La Bonne aventure (Sue)/3/IX

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 255-278).
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IX

Pendant qu’Anatole Ducormier se rendait chez madame Duval, la scène suivante se passait chez cette cliente du docteur Bonaquet.

La pauvre malade, pâle et affaiblie, était assise dans son lit ; calme et presque souriante, elle écoutait avec intérêt la lecture d’une lettre que sa fille placée à son chevet lui lisait à haute voix. Cette lettre avait été trois jours auparavant apportée chez madame Duval, ainsi que de très beaux livres, par Anatole Ducormier, commission dont l’avait chargé mademoiselle Emma Levasseur, institutrice chez lord Wilmot, amie d’enfance de Clémence Duval.

Celle-ci ayant un instant suspendu sa lecture, dit à sa mère avec une touchante sollicitude :

— Mère chérie, je crains de trop fatiguer ton attention par cette lecture et de réveiller ainsi tes douleurs de tête.

— Non, mon enfant, ne crains rien, je ne me sens pas fatiguée du tout ; cette lettre d’Emma est charmante et me plaît beaucoup ; il est impossible de faire, je crois, un tableau plus fidèle de la société anglaise ; il y a çà et là quelques traits de malice sans méchanceté qui rendent cette lettre fort piquante.

— Aussi, l’autre jour, en la lisant toute seule avant ton malheureux accès, je sentais qu’elle t’intéresserait. Grâce à Dieu, aujourd’hui tu te trouves assez bien pour que je te puisse faire cette lecture ; mais vraiment, mère chérie, cela ne te fatigue pas ?

— Non, je t’assure.

— Tu n’as besoin de rien ? tu n’éprouves pas de malaise ?

— Aucun, je suis à merveille. Continue donc, je te prie, mon enfant ; les portraits tracés par Emma doivent être d’une ressemblance frappante.

— Elle a l’esprit si juste, si pénétrant, — reprit Clémence, qu’elle doit se tromper rarement dans ses jugements ; son cœur est d’ailleurs, trop excellent pour jamais subir l’influence de mauvaises prétentions.

— Aussi, ai-je toujours trouvé, moi, qu’il y avait, moralement parlant, une grande ressemblance entre toi et Emma,

— Ah ! mère chérie, — reprit Clémence en souriant, — je ne t’aurais pas dit tout le bien que je pensais d’Emma si j’avais prévu cette flatterie, et comme tu pourrais bien ne pas t’arrêter là, je continue la lecture de la lettre de cette tendre amie.

Et Clémence lut ce qui suit :

« Après avoir tâché de te peindre, ma chère Clémence, les personnages les plus marquants de la société au milieu de laquelle je vis, et le caractère un peu excentrique de cette société, deux mots de reconnaissance et d’introduction en faveur de M. Ducormier, qui te remettra cette lettre pendant le court séjour qu’il doit faire à Paris avant de repartir pour Londres : il me rapportera ainsi oculairement de tes nouvelles et de celles de ton excellente mère.

« Je suis heureusement si laide et si mal tournée, que je puis, par compensation, donner, sans me compromettre, des lettres de recommandation à de beaux jeunes gens. Je n’ai pas besoin de te dire que ce n’est pas à toi, mais à ta chère mère, que j’adresse M. Ducormier ; elle me devra une véritable bonne fortune. Je te vois d’ici rire comme une folle, et c’est pourtant la vérité que je dis : n’est-ce pas une bonne et surtout rare fortune de rencontrer la modestie et la simplicité jointes au mérite le plus éminent, à demi-caché dans une humble condition (mon protégé est secrétaire particulier de M. l’ambassadeur de France, dont la femme est intimement liée avec lady Wilmot, mère de mes élèves) ?

