La Bonneterie de soie dans les Cévennes

La Bonneterie de soie dans les Cévennes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 685-709).
LA BONNETERIE DE SOIE
DANS LES CEVENNES

Il est une matière textile à la fois tenace, élastique et ductile à un haut degré qui se singularise en outre par sa remarquable aptitude à conserver la chaleur et l’électricité, et cette substance n’est autre que la soie.

Toutes choses égales d’ailleurs, un brin de soie supportera sans se rompre un poids plus lourd qu’un fil semblable de lin ou de coton ; soutiendra une charge aussi forte qu’une tige de même épaisseur en fer ou en laiton, ce qui peut sembler paradoxal, mais ne résulte pas moins d’expériences de physique fort exactes[1]. La soie est très élastique, c’est-à-dire que, tendue, elle obéit à la traction pour reprendre sa longueur primitive dès que l’effort de tension aura pris fin ; toutefois, si cet effort n’a été ni modéré, ni de courte durée, le fil abandonné à lui-même conservera en partie l’allongement obtenu ; en d’autres termes, la soie est ductile.

Les opérations que, dans l’industrie séricicole, on fait subir au fil de soie, comme le « décreusage, » ou cuite à l’eau de savon, et la teinture affaiblissent sans doute ces précieuses qualités ; la soie devient un peu moins solide, élastique, ductile, mais elle gagne en souplesse, acquiert un éclat, un brillant que font ressortir les nuances qui y sont incorporées artificiellement. Dès lors, la soie réunit un ensemble de qualités très remarquables qui expliquent la vogue dont elle a toujours joui et jouira longtemps encore, non seulement pour les étoffes tissées, mais pour les vêtemens de dessous au tricot. Ceux-ci réunissent la solidité et la légèreté, la souplesse et la douceur[2] : l’élasticité de la soie, en effet, ajuste sur la peau le tissu en le rendant « collant » (d’où l’expression proverbiale : aller comme un bas de soie) ; vu sa mauvaise conductibilité calorique[3], à partir d’une certaine épaisseur, le tricot de soie garantit à merveille du froid extérieur. Enfin, et c’est par cette considération que nous finissons, l’élégance trouve largement son compte à l’usage de la soie. Ce n’est pas d’hier que le luxe des bas a fait son apparition, et de longue date, le Languedoc, les basses Cévennes ont conquis le premier rang dans l’industrie bonnetière. Aussi croyons-nous devoir procéder à une introduction historique abrégée propre à éclairer la partie principale de notre sujet.


I

Depuis le règne de Louis XIII jusqu’à l’époque de la Restauration, lorsque l’usage du pantalon actuel se généralisa, les bas de soie ont continuellement accompagné la culotte courte en toilette un peu habillée. D’une part, il est vrai, en voyage, à l’armée, à la chasse, le port de la botte les rendait inutiles ; d’autre part encore, du moins au siècle dernier, on les recouvrait de guêtres ou jambières pour garantir les mollets du froid, en hiver, lorsqu’on sortait. Rien auparavant, le poète Malherbe, très coquet dans sa tenue, mais frileux jusqu’à l’excès, en portait, dit-on, jusqu’à douze paires superposées ; car, à son époque, exhiber des bas de laine eût paru acte de cuistre ou pédant ignare des usages de la bonne société.

Quant aux femmes, il est probable qu’au XVIIe siècle elles ne négligeaient pas le luxe de la chaussure ; conformément aux habitudes qui prévalent encore aujourd’hui, les bas, de nuances vives ou foncées, accompagnaient des robes longues qui les laissaient à peine distinguer. Mais pour le XVIIIe siècle, période plus intéressante parce qu’elle est plus rapprochée de nous et qu’elle joue un grand rôle dans l’histoire de la bonneterie, nous pouvons fournir plus de détails.

L’élégance générale surpassait infiniment celle qui règne de nos jours. Une femme des temps actuels, même convenablement soignée dans sa mise, trouverait certes bien fastidieux de s’assujettir chaque jour aux détails de toilette spéciaux à ses aïeules, d’attendre presque quotidiennement la visite d’un coiffeur plus ou moins inexact, chargé d’appliquer, selon les règles, poudre, blanc, rouge et mouches. Au moins pour les jeunes femmes, les robes habillées se portaient courtes ; d’où nécessité imposée par la coquetterie de montrer des bas très jolis : de soie blanche, et souvent avec coins brodés d’or ou d’argent.

Même dans la simple bourgeoisie de province, l’emploi du bas de soie, comme le témoignent les inventaires de trousseau, égalait ou surpassait l’usage des bas de coton, qui pourtant n’étaient pas inconnus[4]. Les jeunes personnes qui liront ces pages se demanderont comment la bourse de leurs devancières s’accommodait d’un luxe aussi ruineux, surtout étant donnée la mode de la couleur blanche, la plus salissante de toutes.

Nous répondrons que, sous Louis XV, filles et dames sortaient fort peu à pied. Promenades, excursions, en dehors des allées soigneusement sablées des parcs français, étaient, en pratique, presque inconnues d’elles. Bien différentes de nos contemporaines, toujours en mouvement, les femmes dont les têtes gracieuses se découpent au milieu des cadres à coquille, circulaient toujours en carrosse, ou encore mieux en chaise à porteurs, même pour franchir de courtes distances. Donc leur chaussure ne courait aucun risque. Au besoin les châtelaines peu fortunées, du moins dans certains villages reculés, au fond de provinces perdues, se juchaient en grande tenue sur un cheval, un mulet ou même un pacifique baudet, pour se rendre à l’église voisine ou faire leurs visites.

Avant de clore cette courte parenthèse, remarquons que, plus tard, et malgré les changemens d’habitudes qui s’infiltrèrent à la suite des idées de Rousseau, les dames de la cour de Louis XVI savaient mieux danser que marcher. Relisons certains épisodes des abominables crimes de Septembre : certes, l’infortunée princesse de Lamballe, par exemple, aurait échappé aux massacreurs si elle avait joui de l’aisance d’allure des femmes de la haute société d’aujourd’hui.

Ce n’est pas le cas d’expliquer ici, ni comment se tricotent les mailles successives, ni comment se pratiquent « augmentations » et « diminutions, » ni de discuter l’époque de l’apparition de la soie tricotée. Les premiers métiers à bas, qui permettent de substituer le travail de la machine à celui des doigts de l’ouvrier, datent du XVIIe siècle et fonctionnent en Angleterre. Une légende veut que l’inventeur soit un Français, un Ras-Normand qui, découragé par l’opposition acharnée des syndics bonnetiers, meurt ruiné, après avoir vendu son invention à vil prix. L’acquéreur, — un Anglais, — porte la découverte dans son pays, où il est bien accueilli et largement récompensé par ses compatriotes. Plus tard, un autre Français, — un Nîmois celui-là, — frappé des avantages de la machine qu’il voit fonctionner chez les Anglais, et ne pouvant, à cause de la sévérité des lois britanniques, ni transporter un métier en France, ni même emporter un dessin de l’appareil (tentative qui était punie de mort), se contente d’en étudier le mécanisme avec tant de soin que, de retour à Paris, il arrive à reconstituer de mémoire et exécute une machine pareille. Quand on apprend que le métier à bas, autrefois comme aujourd’hui, comportait de deux à trois mille pièces, on demeure confondu devant l’ingéniosité des deux ouvriers dont nous venons de parler, et on se trouve fort embarrassé pour décerner la palme du mérite, soit à l’infortuné Normand, soit à l’heureux Languedocien.

