La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours/05

La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours
◄  IV

LA BOURGEOISIE


ET LA


REVOLUTION FRANCAISE.




LE CONSULAT ET L'EMPIRE.[1]




I

Le 9 thermidor ferma l’ère révolutionnaire sans ouvrir une ère nouvelle. Entre les gouvernemens qui finissent et les gouvernemens qui commencent, il est parfois des périodes douloureuses qu’aucun effort humain ne saurait abréger. Dans ces limbes passagers où descendent les sociétés en attendant l’heure de la renaissance, les événemens se rapetissent comme les ames, et tous les dévouemens s’éteignent parce que toutes les croyances défaillent. Tel fut le régime sous lequel la France se traîna d’ornière en ornière et de chute en chute pendant les cinq années durant lesquelles se maintint la constitution de l’an III. Cette loi fondamentale avait été violée au 18 fructidor contre les royalistes, au 22 floréal contre les jacobins, puis au 30 prairial par le directoire contre lui-même ; mais la conscience publique était demeurée indifférente à ces violations multipliées, parce que les institutions du temps n’étaient au fond qu’une lettre morte, et qu’aucun parti n’était en mesure de doter le pays d’un gouvernement durable en s’imposant à l’opinion. Les jacobins avaient vu s’évanouir leur puissance avec la terreur, qui en avait été le seul ressort ; les thermidoriens, de leur côté, eurent bientôt à se défendre devant la France rendue à la plénitude de sa liberté et à toute l’horreur de ses souvenirs ; enfin les girondins, appelés sur leurs sièges par les hommes qui les avaient proscrits, se trouvèrent atteints d’une impuissance égale à celle de leurs anciens persécuteurs. Quoiqu’ils rentrassent dans la convention avec le double prestige de grands talens et de longues infortunes, leur parole y demeura sans retentissement, et leur influence ne fut pas plus sensible dans le pays qu’au sein de la représentation nationale. Louvet et ses amis avaient l’esprit trop hautain et trop stérile pour comprendre une situation nouvelle et pour s’y plier ; aussi la France oublia-t-elle les victimes du 31 mai sitôt qu’à leur égard la réparation fut consommée preuve certaine que la Gironde avait été une coterie plus qu’un parti, et qu’elle était demeurée sans racine dans les intérêts comme dans les idées.

Les opinions contraires n’étaient pas atteintes d’une impuissance moins incurable. La noblesse, jetée presque tout entière dans l’émigration ou soumise à l’odieux ilotisme créé par la loi des ôtages, avait trop de griefs à imputer au pays pour que celui-ci ne la crût pas irréconciliable : elle était en suspicion à peu près générale à quiconque avait concouru à la révolution quelque degré que ce fût, et, condamnée à espérer des défaites que la fortune de la France faisait attendre, l’émigration était devenue le principal obstacle aux progrès de sa propre cause, quelque héroïque dévouement qu’elle mît à la servir.

Une puissante et victorieuse réaction s’opérait, il est vrai, dans l’opinion publique par l’action combinée de la presse et du scrutin. Commencée lors de la nomination du premier tiers des deux conseils, elle devint dominante aux élections générales de l’an V, et cette réaction put à bon droit être qualifiée de royaliste, car elle était manifestement dirigée contre la république, dont le nom résumait pour le peuple toutes les douleurs et tous les crimes de ces calamiteuses années. Cependant, quelque universel que fût alors ce mouvement de répulsion, il suffisait d’étudier les faits pour rester convaincu qu’il ne pouvait point aboutir. La réaction anti-républicaine, dont la bourgeoisie parisienne était le siège principal, s’opérait sous le drapeau tricolore et point du tout sous le drapeau blanc ; elle n’impliquait l’abandon d’aucune des conquêtes politiques opérées par la révolution, d’aucun des principes consacrés par elle, d’aucun des intérêts qu’elle avait créés. Ce mouvement ne tendait qu’à faire rentrer la révolution dans les voies constitutionnelles, dont l’avaient arrachée les rancunes et les vanités girondines. Rendre force et vigueur aux idées de 91, remettre le sort de la France aux mains des classes moyennes, en écartant avec un soin jaloux, et les anciennes classes privilégiées contre lesquelles la révolution s’était faite, et les masses qui s’en étaient emparées, telle fut la pensée dominante des députés et des journalistes proscrits au 18 fructidor par un pouvoir qui semblait lui-même à la veille d’être emporté par le flot de l’opinion ; mais la pensée des clichiens, quoiqu’elle fût réellement celle du pays, était d’une réalisation visiblement impossible à cette époque, et ne pouvait conduire qu’à de réciproques déceptions. Quel moyen, en effet, d’associer à un système politique dont la monarchie consentie formait la base une royauté qui prétendait exister par elle-même, en vertu d’un titre inamissible, et qui répudiait du fond de l’exil la doctrine fondamentale de 91, le droit de la nation à constituer son propre gouvernement ? À cette époque, il n’existait de branche cadette ni dans les souvenirs ni dans les espérances de personne, et le nom d’Orléans suscitait des répugnances presque aussi vives dans les rangs de la bourgeoisie que dans ceux de l’émigration. Il n’y avait donc alors qu’un seul représentant possible de la royauté ; mais comment proposer à cette royauté, si cruellement abandonnée par les classes moyennes aux insultes et aux coups de leurs communs ennemis, et qui n’avait rencontré de dévouement que dans les nobles compagnons de son exil, de sanctionner la spoliation toute récente des seuls serviteurs qui lui fussent restés fidèles ? comment lui demander d’accueillir des conditions qui entraînaient la condamnation implicite de la cause pour laquelle ils avaient tant souffert et si long-temps combattu ? Si Louis XVI aux Tuileries n’était point parvenu à conjurer la méfiance du parti constitutionnel, qu’aurait pu faire Louis XVIII à Blankenbourg, entouré de l’armée autrichienne et des soldats de Condé ?

Contre les invincibles obstacles élevés par la force des choses verraient chaque jour se briser des tentatives qui se succédaient néanmoins avec une inépuisable fécondité. Jamais les solutions ne sont poursuivies avec plus d’ardeur qu’aux jours où elles sont impossibles. Les situations insolubles ont été dans tous les temps le domaine des intrigans et des brouillons, qui possèdent de merveilleuses recettes ; pour faire accoucher la société avant terme. Les brouillons d’alors disposaient à leur gré des armées, des deux conseils, du directoire ; ils s’abouchaient avec quelques généraux qui leur vendaient cher un crédit souvent imaginaire, et dont on exploitait sans résultat sérieux les rancunes ou les vanités. Le seul effet de ces intrigues multipliées avait été de rendre et l’anarchie plus générale et la nuit plus épaisse, car, quelque insupportable que fût son malaise, la France résistait obstinément à tous ses sauveurs.

Cependant ces stériles agitations portaient leurs fruits la nation humiliée doutait d’elle-même et suivait sans résistance la pente qui l’entraînait vers une dissolution générale. La victoire, qui jusqu’alors avait consolé le pays, abandonnait ses drapeaux au début d’une nouvelle lutte dans laquelle il lui fallait combattre contre l’Europe sous la conduite d’un pouvoir atteint par le mépris et achevé par le ridicule. Au sein des obscurités qui, vers 1798, voilaient l’avenir à tous les regards, les prophéties abondaient comme les intrigues : malheureusement les prophètes, fussent-ils hommes de génie comme l’auteur des Considérations sur la France[2], étaient en même temps hommes de parti, et c’était avec leurs passions qu’ils interrogeaient l’oracle. Les uns croyaient au triomphe d’un parti, les autres à une transaction des divers partis entre eux. Toutefois, pour qui aurait étudié avec un complet dégagement d’esprit les précédens de notre histoire et les lois constitutives de notre nationalité, il n’aurait pas été impossible de pressentir peut-être que la mission de sauver le pays n’appartiendrait point à une faction, mais à un homme. La France est, de toutes les nations, celle qui doit le plus à ses grands hommes, et, aux époques décisives de sa vie historique, l’action individuelle l’emporte de beaucoup sur l’action collective des partis. Si ceux-ci posent les problèmes, ce sont toujours les grands hommes qui les résolvent, et, tant que les solutions ne se résument pas chez nous dans un personnage marqué au front d’un signe visible, on peut affirmer presque à coup sûr que la fin de la crise n’est pas venue. La France a-t-elle fait un seul pas important dans le cours de ses destinées sans que le nom d’un grand homme ne resplendisse au frontispice d’une ère nouvelle ? a-t-elle jamais été sauvée sans que la voix du pays entier n’ait acclamé son sauveur ?

En omettant les origines et sans rappeler Charlemagne, miraculeux rayon issu des plus épaisses ténèbres qu’ait vues le monde, nous voyons que, dans tous les temps, la France a reçu un pilote pour chaque tempête, et qu’elle n’est jamais entrée au port sans y avoir été conduite comme par la main. Au XIIIe siècle, Louis IX fonde, au milieu de l’anarchie féodale et contre cette anarchie qui semblait plus forte que sa frêle royauté, l’édifice de la monarchie française par l’accord de l’esprit justicier et de l’esprit catholique, et le nom du saint roi devient l’étendard sous lequel s’inclinent les peuples. Au XIVe siècle, la royauté capétienne, éclipsée et presque anéantie par l’ascendant chaque jour croissant de la royauté anglo-normande, voit s’éveiller tout à coup, grace à l’héroïsme de Du Guesclin, servi par la sagesse de Charles V, des éclairs de patriotisme et de vie au sein de ces populations inertes, jusqu’alors étrangères les unes aux autres. Au XVe, la vie populaire s’incarne dans une jeune fille, et la houlette de Jeanne d’Arc brille sur nos champs désolés comme le signe d’une nouvelle alliance. Au XVIe, l’antagonisme des croyances, le dérèglement des mœurs et des ambitions, précipitent le pays dans un abîme de désordre et d’impuissance : l’Espagne semble à la veille de prendre dans le monde le grand rôle que la Providence garde à la France ; mais la puissante monarchie de Charles-Quint a compté sans un petit prince gascon que toutes les vraisemblances écartent du trône, et qui vient dénouer, par la souplesse de son génie et les heureux accidens de sa vie, des difficultés politiques inextricables pour tout autre que pour un protestant converti. Au XVIIe, Richelieu consomme l’ouvrage des siècles, et, du sein d’une cour où l’intrigue semble à la veille de le renverser chaque jour, il règle le sort de l’Europe et lui impose la suzeraineté intellectuelle de sa patrie.

