La Bourgeoise ou Les Cinq auberges (1718)/Texte entier

Librairie théâtrale (p. 1-16).



LA BOURGEOISE
OU
LES CINQ AUBERGES
DRAME EN CINQ ACTES
(1718)
PAR M. PAUL FÉVAL
Représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu-Comique, le 6 décembre 1854.

DISTRIBUTION DE LA PIÈCE.

STANISLAS LECKZINSKI, fils du roi de Pologne, jeune premier rôle 
 MM. Ch. Lemaître
CHEVALIER ANDRÉ DE RIEUX, jeune 1er rôle 
 Maurice Coste
BONAVENTURE, garçon d’auberge, jeune premier rôle 
 Laurent
CHAMPAGNE, aigrefin élégant, troisième rôle 
 Deloris
CORNIL VAN ZUYP, Hollandais, troisième rôle 
 Deprelle
ROBIN, aventurier du bas étage 
 Machanette
MOREL, idem 
 Sandre
FRANÇOIS PICOT, paysan 
 Riché
LE BAILLY DE QUILLEBŒUF 
 Hoster
JOLIBOIS, postillon 
 Lavergne
BOUTE-EN-TRAIN, postillon 
 Mercier
UN AUBERGISTE 
 Martin
ROSALIE VALENTIN, la Bourgeoise, grand 1er rôle 
 Mmes Marie-Laurent
L’ÉPOUSE VAN ZUYP, née comtesse Pfafferlhoffen 
 Jeanne Anaïs
MINON, sœur adoptive de Rosalie, ingénue 
 Maria Rey
THÉRÈSE 
 Nova
Garçons d’auberge, Matelots, Postillons, Maréchaussée 


ACTE I.

L’Auberge du Cheval-Blanc
Une auberge enfumée en Lorraine, style campagnard et sombre. Trois portes, fenêtre praticable. Un lit avec bahut au devant.


SCÈNE PREMIÈRE.

BONAVENTURE, MINON.

BONAVENTURE, dans la coulisse. C’est bon, j’y vais à mon ouvrage, la bourgeoise. (Il entre.) Elle m’a dit d’être gai… Chacun est gai à sa manière, quoi donc ! Moi, quand je suis de bonne humeur, j’ai envie de pleurer. (Il s’essuie les yeux.)

MINON, bouclant ses cheveux devant un miroir. On va danser… quel bonheur !

BONAVENTURE, tristement. Ah ! oui… c’est ce que je me dis… quel bonheur !

MINON. Ma sœur Rosalie sera bien heureuse avec François Picot.

BONAVENTURE, avec chaleur. Si celle-là n’était pas heureuse…

MINON, prenant son ouvrage. François Picot est un bon garçon.

BONAVENTURE. N’y a pas dans le monde d’assez bon garçon pour mademoiselle Rosalie !

MINON. Puisqu’elle l’a choisi pour mari, c’est qu’elle l’aime.

BONAVENTURE, tristement. Ah ! oui… Faut qu’elle l’aime pour l’avoir choisi…

MINON. Avec ça que l’auberge du Cheval-Blanc ne peut pas aller sans un homme, n’est-ce pas ?… Le père Valentin ne quitte plus son lit… ma sœur Rosalie a besoin de quelqu’un pour imposer aux pratiques… maintenant surtout qu’il vient tant de gens de mauvaise mine, à cause du prisonnier d’État qui est au château.

BONAVENTURE, soupirant. Ah ! oui !… lui faut un homme, à c’te femme !

MINON. Et comme ça va être gentil, les fiançailles !… En as-tu vu déjà, des fiançailles, toi, Bonaventure ?… À minuit… un beau réveillon… la danse qui dure jusqu’au jour… Ah ! c’est bien agréable de se marier !

BONAVENTURE, soupirant. Ah ! oui… (À part.) Avec mademoiselle Rosalie surtout… (Haut.) Tenez, mademoiselle Minon, si ce François Picot n’était pas un bon mari !… car c’est un ange, voyez-vous, qu’il aura pour femme.

MINON. Pauvre Bonaventure !… Rosalie te bourre bien un peu quelquefois, pourtant…

BONAVENTURE. Ça ne fait rien… j’aime mieux être bourré par mademoiselle Rosalie que d’être caressé par un autre. (À part, avec effroi.) Bavard ! tu en dis trop long !…

MINON, à la fenêtre. Voici la brune qui vient… dans quelques heures, ils seront fiancés.

BONAVENTURE, à part. Dans quelques heures !… (Il essuie les tables avec rage.)

MINON, rêveuse, à part. Deux jours qu’il n’est venu !… Dès qu’il paraît, je me sauve… Quand il ne vient pas, je suis triste et je pleure… Que veut dire cela, sainte Vierge ?… (Elle tressaille et se met à écouter.) C’est son pas !… (Elle serre précipitamment son ouvrage.) C’est lui !… c’est bien lui !

SCÈNE II.

LES MÊMES. ANDRÉ DE RIEUX, en costume de braconnier très-simple. — Au moment où il paraît sur le seuil, Minon, rougissant et souriant, s’esquive. Il cherche à la retenir d’un geste suppliant ; elle secoue la tête ; il lui envoie un baiser ; elle disparaît.

BONAVENTURE. C’est le braconnier… Il me plaît assez, celui-là… Il ne vient pas pour mademoiselle Rosalie.

ANDRÉ. Personne n’est venu me demander ?

BONAVENTURE. Personne.

ANDRÉ. J’attendrai. (Il s’assied à une table.) Que dit-on de nouveau dans le pays ?…

BONAVENTURE. Rien.

ANDRÉ. C’est donc toi, l’ami, et cette charmante enfant qui êtes les maîtres de cette auberge ?

BONAVENTURE. Non ; c’est le père Valentin et sa fille.

ANDRÉ. On ne les voit jamais.

BONAVENTURE. Le père ne sort plus de son lit… et vous venez toujours à l’heure où mademoiselle Rosalie veille auprès de son père infirme… En voilà une qu’a du mérite !… Mais vous, quel métier que vous faites par ici ?…

ANDRÉ. Un dur métier… où je risque ma peau.

BONAVENTURE. Je n’aimerais point ce métier-là.

ANDRÉ Et cette belle jeune fille ?

BONAVENTURE, sèchement. Elle n’est point de moitié si belle que mademoiselle Rosalie.

SCÈNE III.

LES MÊMES, ROBIN, MOREL.

ROBIN. À boire !

MOREL. Et vite !

BONAVENTURE. On y va. (Sortant.) Mauvaises figures !

ROBIN. Vous êtes arrivé le premier, monsieur André… C’est que nous avons fait une longue course…

ANDRÉ. Avez-vous vu le prince ?

ROBIN. Oui, dans le bois de Saint-Étienne… On le laisse chasser, mais il est gardé à vue.

ANDRÉ. Avez-vous pu lui parler ?

ROBIN. Il a fallu du temps et de l’adresse… Enfin, je me suis approche de lui sous le couvert, et je lui ai glissé à l’oreille le nom d’André de Rieux… il a tressailli. — Celui-là est mon meilleur ami, a-t-il dit ; que veut-il de moi ? — Une entrevue… — Où ? — À l’auberge du Cheval-Blanc. — Quand ? — À huit heures, ce soir. — J’y vais.

ANDRÉ. C’est bien… vous serez récompensé.

MOREL. C’est que nous sommes à sec, monsieur André…

ANDRÉ. J’attends des fonds… À huit heures vous vous tiendrez aux environs de cette auberge, pour faire le guet… Moi, je vais prévenir mes amis. (Il sort.)

SCÈNE IV.

ROBIN, MOREL, BONAVENTURE.

ROBIN. Morel !

MOREL. Robin !

ROBIN. Toujours des promesses…

MOREL. Toujours…

ROBIN. Jamais d’argent.

MOREL. Jamais.

ROBIN. Morel, mon ami, ça commence à ne plus m’aller, ce commerce-là !

MOREL. Mon ami Robin, il y a longtemps que ce commerce-là ne me va plus…

BONAVENTURE, apportant le vin. Voilà !… Tiens ! le braconnier est parti… Il n’a jamais soif, celui-là !

ROBIN. C’est bien… va-t’en !

BONAVENTURE. Est-ce que je ne peux pas continuer mon ouvrage ?…

ROBIN. Va-t’en !… nous avons à causer.

BONAVENTURE. Ceux-là me déplaisent, mais là, comme il faut !… (Il sort.)

ROBIN. Monsieur André de Rieux ! Ce nom-là sonne bien.

MOREL. Son gousset sonne creux.

ROBIN, frappant sa capsule. Comme le nôtre… Il paraît que son prince Stanislas de Pologne n’est pas plus riche que lui…

MOREL. Le czar Pierre de Russie qui est venu l’année dernière à l’avis… voilà un prince cousu d’or !

ROBIN. Oui, mais le czar Pierre de Russie est à cinq cents lieues d’ici, maintenant… et il n’a pas besoin de nous…

SCÈNE V.

ROBIN, MOREL, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, qui est entré sans bruit. Il n’en faudrait pas jurer, mes camarades ! (Morel et Robin se lèvent vivement.) Asseyez-vous… ne vous dérangez pas !… (Il ôte son feutre.)

MOREL et ROBIN. Champagne à Bar-le-Duc !

MOREL. Au fin fond de la Lorraine !

CHAMPAGNE Les temps sont durs, l’âge vient ; je veux me faire un sort… je voyage pour une forte maison…

ROBIN. Qui s’appelle ?

CHAMPAGNE. Tu viens de prononcer son nom tout à l’heure.

ROBIN. Moi ?

CHAMPAGNE. Ne parlais-tu pas du czar Pierre-le-Grand, souverain de toutes les Russies ?

ROBIN. Si fait…

CHAMPAGNE. Eh bien, je travaille pour lui… connue vous travaillez, vous, pour ses ennemis… Paient-ils bien, les ennemis du czar ?

ROBIN. Hélas ! nous étions en train de nous en plaindre… Et le czar ?…

CHAMPAGNE. Je dois toucher dix mille roubles comptant, si je rapporte de bonnes nouvelles à son représentant le Hollandais Cornil Van Zuyp, mon illustre maître.

ROBIN. Et tu es en fonds ?

CHAMPAGNE. Voilà le diable !… j’ai les bonnes nouvelles, mais je n’ai pas le premier sou pour retourner à Paris.

ROBIN. Tope là ! nous t’en apportons autant… associons-nous !

CHAMPAGNE. Puisque vous êtes du parti du prince Stanislas ?…

ROBIN, haussant les épaules. Laisse donc… nous nous occuperons de lui en sens contraire…

MOREL. Ce sera toujours nous en occuper…

ROBIN. Que veut le czar ?…

CHAMPAGNE. Le czar a passé un contrat avec mon illustre patron, Cornil Van Zuyp, Hollandais, homme de poids, bête comme un pot, riche comme un puits. Par ce traité, moyennant un million de roubles, Cornil s’est engagé à lui livrer le prince polonais…

ROBIN. Joli denier !

MOREL. Deux millions tournois !

CHAMPAGNE. Vous avez déjà servi le czar sans vous en douter, mes camarades… En effet, tant que le prince reste au château de Bar, sous la protection du gouvernement français, nous ne pouvons rien contre lui ; mais s’il s’évade…

ROBIN. André de Rieux est ici pour l’aider à s’évader.

CHAMPAGNE. Que Dieu protège M. André de Rieux ! C’est un bien bon gentilhomme !… Mes camarades, je vois un flot de roubles inonder nos poches si nous pouvons seulement retourner auprès de Cornil Van Zuyp.

ROBIN. Il faut trouver un bon coup à faire…

MOREL. Il faudrait…

CHAMPAGNE. Chut !… voici quelqu’un !

SCÈNE VI.

LES MÊMES, BONAVENTURE, puis FRANÇOIS PICOT.

ROBIN, à Bonaventure. Encore… toi !…

BONAVENTURE, qui apporte une bouteille et deux verres, à part. Tiens ! Les voilà trois, maintenant !

MOREL. On t’a dit qu’on voulait causer…

BONAVENTURE, posant sa bouteille et ses verres sur une table éloignée. Tout beau ! Y a de la place pour tout le monde. Je viens boire un coup avec le futur maître de l’établissement… celui qui va épouser la fille du bourgeois…

FRANÇOIS, entrant. C’est moi qu’est l’aubergiste présomptif du Cheval-Blanc !

CHAMPAGNE. C’est différent… (bas) nous en serons quitte pour parler tout bas… (Ils causent à voix basse.)

BONAVENTURE, s’attablant, à part. J’veux savoir s’il aime mademoiselle Rosalie, moi !…

FRANÇOIS, de même. J’veux savoir combien qu’il y a d’écus dans la paillasse du bonhomme Valentin !

BONAVENTURE. À vot’ santé, voisin.

FRANÇOIS. Merci !… à la vôtre !

BONAVENTURE. Vous faites tout de même là une fière affaire, oui !

FRANÇOIS. Hé ! hé !

BONAVENTURE. Un cœur d’or… et une bonne fille… Ah ! dame, on irait loin pour trouver sa pareille !

FRANÇOIS. Ça, c’est vrai… elle n’est point vilaine de son corps… Vous qu’êtes de la maison, c’est-il vrai que le papa Valentin a sept cents écus cachés dans sa paillasse ?… (À part). V’là qu’est questionné adroitement !…

CHAMPAGNE, bas. Avez-vous entendu ?…

ROBIN. Sept cents écus !

MOREL. Dans la paillasse…

BONAVENTURE, à part. Il ne pense qu’aux écus ! (Haut.) Et bien pieuse, et bien charitable… soignant son vieux père comme un ange, quoi !

FRANÇOIS. Ah ! dame… Elle n’est point méchante… À vot’ santé !…

BONAVENTURE. À la vôtre… C’est un trésor !

FRANÇOIS, vivement. Dans la paillasse ?

BONAVENTURE. Eh ! non, je vous parle de mademoiselle Rosalie…

FRANÇOIS. J’entends bien… mais…

BONAVENTURE. C’est un trésor que je vous dis.

FRANÇOIS. Moi, je dis qu’il faut des écus pour rendre une femme heureuse !… Je n’suis point intéressé, dà !… s’y a seulement sept cents dans dans la paillasse ?…

CHAMPAGNE, bas. Écoutez !

BONAVENTURE, haussant les épaules. Il y a plus de sept cents écus. (Mouvement des trois aventuriers.)

FRANÇOIS. Y en a-t-il huit cents ?

BONAVENTURE. Jarni Dieu ! l’homme, vous n’aimez pas mademoiselle Rosalie !

FRANÇOIS. Qui ça, moi ?… (À part.) Y en a peut-être encore plus de huit cents ! (Haut.) Je ne l’aime pas, que je soupire après elle depuis du temps, et que je deviens tout maigre !… que je n’peux plus manger ni boire… À vot’ santé !… (Il boit.)

BONAVENTURE. À la vôtre !

FRANÇOIS. Que j’en rêve la nuit et le jour, que je grave son nom avec mon eustache sur l’écorce des peupliers… que…

BONAVENTURE. Il a ben l’air d’un amoureux tout de même. Allons, touchez là !

FRANÇOIS. Y en a-t-il ben huit cents ?…

BONAVENTURE. Approchant… Allez mettre votre habit de fête, mon homme… (Les trois aventuriers se font des signes.) Vous n’avez que le temps… nous serons ben à l’aise pour le réveillon, ici, car on ira recevoir tout le monde et fermer les portes…

CHAMPAGNE, faisant la grimace. Aïe !

ROBIN, bas. Le diable s’en mêle !

BONAVENTURE. À moins qu’il ne vienne quelques pauvres malheureux demander l’hospitalité pour l’amour de Dieu !

CHAMPAGNE. Il en viendra !

ROBIN, bas. Voilà notre affaire !

BONAVENTURE. Mlle Rosalie est si bonne !…

FRANÇOIS. Renvoyer ceux qui payent pour recevoir ceux qui ne payent pas ?…

BONAVENTURE. Hein ?… est-ce généreux ?

FRANÇOIS. Pour ça oui… (à part.) C’est bête !

BONAVENTURE. À tantôt, voisin.

FRANÇOIS. À tantôt ! (En sortant.) Yen a peut-être ben neuf cents dans la paillasse !…

BONAVENTURE. Allons ! ça me console… je l’aurais cru plus intéressé que ça… quoiqu’il pense un peu trop aux écus… Ah ! si c’était moi !…

CHAMPAGNE. Garçon !

BONAVENTURE, en sursaut. De quoi ?…

CHAMPAGNE. Combien te doit-on ?

BONAVENTURE. Une pinte… douze sous… (Les trois aventuriers fouillent à leur poche et font les douze sous à eux trois.)

CHAMPAGNE, les lui donnant. Tiens ! c’est le fond du sac… (À part.) À ce soir les écus de la paillasse. (Ils sortent.)

LA VOIX DE ROSALIE, dans la coulisse. Bonaventure ! Bonaventure !

BONAVENTURE. Ah ! c’est la bourgeoise… On y va ! on y va !

SCÈNE VII.

BONAVENTURE, ROSALIE, puis MINON.

ROSALIE, entrant. Te voilà enfin ! C’est heureux ! Il y a une heure que je t’appelle. (Regardant sortir Champagne.) Je n’aime pas ces vagabonds.

BONAVENTURE, à part en soupirant. Oh ! oui, c’est celle-là qu’est la plus belle !

ROSALIE. C’est le voisinage de ce prisonnier qui nous attire tous ces gens-là !… Prisonnier pour rire qu’on laisse se promener et courir le cerf dans la forêt… L’as-tu vu quelquefois, toi, ce prince, ce Stanislas Leckzinski ?

BONAVENTURE. Je ne sors pas souvent de l’auberge…

ROSALIE. C’est juste… On dit que c’est un tout jeune homme… presque un enfant… qui parle souvent de sa mère absente… Essuie donc les verres.

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise.

ROSALIE. Mais il y a des gens qui veulent se servir de lui pour faire la guerre… Le czar Pierre-le-Grand prit son royaume pour le donner à un autre… on m’a conté cette histoire ! mais moi, je ne me souviens que de ce qui me regarde… et en attendant, ces figures nouvelles qui rôdent dans le pays me font peur… Tu vas veiller à ce que tout soit bien fermé.

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise.

ROSALIE. Ne m’appelle pas comme ça… je te l’ai déjà dit… C’est mon père qui est ici le bourgeois… Moi, je ne suis que sa première servante… (Elle tricote avec activité en parlant.) Il dort, le pauvre vieux père…

BONAVENTURE. Sans ça, vous n’auriez pas quitté le chevet de son lit…

ROSALIE. Sans doute, c’est tout simple…

BONAVENTURE. Mais reposez-vous donc un petit brin, la bourgeoise !… c’est-à-dire mademoiselle Rosalie… vous travaillez par trop aussi, ça n’a pas de bon sens…

ROSALIE. Il faut bien que je travaille… j’ai des gens à nourrir…

BONAVENTURE. Oui, oui, vous en avez… vous ne prendriez pas un sou à votre papa pour l’entretien de la vieille Catherine votre tante et des petits à défunt votre frère… et de Minon votre petite sœur d’adoption.

ROSALIE. Tu ne peux pas dire mademoiselle Minon ?

BONAVENTURE. Si fait, la bourgeoise… c’est-à-dire mademoiselle Valentin… je dirai mademoiselle Minon, puisque ça vous plaît mieux… Je voudrais ben savoir ce qui vous plaît pour le faire… mais je n’ai point beaucoup d’esprit, à ce qu’on dit.

ROSALIE. Tu n’en as pas du tout…

BONAVENTURE. Ah ! mademoiselle Rosalie, ça ne me fait point tant de chagrin quand les autres me le disent… Si vous saviez…

ROSALIE. Chut ! est-ce mon père qui m’appelle ?…

BONAVENTURE. Non… il n’a pas appelé… Tout de même, quand je vous vois travailler comme ça, je le trouve un petit peu trop regardant, moi, le bourgeois…

ROSALIE. Il sait le prix de l’argent.

BONAVENTURE. On peut être économe.

ROSALIE. Ce n’est pas assez, quand on est pauvre ; il est avare ; il a raison.

BONAVENTURE. Mais vous…

ROSALIE. Je suis plus avare que mon père.

BONAVENTURE. Bah ! laissez donc ; vous dites ça et vous faites du bien à tout le monde.

ROSALIE. Ce n’est pas vrai ; c’est pour moi, pour moi seule que je travaille, et jamais pour les autres.

BONAVENTURE. Jamais ? elle est bonne celle-là ! quand vous avez pris mademoiselle Minon pour votre sœur…

ROSALIE. Eh bien, c’était à moi, à moi seule que je voulais faire plaisir.

BONAVENTURE. Ah ! bah ! à vous seule ?…

ROSALIE. J’étais presque enfant… je crois que j’avais dix ans ; mon père se plaignait d’avoir à peine de quoi vivre ; il est comme moi, mon père, parce que les hommes l’ont souvent trompé. Un soir que je revenais des champs, je trouvai un berceau au seuil de notre porte ; mon père, qui vint m’ouvrir, me dit : Porte cela sur les marches de l’église. Il y avait dans le berceau un enfant qui dormait, un enfant d’un an et demi…

BONAVENTURE. C’était mademoiselle Minon.

