La Bonne aventure (Sue)/1/IV

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 93-123).
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IV

Environ dix-huit mois s’étaient passés depuis les différentes scènes de nécromancie que nous avons racontées.

Usant du magique pouvoir attaché à la béquille du Diable boiteux, nous ferons assister le lecteur à trois actions presque simultanées.

La première avait lieu dans un petit appartement situé au troisième étage et donnant sur le quai de l’île Saint-Louis, au Marais, quartier solitaire, d’une tranquillité proverbiale. Tout, dans cette modeste demeure, annonçait les habitudes d’une vie calme, heureuse et retirée.

Une femme âgée, à l’apparence un peu valétudinaire, mais d’une physionomie douce et souriante, assise dans un large fauteuil, s’occupait d’un ouvrage de tapisserie. Le bois pétillant dans le foyer présageait une gelée de plus en plus piquante, car l’on était au mois de février.

De l’autre côté de la cheminée de ce salon très confortable, une blonde jeune fille de dix-neuf ans, vêtue avec autant de simplicité que de goût, et dont les traits enchanteurs rappelaient la chaste suavité d’une figure de madone, travaillait à une broderie.

Un piano ouvert, sur lequel était dépliée une partition, garnissait une des parties de ce salon. Les murs disparaissaient presque sous un grand nombre de très beaux dessins au pastel, assez récemment exécutés, ainsi qu’on le devinait à la fraîcheur de leur coloris. En face du piano, une bibliothèque contenait, en outre de nos classiques, les classiques anglais et italiens, dans leur langue originelle. Autour de cette bibliothèque on avait suspendu une multitude de couronnes de chêne, au feuillage artificiel, orné de brindilles d’argent. Enfin, au-dessus du piano, l’on remarquait le portrait d’un homme dans la maturité de l’âge, d’une figure noble et martiale ; il portait l’uniforme de colonel d’artillerie.

Trois heures ayant sonné à la pendule du salon, la jeune fille interrompit son travail de broderie, alla prendre sur une étagère une petite fiole et une cuillère d’argent, et, revenant auprès de la femme âgée, lui dit en apprêtant une cuillerée du liquide contenu dans la fiole :

— Mère chérie, voilà trois heures.

— Oh ! tu ne me ferais pas grâce d’une minute, toi ! — répondit en souriant madame Duval (c’était son nom). — Te voilà encore avec ton affreux vin de quinquina !…

— Voyons, maman, sois donc raisonnable, — dit la jeune fille avec un accent de doux reproche, en approchant la cuillère des lèvres de sa mère ; — tu sais que, depuis que tu prends de ce vin, ton appétit est revenu. Allons, tiens…

— C’est si amer !

— Regarde… je n’ai pas même rempli tout à fait la cuillère… Voyons, mère chérie, du courage !

— Brrr ! que c’est mauvais ! — s’écria madame Duval en fermant les yeux après avoir bu. — Viens m’embrasser, Clémence, pour me faire oublier cette horrible amertume !

La jeune fille s’agenouilla gracieusement sur le tabouret où reposaient les pieds de sa mère, et lui tendit son front. Madame Duval écarta de ses deux mains les longues boucles de cheveux blonds qui voilaient à demi ce visage angélique, baisa tendrement Clémence au front à plusieurs reprises, et dit gaîment :

— Il n’y a rien de tel pour vous faire bonne bouche que d’embrasser ce frais et charmant visage.

— Ne me dis pas cela, mère chérie, — reprit Clémence en riant, — je doublerais la dose pour y gagner des baisers. Mais, sérieusement, depuis que tu prends de ce vin, avoue que tu te sens bien mieux, bien plus forte ?

— Je le crois bien !… je mange comme un ogre !…

— Bel ogre ! deux moineaux affamés te feraient honte.

— Enfin, pour moi, c’est beaucoup manger ; assurément ma santé s’améliore de jour en jour, et cela grâce à tes soins de tous les instants, chère enfant, soit dit sans calomnier le cher docteur Bonaquet, qui a un nom si grotesque et une figure si extraordinaire !

