La Bonne aventure (Sue)/4/V

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 143-166).
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V

Ducormier, après avoir dit à M. de Morsenne, en entendant le coup de sonnette : Je sais ce que c’est, se dirigea vers la porte, puis, réfléchissant, il revint auprès du prince, et ajouta à demi voix :

— Je suis ménager de mes moyens… Vous connaissez la personne qui va entrer ici ; cette personne n’est nullement instruite de ce qui s’est passé. Il est de votre intérêt de la laisser dans cette ignorance. Seulement, au besoin, elle pourrait témoigner de votre présence dans cette maison… Mais M. de Saint-Géran s’impatiente, — ajouta Ducormier en entendant retentir un nouveau coup de sonnette et se dirigeant vers la porte.

— M. de Saint-Géran, — s’écria le prince.

— Lui-même, — répondit Anatole. — Ainsi donc, monsieur, — ajouta-t-il en s’adressant au prince d’un ton impérieux et dur, — quinze mille francs de pension sur les fonds secrets, la place de premier secrétaire d’ambassade de Naples, voilà ce que je veux ; pour l’obtenir, je vous donne trois jours. Vous me connaissez… Maintenant, réfléchissez,

Et Ducormier alla ouvrir la porte à M. de Saint-Géran. Celui-ci, à la vue d’Anatole et du prince, parut fort étonné.

Ducormier, quittant alors le ton d’insolente et ironique familiarité dont il s’était jusqu’alors servi envers M. de Morsenne, lui dit en s’inclinant

— Adieu, prince ; j’espère que les graves intérêts que nous venons de débattre auront pour nous deux une solution satisfaisante.

— Prince, — dit M. de Saint-Géran, de plus en plus surpris en s’adressant à M. de Morsenne, — je ne croyais pas avoir l’honneur de vous rencontrer ici…

Mais M. de Morsenne, dont les forces étaient à bout et dont l’esprit s’égarait au milieu de tant de violentes émotions, salua d’un geste hâté M. de Saint-Géran et sortit brusquement.

Ducormier, s’adressant alors à M. de Saint-Géran, lui dit :

— Je n’ai pas, monsieur, l’honneur d’être connu de vous ?

— Vos traits, monsieur, ne me sont pas complètement étrangers, il me semble vous avoir rencontré à l’hôtel de Morsenne.

— En effet, monsieur… je suis secrétaire intime du prince…

— Puis-je savoir, monsieur, quel rapport il y a entre votre prince ici et une lettre anonyme…

— Dans laquelle on vous dit, n’est-ce pas, monsieur : « que sachant l’intérêt que vous portiez à ce qui concernait mademoiselle Clémence Duval, on vous invitait à venir ce soir dans cette maison, dont on vous donnait l’adresse. »

— Oui, monsieur et cette lettre anonyme…

— C’est moi qui vous l’ai écrite, monsieur.

— Et dans quel but ? — demanda M. de Saint-Géran, de plus en plus surpris.

— Je vais satisfaire de tout point votre curiosité, monsieur.

— Je vous écoute.

— Monsieur, — reprit Ducormier, — vous êtes un très-grand seigneur… l’antiquité de votre race se perd dans la nuit des temps…

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? est-ce une plaisanterie ?

— Permettez-moi de continuer, monsieur : vous êtes, non-seulement un très-grand seigneur… mais vous êtes fort riche… puissamment riche.

— Eh bien, monsieur, que concluez-vous de cela ?

— Je conclus, monsieur, qu’il y a de vous à moi une immense distance, car je ne suis qu’un pauvre diable de secrétaire, sans nom, ni sou, ni maille.

— Il ne s’agit pas, monsieur, d’établir ici ces différences de position sociale.

— Il s’agit au contraire de cela, monsieur ; j’y tiens et pour cause.

— Ces énigmes finiront-elles bientôt, monsieur ?

— Dans un instant, vous en saurez le mot.

— Hâtez-vous donc, monsieur.

— En votre double qualité de grand seigneur et d’homme puissamment riche, vous vous êtes imaginé, monsieur, d’épouser mademoiselle Clémence Duval.

— Assez ! — s’écria M. de Saint-Géran avec un accent douloureux et courroucé, — pas un mot de plus.

— Il m’en coûte, monsieur, de ne pouvoir vous obéir, — reprit Ducormier d’un ton de déférence ironique ; — mais vous me permettrez de continuer, s’il vous plaît.

— Monsieur, prenez garde, prenez garde !

— À quoi ? — demanda résolument Ducormier.

