La Bonne aventure (Sue)/5/X

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 285-311).
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X

« Au moment où l’on va introduire madame la duchesse de Beaupertuis, M. le président, s’adressant à l’auditoire, dit d’une voix grave :

« — Nous prions les personnes qui assistent à cette audience de ne pas faire le moindre mouvement lorsque madame la duchesse de Beaupertuis entrera ; nous espérons que dans cette circonstance, la curiosité cédera au respect que doit inspirer la position du témoin. (Approbation générale ; un profond silence s’établit.)

« Madame la duchesse de Beaupertuis est introduite.

« Cette dame paraît être d’une faiblesse extraordinaire ; deux domestiques en grande livrée la portent assise dans un fauteuil. Madame la princesse de Morsenne, mère de madame la duchesse, marche d’un côté du fauteuil, tandis que M. le duc de Beaupertuis marche de l’autre ; il tient une petite tasse de vermeil et une fiole contenant sans doute un breuvage réconfortant, car à peine le fauteuil où est étendue madame de Beaupertuis a-t-il été placé près du tribunal, que cette dame semble éprouver une nouvelle défaillance. Aussitôt son mari lui verse et lui présente quelque peu de la potion qu’il a apportée. La duchesse boit avec avidité, en se soulevant de son fauteuil, où elle retombe bientôt. Cette dame est complètement enveloppée d’une sorte de long burnous de cachemire blanc, dont le capuchon enveloppe sa tête. Elle est d’une telle pâleur que sans les bandeaux de cheveux châtains qui encadrent son front, la mate blancheur de son visage se confondrait avec celle du burnous. Malgré la maigreur des traits de madame de Beaupertuis, on voit qu’elle a dû être d’une remarquable beauté. Ses grands yeux bruns, languissants et à demi fermés, brillent d’un éclat fiévreux ; un sourire douloureux donne à sa figure une expression de souffrance inexprimable ; ses belles mains, si amaigries que le réseau bleuâtre des veines fait saillie sous la peau presque diaphane, pendent inertes au dehors des larges manches du burnous.

« À ce tableau, une impression générale de compassion se manifeste dans l’auditoire, et efface complètement les quelques velléités de pitié que le réel ou feint égarement d’esprit de Maria Fauveau avait éveillées en sa faveur. C’est un sentiment tout contraire, un mélange d’horreur et d’aversion, qui semble se lire sur toutes les physionomies lorsque l’accusée se trouve ainsi face à face avec sa victime.

« Cependant, par une contradiction étrange, Maria Fauveau jette sur madame de Beaupertuis un regard attendri qui se mouille peu à peu de larmes abondantes ; tandis que Clémence Duval, la seconde accusée, ne songeant plus à dérober ses traits aux yeux du public, joint les mains avec effroi, à la vue de la figure cadavéreuse et presque mourante de madame la duchesse de Beaupertuis, et semble partager l’attendrissement de Maria Fauveau.

« M. le président à M. de Beaupertuis. — Monsieur, le duc, croyez-vous madame la duchesse assez remise de la fatigue que lui a causée sa translation ici, pour répondre à quelques questions que je vais avoir l’honneur de lui adresser ?

« (M. de Beaupertuis se penche un instant vers sa femme, échange quelques mots avec elle, et après lui avoir fait boire un peu de breuvage réconfortant, répond d’une voix très-émue) :

« — Monsieur le président, madame de Beaupertuis, quoique excessivement faible, fera son possible pour répondre.

« M. le duc de Beaupertuis porte son mouchoir à ses yeux et paraît en proie à une grande affliction. (Profond silence. — Mouvement d’attention et de curiosité inexprimable.)

« M. le président à l’accusée. — Maria Fauveau, levez-vous et approchez.

« (L’accusée se lève et s’avance au milieu du prétoire, presqu’en face du fauteuil de madame de Beaupertuis.)

« M. le président. — Madame la duchesse, reconnaissez-vous l’accusée ?

« Madame de Beaupertuis, d’une voix faible, après avoir jeté les yeux sur Maria Fauveau. — Oui, monsieur.

« M. le président. — Veuillez, madame, si cela ne vous fatigue pas trop, nous dire par suite de quelles circonstances l’accusée est entrée à votre service.