« Lors d’un séjour assez long que M. l’ambassadeur de France et sa femme ont fait cet automne à la campagne, chez lady Wilmot, à Wilmot-Castle, j’ai beaucoup vu M. Ducormier, qui avait accompagné son patron. Toujours grâce à ma laideur et à une tournure de l’autre monde, j’ai pu pendant deux mois vivre dans une sorte d’amicale intimité avec M. Ducormier, innocent plaisir qui m’eut été refusé si j’avais eu le malheur d’être, comme toi, chère Clémence, d’une beauté de… »

La jeune fille s’interrompit en rougissant et dit à sa mère :

— Je passe le reste de la phrase par compassion pour l’aveuglement de cette pauvre Emma…

— Passe… tant que tu voudras, — reprit madame Duval en souriant à son tour ; — heureusement ta beauté est ailleurs encore que dans la lettre de ton amie ; mais poursuis, mon enfant ; ce qu’elle dit de son protégé m’intéresse beaucoup, et certes, dès que j’irai mieux, je recevrai M. Ducormier, ne fût-ce que pour le remercier de l’empressement qu’il a mis l’autre nuit, m’as-tu dit, à t’offrir ses services lorsque tu es allée jusqu’à l’Opéra, pauvre enfant, pour chercher le docteur Bonaquet.

— En effet, M. Ducormier s’est montré dans cette triste occasion d’une parfaite obligeance…

Et la jeune fille continua ainsi la lettre de son amie :

« Ce qui contribuait à me rapprocher de M. Ducormier, était une certaine conformité de position subalterne : car qu’est-ce qu’une institutrice et un secrétaire ? Nous profitions donc de l’espèce d’isolement que nous faisaient les habitudes exclusives du monde aristocratique où nous vivions, pour nous féliciter d’être ainsi délivrés d’une ennuyeuse contrainte ; c’est là que j’ai pu apprécier ce qu’il y avait de foncièrement bon, de généreux, d’élevé dans le cœur de M. Ducormier : tant d’autres à sa place se fussent aigris, eussent pris texte de cet isolement pour se révolter contre la sotte fierté de ces grands seigneurs ; de ces sots titrés dont le seul mérite est la naissance, etc., etc., et autres banalités envieuses ; point du tout, M. Ducormier acceptait comme moi l’honorable infériorité de sa condition avec une sérénité parfaite : il est de ceux que leur délicatesse et leur dignité personnelle élèvent toujours au-dessus des petits froissements d’amour-propre ; aussi me disait-il un jour, avec cette noble et douce résignation qui le caractérise, ces mots que je n’ai jamais oubliés :

« Tenez, mademoiselle Emma, je suis presque un enfant du peuple ; mon pauvre père était un petit boutiquier ; je gagne ma vie par mon travail, mais j’ai tellement conscience d’avoir toujours agi et pensé en homme de cœur, que je ne puis m’estimer au-dessous des plus grands personnages dont nous sommes entourés ; une fois a que l’on se maintient à ce niveau d’honorabilité, on considère le monde d’un point de vue si élevé que les-plus humbles et les plus hautes positions paraissent égales ; n’en est-il pas ainsi dans l’ordre physique ? Ayez le courage de gravir la cime d’une montagne escarpée, jetez alors les yeux au-dessous de vous ; distinguerez-vous au loin la moindre différence entre cet atome qu’on appelle palais et cet atome qu’on appelle chaumière ? Non, non, il n’est pas d’inégalité sensible pour l’homme de cœur qui s’élève et s’honore à ses propres yeux. »

— Cette image est noble et touchante, — dit madame Duval en interrompant sa fille ; — penser et agir ainsi, c’est faire preuve d’un noble caractère… Ne trouves-tu pas, mon enfant ?

— Certes, ma mère, il faut du cœur et du courage pour résister, dans une position pareille, à l’entraînement de l’envie ou au découragement, et, comme dit Emma, ainsi que tu le verras à la fin de sa lettre, on peut juger un homme d’après un pareil trait de caractère.

Au moment où madame Duval et sa fille s’entretenaient ainsi, Ducormier arrivait chez elles.

