on se trouvait rapproché sur une ligne moyenne où personne n’humiliait ni n’était humilié.

Peu à peu quelques salons s’ouvrirent : d’abord, celui de Mme Hainguerlot, salon d’une tenue irréprochable, où les débris des constitutionnels se rencontraient; celui de Mme Dévalues, la femme de l’ancien receveur des finances, qui avait pris la Révolution en exécration, incapable de nuire aux gens qu’elle n’aimait pas, mais capable d’un vrai dévoûment pour ses amis, sachant concilier les relations anciennes et les nouvelles, rapprocher Suard, l’abbé Morellet et Siméon et Thibaudeau ; celui de Lenoir, la maison de l’Homme aux quarante écus, comme on l’appelait. On y faisait des soupers charmans, grâce à l’esprit fin et judicieux d’Andrieux, à la verve et à la haute bonhomie de Talma. Une nouvelle venue dans la haute bourgeoisie, Mme Hamelin, mariée à l’opulent fournisseur aux armées, réunissait autour d’elle le monde de la finance, les personnages à la mode, qu’elle éblouissait de sa beauté.

Les bourgeoises réagissaient contre les robes diaphanes, contre les tuniques à la grecque, contre ces étalages de nudité qui, à la fin, amenèrent les sifflets et les haut-le-cœur. Un soir de première représentation à l’Opéra, la salle était remplie et le parterre composé de jeunes élégans, très impatientés par le retard qu’on mettait à commencer. Ils s’occupaient des toilettes des arrivans. La comtesse de R.., revenue de l’émigration, entrait, entourée de mousselines légères, avec un voile à l’Iphigénie, retenu par une couronne de roses blanches. Elle avait cinquante ans. Le parterre fit entendre des huées et siffla. Au même instant, se montrait, dans une loge joignant l’amphithéâtre, une des jeunes femmes les plus distinguées du haut commerce parisien. Mme V... Elle avait une robe de velours noir montante, avec une agrafe de diamans. Le parterre applaudit à tout rompre. Ce fut, pendant une semaine, le sujet de toutes les conversations mondaines. Dans cette société folle de plaisirs où il n’y a plus ni rang, ni décence, où actrices et femmes de bonne compagnie, mères respectées et courtisanes affichées, se coudoyaient, où l’association conjugale, en vertu de la loi, n’est plus que temporaire, où, suivant le mot du citoyen Cambacérès, « le mariage est la nature en action ; » dans cette société où le bâtard est admis au partage égal de la succession avec l’enfant légitime, la vieille famille bourgeoise se resserre et proteste, surtout en province, par ses mœurs intactes, contre les audaces et les immoralités. Elle refait la vie saine du pays par la solidité de son union et par son attachement au foyer domestique.

Le journal d’André-Marie Ampère, dans ces années du Directoire, nous fait connaître l’exemple le plus attendrissant de mœurs simples et de vertus antiques.

Pendant que dans le monde bruyant des jacobins, ou dans les soirées officielles du Luxembourg, les convenances étaient violées, la décence bannie, les délicatesses froissées, ces qualités restaient vivantes dans des âmes vibrantes de patriotisme, mais que les crimes des violens avaient exaspérées. Un ancien négociant de Lyon, chargé des fonctions de juge de paix, avant le siège mémorable subi par cette malheureuse ville, fut guillotiné le 24 novembre 1793, par ordre de Dubois-Crancé. Doux, fort et résigné, il avait, au moment de monter sur l’échafaud, écrit à sa femme : « Mon cher ange je désire que ma mort soit le sceau d’une réconciliation générale, je la pardonne à ceux qui s’en réjouissent, à ceux qui l’ont provoquée, à ceux qui l’ont ordonnée. Ne parle pas à ma fille du malheur de son père, fais en sorte qu’elle l’ignore ; quant à mon fils, il n’y a rien que je n’attende de lui. Embrassez-vous en mémoire de moi; je vous laisse à tous mon cœur. » Ce fils avait dix-huit ans, et déjà il savait tout. Épris à la fois de poésie et de science, plein de foi dans l’avenir et cependant désespéré des iniquités politiques dont il était témoin, il ne s’était rattaché à la vie qu’en trouvant sur son chemin une jeune enfant qui fut son seul amour. Le journal d’Ampère, à la date du 10 avril 1796, commence par ces mots : « Je l’ai vue pour la première fois ! »

Quel intérieur modeste et sain que celui de cette famille Carron avec ces jeunes filles d’un esprit original et cultivé, rimant des fables, corrigeant les vers de leur ami, lisant une lettre de Mme de Sévigné, une tragédie de Racine, après avoir repassé les bonnets de leur mère et s’être occupées des soins les plus humbles du ménage ! Que de raison et quelle grâce enjouée ! Que de droiture naïve dans ces deux sœurs, Élise et Julie, l’une plus délicate, plus calme, l’autre à l’imagination plus orageuse, prenant parti pour le pauvre Ampère amoureux, tremblant, si intéressant par ses larmes qui sortent sans qu’il le veuille ! Quelle lutte intime et charmante que celle révélée par ces lignes d’Elise à sa sœur cadette : « Arrange-toi comme tu voudras, mais laisse-moi l’aimer un peu avant que, tu l’aimes. Il est si bon! Je viens d’avoir avec maman une longue conversation sur vous deux ; maman assure que la Providence mènera tout ; moi je dis qu’il faut aider la Providence. Elle prétend qu’il est bien jeune, je réponds qu’il est bien raisonnable, plus qu’on ne l’est à son âge. » c’est une véritable idylle que cette soirée du 3 juillet où, pour la première fois, à la campagne, Mlles Carron viennent rendre visite à Mme Ampère. « Elles vinrent enfin nous voir à trois heures trois quarts. Nous fûmes dans l’allée où je montai sur le grand cerisier d’où je jetai des cerises à Julie. Elles s’assit sur une planche à terre avec ma sœur et Élise, et je me mis sur l’herbe à côté d’elle. Je mangeai des cerises qui avaient été sur ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand jardin, où elle accepta un lis de ma main ; nous allâmes ensuite voir le ruisseau ; je lui donnai la main pour sauter le petit mur, et les deux mains pour le remonter. Je restai à côté d’elle au bord du ruisseau, loin d’Elise et de ma sœur; nous les accompagnâmes le soir jusqu’au Moulin à vent, où je m’assis encore près d’elle pour observer le coucher du soleil qui dorait ses habits d’une manière charmante ; elle emporta un second lis, que je lui donnai en passant. »

Certes ce n’est pas l’éloquence et la touche large de la page des Confessions de Rousseau, mais quelle pureté et quelle candeur! Et cela se passait en 1797. Deux ans après, André-Marie Ampère épousait enfin Julie Carron, et, au dîner de noces, le bon Ballanche chantait dans un épithalame en prose le bonheur des jeunes mariés. Félicité parfaite, simplicité du cœur, comme les familles des classes moyennes en ont tant connu, et que nous avons voulu évoquer un instant en face des merveilleuses et des incroyables !

Si la bourgeoisie réagissait contre les mœurs du Directoire, un grand changement s’opérait en même temps dans ses opinions politiques. Elle s’était un peu tard convaincue que l’existence d’un pouvoir unique avait été la négation de toute sécurité et de toute justice. Les esprits revenaient aux idées d’équilibre, de pondération et comprenaient la nécessité de se prémunir contre la tyrannie d’une majorité, tyrannie plus redoutable que celle d’un individu. Éclairés par cette tardive expérience, les quelques hommes graves, réfléchis, que la guillotine avait épargnés dans la Convention : Lanjuinais Berlier, Daunou, Durand de Maillane, Baudin, Boissy d’Anglas, déchirant la constitution jacobine, avaient pris pour base de la nouvelle loi constitutionnelle l’ancienne théorie de la séparation absolue des fonctions et des pouvoirs. La division du corps législatif en deux chambres était enfin reconnue indispensable. Jamais parole plus autorisée et plus sévère que celle du rapporteur Boissy d’Anglas ne s’était fait entendre contre la dictature jacobine. La bourgeoisie pouvait donc espérer, lorsque le 25 octobre 1795, la Convention se sépara, que la Constitution de l’an III lui permettrait, en ramenant la modération et l’équilibre, de reprendre les conditions de travail et de prospérité dont elle avait tant besoin. Les espérances furent encore déçues. Elle n’eut, comme la France, d’autre consolation que la victoire, et n’entendit bientôt qu’un seul nom, celui du jeune héros des campagnes homériques de l’armée d’Italie.