Il était écrit que le siècle de la révolution n’aurait pas une autre destinée que ceux qui l’avaient précédé, et que l’un de ces hommes, jalons lumineux de l’histoire, viendrait, au sein de l’impuissance universelle, lui frayer ses voies en lui donnant son nom. Qu’aux derniers temps du directoire un général s’emparât sur les affaires publiques d’une influence prépondérante en essayant de recommencer Monck ou Cromwell, c’était assurément une chose fort naturelle et même fort attendue ; mais qu’un jeune guerrier, répudiant tous les rôles usés de l’histoire, ait noyé tous les partis qui réclamaient son assistance dans un immense mouvement national roulant autour de sa personne ; qu’en trois mois il ait calmé les haines, rapproché les esprits, éveillé partout des espérances toujours dépassées par les merveilles du lendemain ; qu’il ait transformé la France, créé son administration, relevé son crédit, restauré la morale et retiré la religion des catacombes pour la replacer dans ses temples ; qu’un seul homme ait consommé en moins d’une année, dans la guerre comme dans la paix, des choses qui suffiraient à défrayer un siècle, ce sont là de ces miracles qui déroutent toutes les clairvoyances et défient toutes les prévisions, parce qu’ils sont placés en dehors de l’ordre naturel des faits comme de l’ordre logique des idées. Napoléon Bonaparte est marqué du double sceau imprimé au front des hommes providentiels, car son rôle fut à la fois et très imprévu et très nécessaire. La veille du jour où il le commençait, nul n’aurait pu même le soupçonner ; le lendemain, chacun confessait que son intervention avait pu seule sauver la société française.

Je voudrais mesurer la véritable portée de cette mission en dégageant de l’œuvre providentielle commise au premier consul les élémens qu’y joignirent bientôt après ses passions et ses entraînemens personnels. Cette carrière, en effet, a des phases non moins séparées par l’esprit qui les inspire que par les résultats qui les caractérisent, et c’est dans l’œuvre pacifique et libérale qui sauva la France en l’an VIII que gît la plus éclatante condamnation de l’œuvre d’arbitraire et de violence sous laquelle le pays faillit succomber en 1814. Ce n’est pas pour la triste satisfaction de rabaisser un grand homme que je tiens à faire ressortir les contradictions d’une vie trop souvent présentée comme identique avec elle-même : j’y suis poussé par une pensée plus sérieuse. Lorsqu’on s’attache chaque jour à faire de la gloire et de la popularité de Napoléon la condamnation éclatante de ces garanties constitutionnelles si dédaignées par nos nouveaux esprits forts, il est utile de prouver par les témoignages contemporains que l’homme du 18 brumaire fut suscité non pour détruire, mais pour confirmer les grandes conquêtes politiques de la révolution, et que, s’il finit par lasser sa fortune, ce fut à force de manquer à sa tâche, telle que lui-même l’avait d’abord comprise et si glorieusement accomplie.


II

À la fin du directoire, la France appelait à grands cris l’ordre politique et l’ordre moral, mais elle n’invoquait point le despotisme, car, si elle avait perdu beaucoup d’illusions, elle avait conservé la plupart de ses croyances. Lorsque la tribune avait été si long-temps le marche-pied de l’échafaud, et quand on voyait les soupers de Barras et les parades de Lareveillère-Lépaux succéder aux holocaustes de la terreur, il était naturel qu’on fût lassé des scènes bruyantes et qu’on voulût entourer l’exercice du gouvernement représentatif d’un appareil moins dangereux et de formes plus rassurantes. La constitution de l’an VII dut la faveur avec laquelle on l’accueillit à la croyance, alors générale, que Sieyès, son auteur, avait résolu ce problème sans toucher à aucun des principes proclamés en 89 et consacrés en 91. Une constitution d’après laquelle les projets de loi étaient d’abord publiquement débattus dans un grand corps politique appelé tribunat, et dans une grande assemblée administrative sous le nom de conseil d’état, pour être votés par une législature délibérant en secret comme une cour judiciaire, ce n’était là, dans la pensée de personne, ni la suppression ni même l’affaiblissement du gouvernement représentatif. Si le système électoral par voie de candidature sur une triple liste municipale, départementale et nationale, engendra des complications multipliées, sous lesquelles s’énerva bientôt le principe électif lui-même, ce système n’avait originairement pour but que de prévenir des entraînemens trop souvent funestes à la France. Que le pays, en ratifiant par ses suffrages l’œuvre des législateurs de l’an VIII, ait entendu biffer dix années de son histoire, c’est ce qui est démenti et par tous les actes des autorités constituées et par les innombrables adresses envoyées au premier consul de tous les points du territoire.

« Représentans du peuple, s’écriait Lucien Bonaparte au plus fort de la crise qui décida du sort de son frère, la liberté française est née dans le jeu de paume de Versailles. Depuis cette immortelle séance, elle s’est traînée jusqu’à vous en proie tour à tour à l’inconséquence, à la faiblesse et aux maladies convulsives de l’enfance. Elle vient aujourd’hui de prendre la robe virile ; elles sont finies dès aujourd’hui, toutes les convulsions de la liberté. À peine venez-vous de l’asseoir sur la confiance et l’amour des Français, que déjà le sourire de la paix et de l’abondance brille sur ses lèvres ! Représentans du peuple, entendez les bénédictions de ce peuple et de ces armées long-temps le jouet des factions intestines, entendez aussi ce cri sublime de la postérité Si la liberté naquit dans le jeu de paume de Versailles, elle fut consolidée dans l’orangerie de Saint-Cloud ; les constituans de 89 furent les pères de la révolution, mais les législateurs de l’an VIII furent les pères et les pacificateurs de la patrie. »

Écoutez les auteurs et complices de la révolution de brumaire expliquant leur conduite à la France : « Citoyens, disaient-ils, des séditieux ont attaqué sans cesse avec audace les parties faibles de la constitution de l’an III ; ils ont habilement saisi celles qui pouvaient prêter à des commotions nouvelles. Ceux même qui voulaient le plus sincèrement le maintien de cette constitution ont été forcés de la violer à chaque instant pour l’empêcher de périr. De cet état d’instabilité du gouvernement est résultée l’instabilité plus grande encore de la législation, et les droits les plus sacrés de l’homme social ont été livrés à tous les caprices des factions et des événemens. Il est temps de mettre un terme à ces orages ; il est temps de donner des garanties solides à la liberté des citoyens, à la souveraineté du peuple, à l’indépendance des pouvoirs constitutionnels, à la république enfin, dont le nom n’a servi que trop souvent à consacrer la violation de tous les principes. Il est temps que la grande nation ait un gouvernement digne d’elle, un gouvernement ferme et sage, qui puisse vous donner une prompte et solide paix avec l’Europe et vous faire jouir d’un bonheur véritable. Soldats de la liberté, vous achèverez la conquête de la paix pour revenir bientôt, au milieu de vos frères, jouir de tous les biens que vous leur aurez assurés[3]. » Enfin, en s’adressant pour la première fois à la nation, les trois consuls tenaient le même langage, et prêtaient serment de travailler « à l’établissement d’un gouvernement libéral et modéré, fondé sur la double base de l’égalité au dedans et de la paix au dehors[4]. »

Réconcilier la nation avec l’Europe et avec elle-même, telle était l’œuvre à laquelle l’amour de la France conviait le jeune héros qui de la terre d’Orient était soudain descendu sur ses rivages tout parfumé de la poésie qu’elle exhale. L’irrésistible ascendant de Bonaparte tenait à cette notion sacrée du droit dont Dieu lui avait imprimé le signe ; aussi comprit-il d’abord avec une merveilleuse sagacité que son rôle lui commandait la cessation de l’état de guerre, et qu’il avait à poursuivre immédiatement l’obtention de la paix par la voie des négociations, ou bien, en cas d’échec, par une foudroyante victoire. Le premier consul venait à peine de saisir dans sa main héroïque les rênes de cette administration féconde en prodiges, qu’il adressait au roi d’Angleterre la lettre si connue, admirable programme d’une ère industrielle et pacifique destiné à devenir trop promptement le titre même de sa condamnation. « La guerre, qui depuis huit ans ravage les quatre parties du monde, doit-elle être éternelle ? Comment les deux nations les plus éclairées de l’Europe, puissantes et fortes plus que ne l’exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles ? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la première des gloires ! »

Le jour même où le gouvernement consulaire affichait en face de la nation l’énergique volonté de la paix, il osait aussi flétrir la tyrannie qui avait si long-temps pesé sur les consciences, et ses paroles laissaient deviner à la France les perspectives magnifiques que la conclusion du concordat allait bientôt ouvrir pour elle. « Les consuls déclarent que la liberté des cultes est garantie par la constitution, qu’aucun magistrat ne peut y porter atteinte, qu’aucun homme ne peut dire à un autre homme : Tu exerceras un tel culte ; tu ne l’exerceras qu’un tel jour… Les ministres d’un Dieu de paix seront les premiers moteurs de la réconciliation et de la concorde : qu’ils parlent aux cœurs le langage qu’ils apprirent à l’école de leur maître ; qu’ils aillent dans ces temples qui se rouvrent pour eux offrir le sacrifice qui expiera les crimes de la guerre et le sang qu’elle a fait verser[5]. »

Ainsi se déroule, au lendemain de la révolution de brumaire, ce plan de reconstitution sociale, le plus vaste qu’aucun mortel ait jamais accompli. Restauration de l’ordre en France par l’établissement d’une administration forte venant en aide à un pouvoir libéral et régulier ; restauration de l’ordre en Europe par une politique se proposant la paix comme but et le strict retour au droit des gens comme moyen ; restauration de la morale publique par un accord éclatant avec le centre de l’unité religieuse, tel fut le triple aspect de l’œuvre qui se résumait dans un seul mot, le droit, en attendant, hélas ! qu’une œuvre nouvelle vînt se résumer dans un autre mot, la force !

