La Bonne leçon
La Bonne leçonGil Blas, édition du 1er décembre (p. 1-6).

LA BONNE LEÇON



Cette année-là, mon oncle Anthime n’eut pas, autant que les précédentes, à se réjouir de ma présence auprès de lui. Maire du petit village où ma famille m’envoyait passer les vacances, il faisait en sorte que chaque séjour augmentât, non mes aptitudes physiques ou intellectuelles, mais mes facultés morales, ma sagesse, ma science du bien et du mal, de ce qui est juste et injuste, de ce que l’on doit faire et de ce que l’on ne doit pas faire.

Ainsi toute promenade était un prétexte à dissertations vertueuses. La vue d’un laboureur lui faisait exalter les mœurs patriarcales de la campagne. À la fin des vacances, je m’en allais, saturé de bonnes maximes et d’exemples admirables, et mon oncle ne cachait pas sa joie de m’avoir ouvert un peu plus « les chemins de l’honnêteté et de la droiture ».

Mais, cette fois-ci, je sentis dès le début une certaine timidité dans l’apologie que me fit mon oncle des spectacles fortifiants dont je bénéficierais au cours de l’été. Et il ne me fallut d’ailleurs pas une grande clairvoyance pour connaître les causes de son embarras.

Au printemps, après une épidémie de fièvre scarlatine qui avait désolé le pays, mon oncle fit venir de la ville voisine et logea gratuitement dans une petite maison qui lui appartenait, un vieux docteur du nom de Grimard.

D’abord tout alla pour le mieux. Le médecin s’occupait consciencieusement de ses malades. Il vivait seul, avec sa bonne, et donnait l’exemple d’une vie simple et régulière.

Mais bientôt, d’étranges bruits coururent. Ils prirent consistance, se précisèrent, et il devint notoire que Célina, la servante du docteur Grimard, avait la conduite la plus abominable qui fût. On rapprochait des coïncidences. On racontait des faits.

J’arrivai au beau milieu de ce scandale, et il n’y aurait pas eu moyen de me le cacher. C’était trop public. On ne parlait que de cela. Les femmes, au seuil de leurs portes, s’interpellaient en commentant la dernière aventure. Tous les garçons du bourg y passaient. Des gens mariés, même, furent surpris, et on disait que le jardinier de mon oncle Anthime offrait à Célina les plus beaux fruits du verger.

Ce pauvre oncle était aux abois. Que n’aurait-il donné pour que je ne fusse pas le témoin de tels débordements ! Il eut certes l’idée de me renvoyer chez moi. Mais, un matin, avec l’énergie de quelqu’un qui a pris une grande résolution, il me saisit par le bras :

— Écoute, tu es presqu’un homme, maintenant. Eh bien, tu vas voir comment on en agit avec le mal. Je veux que tu prennes là une leçon qui influe sur toute ta vie.

Il m’entraîna chez le docteur. J’y vis Célina qui étendait du linge dans le jardin. C’était une fille ni jeune ni belle, mais qui provoquait le regard par l’effronterie de ses allures et par l’offre de sa poitrine tendue. Nous pressâmes le pas.

M. Grimard nous reçut lui-même, et tout de suite mon oncle s’étant composé une attitude grave et un visage catégorique, s’expliqua :

— Mon cher docteur, je n’irai pas par quatre chemins, voici la chose : vous ne pouvez ignorer la conduite éhontée de votre servante ; la malheureuse, hélas ! ne se gêne pas pour satisfaire à peu près publiquement ses appétits grossiers, et cela se passe sous vos yeux, sous les yeux du village, sous les yeux des enfants. C’est un exemple qui ne peut manquer de porter ses fruits au milieu des familles les plus unies. Or, je suis, moi, le gardien élu des mœurs de ce pays, et je viens vous prier de faire cesser l’état de choses existant…

M. Grimard, un petit vieux à l’air triste et bon, insinua :

— Pardon, monsieur le maire, mais que dois-je faire ?

— Eh ! parbleu, c’est facile, s’écria mon oncle, renvoyez Célina, ou bien…

— Ou bien ?