III.

L’histoire du directoire est tout entière dans la lutte de deux partis. L’un, issu de la Convention, s’était ménagé le pouvoir, en rendant obligatoire l’élection de deux tiers de ses membres, et était résolu pour rester aux affaires à tout oser, même à suspendre la liberté. L’autre, sorti des rangs de la bourgeoisie, était fatigué du joug des terroristes et voulait le briser à l’aide du droit commun. Le premier s’appuyait sur les débris des clubs ou des sections et sur la force armée ; le second puisait son énergie dans l’opinion publique qui, de plus en plus, ressentait l’horreur des violences. Ceux qui avaient immolé Robespierre partageaient au fond ses principes, mais s’étaient lassés plus tôt que lui de la terreur. L’autre parti avait envoyé au conseil des anciens et au conseil des cinq cents pour les élections du premier tiers, des libéraux de 1789, des feuillans, des citoyens honorables, instruits, la plupart jurisconsultes ou administrateurs d’un vrai mérite : Vaublanc, Siméon, Barbé-Marbois, Pastoret, Dupont (de Nemours), Tronson-Ducoudray, Lebrun, Portalis. Parmi ces députés, plusieurs pouvaient préférer la royauté, mais ils ne conspiraient pas. Ils regardaient la constitution comme un dépôt confié à leur honneur. Ils ne demandaient pas mieux que de conserver la république pourvu qu’elle fût gouvernée par des hommes sages et honnêtes.

Mais la moins imparfaite de nos constitutions politiques, celle de l’an III avait un vice : l’organisation du pouvoir exécutif. Composé de cinq membres élus par le corps législatif, il se renouvelait chaque année, par cinquième. C’était la désunion organisée quand il fallait l’unité. Une seule question passionnait la bourgeoisie : celle de savoir ce que les Anciens et les Cinq-cents feraient des lois révolutionnaires. Les directeurs, au contraire, entendaient maintenir les conventionnels au pouvoir et laisser subsister les mesures qui mettaient hors du droit commun ceux qui s’étaient opposés à la marche de la Révolution. Le conflit était imminent. Les élections du second tiers furent encore dirigées par la haute bourgeoisie. Des hommes nouveaux, sachant les affaires, tels que Corbière, Ramel, Defermon, Lafon-Ladebat, Lecoulteux, entraient dans les conseils. Ce fut un changement marqué. Les séances étaient calmes et dignes. Les membres de l’assemblée allaient et venaient sans fracas, ne parlant entre eux qu’à voix basse. Les tribunes, d’où étaient lancées naguère les apostrophes, les injures et les menaces, étaient devenues silencieuses.

Deux représentans éminens de la haute bourgeoisie faisaient leurs débuts dans la politique active. L’un, neveu de Claude Perier, avait entendu à Vizille le premier cri de la révolution et il l’avait recueilli dans son cœur. Appartenant à une famille de commerçans aisés, élevé par les oratoriens, puis au séminaire de Saint-Irénée, où il commença de fortes études théologiques, il avait élu par cette ville de Lyon, que les excès et l’oppression avaient exaspérée. Il se nommait Camille Jordan. En même temps que lui, entrait dans la vie parlementaire un personnage d’un esprit plus profond qu’étendu et déjà puissant par la gravité impérieuse de sa raison ; cet autre grand bourgeois s’appelait Royer-Collard.

Camille Jordan et lui s’étaient unis pour défendre la justice, encore la justice, toujours la justice, ils débutèrent aux Cinq-cents, à un mois d’intervalle (juin, juillet 1797). L’acte le plus important à remplir était la pacification religieuse. Qu’on se reporte par la pensée dans le milieu d’animosités et de fureurs d’alors contre le clergé et les idées catholiques. L’incrédulité philosophique et l’intolérance jacobine n’acceptaient sur cette question ni transaction ni atermoiement. Camille Jordan n’était dans sa conscience que spiritualiste et déiste ; c’est la foi des autres qu’il défendit. Sans vouloir aucun secours direct de l’autorité civile, il pressentit avant Bonaparte le réveil de l’esprit religieux ; et, malgré les railleries, malgré les injures, son âme chaleureuse se fit l’écho des réclamations que les entraves mises à l’exercice du culte soulevaient de toutes parts ; son rapport fut un événement.

La réaction lente et progressive des sentimens, depuis l’installation du directoire, est un des phénomènes moraux les plus curieux à observer. Il n’y a pas, dans notre histoire, de période semblable aux années qui précèdent le 18 brumaire. La liberté de la presse, la liberté des élections et l’impunité alternaient avec une répression arbitraire; la nation, dissoute en individus et déjà livrée à l’éparpillement, au milieu d’une société civile toute nouvelle, se cherchait elle-même. Les propriétaires, les négocians qui attendaient la reprise des spéculations et le retour des capitaux, les employés des bureaux qui ne voulaient plus être renvoyés pour cause d’opinion, les officiers ministériels qui avaient ressenti le choc de tous les mouvemens politiques, les paysans et les acquéreurs des biens nationaux qui redoutaient d’être inquiétés, tous les intérêts groupés commençaient à être mécontens et encourageaient les nouveaux élus dans leur opposition aux conventionnels. Le directoire était même impuissant à réprimer les désordres qui alarmaient la province. Les routes n’étaient pas sûres : des bandes de brigands arrêtaient les voitures, pillaient les maisons de campagne. L’indignation des rentiers était à son comble. Le crédit public ne renaissait pas. Les mandats avaient le même sort que les assignats. Les contributions de guerre payaient heureusement les dépenses des armées ; mais de pauvres gens mouraient d’inanition dans la rue. Avec cela, la presse était sans doctrine et sans frein.

C’est dans de telles circonstances que l’ancien parti constitutionnel tentait de réformer les lois révolutionnaires. Avant d’entrer en lutte avec le pouvoir exécutif, il essaya la conciliation. Les présidens des deux conseils, Portalis et Siméon, apportèrent dans ces tentatives toute l’autorité de leurs noms. Mais la majorité du directoire décida le coup d’état du 18 fructidor. La haute bourgeoisie fut le plus atteinte; et, pour mettre le comble aux illégalités, la même pression inique faisait annuler dans la journée du 22 floréal les élections de sept départemens et exclure trente-quatre députés modérés.

La révolution de fructidor ne résolvait pas les difficultés ; elle les reculait. Rappeler dans les emplois les jacobins, proscrire en masse ceux qui déplaisaient, briser les imprimeries, tout cela ne préparait pas l’avenir. En détruisant l’inviolabilité du corps législatif, le directoire se suicidait. Il apprenait à l’armée comment on opprime les assemblées délibérantes. La défiance et l’envie dont les jacobins étaient pénétrés les uns contre les autres étaient pour leur gouvernement un principe de mort. On faisait tout vis-à-vis de la bourgeoisie pour lui rendre la république haïssable.

Comme aucun salon ne s’était rouvert dans les villes de province, et les cafés avaient pris de l’importance. Ils réunissaient chaque soir les personnes appartenant au commerce, au barreau, que la conformité des opinions tenait en rapports continuels. Les habitudes aussi se modifiaient; on vivait moins chez soi, et les bonnes manières s’en allaient peu à peu: mais aussi, au point de vue de l’action, les convictions modérées se groupaient et reprenaient courage.

Hormis dans le midi, où elles avaient été tumultueuses, les élections du troisième tiers amenaient des départemens une nouvelle série d’administrateurs, d’hommes de loi, d’esprits distingués, tous choisis dans ces inépuisables classes moyennes qui sauvaient la France. C’était un symptôme nouveau.