— Le fait est, — reprit Clémence sans pouvoir s’empêcher de rire, — le fait est que ces têtes de bois appelés casse-noisette d’Allemagne ont quelque air de parenté avec ce pauvre docteur. Mais aussi quelle science ! quel esprit supérieur, quel noble et généreux cœur.

— Oh ! quant au cœur, je ne sais pas trop, — dit madame Duval en secouant la tête, — je n’ai jamais rencontré un homme si bourru, si brusque. Et quand il plaisante, il emporte la pièce.

— C’est vrai, maman, mais sur qui tombent ses sarcasmes, souvent trop acérés, je l’avoue ? sur les bassesses ou sur les méchancetés du monde. Aussi, malgré sa rude écorce je lui crois un bon et vaillant cœur. Que veux-tu, je suis peut-être un peu partiale, mais il a eu pour toi tant de soins délicats, assidus, pendant ta grande maladie ! Il t’a sauvée enfin.

— Pauvre cher homme ! c’est la vérité. Aussi je suis bien loin d’être ingrate. Seulement je maintiens que s’il n’avait pas eu un aide-médecin comme toi pour exécuter ses ordres avec un zèle, une attention inouïs, sa cure n’eût été ni si prompte ni si certaine.

— Tiens, mère chérie, — dit Clémence en souriant, — tu seras toujours incrédule en médecine.

— J’aime autant avoir foi dans ta tendresse. Oui, tu as beau me faire une petite moue de furieuse, je voudrais bien savoir où j’en serais si tu n’étais pas sortie de pension pour venir me soigner.

— Ne vas-tu pas me louer de cela, maintenant ! Voyons, mère chérie, lorsqu’il y a dix-huit mois, tu es venue t’établir à Paris, afin de suivre les conseils de médecins renommés, pouvais-je te laisser seule et à la merci de soins étrangers ?

— Sans doute, mon enfant, sans doute ; et pourtant je regrette que tu n’aies pas achevé ta dernière année d’études à ta pension ; tu aurais encore eu tous les premiers prix : musique, dessin, langues étrangères, que sais-je ! Aussi, lorsque j’entendais : « Mademoiselle Clémence Duval, premier prix… » étais-je fière ! étais-je triomphante ! C’est comme lorsque autrefois je lisais (mes premières inquiétudes passées, bien entendu) le nom de ton pauvre père cité à l’ordre du jour de l’armée d’Afrique.

— Hélas ! — dit Clémence avec un soupir mélancolique en tournant ses regards vers le portrait du colonel, — son intrépidité lui a coûté la vie ! il est mort en héros ! Ah ! ma mère, la gloire coûte cher aux familles !

Madame Duval, se retournant aussi pour contempler le portrait de son mari, reprit avec un accent de tristesse résignée :

— Pauvre Julien ! C’est bien sa noble et loyable figure ! Courageux comme un lion !… et pourtant si bon, si tendre pour nous deux, qu’il adorait !

— Bon père, il me gâtait tant ! — dit Clémence en souriant à demi, — Te souviens-tu, quand il venait avec toi, de sa garnison, pour me voir à Paris, et que j’étais en retenue à la pension, quelle tristesse pour lui ! être obligé de s’en retourner sans moi, au lieu de me ramener.

— À qui le dis-tu ! Lorsque je le voyais revenir seul, j’étais bien sûre de ce qui allait arriver. Au bout de cinq minutes, de grosses larmes roulaient sur ses moustaches, et il s’écriait : « Non ! cette maîtresse de pension n’a pas d’entrailles ! Elle sait que nous ne sommes à Paris que pour un mois, et elle a la cruauté de me refuser ma fille ! Pourquoi ? Parce que sa composition d’anglais ou d’italien a été mauvaise ! Comme si l’on ne pouvait pas faire par hasard un mauvais devoir ! Être aussi sévère pour Clémence ! elle, un ange de conduite ! elle qui a presque tous les prix de sa pension ! Après tout, je suis bien sot, ajoutait-il ; elle se moque du monde, cette maîtresse de pension ! Ma fille est à moi, peut-être ! Je veux qu’elle sorte !… elle sortira ! » et il courait derechef à ta pension.