ROSALIE. L’enfant se réveilla… il appela sa mère ; quand il m’aperçut… à travers ses larmes il se mit à sourire. C’était une belle petite fille entourée de langes fins ; je dis à mon père : « Je ne la porterai pas sur les marches de l’église, nous l’élèverons à la maison. » Et comme mon père se récriait en parlant de la dureté du temps et de la misère, je lui dis : « L’enfant ne vous coûtera rien, je le nourrirai. »

MINON, qui est sortie de sa chambre et vient se jeter dans les bras de Rosalie. Et tu as tenu parole, ma sœur.

ROSALIE. Ah ! Minon !

MINON. Toute enfant tu étais déjà mère.

ROSALIE. J’ai bien travaillé dans ma vie… mais tu grandissais, tu m’appelais par mon nom ; le soir, mes pauvres yeux me brûlaient, mais j’entendais ton souffle heureux dans ton berceau. Quand la fatigue m’accablait trop, je m’asseyais à ton chevet ; rien qu’à te voir, je sentais comme un baume qui me coulait dans le cœur et je reprenais courage, et je travaillais encore… C’est bon, vois-tu, fillette, ces souvenirs-là !

BONAVENTURE. Et vous dites que vous n’êtes pas bonne, la bourgeoise !

ROSALIE. Tais-toi.

BONAVENTURE. Mais, bourgeoise…

ROSALIE. Tais-toi… cette fois, c’est bien lui, c’est mon père qui m’appelle… Viens avec moi, Minon.

MINON. Oui, ma sœur. (Elles sortent.)

SCÈNE VIII.

BONAVENTURE, puis ANDRÉ et STANISLAS.

BONAVENTURE. V’là ce qui m’étonne, moi… c’est que ce vieux père Valentin ait fait une fille comme ça !… J’vas fermer.

ANDRÉ, entrant. Entrez, l’ami…

BONAVENTURE, à part. Tiens, tiens, v’là encore du nouveau !… (Un homme entre drapé dans son manteau et le chapeau sur les yeux.)

ANDRÉ. Du vin !… L’ami, prenez place…

BONAVENTURE, mettant le vin sur la table. Voilà !

ANDRÉ, amicalement. Laisse-nous, mon garçon.

BONAVENTURE, sortant, à part. Au moins, celui-là, il est gentil, même quand il vous flanque à la porte…

ANDRÉ. Sire, nous sommes seuls… (Il se lève et reste découvert.) Je n’ai pas encore pu rendre mes devoirs à Votre Majesté.

STANISLAS, rejetant son manteau. Ma majesté vous en dispense, chevalier de Rieux… votre main, et trêve d’étiquette.

ANDRÉ, Sire ?…

STANISLAS. M’apportez-vous des nouvelles de ma mère ?

ANDRÉ. La reine votre mère vous envoie par moi mille baisers, Sire.

STANISLAS. Ma sainte mère !… Parlez-moi d’elle !…

ANDRÉ. Sire, je suis venu pour vous parler de vous… Votre royaume, opprimé par Auguste, qui n’est que le lieutenant de Pierre-le-Grand, votre royaume vous attend et vous appelle…

STANISLAS, avec abattement. De si loin, chevalier de Rieux, j’ai beau prêter l’oreille… je n’entends pas la voix de la patrie !

ANDRÉ. Sire, la voix du devoir s’entend de partout…

STANISLAS, offensé. Monsieur !…

ANDRÉ. Pardon, Sire, pardon… Vous savez si je vous respecte et si je vous aime… Écoutez-moi au nom de votre pays qui servit d’asile à mes aïeux proscrits… Le roi Charles XII, le lion du Nord, le héros suédois, le frère d’armes et l’ami de votre père, le roi Charles XII a brisé ses fers…

STANISLAS. Se peut-il ?

ANDRÉ. À ce nom seul de Charles XII, Pierre-le-Grand a tremblé au fond de ses déserts glacés… À ce nom seul vingt mille gentilshommes ont tiré le sabre sous les murs de Cracovie, en criant : Mort aux Moscovites ! vive Stanislas Leckzinski !

STANISLAS. Mes braves gentilshommes ! mon peuple bien aimé !

ANDRÉ. Et Charles XII, qui vient d’entrer en Norvège, a juré que le fils de Leckzinski remonterait sur le trône de son père… il ne vous manque plus qu’un seul auxiliaire, Sire.

STANISLAS. Et cet auxiliaire ?

ANDRÉ. C’est vous-même… Vous êtes captif, je le suis ; mais je viens, moi, vous proposer la délivrance… Il y a loin d’ici à la mer, c’est vrai, mais nos mesures sont prises… D’ici à l’Océan, il y a trente bureaux de poste… Trente gentilshommes dévoués, déguisés en postillons vous attendent… Un seul bureau de poste n’est pas à nous, parce que le maître en est mort… c’est Nonancourt… Mais je m’en charge… à Nonancourt, ce sera moi, André de Rieux, qui prendrai les bottes éperonnées et le fouet de postillon…

STANISLAS. Vous, chevalier ?…

ANDRÉ. Je paye la dette de mon père qui a été l’hôte du père de Votre Majesté.

STANISLAS. Ami… car tu es mon ami, toi, André, je te remercie…

ANDRÉ. Je n’ai pas tout dit, Sire… À Quillebœuf, à l’embouchure de la Seine, un navire vous attend, armé par le marquis de Lauzun, de ses propres deniers… Le navire est monté par vingt-cinq matelots fidèles… En quelques jours, vous aurez franchi la Manche, doublé les côtes de Danemark ; en quelques jours, si vous voulez, Sire, vous trouverez votre patrie réveillée de son sommeil et toute fière à la vue de son roi.

STANISLAS, ébranlé. Ma patrie ! Mes belles campagnes de Varsovie où je voyais, tout enfant, courir et resplendir au soleil les escadrons de nos fiers cavaliers !… Oh ! ne me tente pas, André ! Ne parle plus à l’exilé du sol qui l’a vu naître. Ne vois-tu pas que j’ai besoin de toute ma force pour le résister ?… et ma raison ne suffirait pas, s’il n’y avait là le souvenir de mon père !…

ANDRÉ. Votre père ?…

STANISLAS. À l’heure de la mort, mon père m’a dit : « Enfant, je prie Dieu que tu ne portes jamais le sceptre ni la couronne. »

ANDRÉ. C’était parler en père, car le sceptre est lourd et la couronne a des épines… mais ce n’était pas parler en roi !

STANISLAS. André, je suis résigné. Laisse-moi dans mon repos… Depuis que le czar est retourné en Russie, la France a entrouvert la porte de ma prison… La France généreuse me traite comme un hôte et non plus comme un captif… je suis tranquille… Je serais heureux, André, plus heureux que Pierre sur son trône, s’il m’était donné d’embrasser ma mère chérie…

ANDRÉ. La reine votre mère est au château de Saint-Germain… et le château de Saint-Germain est sur la route qui conduit à l’Océan…

STANISLAS. La reine ne me conseillerait pas…

ANDRÉ, tirant un pli de son sein. J’avais gardé ce message pour dernier argument, Sire… (Il met un genou en terre et présente le pli à Stanislas.)

STANISLAS. L’écriture de la reine !… l’écriture de ma mère !… Le message ne contient que quatre mots… (Lisant.) « En passant, tu m’embrasseras !… » (Il baise le papier avec émotion.) Chevalier, je n’hésite plus : jamais je n’ai désobéi à ma mère…

ANDRÉ, se levant. Vous êtes libre en ce moment, Sire, partons sur-le-champ.

STANISLAS. Soyez tranquille, chevalier, la réflexion ne changera pas mes desseins… mes papiers sont au château : j’ai besoin de quelques heures… Trouvez-vous sous les remparts à minuit.

ANDRÉ. Mes amis et moi nous y serons, Sire…

STANISLAS. Vous me trouverez prêt à vous suivre ; on vient… (Il drape son manteau et rabat son feutre.)

SCÈNE IX.

LES MÊMES, MINON, en toilette pour la fête, puis ROSALIE.

MINON, descendant l’escalier. Je vais obéir à ma sœur, je vais ajouter à ma toilette… Ah ! (À la vue des deux hommes, elle recule effrayée et confuse.) Pardon, messieurs…

STANISLAS. Ne vous éloignez pas, ma charmante enfant… je veux vous payer mon écot…

ANDRÉ, à part. Comme la voilà rouge et confuse !… (Ému et souriant.) Je parie que mon cœur bat plus vite que le sien…

STANISLAS. Eh bien ! vous restez à l’écart, chevalier ?

MINON, à part. Il est chevalier !… ah ! je savais bien que j’étais folle. (Elle soupire.)

STANISLAS, lui passant une bague au doigt. Prenez ceci, jeune fille… soyez bonne autant que vous êtes jolie… (Il lui baise la main.) À votre tour, chevalier.

ANDRÉ, lui baisant la main. Souvenez-vous de moi !… (Il lui passe une chaîne au cou.) C’est une médaille bénie qui vous portera bonheur. (Bas.) Je pars, je vous aime, je reviendrai… (Rosalie se montre sur le seuil.)

ROSALIE. Pauvre père !… il rêve qu’on veut lui prendre le sac où sont ses écus…

ANDRÉ. Allons, l’ami, à nos affaires ! (Ils sortent.)

SCÈNE X.

ROSALIE, MINON.

MINON, confuse, à part. Ma sœur !…

ROSALIE. Que te disaient ces deux hommes, ma fille ?

MINON. Ils me payaient leur écot, ma sœur.

ROSALIE. Donne l’argent…

MINON, tremblante. Ce n’était pas de l’argent…

ROSALIE, étonnée. Ah !… une chaîne !… un anneau !… (Elle prend la chaîne et la bague à Minon qui se laisse faire.) Je ne les connais pas, ces hommes… mais ils payent richement leurs dépenses… s’ils reviennent, tu me feras prévenir.

MINON. Oui, ma sœur… mais… (montrant timidement la chaîne que Rosalie vient de lui prendre) tu oublies…

ROSALIE. De te rendre cette chaîne… Je ne sais pas trop si je dois te la laisser porter… Non, je t’en achèterai une autre, mais celle-là tu ne la porteras pas.

MINON, à part. Une autre ! Ce ne sera pas la même chose.

ROSALIE. En attendant, la journée est finie… appelle Bonaventure pour fermer tout, et qu’on ne reçoive plus personne… François Picot et nos amis entreront par la petite porte du jardin… Personne, tu m’entends, personne !… [[T4|LES MÊMES, ROBIN.|SCÈNE XI.}}

ROBIN, piteusement. Pas même un malheureux qui ne sait où reposer sa tête ?…

ROSALIE. Je vous reconnais… vous étiez tout à l’heure avec ces hommes.

ROBIN. Mes camarades ont été plus heureux que moi, ma bonne dame… Ils ont trouvé un gîte par charité aux portes de la ville… moi, j’étais de trop, on m’a renvoyé…

MINON, qui s’était dirigée vers la porte, revenant. Sœur, il a l’air bien malheureux !

ROSALIE. Mon père me disait encore tout à l’heure : « Ne fais jamais de bien aux hommes, car, pour le bien, ils te rendront le mal… »

ROBIN. Oh ! bonne dame, ma reconnaissance…

MINON. Sœur… tu es si charitable !…

ROSALIE. Il ne faut pas être charitable… c’est de la duperie !…

MINON. Et il fait si grand froid dehors ! (Robin grelote.)

ROSALIE. C’est vrai… il fait froid… la pluie tombe… une fois n’est pas coutume… Ce pauvre homme couchera ici dans la salle basse.

MINON, à part. Et je lui descendrai du vin de la noce.

ROSALIE, à Robin. Et ne gâtez rien… couchez-vous sans chandelle…

ROBIN. Merci, ma bonne dame…

ROSALIE. Allons, fillette… il est temps enfin que je songe à ma toilette… Le père ne s’éveillera plus de la nuit… viens m’aider à me faire belle.

MINON. Je vais être ta femme de chambre.

ROSALIE. Bonsoir, l’homme…

MINON. Bonsoir, mon ami…

ROBIN. Que Dieu vous bénisse… Réjouissez-vous en paix, moi, je vais reposer. (Il se dirige vers le lit.)

ROSALIE. Prends la lampe.

MINON. La voilà. (La nuit s’est faite au départ des deux sœurs, qui ont emporté la lumière.)

SCÈNE XII.

ROBIN, seul ; il se redresse et prête l’oreille. Nuit complète.

La place est à nous… j’ai cru qu’elle allait me laisser dehors !… (Il se glisse vers la porte du père Valentin.) Pourvu qu’on n’ait pas mis le verrou… Ouverte !… et la bonne petite dame a dit elle-même : « Il dort… » Hâtons-nous… Ces diables de fiançailles me gênent… j’aimerais mieux une maison endormie… Sot pays où l’on fait les accordailles à minuit ! (Il va vers la fenêtre en tâtonnant, l’ouvre avec précaution et se penche au dehors.) Pstt !… Pstt !…

CHAMPAGNE, dehors. Pstt !

ROBIN. Montez !

SCÈNE XIII.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE, entrant par la fenêtre. Il fait noir comme dans un four… Morel a la lanterne sourde.

MOREL, entrant. J’ai vu de la lumière.

ROBIN. Il y en aura toute la nuit.

CHAMPAGNE. Voyons !… à la besogne ! Est-ce toi qui entre, Robin ?…

ROBIN. Un vieillard…

CHAMPAGNE. Bah ! il dort… Vous éventrez la paillasse… vous prenez le magot… et le bonhomme rêve que ses écus font des petits…

ROBIN. Oui, mais s’il s’éveille.

CHAMPAGNE, haussant les épaules. Ça le regarde… Et toi, Morel ?…

MOREL. Moi… tirons au sort…

CHAMPAGNE. Par le diable !… ça prend du temps de tirer au sort !… vous êtes des poules mouillées !… Faites le guet… donne-moi la lanterne… quand on a le cœur si tendre… on se fait garde-malade ou chien d’aveugle… Attendez-moi là. (Il entre chez le père Valentin.)

ROBIN. C’est un fier coquin que ce Champagne…

MOREL. Ni cœur, ni âme !

ROBIN. Il ira loin… As-tu vu M. André ?

MOREL. Tout va bien… le prince va se mettre on route à minuit… M. André nous donne un fier coup d’épaule sans le savoir…

ROBIN. Écoute ! (Il prête l’oreille.) Ah ! je me souviendrai de cette nuit… les gens de l’auberge n’ont vu que moi…

MOREL. Bah ! il y a loin de Bar-le-Duc à Paris !

CHAMPAGNE, rentrant pâle et en désordre. Voici l’argent… sauvons-nous !…

ROBIN. Et le bonhomme ?

CHAMPAGNE. Éteins la lanterne et en route !…

ROBIN. Le vieillard s’est-il éveillé ?

CHAMPAGNE. Voici l’argent, te dis-je !… Éteins la lanterne, et partons !

MOREL, à Robin, bas. Il s’est éveillé !…

ROBIN, de même. Que Dieu ait son âme ! (Ils sortent par la fenêtre.)

SCÈNE XIV.

BONAVENTURE, ROSALIE, MINON, FRANÇOIS PICOT, INVITÉS DES ACCORDAILLES. On entend un grand tumulte pendant la sortie des trois bandits. Au moment où le dernier d’entre eux disparaît par la fenêtre, la porte du père Valentin s’ouvre ; Bonaventure se précipite échevelé et regarde autour de lui d’un air égaré.

ROSALIE, entrant par la porte de droite. Qu’y a-t-il ? que veut dire ce bruit ?…

BONAVENTURE. La fenêtre est ouverte ! (Il va regarder à la porte de la chambre.)

ROSALIE. Et cet homme n’est plus là !

BONAVENTURE, sur le seuil de la porte latérale. Ah ! bourgeoise ! bourgeoise !

ROSALIE. Je t’avais défendu de m’appeler ainsi !

BONAVENTURE. Tant que votre père vivrait, mademoiselle Rosalie.

ROSALIE. Mon père !… (Elle se précipite dans la chambre avec Bonaventure. On entend Rosalie pousser un grand cri, puis elle rentre en scène très-pâle en disant :) Mon père mort ! assassiné !… (Elle tombe épuisée sur une chaise à deux pas de la porte. François Picot vient d’entrer par le fond avec la noce.)

FRANÇOIS et LES AUTRES. Assassiné !

BONAVENTURE, qui est sorti de la chambre à la suite de Rosalie. Oui, ces mendiants… ils l’ont volé d’abord… et puis…

FRANÇOIS, à part. Volé ! volé !

MINON, à Rosalie, qui rouvre les yeux et regarde autour d’elle avec stupeur. Sœur, il te reste l’homme que tu aimes.

BONAVENTURE, de même. Vot’ fiancé, la bourgeoise…

FRANÇOIS, à part. Volé ! ils ont volé mes huit cents écus !… (Il se fait un grand silence. Rosalie se lève lentement.)

ROSALIE, d’une voix altérée. François je vous rends votre parole…

FRANÇOIS. Je vas réfléchir… Bonsoir… bonsoir la compagnie ! (On s’éloigne de lui avec dégoût. Il sort.)

ROSALIE, retombant. Mon père est mort assassiné par l’homme que j’ai reçu par charité… Celui que j’aimais m’abandonne parce que je suis pauvre… Mon père avait raison, les hommes ne valent rien… Il ne faut songer ici-bas qu’à soi-même.

MINON, s’agenouillant à sa gauche. Ma sœur !… ma sœur chérie…

BONAVENTURE, s’agenouillant à sa droite. Ah ! la bourgeoise !… si vous saviez !…

ROSALIE, les repoussant. Je n’ai plus de cœur.



ACTE II.

L’hôtellerie de la Belle Hollandaise à Paris. Grande et riche salle commune. Le matin.



SCÈNE PREMIÈRE.

L’ÉPOUSE VAN ZUYP, UNE COUTURIÈRE, DEUX OUVRIÈRES. Mme Van Zuyp entre suivie par la couturière, qui examine sa robe. Elle se carre et va se mettre devant une glace.

L’ÉPOUSE, accent prussien. Gomtesse Pfafferlhoffen, safez fus ? Foilà ce que je veux qu’on n’ouplie pas… mon mariache afec meinherr Cornil Van Zuyp est une messalliance… Gomprenez-fus ? guand on me bârle, je veux qu’on ajoute à ce nom d’épouse Van Zuyp, que j’ai la douleur de bôrter, le titre qui m’appartient par droit de naissance : Gomtesse Pfafferlhoffen…

LA COUTURIÈRE. Madame la comtesse…

L’ÉPOUSE. Pfafferlhoffen !

LA COUTURIÈRE. Pfaffer…

L’ÉPOUSE. …lhoffen.

LA COUTURIÈRE, disposant les plis de la robe. Madame la comtesse Pfafferlhoffen… plus j’examine votre robe, plus je trouve… voulez-vous me permettre de vous parler avec une entière franchise ?

L’ÉPOUSE. Che fus bermets.

LA COUTURIÈRE. Eh bien ! madame la comtesse, jamais je n’ai vu comtesse si miraculeusement habillée… C’est une noblesse de coupe… une grâce de draperie… une harmonie d’ensemble…

L’ÉPOUSE, s’admirant. Eine noplesse… gomprenez-fus !… eine grace… eine… harmonie ! (Aux deux ouvrières.) Barlez sans gompliments…

LES DEUX OUVRIÈRES. C’est admirable !

L’ÉPOUSE, fronçant le sourcil. Eh bien ! moi… moi… ché suis fort megondente, safez-fus ?

LA COUTURIÈRE. Est-il possible !

L’ÉPOUSE, sévèrement. Ché fus afais dit de ne pas me mettre… fus gomprenez ? (Elle montre sa gorge.)

LA COUTURIÈRE. Je n’en ai pas mis.

L’ÉPOUSE. Fus afez eu tort !… Che fus avais dit : eine rope très-simple…

LA COUTURIÈRE. Il n’y a pas un ruban.

L’ÉPOUSE. Foilà le mal… ça ne ressemble bas à la rope de la gomtesse Pfafferlhoffen.

LA COUTURIÈRE. Si madame la comtesse voulait… (Elle fait signe à l’ouvrière, qui ouvre son carton.)

L’ÉPOUSE. J’ai trop l’air de l’épouse Van Zuyp !… Quoique meinherr Van Zuyp ne restera has tuchurs ein pourcheois… Il fa acheter un pon marguisat cette année… gombrenez-fus ?

LA COUTURIÈRE, lui mettant le carton devant elle. Que madame la comtesse veuille bien choisir quelques rubans.

L’ÉPOUSE, faisant son choix. Ce n’est pas pour plaire à l’autre sexe, safez-fus ?… Ah ! je ne m’occupe bas de l’autre sexe !… Je brends ces rupans ferts pour mettre à l’épaule.

LA COUTURIÈRE. Ce sera d’un goût parfait ! (Elle les attache.)

L’ÉPOUSE. Je brends ces rupans roses pour mettre à la corge.

LA COUTURIÈRE, les attachant. Ces deux couleurs se marient à merveille.

L’ÉPOUSE. Ces deux touffes au-dessous… celle-ci à la ceinture…

LA COUTURIÈRE, avec admiration. Ah ! madame la comtesse… quel goût délicieux !