Si, à Paris, la société offrait un curieux mélange de types de l’ancien monde, caricatures grotesques d’agioteurs véreux, de fournisseurs enrichis ; si, dans la confusion d’une société à peine réformée, se heurtaient, se mêlaient les plus étranges disparates : généraux et chevaliers d’industrie, femmes galantes et femmes de l’ancienne noblesse, émigrés et patriotes, tous étaient d’accord pour reconnaître que cela ne pouvait pas durer. Les esprits avaient subi des secousses si diverses, que la bourgeoisie se dégoûtait des fonctions électives ordinaires. Les magistratures municipales n’étaient plus recherchées. En même temps un mal nouveau naissait. Tous ceux qui avaient été membres des assemblées législatives, tous ceux qu’avait éprouvés l’infortune, croyaient qu’ils devaient être indemnisés par des places lucratives. Les légistes, particulièrement préparés aux affaires et ne trouvant plus dans leur cabinet des ressources suffisantes, étaient les premiers à donner l’exemple des compétitions. Le barreau était d’ailleurs tombé dans l’avilissement. A cet ordre des avocats, asile de la science, de la probité, de l’indépendance et de l’honneur, avait succédé une tourbe de défenseurs officieux, qui, nés dans l’anarchie, profitaient de la désorganisation de la compagnie pour envahir sans instruction et sans titre l’entrée de la justice. « Qui nous donnera confiance ? » s’écriaient de leur côté les négocians que la crise monétaire et la difficulté des transports arrêtaient dans leurs efforts pour se relever de la ruine. Une lettre de vendémiaire an V nous apporte un exemple de l’impossibilité même des communications. « On ne croirait pas ce que le voyage d’Orléans à Paris nous a coûté. Il faudra nous ramener nos montures. Il n’y a plus de diligences proprement dites. Il faut prévenir un mois d’avance pour avoir des places, d’où il résulte qu’à l’heure qu’il est, et pendant que Paris est le centre de toutes aises et de tout luxe, on ne peut traverser la France qu’à pied ou à cheval. »

Le mécontentement était donc universel quand, pour la quatrième fois depuis la constitution de l’an III. la France fut appelée en germinal an VII à choisir ses représentans. « Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque, a dit le duc de Broglie, ne sauraient se faire une idée du découragement profond où le pays était tombé dans l’intervalle qui s’écoula entre le 18 fructidor et le 18 brumaire. » l’exercice public de la religion était de nouveau suspendu, la banqueroute des deux tiers de la dette publique était suivie d’un emprunt forcé ; une dictature sans grandeur énervait de jour en jour la puissance de l’état.

La haute bourgeoisie se demanda alors ce qu’elle devait garder de la révolution. Ces hommes formés à l’école instructive des événemens et qui avaient perdu leurs préjugés et leurs passions en arrivèrent à ne plus croire à la république et à la liberté. Ils attachèrent moins d’importance à la forme du gouvernement qu’à la composition de la société. Pourvu qu’elle restât fondée sur l’égalité, que l’influence du clergé fût comprimée, que l’ancienne aristocratie nobiliaire fût abolie, l’essentiel de la révolution leur parut conservé. Leur esprit se préparait ainsi à comprendre et à accepter la nécessité d’une crise qui mettrait fin à l’agonie du directoire et au malaise de la France.

Notre pays ne change pas, du reste, aussi complètement qu’on le croit : sans doute la révolution avait transformé les lois, les mœurs, les habitudes extérieures, le costume ; mais l’éducation de l’âme, de la conscience, elle ne l’avait pas refaite. Une révolution religieuse n’avait pas accompagné la révolution sociale ! La liberté ne s’était pas implantée dans le pays. La convention avait développé les côtés démocratiques de cette race audacieuse et active qui apprécie avant tout un gouvernement pour sa justice et sa bienveillance, un gouvernement prenant pour lui le souci de s’occuper des affaires des autres, un gouvernement absolument uniforme et égalitaire.

Tout avait conspiré pour faire de Bonaparte l’homme qui satisfit ces goûts et cette lassitude. Les têtes les plus solides étaient folles de lui. Ceux qui ont traversé ces temps de désordre et de patriotisme ne parlent dans leurs lettres d’affaires que des récits déjà légendaires de la bataille d’Arcole ou de Rivoli. On s’embrassait dans les rues, on pleurait d’attendrissement à la nouvelle que Bonaparte était arrivé d’Egypte ; les jacobins, préoccupés de leur bien-être, se préparaient à endosser des habits galonnés. « Puisque nous ne pouvons pas sauver la république, disait l’un d’eux à Mme de Staël, tâchons de sauver du moins les hommes qui l’ont faite. » Bonaparte, ce génie si italien, éblouissait par son imagination grandiose tous les hommes de la révolution ; il avait, à trente ans, de ces mots de désabusé, comme celui-ci à Decrès : « Je suis venu trop tard, il n’y a plus rien à faire dans ce monde! » ou, comme cet autre mot à Rœderer, qui, visitant un jour avec lui les Tuileries, lui disait : « c’est triste ! — Oui, comme la grandeur. »

Il faut le constater, l’opinion de la bourgeoisie, bien loin d’être inquiète au lendemain du 18 brumaire, fut confiante et rassurée. Elle espéra tout alors, même le maintien des formes protectrices du droit, de l’homme extraordinaire à qui elle demandait avant tout de consacrer la révolution civile.


IV.

Une force inconnue avait brisé les caractères les plus fermes et frappé d’aveuglement les esprits les plus éclairés. Les contemporains de Bonaparte furent ses complices, et il régna sur la France de son propre consentement. Tous ces grands bourgeois, les Rœderer, les Thibaudeau, les Merlin, les Berlier, les Portalis, les Boulay, les Real, les Lebrun, les Siméon, les Ramond, les Chaptal, semblaient craindre qu’on ne laissât pas assez libre l’épée qui défendait et relevait la France.

Comme le besoin le plus urgent était de reconstituer la science du gouvernement et son autorité, le premier consul sentit que la bourgeoisie, avec sa pratique supérieure des hommes, s’appliquerait d’autant plus complètement aux choses de second ordre qu’elle s’était mesurée aux plus grandes affaires. Il sut créer pour ces vigoureux esprits le conseil d’état, des places dans les assemblées et dans les postes les plus élevés des fonctions publiques. Ils étaient d’accord pour ne plus vouloir de persécutions d’aucun genre et pour maintenir les résultats principaux de la révolution. Les patriotes de 89, ramenés en arrière par la terreur, croyaient avoir trouvé dans la constitution de l’an VIII un abri et une fin. Plus avides pour la plupart de libertés civiles que de libertés politiques, ils se faisaient des illusions volontaires sur les nouveaux pouvoirs qui n’étaient qu’une image éloignée de la représentation nationale. Certes, ce qui leur suffisait était loin de ce qu’ils avaient rêvé d’abord : mais le spectacle de la tyrannie démagogique avait borné leurs désirs à l’abolition du régime féodal, à l’ordre, à l’égalité, à la justice régulière et à la sûreté de la vie ! Ils tenaient pour une grande chose le triomphe éclatant des armées françaises sur toute l’Europe; et, s’il y eut des bassesses, elles ne se rencontrèrent que chez les anciens jacobins.

Se félicitant pompeusement de la part qu’il avait prise au 18 brumaire, Garat déclarait devant le conseil des anciens que les garanties les plus solides des libertés publiques étaient dans la gloire de l’homme de génie que la France appelait au gouvernement. La limite du pouvoir personnel lui paraissait d’autant plus sûre qu’elle ne serait pas marquée dans une charte, mais «dans le cœur de Bonaparte. » Nous ne parlerons pas de Cambacérès, de Fouché, et de tant d’autres. Il leur restait de prendre des titres de noblesse. Le mot de Ramond, un des meilleurs préfets du premier empire, était bien vrai : «L’heure des révolutions sonne quand les changemens survenus dans les cœurs des peuples et la direction des esprits sont arrivés à tel point qu’il y a contradiction manifeste entre le but et les moyens de la société, entre les institutions et les habitudes, entre les intérêts de chacun et les intérêts de tous. »

Des idées appartenant à la bourgeoisie, il en était une qui fut immédiatement réalisée. Nous voulons parler de l’unité absolue d’administration. Cette pensée de fortifier le pouvoir central, de le rendre en même temps habile et entreprenant, datait d’avant la révolution. Les circonstances donnèrent à l’instinct gouvernemental de la race bourgeoise l’occasion unique de se développer. Le principe de concentration présida à toute cette organisation administrative, judiciaire et financière que l’on connaît et qui est entrée presque dans notre sang. Les liens les plus étroits de la centralisation étreignirent toute la société démocratique, à la satisfaction de ceux qui l’avaient fondée. La réorganisation de l’institution du notariat, la transformation de l’ancienne compagnie des procureurs en celle des avoués, répondaient aux vœux de ces puissans esprits pratiques qui entouraient le jeune consul, maître plus obéi que Louis XIV.

