La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 14

L. de Potter (Tome IIp. 189-227).


CHAPITRE QUATORZIÈME


Le Bouquin avait l’œil clair et froid, le geste net, la parole sobre, et maître Brulé jugea prudent de s’arrêter.

Il resta à trois mètres de son fils, à trois pieds du canon de fusil, qui le menaçait.

— Père, dit tranquillement le Bouquin, vous êtes un homme de sens. Il ne faut jamais suivre personne.

Mais les habitudes despotiques du fermier, l’autorité sans limites qu’il avait su prendre sur sa famille toute entière étaient si fortes qu’il s’écria :

— Misérable ! oserais-tu donc tirer sur ton père.

— Ça se peut bien ! répondit l’enfant.

— Mais tu veux donc aller à l’échafaud ?

— Mon père, répondit le Bouquin, il y a beau jour que vous-même m’en avez montré le chemin.

Ces mots arrachèrent à Brulé un cri de rage.

— Ah ! fils dénaturé ! dit-il.

Le Bouquin haussa les épaules.

— Voyons, papa, dit-il, ne vous fâchez pas et causons gentiment, comme de vieux amis.

— Ah ! tu te rends ! s’écria Brulé, qui crut que son fils allait faire sa soumission.

Le Bouquin se mit à rire :

— Non pas, dit-il, mais je vous engage à ne pas vous échauffer. C’est toujours malsain en face d’un fusil chargé.

— Mais, malheureux, je suis ton père !

— Je le sais bien, puisque vous m’avez roué de coups toute mon enfance.

— Misérable !

— Et que vous m’avez toujours pris pour complice. N’est-ce pas moi qui ai mis le feu à la Fringale et à la Ravaudière, et tiré sur Jacomet le bûcheron ? que sais-je encore !

— Que veux-tu donc de moi ? veux-tu que je m’en aille ? fit Brulé, qui prit un ton de soumission.

— Non pas, not’père.

— Alors, que veux-tu ?

— Je veux causer.

— De quoi ?

— Mais dame ! fit le Bouquin, nous allons, si vous voulez, parler un peu de ces jolis jaunets que vous voyez là.

— Partagerons-nous ?

— Nenni dà !

— Et pourquoi ne veux-tu point partager avec moi ?

— Parce que ce ne serait pas juste, puisque j’ai travaillé tout seul.

— Tu as donc tué la petite dame ? demanda Brulé avec un calme révoltant.

— Non.

— Mais enfin tu l’as volée ?

— Non plus.

— Alors d’où vient cet or ?

— C’est elle qui me l’a donné.

Brulé ne chercha point midi à quatorze heures, il dit nettement à son fils :

— Tu as trahi le général ?

— À ma place, vous en feriez tout autant.

— Ah ! gredin ! ah ! voleur ?

— Mais ne vous damnez donc pas ainsi, papa, disait le Bouquin, qui avait toujours la main sur la détente de son fusil. Vous allez faire des bêtises.

Brulé continua à se tenir à distance, mais il prit un air bonhomme et dit :

— Au fait, tes affaires ne sont pas les miennes, donne-moi la moitié de cet argent-là et je ne dirai rien.

— C’est drôle ! fit le Bouquin, comme nous sommes loin du compte, papa.

— Vrai ?

— D’abord, je garde ce qui est à moi.

— Eh bien ! je dirai tout à Solérol.

— Vous ne lui direz rien, papa.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que vous ne devez pas sortir d’ici à mon idée.

— Eh bien ?

— Eh bien ! dit le Bouquin, vous n’en sortirez pas du tout.

Brulé eut un léger frisson.

— Voyez-vous, continua le Bouquin, quand le père et le fils ont commis des crimes ensemble, ils ne sont plus que complices.

— Soit, dit Brulé, qui eut un soupir de colère résignée.

— Alors, entre complices, quand on ne s’entend pas… vous savez ?