L’ÉPOUSE. Faites en sorte que ce soit touchours pien simple.

LA COUTURIÈRE, attachant les nœuds dans le dos. C’est facile, madame la comtesse.

L’ÉPOUSE. Ch’aime ce qui est simple… Gomment me trufez-fus ?…

LA COUTURIÈRE. Les paroles me manquent… ces demoiselles aussi sont muettes.

L’ÉPOUSE, retournant le carton. Il n’y avait pas peaucoup de rupans, safez-fus, dans fôtre gârton ! (André entr’ouvre la porte de gauche.) Oh Ciel ! une bersonne de l’autre sexe !… ne me guittez bas !

LA COUTURIÈRE. Nous restons auprès de madame la comtesse…

ANDRÉ, entrant. Madame la comtesse… (Il s’arrête comme frappé d’admiration.)

L’ÉPOUSE, à la couturière. Ne me guittez bas… Si ce gentilhomme me manque de respect…

ANDRÉ. Ah ! madame !… béni soit le sort qui m’a permis de pénétrer jusqu’à vous… Je vous cherchais…

L’ÉPOUSE, à la couturière. Il me cherchait, alors, fus safez, allez-fus-en !

LA COUTURIÈRE. Madame la comtesse ne craint pas…

L’ÉPOUSE. Puisqu’il me cherchait… fus gomprenez ?

LA COUTURIÈRE. C’est juste !… Allons, mesdemoiselles…

L’ÉPOUSE. Une autre fois, mettez plus de rupans dans fôtre garton.

LA COUTURIÈRE, sur le seuil. Ah ! quelle robe ! quelle robe ! (Elles sortent toutes les trois en faisant de grandes révérences et des signes d’admiration.)

SCÈNE II.

L’ÉPOUSE, ANDRÉ, costume de ville très-élégant.

L’ÉPOUSE, avec modestie, montrant sa robe. Che fus temante parton te fus recevoir ainsi en nécliché… mais en voyage… et dans une hôtellerie… et puis… s’il y avait eu plus de rupans tans le gârton.

ANDRÉ. Ce que vous avez suffit, madame.

L’ÉPOUSE. Safez-fus ? che fus bermets de paiser le pout te mes doigts avec respect.

ANDRÉ. Mille grâces !… (Il lui baise la main. À part.) Elle est folle… mais je n’ai que ce moyen d’obtenir ce brevet…

L’ÉPOUSE, soupirant. Ah ! chefalier ! chefalier ! fus m’avez gompromise aux yeux de ma gouturière.

ANDRÉ. Compromise !

L’ÉPOUSE, à part. Chefeux noirs ! c’est chistement ma gouleur bréférée !

ANDRÉ. Madame, hier, au bal de la cour, vous m’avez permis de venir vous demander une grâce…

L’ÉPOUSE. Meinherr Cornil Van Zuyp est très-chaloux, safez-fus ?

ANDRÉ. Ne vous inquiétez pas, madame, il s’agit d’une bonne action.

L’ÉPOUSE, désappointée. Ah !… nous passons bour très-charitables tans la famille des gomtes de Pfafferlhoffen…

ANDRÉ. Je sais que par votre position et par la fortune immense de monsieur Van Zuyp, vous avez tout pouvoir à la surintendance… Je voudrais avoir pour une femme bien malheureuse le bureau de poste de Nonancourt, qui est présentement sans titulaire…

L’ÉPOUSE. Safez-fus, chefalier… che ne fais chamais rien pour les femmes.

ANDRÉ. La pitié, belle dame.

L’ÉPOUSE. Che croyais que fus fuliez temanter quelque chose pur fus, chefalier ?

ANDRÉ. Pour moi, j’ai bien des choses à vous dire, madame la comtesse… (À part.) Ah ! diable ! j’oubliais mon personnage. (Haut.) Si vous le permettez, ce soir, je viendrai chercher moi-même le brevet.

L’ÉPOUSE. Safez-fus !… je permets… à gondition que fus avez du respect.

ANDRÉ. Et vous promettez ?

L’ÉPOUSE. Je promets.

ANDRÉ. Ah ! que de grâces, belle dame !… Voici le placet de votre protégée. (Au moment où il se baisse pour prendre congé en lui baisant la main, une servante de l’hôtellerie entre poursuivie par Cornil, qui essaye de lui prendre la taille. Cornil et sa femme se trouvent en face l’un de l’autre. André salue et sort.)

L’ÉPOUSE. Mon mari !

CORNIL, à part. Ma femme ! (À la servante.) Sortez !

L’ÉPOUSE. Et apportez-moi mon chocolat, safez-fus ?… effrontée !

SCÈNE III.

CORNIL, L’ÉPOUSE.

CORNIL. Épouse Van Zuyp, vous voilà enrubannée comme la chasse de saint Abraham, à Maëstricht !… Je vous fais compliment… ce beau jeune homme…

L’ÉPOUSE. La fertu des gomtesses Pfafferlhoffen est au-dessus de fos insinuations, meinherr Cornil…

CORNIL. Je ne trouve point à redire a cela… il faut hurler avec les loups… Pour notre affaire, nous avons besoin de plaire au régent, et le régent n’aime pas les mœurs sévères… Moi-même je tâche de prendre des allures…

L’ÉPOUSE. Fi donc !… Si je voulais, moi, je prendrais bien facilement cette légèreté… ce laisser aller… Monsieur de Champagne m’a tit que ch’afais l’esprit français… Foilà un homme pien élevé, ce monsieur de Champagne… un frai gentilhomme… Mais fous, fous serez tuchurs ein pourchois, meinherr Cornil.

CORNIL. Il s’agit de gagner un million de roubles en livrant le prince Stanislas au czar… Monsieur de Champagne va me faire des amis… j’ai déjà soupé avec des grands seigneurs.

L’ÉPOUSE. Que vous ont-ils dit ?

CORNIL. Ils m’ont demandé si je voulais leur prêter de l’argent.

L’ÉPOUSE. Ça doit être pien choli ein betit souper ?

CORNIL. C’est très-débraillé.

L’ÉPOUSE, à part. J’aimerais bien foir un betit souper… Mais foilà ce cher monsieur de Champagne.

SCÈNE IV.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, en costume de gentilhomme fort recherché.

CHAMPAGNE. Salut à la gloire de la Hollande !… Belle dame, j’agenouille mes respects à vos pieds. (Il salue d’un air évaporé, en jetant le chapeau sous le bras et tournant sur le talon.)

L’ÉPOUSE. Monsieur de Champagne, safez-fus ?… che foudrais foir un betit souper… fus gomprenez ?

CHAMPAGNE. Parfaitement.

CORNIL, à Champagne. Parlons affaires. (Se tournant vers sa femme.) Épouse Van Zuyp…

L’ÉPOUSE. Née gomtesse Pfafferlhoffen !

CORNIL. J’ai de graves intérêts politiques à débattre avec monsieur de Champagne.

L’ÉPOUSE. Je me retire. (Bas à Champagne.) Me l’avez-vous trouvé ?

CHAMPAGNE. Quoi ?

L’ÉPOUSE. Vous savez ?… le petit maître à danser ?

CHAMPAGNE. Oui.

L’ÉPOUSE. De quelle couleur ?

CHAMPAGNE. Blond… tirant sur le roux.

L’ÉPOUSE. Oh ! la gouleur que ch’aime le mieux… Safez-fus ?… monsieur de Champagne, nous fous permettons de nous paiser la main. (Elle sort après de grandes révérences.)

SCÈNE V.

CHAMPAGNE, CORNIL.

CORNIL. Où en sommes-nous ?

CHAMPAGNE. Le prince Stanislas…

CORNIL. L’autre affaire, monsieur de Champagne… l’autre affaire… L’épouse Van Zuyp ne peut plus nous entendre… l’affaire d’amour… la grande affaire !…

CHAMPAGNE, à part. Il a mordu à l’hameçon ! (Haut.) Ce n’est pas le plus pressé, patron.

CORNIL. Si fait !… j’ai parfaitement compris vos idées… Vous m’avez dit qu’il me fallait une maîtresse pour être à la hauteur. À la cour du régent, un homme qui n’a pas de maîtresse est un malheureux !… Comme j’ai beaucoup d’argent, il me faut une maîtresse hors ligne… une perle… un diamant… Vous vous êtes chargé de me trouver cela. (Tressaillant.) Hein !… (Riant.) J’ai cru que c’était l’épouse Van Zuyp !

CHAMPAGNE. Chose promise, chose due…

CORNIL. Alors, vous avez trouvé ?…

CHAMPAGNE. J’ai trouvé la perle, j’ai trouvé le diamant… dans mes voyages.

CORNIL. Oh donc ?

CHAMPAGNE. À Bar-le-Duc… une jeune fille…

CORNIL. Jolie ?

CHAMPAGNE. Adorable !

CORNIL. Et qui fera parler d’elle ?

CHAMPAGNE. Dès son début.

CORNIL. Et de moi ?

CHAMPAGNE. Par ricochet.

CORNIL. Mais pourquoi l’aller chercher si loin ?

CHAMPAGNE. J’ai mes raisons, vous allez voir… Laissons-là, pour un instant, l’affaire d’amour…

CORNIL. Déjà ?

CHAMPAGNE. Et revenons au jeune prince… Il s’est évadé, il y a trois jours, du château de Bar-le-Duc, où le gouvernement français le retenait prisonnier… La chose est connue à Paris, et le ministre a donné ordre à ses agents d’arrêter Son Altesse.

CORNIL. Bon !…

CHAMPAGNE. Mauvais !… Si le gouvernement du régent cherche à le reprendre, c’est pour le protéger contre nous, contre les tentatives de Pierre-le-Grand ; enfin, c’est pour veiller à sa sûreté, et non le livrer à ses ennemis.

CORNIL. Alors, que faire ?

CHAMPAGNE. Prendre les devants sur la police française… J’ai des hommes dévoués dont je vais tout à l’heure vous montrer un échantillon… Vu le temps qui s’est écoulé depuis son évasion, Stanislas doit nécessairement errer aux environs de Paris… Sa mère réside au château de Saint-Germain-en-Laye… J’ai dressé des embuscades dans la forêt ; s’il tente de se rapprocher de sa mère, il est à nous.

CORNIL. Très-bien !… Monsieur de Champagne, je suis content de vous.

CHAMPAGNE. Je n’ai pas fini… S’il évite mon piége à Saint-Germain, nous le rattraperons à Nonancourt ; cette poste est vacante ; il nous faut là une femme à nous, complètement à nous.

CORNIL. L’avez-vous trouvée aussi, cette femme ?

CHAMPAGNE. Oui !

CORNIL. Dans vos voyages ?

CHAMPAGNE. À Bar-le-Duc.

CORNIL. Encore !… On trouve donc tout à Bar-le-Duc ?

CHAMPAGNE. Une gaillarde résolue, avare, égoïste… elle s’en vante à tout propos… une femme qui n’a plus rien au monde… (à part) grâce à moi… (haut) et qui est en position de vendre son âme au plus offrant !

CORNIL. Un trésor en un mot !

CHAMPAGNE. Un trésor… J’ai écrit à cette femme de venir à Paris sur-le-champ, à l’hôtellerie de la Belle Hollandaise, où nous sommes, et je lui ai promis la poste de Nonancourt… Ai-je trop préjugé de votre crédit ?

CORNIL. J’aurai le brevet ce soir.

CHAMPAGNE. Le joli de l’histoire, c’est que le trésor et la perle sont sœurs !

CORNIL. En vérité !

CHAMPAGNE. Avec ce brevet, nous faisons d’une pierre deux coups… Nous avons Rosalie… la sœur aînée, qui nous livrera le prince, et Minon, la sœur cadette, dont la beauté ingénue vous prêtera le relief galant qui vous manque.

CORNIL. C’est parfait !

CHAMPAGNE. Mais… je vous ai promis de vous montrer un échantillon de mes hommes. (Il sonne.)

CORNIL. Ce sont des coquins, vos hommes ?

CHAMPAGNE. Déterminés !

CORNIL. Tant mieux ! il faut cela pour pousser l’affaire.

CHAMPAGNE, à un domestique. Faites monter ces deux braves gens qui attendent dans le vestibule.

CORNIL. Oui, faites monter !… Ah ! ah ! si on m’eût dit, là-bas, en Hollande, que j’aurais frayé un jour avec des malfaiteurs… (Avec orgueil.) J’ai fait bien du chemin… j’ai la conscience d’avoir fait bien du chemin…

SCÈNE VI.

LES MÊMES, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE. Patron, je vous présente l’ami Robin et l’ami Morel, vos dévoués serviteurs.

ROBIN. Pour le dévouement, voyez-vous…

MOREL. Ah ! quant à ce qui est de ça… voilà !…

CORNIL, les lorgnant. Ils sont laids… ils sont très-laids…

CHAMPAGNE. Pour ce qu’ils ont à faire…

CORNIL. C’est juste !

CHAMPAGNE. Patron, adressez-leur quelques paroles bienveillantes, pour qu’ils encouragent leurs camarades.

CORNIL, se posant. Volontiers. Hein ! hein !! hein !!! mes amis, je suis venu à Paris pour gagner de l’argent… Je suis riche… j’ai vingt-huit vaisseaux dans les mers de l’Inde… j’ai des comptoirs… j’ai des pêcheurs, j’ai des factoreries… mais je veux encore gagner de l’argent… gagner beaucoup, dépenser peu ; tel est le but de l’homme sur la terre… Tenez ! (Il leur jette sa bourse.) Ayez de l’économie et servez-moi bien… (À Champagne) Est-ce cela ?

CHAMPAGNE. C’est plus qu’éloquent, c’est sublime.

CORNIL. J’étais taillé pour parler en public… je vais travailler pour le brevet… À bientôt ! (Il sort.)

SCÈNE VII.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL, saluant la porte par où Cornil est sorti.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL. Bonsoir, monseigneur.

CHAMPAGNE, baissant la voix. Quoi de nouveau ?

ROBIN. Celui que nous poursuivons est à Paris.

CHAMPAGNE. Vous en êtes sûrs ?

ROBIN. Je l’ai vu.

MOREL. Moi aussi…

CHAMPAGNE. Seul ?

ROBIN. Non pas… avec monsieur André, notre ancien patron…

MOREL. Cinq gentilshommes de son pays et une douzaine de mousquetaires du roi se sont réunis hier soir aux Porcherons, sous la présidence du marquis de Lauzun… André de Rieux et le prince Stanislas y étaient.

ROBIN. On a bu du champagne… on a crié vive Charles XII.

CHAMPAGNE. Et l’itinéraire du prince ?

ROBIN. Toujours le même, Saint-Germain, Nonancourt, etc.

CHAMPAGNE. C’est bien !

ROBIN. Il y a quelque chose qui n’est pas bien.

CHAMPAGNE. Quoi donc ?

ROBIN. La femme de Bar-le-Duc… l’aubergiste…

MOREL. Mademoiselle Rosalie Valentin…

CHAMPAGNE, vivement. Est-ce qu’elle serait aussi à Paris ?

ROBIN. Juste !

CHAMPAGNE. Bravo !

ROBIN. Comment, bravo !… si elle me reconnaissait…

CHAMPAGNE. Elle n’a vu que toi, tu l’éviteras… celle-là vaut pour nous son pesant d’or… Robin, je te charge de surveiller le prince… Morel, tu feras en sorte que la femme de Bar-le-Duc vienne dans cette hôtellerie… Allez, mes mignons, vous ferez fortune, c’est moi qui vous le dis, avec ce gros Hollandais… tenez bien la piste ; je réponds du reste…

ROBIN. Quand faudra-t-il rejoindre nos gens dans la forêt de Saint-Germain ?

CHAMPAGNE. Je vous verrai ce soir au cabaret de Saint-Merry.

ROBIN. Alors, à ce soir…

MOREL. À ce soir ! (Ils sortent.)

SCÈNE VIII.

CHAMPAGNE seul, puis UN DOMESTIQUE.

CHAMPAGNE. Il paraît qu’il y a un homme sous la peau épaisse de ce marchand hollandais… Ce meinherr Cornil s’est enflammé avant même d’avoir vu la petite… Tubleu ! sur les deux millions, meinherr Cornil comptait me donner cent mille livres… Je préfère prendre l’entreprise à mon compte et ne lui rien donner du tout…

LE DOMESTIQUE. Madame la comtesse désirerait parler à monsieur de Champagne.

CHAMPAGNE. J’y vais. (Le domestique sort.) Cette épouse Van Zuyp a pour moi trop d’amitié.

LE DOMESTIQUE, rentrant. Madame la comtesse est très-pressée.

CHAMPAGNE. J’y vais, j’y vais. (Il sort. On a vu André reparaître au fond du théâtre, et regarder Champagne avec attention.)

SCÈNE IX.

ANDRÉ, seul, suivant des yeux Champagne qui vient de disparaître.

Je ne me trompe pas, cet homme, c’est bien celui qui m’a été désigné par mes amis, c’est l’âme damnée de messire Van Zuyp. Tous deux sont en lutte avec moi sans me connaître, je l’espère. Tous deux ont juré de perdre le prince… Je le sauverai, moi, malgré tous ses ennemis et malgré lui-même s’il le faut. L’imprudent ! que fait-il en ce moment ? Il oublie à Saint-Germain, près de sa mère, le danger qui le menace ; sa tête mise à prix par la Russie, le fer des assassins prêt à le frapper dans l’ombre… Oh ! j’irai le rejoindre, l’emmener, exiger qu’il parle, dès que je me serai assuré, au moyen de ce brevet que j’attends, que m’a promis cette ridicule comtesse, des intelligences a la poste de Nonancourt.

LA VOIX DE BONAVENTURE, sous la fenêtre. N’ayez pas peur, j’ai bon dos, la bourgeoise.

ANDRÉ. La bourgeoise ! je connais cette voix-là… (Il va regarder à la fenêtre.) Bonaventure… et près de lui l’aubergiste de Bar-le-Duc et sa sœur ! Minon, toujours charmante… Mais je n’ai pas encore ce brevet… et puis on ne doit pas me voir sous ce costume… Sauve qui peut ! (Il s’en va par la droite.)

SCÈNE X.

ROSALIE, BONAVENTURE, MINON.

ROSALIE, entrant. Je n’en puis plus !… (Minon semble accablée de fatigue. Bonaventure est surchargé de paquets, de valises ; il tient son parapluie à la main. Rosalie regarde autour d’elle.) C’est beau, ici, ça doit être cher !…

MINON. Ah ! que je suis lasse !…

BONAVENTURE. Ce pavé de Paris vous râpe la plante des pieds… Faut-il déposer les effets, la bourgeoise ?…

ROSALIE. Pas encore. (Bonaventure reste chargé.) On m’a dit de venir ici et que j’y trouverais mes protecteurs… car j’ai reçu deux lettres… deux… qui me promettent le bureau de poste de Nonancourt.

BONAVENTURE. Deux lettres de la même main ?…

ROSALIE. Non, deux écritures différentes.

BONAVENTURE. Et vous les connaissez ?… c’est drôle, ça ! Ah ! oui, la bourgeoise !

MINON, à part. Il m’avait semblé le voir à la fenêtre… Je crois le voir partout… je deviens folle !…

ROSALIE. Enfin je me suis décidée à partir ! et ma foi ! j’ai tout vendu… là-bas, la maison et les meubles… Ça me faisait mal, quoi, de voir la porte de la chambre du père… et la fenêtre par où avait passé l’assassin… Mon pauvre père ! ah ! c’est moi, c’est moi qui l’ai tué en donnant asile à ce misérable mendiant, son meurtrier sans doute… et depuis, impossible de retrouver cet homme ; impossible… Enfin, je ne pouvais plus vivre dans cette malheureuse maison… j’ai fait un paquet de mes nippes, et me voilà… jamais embarrassée, moi !

BONAVENTURE. Quant à ça, non, la bourgeoise.

ROSALIE. Il y en a qui seraient embarrassées avec mes charges… car j’ai emporté mes charges… là, avec moi.

BONAVENTURE. Moi aussi, j’ai mes charges…

ROSALIE. La vieille tante Catherine…

BONAVENTURE. Et les petits… toujours bonne, la bourgeoise.

ROSALIE. Ah ça, il n’y a donc personne ici ? je voudrais demander une chambre, pas chère…

MINON. Voici quelqu’un.

BONAVENTURE. C’est du beau monde, la bourgeoise…

SCÈNE XI.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, CORNIL, L’ÉPOUSE.

CHAMPAGNE, à Cornil. Voici la jeune personne…

CORNIL. Elle est belle !… (Il lorgne Minon.) Très-belle !

ROSALIE, à Bonaventure, en montrant Champagne. Est-ce que je n’ai pas vu ce seigneur-là quelque part ?…

BONAVENTURE. Chez nous, à Bar-le-Duc.

L’ÉPOUSE, à Champagne. Safez-fus ?… ce garçon-là… j’aime peaucoup la couleur de ses cheveux…

BONAVENTURE, à Rosalie. Venez, madame Valentin… car il faut vous faire appeler madame, là-bas, à la poste.

ROSALIE, étonnée. À la poste ?