« Madame de Beaupertuis, d’une voix si faible, que c’est avec beaucoup de peine que nous saisissons les paroles suivantes : — Une de mes femmes, Mademoiselle Désirée Buisson, qui me servait depuis longtemps, voulait retourner dans son pays, j’avais besoin d’une personne sûre et de confiance. Désirée Buisson me parla de madame Fauveau ; sa malheureuse position la rendait digne d’un vif intérêt ; elle n’avait pas, il est vrai, l’habitude du service ; cet inconvénient devait être racheté par le zèle et la sûreté que je trouverais, et elle…

« (Madame la duchesse de Beaupertuis semble épuisée par ces quelques paroles ; sa tête retombe sur le dossier de son fauteuil. M. le duc de Beaupertuis se penche vivement, tire de sa poche un flacon, verse quelques gouttes de son contenu sur un mouchoir et le fait respirer à sa femme. Au bout de quelques instants, M. le président, s’adressant à madame de Beaupertuis) :

« — Pouvez-vous maintenant, madame la duchesse ? continuer de répondre ?

« Madame de Beaupertuis. — Oui, monsieur. J’acceptai donc, malgré son inexpérience, les services de Maria. Je n’ai jamais eu qu’à me louer d’elle ; je crois lui avoir bien souvent prouvé et exprimé ma satisfaction.

« (En disant ces derniers mots d’une voix presque éteinte, madame la duchesse se tourne vers l’accusée, qui cache sa figure entre ses mains en sanglotant.)

« M. le président, à madame de Beaupertuis. — Je crains, madame la duchesse, que cet interrogatoire ne vous fatigue trop. Nous le suspendrons, si vous le désirez.

« Madame de Beaupertuis, d’une voix encore plus faible. Je ne sais si c’est l’effet du froid ou du changement de lieu… mais, depuis que je suis sortie… de chez moi… je ressens… des frissons singuliers… Cependant… veuillez continuer de m’interroger… monsieur… je tâcherai de vous répondre… Si j’ai trouvé la force de venir ici… malgré les observations des médecins… c’est que je voulais… à tout prix… témoigner en faveur de… Maria. (Profonde sensation.)

« M. le président, — Vous savez cependant, madame la duchesse, que la femme Fauveau est accusée d’avoir commis sur vous une tentative d’empoisonnement. Grâce à Dieu, ce ne sera qu’une tentative, mais les plus graves présomptions semblent évidemment prouver que Maria Fauveau est coupable de ce crime horrible…

« Madame de Beaupertuis. — Il faudrait pour qu’elle l’eût commis qu’elle fût un monstre d’hypocrisie. Il m’est impossible de croire à cela ; jamais son zèle, son attachement, ne se sont démentis un seul instant, et d’ailleurs, depuis qu’elle est en prison, Maria m’a donné une preuve de dévoûment et de fidélité… qui me ferait presque lui pardonner… son crime… si elle l’avait commis… (Et faisant un nouvel effort pour se tourner vers l’accusée, madame la duchesse ajoute :) — Vous… me comprenez… ma pauvre Maria…

« (En prononçant ces derniers mots, qui produisent une nouvelle et profonde sensation dans l’auditoire madame de Beaupertuis semble frissonner de tous les membres.)

« M. le président, à madame de Beaupertuis. — Je dois reconnaître, madame la duchesse, que votre témoignage est favorable à l’accusée, en ce qui touche du moins les apparences de son zèle et de son dévoûment pour vous ; cependant, je dois vous faire connaître certains aveux récents de Maria Fauveau. Ainsi, à l’audience d’aujourd’hui, elle a positivement déclaré qu’elle avait sollicité avec empressement la faveur de remplacer la fille Désirée Buisson auprès de vous, afin de profiter de ce moyen de s’introduire chez vous, madame la duchesse, et de satisfaire sa vengeance.

« Madame de Beaupertuis. — Sa vengeance ! contre qui, monsieur ?

« M. le président. — Contre vous et votre famille, madame la duchesse.

« Madame de Beaupertuis, avec un profond étonnement. — Se venger de moi et de ma famille ?… Quel mal lui-avons-nous fait ?

« Puis se tournant vers l’accusée.

« — Vous venger de moi, Maria ? Que vous avais-je fait ? Tant que vous êtes restée à mon service, j’ai tâché de vous témoigner ma satisfaction de votre zèle ; et avant votre entrée chez moi, je ne vous connaissais pas.

« (Madamela duchesse éprouve une nouvelle défaillance ; sa mère et son mari s’empressent autour d’elle.)

« M. le président, à Maria Fauveau. — Vous entendez la réponse de madame la duchesse ? Persistez-vous dans votre odieux mensonge ?

« Maria Fauveau. — J’ai dit la vérité.