Quant aux avocats, Bonaparte leur fit de bonne heure l’honneur de les redouter. Ces anciens chefs du tiers-état avaient souffert de la révolution qu’ils avaient faite. La loi de l’an XII avait bien rétabli le tableau ; mais l’ordre n’existait pas encore légalement avec ses libertés et ses droits. Les avocats ne devaient pas modifier les violentes antipathies de Bonaparte à leur égard. Pourrait-on oublier la lettre de l’empereur à Cambacérès, à propos du décret de 1810 sur les franchises du barreau? « Ce décret est absurde! Il ne laisse aucune prise, aucune action contre les avocats. Ce sont des factieux, des artisans de crimes et de trahison. Tant que j’aurai l’épée au côté, je ne signerai pas un pareil décret; je veux qu’on puisse couper la langue à un avocat qui s’en sert contre le gouvernement.» Et cependant, — telle est la force de la tenue et de la probité, — la tourbe des défenseurs officieux se dispersait; la clientèle, avec l’influence, revenait partout aux survivans de l’ancien barreau. Ils étaient restés, en religion, en politique, en littérature, ce qu’étaient leurs devanciers : même bon sens, même mesure; et, en tout, cette pointe de libéralisme qui fit qu’en 1804, sur deux cents membres inscrits au barreau de Paris, trois seulement votèrent pour l’empire. Les années devaient, de part et d’autre, accroître ces rancunes ; et il faut attendre la restauration pour retrouver le barreau à la tête de la bourgeoisie.

Pendant que, dans l’administration, la concentration prévalait, la haute bourgeoisie de province trouvait dans le premier consul l’interprète résolu de ses théories sur la société religieuse. Le catholicisme, loin de Paris, n’avait pas cessé de faire un pas en avant depuis le 9 thermidor. Les prêtres qui avaient prêté serment en 1791 étaient en petit nombre. Ceux qui revenaient de l’étranger baptisaient à nouveau les enfans, remariaient les époux et réveillaient les consciences endormies. Français (de Nantes), chargé, comme conseiller d’état, d’inspecter le midi, le constatait. C’était bien autre chose dans tout l’ouest, en Bretagne, dans la Charente, dans la Vendée, dans les Deux-Sèvres. Deux autres commissaires dont le témoignage n’était pas suspect, Barbé-Marbois et Fourcroy, établissaient que la révolution, en province, n’avait modifié d’aucune façon les croyances, « Quand la connaissance du cœur humain, dit le rapport de Fourcroy, n’apprendrait pas que la grande masse des hommes a besoin de religion, de culte et de prêtres, la fréquentation des habitans des campagnes et surtout de celles qui sont très éloignées de Paris, la visite des départemens que j’ai parcourus, me l’aurait seule bien prouvé. C’est une erreur de quelques philosophes modernes, dans laquelle j’ai été moi-même entraîné, que de croire à la possibilité d’une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux. Ils sont pour le plus grand nombre des malheureux une source de consolation, ils l’ont même été pour quelques esprits très éclairés de tous les siècles. Il faut pardonner et souffrir dans le plus grand nombre des humains une opinion que les lumières les plus grandes et le génie le plus profond ont laissée germer dans la tête de Pascal, de Newton, de Rousseau. La guerre de la Vendée a donné aux gouvernemens modernes une grande leçon que les prétentions de la philosophie voudraient en vain rendre nulle. »

A Vannes, Barbé-Marbois était entré le jour des Rois dans la cathédrale ; on célébrait la messe constitutionnelle; il n’y avait que le prêtre et deux ou trois pauvres. A quelque distance de là, Barbé-Marbois trouva dans la rue une si grande foule qu’il ne pouvait plus passer! c’étaient des gens de toute condition qui n’avaient pu pénétrer dans une chapelle déjà remplie de fidèles, où l’on disait la messe appelée des catholiques. Ailleurs les églises des villes étaient pareillement désertes et l’on allait, à travers des chemins affreux, dans les villages voisins, entendre les prières d’un prêtre récemment arrivé d’Angleterre. Il en était de même en Auvergne. Des lettres du Limousin nous montrent toute la bourgeoisie aux genoux d’un vieux prêtre, aumônier de la princesse de Conti pendant l’émigration, et devenu le véritable curé de la petite ville de La Souterraine. Les autels se relevaient d’eux-mêmes ; une statistique administrative constate qu’au 18 brumaire, le culte était rétabli dans presque toutes les communes de France.

La plupart des personnages entourant le premier consul étaient, au contraire, indifférens ou sceptiques ; quelques-uns même étaient athées. Dans le monde officiel, les croyances religieuses étaient une marque certaine de faiblesse d’esprit. A Paris, le culte catholique n’était suivi que par des femmes et des vieillards. Les jeunes filles de la bourgeoisie commençaient à faire leur première communion. Mais les nombreux adhérens qu’avait conservés dans les familles parisiennes la philosophie du XVIIIe siècle craignaient que la protection du gouvernement ne relevât le crédit du clergé. La séparation de l’église et de l’état désirée par Lafayette était-elle possible? Elle soulevait la grave question du droit d’acquérir, au lendemain de la vente des biens ecclésiastiques ; et, pour les esprits clairvoyans, elle préparait au clergé un retour incontestable d’influence. Pouvait-on, en 1800, « protestantiser » la France? Aux yeux des gens qui l’eussent souhaité comme Fourcroy, l’occasion était perdue depuis la constituante, et la force des choses entraînait les plus résistans. Fallait-il adopter la théophilanthropie de La Révellière-Lepeaux? L’opinion la jugeait ridicule. Il vaut mieux, pensait la bourgeoisie, mettre le clergé catholique dans la dépendance d’un gouvernement bienfaisant et protecteur que de le laisser agir isolément sur l’esprit des populations. L’ancienne tradition latine et française de la subordination de la religion au pouvoir civil était encore vivante chez tous les légistes. Il fallait simplement, suivant le mot de Siméon au tribunat, « placer les prêtres plus qu’ils ne l’étaient sous la main du pouvoir. »

Le conseiller d’état qu’on chargeait de formuler le nouveau droit canonique issu de la transaction avec la révolution, Portalis, comme presque tous les membres des anciennes familles parlementaires, était fort attaché aux maximes de l’église gallicane. Pour les doctrines théologiques, il en était resté à Bossuet et à la déclaration de 1682. L’ancienne règle du gallicanisme: « l’église est dans l’état, et non l’état dans l’église, » fut le fond de la nouvelle constitution ecclésiastique de la France. La sécularisation de la société moderne fut consacrée. La puissance temporelle et la puissance spirituelle devaient être nettement séparées. Le but de la haute bourgeoisie était de n’attribuer au catholicisme aucun des caractères politiques qui seraient inconciliables avec le nouveau droit social ; elle entendait qu’il fût la religion de la majorité des Français et non celle de l’état. En protégeant le culte catholique, elle ne voulait pas le rendre dominant et exclusif, mais veiller sur sa doctrine et sur sa police, afin de tourner des institutions si importantes à la plus grande utilité publique ; elle ne croyait pas devoir ressusciter les ordres monastiques supprimés ; elle ne désirait qu’un clergé séculier, des prêtres ayant des fonctions dans un diocèse ; elle ne voulait pas davantage que le clergé pût posséder à ce titre des propriétés immobilières ; elle se souvenait des principes de d’Aguesseau et de son édit de 1749 sur les acquisitions des biens de mainmorte.

Le concordat fut inspiré par ces idées politiques. La tolérance n’y eût pas trouvé une éclatante confirmation, si les articles organiques n’avaient pas été édictés en même temps. L’égalité des cultes, un des glorieux héritages de la déclaration des droits de l’homme, était reconnue de la manière la plus explicite, et le protestantisme, où les opinions modérées d’une fraction de la bourgeoisie s’abritèrent, était relevé enfin des interdictions et des anathèmes. Ce n’était pas toute la liberté, c’était l’existence légale et administrée. La haute bourgeoisie ne comprit pas autrement, dans sa haine de la théocratie, la paix avec l’église.

Si, dans le sein du corps législatif et du sénat conservateur, si même parmi les conseillers d’état et les jeunes généraux le concordat rencontra un accueil silencieux ou moqueur, il en fut autrement en province. Il répondait au sentiment religieux et à la raison de cette masse, pleine de bon sens et avide d’union, qui constituait la France bourgeoise.