CHAMPAGNE. Nous sommes de vieilles connaissances, madame Valentin… Je vais vous remettre votre diplôme.

ROSALIE. C’est donc vous qui m’avez écrit ?

CHAMPAGNE. Moi-même.

ROSALIE, défiante. Et pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

CHAMPAGNE. Venez, vous le saurez. (Il fait un signe à Cornil.)

ROSALIE. Soit ; viens, Minon.

CORNIL, sortant le dernier. Quelle taille !… En Hollande, les femmes ne ressemblent pas à cela.

L’ÉPOUSE, à Bonaventure, qui veut sortir aussi. Restez, safez-fus !

SCÈNE XII.

L’ÉPOUSE, BONAVENTURE.

BONAVENTURE. Laissez-moi donc, vous !… Je veux allez avec la bourgeoise.

L’ÉPOUSE, le retenant par le parapluie qu’il tient à la main. Fus gombrenez… j’ai à fus barler… Je fus ai remargué.

BONAVENTURE. Ça ne fait rien, laissez-moi partir.

L’ÉPOUSE, à part. C’est ein garçon plein d’innocence ! (Haut.) Fulez-fus être mon chasseur ?

BONAVENTURE. Qué qu’ c’est qu’ ça ?

L’ÉPOUSE. C’est ein choli garçon qui monte derrière la foiture.

BONAVENTURE. J’veux aller avec la bourgeoise.

L’ÉPOUSE. La pourgeoise, la pourgeoise… Recartez ma robe ?

BONAVENTURE. Oh ! la drôle d’attifate, tout de même… C’est une Auvergnate.

L’ÉPOUSE. Fulez-fus être mein chasseur ?

BONAVENTURE. Est-é’ drôle, c’te Savoyarde.

L’ÉPOUSE. Gomtesse Pfafferlhoffen… de Prusse !

BONAVENTURE. Faites-moi place… comtesse Fanferluchen !… Ah ! mais j’cours après la bourgeoise !… Laissez-moi donc, Andalouse… (Il lui laisse son parapluie dans la main, et s’enfuit.)

SCÈNE XIII.

L’ÉPOUSE, seule.

Il m’a laissé son barapluie tans la main. (Tirant une lettre de son sein.) Mais j’ai de quoi m’en gonsoler. Le cheune homme brun m’a écrit. Voyons ce qu’il me dit. Il me demande de remettre le brevet à Rosalie Valentin, qui est dans cette auberge. Je gomprends, elle est là. La voici… Je vais brononcer quelques baroles pleines de dignité on lui remettant son brevet.

SCÈNE XIV.

L’ÉPOUSE, ROSALIE, MINON, BONAVENTURE.

ROSALIE, entrant tenant un parchemin. Je le tiens, ce cher brevet, le voilà… Je ne sais pas pourquoi on est venu me le jeter à la tête ; mais c’est égal, le voilà !… Maîtresse de poste à Nonancourt !…

MINON. Ma sœur !…

BONAVENTURE. La bourgeoise…

ROSALIE. C’est bien, je vous connais… oh ! je vous connais… Il me vient du bonheur, vous allez me caresser, pardi…

BONAVENTURE. Ah ! qu’est-ce que vous dites là ?…

ROSALIE. Vous valez mieux que les autres, n’est-ce pas ? (Avec ironie.) Aussi, soyez tranquille, je crois à votre affection. (Elle rit.) Oui, oui… (L’Épouse s’est approchée d’elle et lui touche légèrement l’épaule.) Hein ! Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que c’est que cette dame-là ?…

L’ÉPOUSE, à Rosalie, Matame !

ROSALIE. Madame !

L’ÉPOUSE. Il est acréâble de rébandre et de bratiquer des pienfaits autour de soi… gomme le soleil, astre du chur, vous gomprenez ? qui réchauffe les féchétaux et les insecdes, fus savez ? Voilà le brefet qui vous sauvera de l’infortune.

ROSALIE. Le brevet ! C’est le second.

BONAVENTURE. Il en pleut.

L’ÉPOUSE. Pas de remercîment, ma régombense est tans mon gœur. (À part.) Ch’aurais fulu que le cheune homme prun pût m’entendre…

ROSALIE, étonnée. Merci, madame…

L’ÉPOUSE, s’éloignant fièrement. Je me sustrais à votre regonnaissance !

BONAVENTURE, l’arrêtant. Redonnez-moi mon parapluie, vous, Écossaise !

SCÈNE XV.

LES MÊMES, moins L’ÉPOUSE ; puis ANDRÉ, puis CHAMPAGNE.

ROSALIE. Deux brevets !… Pourquoi deux brevets ?

BONAVENTURE. C’est drôle tout de même ; la bourgeoise, j’ai r’eu mon parapluie !

ROSALIE. Bah ! ça prouve que j’avais plus d’un protecteur !

BONAVENTURE. C’est certain… (Caressant son parapluie.) J’avais peur de ne pas le ravoir. (André paraît sur la porte en costume de postillon.)

MINON, l’apercevant. Ah !

ROSALIE. Qu’as-tu, toi ?

MINON. Rien, ma sœur.

BONAVENTURE, apercevant André. Oh ! le braconnier qui est devenu postillon !

MINON, à part. Tout à l’heure, à la fenêtre, il avait un habit de gentilhomme.

ANDRÉ, s’avançant rondement. Salut, la bourgeoise… Ce garçon-là dit vrai ; de braconnier je me suis fait postillon ; et si vous voulez, je serai des vôtres à la poste de Nonancourt.

ROSALIE. Vraiment !… (À Bonaventure et Minon.) Qu’en dites-vous, vous autres ?

BONAVENTURE, vivement. Moi, je dis que je ne l’engagerais pas. (À part.) Il est trop bien !

ROSALIE. Et toi, Minon ? (André fait des signes suppliants à Minon.)

MINON, avec effort. Je suis du même avis que Bonaventure.

ROSALIE. Tiens, tiens… (Elle s’approche d’André et le toise.) Puisque tout le monde est d’avis de ne pas engager ce garçon-là… moi, je l’engage.

ANDRÉ. À la bonne heure ! Merci, la bourgeoise.

MINON, à part. J’ai fait ce que j’ai pu, ce n’est pas ma faute.

ROSALIE, à André. Allons, partons pour Nonancourt !… C’est toi qui nous conduiras.

ANDRÉ. Oui, la bourgeoise.

ROSALIE. Il faudra marcher droit…

ANDRÉ. On marchera droit, la bourgeoise.

TOUS. En route ! en route !

CHAMPAGNE, paraissant au fond, à part. Le chevalier de Rieux en postillon !… Moi, sans changer de costume, je lui prendrai son maître et sa maîtresse. (Préparatifs de départ.)



ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

ANDRÉ, STANISLAS. — Ils entrent par le bureau, avec précaution, au moment où Cornil et Champagne sortent.

ANDRÉ, costume de gentilhomme, avec manteau. Enfin, ils s’éloignent… Ah ! prince ! vous avez joué follement votre vie et l’avenir de votre couronne !

STANISLAS, même costume. Je ne pouvais pas me séparer de ma mère.

ANDRÉ. Tout était prêt, là-bas, à Nonancourt… je vous attendais d’heure en heure… Un jour s’est passé… puis deux jours… je n’ai pu résister à mon impatience… je suis accouru… et je trouve la forêt pleine de piéges, les avenues gardées… vous-même harassé de fatigue et presque découragé par vos tentatives infructueuses…

STANISLAS. Non, pas découragé, ami… un peu de repos me suffira… Du reste, j’ai eu du bonheur dans mon infortune… quand ils m’ont refoulé de la lisière du bois jusqu’ici, j’ai aperçu à l’entrée du parc le carrosse de ma mère, et nous avons pu échanger de loin un dernier baiser.

ANDRÉ. Je ne vous quitterai pas, Sire… je l’ai promis à la reine, et je suis gentilhomme.

STANISLAS. Ma pauvre mère, je ne la verrai plus ! et qui sait si je rentrerai jamais dans mon royaume ?

ANDRÉ. Que dites-vous ?

STANISLAS. Ces pièges, ces trahisons dont je suis entouré… Tu le sais, ami, je ne crains pas la mort, la mort sur le sol de la patrie, en combattant pour elle, entouré de mes fidèles soldats, comme un chevalier, comme un roi… Ah ! cette mort glorieuse, si elle m’est réservée, bénie soit la volonté de Dieu. Mais tomber, victime obscure, sans avoir eu le temps de dégainer un glaive, tomber frappé par un assassin, et sur la terre de France… ah ! cette idée est horrible et me ferait perdre tout mon courage !

ANDRÉ. Sire, mes amis et moi, nous ferons bonne garde autour de vous, nous déjouerons les agents vendus à l’étranger… car la France n’a jamais été la complice de pareilles perfidies. La France, même sous la main d’un Dubois, garde toujours son grand cœur de nation : le généreux cœur de la plus généreuse nation du monde. Du reste, il n’y a plus pour vous qu’un danger sérieux, un seul, le passage de la foire de Saint-Germain… Je suis sûr de la poste de Nonancourt. Il s’agit seulement de s’entendre et de réparer au plus vite les trois jours que vous avez perdus.

STANISLAS. Perdus ! je les ai passés près de ma mère.

ANDRÉ. Ces trois jours ont doublé la difficulté de notre entreprise. Il ne faut plus songer à trouver des chevaux… Je vais partir afin de tout préparer là-bas… vous vous reposerez sur la route, à la première auberge, et vous me rejoindrez.

STANISLAS. Je me mets entre vos mains, chevalier… partons.

ANDRÉ. Partons !… Madame Valentin… ah ! (Ils sortent par la droite, au moment où Rosalie entre.)

SCÈNE II.

ROSALIE, BONAVENTURE, PORTEURS, GENS DE L’AUBERGE.

ROSALIE, en colère ; elle a les mains pleines d’ustensiles. Voyons, vous autres… on n’est ni leste ni adroit, dans ce pays-ci. Où sont donc les gens de cette auberge. Les fainéants ! (Avec une colère croissante.) La reine, la reine de Pologne !… ce n’est pas une raison pour éclabousser une femme établie…

BONAVENTURE. Quant à ça, la bourgeoise, elle vous a pas mal éclaboussée ; mais vous n’avez pas voulu vous ranger, aussi !

ROSALIE. Me ranger !… et pourquoi ?… La route n’est donc plus à tout le monde maintenant ?

BONAVENTURE. Je vas vous dire… un carrosse… c’est un carrosse…

ROSALIE. Je n’éclabousse personne, moi…

BONAVENTURE. Calmez-vous… C’est pas sa faute.

ROSALIE, aux porteurs. Allons, voyons, remuons-nous… Ces sacs d’avoine a couvert… me les paierez-vous, s’il fait de la pluie ?

BONAVENTURE. Allons ! voyons ! remuons-nous !… allons ! voyons ! (À Rosalie.) Ça va se faire, la bourgeoise, ça va se faire.

ROSALIE. Il le faudra parbleu bien !… ou nous verrons ! (Les porteurs rangent les sacs et le reste des gens de l’auberge aident)

BONAVENTURE. Asseyez-vous, la bourgeoise.

ROSALIE, s’essuyant le front, à une servante. Voyons, jour de Dieu ! ma vie, est-ce vous ou moi qu’on paie ici pour être servante d’auberge ? Débarrassez-moi de tout ça… et plus vite !

BONAVENTURE. Voyons ! voyons ! de la vivacité, la fille !

LA SERVANTE. On fait ce qu’on peut…

ROSALIE. Pas de répliques… je n’aime pas ça.

BONAVENTURE, à la servante. La bourgeoise n’aime pas ça, quoi ! chacun son goût !

ROSALIE, se calmant un peu. Dieu merci, j’en ai fait des emplettes… ma bourse s’est aplatie… et il me reste tant de choses à acheter !… Ah ! c’est lourd, une poste aux chevaux ! (À un porteur.) Tu vas casser cette poterie, toi, bancroche ! As-tu de quoi me la remplacer ? Où sont nos postillons ? les paresseux !… à la danse, je parie. (À la servante, qui s’est rapprochée.) Eh ben ! quand vous resterez là à nous écouter, la fille !… Vous ne ferez pas de vieux os chez moi, vous, je vous en préviens ! Tenez, portez ceci dans ma carriole. (Elle lui donne des paquets.) Des aiguilles qui ne sont pas meilleures qu’à Nonancourt, mais elles coûtent plus cher… Du pain d’épice pour les enfants… on en vend de pareil chez l’épicier en face de chez nous… Le tabac de la tante Catherine. Ah ! ceci est une surprise pour Minon.

BONAVENTURE. Pour mademoiselle Minon ? (La servante s’éloigne)

ROSALIE, à Bonaventure. La vois-tu d’ici, toi, me montrer ses belles dents blanches en souriant de tout son cœur ?

BONAVENTURE. C’est pourtant drôle !… il me semble que je la vois.

ROSALIE. L’entends-tu me dire avec sa petite voix douce : Merci, sœur chérie !…

BONAVENTURE. C’est que je l’entends, la bourgeoise…

ROSALIE. Ah ! ce n’est pas de l’argent perdu.

BONAVENTURE. N’y a pas à dire… elle devient tous les jours plus gentille.

ROSALIE, le regardant, étonnée. Tu trouves, toi ?

BONAVENTURE. À vue d’œil, la bourgeoise… à vue d’œil.

ROSALIE. Ah ! tu t’es aperçu de ça ?

BONAVENTURE, avec modestie. Ah ! oui… tout de même… quoiqu’on n’en ait pas l’air…

ROSALIE. La gentillesse… ça ne sert à rien… et ça n’arrive que trop vite… (Tirant d’autres objets de sa poche.) Les graines pour le jardin.

BONAVENTURE. Les fleurs que vous aimiez là-bas en Lorraine, la bourgeoise… ça pousse partout, les fleurs.

ROSALIE. On ne craint pas d’être trahi par ces amis-là.

BONAVENTURE, à part. La v’là qui pense à François Picot !… Ah ! si je pouvais la consoler, moi !

ROSALIE. Un pantin… un mirliton… un tambour… pour le coup, gare à mes oreilles.

BONAVENTURE. Êtes-vous assez bonne, au moins, la bourgeoise !

ROSALIE. Je te conseille de t’y fier !… tu ne vois donc pas que je fais tout ça pour moi ?… Va, je ne m’occupe pas des autres, au fond.

BONAVENTURE. Comment ! c’est pour vous le pantin, le mirliton… le tambour aussi ?…

ROSALIE, haussant les épaules. C’est pour les voir tourner autour de moi, quand je vais revenir : Minon, sournoise et toute rouge déjà de curiosité… la tante Catherine branlant la tête et ouvrant ses grands yeux avides… les enfants inquiets, pressés, gourmands comme des petits loups, s’embarrassant dans vos jambes, flairant vos poches pour deviner par l’odeur ce que vous apportez… C’est le monde en raccourci, vois-tu, mon pauvre Bonaventure… Enfants, jeunes gens, vieillards, ne vous font la fête qu’à la condition d’avoir leurs étrennes.

BONAVENTURE, riant. Dame ! écoutez donc, la bourgeoise… les petits cadeaux… Hé ! hé ! hé !…

ROSALIE, rudement. Ne ris pas de cela.

BONAVENTURE, coupant son rire. V’là que je ne ris plus.

ROSALIE. Tu as raison de ne plus rire !… C’est triste… c’est désolant !… Voilà pourquoi je suis en défiance contre tout le monde… voilà pourquoi je n’aime personne !

BONAVENTURE. Oh ! personne !…

ROSALIE. Personne… Voyons, qu’ai-je encore à acheter ?

BONAVENTURE. Y a deux chevaux de rechange pour le relais du régent.

ROSALIE. J’ai mon affaire… un Parisien, qui a des biens en Normandie, et qui m’a fait dire qu’il viendrait me trouver ici… C’est une occasion.

BONAVENTURE. Le foin pour la saison…

ROSALIE. Le Parisien a du foin…

BONAVENTURE. Le son, la paille…

ROSALIE. Le Parisien a du son et de la paille… Miséricorde ! aurai-je assez d’argent pour acheter tout ça ?… Heureusement que ces Parisiens sont faciles à retourner ? (À la servante qui revient.) Encore vous ?

LA SERVANTE. J’ venais voir si vous aviez d’ besoin d’ moi.

BONAVENTURE. D’ besoin d’ moi ! Qué langue !

ROSALIE. Allez voir là-bas si j’y suis, la fille !

LA SERVANTE. J’ veux ben ! (Elle s’éloigne.)

BONAVENTURE. Qué langue !

ROSALIE, à la servante. Attendez… il va venir quelqu’un me demander… un monsieur… envoyez-le-moi.

LA SERVANTE. C’est ça !

BONAVENTURE. Mais, qué langue, la bourgeoise ! (La servante sort. Les porteurs sont partis. Tout mouvement cesse sur le théâtre.)

SCÈNE III.

ROSALIE, BONAVENTURE.

ROSALIE. Tu vas voir comme je vais retourner le Parisien !

BONAVENTURE. Oui… nous allons voir ça, la bourgeoise.

ROSALIE. Maintenant que nous voilà seuls, Bonaventure, causons… Assieds-toi près de moi… plus près… J’ai une idée, et je veux te demander un conseil.

BONAVENTURE, étonné. À moi ?

ROSALIE. Ne te mets donc pas sur le petit coin de la chaise… campe-toi comme un homme… là !… Penses-tu que tu ne vailles pas ceux qui sont plus orgueilleux que toi ?

BONAVENTURE, tremblant. Ah ! la bourgeoise… merci bien, tout de même…

ROSALIE. Je veux te demander conseil, parce que tu as du bon sens et de la bonne foi… C’est rare par le temps qui court… Écoute-moi bien… moi, vois-tu, mon garçon, je vivrai très-vieille, j’en suis sûre.

BONAVENTURE. Que Dieu le veuille, la bourgeoise !…

ROSALIE. Dieu le voudra… Chez moi, comme on dit, la lame n’use pas le fourreau… Je ne me fais pas de mauvais sang… Je mange bien, je dors bien… Pourquoi ? parce que je ne songe qu’à moi… du matin au soir.

BONAVENTURE, souriant. Et bien vous faites, da !

ROSALIE. Ça me fait grand’pitié quand je vois celui-ci ou celle-là se rompre la tête en s’occupant des autres… Faut-il être innocent !

BONAVENTURE. Faut-il être bête, quoi… et même godiche.

ROSALIE. Mon pauvre père le disait bien : Chacun pour soi !

BONAVENTURE. Après moi, la fin du monde !

ROSALIE. Il est donc entendu que je vivrai très-vieille.

BONAVENTURE. C’est convenu, la bourgeoise.

ROSALIE. En conséquence, quand je vais me marier…

BONAVENTURE, tressaillant. Hein ?… Oh ! est-ce que vous songez à vous remarier, la bourgeoise ?

ROSALIE. Comment, me remarier ?… Tu me crois donc veuve de François Picot, qui n’est pas mort, et que je n’ai pas épousé !… Ne m’interromps plus, bavard !

BONAVENTURE, tristement. Non, la bourgeoise.

ROSALIE. Quand je vais me marier, je veux prendre un tout jeune homme… parce que je me dis (toujours égoïste, vois-tu, c’est mon caractère ; on ne se refait pas…) parce que je me dis : Si tu prends un mari plus âgé que toi, ma fille, quand tu approcheras de la soixantaine, tu auras autour de toi un vieux barbon qu’il faudra soigner…

BONAVENTURE. C’est certain, ça !… v’là ce que c’est que d’avoir du raisonnement !

ROSALIE. Tandis qu’au contraire, c’est moi qui veux être soignée, choyée, dorlotée…

BONAVENTURE. Et vous avez fichtrement raison !

ROSALIE. Pas vrai, c’est une bonne idée ?

BONAVENTURE. Ah ! oui, la bourgeoise… quant à ça, c’est une fameuse idée !

ROSALIE, confidentiellement. Dis donc, Bonaventure.

BONAVENTURE. De quoi, la bourgeoise ?

ROSALIE. As-tu remarqué ce beau postillon ?

BONAVENTURE. L’ancien braconnier… monsieur André ?

ROSALIE. Un joli nom, je trouve, moi… André !

BONAVENTURE. Ça dépend des goûts… mademoiselle Minon aussi trouve ce nom-là gentil… quant à ce qui est de moi…

ROSALIE, le regardant. Eh !… te voilà tout triste… qu’as-tu donc à soupirer, mon pauvre Bonaventure ?

BONAVENTURE. Moi ?

ROSALIE. Dieu me pardonne, tu as la larme à l’œil !

BONAVENTURE, s’essuyant les yeux. Ah ! la bourgeoise… si vous saviez.

ROSALIE, souriant. Parbleu ! ce n’est pas difficile à deviner, mon garçon… Je ne suis pas faite d’hier ! Tout à l’heure, tu disais que Minon devenait un joli brin de fille.

BONAVENTURE. Ai-je dit ça ?

ROSALIE. Maintenant, tu dis d’un air pincé que Minon trouve le nom d’André à son goût… Tu l’aimes, mon ami, c’est clair comme le jour…

BONAVENTURE, avec reproche. Ah ! la bourgeoise !… voilà qui n’est pas bien.

ROSALIE. Quel mal y aurait-il à cela !