Par lettres patentes de 1664, 1666, 1683, le roi Louis XIV accorde à divers concessionnaires le privilège de fabriquer, tant à. Paris qu’en diverses villes du royaume, expressément désignées, non seulement des bas au métier, mais des canons, caleçons et camisoles, sans jamais ouvrer d’autres textiles que la soie. Les règlements et statuts datent de 1672. Quelques années plus tard, un arrêt du Conseil de 1684 autorise les maîtres faiseurs de bas à employer aussi la laine ou le fil fin comme matières premières, mais à la condition que le patron occupe en ouvrages de soie la moitié au moins des métiers qu’il possède et emploie. La sanction de ces défenses est sévère : tout fabricant convaincu d’avoir employé du fil grossier, ou trop abandonné le travail de la soie, voit ses métiers confisqués, et paye 500 livres d’amende. Malgré ces pénalités, la tolérance à laquelle nous venons de faire allusion provoque des abus et amène la création de marchandises de qualité inférieure. Après une minutieuse enquête intervient, en 1700, un nouveau règlement qui remet en vigueur la législation de 1672[5].

Nul ne peut exercer la profession sans avoir été reçu maître après un apprentissage de trois ans au moins. En 1723, le droit de maîtrise est de 150 livres, et le brevet d’apprentissage de 30 livres. De plus, il faut confectionner un « chef-d’œuvre, » consistant en une paire de bas façonnée aux coins. Une fois admis, le maître fabricant de bas doit se fixer dans certaines villes, nommément désignées, parmi lesquelles figurent trois cités languedociennes : Toulouse, Uzès et Nîmes[6], sans même pouvoir s’installer dans la banlieue de ces agglomérations. Certaines particularités de ce minutieux règlement sont intéressantes à rappeler : ainsi l’article VI, veillant à la propreté de la marchandise, défend à tous ouvriers ou ouvrières dévideuses, doubleuses ou autres, d’employer ou faire employer de l’huile dans le travail desdits ouvrages de soie, « sous peine d’être exclus desdits. » Contrairement à ce qui se pratique de nos jours, le bas de soie, lorsqu’il doit être teint en noir, ne doit recevoir sa nuance qu’après complet achèvement au métier, sauf exception pour les ouvrages mêlés, et pour ceux dans lesquels il entrera des fils d’or et d’argent. Chaque douzaine est marquée avec un plomb portant l’empreinte des noms de la ville et du maître, avec une fleur de lis pour distinguer les particuliers ayant obtenu le privilège.

Les temps devenant de plus en plus sombres et le besoin d’argent se faisant sentir, Pontchartrain, pour battre monnaie, crée force charges de contrôleurs, qu’il vend ensuite à beaux deniers comptans. Le prix de contrôle d’une paire de bas de soie est coté 10 sols. Par compensation, l’introduction de ces articles n’est tolérée que par les ports de Nantes, Rouen, la Rochelle, Bordeaux, ou, si la marchandise suit les voies de terre, par le bureau de Lyon ; les bas de fleuret (ou soie inférieure) doivent être plombés dans cette ville, après avoir reçu une pareille estampille soit à Marseille, soit au Pont-de-Beauvoisin, sur la frontière de la Savoie. Chaque prohibition se sanctionnait par une peine identique : confiscation pure et simple.

De plus en plus précis et rigoureux, les règlemens se succèdent à peu d’intervalle. Celui de 1719 nous renseigne sur les modes, en nous apprenant que les bas de femme doivent peser au moins 2 onces et demie (soit près de 80 grammes, ou enfin de 1 kilogramme à la douzaine). On voit sur-le-champ qu’il s’agissait d’obtenir des articles solides, parce qu’ils étaient destinés à l’usage courant. Pour hommes, le poids requis s’élevait à 4 onces ou 120 grammes.

De même qu’on avait interdit, sous les peines les plus sévères, d’emporter d’Angleterre des métiers à bas, de même, dans les premières années du XVIIIe siècle, il était défendu de faire passer ces instrumens de Languedoc en Provence, et ce, malgré la complicité des autorités transrhodaniennes, qui souhaitaient vivement voir s’établir cette industrie dans leur pays. A quoi les intendans du Languedoc répondaient que les métiers, loin de s’arrêter à Marseille pour fonctionner dans cette ville, s’embarquaient clandestinement pour l’étranger, malgré les 1 000 livres d’amende qu’entraînaient les fraudes de ce genre. Si l’amende était exorbitante, il faut convenir qu’à côté de la peine capitale, elle constituait un immense adoucissement et un acheminement vers la liberté relative de la circulation des métiers dans tout le royaume et à l’étranger, qui fut enfin permise en 1739, au prix de certaines formalités, supprimées elles-mêmes en 1758.

En somme, pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, le travail de la bonneterie de soie au métier se concentre à Paris d’abord, puis dans les Cévennes et le bas Languedoc. Les bas de la fabrique de Paris sont très solides, obtenus qu’ils sont à l’aide de machines assez perfectionnées, et se consomment dans la capitale. Ils coûtent de 11 à 15 livres la paire. Ceux de Nîmes et de la région, résultant d’un outillage primitif, sont exclus du commerce de Paris. En France, ils ne chaussent que les Méridionaux, mais ils s’exportent en Allemagne, Angleterre, Italie, Russie, et s’expédient dans l’Amérique espagnole. Les créoles de l’Amérique et surtout leurs femmes, personnes moins remarquables par leur activité que par leur élégance, exigent des articles bon marché aux dépens de la solidité du travail. Mais aussi, pendant que les nombreux ouvriers de la ville de Nîmes, malgré leurs règlemens, malgré les mesures sévères qui les rappellent à l’ordre, tendent sans cesse à produire beaucoup de « camelote, » suivant l’expression de nos jours, les artisans perdus dans les Cévennes, comme les faiseurs de bas de Ganges, commencent à fabriquer l’article fin, remarquable par l’éclat de la soie et la délicatesse du travail qu’ils fournissent encore aujourd’hui.

Comme, pratiquement, la profession est héréditaire, le métier à bas est un meuble de famille, précieux, presque inusable, qu’on se transmet de génération en génération. Depuis l’inventeur, son mécanisme effroyablement compliqué est resté le même. D’après une lettre de l’intendant du Languedoc à Parent, premier commis des finances (1761), « l’on compte qu’il faut de quatre à cinq mois à un serrurier habile pour en faire un, et encore a-t-il besoin du secours de deux compagnons pour forger les grosses pièces, d’un platineur, d’un faiseur d’aiguilles et d’un fondeur pour faire les pièces de cuivre qui assujettissent celles de fer, d’un monteur pour appareiller et assembler les pièces et enfin d’un menuisier pour la cage, d’où il faut conclure que le plus habile serrurier, quand même il serait servi à propos par ses aides, ne saurait faire trois métiers dans un an. »

Les serruriers de Nîmes fabriquent exclusivement les machines, non seulement pour leur ville, mais pour toute la région, et, si les ouvriers de Paris ou de Lyon savent monter un métier à bas, c’est qu’ils l’ont appris de leurs collègues de Nîmes. On compte à Nîmes quinze monteurs, qui bornent leur office à arranger les pièces et les monter après que le serrurier les a rendues parfaites. Le montage et la mise en œuvre exigent de dix à douze journées et se paient de 42 à 51 livres, suivant la « jauge[7], » soit à peu près 4 à 5 livres par jour.

Des discussions virulentes s’élevaient entre les serruriers et les monteurs, ces derniers soutenus par les fabricans de bas. Ceux-là avaient en effet la prétention de jouir du privilège de la fabrication exclusive des pièces du métier à bas ; les autres auraient souhaité que les monteurs pussent, au besoin, forger les pièces qu’ils ajustaient. Ces difficultés aboutissent, le 8 août 1764, à une véritable émeute (de tout temps on a eu la tête chaude a. Nîmes ! ). Soixante serruriers armés de leurs outils saccagent l’atelier d’un sieur Sujol, maître monteur, et veulent massacrer un pauvre apprenti qu’ils trouvent au travail chez lui. Les termes du rapport ne disent pas explicitement s’il y eut meurtre ou simplement tentative, mais mentionnent que six des trop irascibles serruriers prirent la route du bagne de Toulon. Deux ans plus tard, après enquête, on autorisait définitivement les monteurs à forger eux-mêmes toutes les pièces entrant dans la composition du métier à bas. Mais ils ne pouvaient ni empiéter sur la profession du serrurier, ni exercer celle de fabricans de bas, à moins qu’ils n’eussent été reçus maîtres dans l’une ou l’autre branche.