Le premier consul ne travailla pas à la pacification générale avec moins d’empressement et d’ardeur qu’à la reconstitution de la société. « Étranger à tout sentiment de vaine gloire, son premier vœu, disait-il en prenant possession du pouvoir, était d’arrêter l’effusion du sang[6] ; » mais ce grand travail d’honnêteté publique trouvait des obstacles, en ce moment invincibles, dans l’incrédulité que rencontrait en Europe un représentant de la révolution française venant parler de justice et de paix. L’Autriche, qui, avec le concours des Russes, avait reconquis l’Italie, eut le malheur de compter sur la fortune et de dédaigner des protestations alors sincères. L’étoile du premier consul voulut donc qu’en demeurant strictement fidèle à sa mission, et pour l’accomplissement même de sa tâche, il pût aller à travers les neiges du Saint-Bernard chercher dans les plaines de la Lombardie cette paix si imprudemment refusée. Il l’apporta à la France toute radieuse de l’éclat d’une victoire dont il avait l’honneur sans la responsabilité. Alors le monde assista à un spectacle d’une grandeur morale incomparable. On vit l’homme qui, après avoir réorganisé la France, se préparait à infuser dans sa législation civile tout ce qu’il y avait de libéral et de pratique dans les idées de son siècle, constituer l’Europe sur les seules bases que comportassent les faits accomplis, les idées modernes et les lois de l’équilibre général. Le traité de Lunéville, malgré les spoliations qu’il consacrait en Allemagne, spoliations dont la responsabilité retombe d’ailleurs sur les gouvernemens allemands plutôt que sur le nôtre, fut assurément la combinaison la plus large et la plus équitable qui ait été réalisée en Europe depuis la paix de Westphalie. S’il consacrait pour la France, maîtresse de la Belgique et de la rive gauche du Rhin, une position formidable, ces avantages, déjà assurés depuis dix ans, venaient d’être confirmés par des succès qui auraient permis aux vainqueurs de Marengo et de Hohenlinden d’aller jusque dans les murs de Vienne imposer à l’Autriche des conditions bien autrement exorbitantes. L’accroissement territorial de la France dans les limites de ce traité était d’ailleurs la conséquence très légitime de l’extension prise depuis un siècle par la Russie en Orient, par la Grande-Bretagne dans les Indes, et surtout par le bouleversement qu’avait apporté le partage de la Pologne dans les bases de l’équilibre et dans les maximes du droit public. L’Autriche, en dédommagement de ses pertes, recevait les états vénitiens, dont la France, victorieuse et provoquée, pouvait disposer à meilleur titre que les co-partageans de 1772 de la patrie des Jagellons. La création de l’état cisalpin dans l’Italie centrale préparait cette contrée à la vie nationale et à l’indépendance, si jamais elle en devenait capable. En étendant la protection de la France sur ce pays, théâtre de sa gloire, le gouvernement consulaire s’engageait d’ailleurs à évacuer sans retard le territoire de la Suisse, de la Hollande et de tous les états où le cours des événemens avait jeté ses armées. Ces équitables principes prévalurent d’une manière non moins heureuse dans les négociations d’Amiens, complément de celles de Lunéville. La France y maintint les vrais principes du droit maritime et défendit chaleureusement tous ses alliés ; elle fit surtout d’énergiques efforts et des sacrifices personnels pour diminuer les pertes qu’avait fait éprouver à l’Espagne sa longue fidélité à notre fortune. Lorsque les grandes cours allemandes se jetaient tête baissée dans les scandales provoqués par les sécularisations et les indemnités germaniques ; lorsqu’en même temps les ministres anglais violaient outrageusement le texte des traités et refusaient d’évacuer Malte pour garder leurs portefeuilles, l’esprit de justice et de paix, exilé des vieilles cours, était tout à coup et comme miraculeusement descendu dans le nouveau gouvernement de cette France qui naguère faisait frémir l’Europe, et qui malheureusement allait bientôt la faire trembler. Ce fut là un honneur que, malgré quelques actes, ce gouvernement put revendiquer presque toujours jusqu’au commencement de 1804.

Ce n’est pas en échangeant le titre consulaire contre le titre impérial que Napoléon manqua à la mission qu’il avait reçue d’en haut. Le rétablissement d’un gouvernement monarchique était le terme où tendait le grand mouvement d’opinion commencé au lendemain du 9 thermidor. Construite pièce à pièce par la royauté, la France éprouve l’invincible besoin de trouver dans la puissance publique une image de sa propre unité, et de croire à la perpétuité du pouvoir lors même qu’il lui arrive de le renverser tous les quinze ans. Ce n’est qu’à ce prix que les esprits se calment et que les intérêts se rassurent. La violente transformation de la monarchie constitutionnelle en république au 10 août avait été l’attentat le plus odieux qu’un parti pût oser contre le sentiment intime d’un grand peuple. Si l’on vit avorter la réaction monarchique commencée sous le directoire, nous en avons indiqué la cause en rappelant le profond désaccord qui séparait les intérêts de la bourgeoisie royaliste des idées attribuées au prince qui seul alors représentait dans l’exil le principe de la royauté. Du jour où des événemens prodigieux, accumulant sur une autre tête le prestige des siècles, avaient fait de Napoléon un prince possible, ce fils de ses œuvre s, sacré par la gloire et la reconnaissance publique, devenait en France le représentant naturel et pour ainsi dire nécessaire de l’idée monarchique. Lui seul en effet était alors en mesure de relever ce trône dont la chute avait laissé dans les ames un vide immense, en donnant aux innombrables intérêts créés par la révolution la plus puissante des garanties. Napoléon, n’étant d’ailleurs pour personne le chef d’un parti, apparaissait aux yeux de tous comme le symbole de la grande unité qu’il avait sauvée, et l’assentiment à la fois enthousiaste et réfléchi de tout un peuple conférait à la nouvelle royauté la plus haute sanction qu’une institution politique puisse recevoir en ce monde.

La France répétait à l’empereur les mêmes vœux qu’elle adressait naguère au premier consul. À la veille de subir les étreintes du despotisme militaire, elle croyait placer sous l’égide de l’hérédité une politique pacifique et libérale. Ce qu’elle demandait au vainqueur de Marengo, comme elle l’a demandé depuis aux deux branches de la maison de Bourbon, c’était cette monarchie constitutionnelle dont on la dirait à la fois et incapable de se servir et incapable de se passer. Sur ce point les témoignages abondent, et pour défendre mon pays d’un reproche de mobilité beaucoup plus spécieux que bien fondé, je demande la permission d’en rappeler quelques-uns. On verra s’il est allé au-devant de l’arbitraire, et si c’est volontairement que la nation a abdiqué aux mains d’un chef sa part d’intervention dans les actes de son gouvernement.

En adoptant la proposition de celui de ses membres qui avait demandé l’élévation du premier consul au trône impérial et la transmission héréditaire du pouvoir dans sa famille, le tribunat s’exprimait ainsi[7] « Considérant qu’à l’époque de la révolution où la volonté nationale put se manifester avec le plus de liberté, le vœu général se prononça pour l’unité individuelle dans le pouvoir suprême et pour l’hérédité de ce pouvoir ; qu’en déclarant l’hérédité de cette magistrature on se conforme à la fois à l’exemple de tous les grands états anciens et modernes et au premier vœu que la nation exprima en 1789 ; que la France conservera tous les avantages de la révolution par le choix d’une dynastie aussi intéressée à les maintenir que l’ancienne le serait à les détruire ; que la France doit attendre de la famille de Bonaparte plus que d’aucune autre le maintien des droits et de la liberté du peuple qui la choisit et toutes les institutions propres à les garantir ; que, faisant dans l’organisation des autorités constituées les modifications que pourra exiger l’établissement du pouvoir héréditaire, l’égalité, la liberté, les droits du peuple seront conservés dans leur intégrité, le tribunat, exerçant le droit qui lui est attribué par l’article 29 de la constitution, démet le vœu que Napoléon Bonaparte soit proclamé empereur des Français. »

Les Français, disait le sénat au premier consul[8], ont conquis la liberté ; ils veulent conserver leur conquête, ils veulent le repos après la victoire. Ce repos glorieux, ils le devront au gouvernement héréditaire d’un seul, qui, élevé au-dessus de tous, défende la liberté publique, maintienne l’égalité, et ’baisse ses faisceaux devant la volonté souveraine du peuple qui l’aura proclamé. C’est ce gouvernement que voulait se donner la nation française dans ces beaux jours de 89 dont le souvenir sera cher à jamais aux amis de la patrie, et où l’expérience des siècles et la raison des hommes d’état inspiraient les représentans que la nation avait choisis. C’est ce gouvernement, limité par la loi que le plus grand génie de la Grèce, l’orateur le plus célèbre de Rome et le plus grand homme d’état du XVIIIe siècle ont déclaré le meilleur de tous. L’histoire le montre comme l’obstacle invincible contre lequel viennent se briser et les efforts d’une anarchie sanglante et la violence d’une tyrannie audacieuse qui se croirait absoute par la force. Que l’oubli des précautions réclamées par la sagesse ne laisse succéder aucun orage aux tempêtes des gouvernemens électifs. Il faut que la liberté et l’égalité soient sacrées, que le pacte social ne puisse pas être violé, que la souveraineté du peuple ne soit jamais méconnue, et que la nation ne soit jamais forcée de ressaisir sa puissance et de venger sa majesté outragée. Le sénat développe dans un mémoire qu’il joint à ce message, citoyen premier consul, les dispositions qui lui paraissent les plus propres à donner à nos institutions la force nécessaire pour garantir à la nation ses droits les plus chers, en assurant l’indépendance des grandes autorités, le vote libre et éclairé de l’impôt, la sûreté des propriétés, la liberté individuelle, celle de la presse, celle des élections, la responsabilité des ministres et l’inviolabilité des lois constitutionnelles. »