Cependant les légistes ne croyaient pas que la société civile fût réorganisée tant que leur rêve, longuement poursuivi, d’unité et d’égalité ne serait pas définitivement affermi par la législation, par un code unique pour toute la France. Réaliser enfin, au profit de la patrie renouvelée cette pensée de posséder à jamais et pour tous la loi la plus raisonnable, la plus claire, la plus juste; quel pays pouvait aspirer à cette œuvre grandiose et incomparable, sinon le nôtre, qui, depuis plus de trois siècles, était, par excellence, l’école du droit? On ne dira jamais assez les services rendus à la civilisation et au monde par ces immortels légistes, qui surent à la fois conserver les traditions des anciens principes, transiger entre les coutumes et le droit romain, et vivifier par l’esprit de 89 ce travail, dont les années ne font que grandir les assises majestueuses, l’ordre lumineux et l’harmonieuse sagesse. En dehors des noms célèbres de Tronchet, de Portalis, de Treilhard, de Berlier, de Malleville, de Bigot, il faudrait citer aussi les conseillers d’état, les membres du tribunal, du corps législatif. La liste des hommes judicieux et instruits qui prirent part aux discussions des divers chapitres du code civil est un livre d’or pour la bourgeoisie et complète la liste des députés à la constituante. Une énumération serait fastidieuse. Bornons-nous à mentionner Thibaudeau, Siméon, Rœderer, Merlin (de Douai), Regnault de Saint-Jean d’Angely, Chabot (de l’Allier), Real, Duchâtel, Chazal, Boulay, Cambacérès, Cretet, Defermon, Régnier, Lacuée, Bérenger, Emmery, Eschassériaux, Thiessé, Faure, Petiet, Duveyrier, Grenier, Goupil de Préfeln, Favard, Lavoye, Rollin, Jaubert.

Les titres de prince, de duc, de comte, de baron, que la plupart d’entre eux acceptèrent plus tard, ne vaudront jamais celui de collaborateur à la fondation de la société civile française. C’est là leur éternel honneur; ils le partagèrent avec les membres, plus ignorés, du tribunal de cassation et des tribunaux d’appel, dont les remarques et les observations avaient rappelé les plus beaux jours de la science juridique. Tous, du Nord au Midi, étaient avides d’assurer l’ordre social, de rétablir dans leur intégrité les vrais principes, si longtemps méconnus, et de contribuer à doter leur pays de bonnes lois civiles, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir. Ce résultat, le plus durable des longs et indomptables efforts de la bourgeoisie, nous le devons à ces contemporains du consulat. Le régime de Bonaparte, en ces momens heureux, suivit et développa les inspirations des conseillers qui l’entouraient jusqu’au jour où, enivré et isolé par la puissance, il porta lui-même la main, en créant les majorats et le domaine extraordinaire, sur les principes d’égalité qui représentaient l’esprit de la révolution française.

Cette étude n’est pas un commentaire, ni un exposé des motifs du code civil, et nous n’avons pas à faire ressortir davantage son importance et ses bienfaits. En n’isolant pas absolument les institutions civiles du passé et en les liant à l’avenir, nos aïeux ont imprimé à leur ouvrage ce caractère de stabilité qui en garantit la durée.

Ainsi l’administration était organisée, les rapports entre l’église et l’état réglés, l’unité de la législation civile créée, mais un autre problème préoccupait la haute bourgeoisie : l’instruction et l’éducation de ses fils.

La mobilité et la contradiction des systèmes d’enseignement présentés depuis six ans opposaient de grands obstacles à la réorganisation des collèges. Les écoles centrales, qui en tenaient lieu, avaient besoin d’être réformées. Les classes d’histoire, de belles-lettres, de législation étaient désertes. Les cours de mathématiques, de chimie, de dessin étaient un peu plus suivis, parce que les sciences ouvraient les carrières lucratives. Quelques services qu’eussent rendus les anciennes congrégations enseignantes, la bourgeoisie ne songeait pas à les reconstituer. Elle croyait cependant qu’on pouvait emprunter à ces maîtres renommés leur système de direction, ce que le premier consul appelait « leur police morale. » Le système d’instruction publique, créé par la loi du 11 floréal an X, reçut tous ses développemens. Les enfans de la bourgeoisie envahirent les nouveaux lycées, qui s’élevèrent de toutes parts. La commission chargée de faire le choix des livres classiques pour chaque classe de latin et pour celle de belles-lettres avait marché sur la trace de Rollin et désigné en grande partie les auteurs, les méthodes acceptés dans les collèges de l’Oratoire ou des Pères de la Doctrine (rapport du 27 floréal). Mais les lycées étaient isolés, indépendans les uns des autres. L’avenir des maîtres qui se consacraient à l’enseignement secondaire n’était pas assuré; eux-mêmes n’étaient pas assujettis à une discipline commune. La bourgeoisie appelait de ses vœux la formation d’un corps enseignant; l’ordre civil se fortifierait ainsi par la création d’une sorte de corporation laïque dépendant de l’état. Les anciens patriotes de 89 voulaient, en majeure partie, que leurs fils ne fussent ni dévots ni athées. Ils les voulaient appropriés à l’état de la nation et de la société. Eu un mot, une institution d’enseignement d’état paraissait aux pères de famille une garantie contre la réouverture des établissemens des jésuites.

Quant à Bonaparte, qui savait s’emparer des idées des autres pour les grandir, il avait un autre but ; il voyait dans un corps enseignant fortement organisé, ayant une hiérarchie de grades et soumis à des règles d’avancement, un moyen de diriger les opinions politiques et philosophiques. Il répétait la phrase célèbre de Leibniz : «Donnez-moi l’instruction publique pendant un siècle et je changerai le monde. »

Pour les classes moyennes, la question était autre : trouver l’éducation qui convenait à la société nouvelle, fondée sur les principes de la révolution. Le conseil d’état, voix autorisée des aspirations de la haute bourgeoisie, ne chercha, dans les neuf rédactions successives du projet, que la solution pratique de ce problème : séculariser l’instruction publique, comme le code civil avait sécularisé la France : l’Université fut créée. Son originalité et son utilité ne consistaient pas seulement dans l’étude des langues et de la littérature de la Grèce et de Rome, dans cet apprentissage des plus nobles sentimens humains ; l’éminent service qu’elle devait rendre aux jeunes bourgeois consistait surtout dans l’enseignement critique de l’histoire et des doctrines philosophiques. C’est en ce sens que les principes de 89 étaient fortement engagés dans la création de l’Université française.

Sans doute, on ne tendait nullement alors à donner aux enfans les connaissances morales et politiques qui font les citoyens et les préparent à participer aux travaux de leur gouvernement. Sans doute, on leur parlait plus de Bonaparte que de l’état, en les exaltant pour la gloire ; mais, comme le remarquait dès lors une femme d’une haute raison et d’un mâle bon sens, Mme de Rémusat, la force de l’étude, la puissance du temps développèrent bien vite chez les professeurs, comme chez les élèves, l’esprit d’examen et d’indépendance démocratique. Ce qui restait de l’ancienne noblesse le comprit si bien qu’elle éloigna ses enfans des lycées. La jeunesse bourgeoise, au contraire, vint s’y fortifier de la toute-puissance de l’opinion publique et elle acquit une supériorité incontestable. C’est grâce à l’enseignement de l’histoire, quelque restreint qu’il fût, que l’esprit libéral se réveilla dans lame de la jeunesse, et c’est à l’Université que nous devons ces classes moyennes de la restauration, qui ne le cédèrent à leurs aînées de 89 ni par l’éloquence, ni par le courage, ni par le patriotisme.


V.

Rassurée sur le maintien des résultats sociaux de la révolution et sachant gré au premier consul de la préserver du retour des jacobins, la haute bourgeoisie n’aspirait plus qu’à pouvoir réparer les pertes de sa fortune, exercer librement son esprit et cultiver en repos ses vertus privées.