A la même époque, les fabricans trouvent aussi des sujets de réclamation ; ils adressent une requête à l’intendant, se plaignant de ce que des maîtres louent des métiers à des ouvriers travaillant pour leur propre compte sous la qualification mensongère de maîtres, et de ce que d’autres maîtres, authentiques ceux-là, prennent des associés étrangers à la corporation. Mais l’autorité, s’inspirant des idées nouvelles favorables à la liberté du travail, n’écoute pas leur requête, la jugeant inspirée par la jalousie et l’obstruction.

Nîmes comptait à cette époque un millier de métiers consacrés uniquement à l’obtention de bas de pure soie et produisait environ huit cents paires par jour ; mille personnes à peu près subsistaient de cette industrie ; nous négligeons ce qui se rapporte aux bas de fleuret ou de filoselle. Dans ce nombreux personnel, il se glissait toujours quelques brebis galeuses. Ainsi, en 1747, grand émoi : un sieur Dalgue, de Nîmes, est accusé d’avoir fabriqué le haut de quatre paires de bas de filoselle verte avec du coton bleu. Par sentence du juge des manufactures, Dalgue est condamné à 400 livres d’amende ; les fameux bas verts, corps du délit, seront exposés publiquement, pendus à un poteau, avec écriteau explicatif. Ceci n’est que grotesque, mais on déchoit l’infortuné de son droit de maître, et on le raye de la liste des fabricans de la ville. Sur la plainte du subdélégué de Nîmes et d’accord avec lui, l’intendant réduit la peine, qu’il trouve ridiculement excessive, à 100 livres d’amende, taux encore suffisant pour ôter au pauvre bonnetier l’envie de recommencer. On voit que toujours l’administration tend en principe à relâcher les entraves mises au commerce.

Dans des cas moins extrêmes que celui de Dalgue, que devenaient les bas présentant quelque tare de nature à les faire exclure par les contrôleurs ? Les Mémoires du chevalier de Mautord[8] nous l’apprennent. Mautord, jeune officier, quittant sa famille qui habite le nord de la France, pour rejoindre son régiment à Perpignan, passe à Nîmes, en octobre 1768. Après avoir remarqué que cette ville était célèbre par ses manufactures de soie, il ajoute : « On est surpris de voir la mise des femmes du commun de ce pays. Presque toutes, même les servantes, y sont en bas de soie avec un soulier bien dégagé. Elles portent un jupon très court qui laisse apercevoir le bas de la jambe qu’elles ont bien faite. »

Nous avons cru devoir mentionner l’observation de Mautord. S’il nous montre d’abord que les articles inférieurs étaient vendus aux femmes de la ville et utilisés par elles, il nous confirme aussi ce que M. Babeau, dans ses curieuses recherches sur l’ancien régime, proclame bien haut, à savoir : que les femmes, non de la noblesse ou de la bourgeoisie, mais du peuple, déployaient alors, dans certains temps ou dans certaines provinces, une élégance de toilette occasionnelle si l’on veut, mais qui étonnerait nos contemporains, habitués à la désespérante uniformité d’aujourd’hui. Comme le même auteur, nous pensons que les gracieuses paysannes ou bergères d’opéra-comique ont été les images embellies d’originaux rares sans doute, mais non introuvables.

Désormais, nous allons, dans notre exposition, laisser de côté non seulement l’ensemble de la France et le Languedoc, mais même la ville de Nîmes, pour nous limiter à une bourgade du Languedoc, qui déjà au XVIIIe siècle fabriquait de la bonneterie de soie estimée et aujourd’hui même, à force de restrictions successives, borne son industrie encore intéressante et considérable à la production exclusive de l’article fin en pure soie. Ce phénomène de sélection, très curieux à une époque où les spécialités disparaissent, où le bon marché se recherche avant tout, s’est manifesté à Ganges (Hérault). Transportons-nous dans cette localité, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Montpellier.


II

Ganges compte plus de 4 000 habitans. Qu’on se figure une petite ville assez propre, assez gaie, disposée, à 150 mètres d’altitude, au centre d’un immense cirque, sans débouché apparent, constitué de montagnes calcaires grisâtres, mouchetées de vert par des massifs clairsemés d’yeuses et de kermès.

D’un côté de la ville, l’Hérault, qui vient de quitter l’arrondissement du Vigan (Gard) pour arroser le département qui porte son nom, écoule, dans un lit très large, ses eaux limpides et poissonneuses, au régime inconstant. De l’autre côté, se creuse le thalweg, non moins large, du torrent de Sumène, toujours desséché, sauf en hiver ou à la suite d’abondans orages. Quelques maisons isolées ou petits hameaux s’accrochent aux flancs des montagnes. Le fond de la cuvette est planté de vignes et mûriers, dont la riche tonalité de verdure contraste avec la teinte grisâtre de nombreux oliviers épars. Des prairies irriguées, mais de peu d’étendue, bordent l’Hérault.

A Ganges, les vignes sont nombreuses et prospères, comme il convient à une localité voisine de la zone de grande production du vin. Toutefois l’œil d’un propriétaire du « bas pays » reconnaîtrait immédiatement, en dehors d’un ou deux grands domaines, les imperfections de la culture. On sent que le précieux arbuste n’est plus le facteur unique, exclusif, de l’aisance du pays. C’est aux portes de Ganges qu’a été reconnu, il y a quelques années, un foyer de black-rot, éteint aujourd’hui, dont la menace a fort inquiété les viticulteurs du bas Languedoc, qui espéraient auparavant n’avoir rien à redouter d’un fléau pareil, vu le climat de la région. Aussi plus d’un professeur départemental du Midi, plus d’un agronome, a-t-il accompli le pèlerinage de Ganges. Espérons que la question, toute curieuse qu’elle puisse être pour un ampélographe, perdra tout intérêt dans l’avenir.

Ganges possède un chemin de fer depuis longues années, et communique sans difficulté avec Saint-Hippolyte, le Vigan, Alais et même Nîmes. Par une singulière anomalie, les rapports les moins directs sont ceux vers Montpellier, chef-lieu administratif[9].

Peu importe à nos lecteurs l’histoire des débuts de la bonneterie ordinaire, puis de la bonneterie de luxe à Ganges ; ils furent d’abord modestes, car pendant longtemps Ganges n’a été connue que par ses tanneries et l’excellence de ses moutons[10]. Mais vers la fin de l’ancien régime, la fabrication des bas de soie y fonctionne avec beaucoup d’activité. La soie n’y est pas « moulinée » par l’intermédiaire de moteurs mécaniques, mais « ovalée » à la main par des procédés primitifs qui n’en donnent pas moins de la marchandise supérieure. Grâce à une coïncidence des plus heureuses, non seulement la soie provenant des cocons du pays est magnifique, mais les eaux de l’Hérault, très pures sans être trop crues, donnent après blanchissage « ou décreusage » un lustre inimitable à la soie. Ganges envoie alors ses produits à l’étranger dans toutes les directions ; toute l’Europe, les États-Unis, et par l’Espagne toutes ses colonies, sont tributaires de l’humble bourgade cévenole.

Sans doute la tourmente révolutionnaire dut nuire gravement à une industrie toute de luxe ? Pas tant qu’on serait tenté de le croire, car, à la fin du Consulat, le maire de la ville, interrogé sur l’émigration qu’elle a subie dans le personnel des travailleurs, ne constate le départ que d’un petit nombre d’ouvriers, faiseurs de bas de coton ou monteurs de métiers, qui ont passé en Espagne avec leur famille, emportant leurs outils. Aucun « artiste en teinture » (sic) n’a suivi leur exemple.