D’un ton embarrassé, mon oncle ajouta :

— … ou bien je me verrai obligé de vous retirer le privilège de cette maison… Voyons, docteur, il n’est pas possible que vous hésitiez entre la situation agréable que vous avez ici et… et cette créature…

Très doucement, le vieillard posa sa main sur le bras de mon oncle et lui dit avec gravité :

— N’en dites pas trop de mal, monsieur, car cette créature est ma femme.

— Votre femme !

Nous le regardions, interdits. Il reprit lentement :

— Je vous avoue cela, pour que vous sachiez tout avant de me retirer la petite place où je comptais finir mes jours à l’abri du besoin. Oui, voici vingt ans que je l’ai épousée. Elle était d’une bonne famille, nous habitions la province et ma situation prospérait. Puis, tout à coup, la conduite de Célina changea. Elle eut des amants. On le sut, je perdis ma clientèle, et je dus m’en aller. Alors nous avons été de ville en ville, et toujours elle recommençait.

Vous me direz : Pourquoi ne la chassiez-vous pas ? Je l’ai chassée, monsieur, et puis elle revint, et, que voulez-vous ? je l’aimais et j’ai pardonné. Et ainsi j’ai tout accepté, par lâcheté, par pitié aussi. Perdre ma vie en fermant les yeux, ou bien ne penser qu’à mon avenir et repousser la malheureuse ? Mais que fût-elle devenue ? dans quelle abjection serait-elle tombée ?

Il ajouta tristement :

— Les années ont passé, je ne l’aime plus, il y a longtemps que je ne l’aime plus… j’aurais pu la quitter, me refaire une vie, je n’ai pas voulu… parce que… parce que…

Il se pencha vers nous et murmura :

— Écoutez… je suis docteur… et j’ai beaucoup étudié… son cas… eh bien, ce n’est pas sa faute. Non, c’est sa nature qui le veut… Alors, peu à peu, je me suis demandé quel mal il y avait à cela. Oui, pourquoi est-ce une honte d’avoir des appétits sensuels et de les satisfaire ? Nous mangeons bien comme les bêtes, nous buvons, nous dormons comme elles… pourquoi ne ferions-nous pas, comme elles, l’amour quand nous en avons envie ? Or, moi, je ne puis assouvir ma femme. Qu’elle cherche donc ailleurs, et je ne la chasserai pas, parce qu’elle obéit au corps que la nature lui a donné.

Il dit d’un ton grave :

— Si je ne l’aime pas, ne croyez pas non plus que je la déteste, non. Elle est si douce, si affectueuse, si pleine de qualités. Elle n’a que cela. Est-ce un défaut ? Je ne sais. Pourquoi ne serait-ce pas une vertu ? Voyons, qui empêcherait qu’on regardât cela comme une vertu, cette énergie du corps, cet inépuisement des sens, cette fougue superbe de la chair que l’âge lui-même ne parvient pas à dompter ? En vérité, monsieur, je ne lui en veux point, je lui pardonne tout, et c’est pourquoi, quand vous m’avez offert ce poste, je l’ai fait passer pour ma servante. Oui, pour ma servante. Vous n’eussiez certes pas accepté l’inconduite d’une épouse, mais d’une servante, j’espérais…

Il se tut. Quelle pitié j’avais de lui ! Quelle peur qu’on ne lui retirât son gagne-pain ! Et je songeais à la leçon de morale que mon oncle avait voulu me donner. Étrange leçon que j’avais reçue, bien lointaine du but proposé, leçon d’autant plus profonde, leçon de justice, de vérité, d’indulgence, d’infini pardon. Ah ! mon oncle pouvait bien chasser le bonhomme et déployer tout l’appareil de ses principes rigoureux, il n’en serait pas moins certain que j’avais pris ma première et ma meilleure leçon de vie réelle.

Mais il se passa ce fait anormal, que mon oncle Anthime saisit les mains du vieux, balbutia quelques mots incompréhensibles, et s’en alla rapidement, comme s’il eût voulu cacher quelque émotion secrète.


MAURICE LEBLANC