Une seule catégorie de personnes avait su tirer parti des malheurs publics et de la détresse financière, c’étaient ceux qui, prévoyant le discrédit du papier-monnaie et l’ayant reçu de toutes mains, dans la vigueur de sa jeunesse, avaient pu ainsi acquérir toutes les marchandises ; puis, par le jeu de la hausse et de la baisse, avaient accaparé presque toute la monnaie d’or ou d’argent. Fiers de leurs richesses rapidement acquises, ils avaient obtenu la fourniture des divers services. Au milieu de misères sans nom, ils donnaient le spectacle de scandaleuses prodigalités ; et leurs femmes subitement élevées à l’opulence, hormis d’honorables exceptions, prêtaient au ridicule. Jusque dans les premières années du siècle, la vieille bourgeoisie leur tint rigueur. «Je t’ai quittée l’autre jour pour aller à l’Opéra, écrivait un jeune officier, Maurice Dupin, à sa mère; on devait donner Corisande, ce fut Renaud. Mais rien ne contrarie un provincial ; c’est là où va ce qu’on appelle à présent la bonne compagnie. Vous y voyez des jeunes femmes charmantes d’une élégance merveilleuse; mais si elles ouvrent la bouche, tout est perdu! Vous entendez : « Sacristi, que c’est bien dansé ! Il fait un chaud du diable ici ! » Vous sortez ; des voitures brillantes et bruyantes reçoivent tout ce beau monde, et les braves gens s’en retournent à pied et se vengent par des sarcasmes, des éclaboussures qu’ils reçoivent. On crie : « Place à M. le fournisseur des prisons ! Place à M. Le Brise-Scellés ! » Mais ils vont toujours et s’en moquent. Quoique tout soit renversé, on peut dire comme autrefois : L’honnête homme à pied et le faquin en voiture ! Ce sont d’autres faquins, voilà tout. »

En province, où n’existaient qu’en petit nombre agioteurs et fournisseurs, toutes les fortunes de la bourgeoisie étaient atteintes. Les paysans, qui jouissaient des bienfaits du nouveau régime, sans prendre désormais aucun intérêt à la chose publique, étaient plus à l’aise. Mais les négocians étaient ruinés ; voyant l’état manquer à ses engagemens, plus d’un n’avait eu nul scrupule à faire banqueroute. Nos ports de commerce étaient vides. La prospérité de Marseille et de Lorient, avec leur mouvement de 3,000 bâtimens, avec leurs chantiers d’où sortaient, par an, plus de 60 navires, avait disparu. Les excès de la Terreur, les guerres maritimes, la suppression de la franchise, en étaient la cause. Les importations et les exportations, durant les six derniers mois de l’an IX, ne présentaient pas un mouvement égal à celui qu’offraient autrefois quinze jours de paix. Les armateurs qui envoyaient des vaisseaux aux deux Indes étaient réduits à un petit commerce de détail qui soutenait à peine leur famille. De sages mesures financières, la réorganisation de la comptabilité publique, le rétablissement des bourses de commerce et surtout le caractère légal reconnu à la Banque de France rendirent le plus vif essor aux imaginations. De toutes parts, les manufactures se rouvrirent. La création de la caisse d’amortissement fondait le crédit public ; les maisons de commerce conçurent des projets de spéculation embrassant l’étendue entière du continent. Nos soieries, sans rivales dans tous les temps, reprirent la route des marchés de l’Europe. L’activité du premier consul venait ajouter aux efforts des particuliers de vastes travaux d’utilité générale. Des routes monumentales, des ponts, des canaux étaient en pleine exécution. On recommençait à embellir Paris.

Du moment que les hommes qui guettent les faiblesses des gouvernemens pour en profiter s’aperçurent du goût de Bonaparte pour les jouissances de la vanité, ils ne manquèrent pas d’applaudir à ce penchant et à le cultiver. La révolution avait fait violence aux anciennes habitudes, elle ne les avait pas déracinées. Lorsque, le 19 février 1800, le premier consul était parti du Luxembourg en costume officiel pour venir s’installer aux Tuileries, le cortège s’était trouvé formé par des fiacres dont les numéros étaient recouverts de papier. Deux années à peine avaient suffi pour opérer la plus rapide métamorphose. Les formes empruntées aux républiques anciennes avaient fait place à des formes militaires ; l’élégance reprenait partout ses droits, sauf pourtant dans l’intérieur des habitations.

Il fallut, en effet, plusieurs années pour que la haute bourgeoisie pût reprendre ses goûts de luxe et de confort élégant dans ses demeures; mais la question du costume, toujours si importante en France, n’attendit pas longtemps sa solution. Plus de cocardes, plus de pantalons : des bas de soie, des souliers à boucles, des épées de parade, des chapeaux sous le bras. Les femmes, qui poussaient à l’ancienne mode, étaient cependant ennemies de la poudre. Le titre de madame leur avait été rendu chez le premier consul et dans les billets d’invitation qu’il leur faisait adresser. Ce retour à l’ancien usage avait bientôt gagné le reste de la nation. Quant à la dénomination de citoyen, elle ne fut supprimée que le 29 floréal (mai 1804) après avoir pendant douze années régné dans les écrits et dans la conversation.

Les mœurs monarchiques avaient donc vite reparu sous le badigeon révolutionnaire et elles étendaient partout leur empire. Dans le ravissement universel, on aurait eu peine à entendre des voix discordantes : qui donc écoutait ce mot de Joubert sur Bonaparte : « Quel dommage qu’il soit si jeune et qu’il ait eu de mauvais maîtres! » Les plus récalcitrans, comme Gohier, ne pouvaient que constater sans lui résister « cet enthousiasme délirant qui fermentait dans les têtes, cette influence magique que le nom seul du premier consul exerçait sur les imaginations ! Courts momens d’illusion et de jeunesse, où la bourgeoisie, satisfaite par la certitude de l’ordre matériel et de la possession tranquille du bien-être, était éblouie par la gloire! Elle faisait taire ses principes, ses croyances, les souvenirs d’un passé si près d’elle; elle participait à la fierté générale de la nation, qui se croyait invincible et la reine du monde.

A défaut de salons, le théâtre, et spécialement la Comédie-Française, exerçait sur les classes bourgeoises une influence prépondérante.

Il n’y avait qu’à Paris où la rentrée d’un acteur pouvait prendre les proportions d’un événement; c’est ce qui était arrivé en mai 1790, en pleine révolution, à Larive, qui, à la suite d’un mouvement de dépit et d’humeur, avait, depuis trois ans, quitté la Comédie-Française. Il y était fort regretté. Ses anciens camarades, sentant tout ce que sa retraite leur faisait perdre, lui avaient adressé plusieurs députations pour le presser de rentrer, s’engageant d’avance à accepter les conditions qu’il pourrait exiger. Il résistait, refusant même les deux ou trois parts qu’on le priait d’accepter. Enfin, la Comédie l’emporta. Mais à qui dut-elle sa victoire? A l’abbé Gouttes, qui présidait en ce moment l’assemblée nationale. Ancien vicaire à Paris, dans le quartier du Gros-Caillou, où demeurait Larive, il avait conservé pour lui beaucoup d’amitié. Il ne dédaigna pas de déployer toute son éloquence pour déterminer le célèbre comédien à oublier ses griefs : et, suivant le jargon du temps, il lui fit voir sa rentrée au théâtre « comme un acte de civisme digne de ses vertus. » Larive céda et promit de jouer Œdipe. L’intérêt que l’abbé Gouttes prenait à la représentation était si vif qu’il voulut en être le témoin ; il pria donc l’un de ses collègues de vouloir bien remplir pour lui ce jour-là les fonctions de président de la constituante (spectacle non moins curieux!). Personne ne fut scandalisé de savoir que l’abbé avait servi d’intermédiaire entre les comédiens et leur camarade ; et qu’il avait échangé pour la représentation de rentrée le fauteuil de président contre une place au parterre.

On sait l’histoire de la Comédie-Française pendant la période révolutionnaire. En 1800, le goût public tendait à se réformer. Après un long bouleversement, lorsque l’ordre politique recommence sa marche régulière, est-ce que l’ordre littéraire ne suit pas de son mieux? Il est des heures où un esprit tranchant, un jugement hautain et dogmatique répond au besoin de l’opinion. Cet état des intelligences fut la cause de l’indiscutable autorité de la critique dramatique de Geoffroy. La haute bourgeoisie et lui étaient faits pour se comprendre. Leurs idées révolutionnaires étaient assorties. Ils cherchaient en toute chose l’autorité. Voltaire, après avoir régné presque seul sur la scène, cédait le pas à Corneille, à Racine, qui reprenaient faveur. Les nouvelles générations de la bourgeoisie s’en nourrissaient. Le Misanthrope réapparaissait au milieu des petites comédies musquées, « comme si le duc de Sully, retiré depuis longtemps dans ses terres, arrivait de la campagne et entrait dans la salle du conseil, en face des petits-maîtres de la cour de Louis XIII. » Jamais, du reste, plus brillans interprètes n’avaient été donnés aux chefs-d’œuvre du génie français. Jamais notre belle langue n’avait été mieux prononcée. C’était l’école classique par excellence que cette maison, avec des maîtres comme Saint-Prix, Fleury, Monvel, Talma, Mlles Raucourt, Contat, Duchesnois et la jeune Mlle Mars.