L’époque impériale ne favorise qu’incomplètement l’industrie gangeoise. D’une part, en effet, la guerre d’Espagne, à partir de 1808, enlève de précieux débouchés ; d’autres part, les splendeurs de la cour de Napoléon Ier, les efforts du souverain pour encourager le luxe à Paris et en province, l’annexion de nombreux territoires à l’ancienne France, les modes des hommes et encore plus celle des femmes, concourent à faire travailler les manufacturiers de Nîmes et de Ganges.

Avec la Restauration, le commerce à l’étranger se dégage de ses entraves. Néanmoins la prospérité de Ganges subit une nouvelle et grave atteinte provenant du triomphe de plus en plus complet de l’affreux pantalon long. Aussi la fabrication de la bonneterie pour hommes se restreint-elle de plus en plus, et, aujourd’hui même, se réduit à peu de chose. Ganges, à présent, tisse encore des chaussettes de soie, des bas noirs pour accompagner la culotte courte des « snobs », et des bas en soie blancs pour recouvrir les mollets des domestiques en grande livrée, mais seulement à titre accessoire.

De nos jours, la coupe de la robe de bal est la même, qu’il s’agisse d’une « sauterie, » d’une grande soirée dansante, ou d’une réunion de cour. Sous le premier Empire et sans doute aussi sous la Restauration, l’étiquette imposait entre les deux toilettes féminines une différence très appréciable[11]. Nous voici en apparence éloignés de notre sujet. Mais non, car cela nous amène à dire que, loin de traîner comme à présent, les jupes des danseuses mondaines étaient relativement écourtées et ne s’allongèrent que bien des années plus tard. Cette mode enfin sauva d’une ruine complète l’industrie gangeoise, car elle exigeait des jeunes femmes on grande tenue de bal l’exhibition de bas de soie d’une élégance irréprochable, et précisément l’usage les imposait blancs, ce qui favorisait les produits de Ganges renommés pour leur éclat.

Arrêtons-nous un peu sur cette période déjà ancienne, mais sur laquelle nous pouvons fournir quelques renseignemens recueillis par tradition ou extraits de divers documens officiels. Ganges, presque aussi peuplée qu’à présent, renferme alors une faible majorité protestante. Son importance agricole est médiocre ou nulle. Ses mûriers, nombreux et soignés, produisent annuellement 20 000 kilogrammes de cocons dont la valeur moyenne est de 3 fr. 25 environ, d’où résultent 19000 kilogrammes de soie filée rendant jusqu’à 46 francs le kilogramme, 800 métiers occupent 500 à 600 ouvriers, et notre petite ville lance annuellement dans le commerce 30 000 paires de bas de soie. Les moins fins se vendent 7 francs la paire, et les extra-fins jusqu’à 12 francs, en dehors, bien entendu, des articles exceptionnels qui peuvent monter à des prix bien plus hauts lorsque la délicatesse du tissu se rehausse par la richesse des jours[12].

Les blancs, répétons-le encore, sont incomparables, mais les noirs laissent un peu à désirer par rapport aux articles similaires de Paris : la couleur présente des reflets « puce » désagréables, et la soie trop chargée en teinture perd une partie de ses qualités intrinsèques. « Dégorgeables » les bas se décolorent aux lavages et salissent le pied : d’où l’habitude qui n’est pas encore tout à fait disparue, de faire en blanc la « semelle » du bas.

L’industrie de la bonneterie de soie se pratique à domicile, en famille : le père est bonnetier comme l’a été l’aïeul et comme le sera le fils. Nos braves gens sont glorieux d’exercer leur profession qui, par le fait, exige un long apprentissage et n’est pas accessible au premier venu. Leur outil, le métier à bas, qui n’a subi, depuis de longues générations, que des modifications ou perfectionnemens de détails, est souvent le même que celui ayant servi aux ancêtres de l’ouvrier. Quelquefois, les petites transformations du mécanisme résultent de son expérience ou de celle de ses voisins, car, à Ganges, tous les faiseurs, même peu instruits, deviennent bientôt mécaniciens par instinct, savent réparer les mille petits accidens de leur machine et les prévenir. D’ailleurs les métiers à bas sont toujours confectionnés par des spécialistes du pays, dont plusieurs font breveter leurs inventions[13].

De même, tel ouvrier « jouriste » illettré, qui cherche à varier les dessins découpés dans les mailles soyeuses de son tissu, déploie beaucoup d’ingéniosité et de savoir-faire. Nous avons vu, chez des travailleurs, des croquis déjà anciens, destinés à servir de modèles pour les bas à jour ayant paré nos aïeules dans leurs soirs de grande toilette, qui témoignent d’un goût remarquable et d’une extraordinaire facilité d’invention. Et cela, bien entendu, sans que l’homme eût appris à manier un crayon[14].

Quoique, à la rigueur, l’ancien métier puisse être conduit par une femme, l’épouse et les filles de l’ouvrier s’occupent plutôt à coudre et à broder. Suivant le docteur Villermé, de l’Académie des Sciences morales et politiques, qui a dressé en 1836 un tableau de l’état moral et physique des ouvriers employés dans les manufactures de coton, laine et soie, les ouvriers de soie du bas Languedoc et ceux de Nîmes sont « intelligens, laborieux, nullement ivrognes. » En revanche Villermé les trouve « peu instruits, pas économes et dépourvus de prévoyance ; » en revanche, il ajoute que « les bonnetiers, à Nîmes comme partout, forment une classe d’artisans à part, plus propre que les autres, plus rangée, plus économe, de meilleures mœurs et plus aisée, malgré la modicité de leurs gains. » Nous sommes heureux de reproduire un tableau si flatteur, qui n’a rien perdu de sa vérité, au contraire ; de plus, les mêmes bonnetiers ne connaissaient pas le chômage.

Nos vieux faiseurs de bas de Ganges s’habillaient assez grossièrement ; ils travaillaient chaussés de sabots et coiffés d’un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux oreilles, opérant, tantôt à la lumière du jour dans un atelier bien clair, tantôt à la lueur d’une lampe associée à un globe de verre rempli d’eau, qui se montait classiquement le 9 septembre, date de la foire du Vigan. Au rebours de beaucoup d’autres ouvriers, le bonnetier, obligé qu’il était de ne pas communiquer la moindre souillure à son travail en blanc, se lavait fréquemment les mains. Comme Diogène, et comme beaucoup de Méridionaux, il humait volontiers l’économique chaleur du soleil au coin de sa porte ; il « prenait le cagnard, » suivant l’expression locale, avant de reprendre sa besogne.

Nos braves gens avançaient leur tâche de façon à terminer leur bas le samedi matin, et chômaient ce jour-là à partir de midi[15]. Les plus dissipés se rendaient à Laroque, petit village situé en aval et à 2 kilomètres de Ganges, pour boire du vin blanc ou se livrer à des parties de boules, ou bien encore s’exercer au jeu de mail. D’autres, — les plus sérieux, — cheminaient, la bêche sur l’épaule, jusqu’au « maset » ou maisonnette entourée d’un lopin de terre, d’un carré de vignes, et cultivaient leur minuscule domaine. Le lundi, mêmes travaux pour les uns, mêmes récréations pour les autres. Le dimanche, le repos, scrupuleusement observé chez les catholiques comme chez les huguenots, était interrompu par le nettoyage et l’huilage du métier, qui ne fonctionnait à nouveau que le mardi. Il ne faut pas oublier une particularité assez curieuse et que nous-même avons remarquée chez d’anciens faiseurs de bas : le goût inné des bonnetiers pour la pêche et leur adresse à capturer truites et écrevisses de l’Hérault. Il faut de l’exercice et du grand air pour amender la nature un peu sédentaire de la profession ; mais, inversement, l’abus de travaux agricoles « gâte la main. » Pour les ouvriers suffisamment cossus, la pêche remplit très bien le but désiré.