— Oui, — reprit Clémence, — ce pauvre père revenait et demandait résolûment ma sortie. — « Monsieur le colonel, vous êtes libre d’emmener Clémence, malgré la punition qu’elle doit subir, — répondait notre rigide maîtresse ; — mais nos règlements sont tels, que si vous m’obligiez à les enfreindre, je ne pourrais, à mon grand regret, conserver ici mademoiselle votre fille, à qui je suis fort attachée. » Alors, mère chérie, il fallait voir et entendre ce pauvre et bon père, prier, supplier, flatter, cajoler, plaisanter même, afin d’obtenir ma grâce. Je l’entends encore dire à notre glaciale et inflexible maîtresse : — « Tenez, madame, nous sommes un peu collègues, car vous menez votre pension aussi sévèrement que moi mon régiment, et vous avez raison ; pourtant, lorsque j’ai mis un de mes officiers aux arrêts ou un de mes canonniers à la salle de police, je ne suis pas, je vous le jure, toujours inexorable. » Mais à toutes les cajoleries de ce pauvre père, notre maîtresse répondait toujours : — « Impossible, monsieur le colonel. Dimanche prochain, Clémence sortira si elle n’a pas de punition. » Alors, de guerre lasse, ce pauvre père restait avec moi pendant le temps de la récréation et me disait tout bas : — « Certes, je t’engagerai toujours à respecter ta maîtresse, car elle t’a élevée à merveille, mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas un colonel de l’armée aussi sévère que cette diablesse de femme-là sur la consigne. »

Ces ressouvenirs, moitié larmes, moitié sourires, attendrirent et émurent madame Duval et sa fille ; mais leur tristesse n’avait rien d’amer. Habituées à parler chaque jour de celui qu’elles avaient perdu depuis tantôt deux ans, elles trouvaient dans ces entretiens un charme mélancolique.

Après un assez long silence, durant lequel madame Duval resta pensive, elle dit à demi voix et comme se parlant à elle-même :

— Non… non… je suis folle !…

— Que dis-tu, maman ?

— Rien… tu me gronderais.

— Mais encore, mère chérie, explique-toi.

— Eh bien ! si insensé que soit l’espoir que tu sais, je ne puis pourtant me décider à y renoncer encore.

— Hélas, maman, autant que toi je voudrais me livrer à cette folle espérance… mais si je la combats, c’est de crainte de te laisser une illusion dont la perte serait pour toi un chagrin de plus.

— Tu as raison, mon enfant, je ne suis pas sage. Cependant je ne puis m’empêcher de penser que si les probabilités, les circonstances, les faits tendent à prouver que ton pauvre père est mort en héros, dans un combat acharné, l’on n’a pas du moins la preuve matérielle qu’il ait péri.

— Hélas ! maman, pourrait-il en être autrement ! Renfermé dans ce blockhaus, avec cinquante soldats qui lui restaient ; assiégé par des milliers d’Arabes ; n’ayant plus de vivres, plus de munitions, mon père, d’accord avec ses braves soldats, a mieux aimé se faire sauter que de se rendre pour subir une mort affreuse. Les deux seuls Français échappés par miracle aux Arabes et à cette catastrophe terrible, ont dit eux-mêmes avoir vu le colonel Duval mettre le feu à la mine qui a fait du blockhaus un monceau de ruines. Deux ans se sont écoulés depuis ce malheur : comment espérer que mon père…

La jeune fille n’acheva pas, et elle mit son mouchoir sur ses yeux afin de cacher ses larmes.