Il sonna.

Une servante vint lui ouvrir.

— Madame Duval ? — demanda Anatole.

— Madame est malade et ne peut recevoir personne, — répondit la servante.

Puis, regardant plus attentivement Anatole, elle ajouta :

— Mais, si je ne me trompe, c’est monsieur qui est venu l’autre jour apporter des livres et une lettre pour mademoiselle ?

— C’est moi-même. Madame Duval ne va donc pas mieux ?

— Si, monsieur, il y a du mieux aujourd’hui.

— M. le docteur Bonaquet, son médecin, est-il venu ce matin ?

— Oui, monsieur.

— Et savez-vous s’il reviendra dans la journée ?

— Oh ! non, monsieur ; il a dit à mademoiselle, qui l’a reconduit, qu’il ne reviendrait plus que demain.

— Est-ce que vous avez assisté à la visite que M. le docteur Bonaquet a faite ce matin à madame Duval ? — demanda Ducormier avec intention.

Et il ajouta :

— Pardon de cette question, mademoiselle, elle doit être excusée par l’intérêt que je porte à la santé de madame Duval.

— Oh ! je comprends cela, monsieur ; j’ai comme d’habitude, assisté à la visite de M. le docteur ; il a dit à madame de ne pas s’inquiéter de la faiblesse où elle se trouvait ; qu’il répondait de tout maintenant, pourvu que madame se tranquillise.

— Jérôme n’a pas encore parlé de M. de Saint-Géran à madame Duval, — pensa Ducormier, qui venait ainsi d’apprendre ce qu’il voulait savoir ; puis il reprit tout haut, en remettant une carte à la servante : — Veuillez, je vous prie, remettre ceci à mademoiselle Duval, et lui demander si elle ne pourrait pas m’accorder seulement quelques instants d’entretien pour une affairé extrêmement importante que j’aurais désiré communiquer à madame Duval, si elle eût été en état de me recevoir.

— Très bien, Monsieur, — répondit la servante en faisant entrer Ducormier dans une petite antichambre ; — je vais prévenir mademoiselle.

— Et dites-lui, je vous prie, — reprit Anatole, — qu’il s’agit de quelque chose de très grave et de très urgent.

— Oui, Monsieur, — répondit la servante, et elle laissa Ducormier seul.

— C’est étrange, — se dit-il, — ce mensonge m’est indispensable pour arriver à l’instant même auprès de madame Duval et de sa fille ; pourtant j’éprouve comme un remords. Je n’ai jamais cru aux pressentiments, et il me semble qu’une main de glace me comprime le cœur. Bah ! puérilité ! faiblesse ! Pourquoi cette hésitation ? Parce que je vais réveiller un instant chez ces femmes une espérance insensée !… Allons, stupide. — Et après un moment de réflexion, Anatole ajouta ;

— Ah ! que j’ai sagement agi en dissimulant, seulement par habitude, et sans rien prévoir, mes véritables ressentiments aux yeux de l’amie de Clémence Duval ! Combien cela va peut-être me servir, car la pauvre institutrice aura parlé de moi comme d’un saint ! Aussi soit maudit le fatal entraînement qui, avant-hier, m’a conduit à ouvrir mon âme à Jérôme. Céder à ces fiévreux accès de franchise, c’est folie : montrer son cœur à nu, c’est ôter sa cuirasse ; de sorte que, pendant un moment, je n’ai pu me défendre contre la pénétrante influence de mon austère censeur. Heureusement, le bon sens m’est revenu avec la réflexion…

Ces pensées d’Anatole furent interrompues par le retour de la servante, qui dit à Anatole :

— Monsieur, voulez-vous entrer au salon ? vous y trouverez mademoiselle.

Anatole fut bientôt introduit auprès de Clémence.

Il l’avait à peine entrevue lors de sa rencontre avec elle sous le péristyle de l’Opéra ; il resta un instant ébloui de cette suave et virginale beauté.