III

A Ganges, ou dans les hameaux de la commune de Cazilhac, qui sont comme des faubourgs de cette ville, il existe actuellement huit maisons d’importance très inégale, fabriquant le bas de soie. Quelques-unes de ces entreprises sont des succursales d’établissemens similaires de Troyes ou de Paris, et l’une d’elles n’est que l’annexe d’un magasin de vente établi à Paris, rue de Rivoli, et tenu depuis plusieurs générations par une famille gangeoise : les M.., ayant conservé des attaches dans leur pays d’origine, où ils font exécuter les marchandises qu’ils détaillent eux-mêmes. Parmi les huit chefs de maison, deux sont d’anciens ouvriers ayant pu s’élever jusqu’au patronat. Quant aux travailleurs dont ces fabriques utilisent les services, la plupart appartiennent à de très anciennes familles du pays ; ils exécutent leur besogne presque toujours chez eux, opérant tantôt pour un entrepreneur, tantôt pour un autre, surtout s’ils sont habiles. Ils sont invariablement payés à la tâche.

Ganges ne fabrique aujourd’hui que l’article de luxe en pure soie, à l’exclusion des tissus mélangés ou de la bonneterie faite avec les déchets de soie.

Cette curieuse particularité, qui n’est que l’exagération d’habitudes très antiques, classe Ganges absolument à part. L’article de Troyes, même en soie, est plus commun ; les villes de Sumène et du "Vigan, voisines de Ganges, le village d’Arre-et-Bez, près du Vigan, travaillent aussi sur coton, ainsi que Nîmes, dont les fabriques très importantes ont des usines succursales à Meaux et à la Fère-Champenoise. De plus, l’industrie de la bonneterie de soie fine a complètement disparu de certaines localités de l’arrondissement de Montpellier et de cette ville elle-même[16].

Avons-nous besoin de disserter ici sur la nature d’un cocon de ver à soie ? Non certes, et il nous suffit de mentionner que cette enveloppe ovoïde résulte de l’agglutination des spires irrégulières d’une « bave » ou fil unique long de plus d’un kilomètre et sécrété par le ver, la soudure étant elle-même réalisée par une matière gommeuse qui enveloppe la bave. En plongeant le cocon dans de l’eau à 80 degrés, on ramollit la Comme, et la bave, pour peu qu’on la tire adroitement, peut être déroulée. La dévideuse de cocons, lorsqu’elle travaille pour les bonnetiers, dévide tantôt trois, tantôt sept baves à la fois pour les assembler en un brin unique.

Ce faisceau manquerait de ténacité s’il ne subissait une légère torsion ou « croisure » avant que la Comme des baves ne se soit durcie. Après refroidissement, le brin est compact et solide. Alors le « purgeage » en élimine les défauts par le moyen de deux ressorts qui cassent le fil à chaque imperfection. Puis le « doublage, » qu’on pourrait mieux appeler « multipliage, » assemble de quatre à douze brins au plus pour former une nouvelle association ; un « doublage » plus complet se ferait en deux fois. Enfin une machine spéciale imprime aux brins réunis une torsion de cent vingt à cent quarante tours par mètre. Ainsi tordue, la soie « ouvrée » offre, toutes proportions gardées, l’aspect d’un câble minuscule ou d’une cordelette très fine, et sa ténacité ne laisse rien à désirer.

Considérons l’article le plus ordinairement fabriqué à Ganges, désigné techniquement par la notation 28 fin. Des bas 28 fin provenant d’une soie peu chargée en teinture, mais simplement « décreusée, » pèseront à peu près 500 grammes, terme moyen, à la douzaine et se vendront aux environs de 60 francs dans les grands magasins de Paris. Nous pourrons dire que le fil qui aura servi à les tisser résulte de l’association d’une centaine de baves ; mais les données relatives au doublage font partie des secrets du métier. Prenons au contraire non l’article courant, mais les bas exceptionnels et chers comme les 40 ou 42, de véritables toiles d’araignée. Non seulement le brin primitif sera plus faible, mais on modifiera le doublage pour ne réunir finalement qu’une vingtaine de baves dans le même cordonnet.

Il reste à éliminer par une cuite à l’eau de savon la Comme des baves que nous avons mentionnée naguère. Cette opération, appelée « décreusage, » bien qu’obligatoire, ne nous retiendra pas ; elle se fait au sortir du moulinage, aux dépens de la soie doublée et tordue sur laquelle opère ensuite le teinturier, car, aujourd’hui, au rebours de ce qui se passait du temps de Louis XIV, la soie, avant d’être travaillée, reçoit toujours la nuance voulue, nuance qui peut varier à l’infini en produisant de charmans effets. Son application exige l’adresse d’un ouvrier « né dans le métier, » suivant l’expression du contremaître qui nous a montré l’atelier. La teinte s’obtient invariablement à l’aide des couleurs dérivées du goudron de houille. Aujourd’hui plus de cochenille, ni de safran, plus d’indigo, ni d’épine-vinette, plus de gaude, ni de bois des îles. Les « dérivés aromatiques, » pour parler le langage de la chimie, règnent exclusivement, et ce malgré leur prix élevé (le rose de Chine, sans compter l’alcool nécessaire pour le dissoudre, coûte 800 francs le kilogramme ; il est vrai qu’il faut peu de substance tinctoriale). La couleur noire, qu’on applique beaucoup, exige seule un « mordançage » préalable au bain ferreux qui contribue à fixer sur l’écheveau le réactif d’alizarine ; un léger bain complémentaire à l’acide acétique ou sulfurique, pratiqué avant le séchage, avive la teinte. C’est surtout la soie des cocons jaunes qui reçoit la couleur noire ; la qualité de la soie subit une légère épreuve et le poids du fil est doublé aux dépens de son élasticité et de sa ténacité. Chose curieuse, la dose convenable de teinture noire peut se calculer exactement ; mais pour les autres nuances, l’habileté professionnelle du teinturier joue un grand rôle, surtout lorsqu’il s’agit d’appliquer des couleurs composées, comme le beige, et non des teintes primitives : jaune, rose, rouge, bleu de ciel.

Quoique la couleur à la mode pour un bas de femme paraisse à première vue chose de bien petit intérêt, la vogue exclusive dont jouit aujourd’hui le noir, malgré les tentatives poursuivies de divers côtés pour remettre le blanc en faveur, s’explique par deux raisons curieuses à examiner en passant. Il faut d’abord insister sur les progrès que la chimie a inspirés à l’art du teinturier en noir, puis sur les habitudes actives de nos contemporaines qui, faisant beaucoup d’exercice et circulant souvent à pied, recherchent pour leur chaussure une nuance peu salissante. Bonnetiers, mondaines, chroniqueurs de modes, perdront leur temps à prôner le blanc pour les bas assortis aux chaussures « habillées » d’intérieur ou d’extérieur, les habitudes étant prises. Quant à la grande toilette du soir, l’usage, exclusif bien entendu, de la soie blanche pour les bas a disparu lorsque la jupe, en s’allongeant, a recouvert le pied, comme du temps de Louis XIV[17].

Revenons aux fabriques de Ganges et pénétrons dans la plus importante du pays, celle de MM. L… frères, exploitée depuis plus de cent cinquante ans par la même famille. Elle se compose de magasins ou bureaux qui, on le comprend, n’ont pas besoin d’être immenses pour recevoir le stock courant d’une marchandise plus précieuse qu’encombrante, et d’ateliers peu étendus au demeurant, mais dont la visite nous amène à signaler une curieuse transformation.