BONAVENTURE. Si vous saviez, la bourgeoise…

ROSALIE, regardant, à part. Il est si bon ce garçon-là… il rendrait Minon si heureuse…

BONAVENTURE. Mademoiselle Minon.

ROSALIE. Pour en revenir au bel André.

BONAVENTURE. Tenez, la bourgeoise, voulez-vous mon avis, là, bien franchement ?

ROSALIE. Sans doute !

BONAVENTURE. Et bien !… (il hésite) si vous saviez…

ROSALIE. Si je savais…

CHAMPAGNE, dans l’auberge. Je demande madame Valentin !

ROSALIE. C’est le Parisien !… nous reparlerons de cela.

BONAVENTURE, à part. Jamais je n’oserai lui dire que ce mot-là… si vous saviez…

SCÈNE IV.

LES MÊMES, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, entrant. La voilà ! la voilà, cette chère madame Valentin !

BONAVENTURE, à part. Encore c’te figure !

CHAMPAGNE. Et bien ! nous allons donc faire affaire ensemble ?

ROSALIE. Comment, c’est vous, monsieur, le propriétaire de ces biens en Normandie ?…

BONAVENTURE, à Rosalie. Lui qui n’avait pas six sous, dans le temps, à Bar-le-Duc.

CHAMPAGNE. Et ! oui, c’est moi !… Savez-vous, chère dame, que nous sommes maintenant de vieilles connaissances ?

ROSALIE. En effet !

CHAMPAGNE. J’ai bu dans votre auberge, en Lorraine… et, soit dit en passant, vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi je me promenais de ce côté-là.

ROSALIE. Je ne suis pas curieuse.

CHAMPAGNE. Quelques jours après, à Paris, je vous faisais obtenir la poste de Nonancourt, un bon emploi !…

ROSALIE. Et vous promettiez de m’apprendre ?…

CHAMPAGNE. Pourquoi je vous servais si obligeamment… chère dame ; c’était en vue de l’affaire que nous allons traiter tous les deux aujourd’hui.

ROSALIE. Pour me vendre des chevaux, du foin et de la paille ?

CHAMPAGNE. Il s’agit bien de paille, de foin et de chevaux ! (À Bonaventure.) L’ami, on se divertit là-bas sans toi, tu n’aurais pas envie de faire un tour à la danse ?

ROSALIE. C’est donc un secret ?

BONAVENTURE, à Rosalie. Méfiez-vous !…

CHAMPAGNE. Un grand secret !

ROSALIE, à Bonaventure. Va, mon ami !

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise. (À part, sortant.) Je vas veiller sur ce propriétaire-là. (Il sort.)

CHAMPAGNE, se rapprochant. Il s’agit de politique.

ROSALIE, étonnée. De politique ?

CHAMPAGNE. Voilà ce qui rapporte gros… la politique !

ROSALIE. Je vous préviens que la politique et moi, nous ne nous connaissons guère !

CHAMPAGNE. Si vous le permettez, je vais vous en donner une leçon.

ROSALIE. C’est inutile !

CHAMPAGNE. Vous vous trompez.

ROSALIE. Cela ne me regarde pas.

CHAMPAGNE. Au contraire… jugez plutôt… je commence. Vous voilà titulaire de la poste de Nonancourt… c’est très-bien, mais cela ne suffit pas… vous manquez de chevaux, vous manquez de harnais, vous manquez de fourrages, et vos écuries tombent en ruine… pour mettre votre affaire sur un pied sortable, il vous faut sept à huit mille livres.

ROSALIE. Allons donc !

CHAMPAGNE. Mettons six mille livres… Or, en vendant tout, là-bas, à Bar-le-Duc, vous avez rassemblé un peu moins de mille écus… c’est à peu près moitié… encore, votre voyage et vos premiers frais d’installation ont si rudement ébréché la somme… Que va-t-il arriver ?… Une poste mal équipée retarde nécessairement le service… Je ne vous donne pas six semaines avant d’être révoquée… Une fois révoquée, il ne vous reste rien, vous tombez dans la misère avec tous ceux que vous soutenez.

ROSALIE. Ceux que je soutiens ? ça m’est égal ! Croyez-vous que je m’occupe des autres ?… Pourquoi êtes-vous venu me dire tout cela ?

CHAMPAGNE. Pour arriver à la politique, et vous proposer de monter votre poste d’une façon convenable.

ROSALIE. Expliquez-vous.

CHAMPAGNE. Vous connaissez le prince Stanislas, puisque votre ancienne auberge de Bar-le-Duc était à deux pas du Château ?

ROSALIE. Là et ailleurs, j’ai beaucoup entendu parler de lui, mais je ne l’ai jamais vu. (À part.) Je n’ai vu que la reine sa mère.

CHAMPAGNE. Vous ne pouvez avoir pour lui aucune affection personnelle.

ROSALIE. Je n’en ai aucune.

CHAMPAGNE. Alors, nous allons nous entendre… Ce Stanislas passera demain chez vous, à Nonancourt.

ROSALIE. Comment savez-vous cela ?

CHAMPAGNE. Puisque je suis chargé de l’arrêter.

ROSALIE. Ah !… vous êtes…

CHAMPAGNE. Le prince se rend sur les côtes de Normandie, où il doit s’embarquer… Nonancourt est sur la route… D’ailleurs, je puis bien vous dire cela, puisque vous allez être des nôtres… Tous les chevaux ici sont menés par des postillons, et tous les postillons ont ordre de se diriger sur Nonancourt.

ROSALIE. Tous les postillons sont donc à vous ?

CHAMPAGNE. Tous !

ROSALIE. Et vous avez compté sur moi à l’avance, puisque vous m’avez fait donner la poste de Nonancourt ?

CHAMPAGNE. Quand on a votre caractère, madame Valentin, on ne refuse jamais de faire honnêtement sa fortune.

ROSALIE. Honnêtement !… L’homme, vous me prenez pour une autre ; je ne suis pas la femelle de Judas.

CHAMPAGNE. Je vous prends pour ce que vous êtes… Une femme d’esprit n’a pas de préjugés… réfléchissez…

ROSALIE. J’ai réfléchi… cherchez ailleurs… Ce n’est pas pour faire de la générosité ni de la noblesse, au moins… c’est pour dormir tranquille, entendez-vous ?… je tiens à mon repos… Si je livrais un homme, j’aurais de mauvais rêves…

CHAMPAGNE. Et si, en livrant cet homme, vous épargniez des milliers d’existences ?

ROSALIE. Je ne suis pas assez savante pour comprendre cela… votre servante, monsieur Champagne. (Elle va pour s’éloigner.)

CHAMPAGNE, la retenant. En deux mots… en deux mots, je vais vous faire toucher au doigt la vérité… Refuser votre fortune, cela vous regarde ; mais commettre une mauvaise action…

ROSALIE. Une mauvaise action ?

CHAMPAGNE. Un crime, madame !… Le prince Stanislas peut allumer la guerre dans toute l’Europe.

ROSALIE. Est-ce que la guerre viendrait jusqu’à Nonancourt ?

CHAMPAGNE. Assurément.

ROSALIE, rêvant. La guerre !… c’est ainsi que mon pauvre frère est mort… je me souviens des sanglots de ma mère. Et qu’en feriez-vous de ce pauvre jeune homme ?

CHAMPAGNE. Ce qu’on fait d’un pauvre insensé, ma chère dame… les portes de Bar-le-Duc se rouvriraient pour lui.

ROSALIE. Voilà tout ?

CHAMPAGNE. Voilà tout !

ROSALIE. Épargner le deuil à tant de pauvres mères !

CHAMPAGNE. Je ne vous parle pas de la récompense, les dix mille roubles…

ROSALIE. Dix mille…

CHAMPAGNE. En français, vingt mille livres. Méditez sur ce que je vous ai dit… tout à l’heure, je viendrai chercher votre réponse.

ROSALIE. Soit.

CHAMPAGNE, à part. Elle est à nous ! (Haut.) À bientôt, madame Valentin ! (Il sort.)

ROSALIE. À bientôt, monsieur Champagne !

SCÈNE V.

ROSALIE seule, puis BONAVENTURE.

ROSALIE. Vingt mille livres !… et j’empêcherais la guerre en Europe !… pourquoi ne pas faire le bien quand cela rapporte des écus.

BONAVENTURE, entrant à part. Il est parti !

ROSALIE. Si je ne le fais pas, un autre le fera… et d’ailleurs moi je n’ai rien là (elle montre son cœur) et je ne m’en cache pas… ça ne sert qu’à faire des sottises, le cœur !… J’ai sur les bras, Minon, la tante Catherine, les enfants de mon frère et Bonaventure. Ah ! celui-là travaille plus qu’il ne me coûte.

BONAVENTURE, à part. Merci, la bourgeoise !

ROSALIE, continuant. Eh bien ! je donnerai dix mille livres à Minon pour la marier… avec Bonaventure, s’il veut.

BONAVENTURE, à part. Encore ! Merci, bourgeoise !

ROSALIE, continuant. Je donnerai cinq mille livres à la tante Catherine pour ne plus l’entendre pleurer misère… ça m’agace… et je placerai cinq mille livres pour les petits…

BONAVENTURE, s’avançant. Dix et cinq font quinze et cinq vingt.

ROSALIE. Juste !… tu étais là, toi ?

BONAVENTURE. Vous avez donc bien de l’argent la bourgeoise ?

ROSALIE. J’ai vingt mille livres.

BONAVENTURE. D’où ça que vous les avez ?

ROSALIE. Enfin, je les ai.

BONAVENTURE. Tant mieux !… mais qui de vingt ôte vingt… reste zéro.

ROSALIE. Oui, mais je serai débarrassée de tous ces gens-là !… tu vois bien que je ne songe qu’à moi.

BONAVENTURE, à part. Si c’est possible de se vanter comme ça !

ROSALIE. Minon, vois-tu, ça me gêne de l’avoir auprès de moi… je l’aime trop, c’est fini, je n’en veux plus !… La tante Catherine. Dame ! une vieille femme qui vous a élevée… Les petits, mon pauvre frère Benoît est mort bien jeune… c’était un brave cœur… on ne peut pas rudoyer tout ça comme on voudrait, tu sais bien… il faut prendre des gants… Jour de Dieu ! quand je n’aurai plus ni Minon, ni la tante, ni les petits…

BONAVENTURE. Vous les regretterez, la bourgeoise…

ROSALIE. Je serai libre comme l’air et je pèserai moins qu’une plume. (Se levant.) Allons, c’est dit… tant pis pour le prince Stanislas !

BONAVENTURE. Hein ?… le prince Stanislas ?…

ROSALIE. Tu n’y comprendrais rien… C’est au-dessus de ta portée… Holà ! les garçons ! la fille !… voici le jour qui baisse ; nous allons partir à la nuit !… Appelle nos postillons et fais atteler la carriole, et vivement.

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, SERVANTE ET GARÇONS D’AUBERGE.

ROSALIE. Attends, Bonaventure, tu vas montrer à la fille comment on fait chauffer mes doubles souliers… As-tu ma mante fourrée ?… la couverture pour mettre sur mes jambes ?… Ah ! ah ! il me faut mes aises, à moi… ma mère n’en fait plus !… La couverture pour mettre sur mes jambes… la fille ! vous tiendrez mon vin sucré très-chaud, avec un peu de cannelle… ça donne des forces.

BONAVENTURE. Ça ravigote, la bourgeoise !

ROSALIE. Va-t’en !… et vite !… Décidément, tant pis pour le prince Stanislas. Tiens ! tout le monde… Voilà nos fainéants de postillons.

BONAVENTURE. On dirait qu’ils amènent un homme blessé.

SCÈNE VII.

LES MÊMES, STANISLAS, JOLIBOIS, BOUTE-EN-TRAIN, POSTILLONS ET PAYSANS. — Jolibois et les postillons portent Stanislas à bras. Il est pâle et ses habits sont en désordre.

ROSALIE. Qu’est-ce que c’est que ça ?

JOLIBOIS. Un pauvre jeune homme que nous avons trouvé blessé à la lisière du bois.

ROSALIE. C’est bon… déposez-le sous le porche… et à la carriole, mes fainéants… cela ne nous regarde pas !…

STANISLAS. Madame… un mot, je vous prie.

ROSALIE. À moi ?… je ne vous connais pas.

STANISLAS. Faites retirer ces braves gens… je veux vous parler… à vous seule…

ROSALIE. Je n’ai pas le temps.

STANISLAS. Écoutez-moi… Il s’agit de vie et de mort…

ROSALIE. Éloignez-vous. (Le cercle qui entourait Stanislas recule.)

JOLIBOIS. La bourgeoise va lui donner son compte.

LA SERVANTE. C’est un crin, que c’te femme-là !

ROSALIE, à Stanislas. Qu’est-ce que vous me chantez… qu’il s’agit de vie et de mort… pour qui ?

STANISLAS. Pour moi, madame, pour moi seul… Je suis étranger, poursuivi, blessé… mes forces sont à bout…

ROSALIE. Tous les vagabonds en disent autant… (Lui prenant la main brusquement.) Vous avez la fièvre…

STANISLAS. Je souffre… Madame, je vous en supplie, cachez-moi… ne me livrez pas.

ROSALIE, à part. C’est tout jeune… Il tremble… Sa chemise est ensanglantée… (Haut.) Appuyez-vous sur moi.

STANISLAS. J’étais sauvé… mais j’ai voulu embrasser ma mère encore une fois…

ROSALIE. Sa mère !… quelque déserteur !… Le froid le perce jusqu’aux os, ce pauvre garçon !… (Les postillons se hâtent de faire les préparatifs du départ.)

ROSALIE, à Bonaventure. Mon manteau fourré ?

BONAVENTURE. Voilà, la bourgeoise.

ROSALIE. Entortille-le là-dedans.

BONAVENTURE Lui ?… et vous ?

ROSALIE. Pas de réplique !

STANISLAS. Oh ! merci, madame !

ROSALIE. La paix !

LA SERVANTE. Voici votre vin sucré, madame.

ROSALIE. C’est bon… Vous, buvez cela ! (Elle donne son vin à Stanislas, qui hésite.) Allons… (Avec douceur.) Ça va vous réchauffer le cœur !… Faites avancer la carriole… Toi, Boute-en-Train, viens prendre ce garçon-là… doucement… doucement… je vous dis doucement !…

STANISLAS. Comment vous témoignerai-je ma reconnaissance, madame ?

ROSALIE. En vous taisant… Ça vous fatigue de parler… (Elle dorlote Stanislas, qu’on emporte. La carriole paraît derrière le plan de l’auberge.) Vous allez le fourrer dans mon coin… au fond… et vous mettrez le coussin…

BONAVENTURE, avec colère. Mais vous ?…

ROSALIE. Pas de réplique !… (Elle aide à mettre Stanislas dans la carriole.) S’il pousse une plainte, gare à vous ! Jour de Dieu ! que vous avez les mains rudes !… Là… enfin !… le voilà casé.

SCÈNE VIII.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, sortant de l’auberge.

CHAMPAGNE. On ne dîne pas mal à Saint-Germain ! Ah ! vous voilà, chère dame… Eh bien ?

ROSALIE. Eh bien, nous sommes d’accord, tant pis pour le prince Stanislas !

CHAMPAGNE. Alors, hâtez-vous de partir, le prince est peut-être déjà en route.

ROSALIE. Monte, Bonaventure… (À Champagne.) Soyez tranquille, mes chevaux sont bons…

CHAMPAGNE. Il arrivera chez vous avant le jour.

ROSALIE. Nous serons là pour le recevoir… (elle monte) et son affaire est claire.

CHAMPAGNE. Bon voyage ! il ne faut pas qu’il nous échappe…

ROSALIE. À qui le dites-vous ? je veux gagner mes vingt mille livres… Fouette, cocher. (Elle allonge un coup de fouet, la carriole s’ébranle — À Champagne :) Portez-vous bien.



ACTE IV.

L’auberge de la Poste, à Nonancourt. Une table à manger. Un guéridon auprès duquel est un rouet.

SCÈNE PREMIÈRE.

MINON, seule ; elle brode auprès d’un guéridon.

La journée d’hier m’a semblé longue… longue !… c’est parce que ma sœur Rosalie était absente… Oh ! oui, c’était pour cela ! (Elle dépose sa broderie et croise ses mains sur ses genoux.) Était-ce pour cela ?… n’ai-je pas pensé plus souvent à lui qu’à ma sœur Rosalie ?… (Elle prend son livre d’heures sur le guéridon.) Quand j’étais petite, je tirais à la plus belle lettre, dans mon livre d’heures, pour savoir s’il ferait beau les jours de fête… Si je tirais à la plus belle lettre pour savoir ?… pour savoir quoi ?… je deviens folle ! (Elle prend une épingle à son corsage. Elle dispose le livre.) Voyons… d’abord pour non… s’il ne m’aime pas. Eh bien ! je suis hors d’embarras. (Avec solennité.) À droite pour non ! (Elle fiche son épingle dans la tranche du livre et l’ouvre. André paraît à la porte et reste immobile.)

SCÈNE II.

MINON, ANDRÉ.

MINON, regardant la page. La première lettre est un A. (Elle tire. André s’avance doucement derrière elle.)

ANDRÉ, regardant la page par-dessus son épaule. Un A ! amour !

MINON, se levant en sursaut. Oh ! que vous m’avez fait peur ! Vous m’écoutiez !… fi ! que c’est mal !

ANDRÉ. Je venais…

MINON. Oser me parler d’amour !

ANDRÉ. Ce n’est pas moi, c’est le livre… le cher petit livre… Ah ! Minon ! Mademoiselle !… avez-vous bien le cœur de me gronder ?… Et n’est-ce pas moi plutôt qui devrais vous faire des reproches ?… Douter de moi ! Interroger des petits livres !…

MINON. Dame !… vous ne m’avez jamais rien dit, monsieur André…

ANDRÉ. Et mon regard… ne vous parlait-il pas ?

MINON. J’avais bien compris un petit peu, puisque j’ai conseillé à ma sœur Rosalie de ne pas vous recevoir…

ANDRÉ. Méchante !…

MINON. Parlez-moi franchement, monsieur André… Est-ce pour moi que vous avez pris ce costume ?…

ANDRÉ. Minon, je ne sais pas mentir…

MINON, fâchée. Ce n’était pas pour moi ?

ANDRÉ. Non… ce n’était pas pour vous… Il s’agissait de sauver un proscrit… dont la tête a été mise à prix.

MINON. Ah ! bon Dieu !… Et pourquoi ?

ANDRÉ. Parce qu’il est prince…

MINON. Ah !… celui dont le père était roi de Pologne !…

ANDRÉ. C’est cela.

MINON. Est-ce possible ! j’ai parlé à un prince !… Ce n’est pas non plus pour moi que vous vous êtes échappé de la poste hier, monsieur André, et que vous êtes resté dehors toute la journée, toute la nuit ?…

ANDRÉ. Je suis allé à Saint-Germain ou mon devoir m’appelait.

MINON. Tenez… osez me dire que vous n’êtes pas gentilhomme ?

ANDRÉ. Je le suis.

MINON. Mon petit livre… (elle le pose sur la table) nous ne nous occuperons plus de M. André qui est gentilhomme !… Les gentilshommes n’épousent pas de pauvres filles comme moi. Votre servante, monsieur André ! (Elle va pour s’éloigner.)

ANDRÉ, la retenant. Minon ! restez je vous en supplie… me punirez-vous de vous avoir parlé sans détour ? Je viens de vous donner la preuve que je ne sais pas mentir… écoutez-moi et croyez-moi ! Mon nom est noble, c’est vrai ; mais mon père et ma mère sont morts… je suis seul ; le malheur me fait libre… je n’ai au monde que mon épée… Minon, je vous aime sincèrement et saintement… je vous jure que, dans ma pauvre maison, vous serez honorée comme une reine et heureuse autant qu’on peut l’être ici-bas… Mais je vous le dis, si vous ne voulez pas être ma femme, je suis soldat… je vous dirai adieu, je vous souhaiterai du bonheur… et je vous dirai adieu pour toujours !… Vous ne répondez pas ?… faut-il partir ?

MINON. Ah ! un bruit de chevaux !… Est-ce déjà ma sœur !… Ah ! seigneur Dieu ! rien n’est préparé !… vais-je être grondée !…

ANDRÉ. Minon !… un mot !… un seul mot…

MINON, à la fenêtre. Ce sont trois hommes… je les connais… ils sont venus tous trois à Bar-le-Duc… le premier est celui qui a fait avoir le brevet à ma sœur…

ANDRÉ. C’est moi…

MINON. Vous ! au fait, il y avait deux brevets.

ANDRÉ. Je veux voir celui qui a fait avoir l’autre… (À la fenêtre, à part.) Champagne ? le complice du Hollandais ! Robin et Morel, mes deux traîtres !… Et le prince qui va venir !

MINON. L’un des deux autres… (Elle recule.) Celui-là…

ANDRÉ. Eh bien ?

MINON, d’une voix étouffée. C’est l’homme qui resta seul dans la salle basse de l’auberge du Cheval-Blanc, le jour où le père Valentin fut assassiné dans son lit…

ANDRÉ, à part. Robin !… ils y étaient tous les trois… (Haut.) C’est qu’aujourd’hui comme ce jour-là, Minon, il s’agit d’un assassinat…

MINON, épouvantée. Que dites-vous ?