— Chère, chère enfant ! — dit madame Duval en pleurant aussi et se levant pour aller embrasser sa fille, — pardonne-moi ! je suis folle ; je sais bien que pendant plus d’une année, on a fait en Afrique toutes les recherches possibles ; et cela dans les tribus les plus éloignées ; car ton père était un de ces officiers d’élite qui inspirent à tous autant d’affection que de dévouement. Sa mort était une si grande perte pour l’armée, que, malgré la presque certitude où l’on était de sa fin héroïque, on a tâché d’en douter le plus longtemps possible. Mais enfin, il n’a plus été possible à personne, sauf à moi peut-être, de conserver l’ombre d’un doute. Mon Dieu ! ma pauvre enfant, je l’avoue ; j’ai tort, grand tort de me rattacher ainsi à un espoir insensé, c’est continuellement raviver nos chagrins. Car, lorsque je me résigne à accepter ce grand malheur comme un fait accompli, nos entretiens, nos souvenirs touchant ton pauvre père, sont sans amertume ; nous parlons de lui comme d’un ami absent, auquel nous serons un jour toutes deux réunies pour l’éternité : mais que veux-tu ! mon enfant, et pardonne-moi de t’affliger encore ; tu le sais. Une seule frayeur vient parfois assombrir cette vie que ta tendresse, que ton caractère angélique me rendent si heureuse.

— Allons, maman, encore ces tristes pensées ! dit Clémence les larmes aux yeux. N’est-ce pas prendre à tâche de vous tourmenter ?

— Non, non, chère enfant, je ne veux rien exagérer, mais enfin je ne suis pas d’une santé bien vaillante ; la mort de ton père m’a porté un coup cruel ; je vais beaucoup mieux grâce à tes soins si excellens, si pieux ; mais, s’il me fallait, vois-tu, te quitter pour toujours avant de t’avoir vue bien mariée, bien établie, ce serait affreux pour moi ! Voilà pourquoi souvent je me rattache involontairement au fol espoir de revoir un jour ton père. Au moins, à défaut de moi, tu aurais quelqu’un pour te protéger, pour assurer ton avenir, chère et pauvre enfant adorée ! ajouta madame Duval en couvrant sa fille de larmes et de baisers.

Après une tendre et longue étreinte, la jeune fille dit à sa mère en tâchant de sourire afin de la rasséréner :

— Je pourrais, cette fois, te gronder pour tout de bon, mère chérie, et te reprocher de t’alarmer, je dirais presque à plaisir ; car, avant-hier encore, M. Bonaquet, à qui je reprochais la rareté croissante de ses visites, m’a répondu avec sa brusquerie ordinaire que nous devions nous trouver encore bien heureuses qu’il vînt nous voir, car il regardait ses visites comme de véritables visites de luxe, puisque ta santé était complètement remise, et qu’il ne s’agissait plus à cette heure, pour toi, que de quelques observances de régime, et de prendre régulièrement de l’exercice. Aussi, mère chérie, tu vas t’apprêter pour notre promenade ordinaire du Jardin-des-Plantes, (soit dit entre parenthèses). Enfin, M. Bonaquet assure qu’à la fin du printemps, tu seras ingambe comme à quinze ans.

— Et je dois avouer, mon enfant, que je me sens de mieux en mieux. Mes forces renaissent ; l’exercice ne me fatigue, pas, je dors à merveille, et si…

— Si tu étais raisonnable, si tu ne te tourmentais pas sans motif, ta santé reviendrait plus vite encore.

— Mon Dieu ! je le sais bien, mon enfant ; je t’attriste parfois, et malgré moi, car, après tout, notre position ferait l’envie de tant d’autres personnes ! Nous vivons l’une pour l’autre. Grâce à toi le temps passe comme par enchantement. Ma pension de veuve d’un colonel et le placement sur hypothèque d’une centaine de mille francs qui seront un jour ta dot, nous assurent plus que de l’aisance. Aussi, chère enfant, si tu voulais seulement songer à te marier…

— Mère chérie, — reprit Clémence en souriant, — jamais nous ne nous entendrons à ce sujet-là. Bien souvent je te l’ai dit, la vie et l’avenir d’une vieille fille ne m’effraient pas du tout. C’est une vie calme et retirée, comme il me la faut. Les arts et la lecture m’offriront toujours plus de distractions que je n’en pourrai désirer. Puis enfin, et surtout, quant au présent, mon cœur est plein de toi, et il n’y aurait pas la moindre petite place pour une autre affection.

— On dit toujours cela à ton âge, ma pauvre enfant, et puis plus tard…

— plus tard ? Non, non ! crois-moi, mère chérie, je n’admets pas qu’il y ait au monde une créature plus heureuse que moi, (quand je ne te vois pas te chagriner sans raison, bien entendu). Et, aussi vrai que je t’aime et que je te vénère, seul serment que je puisse te faire, je n’ai pas un désir, je ne forme pas un vœu, pas un projet, qui tende à autre chose qu’à concentrer davantage encore, s’il est possible, notre vie entre nous deux.