Jusqu’à ces dernières années, le métier à bas dit « français, » le seul dont nous ayons encore parlé, fonctionnait sans rival pour la bonneterie de luxe, d’ailleurs en pleine décadence. Mais depuis 1880 s’est répandu à Ganges l’usage du métier mécanique dit « hollandais, » machine d’une complication extrême, de prix très élevé, mais qui travaille plus vite et plus économiquement que l’ancien métier. Avec le métier mécanique, les vieux erremens d’autrefois s’évanouissent. Au lieu d’un instrument construit dans le pays même, c’est un outil venant des usines de Troyes ou de Puteaux. Au lieu du bras de l’homme, c’est la force de la vapeur qui agit sur le métier. Plus d’apprentissage sempiternel : un bon ouvrier, au bout de quelques mois d’exercice (nous employons ce mot à dessein, car le maniement du vieux ou du nouveau métier s’apprend au début par une décomposition en temps et mouvemens), sait mettre un bas en train.

En revanche, avec le métier hollandais, l’ouvrier ne peut plus travailler chez lui en famille, libre et heureux, en chantant comme jadis ! Adieu l’antique indépendance sacrifiée au servage moderne dans l’atelier tapageur ! Adieu aussi l’exquise propreté d’antan : des taches d’huile presque ineffaçables, malgré la benzine, risquent, bien plus qu’autrefois, de souiller l’ouvrage entamé ; et il y a plutôt raison de s’étonner de voir que les tissus délicats qui prennent naissance au milieu de cette machinerie en activité restent généralement immaculés.

A la fabrique L…, une machine à vapeur de la force de 40 chevaux met en branle non seulement tous les métiers mécaniques de l’usine, mais les machines-outils servant à la réparation desdits métiers, plus bon nombre de machines accessoires fonctionnant aussi pour la bonneterie. Une vingtaine de métiers mécaniques marchaient à grand bruit dans la salle qu’on nous a fait visiter. La soie, déjà teinte à la nuance désirée, est dévidée ou, pour mieux dire, débrouillée, puis enroulée d’une façon parfaitement régulière sur des bobines coniques qu’on place ensuite sur la machine à faire le bas, à l’intérieur de petites boîtes vitrées[18]. De la sorte, la précieuse matière première se trouve garantie tant de l’excès d’humidité que des éclaboussures grasses.

Nous renonçons à expliquer le mécanisme d’une machine qui, en platines, pièces d’abatages, ressorts, griffes, aiguilles, vis de toutes sortes, compte plus de deux mille pièces. Nous voyons l’ouvrier suivre les péripéties de la confection de son bas, qui, comme au tricot, prend naissance par la partie haute[19], se poursuit par les entrées, les diminutions, le talon, la semelle. On n’ignore pas que le talon est toujours renforcé, c’est-à-dire que, la trame étant la même, on emploie deux fils au lieu d’un.

Tel que l’ouvrier le termine, le bas figure une bande plate à sinuosités symétriques. Toutefois il y manque la « pointe » (on nomme ainsi la partie qui enveloppe les orteils), qui est invariablement renforcée et exécutée au moyen d’une machine spéciale, différente du métier ordinaire et plus coûteuse encore.

Avec le métier mécanique à vapeur, l’ouvrier peut tisser de très jolis bas, mais à l’exclusion de la marchandise extra-fine correspondante aux gros numéros de jauge. Pour ces derniers articles, force est de recourir aux vieux métiers français. Aussi l’atelier des métiers à vapeur est-il doublé d’un autre atelier plus petit, où des travailleurs des deux sexes opèrent suivant l’antique procédé. Mais la maison, comme toutes les autres fabriques de Ganges, emploie un très grand nombre d’hommes et de femmes qui ne viennent à l’usine du patron que pour chercher de l’ouvrage et emportent chez eux la pièce brute pour la préparer à domicile[20].

Vu leur complication, les métiers de l’ancien comme du nouveau modèle se détraquent souvent. Aussi deux ateliers de réparations, l’un pour les métiers à bras, l’autre pour les métiers mécaniques, fonctionnent-ils en permanence chez MM. L.., et des machines de réserve destinées à remplacer les appareils momentanément éclopés sont-elles constamment prêtes à fonctionner. Il ne faut pas oublier que l’ouvrier, toujours payé à la « pièce » et toujours mis en face du même métier, perd son temps, et voit se dissiper son gain en cas d’accident.

Après la confection du bas, la première opération est le « nouage, » qui consiste à rassembler les deux moitiés des talons et ajuster les « pointes. » Cette opération, naguère pratiquée à la main, est réalisée aujourd’hui par des ouvrières opérant avec une machine ad hoc et exige une certaine élégance d’exécution combinée avec une solidité irréprochable. On replie ensuite les deux flancs opposés du bas qui sont réunis par la « couture » longitudinale que l’on distingue par derrière. Cette fois la besogne exige la main d’une femme exercée dans la profession.

Tissés, et quelquefois ajourés, souvent brodés, toujours noués et cousus, soit à la fabrique, soit au dehors, les bas, quel que soit leur lieu d’origine, arrivent enfin dans l’atelier du remaillage et du formage, qui offre l’aspect d’un grand arrière-magasin de modiste. Chaque article subit une révision sévère, une réparation s’il y a lieu ; les mailles « coulées » sont « remontées ; » après quoi le bas est chaussé sur une forme en bois analogue aux jambes peintes qu’on voyait vaciller autrefois devant les boutiques de bonnetiers, au temps où florissait Jérôme Paturot, puis il est chauffé dans des conditions que nous n’avons pas à expliquer. Enfin la « plieuse » range méthodiquement les bas qui sont classés par douzaines dans les cartons d’expédition.

Le bureau de distribution et de comptabilité est contigu au local précédent. Il délivre aux ouvriers du dehors la soie en écheveaux destinée à être tricotée et reçoit le bas absolument terminé, prêt à chausser la cliente (nous négligeons le « remaillage » et le « formage). » Un contrôle très exact permet toujours de retrouver l’auteur, homme ou femme, de tel ou tel travail dans telle ou telle paire[21].

La plupart des bas que nous voyons plier dans les cartons sont marqués A. B. Cela veut dire tout simplement que la maison L… alimente les rayons du Bon-Marché. Suivant leur dimension, les bas reçoivent une, deux ou trois étoiles correspondant aux trois tailles de femme : petite, moyenne, grande. Il y a en outre six tailles d’homme et huit d’enfant. Le numéro de jauge, découpé à jour, figure aussi quelquefois au sommet du bas.

En dehors des fournitures courantes, les bonnetiers exécutent quelquefois des commandes exceptionnelles, tantôt sous le rapport des proportions, tantôt sous celui de la finesse, tantôt surtout à cause des nuances réclamées qui doivent s’assortir à la couleur d’une toilette donnée, dont la cliente transmet l’échantillon à Ganges par l’intermédiaire des grands magasins.

Quoi qu’il en soit, nous pourrions nous étendre sans peine sur la richesse de teinte, le bon goût du travail et l’exquise élégance des produits des bonnetiers gangeois, produits remarquables en outre par leur nervosité et leur élasticité. Quant à la ténuité, on arrive à une perfection incroyable : le fil qui sert à tisser le numéro 44 paraît tout au plus de la grosseur d’un cheveu, et la douzaine de paires de cette jauge, exceptionnelle il est vrai[22], ne pèse que 160 grammes, c’est-à-dire à peine davantage qu’une paire unique de bas d’homme un peu forte, telle qu’en portaient les gentilshommes du XVIIIe siècle.

Souvent, le travail de « l’ajour » contribue à rehausser l’article de Ganges. Après différentes vicissitudes tenant aux fluctuations des modes, la fabrication des bas ajourés a repris passablement. L’ « ajour » se pratique sur article mi-fin et fin, et aussi, quoique plus difficilement, sur l’article extra-fin, qui donne, il est vrai, des résultats très élégans. Il se pratique avec le métier mécanique, qui ne permet que l’obtention d’une figure simple, toujours répétée, et avec le métier français, qui permet, lui, de combiner plusieurs figures. Comme, souvent aussi, les brodeuses agrémentent d’ornemens variés les bas de grand luxe, par exemple de semis de fleurs dans les articles façon « jardinière, » on comprend que de pareils ouvrages finissent par coûter fort cher. Les meilleur marché, 28 uni, se vendent déjà de 4 fr. 75 à 5 francs la paire dans les magasins de vente de Paris. Mais prenons par exemple un numéro 40 ajouré à trois dessins et brodé, joignons au prix de fabrique le légitime bénéfice du vendeur, et nous arriverons à un taux voisin de 30 francs.