— Eh bien ?

— On se tue !

— Ainsi, si nous ne nous entendons pas, tu oseras…

— Dame ! c’est si peu connu ce trou à renards, papa. Les camarades sont dispersés, et ils n’ont rien à y faire. Une supposition que je vous y laisse, ce n’est pas là qu’on viendra vous chercher pour vous enterrer.

Et comme Brulé faisait la grimace, le Bouquin ajouta :

— Aussi ce n’est guère adroit à vous, papa, de sortir sans votre fusil.

— C’est vrai.

— Et un homme de sens comme vous, ne fait pas de telles imprudences.

Le reproche était si juste que Brulé ne put résister au besoin de se disculper.

— Que veux-tu ? dit-il, mon fusil était au château. Il fallait y rentrer, j’avais peur que tu ne prisses trop d’avance.

— Vous m’avez donc suivi ?

— À la trace sur la neige.

— Vous êtes malin, papa… mais il fallait l’être encore plus, fallait prendre votre fusil, c’est toujours bon.

— Je ne croyais pas que tu oserais…

— Oh ! moi, j’ose tout… Ainsi ne bougez pas, et écoutez-moi.

— Voyons.

— Voulez-vous être bien payé ? car il paye mal, le Solérol.

— Oui, je sais ; mais tu vas me proposer d’être avec les royalistes.

— Justement.

— C’est impossible, dit brusquement le père Brulé.

Bouquin eut un sourire ironique.

— C’est drôle, dit-il que vous aimiez tant le Solérol.

— Nous sommes amis.

— Ah ! oui, dit le Bouquin, on vous flatte ! Un général… Et puis il vous tutoie ; papa, et vous buvez ensemble ; mais voyez-vous, ajouta le Bouquin, un général comme ça et puis un vrai, à mon idée, ça fait deux.

— C’est mon ami, répéta Brulé, et puisque tu l’as trahi, va-t-en avec les royalistes, et emporte ton or.

— Un moment, soyons pas pressé, père. Faut bien causer. Alors, c’est votre ami ?

— Oui.

— Faut croire qu’il ne l’était pas une certaine nuit, voici vingt ans.

— De quelle nuit parles-tu ? fit Brulé.

— De celle où la mère Brulé lui donna deux coups de couteau.

— Hein ! qu’est-ce que tu chantes donc là ?

— La vérité.

— Ta mère a donné deux coups de couteau à Solérol.

— Oui.

— Tu es fou !

— Oh ! il n’était pas général, alors. Il était soldat, et un mauvais soldat, encore. C’était du temps du roi.

— Après ?

— Dame ! fit le Bouquin, j’ai entendu la chose pas plus tard qu’hier.

— Où ça ?

— Aux Soulayes.

— Et qui te l’a dite ?

— C’est le général qui l’a racontée à Scœvola.

— Ah ! fit Brulé étonné.

— Papa, dit le Bouquin, vous seriez bien gentil de vous reculer un peu… rien que deux pas, parce que cette position me fatigue et que je voudrais me reposer un peu. Ça fait que si vous bougez, j’aurai le temps de reprendre mon fusil.

Brulé se résigna, il recula jusqu’à l’extrémité du Trou à renards.

— Parle maintenant, dit-il.

— Eh bien ! c’était hier… Le Solérol et Scœvola buvaient du punch et causaient… Je suis venu leur parler de la petite dame, puis je me suis en allé, et comme je sortais, j’ai entendu le Solérol qui disait à Scœvola :

— Et dire que j’ai failli être le père de ce garçon-là ?

— Hein ! s’écria Brulé, qui devint tout frémissant de colère, il a dit cela ?

Et bien autre chose encore.

— Voyons ! fit Brulé d’un air sombre.