Après avoir contenu un violent mouvement, M. de Saint-Géran dit d’une voix sourde, en suite d’un moment de réflexion :

— Poursuivez, monsieur.

— Je conçois parfaitement, monsieur, que vous soyez devenu passionnément épris de mademoiselle Clémence Duval, — reprit Ducormier, — et que vous ayez eu la pensée de l’épouser ; c’est un ange par le cœur et par la beauté. Ce que je conçois moins, c’est qu’après un refus formellement motivé par mademoiselle Duval, vous ayez persisté dans vos poursuites ; ce que je ne conçois pas, c’est qu’aveuglé sans doute par l’éclat de votre rang et de votre opulence, vous ayez, en réitérant vos efforts, paru confondre mademoiselle Duval avec ces femmes qui vendent leur âme pour un titre et pour de l’argent.

— Je crois, Dieu me damne ! — s’écria M. de Saint-Géran outré de ces paroles, — je crois que c’est une leçon que vous voulez me donner.

— Si c’est une leçon, telle en serait la moralité, monsieur : il est bon parfois de prouver à ces gens si vains de leur opulence, si fiers de leur race, qu’il ne suffit pas de ces avantages pour conquérir tous les cœurs, et que là où de riches et grands seigneurs ne rencontrent qu’indifférence ou dédain, l’on voit souvent triompher une espèce, ainsi que l’on nous appelle volontiers dans un certain monde, nous autres pauvres diables, gens de peu ou de rien, qui n’avons pour nous faire aimer que notre cœur, notre esprit et notre amour.

— Mordieu ! monsieur, — s’écria M. de Saint-Géran, — cette insolence…

— Plus bas, dit soudain Ducormier à demi-voix en saisissant fortement la main de M. de Saint-Géran ; — demain je serai prêt à vous donner toute satisfaction : vous me trouverez chez le prince de Morsenne, où je demeure.

— Mais, monsieur…

— Plus bas, monsieur, vos éclats de voix pourraient traverser la pièce voisine et arriver au fond de cet appartement, où se trouve une femme que vous ne voudriez pas effrayer par vos inutiles emportements.

— Une femme ?

— Oui, une femme qui portera bientôt mon nom, puisqu’elle est ici, seule, à cette heure, confiante dans mon amour, qui, vous le voyez, lui inspire plus de créance que le vôtre ; car Clémence Duval a refusé votre main, à vous, opulent et grand seigneur, pour être à moi sans condition. Entendez-vous ? sans condition !…

À ces mots, M. de Saint-Géran tressaillit de stupeur, et s’écria avec un inexprimable accent de douleur, de jalousie et de rage :

— Mademoiselle Duval vous aime ?

— Tendrement.

— Elle est ici… seule… chez vous !

— Oui.

— Vous mentez !

— Un outrage de plus ! Plus tard nous réglerons nos comptes, — reprit froidement Anatole ; mais vous sentez bien, monsieur, que si je vous ai fait venir ici, c’est pour me donner le plaisir de vous offrir une certitude qui vous nâvre, qui vous désespère ; il ne tient qu’à vous de l’acquérir, et vous n’y manquerez pas : je connais les amoureux, Vous allez donc sortir d’ici avant moi ; vous m’attendrez à quelque distance de la porte ; le boulevard est brillamment éclairé : vous verrez si la femme qui sortira d’ici à mon bras n’est pas Clémence Duval. Faites mieux poussez plus loin l’épreuve. Abordez-nous ; racontez à ma bien-aimée Clémence ce qui vient de se passer ici entre vous et moi ; elle approuvera, j’en suis certain, la leçon que je viens de vous donner, et ne niera pas son amour pour moi. Elle est libre, et doit être ma femme.

La surprise, la colère, surtout le désespoir de M. de Saint-Géran étaient tels qu’il laissa Ducormier parler sans l’interrompre.

Puis cet homme au cœur loyal et généreux ne pouvant comprendre pourquoi Ducormier, qu’il ne connaissait pas, se plaisait à le torturer ainsi, en l’écrasant de son triomphe, s’écria :

— Mais quelle est donc la cause de votre haine contre moi, monsieur ?

— Quelle en est la cause ? — s’écria Ducormier, effrayant de haine et d’envie. — Quelle en est la cause ? Vous me le demandez ?

Mais, trop prudent pour ne pas se dominer, il reprit avec un sourire sardonique :

— J’ai désiré avoir l’honneur de vous faire verbalement part de mon prochain mariage avec mademoiselle Duval, parce qu’il m’a paru de bon goût de vous instruire d’un évènement qui devait vous intéresser autant.