Il ne sera pas sans intérêt de connaître les salaires des ouvriers des deux sexes qui travaillent à confectionner les bas. Nous avons d’abord ceux qui travaillent au métier hollandais. Dès que l’invention nouvelle a été transplantée à Ganges, tous les jeunes débutans se sont dépêchés d’apprendre le maniement du nouvel appareil, qui ne nécessite qu’une étude d’une année environ. Pour les vieux routiers, le faire marcher n’a été qu’un jeu. Le salaire est toujours réglé à forfait à tant la douzaine. Un homme adroit, en travaillant dix heures par jour et confectionnant quatre à cinq paires de bas, peut gagner 4 fr. 50 à 6 francs, ce qui est fort convenable pour une petite ville où la vie est à bon marché. Effectivement, Ganges, placée à la base même des Cévennes, participe à la fois des avantages des pays de plaine et des régions montagneuses : le vin y abonde, la viande y est d’excellente qualité, et encore, ces denrées coûtent-elles moins à Ganges que dans les terroirs de Nîmes ou de Montpellier. Grâce à l’eau de l’Hérault, la culture maraîchère et fruitière a pu se développer. Les ouvriers gros, bruns, moustachus, qui travaillent aux bas, dans les ateliers que nous avons visités, ne prêchent pas misère. Et encore les salaires ont-ils quelque peu baissé par suite de la concurrence.

La conduite du métier mécanique ne saurait être confiée à une femme, il l’obligerait à pratiquer une besogne au-dessus de ses forces (l’opérateur est presque toujours debout) ; mais le métier français, parce qu’il fonctionne bien moins vite, convient aux deux sexes. Naguère mis au rebut, il reprend faveur aujourd’hui, et plus d’une de ces antiques machines, nous a-t-on dit, oubliée au grenier, s’est vue remettre à neuf, réparation qui coûte bien de 500 à 600 francs, et travaille pour nos contemporaines, après avoir rendu le même service aux « merveilleuses » du Directoire. Le métier mécanique, ne l’oublions pas, fait d’excellent ouvrage si l’on se borne aux jauges 26 ou 28, mais, à partir du numéro 30, le métier français permet seul le tissage des articles fins, d’autant plus longs et plus délicats eux-mêmes à créer que leur ténuité augmente. Aussi le travailleur qui dans sa journée confectionne une paire numéro 40, reçoit-il pour sa peine 7 francs. Comme il faut ajouter au passif du. fabricant le prix de la confection des pointes et les dépenses indispensables pour rassembler, coudre, etc., on arrive à un total qui dépasse, et de beaucoup, la valeur de la matière première de la soie brute qui est de 2 francs seulement dans ce cas particulier d’un bas très fin, et ne dépasse guère 2 fr. 50 pour les articles plus communs.

Examinons une autre catégorie de travailleurs : le jouriste. C’est un faiseur de bas très exercé, qui, au sacrifice d’une année complémentaire d’apprentissage, s’est adonné à la confection des bas à jours de haut luxe, que recherchent aujourd’hui les Anglaises et les Américaines qui se fournissent dans les magasins ou font leurs commandes à Ganges[23].

Le « jouriste » que nous avons vu à l’œuvre, homme d’un certain âge, habite une rue étroite, mais propre ; comme tous ceux de la partie, il travaille à domicile, dans l’immeuble familial et dans la chambre où ses devanciers ont tissé avant lui, au moyen du même métier. Précisément, l’ouvrage qu’il exécute en ce moment, un bas blanc à jours à quatre dessins numéro 36, rappelle les anciennes spécialités du pays. La confection de cette paire lui rapportera 6 fr. 50, et encore l’ouvrier reçoit-il du fabricant le bas exécuté jusqu’aux entrées[24] ; presque toute la journée sera consacrée à finir la paire, y compris les dessins (qui orneront le cou-de-pied.

Il est inutile de dire que la spécialité de l’ « ajour, » complication du travail sur métier français, convient aussi bien à une femme qu’à un homme ; il est important d’ajouter que, contrairement aux apparences, les ouvrières n’atteignent pas, en matière de goût, la supériorité des ouvriers, et ne les égalent même pas au point de vue de l’exécution matérielle. Enfin il est clair qu’en ce qui concerne la difficulté vaincue, la confection de l’ « ajour » l’emporte en intérêt sur la monotone « fabrication » de l’uni. Aussi les spécialistes sont-Ils très fiers de leur profession.

Quant aux opérations indispensables de nouage, couture, à l’apprêt facultatif de la broderie en semis, à l’addition des « baguettes, » ces mêmes travaux s’exécutent encore invariablement à forfait, la plupart du temps à domicile, exceptionnellement par la main des hommes, presque toujours par les doigts des femmes. A celles-ci sont réservées, bien entendu, les broderies sur le tissu.

Malgré l’importance relative de sa population qui, avec les communes limitrophes de Cazilhac et de Laroque, dépasse cinq mille âmes, Ganges ne peut suffire à la confection complète de la bonneterie que livrent ses fabricans. Mais, fait curieux, le travail de la couture des bas n’occupe personne à l’est de Ganges, vers Saint-Hippolyte, tandis qu’il est tellement en honneur au nord et à Touest de cette même ville, vers Sumène, le Vigan, Bréau, Bez (Gard), Brissac, le Pouget, le Causse de la Selle (Hérault), que l’agriculture ne trouve pas toujours dans ces localités de femmes à employer. Il est certain que cette besogne manuelle, mieux rémunérée que le travail des champs, est de nature à tenter les jeunes filles.

En 1896, d’après les documens qu’on a bien voulu nous transmettre, le canton entier de Ganges, comprenant six communes en sus des trois mentionnées plus haut, se présentait sous l’aspect suivant au point de vue de l’industrie de la soie :


Nombres d’usines Métiers Personnel occupé « Salaires annuels Chiffres d’affaires annuel
Hommes Femmes francs francs
Sériciculture « « 500 2 300 120 000 270 000
Filature 21 1 190 bassins 75 1 475 800 000 3 000 000
Moulinage 12 30 500 broches 100 360 200 000 1 500 000
Bonneterie 10 360 métiers 400 300 500 000 2 000 000
Totaux 43 « 1 075 4 435 1 620 000 6 770 000
+ 5 500 ouvriers

Le canton est peuplé de 9 000 habitans environ.

Quel est en somme l’état présent et l’avenir de la bonneterie de grand luxe à Ganges ? A l’époque actuelle, malgré l’envahissement de la « camelote, » de l’article médiocre à bon marché, ou peut-être à cause même de cet envahissement, l’antique industrie du bas de soie fin, un moment ébranlée, de 1860 à 1880, tend à se maintenir. Son extrême perfection l’a sauvée. Les anciennes et nombreuses fabriques similaires de la région n’ont pu soutenir la concurrence vitale, se sont fermées pour la plupart, et cela parce que leurs articles n’atteignaient pas à l’excellence de ceux de Ganges. Française ou cosmopolite, la clientèle élégante des grands magasins parisiens exigera toujours, à côté d’articles courans faciles à créer ailleurs, des marchandises extra. Or celles-ci ne peuvent s’obtenir qu’à Ganges. Nous avons déjà vu que la nature de la soie du pays, celle même des eaux, favorisent depuis bien des générations les faiseurs de Ganges ; nous avons montré que depuis longtemps, par une tradition ininterrompue, de modestes ouvriers cévenols acquièrent un goût, une habileté inimitables et au besoin se transforment en mécaniciens-inventeurs. Des qualités de cet ordre ne s’improviseraient pas ailleurs.