Ce n’était plus, comme dans les soirées ardentes de la révolution, une cohue bruyante qui venait applaudir ces acteurs, dont la parfaite tenue, les élégantes manières étaient un enseignement, alors que les traditions presque partout ailleurs étaient oubliées. Le parterre des vieux habitués se reconstituait, et les magistrats, le barreau, le haut négoce, le corps médical, le remplissaient et ravivaient le goût aux yeux de l’Europe, jalouse des succès de la première scène du monde. Les débuts de Mlle Duchesnois et de Mlle George passionnaient et divisaient la société parisienne autant que les passions politiques la laissaient froide; les feuilletons de Geoffroy étaient attendus avec autant d’impatience que l’était autrefois un discours de Mirabeau.

Cette passion du théâtre, elle perçait même dans l’éducation nouvelle donnée aux jeunes filles de la bourgeoisie. De 1791 à 1796, les moyens d’instruction leur avaient partout manqué. Non-seulement les couvens, mais les petites écoles tenues par des religieuses avaient été fermées ; vers 1797, des pensionnats et des externats s’établirent. L’initiative était venue de l’ancienne lectrice de Marie-Antoinette, Mme Campan. Elle avait ouvert, après le 9 thermidor, un pensionnat à Saint-Germain et avait inauguré pour les jeunes filles l’éducation laïque. Dans le règlement de cette maison, comme plus tard à Écouen, les idées pédagogiques de Mme de Maintenon dominaient, mais avec le sentiment de la société issue de la révolution. L’art de bien lire y était estimé au plus haut degré et remplaçait la passion de la danse. Le théâtre était un auxiliaire de l’éducation. En province, les maîtresses de pension louaient la salle de spectacle pour leurs élèves, et si nous voulions connaître exactement la note qui dominait en l’an ix chez les jeunes filles de la bourgeoisie, nous la trouverions dans une lettre de Mme B***, racontant à sa petite-fille ses impressions de jeunesse : — « Mes compagnes et moi, nous n’avions qu’un rêve, qu’un désir : entendre Talma dans Manlius ou dans Abufar et assister à une revue du premier consul. »

Ainsi se transformaient les familles bourgeoises, s’éloignant de jour en jour des mœurs, des coutumes du XVIIIe siècle, comme elles en avaient quitté les modes ; prenant de plus en plus possession de l’administration par leur amour des fonctions publiques, refaisant leur fortune par le travail et l’économie.

Préservées par leur esprit pénétrant, positif et fin, de tout ce qui était imprudent et désordonné, les femmes, avec une raison aimable et solide, reprenaient les rênes dans cette société encore mal asse, mais qui n’avait plus à offrir à leurs rancunes vaniteuses les inégalités d’autrefois. Si leur cœur de mère avait déjà la crainte des levées d’hommes trop nombreuses, leur esprit rasséréné n’avait cependant d’autres préoccupations politiques que le retour d’un attentat comme celui de la rue Saint-Nicaise.

Quelques années avaient suffi pour creuser un abîme infranchissable entre deux mondes.


VI.

Il y avait pourtant quelques survivans du monde philosophique, quelques représentans de ces salons bourgeois du XVIIIe siècle où l’on pensait à tout, où l’on parlait de tout, rien que par mouvement et plaisir d’esprit, où l’on conservait les traditions de l’Encyclopédie, où l’on restait attaché aux idées de liberté et d’humanité. Ces débris du passé avaient trouvé une dernière maison hospitalière, à Auteuil, chez une femme excellente et distinguée, ayant plus de bonté que d’esprit, plus de tact et d’ingénuité que de savoir, plus de naturel et de simplicité que de passion, et belle encore malgré les années. Elle se nommait Mme Helvétius.

De bonne heure, alors qu’elle n’était que Mlle de Ligneville, elle avait connu tous les gens de lettres chez sa tante, Mme de Graffigny. En ce temps-là, on l’appelait Minette ; quand elle était lasse des beaux esprits, elle quittait le cercle pour aller jouer au volant avec Turgot, qui étudiait en Sorbonne et portait la soutane. On ne sait pourquoi elle ne l’avait pas épousé. Helvétius, frappé de sa beauté, lui offrit sa main, après s’être démis de ses fonctions de fermier-général. Leur salon rassemblait à peu près les mêmes personnes qu’on voyait chez le baron d’Holbach : Diderot, d’AIembert, Condillac, Thomas, l’abbé Raynal.

Comme Helvétius sortait habituellement après le dîner pour aller à l’Opéra ou à la Comédie, sa femme faisait seule les honneurs du logis. Elle avait acquis cette qualité supérieure, chez une grande dame, de s’intéresser à tous sans vouloir plaire à un seul. Trois enfans étaient nés de son mariage : un fils qui mourut jeune, et deux filles, Mme d’Andlau et Mme de Mun, celles que Franklin nommait les Étoiles. Ce fut un des ménages les plus heureux de Paris. Les envieux disaient en parlant de M. et Mme Helvétius : — « Ces gens-là ne prononcent pas comme les autres les mots : mon mari, ma femme, mes enfans. »

La mort d’Helvétius ayant fait passer en d’autres mains la majeure partie de sa fortune, sa veuve s’était retirée à Auteuil avec 20,000 livres de rente. C’était plus qu’il ne lui en fallait pour offrir du bonheur chez elle et s’attacher uniquement à ses amis. Le premier de tous, au moment où la révolution éclata, était l’abbé Morellet. De 1760 à 1789, il y eut peu d’exemples d’une liaison aussi étroite, aussi douce ; Morellet passait régulièrement deux ou trois jours par semaine à Auteuil. Il y avait transporté sa bibliothèque et y avait commencé le fameux Dictionnaire du commerce, qui ne vit jamais le jour et pour lequel il recevait une subvention, de telle sorte que les malins disaient qu’il faisait le commerce du Dictionnaire.

A deux pas d’Auteuil, à Passy, demeurait Franklin. Durant son long séjour en France, ce fut un échange continuel de visites et de dîners. L’amabilité simple, le bon sens railleur, la bonhomie, l’indulgence, la sérénité douce en faisaient l’agrément. On arrivait à dire et à écrire les plus charmantes folies. Qui pouvait s’attendre à trouver Franklin si ami du badinage? Un matin, après avoir passé la journée de la veille à laisser leur fantaisie s’abandonner à toutes les extravagances, Mme Helvétius ne reçut-elle pas de son voisin cette déclaration qui n’effarouchait pas nos grand’mères :

« Chagriné de votre résolution, écrit-il, prononcée si fortement hier au soir de rester seule pendant la vie, en l’honneur de votre cher mari, je me relirai chez moi ! je tombai sur mon lit, je me crus mort et je me trouvai dans les champs Élysées. » Franklin y rencontre Helvétius ! Oublieux de ses liens, il avait pris nouvelle femme, Mme Franklin. « Je l’ai réclamée, mais elle me disait froidement : « j’ai formé une nouvelle connexion qui durera l’éternité.» Mécontent de ce refus de mon Eurydice, j’ai pris tout de suite la résolution de revenir en ce bas monde, revoir le soleil et vous. Me voici, vengeons-nous! »

Mme Helvétius ne se vengea pas. Franklin retourna en Amérique en 1786, emportant avec lui les meilleures heures de la maison d’Auteuil. Il laissait Cabanis à son amie, Cabanis de qui elle disait : « Si la doctrine de la transmigration était vraie, je serais tentée de croire que l’âme de mon fils a passé en lui.» Ce fut autour de Cabanis qu’allait se grouper la seconde société d’Auteuil. Il n’avait que vingt-deux ans lorsque Turgot, qui l’avait connu pendant son intendance de Limoges, le présenta à Mme Helvétius; il revenait d’un voyage en Pologne avec une santé languissante; Mme Helvétius lui avait proposé de se fortifier à Auteuil. Il avait accepté ; et le calme, la douceur d’une vie régulière et paisible, lui rendaient la vie. Cabanis avait trouvé, installé dans la maison avec Morellet, un ancien bénédictin, homme de sens et de bon esprit, l’abbé Laroche. C’était lui qui, en 1771, était allé en Hollande porter le manuscrit de l’Homme, qu’Helvétius lui avait confié. En apprenant la nouvelle de sa mort, il était revenu auprès de sa veuve et s’était dévoué entièrement à elle.