Ce nouveau sarcasme rendit à M. de Saint-Géran toute sa colère, mais en homme de valeur et de dignité, il resta calme et reprit :

— Vous l’eussiez emporté sur moi auprès de mademoiselle Duval, sans m’apprendre votre avantage d’une façon si outrageante, que j’aurais respecté en vous, monsieur, le choix d’une personne qui me sera toujours sacrée, d’une personne pour qui je ressens à ce moment même un redoublement d’intérêt, car, si vous ne mentez pas impunément, elle court à sa perte en ayant une aveugle confiance dans un homme aussi froidement méchant que vous l’êtes, monsieur. Je ne vous connais pas ; j’ignorais vos prétentions à la main de mademoiselle Duval, je ne pouvais donc avoir la pensée de vous blesser, de vous humilier en rien.

— Ces excuses, monsieur, ne…

— Des excuses ! — reprit M. de Saint-Géran en interrompant Ducormier, qu’il toisa dédaigneusement. — Vous me faites pitié ! Je reprends. Je ne savais donc vous blesser en rien en offrant ma main à une personne digne, je le crois encore, de l’estime et de l’amour d’un honnête homme sincèrement épris, qui n’avait contre lui que son rang et sa fortune. Vous êtes préféré, monsieur : au lieu de vous montrer, je ne dirai pas généreux (il est des générosités que je n’accepte pas), mais au lieu de vous montrer indifférent pour un rival évincé, vous m’attirez ici par une lettre anonyme dans une espèce de guet-apens d’insolences de toutes sortes ; et pourquoi ? pour m’apprendre qu’un homme de rien, comme vous vous appelez si orgueilleusement, peut l’emporter sur un opulent grand seigneur comme moi ?… Vous sentez, monsieur, que quelque droit que l’on ait de mépriser certaines insultes, il faut pourtant se résigner à les châtier ; j’essaierai.

— Cette modestie me plaît.

— Par une dernière marque de déférence pour mademoiselle Duval, dont la bonne renommée me préoccupe plus que vous, je ne veux pas, quant à moi, que son nom soit prononcé dans cette affaire.

— Cela me convient à merveille, monsieur, je n’attendais pas moins de votre gentilhommerie. Nous dirons à nos témoins, si vous le voulez, que… que vous m’avez marché sur le pied, je suppose, que des vivacités s’en sont suivies, et qu’une réparation réciproque est devenue indispensable.

— Soit, monsieur… Savez-vous manier une épée ?

— Suffisamment, monsieur. J’espère vous le prouver.

— Quand ?

— Mais demain matin.

— À quelle heure ?

— Neuf heures, si vous voulez.

— En quel lieu ?

— Choisissez.

— Au bois de Vincennes.

— Au bois de Vincennes.

— Le rendez-vous ?

— En dehors de la barrière Saint-Antoine. La première voiture arrivée attendra l’autre.

— Très bien.

Ces paroles échangées, Ducormier ouvrit la porte à Saint-Géran, qui descendit lentement l’escalier.

Cet homme de cœur souffrait affreusement.

Non seulement la beauté de Clémence Duval avait fait sur lui une impression profonde et de longtemps ineffaçable ; mais, ainsi qu’il l’avait dit à Ducormier, il craignait sincèrement pour elle l’avenir que semblait lui réserver son choix.

Anatole avait proposé à M. de Saint-Géran de s’assurer par lui-même si en effet Clémence Duval était venue seule, la nuit, dans l’appartement dont il sortait. Longtemps M. de Saint-Géran hésita, c’était s’exposer volontairement à un coup inutile et cruellement douloureux ; mais, ainsi que cela arrive presque toujours, M. de Saint-Géran, cédant à cet attrait fatal qui nous pousse à aggraver volontairement nos souffrances, se plaça dans l’ombre formée par la saillie d’une des maisons du boulevard, et attendit.

Son attente ne fut pas longue : un quart d’heure environ après avoir quitté Ducormier il le vit, à la lueur étincelante des becs de gaz, sortir de la maison avec Clémence Duval, descendre le boulevard jusqu’au coin de la rue Saint-Denis où se trouve une place de fiacres, et monter dans l’une de ces voitures avec la jeune fille.

— Oh ! je tuerai cet homme ! il me fait trop souffrir ! — murmura M. de Saint-Géran d’une voix sourde, en essuyant des larmes de douleur et de rage.