« (Murmure d’indignation dans l’auditoire.)

« Madame de Beaupertuis, au président. — Monsieur… tout ce que je puis vous affirmer, c’est que Maria, s’accusât-elle devant moi de ce crime affreux… je la croirais pas. Mais, pardon, cette nouvelle émotion… je suis épuisée…

(À cette nouvelle défaillance, M. le duc, dont les larmes ne cessent pas de couler, prodigue ses soins à sa femme, dont la pâleur fait bientôt place à une lividité sinistre.)

« M. le président. — Madame la duchesse paraît si fatiguée, que je me bornerai seulement à une ou deux questions de la plus haute importance. Il s’agirait de savoir de madame la duchesse si, ainsi qu’il a été établi dans l’instruction, et par les aveux mêmes de Maria Fauveau, celle-ci était la seule personne qui lui présentât habituellement ses breuvages, et si madame la duchesse ne se rappelle pas quelques particularités à ce sujet.

« Madame de Beaupertuis, d’une voix si faible qu’elle parvient à peine jusqu’à nous. — Je me sens… épuisée… il me semble qu’un froid glacial m’envahit le cœur… Cependant… je vais tâcher… de me souvenir… et de répondre…


« (M. le duc, voulant sans doute réconforter sa femme, lui fait de nouveau respirer un liquide, qu’il a versé d’un flacon et lui en imbibe aussi les lèvres.)

« M. le président. — Pour bien préciser ma question madame la duchesse, et ne pas abuser plus longtemps de votre courage, je vous demande si Maria Fauveau était la seule personne des mains de laquelle vous receviez vos breuvages, et s’ils étaient ordinairement préparés par elle, par elle seule.

« Madame de Beaupertuis, d’une voix presque éteinte et avec effort. — J’avais l’habitude de… ne rien prendre… que de la main de Maria… C’était… une… fantaisie… de malade… et… je…

« (Il nous est impossible d’en entendre davantage ; la voix de madame la duchesse expire tout à coup sur ses lèvres, sa tête se renverse pesamment en arrière, et un mouvement spasmodique raidit tous ses membres. Madame la princesse de Morsenne se précipite vers sa fille, ainsi que M. de Beaupertuis, qui s’écrie d’une voix déchirante, en se jetant aux genoux de sa femme :

« — Au secours !… Elle se meurt ! mon Dieu ! elle se meurt !

« À ces terribles paroles, l’émotion, l’épouvante sont à leur comble dans l’auditoire ; tout le monde est debout et se presse en tumulte ; la cour elle-même, cédant à cet entraînement, se lève de ses sièges. De leur côté, Maria Fauveau et Clémence Duval, sans en être empêchées par les gardes municipaux atterrés, quittent spontanément leurs bancs et s’élancent auprès de la duchesse, sans doute pour aider à la secourir.

« À cet instant, nous entendons derrière nous et sortant de l’auditoire, une voix de femme qui dit tout haut ces paroles, dont nous ne comprenons pas le sens :

« — Vous voilà toutes trois réunies ; souvenez-vous de la rue Sainte-Avoye !

« Nous n’aurions pas inséré dans notre compte-rendu des débats cette observation toute personnelle, si, à ce moment même, ayant par hasard les yeux fixés sur le groupe, qui entourait madame la duchesse de Beaupertuis mourante, il ne nous avait semblé voir Clémence Duval et Maria Fauveau tressaillir et se regarder avec épouvante, en entendant ces mots dont nous avions été nous-mêmes frappés : Souvenez-vous de la rue Sainte-Avoye ; vous voilà toutes trois réunies ! — puis soudain tomber à genoux, comme écrasées par quelque pensée accablante. Encore une fois, nous ne mentionnons que sous toute réserve ce détail qui nous est tout personnel ; nous pouvons nous être trompés sur l’impression que les paroles précédentes si énigmatiques nous ont paru causer aux deux accusées, impression qui avait peut-être un autre motif. Ces paroles enfin ont pu ne pas parvenir jusqu’aux oreilles de Maria Fauveau et de Clémence Duval, car c’est par hasard que nous-mêmes (nous seuls peut-être) les avons saisies au milieu du tumulte inexprimable causé par l’agonie de madame la duchesse de Beaupertuis.

« Bientôt on entend la sonnette et la voix de M. le président dominer l’agitation générale ; les gardes municipaux font relever les deux accusées et les ramènent à leurs bancs, où elles tombent anéanties.