« C’est le grand homme à qui nous sommes redevables de tant d’institutions libérales qui est appelé à gouverner l’empire, disait Portalis dans la discussion du sénatus-consulte du 18 mai 1804. Un sénat permanent continuera de veiller sur les destinées de la France. Ce sénat, sans partager le pouvoir législatif, aura la garde et le dépôt des lois ; il garantira la constitution des surprises qui pourraient être faites au législateur lui-même ; il remplira auprès de l’empereur l’office de sa conscience, en l’avertissant des erreurs qui peuvent se glisser dans les lois nouvelles et qui seraient capables de compromettre les droits que nous avons conquis par la révolution. Le même sénat protégera la liberté de la presse contre les prohibitions arbitraires et la liberté individuelle contre les arrestations illégales. Rien n’est plus propre, à rehausser la dignité du citoyen que de voir le premier corps de l’état occupé à défendre les droits du moindre particulier avec autant de sollicitude que s’il s’agissait de défendre la constitution même. Les lois ne sont pas de purs actes de puissance, ce sont des actes de raison, de sagesse et de justice. La délibération est de l’essence des lois ; elles continueront d’être préparées dans le conseil du prince, d’être épurées par les discussions du tribunat, et d’être sanctionnées par les députés du peuple. Dans un gouvernement libre, le respect pour la propriété ne permet pas de lever des impôts et des taxes sans le consentement des députés choisis par des assemblées de propriétaires ; ce grand principe est maintenu et respecté… »

« La liberté sainte, devant laquelle sont tombés les remparts de la Bastille, disait Lacépède, déposera donc ses craintes, et les ombres illustres du sage Lhôpital, du grand Montesquieu et du vertueux Malesherbes seront consolées. Le vœu du peuple ne sera jamais méconnu. Les listes des candidats choisis par les collèges électoraux étant souvent renouvelées, l’une des plus belles portions de la souveraineté du peuple sera fréquemment exercée. Les membres du corps législatif, rééligibles sans intervalle, seront, s’il est possible, des organes plus fidèles de la volonté nationale ; les discussions auxquelles ils se livreront, et leurs communications plus grandes avec le tribunat, éclaireront de plus en plus les objets soumis à leurs délibérations. Une haute cour, garante des prérogatives nationales confiées aux grandes autorités, de la sûreté de l’état et de celle des citoyens, formera un tribunal véritablement indépendant et auguste, consacré à la justice et la patrie. Elle assurera la responsabilité des fonctionnaires, de ceux particulièrement qu’un grand éloignement de la métropole pourra soustraire à la vengeance des lois. Elle assurera surtout la responsabilité des ministres, cette responsabilité sans laquelle la liberté n’est qu’un fantôme. Le sénatus-consulte organique rend l’hommage le plus éclatant à la souveraineté nationale ; il détermine que le peuple prononcera lui-même sur l’hérédité ; il fait plus, il consacre et fortifie par de sages institutions le gouvernement que la nation française a voulu dans les plus beaux jours de la révolution, lorsqu’elle a manifesté volonté avec le plus d’éclat, de force et de grandeur. »

Si les conditions auxquelles s’élevait le nouveau trône étaient précises, l’acceptation qui en était faite n’était pas moins formelle. « Sénateurs, répondait Napoléon au message du 6 germinal, votre adresse n’a pas cessé d’être présente à ma pensée ; elle a été l’objet de mes méditations les plus constantes. Le peuple français n’a rien à ajouter aux honneurs et à la gloire dont il m’a environné ; mais le devoir le plus sacré pour moi est d’assurer à ses enfans les avantages qu’il a acquis par cette révolution qui lui a tant coûté, surtout par le sacrifice de ce million de braves morts pour la défense de ses droits. Je désire que nous puissions lui dire le 14 juillet de cette année : Il y a quinze ans, par un mouvement spontané, vous courûtes aux armes ; vous conquîtes la liberté, l’égalité et la gloire. Aujourd’hui, ces premiers biens des nations, assurés sans retour, sont à l’abri de toutes les tempêtes ; ils sont conservés à vous et à vos enfans. Des institutions conçues et commencées au sein des orages de la guerre intérieure et extérieure, viennent se terminer par l’adoption de tout ce que l’expérience des siècles et des peuples a démontré propre à garantir les droits que la nation a jugés nécessaires à sa dignité, à sa liberté et à son bonheur. »

Ainsi nulle équivoque n’est possible. Ce que la France reconnaissante offrait à l’auteur du concordat, de la paix d’Amiens et de la paix de Lunéville, c’était ce pouvoir pondéré, salué par ses plus grands hommes comme la conquête de l’avenir. Ce qu’on attendait de lui, c’était le repos dans la gloire, la prospérité publique au sein de la sécurité de tous, enfin l’établissement d’une monarchie représentative, rendue plus facile à cette époque qu’à toute autre par le prestige du monarque et l’affaissement temporaire des partis. Il est bon que ce programme si politique et si honnête demeure pour la justification de la France et la condamnation du grand homme qui l’a si audacieusement méconnu. On sait quel fut le plan au service duquel Napoléon, porté au faîte de toutes les grandeurs humaines, mit la fortune de sa patrie et la vie d’un million de soldats. L’homme qui avait solennellement proclamé la paix comme le premier besoin des nations modernes, et qui pouvait alors en dicter les conditions, fonda l’antagonisme de la France contre l’Europe, et fit de la guerre le ressort permanent d’un gouvernement tout militaire : celui qui, en prenant la couronne, rappelait le souvenir du 14 juillet et s’inclinait devant la souveraineté de la nation, anéantit toutes les institutions qu’il avait jurées, mit en coupe réglée et la population et la fortune publique, dépassant Louis XIV dans l’inflexibilité de ses exigences et de son orgueil. Le sous-lieutenant auquel son pays avait confié la tâche de relever pour s’y asseoir le trône renversé au 10 août, trouvant ce rôle indigne de lui, se prit tout à coup à rêver de Charlemagne, et, oubliant la France, qui avait eu jusqu’alors toutes ses pensées, il entreprit de reconstituer au profit de sa race une sorte de nouvel empire d’Occident assis sur l’oppression de tous les peuples et la vassalité de tous les rois. Je n’entreprendrai point d’indiquer la tumultueuse succession de pensées par suite desquelles, combinant dans une gigantesque Babel les souvenirs confus de la domination romaine et ceux de la bulle d’or, le conquérant se trouva jeté dans une carrière dont le ferme nécessaire était ou sa propre chute ou l’asservissement permanent du monde. Qu’il me suffise de dire que Dieu laisse, même aux instrumens choisis par lui, la plénitude de leur liberté morale, et qu’au jour où son œuvre s’achève, la part de leur responsabilité commence. Ce fut en 1804 que cette ère nouvelle s’ouvrit pour Napoléon.


III

Il y a dans la Jeanne d’Arc de Schiller une belle scène. Le poète représente l’héroïne entrant portée sur les bras du peuple et de l’armée dans la basilique de Reims, où Dieu l’a chargée de conduire, à travers les escadrons ennemis, le prince qui n’était que roi de Bourges, et dont elle a fait le roi de France. À la vue de la jeune fille, tous les regards se tournent vers elle ; les chants cessent, et les prières restent comme suspendues entre la terre et le ciel. Cependant Jeanne se trouble, et cesse d’être maîtresse de son propre cœur. C’est que ce jour a terminé sa mission, et qu’à l’heure même où son triomphe se consomme, une égoïste pensée est venue la saisir. Pour la première fois de sa vie, elle se prend à aimer autre chose que sa patrie, à souhaiter autre chose que sa délivrance. Dieu a retiré d’elle son secours et son bras, et la vierge ne reprend un moment sa confiance et sa force qu’en consommant pour la France un dernier sacrifice.

Ce fut aussi du point culminant de sa gloire qu’une tempête s’éleva dans l’ame de Napoléon et que la rectitude de ce grand esprit sembla fléchir sous sa fortune. Parvenu au sommet de la montagne il ne put contempler sans convoitise tous ces royaumes de la terre que l’esprit tentateur étalait à ses pieds. À peine la main qui avait sacré Charlemagne eut-elle touché son front, qu’il rompit avec sa destinée comme avec son siècle pour poursuivre un fantastique avenir, incompatible avec le génie du monde moderne aussi bien qu’avec l’intérêt de la France. Au lendemain de son couronnement, le nouvel empereur se faisait proclamer roi d’Italie et courait prendre la couronne de fer à Milan en dédaignant les protestations de l’Europe. Dépeçant la péninsule au gré de ses fantaisies et commençant à étaler dès-lors le mépris de tous les traités et de tous les droits, il réunit Gênes à son empire et dota de principautés jusqu’aux femmes de sa famille ; puis, apercevant par-delà les Abruzzes la vieille royauté des Bourbons qui opposait encore le prestige des siècles à celui de sa toute-puissance, il se prit à caresser la jalouse pensée qui fut et le crime et le châtiment de sa vie, puisqu’elle le conduisit en quatre années du meurtre du duc d’Enghien au guet-apens de Bayonne.