ANDRÉ. Je me retire, il ne faut pas que ces hommes me voient.

MINON. Ils vous connaissent ?…

ANDRÉ. Ils me connaissent… et je ne les perdrai pas de vue ! (Il sort.)

SCÈNE III.

MINON, puis CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

MINON, un instant seule. Seigneur Dieu ! je n’ai plus de sang dans les veines… et ma sœur Rosalie qui n’est pas là… Les voici !…

CHAMPAGNE, entrant. Bonjour, la jolie fille !

ROBIN. Bonjour, Minette !

MOREL. Un amour que cette enfant-là !

MINON, très-émue. Messieurs.

CHAMPAGNE. Nous plaisons-nous à la poste de Nonancourt ? (Elle veut s’éloigner.)

CHAMPAGNE. Attendez donc, ma belle enfant !… Est-ce que nous vous faisons peur ?

MINON. Oh ! non, messieurs… non, certes.

CHAMPAGNE. La bourgeoise ne va pas tarder à revenir, je pense ?

MINON. Nous l’attendons d’un instant à l’autre.

CHAMPAGNE. Et, dites-moi… le postillon André…

MINON, à part. Ils savent qu’il est ici !…

CHAMPAGNE. Ça vous donne de belles couleurs, la jolie fille, quand on parle d’André…

MINON. Il n’est pas à la maison, monsieur.

CHAMPAGNE, bas à ses hommes. Quand je vous disais ! il est à Saint-Germain avec le prince. (À Minon qui s’esquive.) Un instant, ma chère enfant, que diable !…

MINON, faisant la révérence et sortant. Excusez-moi, messieurs, je vais à mon ouvrage. (À part.) Oh ! ces hommes !… c’est peut-être André qu’ils veulent assassiner !

SCÈNE IV.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE. Nous avons à nous occuper de cet enfant-là ?

ROBIN. Vraiment !

MOREL. C’est de la besogne bien mignonne.

CHAMPAGNE. Mais d’abord, combien êtes-vous autour de Nonancourt ?

ROBIN. Douze, en nous comptant… il y a aussi des embuscades sur la route de Saint-Germain.

CHAMPAGNE. Écoutez-moi. C’est au sujet de la petite.

ROBIN. Ah ! ah !

CHAMPAGNE. Le patron la veut.

ROBIN. Pour faire les honneurs de la petite maison ?

MOREL. C’est tout simple… Il a de quoi, cet homme !

CHAMPAGNE. Il faut qu’elle soit enlevée ce soir et qu’elle parte avec vous pour Paris.

ROBIN. Convenu !

MOREL. Le patron paye bien.

CHAMPAGNE. Il va venir… vous aurez vos étrennes… Maintenant, à votre besogne !… ne laissez rien passer sur la route, entendez-vous !…

ROBIN, se levant. Ça va sans dire !

CHAMPAGNE. Excepté toutefois la chaise du patron, et la carriole de la bourgeoise… allez !

ROBIN, à part. Arrêter la carriole de cette femme-là !… j’aimerais mieux m’attaquer au diable !

MOREL. À quand, pour la petite ?

CHAMPAGNE. À la brune, par la porte de derrière.

ROBIN. Et on payera ?

CHAMPAGNE. D’avance… allez.

ROBIN et MOREL, sortant. On y sera ?

SCÈNE V.

CHAMPAGNE, UN DOMESTIQUE, puis ANDRÉ.

CHAMPAGNE. Comment le prince a-t-il pu sortir de Saint-Germain ?… c’est inexplicable !… Holà ! quelqu’un. (Un domestique paraît.) Une chambre, je tombe de sommeil !

LE DOMESTIQUE. Je vais vous conduire.

CHAMPAGNE. Vous me réveillerez, dès que madame Valentin sera de retour.

LE DOMESTIQUE. Il suffit, monsieur.

CHAMPAGNE, sortant. Quand on a voyagé toute la nuit a franc étrier… (Il passe devant le domestique et sort.)

ANDRÉ, à la porte de droite. Pst !… (Le domestique s’arrête.) Sous aucun prétexte, tu ne l’éveilleras !

LE DOMESTIQUE. Parce que ?

ANDRÉ, lui serrant la main. Parce que si tu l’éveillais, je te romprais les os !

LE DOMESTIQUE, retirant sa main meurtrie. C’est bon, monsieur André, c’est bon. (À part.) Qué poignet ! (Il sort en secouant sa main.)

SCÈNE VI.

ANDRÉ, puis MINON, DOMESTIQUES et SERVANTES de l’auberge.

ANDRÉ, un instant seul. Douze hommes apostés autour de Nonancourt !… Ils veulent enlever Minon ! Comment la protéger contre cette trame honteuse, tout en accomplissant mon serment ?… car j’ai juré de ne pas abandonner le prince avant qu’il ait le pied sur son vaisseau !

MINON, entrant, suivie de domestiques et de servantes ; elle est très-agitée. À quoi pensez-vous de rester ici ?… ma sœur arrive.

ANDRÉ. Nous avons le temps d’échanger quelques paroles… Il se présente quelque chose de terrible… Par pitié pour vous-même, venez…

MINON. Parlez à ma sœur.

ANDRÉ. Je ne puis… (À part.) Sa sœur !… Elle est vendue à nos ennemis ! Au nom du ciel, écoutez-moi !

MINON. Pas un mot… À vos chevaux, monsieur André, ma sœur arrive !…

ANDRÉ, à lui-même. Oh ! je ne la laisserai pas aux mains de ces misérables… À tout prix, je la sauverai. (Sortie d’André.)

SCÈNE VII.

LES MÊMES, ROSALIE, BONAVENTURE.
Les domestiques font haie pour laisser passer la bourgeoise.

ROSALIE, entrant, à la cantonade. Préparez le meilleur lit de l’auberge.

MINON, s’élançant vers elle. Est-ce que tu es malade, sœur ?

ROSALIE, aux domestiques. Bonjour, bonjour !… Bassinez le meilleur lit de l’auberge.

BONAVENTURE. On vous dit : Bassinez le meilleur lit de l’auberge !

ROSALIE. La paix, toi !… n’est-ce pas assez de le dire une fois ?… on croirait qu’il s’agit d’un prince !

BONAVENTURE. Dame ! la bourgeoise !…

ROSALIE. Pour un vagabond affamé qui me tombe sur les bras !… Je n’avais pas assez de charges !… Jour de Dieu ! ces choses-là n’arrivent qu’à moi !

BONAVENTURE. Vous l’avez tant choyé, tant dorloté pendant toute la route !

ROSALIE. Mieux on le soignera, plus tôt il sera guéri… Plus tôt il sera guéri, plus tôt on se débarrassera de lui…

MINON, à part. Elle est justement de mauvaise humeur ! (Haut.) Sœur, ce n’est donc pas pour toi ?

ROSALIE. Bonjour petite… je ne t’avais pas vue. (Elle s’assied. – À Minon.) Rien de nouveau ici ?

MINON. Ma sœur… (À part.) Je n’ose lui parler de ces hommes…

ROSALIE, montrant Minon. Regardez-moi cette petite fille-là !… Toujours tremblante devant moi !… Ne dirait-on pas qu’elle a été battue ! (Elle lui tourne le dos et va s’asseoir auprès de la table. – À Bonaventure.) Que t’avais-je dit, à toi ?… La tante Catherine était là, sur le perron… Dans ces occasions-là elle retrouve ses jambes…

BONAVENTURE. Pour venir vous embrasser, bourgeoise.

ROSALIE. Laisse-moi donc tranquille !… Si je n’avais rien apporté, tu aurais vu !

BONAVENTURE, à part. Les gens d’âge, ça ne déteste pas les relichades.

ROSALIE. Les enfants sont venus se jeter dans mes jambes…

BONAVENTURE. Les pauv’ petits amours !

ROSALIE. Il y en avait un qui tâtait ma poche à gauche.

BONAVENTURE. Jean-Baptiste, mon filleul !…

ROSALIE. Un autre qui tâtait ma poche à droite…

BONAVENTURE. Nicolas, mon filleul !…

ROSALIE. Un autre par devant…

BONAVENTURE. Charlotte, ma filleule ! Avant d’être garçon de confiance, j’étais le parrain de tous les enfants !…

ROSALIE. Avance ici, Minon… Il n’y a rien pour toi, tu sais ?

MINON. De quoi donc ai-je besoin, ma sœur ?

ROSALIE. Bien répondu !… Déjà un petit brin d’hypocrisie !

BONAVENTURE. Ah ! la bourgeoise, par exemple !…

ROSALIE. On ne te parle pas, à toi… tu la soutiendras toujours, parbleu !…

MINON. Sœur, qu’est-ce que c’est donc cet homme… ce vagabond… comme tu dis… et que tu as fait porter bien doucement, bien doucement ?…

ROSALIE. Une sottise que j’ai faite !… ne parlons pas de ça ! (Minon baise la main de Rosalie. Rosalie, retirant sa main.) Je ne suis pas en train d’être caressée !… Laisse-nous, Bonaventure… j’ai à gronder cette enfant-là… Veillez au jeune vagabond… un bouillon, une aile de poulet, n’importe quoi…

BONAVENTURE. Pourvu que ça soit bon, pas vrai, la bourgeoise ?

ROSALIE. Tu reviendras me prévenir quand ce monsieur Champagne et son patron arriveront…

BONAVENTURE. Ne grondez pas trop fort…

ROSALIE, rudement. Va-t’en !

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise ! (Il sort, effrayé.)

SCÈNE VIII.

ROSALIE, MINON.

MINON, à part. Me gronder !… Est-ce qu’elle se douterait ?…

ROSALIE. À nous deux, mademoiselle Minon !… Je ne suis pas contente de vous…

MINON, à part. Elle sait tout !…

ROSALIE. Il faut que cela finisse !

MINON, tremblante. Ma sœur…

ROSALIE. Bien ! bien !… je ne me laisserai pas prendre aujourd’hui à vos câlineries… je suis fort en colère !

MINON, à part. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE. Il faut que cela finisse, vous dis-je ; toutes ces robes, toutes ces coiffures… tous ces colifichets, en un mot, ne me vont pas du tout !

MINON, respirant, à part. Ah ! que j’ai eu peur ! (Haut.) Ma sœur chérie, je m’habillerai comme vous voudrez.

ROSALIE, raillant. Oh ! sans doute ! sans doute !… tu es obéissante, toi… en paroles… tu ne te révoltes jamais… quitte à faire toujours ta petite volonté… Nous te connaissons, fillette !… va, tu ne vaux ni plus ni moins que les autres… Qu’est-ce qui te fait tes robes ?

MINON. À Bar-le-Duc, c’était…

ROSALIE. La sotte !… elle t’a laissé un pli dans le dos… Elle est bien heureuse que nous ayons quitté le pays… je l’aurais changée !… Mais voyez donc, là, en conscience, si cette jupe est faite pour une fille d’auberge ! car vous n’êtes qu’une fille d’auberge, mademoiselle Minon !

MINON, soupirant. Je le sais bien, ma sœur !

ROSALIE. Oui, oui… vous soupirez gros, ma belle !… vous aimeriez mieux avoir été recueillie par une princesse !… je conçois ça !…

MINON, les larmes aux yeux. Ah ! ma sœur !…

ROSALIE. Si tu pleures, nous allons nous fâcher !… Essuie tes yeux ! Fille d’auberge ! fille d’auberge !… Il y a auberge et auberge… Je te dis d’essuyer tes yeux. (Elle lui essuie les yeux avec son tablier.) La poste de Nonancourt !… jour de Dieu !… Si une autre que moi t’appelait fille d’auberge !…

MINON. C’est pourtant la vérité…

ROSALIE. Du tout !… C’est-à-dire… enfin, sans doute, mais je n’entends pas qu’on soit malhonnête avec toi !… On leur en donnera des filles d’auberge semblables !… Allons, souris-moi… mieux que cela !… Tu es coquette !… le beau malheur !… C’est de ton âge… et encore, coquette, entendons-nous. (Elle caresse les cheveux de Minon.) Moi, je lissais mes cheveux mieux que ça… et ils n’étaient pas si beaux… et je n’étais pas coquette !… Me gardes-tu rancune ?

MINON. Est-ce que c’est possible ?

ROSALIE. Je vais te parler comme à une grande demoiselle bien raisonnable… On peut gronder pour les colifichets… mais tu n’en as pas, toi, de colifichets… et d’ailleurs, je les trouve drôles ces gens-là !… Quand les colifichets qu’on a ne doivent rien à personne… dame !… pas vrai, fillette ?… Qu’est-ce qu’ils ont à dire ? Ôte un peu voir ce fichu-là, Minette.

MINON. Mon fichu, ma sœur ? Est-ce que tu le trouves trop beau ? Il est de simple toile.

ROSALIE, lui montrant un fichu qu’elle a tiré de dessous sa mante. Préfères-tu celui-ci ?

MINON. Oh ! la charmante broderie !

ROSALIE. Essaye-le, veux-tu, Minon ?

MINON, essayant le fichu. Je veux bien. (Rosalie va décrocher un miroir et le tient devant elle.) C’est trop joli !… c’est bien trop joli !…

ROSALIE. Est-ce qu’il y a quelque chose de trop joli pour toi ! (L’admirant.) Sais-tu que tu as un cou de duchesse, Minon ? Il faut un collier à ce cou-là.

MINON. Un collier !

ROSALIE. Tu sais bien… je t’ai promis de te remplacer cette chaîne et cette médaille… Ne bouge pas !… (Elle lui agrafe le collier.)

MINON. Un collier de perles !

ROSALIE. Si tu sautes comme cela, comment veux-tu que je l’attache ?

MINON, se regardant. Quel bonheur !

ROSALIE. Petite folle !… Mais je suis plus enfant que toi !

MINON, attendrie. Ah ! sœur !… sœur !… que tu es bonne ! que tu es bonne !

ROSALIE. Moi ? moi qui te gronde toujours ! (Minon la couvre de baisers.) J’ai tort de te gronder, pauvre ange chéri ! tu n’as plus de mère… Il te faudrait quelqu’un de meilleur pour t’aimer… Qu’elle est jolie ! (Avec passion.) Qu’elle est belle ! (Se reprenant.) Tu comprends bien, Minette, moi, je te trouve jolie, parce que je suis ta sœur… presque ta mère ; si les godelureaux te disent cela, il ne faut pas les croire… Je voudrais savoir comment tu m’aimes, Minon ?

MINON. Oh ! sœur !… je ne peux pas le dire ! Je te dois tout !

ROSALIE. Tu ne me dois rien, enfant… Tu as été le bonheur et le calme de ma jeunesse… Tu ne me dois rien… et je te dois tout, si tu m’aimes…

MINON. Si je t’aime !… Mais je suis ton ouvrage… je suis ta fille !

ROSALIE. C’est vrai, cela !… merci… Sais-tu, Minon, maintenant, te voilà grande et belle… Je veux te marier jeune, pour que tu sois heureuse longtemps.

MINON, avec effroi. Me marier, sœur ?…

ROSALIE. Sois tranquille… je choisirai pour toi… Tu auras une dot… dix mille livres.

MINON, à part. Si je lui disais…

ROSALIE, la serrant brusquement contre son cœur. Laisse-moi t’embrasser bien comme il faut ! (La repoussant tout à coup.) Tiens, fillette, je t’aime trop !… ça n’a pas le sens commun ! Je ne t’aimerais pas tant si j’étais ta vraie mère… S’il t’arrivait malheur, je mourrais !

MINON. Mourir !…

ROSALIE, riant et changeant de ton. Je dis ça !… et tu me crois… Mourir ! peste ! comme nous y allons !… Quand on se met à rabâcher comme ça des sensibleries !… Jour de Dieu ! rions, Minon !… Approche mon rouet, prends ta broderie. (Elles s’installent toutes deux auprès du guéridon.) Qu’as-tu fait pendant mon absence ?

MINON, à part. Tant pis ! Elle est de bonne humeur… je me risque. (Haut.) Marie-Rose est venue me voir.

ROSALIE, filant. Ah !… la voisine aux histoires ?

MINON, brodant. Elle m’en a justement conté une qui est bien touchante, va !

ROSALIE. Je me méfie des histoires touchantes…

MINON. Oh ! celle-là…

ROSALIE. Quelque baliverne !… Voyons son histoire !

MINON. Il y avait une fois une jeune fille bien jolie.

ROSALIE. Pas si jolie que toi…

MINON. Qui demeurait avec sa mère, qui était bien bonne… mais pas si bonne que toi, c’est impossible.

ROSALIE. Tu me rends la monnaie de ma pièce… c’est bon !

MINON. Un jeune seigneur, qui aimait la jeune fille…

ROSALIE. Ah ! voilà ?

MINON. Si tu ne veux pas que je raconte, ma sœur ?

ROSALIE. Va toujours.

MINON. Ce n’est pas long… Le jeune seigneur vint se gager dans la maison comme garde-chasse… et puis la mère s’aperçut que ce n’était pas un garde-chasse ordinaire… et puis…

ROSALIE. Et puis…

MINON. Dis… qu’aurais-tu fait à la place de la mère, toi, ma sœur ?

ROSALIE. Que fit la mère, dans ton histoire ?

MINON. La mère les maria.

ROSALIE. Moi, je ferais flanquer le galant en prison, et je mettrais la jolie fille au couvent…

MINON, à part. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE, se levant. Et je te défends de recevoir cette Marie-Rose.

MINON, à part. La prison pour lui !… le couvent pour moi !

ROSALIE. Pourquoi m’a-t-elle conté cette histoire… (À Bonaventure, qui entre.) Qu’est-ce que tu veux, toi ?

SCÈNE IX.

LES MÊMES, BONAVENTURE, STANISLAS.

BONAVENTURE. C’est les gens de Paris… l’homme et la femme que je lui ai repris le parapluie… Ils sont dans la cour… et ce n’est pas tout… y a le jeune homme vagabond…

ROSALIE. Eh bien !

BONAVENTURE. Eh bien ! dès qu’il les a vus, il est devenu tout pâle…

ROSALIE. Que veux-tu que j’y fasse ?

BONAVENTURE, à Rosalie. Enfin, il veut vous voir… en particulier.

ROSALIE. Qu’il vienne !… (À Minon.) Va, petite.

MINON. Ma sœur !…

ROSALIE. Comme te voilà tremblante, va… je ne t’en veux pas pour ton histoire… mais va donc !… j’ai besoin d’être seule. (Elle la baise.)

ROSALIE, à part. Encore s’occuper des autres ! (Haut.) Que voulez-vous ?

STANISLAS. Vous m’avez sauvé la vie, madame.

ROSALIE. Je le sais bien.

STANISLAS. Mettez le comble à vos bontés… donnez-moi les moyens de fuir.

ROSALIE. Pourquoi fuir ?… vous êtes en sûreté chez moi.

STANISLAS. Tout à l’heure, j’ai aperçu dans la cour…

ROSALIE. Le Hollandais et sa femme ? Soyez tranquille, ces gens-là ne viennent pas pour vous… ils ont de plus gros gibier à courir !

STANISLAS. Madame !

ROSALIE. Ils cherchent le prince Stanislas de Pologne. (Riant.) Êtes-vous prince, vous ?

STANISLAS. Je suis le prince Stanislas de Pologne, madame.

BONAVENTURE. Le vagabond… C’était…

ROSALIE, reculant. Vous êtes… Voilà une histoire !… (Haut) Tant pis pour vous, jeune homme, vous auriez mieux fait de ne point me dire cela.

BONAVENTURE. Pourquoi donc, la bourgeoise ?

STANISLAS. Nous autres gentilshommes, madame, nous disons la vérité, même en face de la mort.

ROSALIE, à part. Il n’a pourtant pas l’air tout à fait d’un fou ni d’un furieux. (Haut.) Si j’avais su hier que vous étiez ce brandon de discorde… ce lion déchaîné… je ne me rappelle pas bien les propres paroles de monsieur Champagne… mais je sais ce que je dis…

STANISLAS. Madame… Je ne voulais qu’une chose ; guérir les plaies de ma patrie.

ROSALIE. C’est cela !… vous êtes plus doux qu’un agneau !…

STANISLAS. Tout souverain est un soldat ; chez nous surtout, le sceptre est une épée… Madame, c’est le ciel qui punit la terre par le grand fléau des batailles… Une fois hors du fourreau, mon épée n’y serait rentrée que victorieuse !

ROSALIE. Dame, quand on a tant fait que de sauter le fossé… pas vrai, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Le fossé ?… pardié !… la bourgeoise ! (À part.) Je comprends rien du tout à ça.

ROSALIE, à part. Mais il ne m’enjôlera pas !… Ah bien ! par exemple ! (Haut.) Cette reine qui est là-bas à Saint-Germain…

STANISLAS. C’est ma mère !

ROSALIE. Savez-vous ce qu’elle m’a fait, votre mère ?

BONAVENTURE. Aïe !… la robe de douze écus !