« À ce moment, M. le président s’écrie d’une voix altérée :

« — Place ! place à M. le docteur Olivier (d’Angers) !

« En effet, l’habile médecin, qui était resté à l’audience, derrière la cour, traverse rapidement le prétoire, écarte à grand’peine les personnes de la famille de madame de Beaupertuis qui se pressaient autour d’elle, saisit une de ses mains pour consulter son pouls, et se penche avec anxiété vers ce corps qui semble inanimé.

« Aussitôt un morne silence succède à l’agitation, toutes les respirations sont suspendues, en attendant l’arrêt de vie ou de mort que le docteur va prononcer.

« Au bout de quelques secondes d’une inexprimable anxiété, M. Olivier (d’Angers), se retournant vers la cour, pâle et profondément ému, dit d’une voix altérée :

« — Monsieur le président, il ne reste malheureusement aucun espoir : madame la duchesse de Beaupertuis a cessé de vivre.

« Il nous est impossible de rendre la consternation qui règne dans l’auditoire après les paroles de M. le docteur Olivier. (d’Angers). La principale accusée semble en proie à un délire effrayant ; elle pousse des cris entrecoupés de sanglots étouffés, tandis que la seconde accusée perd connaissance et est emportée hors de la salle.

« M. le président. — L’audience est remise à demain. J’ordonne que la salle soit à l’instant évacuée. Les seuls membres de la famille de Beaupertuis pourront rester ici. Que l’on reconduise les accusées en prison.

« La cour se retire ; la foule s’écoule lentement, et au moment où nous quittons la salle, nous entendons la voix déchirante du duc de Beaupertuis qui s’écrie :

« — Ma femme ! ma femme ! ma pauvre femme ! »

Le colonel Butler a terminé la lecture de l’Observateur des Tribunaux.

Le silence est profond, l’émotion pleine d’angoisse, car, au moment où le colonel a lu ces mots : « Madame la duchesse de Beaupertuis a cessé de vivre », Anatole Ducormier, resté à côté de la table où il vient d’écrire, s’y est brusquement accoudé en cachant sa figure entre ses mains, et paraissant comprimer ses sanglots.

En présence de la poignante douleur que semble éprouver Ducormier, apprenant ainsi soudain la mort de la fille de son bienfaiteur, le prince royal et les autres personnes n’osent prononcer d’abord une parole. Madame la comtesse Ducormier se lève doucement, et se rapproche de son mari, sur qui tous les regards sont attachés avec l’expression du plus touchant intérêt.

Le prince royal, très ému lui-même, va dire quelques mots à l’oreille de la duchesse de Spinola et de la comtesse Lowestein ; celles-ci répètent à leur tour les paroles du prince aux autres personnes, et bientôt tout le monde sort en silence et sur la pointe du pied, afin de laisser Ducormier à sa douleur. Le prince royal seul, après un moment d’hésitation, revient auprès de la table où le comte est toujours accoudé, la tête cachée entre ses deux mains, pendant que sa femme le regarde avec compassion.

LE PRINCE ROYAL, d’une voix très attendrie, posant légèrement une de ses mains sur l’épaule de Ducormier.

Comte, n’oubliez pas, dans le chagrin qui vous frappe, que vous avez un ami, un ami sincère, et que ses consolations du moins ne vous manqueront pas.

DUCORMIER, relevant son visage baigné de larmes et avec un accent déchirant.

Ah ! monseigneur, le contre-coup de l’affreux malheur qui frappe cette famille me brise le cœur !

LE PRINCE ROYAL, lui serrant les mains avec effusion.

Parce que ce cœur est le meilleur, le plus tendre qui soit au monde. Adieu. Je sais que dans le premier moment d’un pareil chagrin on a besoin d’être seul, et que les plus sincères consolations vous pèsent. Ce soir j’irai vous voir ; je vous laisse auprès de celle qui a le droit de partager vos peines. Allons, adieu, mon cher comte, mon pauvre ami !

(Le prince, après s’être incliné devant la comtesse Ducormier, sort en jetant un dernier regard de touchante compassion sur Ducormier.)

LA COMTESSE DUCORMIER, vivement à son mari, après le départ du prince.

Avez-vous entendu ? Le prince vous a dit : Courage, mon pauvre ami… Le prince vous a appelé son ami ! (Avec une explosion de joie, de triomphe et d’orgueil.) L’ambassade est à nous !

DUCORMIER, avec un soupir et en essuyant ses yeux.

Il faut bien l’espérer, ma chère.


FIN DU CINQUIÈME VOLUME