La veille du jour où il recevait l’onction royale, Napoléon avait en effet consommé l’un de ces actes qui suffisent à changer le cours de toute une vie. Un crime non moins inexplicable par l’insignifiance de ses motifs que par l’immense portée de ses résultats avait consacré pour jamais dans cette ame, jusqu’alors pleinement maîtresse d’elle-même, la prépondérance de la passion sur la justice, de la colère sur la prudence. Le restaurateur du droit public européen avait consommé le rapt odieux d’Ettenheim, le restaurateur de la justice avait versé à Vincennes le sang innocent, et le glorieux restaurateur de la monarchie avait traité le fils des héros et des rois comme il n’aurait pas permis qu’on traitât le plus obscur malfaiteur. Ou la Providence reste étrangère à l’économie de l’existence humaine, ou un tel acte doit transformer une destinée. Dans cette circonstance du moins, la justice divine ne cacha point ses voies à la terre, car jamais conséquences ne furent plus importantes et plus immédiates que celles qu’amena l’attentat de Vincennes pour la suite de la carrière de Napoléon. Eût-il voulu continuer de pratiquer, après ce crime, la politique de la modération et du droit, que les invincibles méfiances qu’il venait de soulever le lui auraient rendu fort difficile.

De ce jour en effet, l’Angleterre trouva des approbations pour toutes ses colères, et Napoléon ne put espérer d’alliances qu’en les imposant par la force. La Prusse elle-même, toujours si ambitieuse et si cupide, rompit, encore qu’elle fût amorcée par l’appât du Hanovre, des négociations secrètes à la veille d’aboutir ; son cabinet, cédant à une indignation contagieuse, se jeta, pour n’en plus sortir, dans la neutralité malveillante qui, deux ans après, conduisait la Prusse aux champs d’Iéna, et Napoléon se trouva déshérité de ce qu’il lui importait le plus de conquérir, une grande alliance continentale, qui aurait été à la fois et une barrière précieuse contre le cabinet anglais et un rempart plus précieux encore contre lui-même. À Pétersbourg, où la personne du premier consul avait été, aux derniers temps de Paul Ier, l’objet d’une sorte de culte, l’émotion fut plus vive encore qu’à Berlin, parce que la déception fut plus profonde, et toutes les relations avec la France furent violemment suspendues. Le jeune empereur de Russie eut bientôt triomphé des hésitations de l’Autriche et déterminé une reprise d’hostilités à laquelle la cour de Vienne ne s’était refusée jusqu’alors que parce qu’elle se voyait seule contre la France. M. Pitt, qui, depuis la déloyale rupture de la paix d’Amiens, cherchait en vain sur tout le continent des alliés pour sa politique et des stipendiés pour ses subsides, vit tout à coup les cours allemandes incliner vers la Grande-Bretagne, et l’impression d’un grand crime effacer celle de ses propres torts. Au jour même où s’élevait le nouveau trône impérial dans un si imposant appareil, il suffisait donc d’une dose ordinaire de sagacité pour prédire que l’empire, en eût-il le désir, n’aurait pas la faculté de suivre au dehors une conduite régulière et normale, car la suspicion était entrée dans tous les cœurs, et l’attentat de Vincennes avait, plus que toute autre cause, forgé entre les cours de l’Europe cet indissoluble lien qui, tantôt public, tantôt secret, se maintint d’Austerlitz à Waterloo, à travers toutes les chances de la guerre et de la fortune.

« Nous ne nous écarterons pas de la vérité rigoureuse en disant que la mort du duc d’Enghien fut la cause principale de la guerre générale[9]. » L’éminent historien que sa sagacité politique a conduit à rendre cet hommage aux grandes lois de l’ordre moral, aurait pu ajouter, si son œuvre n’en était d’ailleurs une démonstration manifeste, que la coalition de 1805 fut le germe et comme le prototype de toutes les autres, et qu’à partir de ce jour, Napoléon, condamné à toujours conquérir des royaumes sans jamais conquérir une alliance, avait prononcé sur lui-même le mot suprême de son avenir, l’isolement !

La mort du duc d’Enghien prépara le long antagonisme de l’empire contre l’Europe, comme la mort de Louis XVI avait amené la lutte de tous les gouvernemens réguliers contre la république. Les extrémités du despotisme sortirent, comme celles de la terreur, d’un sang injustement versé, et ces extrémités devinrent nécessaires au même titre que l’avaient été les violences de la dictature conventionnelle. L’empire se trouva, comme la révolution, toujours contraint de dépasser le lendemain le point où il avait entendu s’arrêter la veille. Le coup de tonnerre d’Austerlitz brisa sans doute la coalition de 1805, mais d’Austerlitz allait sortir Iéna ; Iéna rendait nécessaires Eylau et Friedland, qui devaient à leur tour engendrer Wagram. Il y eut une filiation forcée dans toutes les victoires comme dans toutes les usurpations. La réunion de l’Italie amena le bouleversement de l’Allemagne, comme l’expulsion des Bourbons de Naples conduisit à l’enlèvement des Bourbons d’Espagne. Cependant l’exaspération des peuples croissait en raison directe de la violence, et les nations opprimées portaient de tous côtés leurs regards pour voir s’il leur restait quelque part un vengeur. Il devint donc nécessaire d’aller atteindre au fond du Nord le seul pouvoir qui jusqu’alors eût conservé le prestige de sa force et de son intégrité, afin que l’univers, désormais sans espérance, se résignât moins difficilement à la servitude.

Plus Napoléon conquérait de puissance, et plus il se préparait d’ennemis. Ne pouvant se confier à aucun gouvernement, il fut amené par la nécessité autant que par l’ambition à substituer partout sa dynastie aux royautés nationales ; mais la loi d’isolement qui pesait sur lui était telle que ses frères même, devenus rois, cessaient d’être pour lui de fidèles alliés. Jamais le vœ soli de l’Écriture n’avait reçu une si terrible application. Volontairement sorti de la grande communion des peuples et de la sphère haute et sereine où Dieu l’avait placé pour demeurer la plus resplendissante image du droit dans la force, il était condamné à marcher toujours jusqu’à l’instant où se dresserait devant lui la muraille de glace destinée à préserver la liberté du monde. Ajouter des provinces à des provinces était facile au conquérant tant que durait la veine de sa fortune ; mais régir par des préfets français Rome et Hambourg, soumettre les races les plus dissemblables par l’origine, par la langue et par le génie à la même administration que les Champenois et les Limousins, et dans un siècle dont le caractère spécial sera le réveil des nationalités endormies, attaquer de front le principe même de toutes les nationalités, c’était une de ces tentatives désespérées qu’un homme de génie ne poursuit que lorsqu’il a cessé d’être libre dans sa conduite pour avoir abusé de sa fortune.

L’œuvre la moins sérieuse que l’on puisse se proposer est assurément une tentative pour systématiser l’accumulation d’accidens et de violences dont l’ensemble a constitué durant dix ans la politique impériale. Quelques efforts qu’ait faits le grand homme enchaîné sur son rocher pour persuader au monde et pour se persuader à lui-même qu’il suivait le cours d’une pensée féconde, il est manifeste que la plupart de ses actes étaient imposés au dominateur de l’Europe par la fatalité de la position qu’il s’était faite. Son organisation prétendue fédérale du continent, sous la suzeraineté de la France, n’était qu’un château de cartes cimenté avec du sang. Il ne fut pas même nécessaire de l’attaquer pour l’abattre. Lorsque Dieu jugea l’instant venu de montrer la vanité de cette orgueilleuse folie, il n’eut qu’à abaisser le thermomètre de quelques degrés, et c’en fut assez pour en finir. Les rois et les peuples vaincus qu’il traînait au fond du Nord comme les auxiliaires de sa puissance et les ôtages de sa sécurité, se trouvèrent à point nommé tout prêts et comme providentiellement convoqués par lui-même pour la vengeance. Ils n’eurent qu’à retourner contre leur oppresseur les armes qu’il les avait contraints de prendre, et la délivrance de l’Europe fut consommée.

Napoléon n’a pas succombé, quoi qu’en ait dit un parti, pour n’avoir pas été un souverain légitime ; il est tombé pour avoir entrepris une œuvre coupable et pour s’être heurté contre l’irrésistible nature des choses. Eût-il été son petit-fils, que sa tentative aurait amené sa chute ; et, tout artisan de sa fortune qu’il était, sa maison aurait eu plus de chances de consolidation et de durée que les deux autres dynasties, s’il était demeuré fidèle, à la politique qui l’avait fait roi, politique qui se résumait dans trois grands actes : le traité de Lunéville dans l’ordre diplomatique, le concordat dans l’ordre moral, et le sénatus-consulte organique de l’an XII dans l’ordre constitutionnel.

Le système de l’empereur eut deux résultats principaux : l’un désastreux pour la France, l’autre funeste pour lui-même.