STANISLAS. Je ne sais, madame ; mais en effet je me rappelle que vous passiez sur la route. Moi, j’étais dans le bois… En ce moment, j’envoyai à ma mère un dernier baiser… elle fit tourner son carrosse pour me voir une minute de plus…

ROSALIE, émue. Pauvre femme ! (À Bonaventure.) Elle était mauvais teint, ma robe.

BONAVENTURE. Et puis, elle ne vous allait guère bien, la bourgeoise.

ROSALIE. Tout ça est bel et bon… mais ça n’est pas une raison pour mettre le feu aux quatre coins de l’univers… Qu’avez-vous à répondre ?

STANISLAS. Ils vous savaient généreuse et bonne… ils ne pouvaient vous tourner contre moi qu’en vous trompant… ils vous ont trompée… Je hais la guerre autant que vous pouvez la détester… Si je fais la guerre, le premier sang qui coulera sortira de ma veine, et jamais ce sang ne rougira que la terre de ma patrie !… C’est là que nous combattrons, madame, c’est là que nous mourrons… c’est là que le dernier des miens tombera, si Dieu ne nous donne pas la victoire… car la guerre que je ferais, moi, madame, c’est la guerre juste, c’est la guerre sainte… la guerre de la patrie armée pour repousser l’étranger.

ROSALIE, émue. Mais c’est beau, cela !… pas vrai, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Je crois bien que c’est beau ! ça donnerait presque envie d’être soldat !

STANISLAS. Madame, je vous ai montré le fond de mon cœur… Voulez-vous me donner le moyen de rejoindre mes amis qui m’attendent au bord de la mer, à l’auberge de la Tête-Noire, à Quillebœuf ?

BONAVENTURE. Écoutez !

ROSALIE. Ce sont eux… (Stanislas fait un mouvement pour s’esquiver par la porte de gauche, Rosalie l’arrête brusquement.) Où allez-vous ? ces hommes qui arrivent m’ont promis vingt mille livres si je voulais vous vendre.

BONAVENTURE. Vingt mille livres !… ah ! bah ! c’était de là qu’elles vous venaient !

STANISLAS, se redressant. Et vous n’avez pas refusé !… Eh bien ! livrez-moi donc !… je suis prêt… je mourrai en prince !

ROSALIE. C’est vrai !… Regarde, Bonaventure… il n’a pas peur !… c’est un noble jeune homme !

CORNIL, au dehors. Il est ici !… nous allons le prendre comme dans un piège à loup !

ROSALIE. C’est la voix du Hollandais… nous n’avons pas le temps de la réflexion… Ah !… par là ! (Elle ouvre une petite porte à droite.) Entre avec lui, Bonaventure !

BONAVENTURE. Mais…

ROSALIE. Pas de mais !… Écoute-moi !… Si tu m’aimes, tu trouveras un moyen de le sauver…

BONAVENTURE, avec élan. Si je vous aime !

STANISLAS, à Rosalie. Excellent et généreux cœur !

ROSALIE, les poussant. Les voilà !… jour de Dieu ! entrerez-vous ? (Ils sortent.)

SCÈNE X.

ROSALIE, CORNIL, L’ÉPOUSE. — Au moment où Stanislas disparaît dans le cabinet, Cornil paraît sur le seuil. Rosalie est debout devant le cabinet, comme si elle voulait en défendre l’entrée.

CORNIL. J’en étais sûr, je l’ai vu… (Il s’avance vers Rosalie d’un air hautain.) Madame, il y a quelqu’un de caché dans cette chambre ?

ROSALIE. Oui.

CORNIL. Qui est ?

ROSALIE. Ça ne vous regarde pas.

CORNIL. Mes hommes sont armés… je cherche quelqu’un qui vaut deux millions… tout me regarde.

ROSALIE. Je suis maîtresse chez moi, peut-être ?

CORNIL. Chez vous ! c’est par moi que vous êtes ici chez vous…

ROSALIE. Reprenez-moi ce que vous m’avez donné, mais vous n’entrerez pas !

CORNIL. J’entrerai, j’entrerai, vous dis-je… Dussions-nous forcer cette porte… Suivez-moi ! Arrière, madame ! le prince est là.

L’ÉPOUSE, entrant. Le prince !

SCÈNE XI.

LES MÊMES, BONAVENTURE.

BONAVENTURE, paraissant sur le seuil avec les habits de Stanislas. Me voici, que voulez-vous de moi ?

ROSALIE, étonnée. Lui !

CORNIL. Le prince !

ROSALIE, bas à Bonaventure. Est-il parti ?

BONAVENTURE, de même. Je ne sais pas. (Les gens de Cornil entrent en tumulte et armés.)

SCÈNE XII.

LES MÊMES, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, entrant. Que signifie tout ce bruit ? et cette chaise de poste attelée dans la cour ?

ROSALIE, à Bonaventure. Nous sommes perdus !

CORNIL. C’est ma chaise de poste, monsieur de Champagne… Ah ! ah !… vous êtes un bien habile homme ! et j’ai beaucoup de bonté de payer si cher vos services quand je fais moi-même votre besogne !

CHAMPAGNE. Comment ?

CORNIL. Vous cherchez le prince, et moi je le trouve.

CHAMPAGNE, étonné. Le prince !…

CORNIL, montrant Bonaventure. Le voilà, parbleu !

CHAMPAGNE. Ce n’est pas lui, écoutez… au diable !… il y a trahison !… ce n’est pas lui… (Bruit de la chaise de poste et fouet de postillon.)

BONAVENTURE. Parti !

ROSALIE. Sauvé !

JOLIBOIS, se précipitant dans la chambre. La bourgeoise !… vos deux hommes de confiance… André et Bonaventure…

ROSALIE. Eh bien ?

JOLIBOIS. Ils viennent de partir avec mademoiselle Minon.

ROSALIE. Avec Minon !

JOLIBOIS. En chaise de poste !

CORNIL. Dans la mienne…

CHAMPAGNE, saisissant Bonaventure au collet. Le voilà, Bonaventure !

JOLIBOIS. Tiens ! tiens !… Et l’autre ?

CHAMPAGNE, à Rosalie. Vous comprenez tout, vous, madame… L’autre, c’est le prince… Le prince qui se charge lui-même de nous venger et de vous punir… Le beau postillon André, c’est son âme damnée, c’est le chevalier de Rieux qui enlève votre sœur !

ROSALIE, atterrée. Ma sœur ! Minon ! perdue ! perdue !… et c’est cet André ! J’ai encore fait le bien, et j’en suis encore punie ! Écoutez, vous !… je vais faire le mal, moi ici ! et je parie que j’en serai récompensée !

BONAVENTURE, essayant de l’arrêter. La bourgeoise… prenez garde !…

ROSALIE. Laisse-moi ! (À Champagne.) Voulez-vous suivre sa trace ? Il va droit à Quillebœuf… il ne s’arrêtera qu’à l’auberge de la Tête-Noire.

CHAMPAGNE. Merci, femme ! En route, patron !

CORNIL. Je suis prêt.

CHAMPAGNE. Nous arriverons à Quillebœuf les premiers, c’est moi qui vous le dis… et cette fois, mort ou vif, il nous le faut ! (Champagne, Cornil et l’épouse sortent précipitamment.)

SCÈNE XIII.

ROSALIE, BONAVENTURE. Rosalie s’est laissée tomber sur un siége.

BONAVENTURE. Qu’avez-vous fait ?

ROSALIE. J’ai bien fait.

BONAVENTURE. Ils vont l’atteindre.

ROSALIE. Tant mieux ! Rendre le bien pour le mal appartient aux anges… Bien pour bien… mal pour mal… c’est notre loi à nous qui ne sommes pas des saints… mais rendre le mal pour le bien, c’est l’enfer ici-bas !… Qu’ils le prennent ! qu’ils le tuent ! qu’ils en fassent ce qu’ils voudront ! Minon ! ma petite Minon chérie !… Sais-tu comme je l’aimais, toi !… qui donc le savait !… le savais-je moi-même !… Ah ! c’était mon cœur… tout mon cœur !… Minon !… ma sœur, ma fille !…

BONAVENTURE. La bourgeoise !

ROSALIE. Eh bien ?

BONAVENTURE. Les deux hommes qui étaient à l’auberge du Cheval-Blanc, le jour où votre père a été tué, marchent à la suite de ce Champagne.

ROSALIE. Des assassins !

BONAVENTURE. Et c’est vous qui les avez mis sur sa trace !

ROSALIE. C’est moi… (Elle se couvre le visage de ses mains. – Brusquement :) Fais seller mes deux meilleurs chevaux !

BONAVENTURE. Pourquoi faire ?

ROSALIE. Je veux réparer ce que j’ai fait.

BONAVENTURE. Partir vous-même ? Y pensez-vous, la bourgeoise ? Il y a du danger…

BONAVENTURE. Ce sont des assassins…

ROSALIE. Tu prendras des pistolets… (Elle jette sa mante sur ses épaules.)

BONAVENTURE. Pour moi qui suis un homme… mais vous, la bourgeoise !… une femme !

ROSALIE. Une femme qui n’a pas peur vaut un homme… Moi, je n’ai jamais eu peur… Va, te dis-je !… (Elle l’entraîne vers la porte, sortant la dernière.) Tu prendras des pistolets, et à la garde de Dieu !



ACTE V.

L’auberge de la Tête-Noire, à Quillebœuf. Galerie au fond, derrière laquelle on voit des navires à l’ancre.



SCÈNE PREMIÈRE.

CHAMPAGNE, seul. Il écrit devant une table sur laquelle sont deux pistolets.

Je n’aurais jamais cru que ce petit prince Stanislas pût me conduire si loin !… Mais qu’importe ? ma dernière partie est gagnée d’avance… Vivent les grands moyens ! (Il écrit.) On est heureux en vérité d’avoir fait un peu de tout en sa vie… Si je n’avais pas été valet de chambre du traitant l’Ermitage, qui contrefaisait si parfaitement la signature du contrôleur, j’ignorerais probablement cet art ingénieux de faire parler les gens sans qu’ils s’en doutent… (Il pose sa plume.) Car j’ai été valet de chambre, moi !… et pis que cela !… je crois que j’ai reçu des coups de canne. (Il tâte son épaule.) J’en suis même sûr ! (Reprenant la plume.) Vertubleu ! gare à mes laquais quand je vais être millionnaire… Je sais par expérience comment on rosse la maraudaille ! (Écrivant, regardant ses papiers à distance.) Là !… j’y serais presque trompé moi-même !… Monsieur le lieutenant de police n’imiterait pas mieux sa propre signature ! (Il prend ses pistolets.) Et ceci ?… est-ce en état ? (Il tire sa poire à poudre et renouvelle les amorces.) Holà ! quelqu’un ! (Il cache les pistolets sous les revers de son habit.) Mon ami Champagne… vous risquez votre tête, cette fois… Tenez bien vos cartes… et jouez serré !

SCÈNE II.

CHAMPAGNE, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE. Voilà, monsieur.

CHAMPAGNE. La mer est basse ?…

L’AUBERGISTE, à la fenêtre. Elle baisse…

CHAMPAGNE, montrant le port. À quelle heure une de ces barques pontées pourrait-elle appareiller ?

L’AUBERGISTE. Est-ce pour aller loin ?

CHAMPAGNE. Des réponses, s’il vous plaît, l’ami, et pas de questions.

L’AUBERGISTE. Nous sommes dans la morte eau, il faut attendre le plein… Vers deux heures après midi, on peut mettre à la voile.

CHAMPAGNE. C’est bien…

L’AUBERGISTE Est-ce tout ce que veut monsieur ?

CHAMPAGNE. Non… je veux savoir s’il y a un juge, un bailli, un prévôt… enfin quelque chose, dans ce petit pays…

L’AUBERGISTE. Comment, petit pays ! La cité de Quillebœuf !

CHAMPAGNE. L’ami, je vous demande s’il y a un juge, un prévôt, un bailli…

L’AUBERGISTE. Il y a de tout cela, monsieur… et le bailli déjeune juste même dans une salle à manger… Si vous voulez le voir.

CHAMPAGNE. Je ne vais pas trouver les baillis, mon garçon… ce sont les baillis qui viennent me trouver.

L’AUBERGISTE, à part. Peste !… C’est un grand personnage !

CHAMPAGNE. Allez lui dire qu’il vienne, et sur-le-champ !

L’AUBERGISTE. Il suffit, monseigneur.

SCÈNE III.

CHAMPAGNE, LE BAILLI.

CHAMPAGNE, seul. À deux heures la marée… nous avons le temps…

L’AUBERGISTE, menant le bailli. Croyez-moi, demandez-lui ses papiers… (Il sort.)

LE BAILLI. Monsieur…

CHAMPAGNE. C’est vous qui êtes le bailli de Quillebœuf ?

LE BAILLI, fièrement. J’ai, monsieur, cet honneur… et je veux savoir…

CHAMPAGNE. Avez-vous entendu parler de l’abbé Dubois… le meilleur ami du régent ?

LE BAILLI. Je crois bien ! veuillez me dire, s’il vous plaît…

CHAMPAGNE. Savez-vous quel est le meilleur ami de l’abbé Dubois ?

LE BAILLI. Non, mais je suis d’avance son zélé serviteur, monsieur, de tout mon cœur… Ayez l’obligeance de me dire…

CHAMPAGNE. Connaissez-vous le seing de monsieur le lieutenant de police ?

LE BAILLI. Monsieur, je le connais… c’est mon état… et je le vénère. C’est mon opinion… mais cela ne m’interdit pas de vous demander…

CHAMPAGNE, lui présentant un papier. Lisez ceci.

LE BAILLI, mettant ses lunettes. Ordre de prêter main-forte et d’obéir aveuglément à meinherr Cornélius Van Zuyp… (Regardant Champagne par-dessus ses lunettes.) Ce nom me semble avoir une physionomie étrangère.

CHAMPAGNE. C’est le nom d’un Hollandais qui possède vingt-huit vaisseaux marchands dans les mers de l’Inde, trois comptoirs en Europe, cinq factoreries au Bengale, une douzaine d’habitations aux Antilles, des pêcheries à Saint-Pierre et Miquelon, etc., etc., etc.

LE BAILLI. Ce doit être un Hollandais bien à son aise !…

CHAMPAGNE. C’est de plus le meilleur ami de l’abbé Dubois, qui est le meilleur ami de monseigneur le régent.

LE BAILLI. Je vous répète que je suis, monsieur, son serviteur de tout mon cœur… Est-ce vous ?

CHAMPAGNE. Non… mais je suis son bras droit et son factotum.

LE BAILLI. L’ordre est positif… commandez, monsieur, commandez… le bailli de Quillebœuf a toujours mis l’obéissance au rang de ses vertus.

CHAMPAGNE. Meinherr Cornil va venir.

LE BAILLI. De sa propre personne, monsieur ?…

CHAMPAGNE. Avec la comtesse Pfafferlhoffen, son épouse.

LE BAILLI. Sa propre épouse, monsieur ?

CHAMPAGNE. Aussi noble qu’il est riche… dernier rejeton des comtes Pfafferlhoffen, électeur de Bottorf… cousine issue de germaines du prince souverain de Lippe-Rottembourg.

LE BAILLI. Ah ! quel honneur, monsieur, pour la cité de Quillebœuf !

CHAMPAGNE. Rendez-vous digne de cet honneur… Ils poursuivent des coupables… un prisonnier d’État…

LE BAILLI. J’ai compris, monsieur.

CHAMPAGNE, confidentiellement. Le prince Stanislas de Pologne… a ses affidés.

LE BAILLI. Chut ! monsieur, j’ai compris !

CHAMPAGNE. Deux jeunes gens et une jeune fille.

LE BAILLI. Une jeune fille et deux jeunes gens… Monsieur, j’ai compris.

CHAMPAGNE. Si les fugitifs arrivent les premiers…

LE BAILLI. Coffrés, monsieur.

CHAMPAGNE. C’est cela, monsieur le bailli, on saura à Paris que vous êtes un homme intelligent.

LE BAILLI. Énergique et sobre, monsieur, et qui désirerait de l’avancement.

CHAMPAGNE. Comptez sur moi.

LE BAILLI. Ou même une simple augmentation d’honoraires.

CHAMPAGNE. Si je suis content de vous… je ne vous en dis pas plus long… Je cours au port, fréter une barque pontée… À bientôt.

LE BAILLI. Au port ? (Ouvrant une porte à droite.) Par là, monsieur, par là, vous y serez beaucoup plus vite… À bientôt, monseigneur.

CHAMPAGNE. Songez que vous me répondez du prince Stanislas sur votre tête ! (Il sort.)

SCÈNE IV.

LE BAILLI, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE, entrant. Lui avez-vous demandé ses papiers ?

LE BAILLI. Un pareil personnage !… un ami de l’ami de l’abbé Dubois, et de la cousine issue de germaine du prince souverain de… enfin, n’importe !… Si je pouvais opérer cette importante capture ! quelle gloire !

L’AUBERGISTE, regardant par la fenêtre. Monsieur le bailli, vous êtes né coiffé.

LE BAILLI. Parce que…

L’AUBERGISTE. Si j’ai bien entendu pendant que j’étais là aux écoutes…

LE BAILLI. Ah ! vous étiez là aux écoutes… monsieur Célestin ?

L’AUBERGISTE. Par intérêt pour vous… je ne pouvais pas vous laisser seul avec un inconnu… Si j’ai bien entendu, il s’agit de deux jeunes gens et d’une jeune fille.

LE BAILLI. Précisément.

L’AUBERGISTE. Alors ce sont eux !… dans la cour… tenez !

LE BAILLI, à la fenêtre. En effet… ce sont eux… lequel est le prince ? Laisse-les monter, Célestin !… garde-les à vue ! Tu m’en réponds sur ta tête !… Va… va… fais mettre sur pied les hallebardiers du bailliage ! Va, Célestin c’est le plus beau jour de ma vie !

L’AUBERGISTE. Les voilà !

SCÈNE V.

LE BAILLI, ANDRÉ, MINON.

ANDRÉ, à la cantonade. Nous resterons seulement jusqu’à l’heure de la marée… veillez à ce que la chambre de notre… compagnon soit bien close et qu’il ne soit point dérangé… il a besoin de repos.

L’AUBERGISTE. Ils ne sont que deux !

LE BAILLI. Va, Célestin, s’il en est temps encore, va faire arrêter le troisième.

L’AUBERGISTE. Oui, monsieur le bailli. (Il sort.)

MINON, se laissant tomber sur un siége. Quand je pense à ma sœur, je voudrais être morte !

ANDRÉ. Minon… cela me navre de vous voir triste et découragée… mais je vous aime tant !… vous voir pleurer sans cesse.

MINON. André, vous me protestez de la pureté de vos intentions… je voudrais vous croire… mais vous ne m’avez pas encore expliqué…

ANDRÉ. La présence du prince…

MINON. Mais à présent nous sommes seuls.

ANDRÉ. Quelques mots suffiront à ma justification…

LE BAILLI, se rapprochant. Ce sont évidemment deux êtres de l’espèce la plus dangereuse !…

ANDRÉ, l’apercevant. Que veut cet homme ?

LE BAILLI. J’ai l’honneur d’être, monsieur, le bailli de la cité de Quillebœuf.

ANDRÉ. Monsieur !…

LE BAILLI. L’affaire de votre complice est faite.

ANDRÉ. Que dites-vous ? notre complice ?

LE BAILLI. J’ai la réputation, monsieur, d’être un homme sobre, énergique et intelligent… Je vous arrête au nom du roi.

ANDRÉ. C’est une méprise.

LE BAILLI. Ainsi que cette jeune personne.

ANDRÉ. Je suis gentilhomme, monsieur.

LE BAILLI. Monsieur, je suis bailli, mes hallebardiers sont sous les armes… toute résistance est impossible.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE, arrivant essoufflé. Chaud ! chaud ! les voilà !

LE BAILLI. Plus de calme, Célestin… de qui parlez-vous ?

L’AUBERGISTE. L’homme qui a vingt-huit comptoirs… des vaisseaux… des cannes à sucres… et la comtesse son épouse ; ils sont là !

ANDRÉ, à part. Cornil !… nous sommes perdus !

LE BAILLI. N’ajoutez pas une parole, Célestin ; j’ai compris… qu’avez-vous fait du prince ?

L’AUBERGISTE En prison !

LE BAILLI. Qu’ils aillent le rejoindre… Jeune homme, et vous, jeune fille, suivez ce fonctionnaire. (Un hallebardier est entré.)

MINON, à André. Si vous résistez… on vous éloignera du prince…

ANDRÉ, au bailli. Nous sommes prêts.

LE BAILLI. Allez, hallebardiers… que vos compagnons veillent… Allez ! (Ils sortent)

SCÈNE VII.

LE BAILLI, L’AUBERGISTE, ROSALIE, BONAVENTURE.

LE BAILLI, se confondant en saluts. Monseigneur, et vous, madame… Salue, Célestin !

L’AUBERGISTE. Monseigneur !

ROSALIE, brusquement. C’est bon ! (elle passe) est-ce que ceux-là se moquent de moi ?

BONAVENTURE, passant. Comme ils nous regardent !…

LE BAILLI, à l’aubergiste. Célestin ?

L’AUBERGISTE. Monsieur le bailli ?

LE BAILLI. Comme c’est original, ces étrangers ! ça voyage toujours incognito… mais nous ne nous laissons pas prendre à cela, nous autres.