— Vous pensez bien que ça m’a intrigué, poursuivit le Bouquin, je suis revenu sur mes pas, et j’ai écouté à la porte. Le général disait :

« Ah ! ça n’a pas été de ma faute, je t’assure. J’avais pourtant bien fait mon plan. Brulé était à la foire, les gens de la ferme étaient aux champs… J’étais tout seul avec la fermière dans la cuisine. Je fermai la porte et retroussai mes manches. Dame ! c’était une femme, la mère Brulé, voici vingt ans… »

Le Bouquin, en narrateur habile, jugea nécessaire de faire une pause.

— Après, après ! fit Brulé.

— Après, dit le Bouquin, le général continua ainsi : « Je fis tout ce que je pus. D’abord elle cria, mais je lui mis la main sur la bouche. Puis elle me pria de m’en aller. Elle se mit à genoux devant moi… Ah ! bien oui… Alors nous engageâmes une lutte corps à corps… et nous allâmes heurter la table de cuisine, il y avait un couteau dessus, elle le prit et m’en frappa ; elle me frappa deux fois, et comme je saignais pis qu’un bœuf, la peur me prit et je me sauvai. » Le général a encore dit acheva le Bouquin : « C’est tout de même une brave femme, la mère Brulé. Elle n’en a jamais parlé à personne. »

Le fermier avait écouté le Bouquin, le sourcil froncé, l’œil farouche, les poings crispés.

— Écoute, fiston, dit-il, qui me prouvera que tu dis vrai ?

— Dame ! je ne l’ai pas inventé, moi.

— Eh bien ! dit Brulé, si cela est vrai, je te jure que je passe avec toi aux royalistes.

— Dame ! moi, dit le Bouquin, je ne puis vous dire que ce que j’ai entendu… mais j’ai une idée.

— Voyons.

— Peut-être bien que la mère Brulé parlerait.

— Eh bien ! s’écria Brulé, allons à la Ravaudière.

Et il se leva.

— Un moment ! dit le Bouquin, et mon argent ? Faut que je le serre…

— C’est juste ; mets-le dans ce trou.

L’enfant cligna de l’œil.

— Pas bête, vous ! Quand nous serions dehors, vous m’enjôleriez de belles paroles et me le viendriez déterrer.

— Alors, que veux-tu faire ?

— Je veux savoir quelque chose.

— Parle.

— Depuis que nous brûlons des fermes, papa, vous devez avoir un fameux magot !

— Ça se peut bien.

— Eh bien ! une supposition que je sache où il est, si vous touchez au mien, je toucherai au vôtre.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais qui tienne. Faut partir, papa, et se dépêcher, ou sinon…

Le Bouquin eut un geste éloquent dont le fusil fit tous les frais.

Brulé était pris. Il leva le doigt vers la voûte du Trou à renards et montra une anfractuosité à son fils.

— C’est là, dit-il.

— Je vais m’en assurer.

Le Bouquin tenant toujours son fusil, enfonça sa main dans le trou et toucha successivement plusieurs petits sacs qui lui parurent remplis de pièces d’or et de pièces d’argent.

— C’est bien, dit-il.

Et il enterra son trésor fort tranquillement.

Puis il dit au père Brulé :

— Allons, et passez devant !

Brulé sortit le premier du Trou à renards.

Bouquin le suivit, et quand tous deux furent au grand air, ils prirent le chemin de la Ravaudière.

La nuit était venue, mais il faisait clair de lune, et les ruines se détachaient en vigueur sur la plaine blanche de neige.

Quand ils furent à la porte, Brulé dit à Bouquin.

— Maintenant, donne-moi ton fusil ?

— Pourquoi faire ?

— Tour faire parler ta mère.

— C’est bien inutile, dit le Bouquin. Vous n’avez pas besoin de fusil, elle a assez peur de vous comme ça.

Et il demeura à la porte de la ferme.

Brulé entra seul.

Il avait un aspect si farouche que sa femme et son fils, Sulpice, qui soupaient au coin du feu, le regardèrent avec épouvante.