Imposant la guerre éternelle à une société dont les aspirations étaient déjà toutes pacifiques, déifiant la force militaire à la veille du triomphe de l’industrie, Napoléon fut conduit à absorber dans un seul tous les élémens de la vie sociale. Le recrutement de l’armée devint la préoccupation exclusive de l’administration impériale, et le collége ne fut plus que l’antichambre de la caserne. Former de jeunes séides et de futurs Verrès dressés à l’obéissance passive par l’espérance de la conquête et de l’exploitation du monde, telle fut l’œuvre à laquelle son fondateur voua l’administration universitaire chargée de lui préparer des hommes à peu près comme la direction des droits réunis était chargée de lui procurer des écus. Cette tâche ne fut que trop bien remplie, et lorsque la génération élevée dans l’oubli de toutes les garanties légales et de tous les principes du droit international se trouva engagée tout à coup dans une hostilité violente contre le gouvernement qui succédait à l’empire, on la vit porter dans cette opposition les idées les plus incohérentes et les passions les plus détestables. Associant aux doctrines révolutionnaires, vers lesquelles elle se trouvait brusquement rejetée, les traditions gouvernementales de l’empire et ses despotiques allures, couvrant d’apparences constitutionnelles des instincts tout militaires, elle rendit au dehors les cabinets hostiles, et au dedans le gouvernement modéré difficile, sinon impossible. Toutes les fortunes brisées, toutes les jeunes ambitions arrêtées dans leur essor par la chute de la nouvelle féodalité impériale, les auditeurs ex-gouverneurs de provinces et les généraux qui aspiraient à passer rois formèrent, en se coalisant avec les résidus divers de la révolution, l’école hypocrite et loquace qu’on entendit réclamer bientôt à grands cris des libertés dont elle ne voulait pas, et des droits destinés à n’être entre ses mains que des machines de guerre. Le libéralisme revêtit tour à tour et parfois simultanément la robe de l’avocat girondin et la capote du soldat laboureur ; il confondit dans un culte commun la constituante et l’empire, Austerlitz et le 10 août, et la liberté eut en France ce déplorable sort, de n’être réclamée par personne avec plus de violence que par ceux qui avaient le mieux appris à s’en passer.

En jugeant l’arbre par ses fruits, on est conduit à porter contre l’empire une condamnation sévère. Engagée dans une loterie où chacun jouait sa tête sans soupçonner même l’existence d’un droit là où triomphait si exclusivement la force, la génération grandie à son ombre se trouva incapable de tous les devoirs de la vie publique, lorsque la paix l’eut ouverte pour elle. L’esprit français fut d’ailleurs rarement plus stérile qu’à l’époque où les armes de la France dominaient le monde. Pendant que le souffle du génie relevait l’Allemagne dans ses humiliations, il ne visitait pas la patrie de Louis XIV dans ses victoires. Une littérature dont M. de Jouy fut le Corneille et Alexandre Duval le Molière ; une philosophie qui commentait Condillac ; dans les arts une froide imitation de l’antique, et dans les sciences seulement quelques travaux immortels, tel est le bilan d’une époque violemment détournée de son cours naturel par la volonté d’un seul homme. Le consulat avait entr’ouvert de plus vastes horizons devant la pensée humaine : pendant que la France littéraire respirait à pleine poitrine dans l’atmosphère ouverte par l’auteur d’Atala et de René, le peuple, entassé dans les rues ou courbé sur le parvis des temples, recevait la bénédiction du vieillard qui avait quitté les solitudes de la ville éternelle pour porter à la bruyante métropole des révolutions toute la poésie de la foi et des siècles ; mais l’empire avait promptement tari ces sources magnifiques. Il avait fait de la religion un instrument de règne, et ses évêques n’étaient plus guère à ses yeux que des fonctionnaires chargés d’entonner des Te Deum sur l’injonction des préfets. La prison et l’exil devinrent le lot de ceux qui refusèrent d’accepter ce rôle, et bientôt l’auguste consécrateur de Notre-Dame devint le captif de Fontainebleau. En appesantissant son joug sur le doux pontife qui l’avait béni, Napoléon cessa d’être un restaurateur politique pour n’apparaître désormais que comme le chef d’une formidable armée servi par une formidable administration.

L’altération de la puissance administrative fut l’un des torts les plus graves de cette carrière tristement dévoyée. Pour faire de la France un docile instrument de despotisme militaire, Napoléon fut conduit à dénaturer la machine gouvernementale, en la faisant fonctionner en sens contraire des intérêts qu’elle avait originairement mission de protéger. L’assemblée constituante avait beaucoup centralisé sans doute, mais elle l’avait fait dans un sens conforme aux précédens historiques et au génie de la nation. En assujétissant toutes les localités aux mêmes formes administratives, elle n’avait point entendu anéantir la vie propre à ces localités elles-mêmes. Le principe électif appliqué à tous les degrés de la hiérarchie et le système des administrations collectives appliqué aux directoires des départemens et des districts le constatent surabondamment ; mais l’empereur ne procéda point ainsi il dépouilla les administrations locales de toute action comme de toute initiative, il anéantit toutes les forces pour prévenir toutes les résistances, et, à l’exemple de tous les despotismes, il coupa l’arbre afin de cueillir plus facilement les fruits. Placé bien moins en état de minorité qu’en état d’interdiction véritable, le pays, sous la domination sans contrôle de ses préfets, perdit complètement de vue la gestion de ses affaires locales, et n’aspira plus même à ces modestes libertés dont l’usage aurait tempéré plus tard les périls inhérens à l’exercice des droits politiques. Si, dix ans après, il se prit à réclamer des lois départementales et communales, ce fut moins parce qu’il éprouvait le besoin de concourir directement à l’administration de ses propres intérêts que parce qu’il espérait trouver dans ces lois de nouveaux instrumens pour battre en brèche le pouvoir. Les conceptions politiques de ce temps ne préparaient pas moins d’embarras à l’avenir : l’université, machine de compression à peine de mise au sein d’une société où régnerait une complète unité de mœurs et d’idées, était la plus imprudente attaque au génie des siècles modernes, et préparait une réaction inévitable ; enfin l’aristocratie militaire, renouvelée du saint-empire romain, aurait disparu avec l’empereur au premier souffle de l’opinion publique, comme une couche de sable semée sur des rochers, et le seul résultat de ces tentatives à contre-sens était de préparer pour la génération suivante ce déplorable contraste entre les mœurs et les idées, qui la fait toucher aujourd’hui par les unes à la république et par les autres au despotisme.

C’est à la direction agitée et stérile imprimée par l’empire à l’esprit français qu’il faut donc faire remonter ce déplorable et constant malaise de l’opinion qui se traduit pour nous en révolutions périodiques ; mais, si la politique de Napoléon compliqua pour long-temps les destinées de sa patrie, elle ne compromit pas à un moindre degré l’avenir de son propre établissement dynastique. Le résultat nécessaire de ce système fut, en effet, de concentrer tout le gouvernement dans sa personne, en substituant le prestige exclusif de la gloire au respect des institutions foulées aux pieds. Une monarchie qui ne pouvait exister que sous la condition d’ajouter chaque jour une conquête à ses conquêtes était forcément identifiée avec le conquérant, et ne pouvait lui survivre. Le monde ne comprenait l’empire qu’avec l’empereur, parce qu’un tel établissement ne se tenait debout que par son épée. De là cet isolement au sein de la toute-puissance qui était la terreur constante de sa pensée. Un jour, un homme à cheval courut au galop les rues de Paris en annonçant la mort de l’empereur. Sur ce seul bruit, et tant que la fausseté n’en fut pas reconnue, l’audacieux conspirateur demeura maître du gouvernement, sans que ni le peuple, ni la force armée, ni les autorités songeassent à lui opposer le nom de l’impératrice, celui du roi de Rome ou de tout autre prince impérial. Ce jour-là, la Providence envoya au maître du monde la révélation de sa fin : le général Mallet lui laissa deviner le prince de Bénévent, et la facile capitulation de la préfecture de police put lui faire pressentir le sort qui, en 1814, attendait la régence de Blois. La monarchie de 1804 aurait pu supporter des revers, parce qu’elle s’était élevée sur une pensée nationale ; mais la monarchie de 1812 ne pouvait être vaincue sans disparaître : c’est ce que Napoléon comprenait bien lorsque, abandonné par la victoire, il refusait de traiter à Prague et à Châtillon.

Quand les puissances alliées entrées dans Paris eurent proclamé l’empereur Napoléon le seul obstacle à la paix, il ne vint à l’esprit de personne de réserver au sein de sa dynastie d’autres droits que les siens. Si la pensée de la régence traversa un moment l’esprit de quelques rares serviteurs, cette pensée ne descendit point dans l’opinion publique. En interrogeant les souvenirs, et les documens de cette époque, on peut même s’assurer que les intérêts du royal héritier de l’empire touchaient plus en ce moment la cour de Vienne et surtout le cœur généreux d’Alexandre qu’ils ne fixèrent l’attention de la France. La régence ne fut réclamée ni par les grands corps de l’état, ni par les populations, ni même par l’armée, toute prête qu’elle fût à se dévouer héroïquement pour la personne de son empereur.

Au 30 mars 1814, l’empire ne fut pour la nation qu’un météore évanoui. Aucun parti ne se forma, parmi tant de créatures de ce règne, pour conserver à la famille Bonaparte le bénéfice de stipulations organiques auxquelles son chef avait substitué des combinaisons toutes différentes. Ce fut de l’impossibilité instinctivement admise par tous de reconstituer un gouvernement avec les débris du régime impérial que sortit, comme une inspiration soudaine, l’appel à l’antique royauté française. Il ne suffit pas d’une méchante intrigue nouée par quelques vieux égoïstes dans un hôtel de la rue Saint-Florentin pour expliquer l’entraînement, court il est vrai, mais très vif, qui rejeta la France dans les bras des princes qu’elle avait si long-temps repoussés. Le pays appela les Bourbons parce qu’il était las de l’empire, sur lequel étaient tombées les malédictions des mères ; il les appela, parce que leur avènement semblait la protestation la plus directe contre un régime dont la gloire avait cessé de voiler la tyrannie, et que ces princes paraissaient seuls en mesure de lui garantir le double bien dont il était affamé : un gouvernement ménager du sang et de la fortune des citoyens, une paix solide fondée sur d’équitables conventions.