L’AUBERGISTE. Oh ! que nenni !

BONAVENTURE, bas. Ils chuchotent… ça n’est pas bon signe !

ROSALIE, bas. Il faut payer de sang-froid. (Haut et brusquement.) Lequel d’entre vous est l’aubergiste ?

L’AUBERGISTE. C’est moi, madame.

ROSALIE. Avez-vous déjà reçu des voyageurs ce matin ?

LE BAILLI, s’avançant. S’il plaît à votre seigneurie.

ROSALIE. Vous, on ne vous parle pas.

BONAVENTURE, à part. Comme elle les mène !

LE BAILLI. Pardonnez-moi si j’insiste… (Avec mystère.) Je sais tout !

BONAVENTURE. Il sait tout !

ROSALIE. Que savez-vous ?

LE BAILLI. Tout, madame la comtesse.

ROSALIE. Hein ! madame la comtesse !

BONAVENTURE. Il a dit madame la Comtesse !

LE BAILLI. Et vous pouvez donc me donner des ordres, vous êtes certaine d’être obéie.

ROSALIE. Obéie ! Des ordres !

LE BAILLI. Que vous gardiez ou non votre incognito, illustre seigneur et puissante dame, en ma qualité de bailli de Quillebœuf, l’ancienne Henricopolis, capitale du Rémois, permettez-moi de vous offrir mes purs et bien sincères hommages.

L’AUBERGISTE. Et souffrez que j’y joigne…

LE BAILLI. Moins de paroles, Célestin… les grands n’aiment pas les longues harangues. (À Bonaventure.) Ils sont en notre pouvoir.

BONAVENTURE. Parlez à la bourgeoise.

LE BAILLI, étonné. La bourgeoise ! (Se ravisant.) Bien ! bien ! c’est la manière en Hollande. (À Rosalie.) Ils sont en notre pouvoir.

ROSALIE. Qui ça ?

LE BAILLI. Eh ! mais… les fugitifs… nous avons exécuté les ordres de ce haut personnage… votre factotum… votre bras droit… qui est sur le port en ce moment pour fréter la barque pontée qui doit emmener le prince Stanislas mort ou vif.

ROSALIE, à part. Champagne ! (À Bonaventure.) Je comprends tout !

ROSALIE. Ils nous prennent pour le Hollandais Cornil et sa femme.

BONAVENTURE. Pas possible !

ROSALIE, au bailli. Qu’avez-vous fait des fugitifs ?

LE BAILLI. En prison !

ROSALIE. Où est la prison ?

LE BAILLI. Ici même, madame la comtesse.

ROSALIE. Comment, ici, dans cette hôtellerie ?

LE BAILLI, à Bonaventure. Monseigneur est antiquaire ?

BONAVENTURE. Plaît-il ? quoi que je suis ?

ROSALIE. Au fait, s’il vous plaît, et ne vous occupez pas de monseigneur.

LE BAILLI, à part. Il n’a pas l’air d’un tyran, cet homme-là. (Haut.) Madame la comtesse, la citadelle de Quillebœuf était bâtie précisément à la place où nous sommes… c’est un fait historique, curieux et qui donne une certaine couleur à l’auberge de la Tête-Noire… Il reste une tour en assez bon état de réparation, que nous louons à Célestin… Célestin, c’est l’aubergiste… pour servir de prison municipale… Si, par son crédit à la cour, madame la comtesse pouvait nous obtenir quelques fonds pour bâtir une prison plus convenable…

ROSALIE. Nous verrons cela. Y a-t-il un cachot bien fermé dans votre prison ?

LE BAILLI. Il y en a un admirable comme antiquité.

ROSALIE. Supposons qu’on veuille y pénétrer du dehors ?

LE BAILLI. Pour délivrer le prisonnier ? Impossible. Ce sont ces bonnes vieilles serrures… une fois qu’on a donné le tour de clef… il faudrait du canon pour enfoncer la porte.

ROSALIE. C’est bien !

BONAVENTURE, à part. Est-ce qu’elle a du canon ?

ROSALIE. Vous avez de la maréchaussée dans cette ville ?

LE BAILLI. Six vétérans et un brigadier.

ROSALIE. Où se tiennent-ils ?

LE BAILLI. À l’autre bout de la rue.

ROSALIE. Appelez, et qu’on fasse venir en ma présence la jeune fille avec le prisonnier, qui a nom André.

LE BAILLI. Madame la comtesse, je vais aller vous les chercher moi-même.

ROSALIE. Monsieur le bailli, votre zèle sera récompensé… écoutez bien mes instructions… Vous allez enfermer l’autre prisonnier… le prince Stanislas… dans ce bon et solide cachot, dont vous m’avez parlé.

LE BAILLI. Oui, madame la comtesse.

ROSALIE. Vous m’en apporterez la clef… ou plutôt j’irai fermer la porte moi-même.

LE BAILLI, à part. Une femme de précaution. (Haut.) Quand madame la comtesse voudra descendre à la prison, voici la porte de l’escalier. (Il montre la porte de droite.) Je vais chercher les prisonniers.

ROSALIE. Allez, et que personne ne vienne nous déranger. (À Bonaventure.) Mais parle donc, toi.

BONAVENTURE. Allez !… et que personne ne vienne nous déranger.

LE BAILLI, à part. L’illustre seigneur a daigné ouvrir la bouche. (À l’aubergiste.) Précède-moi, Célestin. (Il sort.)

SCÈNE VIII.

ROSALIE, BONAVENTURE.

ROSALIE. J’ai donc l’air d’une comtesse, moi, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Vous ! Ah ! la bourgeoise ! quand vous voulez… vous avez l’air d’une reine !…

ROSALIE. Allons, puisqu’on nous prend pour le Hollandais et sa femme, laissons faire.

BONAVENTURE. Comment ! vous voudriez ?

ROSALIE. Puisqu’on veut nous obéir malgré nous… commandons…

BONAVENTURE. Mais ce Champagne qui va revenir.

ROSALIE. Précisément… il faut être en mesure avant son retour… On vient ! Ce sont nos fugitifs… c’est elle, c’est ma sœur !

BONAVENTURE, hésitant. Eh bien ! êtes-vous encore en colère contre elle ?

ROSALIE. Certainement, très en colère ! Ah ! mon Dieu !… comme elle est pâle !

SCÈNE IX.

ANDRÉ, ROSALIE, BONAVENTURE, MINON.

MINON. Ma sœur !

ROSALIE. Viens ici.

ANDRÉ. Laissez-moi vous expliquer, madame…

ROSALIE, à Minon. Viens ici, et dis-moi sur-le-champ, dis-moi… Non, non, embrasse-moi d’abord… je te gronderai ensuite… Je n’ai douté de toi qu’un seul instant… une minute de plus, je devenais folle.

MINON. Ma sœur !…

ROSALIE, la repoussant doucement et marchant vers André. Quant à vous… vous êtes un homme… vous avez joué votre rôle méchant et lâche.

MINON, s’élançant. Oh ! ma sœur !

ROSALIE. N’est-ce pas lui qui t’a enlevée ? Qu’il réponde.

ANDRÉ. Je vais répondre, madame, et vous regretterez vos paroles… J’aime Minon…, mais je sais qu’elle vous appartient, parce que vous avez été pour elle plus qu’une mère… Je savais que d’autres avaient fait dessein de vous ravir votre chère enfant.

ROSALIE. Est-il possible ?

ANDRÉ. J’avais entendu le plan, j’avais vu briller l’or qui était le prix du marché… Mon serment me commandait de partir… Minon restait sans défense contre l’homme qui l’avait vouée d’avance au déshonneur.

ROSALIE. Dans tout marché, il y a celui qui achète et celui qui vend.

ANDRÉ. L’acheteur a nom Cornil, le vendeur est ce Champagne.

ROSALIE. L’infâme !

ANDRÉ. J’ai rassemblé tout mon courage… car il fallait braver les pleurs de celle que j’aime ; je l’ai enlevée, madame, je l’ai enlevée pour lui garder son honneur et son bonheur… je l’ai enlevée pour vous la rendre pure, sans tache… et si vous êtes maintenant dans les bras l’une de l’autre… toutes deux souriantes… heureuses toutes deux, c’est que je ne suis ni méchant ni lâche, comme vous le dites, madame, et que j’ai eu le bonheur de jouer mon rôle d’homme, mon beau et simple rôle d’honnête homme.

ROSALIE. Qu’en dis-tu, toi, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Dame !… je dis que…

ROSALIE. Tu dis que j’ai tort, n’est-ce pas ? J’ai tort partout, c’est clair ! Jour de Dieu ! je sauverai désormais le prince ou j’y perdrai mon nom ! Le temps passe… Savez-vous quelque chose ?

ANDRÉ. Beaucoup de choses… D’abord, Champagne a présenté au bailli un faux ordre de la cour, et le bailli fera pendre le prince si on le lui commande.

ROSALIE. Comment savez-vous que l’ordre est faux ?

ANDRÉ. Le prince Stanislas de Pologne est l’hôte de la France… en quelques mains que soit le pouvoir, la France ne se déshonore jamais.

ROSALIE. Et l’intention de Champagne ?

ANDRÉ. Je la connais et puis vous la dire. Sur la route, à quelques centaines de toises d’ici, nous avons été attaqués par deux coquins de sa bande : Morel et Robin. Ils avaient été à la solde du prince, autrefois. Le premier a pu s’enfuir, mais j’ai tué l’autre… et il m’a dit en mourant : « Ce n’est pas un prisonnier que nous avions vendu au prix de deux millions, c’est un cadavre. »

MINON. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE. Est-ce ainsi ?… Ils ne l’ont pas encore, le cadavre !

ANDRÉ. Hélas ! madame, au point où nous en sommes…

ROSALIE. André de Rieux, vous êtes brave ?

ANDRÉ, avec ardeur. Si je n’avais pas les mains liées… si j’étais libre !…

ROSALIE. Que feriez-vous, si vous étiez libre ?

ANDRÉ. Je courrais au rivage… J’aperçois d’ici les mâts de notre sloop qui fait ses signaux de partance ; un bon petit navire… rapide comme un oiseau !… À bord du sloop sont douze matelots bretons… douze diables incarnés, choisis par moi, un à un, parmi nos marins de Bretagne ! Si j’étais libre, j’irais chercher mes douze matelots… je reviendrais avec eux… le sabre au poing, les pistolets à la ceinture… Nous serions treize… c’est présage de mort. Par le sang de mon père, les morts seraient ceux qui essaieraient de nous barrer le passage !

ROSALIE. André de Rieux, vous êtes libre…

ANDRÉ. Est-il possible ?

ROSALIE. Vous êtes libre… Allez ! et faites comme vous avez dit.

ANDRÉ. Mais… pendant mon absence… le prince…

ROSALIE. Je réponds du prince pendant une heure… cela vous suffit-il ?

ANDRÉ. Avant une demi-heure, je serai de retour. (Il sort.)

ROSALIE, à Bonaventure. Laisse passer celui-là, il est des nôtres. (À Minon.) Cette porte conduit à la prison où est le prince ; j’en veux la clef… Viens, Minon.

BONAVENTURE. Et moi, la bourgeoise ?

ROSALIE, à Bonaventure. Toi, à la maréchaussée… Que tout le monde soit sur pied… Va ! (Elle le pousse dehors.)

BONAVENTURE. Je ne fais qu’un saut jusque-là !… Laissez-moi passer, je suis des nôtres. (Il sort. Rosalie entraîne Minon par la porte de droite. Le bailli rentre au fond, avec Champagne.)

SCÈNE X.

CHAMPAGNE, LE BAILLI.

LE BAILLI, entrant, à gauche. Venez, monseigneur… vous allez le trouver ici… Tiens ! il n’y a personne !…

CHAMPAGNE, entrant. Personne !… Vous êtes sûr qu’ils sont arrivés !…

LE BAILLI. Comment, sûr ? J’ai eu l’honneur de m’entretenir avec l’illustre seigneur… qui parle peu… et la puissante dame, qui parle au contraire considérablement et très-bien !

CHAMPAGNE, à part. J’aurais voulu faire la besogne avant l’arrivée de maître Van Zuyp ; mais enfin, puisqu’il est venu, prévenez meinherr Van Zuyp et madame la comtesse de mon arrivée.

LE BAILLI. Madame la comtesse ! voilà une femme entendue ! Elle a demandé la clef de la prison, et j’ai donné l’ordre de la lui remettre.

CHAMPAGNE, étonné. La clef de la prison ?

LE BAILLI. Où elle a fait enfermer le prince Stanislas.

CHAMPAGNE. La comtesse !… Voilà qui est étrange !…

LE BAILLI. Ah ! ah !… elle a voulu savoir si la porte était bonne ; et maintenant qu’elle a cette clef, sans doute le diable ne pénétrerait pas auprès du prisonnier !… Quant à l’illustre seigneur…

CHAMPAGNE. Je les attends ici… Allez !

LE BAILLI. Je vous les ramène à l’instant.

(Il sort.)

SCÈNE XI.

CHAMPAGNE, puis ROSALIE.

CHAMPAGNE, seul. Tout est prêt… la barque attend… Vrai Dieu ! je combattrais l’enfer pour arriver à cette fortune ! Heureusement… (il rit) qu’il n’est pas nécessaire de déployer tant de vaillance… La comtesse a la clef de la prison… elle me la donnera… Je trouverai un prétexte pour opérer tout seul… l’embarquement du prince… et une fois en mer… (Il prend à la main un de ses pistolets.) La charge de ceci… vaut juste un million de roubles… On vient ! (Il cache son pistolet.) C’est le pas d’une femme… la comtesse sans doute… (Rosalie entre par la porte de droite.) Cette femme ici !… (Il recule.)

ROSALIE. C’est une véritable forteresse !… (Apercevant Champagne.) A-t-il vu cette clef ?

CHAMPAGNE, à part. La bataille n’est pas encore finie.

ROSALIE, à part. Il faut que je l’arrête pendant vingt minutes. (Haut.) Il paraît que nous sommes destinés à nous rencontrer toujours et partout, monsieur Champagne ?

CHAMPAGNE. Je ne vous cherchais pas.

ROSALIE. Moi, je vous cherchais.

CHAMPAGNE. Pourquoi me cherchiez-vous ?

ROSALIE. Pour vous dire que vous avez menti. Le prince n’avait pas enlevé ma jeune sœur… C’était vous qui vouliez l’enlever, pour la vendre à votre maître.

CHAMPAGNE, à part. Si meinherr Van Zuyp et la comtesse étaient dans cette hôtellerie, ils seraient déjà venus !… (Haut.) Oui… j’avais eu cette idée-là, madame Valentin.

ROSALIE. Vous ne cherchez même pas à nier ?

CHAMPAGNE, à part, absorbé. La comtesse n’aurait pas demandé la clef de la prison… (Il se dirige vers la porte du fond.) Nous allons causer de cela, madame Valentin… et pour n’être pas dérangés… (Il ferme la porte du fond.)

ROSALIE, à part. Le temps passe ; chaque minute qu’il perd… (Haut.) Fermez, monsieur Champagne, fermez tant que vous voudrez.

CHAMPAGNE, allant fermer la porte de gauche, à part. Mais où est le Bonaventure ? (Haut en revenant, et montrant la petite porte à droite.) Celle-ci je ne la ferme pas.

ROSALIE, tressaillant. Parce que ?…

CHAMPAGNE. Parce qu’elle mène à la prison du prince.

ROSALIE. Je ne sais pas.

CHAMPAGNE, s’arrêtant devant elle. Vous ne savez ?… Est-ce la vérité ?

ROSALIE. Comment le saurais-je ?

CHAMPAGNE. Vous êtes sévère envers ceux qui mentent, pourtant… À quelle porte est destinée la clef que vous teniez en entrant ?

ROSALIE. Quelle clef ?

CHAMPAGNE. Montrez-la-moi.

ROSALIE. Je n’ai pas de clef.

CHAMPAGNE. Madame Valentin, vous êtes jeune, forte, courageuse ; vous êtes belle… vous êtes heureuse… Vous tenez à la vie, j’en suis sûr !

ROSALIE. C’est vrai, j’y tiens.

CHAMPAGNE. Pourquoi la jouez-vous ?

ROSALIE. Moi, jouer ma vie ? allons donc !

CHAMPAGNE. Inutile de feindre ! vous voulez sauver le jeune roi… Pour cela, vous avez pris le nom de la comtesse… J’avais élevé à celle-ci, pour le besoin de nos intérêts, un piédestal ; vous êtes montée dessus… vous avez trouvé des gens crédules à l’excès, vous en avez profité… Comme vous saviez mon dessein, vous avez mis le prince à l’abri dans une bonne prison, et, pour plus de sûreté, vous en portez la clef sur vous… Cette clef, je la veux… donnez-la-moi !

ROSALIE. Non.

CHAMPAGNE. Madame Valentin, vous aimez l’argent par-dessus tout !

ROSALIE. On m’accuse de cela.

CHAMPAGNE. Rendez-moi cette clef…

ROSALIE. Non !

CHAMPAGNE. Je vous l’achète cinquante mille livres… cent mille livres… le double… la moitié d’un million.

ROSALIE. Non.

CHAMPAGNE. Un million tout entier !

ROSALIE. Je vous dis que non.

CHAMPAGNE, surprenant son regard dirigé vers la fenêtre. Tu attends des secours !

ROSALIE. Oui.

CHAMPAGNE. Écoute, femme… je n’ai rien contre toi… mais cette fortune, il me la faut… Donne la clef ou je te tue !… (Rosalie porte la main à son sein. Champagne à part :) C’est là qu’est la clef !… enfin !…

ROSALIE, retirant sa main vide, à part. Non, non, je ne me servirai pas de cette arme ! (Haut.) Je n’ai pas peur… Est-ce qu’on tue les femmes !…

CHAMPAGNE. Tu ne me connais donc pas ? puisque tu me réponds cela : on ne tue pas les femmes… C’est que tu te trompes à mon habit… tu me prends pour un gentilhomme !… Femme, je suis un valet… un valet, tu entends bien… un laquais… un maraud ! et pour de l’or… ah ! tu vas bien le voir… pour de l’or, moi, je tue les femmes ! La clef est là, dans ton sein, donne-la-moi !

ROSALIE, la main dans son sein. Non ! (À part.) Si j’étais un homme !…

CHAMPAGNE. Donne-la-moi, ou je le tue !

ROSALIE, à part. Je ne suis qu’une femme ! je me sens le courage de mourir… je ne me sens pas le courage de tuer !…

CHAMPAGNE (À part.) L’explosion de cette arme va me perdre ! et je n’ai pas de poignard… (Haut) Écoute-moi encore, et tu ne résisteras plus… Tu vas voir si je suis capable de tuer une femme !… Un jour, je me suis trouvé en face d’un vieillard que la souffrance et l’âge clouaient sur son lit… Lorsque j’aperçus son visage hâve et maigre… entouré de grands cheveux blancs, et sa poitrine qu’un souffle haletant soulevait, j’hésitai comme j’hésite aujourd’hui, femme ! plus longtemps, peut-être… (il saisit le bras de Rosalie qui écoute immobile et avide) car aujourd’hui, il s’agit de deux millions de livres, et le vieillard n’avait que sept cents écus dans sa paillasse !…

ROSALIE, se dressant devant lui et lui saisissant les deux poignets. Ah ! c’est toi qui as tué mon père !… (Ils luttent. Champagne parvient à dégager la main qui tient le pistolet ; Rosalie tire un pistolet de son sein et lui brûle la cervelle ; la porte du fond s’ébranle et finit par céder. Grand tumulte. André saute par la fenêtre avec les matelots bretons.)

SCÈNE XII.

ROSALIE, ANDRÉ, LE BAILLI, BONAVENTURE, L’AUBERGISTE, MINON, CORNIL, puis STANISLAS, GARDES, MATELOTS, etc.

ANDRÉ, s’élançant. Elle n’a pas eu besoin de nous !

ROSALIE. C’était l’assassin de mon père !… (On enlève Champagne.)

BONAVENTURE. Et je ne voulais pas lui laisser prendre ses pistolets !

ROSALIE, lui donnant la clef du cachot. Va délivrer le prince !… (Au bailli qui entre, montrant Cornil.) Arrêtez cet homme !

CORNIL. De quel droit ?…

LE BAILLI. J’obéis, madame la comtesse de Pfafferlhoffen.

CORNIL. Mon épouse… où est-elle donc ?

LE BAILLI. Qu’on le saisisse, qu’on l’entraîne.

ROSALIE, à Cornil. S’il y a une instruction criminelle, les témoins ne manqueront pas… La justice du pays décidera de votre sort. (À Stanislas qui entre.) Prince, vous êtes libre.

UN MATELOT. La marée n’attend pas… en barque ! en barque !

STANISLAS. Enfants, mes amis, que Dieu vous donne le bonheur !… Mademoiselle, heureux ou malheureux, je n’oublierai jamais que je vous dois la vie.

BONAVENTURE. Ah ! la bourgeoise !… si vous saviez ?…

ROSALIE. Je sais… je sais à présent, mon garçon ; tiens, prends ma main.

BONAVENTURE. Votre main ! Je serai le mari de la bourgeoise !

TOUS. Adieu ! adieu !


FIN.