Tels étaient les trois personnages qui vécurent ensemble plus de quinze ans sous le toit de Mme Helvétius. Jusqu’en 89, leurs opinions différaient peu. s’ils avaient des querelles, c’était tout au plus à propos de la passion de leur amie pour les chats. La maison, il est vrai, en était remplie. « Ils sont dix-huit, écrivait Morellet, et vont être incessamment trente, mangeant tout ce qu’ils attrapent, ne faisant rien que tenir leurs mains dans leurs robes fourrées, et se chauffer au soleil en laissant la maison s’infester de souris. On avait proposé de les prendre dans un piège et de les noyer... On pourrait proposer pour eux un parti plus doux qui tournerait au profit de l’Amérique... Nous aurions de quoi en charger un petit bâtiment. Ces chats ne feront que retourner dans leur véritable patrie. Amis de la liberté, ils sont absolument déplacés sous les gouvernemens d’Europe. Hs pourront donner aussi quelques bons exemples. Car d’abord ils sauront se retourner contre l’aigle qui les emporte ; et, en lui enfonçant les griffes dans le ventre, le forcer de redescendre à terre pour se débarrasser d’eux. Nous devons aussi leur rendre cette justice que nous n’avons jamais vu entre eux la moindre dispute à la gamelle, qu’on leur porte régulièrement deux fois par jour. Chacun prend son morceau et le mange en paix dans son coin. »

Ainsi passaient les soirées d’Auteuil quand la Révolution fit son entrée violente dans le monde. La courtoisie, l’amabilité, la gaîté disparurent, Volney, Sieyès, Condorcet, Bergasse, Chamfort, furent présentés par Cabanis. Les discussions se multipliaient, s’aigrissaient même. A la suite d’un mémoire publié par l’abbé Morellet, sur les troubles du Bas-Limousin, sans en prévenir Cabanis, originaire de cette province, la dissension se mit entre les vieux amis. Mme Helvétius se réserva quelques observations. Morellet emporta ses meubles et ses livres, et ne revit plus celle qui lui avait donné tant de preuves d’affection.

Mme Helvétius défendait la Révolution, paire qu’elle avait relevé, ennobli, rendu plus heureuse la partie la plus nombreuse de la nation; mais son enthousiasme se changea en animadversion contre les révolutionnaires dès qu’elle vit les massacres, le pillage, la tyrannie des jacobins. Dans ses dégoûts comme dans ses sympathies, elle fut très bourgeoise. Cabanis avait bientôt souffert comme elle dans ce qu’il croyait le plus et dans ce qu’il aimait le mieux. La prison, l’échafaud, le suicide, lui enlevaient chaque jour ses amis. L’abbé Laroche était arraché à l’affection de Mme Helvétius, et Cabanis lui-même n’était sauvé que par la reconnaissance qu’il avait inspirée aux habitans d’Auteuil, dont il était le médecin.

Cependant ces derniers représentans du XVIIIe siècle ne perdirent pas la foi dans l’humanité et dans un meilleur avenir. Ils crurent d’abord en Bonaparte, Cabanis surtout. Le grand séducteur avait désiré rendre visite, après le 18 brumaire, à Mme Helvétius. « Général, lui avait-elle dit, en se promenant avec lui, vous ne savez pas combien on peut trouver de bonheur dans trois arpens de terre. » Un an après, elle mourait ; son dernier mot était pour Cabanis, qui baisait ses mains déjà froides, en l’appelant : « Ma bonne mère ! » Elle répondit : « Je la suis toujours. »

La mort de cette excellente femme, qui avait ajouté à l’art si difficile de plaire l’art supérieur de se faire aimer, n’avait pas dissous la réunion à laquelle son charme avait présidé. La société d’Auteuil devint un cénacle. C’est elle qui, dans les années silencieuses de l’empire, resta comme une protestation, au nom des illusions déçues ; c’est elle que Bonaparte, devenu le maître du monde, poursuivait de ses sarcasmes, en appelant idéologues ces bourgeois penseurs et écrivains devenus prêtres d’un temple abandonné un moment, mais prêt à se rouvrir.

Ils se reconnaissaient à ce signe ineffaçable qu’ils conservaient les traditions de 1789, qu’ils étaient les apôtres de la raison et de la science et ne voyaient pas de bornes aux progrès de l’esprit humain. C’étaient Cabanis, Tracy, Volney, Gérando, Ginguené, Thurot, Andrieux, Laromiguière, Daunou, Maine de Biran, Gallois, Fauriel.

Cabanis était le lien entre ces esprits distingués ; de leurs entretiens, de leurs réflexions sortait ce beau livre, qui produisit un effet considérable : Rapports du physique et du moral de l’homme.

Une femme d’une exquise beauté et d’une intelligence rare passait à travers les conversations de ces sages. Nous avons nommé Charlotte de Grouchy, sœur de Mme de Condorcet. Cabanis l’avait épousée pour obéir aux volontés suprêmes de Condorcet, qui lui avait légué le soin de sa famille et le dépôt de ses écrits. Ayant plus d’âme que ceux qui l’accusaient de ne pas y croire, il vivait dans la quiétude entre la femme qu’il adorait et une amitié dont la tendresse délicate comprenait sa nature parfaite, l’amitié de Fauriel. Pour exprimer cette fleur de bonté, de douceur qu’il avait reconnue dans le cœur du fils quasi-adoptif de Mme Helvétius, Manzoni l’appelait « cet angélique Cabanis. » En 1808, il s’éteignit brusquement et, avec lui, la société d’Auteuil.

Tracy, d’un esprit si ferme et si rigoureux, était trop renfermé pour renouer ces chers entretiens. Il s’appelait lui-même le solitaire d’Auteuil. Daunou, depuis que la mort l’avait séparé de Marie-Joseph Chénier, se laissait aller à ses sentimens de misanthropie studieuse; Gérando, Laromiguière, se détachaient de l’école de Condillac et ressentaient les souffles régénérateurs du siècle. Ces intelligences nettes et vigoureuses, ces républicains de l’an III. qui avaient accepté le 18 brumaire, s’arrêtèrent mécontens devant l’empire. Les uns, comme Volney, n’avaient pas pardonné à Bonaparte le concordat; les autres, froissés d’avoir vu supprimer l’Académie des sciences morales et politiques, dont ils faisaient presque tous partie, représentèrent dans leur attitude, dans leur langage, la revendication constante et calme du droit. Les derniers rayons du soleil du XVIIIe siècle, qui s’éteignait devant une réaction déclarée dans les doctrines, dans les sentimens, dans les talens, éclairèrent ce groupe de bourgeois d’une vigueur morale indéniable.

À cette époque de gloire militaire arrivait à Paris un jeune homme qui devait être un jour le chef politique de la haute bourgeoisie, quand sonna l’heure suprême où elle se divisa et où elle perdit la partie qu’elle jouait depuis soixante ans. Fils lui-même de la révolution, qui lui avait donné la liberté religieuse et un état civil, il fut frappé du spectacle auquel il assistait. Les excès et les caprices de la force avaient remplacé les élans vers la liberté. Sécheresse, froideur, isolement des sentimens et des intérêts personnels, tels étaient le train et l’ennui ordinaire du monde. Les fidèles héritiers des salons lettrés du XVIIIe siècle demeuraient seuls étrangers à la réaction, seuls ils conservaient les plus nobles et les plus aimables dispositions de leur temps : la promptitude à la sympathie, la curiosité bienveillante et empressée, et surtout le besoin de libre entretien. Ce jeune homme original, avide de tout connaître, au visage amaigri et grave, aux yeux de flamme, qui décelaient une ardeur concentrée et une passion indomptable, s’appelait François Guizot. Que d’événemens devaient s’accomplir depuis son arrivée à Paris jusqu’en 1848! Quels contrastes! Qui eût osé prédire en 1809 les deux invasions, le retour des Bourbons, le réveil de la liberté, le triomphe de la bourgeoisie, enfin la chute du gouvernement fondé par elle; et tout cela en moins de quarante ans!


BARDOUX.