Nous voudrions aussi communiquer à nos lecteurs l’impression satisfaisante que nous a laissée l’examen de cette industrie. Dans cette bourgade, insignifiante en elle-même, habite une population ouvrière saine, joyeuse, intelligente, adroite, convenablement rémunérée et jouissant de l’inappréciable bienfait du travail en famille, ayant le choix aussi du travail moderne à l’atelier, dont les inconvéniens réels sont corrigés par certains avantages. L’avenir est donc rassurant.

Aussi ne peut-on reprocher aux familles gangeoises ce manque de fixité si funeste aux ouvriers contemporains. Patrons et employés sont bonnetiers depuis de longues générations, très attachés à leur lieu de naissance. S’ils ont quelquefois émigré, ç’a été dans les villes de la région ou, à l’époque de la crise, vers les nouvelles usines comme Troyes ou la Fère-Champenoise, mais, la plupart du temps, pour revenir chez eux dès que les fabriques du pays natal ont repris une suffisante activité. Depuis bien des années, la population de Ganges, sans augmenter, mais sans trop diminuer, oscille faiblement : les quelques vides qui se produisent sont aussitôt comblés par l’arrivée des Cévenols des hauts plateaux. Chose curieuse, ce sont plutôt les familles protestantes qui abandonnent Ganges et des catholiques qui s’y installent.

Est-ce à dire que tout soit parfait à Ganges ? Écoutons les pessimistes. Sans doute, disent-ils, la fabrication du bas de soie au métier français reprend à la suite d’une longue et rude épreuve, mais ce n’est qu’un coup de fouet passager, motivé par l’approche de l’Exposition de 1900. D’ailleurs, la jeunesse d’aujourd’hui, trop impatiente, ne s’exerce plus au maniement si délicat du métier à bras et préfère l’apprentissage infiniment plus facile du métier mécanique. Enfin il ne se fabrique plus de métiers de l’ancien type.

Très réelle et fort grave, cette difficulté ne nous semble néanmoins pas insoluble. D’abord les antiques appareils ont la vie dure et longtemps suffiront à soutenir la lutte. Et puis, la loi inexorable de l’offre et de la demande saura bien vaincre les hésitations des nouvelles recrues et les forcera, grâce à l’élévation des prix, à continuer de produire les jolis ouvrages qui rendent la bonneterie gangeoise sans rivale au monde.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Les cheveux jouissent de la résistance de la soie à un degré plus grand encore.
  2. Nous tenons d’un vieux militaire qui, dans son extrême jeunesse, avait débuté au service avec des anciens officiers du premier Empire, que ceux-ci vantaient beaucoup l’usage du bas de soie pour éviter les écorchures aux pieds dans le cours de leurs longues étapes à travers l’Europe.
  3. La soie, gardant encore mieux l’électricité que la chaleur, s’électrise par le moindre frottement. Cette propriété a même permis à Symmer, un des plus anciens électriciens connus, d’observer de curieux phénomènes rien qu’en se déchaussant le soir. (Mascart, Traité d’Électricité statique, t, I.)
  4. Nous avons dans nos papiers de famille le détail complet et minutieux des hardes laissées à sa mort par une dame C. de M…, veuve depuis plusieurs années, retirée du monde et livrée aux pratiques de la dévotion la plus édifiante. Cet inventaire mentionne 19 paires de bas de coton, contre 14 de bas de soie et 7 de bourre de soie, le tout blanc. Ajoutons que cette dame ne laissait que 37 000 livres et n’était plus jeune, double circonstance qui fait ressortir la particularité que nous signalons.
  5. Tous les détails historiques qui figurent dans ce chapitre et le début du suivant sont extraits des archives départementales de l’Hérault, qui, pour les documens antérieurs à la Révolution, embrassent tout ce qui intéresse l’ancienne province du Languedoc.
  6. En dehors de Paris et du Languedoc, les autres villes privilégiées étaient Dourdan, Rouen, Caen, Nantes, Oléron, Romans, Lyon, Metz, Bourges, Poitiers, Orléans, Amiens, Reims, et, quelques années plus tard, Aix en Provence.
  7. La jauge est un numéro qui grossit à mesure qu’augmente la finesse du fil de soie employé. On comprend que la délicatesse du tissu, le prix et la difficulté du travail croissent avec la jauge.
  8. Publiés chez Plon par le baron Tillette de Clermont-Tonnerre.
  9. Ganges a demandé, en 1814, d’être séparée de l’Hérault pour être rattachée au Gard, avec transfert à son profit de la sous-préfecture du Vigan. Avant la Révolution, Ganges faisait du reste déjà partie du diocèse de Montpellier.
  10. Le Dictionnaire de l’abbé Expilly (1764), à l’article « Ganges », ne parle que des tanneries et de l’élevage, sans mentionner les fabriques de bonneterie.
  11. La confusion entre les deux tenues dénotait un manque de savoir-vivre. Voir à ce sujet dans l’Esprit d’Autrefois, de L. Larchey, un mot de Talleyrand.
  12. Chiffres moyens relatifs à l’époque de la Restauration et extraits de la Statistique de l’Hérault, de Creuzé de Lessert.
  13. Le métier neuf coûte 600 francs. Aussi fait-il partie du patrimoine familial, comme une maisonnette ou un petit champ.
  14. Dans la Statistique de l’Hérault, de Creuzé de Lessert (1825), il est dit que Ganges excelle surtout dans la fabrication des « bas à dentelles pour femmes. » Or ces articles étaient très demandés par les élégantes de la Restauration, qui, ne les portant qu’en soirée, recherchaient avant tout la richesse et la délicatesse du travail, au rebours des dames du XVIIIe siècle, qui usaient dans leur intérieur de bas plus chauds et plus solides.
  15. En bonne règle, un bas déjà commencé doit être fini sans une trop longue interruption.
  16. Ganges ne livre pas de maillot de soie pour le théâtre ; cet article s’obtient à Paris et à Troyes.
  17. Les rares écheveaux de soie qu’on destine à la confection des bas blancs sont, après le décreusage, décolorés à fond au gaz acide sulfureux et reçoivent ensuite un petit traitement chimique complémentaire qui achève de donner à la soie un blanc pur et brillant.
  18. Le degré convenable d’humidité joue un grand rôle dans la manipulation d’une matière textile aussi hygroscopique que la soie. Aussi, dans le cours de la longue série d’opérations, qui débute au moulinage pour se terminer au classement en boites par douzaines, la soie subit-elle divers traitemens, que nous ne pouvons exposer ici, afin de l’humecter ou de la dessécher à propos.
  19. Les bas autrefois se faisaient très montans. Les « jarretelles » succédant aux jarretières ont permis de les raccourcir.
  20. Total approximatif de travailleurs salariés par la maison L… : 450, domiciliés tant à Ganges qu’aux environs. Les hommes comptant dans ce nombre pour un tiers environ.
  21. Un Français du Nord trouverait plus qu’étranges les prénoms des ouvrières inscrites sur les boîtes ou registres. La raison en est bien simple : chez les paysans du Languedoc, la fille aînée, en pratique, n’est jamais appelée par son nom de baptême mais par son nom de famille féminisé. Ainsi la fille du sieur Caizergues, nom assez commun dans le pays, s’appellera « Caizerguette, » et ainsi de suite, à peu près comme chez les Romains on nommait Claudia ou Agrippina la fille d’un Claudius ou d’un Agrippa.
  22. Il n’existe à Ganges qu’un seul métier spécial à cette jauge.
  23. Les industriels de Ganges sont fiers à juste titre d’avoir travaillé pour le trousseau de plus d’une princesse de sang royal ou impérial.
    C’est sans doute à l’usage d’augustes clientes que furent préparés les chefs-d’œuvre d’une valeur de 120 francs la paire que le jury de l’Exposition de 1855 honora d’une médaille d’honneur.
  24. Le coût de ce travail préliminaire est naturellement moindre que celui de l’ouvrage du spécialiste.