Les étrangers ne furent pour rien, absolument pour rien dans ce mouvement d’opinion, aux débuts duquel ils n’assistèrent pas sans une certaine inquiétude. L’empereur Alexandre, l’arbitre temporaire de la situation, était sans nulle sympathie personnelle pour les Bourbons ; il doutait singulièrement de leur aptitude à gouverner la France nouvelle, et, si une autre combinaison s’était produite comme l’expression du vœu national, il l’aurait accueillie avec autant d’empressement et peut-être plus de confiance. Du jour de la capitulation de Paris jusqu’au 4 mai 1814, date de l’entrée de Louis XVIII dans la capitale, on ne trouve dans les transactions de l’époque aucune trace de l’influence qu’auraient exercée les cabinets étrangers sur les déterminations de la France et sur son régime intérieur. La grande nation, que l’Europe respectait dans ses revers autant qu’elle l’avait redoutée dans sa puissance, demeura parfaitement libre de se donner le gouvernement de son choix et d’en stipuler les conditions. Il n’est pas une déclaration émanée des cours alliées qui ne reconnaisse sur ce point la plénitude du droit de la France[10]. Le mouvement d’où sortit la première restauration partit des rangs de la bourgeoisie parisienne, et s’étendit en quelques jours dans le pays sans distinction de classes ni de partis. Il rencontra une adhésion enthousiaste chez quelques-uns, réfléchie et calculée chez le plus grand nombre, mais véritable partout, excepté dans les rangs de l’armée, que l’empire avait séparée de la nation en lui apprenant à confondre la patrie avec l’empereur. Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées depuis l’entrée des premiers régimens étrangers dans Paris, que le corps municipal réclamait d’une voix unanime la déchéance de l’empereur et le rappel des Bourbons. Si le sénat, à raison du pouvoir spécial dont l’investissaient les constitutions antérieures, prit l’initiative de l’appel à la royauté, moyennant certaines conditions déterminées, il fut suivi, pour ne pas dire dépassé, dans cette voie par le corps législatif. Les cours, les tribunaux, les administrations départementales et municipales, tous les corps enfin représentant l’industrie, la propriété, les professions libérales, acclamèrent à l’envi le règne de la paix et de la sécurité intérieure. Il ne s’éleva ni une objection ni une résistance, et, quoi que le pays ait pu penser moins d’une année après, jamais mouvement d’opinion ne fut plus spontané ni plus unanime.

Ce grand changement était bien loin, sans doute, d’avoir la même signification pour tous les esprits, et laissait prévoir des complications futures. Pendant que les anciens royalistes saluaient avec transport le triomphe de la cause pour laquelle ils avaient souffert et du principe auquel ils avaient gardé leur foi, la masse des citoyens, qui n’avait ni ces affections, ni ces croyances, ne voyait dans le retour de l’antique royauté qu’une garantie contre le despotisme militaire, qu’une nouvelle tentative pour réaliser la sage pensée de 1804 et la forme politique si vainement poursuivie durant vingt-cinq années. Les premières déclarations du chef de la maison de Bourbon avaient donné l’assurance que tous les intérêts issus de la révolution seraient scrupuleusement garantis, et constaté son intention d’opposer les bienfaits pratiques de la liberté aux décevantes illusions de la gloire. Les obstacles qui, sous le directoire, avaient arrêté l’essor de la bourgeoisie dans son retour vers la royauté proscrite n’existaient plus ; une génération presque entière avait disparu emportant au tombeau ses haines et ses rancunes. Les propriétés nationales avaient jeté dans le sol d’indestructibles racines, et la France de Valmy et de Zurich, d’Austerlitz et de Wagram, était trop grande, même dans ses revers, pour redouter un parti qu’elle dominait de toute sa hauteur. Le sénat agissait donc conformément à la pensée qui agitait la France depuis 1789 en « appelant librement au trône Louis-Stanislas-Xavier, frère du dernier roi des Français, sous la charge d’accepter et de jurer une constitution dont les bases lui seraient présentées, et qui serait ultérieurement soumise à l’acceptation du peuple. »

De son côté, en appuyant cette révolution pacifique et libérale qui impliquait dans la pensée de ses auteurs la reconnaissance formelle de la souveraineté nationale, la bourgeoisie française, bien loin de se contredire, était parfaitement conséquente avec elle-même et continuait de demander ce qu’elle avait toujours voulu. La maison de Bourbon, qui, à la suite des cent jours et de la seconde invasion, parut ne plus représenter qu’un parti, avait eu, à la première restauration, cette singulière bonne fortune, de ne rien devoir à ses amis et de ne pas rencontrer d’adversaires. Devenue, par le seul fait de son antagonisme avec l’empire, l’expression soudaine de ce qu’il y avait d’intime et de permanent dans les vœux et les besoins de la nation, elle se trouva un moment dans une des situations les plus favorables où la Providence ait jamais placé une race royale. Attacher son nom à l’établissement définitif d’un gouvernement libre, signer ce premier traité de Paris qui n’effleurait pas nos frontières et nous conservait tous les chefs-d’œuvre conquis par nos armes, obtenir qu’un million d’étrangers quittassent la France à l’heure même où y rentrait un vieux roi exilé, c’était une occasion sans exemple pour renouveler avec la nation l’antique contrat dont les générations nouvelles ne soupçonnaient pas même l’existence.

Un moyen digne et facile s’offrait à des princes doués de nobles qualités, mais dont le pays ignorait jusqu’aux noms, pour renouer ces liens sympathiques par lesquels les dynasties deviennent la vivante expression des nationalités. Il fallait accepter la mémorable déclaration du sénat dans le sens et dans l’esprit où elle avait été faite, et profiter de la stipulation consignée dans l’un de ses articles[11] pour faire consacrer par l’assentiment national un pouvoir qu’une acclamation unanime pouvait alors rajeunir pour des siècles ; il fallait enfin mettre autant d’empressement et d’habileté pour conquérir la ratification populaire qu’on en mit pour s’en passer. L’esprit politique exigeait que l’on retrempât la monarchie historique aux sources de la révolution contemporaine ; mais l’esprit de parti prévalut, et la royauté se posa sur elle-même comme Dieu dans son éternité.

Louis XVIII accueillit sans hésiter la plupart des stipulations contenues dans l’acte sénatorial, et, peu de jours après, ces stipulations se trouvaient consignées dans la déclaration de Saint-Ouen, puis inscrites dans cette charte constitutionnelle qui résumait des principes dont la conquête avait tant coûté. Ce prince, qui avait vu fonctionner le gouvernement représentatif en Angleterre, mettait sa gloire à l’importer dans son pays ; il estimait d’ailleurs, non sans raison, que le jeu d’institutions libres pourrait amortir l’esprit militaire, cette grande menace alors élevée contre le pouvoir royal, et qui, en dix mois, l’eut renversé par un complot de caserne.

Louis XVIII possédait une sagacité incontestable, et la parfaite indifférence de son ame lui laissait une liberté de conduite très précieuse pour le ménagement d’intérêts si divers ; mais ce prince avait conservé le culte du principe qui avait été la consolation de son malheur et l’ornement de son exil. On l’avait vu, à six cents lieues de sa patrie, opposer son titre à la puissance du premier consul, alors idolâtré de la France et bientôt après maître du monde. Il n’y avait donc pas à s’étonner si cette religion de sa vie avait trouvé une confirmation plus éclatante encore dans la tempête qui venait de rejeter le conquérant dans l’exil en reportant l’exilé sur le trône. Louis XVIII croyait en son droit comme Louis XIV, et ne soupçonnait pas jusqu’à quel point la royauté de l’histoire était devenue étrangère à la France de la révolution et de l’empire. Traité en roi depuis dix-neuf ans par quelques serviteurs, il fit commencer sa royauté à Blankenbourg au lieu de l’inaugurer à Paris, sans pressentir le frisson d’étonnement et de colère qu’une pareille date ferait courir dans les veines de la France.

Cependant l’auteur de la charte relevait la tribune muette depuis dix ans ; il proclamait la liberté de la presse, la liberté de conscience, l’égale admissibilité des citoyens aux emplois publics, le respect de toutes les positions acquises, l’inviolabilité de la vente des domaines nationaux ; il prescrivait l’oubli de tous les votes émis sous les gouvernemens précédens et promulguait un système électoral qui assurait manifestement la prépondérance des classes moyennes dans la chambre des députés. Malheureusement pour la monarchie, un déplorable aveuglement lui faisait perdre le bénéfice de toutes ces concessions, car le monarque les présentait comme émanant de son bon plaisir, comme découlant d’un droit supérieur et préexistant. Les institutions fondamentales, spontanément octroyées par la générosité du prince, n’étaient, d’après la phraséologie officielle, que de simples formes du gouvernement du roi. Source de tout pouvoir comme de toute justice, le monarque dominait de toute sa hauteur une constitution qui n’était qu’une émanation de sa propre souveraineté, et ses ministres, empruntant des locutions malheureuses à ce jargon des parlemens, aussi étranger au langage de la vieille France qu’à la langue de la France nouvelle, appelaient en pleine séance royale la charte constitutionnelle une ordonnance de réformation !

Les Bourbons se précipitèrent tête baissée, en 1814, dans l’abîme creusé par les Stuarts sous les pas des royautés modernes ; ils demandèrent la consécration de leur autorité à des principes réputés supérieurs aux vicissitudes humaines, et, pour mieux défendre l’avenir contre les révolutions, ils en préparèrent une à quelques mois de distance. Le droit divin engendra les cent jours, comme l’octroi royal a engendré les ordonnances et la révolution de juillet. Si Louis XVIII avait rajeuni sa dynastie au creuset de l’acceptation populaire, quelques régimens n’auraient pas fait le 20 mars, et Napoléon n’eût probablement pas débarqué à Fréjus ; si Charles X, l’un des princes les plus loyaux qui aient jamais porté une couronne, n’avait cru pouvoir invoquer l’article 14, il n’aurait pas même conçu la pensée si cruellement expiée par sa race. Les petits-fils de Louis XIV échouèrent comme les petits-fils de Jacques Ier en attribuant au pouvoir une autre origine que celle qui lui est assignée dans l’économie générale des choses. Il n’est pas donné à des êtres humains, fussent-ils du sang des rois, de créer des dogmes pour leur propre convenance et leur propre sécurité. Si la religion a des mystères, parce qu’elle est le lien de l’infini avec le fini, la science politique, qui n’est que la synthèse des faits sociaux, ne saurait avoir les siens. Dieu a créé un pouvoir immuable et toujours visible dans l’église, parce que l’église garde le dépôt de la parole par laquelle vit le monde ; mais il n’a pas fait des monarchies autant d’églises au petit pied, au sein desquelles l’autorité se transmette et se reconnaisse à des signes éclatans et certains. Cela serait sans doute fort précieux pour l’humanité, mais cette ressource-là ne lui a point été départie, et la Providence a voulu laisser aux peuples l’entière responsabilité de leurs destinées : quelque théorie qui prévale sur la légitimité du pouvoir, il n’existe qu’une recette pour éviter les révolutions, l’intelligence chez les gouvernans et le bon sens chez les gouvernés : lorsque celle-là manque, on a des révolutions de juillet ; lorsque l’autre fait défaut, on a des révolutions de février.