La jeune fille, avec un tact parfait, avait laissé entr’ouverte la porte de la chambre à coucher où se tenait alors sa mère, ne jugeant pas convenable d’avoir ainsi seule à seule un entretien avec un inconnu, bien qu’elle eût trouvé dans la lettre que son amie lui écrivait de Londres le plus flatteur éloge du caractère et de l’esprit de M. Ducormier.

Celui-ci, s’inclinant devant la jeune fille, lui dit :

— Excusez, Mademoiselle, l’insistance que j’ai mise à avoir l’honneur de vous voir ; mais il s’agit d’une chose tellement grave, que je me suis permis de vous demander un moment d’entretien. Je viens d’ailleurs d’apprendre avec joie que madame votre mère éprouve quelque mieux ; aussi je regrette moins mon importunité.

— En effet, Monsieur, l’état de ma mère s’est amélioré, grâce aux excellents soins du docteur Bonaquet, votre ami, car je n’ai pas oublié votre obligeance de l’autre nuit. Je saisis aussi, Monsieur, cette occasion de vous remercier des livres dont vous avez bien voulu vous charger pour moi, de la part de ma meilleure amie. Vous l’avez laissée à Londres, me dit-elle, en bonne santé, et très heureuse de son sort ? Mais, pardon, Monsieur, vous avez, dites-vous, quelque chose d’important à nous apprendre ?

— Oui, Mademoiselle ; seulement, je dois d’avance vous supplier de ne pas vous livrer à un espoir qui serait vain peut-être.

— Que voulez-vous dire, Monsieur ?

— La tendresse filiale est aussi prompte à s’alarmer qu’à espérer.

— Mon Dieu ! Monsieur, — dit Clémence avec inquiétude, — s’agirait-il de ma mère ?

— Non, non, Mademoiselle.

— Mais alors, Monsieur, je ne comprends pas.

Puis tressaillant soudain, et devenant si émue, si tremblante, qu’elle put à peine parler. Clémence ajouta en joignant les mains, tandis que son ravissant visage peignait une anxiété à la fois douloureuse et ineffable :

— Monsieur… j’ose à peine croire… j’ai mal compris peut-être… Est-ce qu’il s’agirait de… — De monsieur votre père, Mademoiselle.

— Mon père ! — s’écria Clémence.

Cette exclamation fut si vive, si involontaire, que le bruit de cet éclat de voix arriva aux oreilles de madame Duval à travers la porte de sa chambre à coucher, laissée entr’ouverte. Appelant alors sa fille d’une voix inquiète, la malade lui dit :

— Clémence ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ? viens auprès de moi.

Il se fit alors un profond silence, pendant lequel Anatole dit tout bas à Clémence :

— Je vous en conjure, Mademoiselle, prenez garde ! Si vague, si incertain que soit l’espoir que je viens vous apporter, il ne faut l’annoncer à madame votre mère qu’avec la plus grande précaution.

— Clémence, — reprit de nouveau madame Duval d’une voix plus haute, — tu ne me réponds pas ! Mon Dieu ! que se passe-t-il donc… Mon enfant, m’entends-tu ?

La jeune fille courut à la chambre de sa mère ; les deux femmes échangèrent quelques paroles, puis au bout d’un instant Clémence, pâle, émue, revint au salon et dit à demi-voix à Anatole, en joignant ses deux mains d’un air suppliant :

— Monsieur, au nom de ce que j’ai de plus sacré au monde, la vie de ma mère ! apprenez-lui avec les plus grands ménagements, ce que vous savez peut-être sur le sort de mon père… J’ai dit seulement à ma mère que vous aviez une communication très importante à nous faire…

— Ne craignez rien, Mademoiselle ; je sais toute la gravité, je n’ose dire tout le danger, d’une violente secousse dans l’état où se trouve madame votre mère.

Et Anatole Ducormier suivit Clémence dans la chambre de la malade.