La logique conduit les peuples, lors même qu’ils paraissent céder à l’entraînement des passions, et les révolutions ne sont d’ordinaire que l’explosion de syllogismes condensés. En voyant la maison de Bourbon repousser la sanction nationale et s’emparer de plein droit du gouvernement de la France comme d’une propriété héréditaire, tous les intérêts nouveaux prirent l’alarme. Le droit inadmissible revendiqué par la royauté fut envisagé comme le point d’appui et la sanction de toutes les prétentions historiques qui pourraient se produire à son ombre. Rien n’était sans doute moins fondé qu’une pareille appréhension, mais elle avait envahi toutes les ames, et la plus légère connaissance du génie national aurait suffi pour la faire pressentir. Descendue en moins de trois mois dans tous les rangs de la bourgeoisie à laquelle avait naguère appartenu l’initiative du mouvement royaliste, cette crainte était plus vive encore dans la chaumière du paysan, où le vieux soldat pleurait sur ses aigles humiliées. Le drapeau blanc avait été pour les populations rurales la traduction sensible de la même pensée, l’expression permanente de la même menace. Cette substitution de couleurs glorieuses, mais oubliées, au drapeau porté dans toutes les capitales de l’Europe assura seule tout le succès des cent jours, et refit un empereur de celui qui sans cela n’aurait été qu’un aventurier. En débarquant avec un bataillon pour renverser une monarchie, Napoléon était cuirassé du drapeau tricolore et pouvait malheureusement exploiter contre la charte la dix-neuvième année du règne et le principe de l’octroi royal. Le secret de son entreprise est là tout entier, et l’on peut voir, en lisant les proclamations du golfe Juan, les actes de Grenoble et de Lyon, quel terrible usage il sut faire des armes qu’on lui avait données.

Le gouvernement de la première restauration commit sans doute des fautes de détail, moins toutefois qu’on ne l’a dit et que le roi Louis XVIII lui-même ne parut disposé à le reconnaître ; mais ni les fautes de ses ministres, ni les maladresses de quelques vieux serviteurs ne suffisent pour expliquer cet abandon sans exemple et cette soudaine détresse d’un grand gouvernement attaqué de front par un seul homme. S’il succomba, ce fut pour avoir repoussé les seules conditions qui rendent viables les monarchies modernes, et pour avoir cherché sa force dans un dogme devenu le principe permanent de sa faiblesse. En attaquant la restauration au défaut de la cuirasse, si je puis ainsi parler, Napoléon lui porta un coup mortel. Le proscrit de l’île d’Elbe se vit transporté des rives de la Provence au palais des Tuileries sur les bras des mêmes populations rurales qui l’avaient insulté lorsqu’il partait pour l’exil, et si les classes moyennes ne donnèrent pas leur concours actif au retour d’un régime sous lequel elles avaient trop souffert, elles le laissèrent du moins se consommer sans résistance.

Le mouvement du 20 mars, auquel l’armée seule se dévoua chaleureusement, fut pour la bourgeoisie une révolution en quelque sorte négative. Cette révolution s’opéra par un sentiment vague, mais général, de méfiance contre la monarchie beaucoup plus que par un retour de sympathie vers l’empire. Napoléon put bien, durant les cent jours, préparer pour l’avenir à la maison de Bourbon d’inextricables difficultés, et voir du haut de son rocher s’allumer déjà les premiers éclairs de l’orage de 1830 ; mais il ne lui fut pas donné de profiter pour son propre compte du réveil des passions révolutionnaires qu’il avait si long-temps travaillé à enchaîner. En vain promettait-il des garanties et remettait-il en vigueur par son premier décret les lois de l’assemblée constituante[12] ; en vain subit-il sans une répugnance trop apparente le contrôle de la chambre des représentans et les censures parfois sévères de la presse ; plus vainement encore affichait-il chaque jour la ferme résolution d’oublier qu’il avait été le maître du monde pour n’être à l’avenir que le souverain pacifique et constitutionnel des Français : personne, ni au dedans ni au dehors, ne prenait au sérieux des assurances qu’aurait emportées une première victoire. Son rôle de 1802 était devenu aussi impossible pour l’empereur que son rôle de 1812 ; pour avoir déserté sa mission, ce grand homme subissait justement le supplice de ne pouvoir plus rien pour lui-même, et de n’être désormais dans la marche du monde qu’un obstacle et qu’un péril. Les forces régulières de la société refusaient absolument de se confier à Napoléon, et dans une lutte nouvelle contre l’Europe celui-ci n’avait pour perspective que d’aller à Sainte-Hélène ou de se faire le chef d’une jacquerie. Ainsi la France se trouvait ballottée entre deux partis et deux gouvernemens atteints à des titres divers d’une impuissance presque égale. La liberté politique et le bien-être de la paix départis au pays par la restauration avaient frappé au cœur le régime impérial, et, d’un autre côté, le retour de l’empereur, en réveillant toutes les passions éteintes et en divisant profondément la nation, avait préparé à la maison royale une carrière au bout de laquelle il était trop facile d’entrevoir l’abîme.

Chaque parti était assez fort pour entraver le pouvoir, quoique aucun ne fût assez puissant pour l’exercer, et le pays put avoir dès cette époque le pressentiment d’une situation dont trente années n’ont affaibli ni les difficultés ni les périls. La royauté s’efforçait de faire fonctionner la constitution émanée de son initiative, mais en conservant sur son pouvoir constituant des doctrines qui ne pouvaient manquer d’engendrer tôt ou tard un conflit terrible ; le parti royaliste, exaspéré par la trahison des cent jours, imposait à la monarchie une justice rigoureuse sans rapport avec sa faiblesse, et cette monarchie malheureuse subissait, aux yeux des peuples, tout l’odieux de la seconde invasion, dont la responsabilité n’atteignait pourtant que ses ennemis ; tout le parti militaire vociférait la liberté et cachait l’uniforme sous la carmagnole ; les classes bourgeoises, toujours poursuivant le même but politique, mais toujours hésitantes dans leur conduite et timides dans leur concours, adhéraient aux Bourbons par leurs intérêts, mais s’en séparaient par leurs méfiances, et sans vouloir une révolution la rendaient un jour inévitable. Ainsi le trouble était partout, et la vérité nulle part ; ainsi le pouvoir avait à lutter contre ses serviteurs autant que contre ses ennemis, et le gouvernement représentatif, qui n’est possible qu’à la condition de voir les institutions fondamentales loyalement acceptées par tous les partis, commençait au sein du mensonge et de l’hypocrisie universelle.


L. DE CARNÉ.

  1. Voyez, pour la première partie de cette série, la livraison du 15 février 1850, le parti constitutionnel dans celle du 15 mai, le Parti girondin dans celle du 15 juin, le Parti jacobin et sa politique dans celle du 15 novembre 1850.
  2. Considérations sur la France, par Joseph de Maistre, publiées à Lausanne en 1797.
  3. Adresse du corps législatif au peuple français, 19 brumaire an VIII.
  4. Proclamation des consuls, du 21 brumaire.
  5. Proclamation des consuls aux départemens de l’ouest, 8 nivôse an VIII.
  6. Lettre à l’empereur d’Allemagne, 5 nivôse an VIII.
  7. 3 mai 1804.
  8. 4 mai 1804.
  9. M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome V, page 19.
  10. voyez surtout la déclaration du 31 mars, par laquelle les alliés invitent le sénat, alors légalement investi du pouvoir constitutionnel, à désigner un gouvernement provisoire pour pourvoir à l’administration, et pour préparer la constitution qu’il conviendrait au peuple français d’adopter. Voyez aussi la réponse faite par l’empereur Alexandre au sénat le 2 avril, où l’on lit le passage suivant : « Mes armées ne sont entrées en France que pour repousser une injuste agression. Je suis l’ami du peuple français : je ne lui impute point les fautes de son chef. Je suis ici dans les intentions les plus amicales : je ne veux que protéger vos délibérations. Vous êtes chargés d’une des plus honorables missions que des hommes généreux aient à remplir ; c’est d’assurer le bonheur d’un grand peuple en donnant à la France les institutions fortes et libérales dont elle ne peut se passer dans l’état actuel de ses lumières et de sa civilisation. Je pars demain pour commander mes armées et soutenir la cause que vous venez d’embrasser, etc. »
  11. « Article 29. — La présente constitution sera soumise à l’acceptation du peuple français dans la forme qui sera réglée. Louis-Stanislas-Xavier sera proclamé roi des Français aussitôt qu’il l’aura jurée et signée par un acte portant : « J’accepte la constitution ; je jure de l’observer et de la faire observer. » Ce serment sera réitéré dans la solennité où il recevra le serment de fidélité des Français. »
  12. Articles 1er et 2 du décret de Lyon du 15 mars 1815.