— Chère enfant, je te crois, je te crois ! il n’est pas au monde un cœur meilleur ni plus sincère que le tien.

— Va, mère chérie, aux cœurs bons et sincères Dieu réserve le bonheur. Aussi notre avenir ne m’inquiète nullement, je t’assure. Et avoue, ajouta Clémence en souriant, avoue qu’il me faut pour cela une robuste foi en nous deux, car si j’en croyais ceux qui prétendent savoir lire dans le livre du destin…

— Comment ?

— Tu ne te rappelles pas ?…

— Quoi donc, mon enfant ?

— Il y a environ dix-huit mois, lors de ta grande maladie, cette diseuse de bonne aventure auprès de laquelle tu avais absolument voulu m’envoyer, pauvre mère chérie, afin que j’interrogeasse cette devineresse sur le sort de mon père…

— Tiens, Clémence, ne me parle jamais de cela, tu me rends honteuse. C’était absurde de ma part, et il a fallu ton dévouement filial aux caprices d’une malade souffrante et nerveuse comme je l’étais alors, pour vaincre ta légitime répugnance à aller consulter cette folle. Mon Dieu ! quand j’y songe ! t’avoir exposée, à entendre ces prédictions, absurdes il est vrai, mais qui auraient pu cruellement frapper un esprit moins sage que le tien.

— Oh ! maman, ne me fais pas plus brave que je ne l’ai été ; j’ai eu, je te l’avoue, dans le premier moment, une peur horrible ! Ce sont moins peut-être les vagues et sinistres prédictions de cette pauvre femme, que je crois à moitié folle, et qui, comme ses pareilles, cherche avant tout à frapper l’imagination des personnes assez candides pour les consulter ; ce sont moins ses prédictions qui m’ont effrayée que l’espèce de convulsion où je l’ai vue tomber après nous avoir prédit ces belles choses, à moi et à une autre curieuse, une femme de chambre, je pense ; mais celle-là faisait l’esprit fort et riait de tout son cœur. Peut-être l’aurais-je imitée sans mes vives inquiétudes d’alors sur ta santé, et sans le motif grave qui, après tout, me conduisait chez cette devineresse, puisqu’il s’agissait de la consulter sur le sort de mon père.

L’entretie, de madame Duval et de sa fille fut interrompu par une servante qui apportait un paquet assez volumineux, enveloppé de toile cirée.

— Qu’est-ce que cela, Clarisse ? — lui dit la veuve du colonell.

— Je ne sais pas, madame ; c’est un monsieur qui vient de l’apporter. Il a demandé si madame était chez elle ; j’ai répondu que non, parce que madame ne reçoit personne. Alors, ce monsieur a laissé ce paquet avec sa carte.

Madame Duval prit la carte. On y lisait : Anatole Ducornier. Et au-dessous, écrit au crayon : De la part de mademoiselle Emma Levasseur.

— Je comprends, — dit vivement Clémence, ce sont, — j’en suis certaine, les étrennes que cette chère Emma m’envoie chaque année depuis qu’elle est en Angleterre.

— Certainement, c’est cela — dit madame Duval elle aura profité d’une occasion pour te les faire parvenir.

— Vite, vite, Clarisse ! — dit Clémence avec une impatience enfantine, — ouvrez vite ce paquet ! Il renferme sans doute aussi une lettre d’Emma.

La servante ayant déballé le paquet, Clémence y trouva en effet, une lettre qui accompagnait deux des splendides keepsakes que les libraires de Londres font paraître chaque année.

— Oh ! les beaux livres ! — dit madame Duval en examinant les keepsakes, pendant que sa fille décachetait en toute hâte la lettre de son amie.

— Quel bonheur ! — dit vivement la jeune fille ; — il y a huit grandes pages de la fine écriture d’Emma. Voyons seulement les dernières lignes, afin que je sache si elle se porte bien. Oui, et elle termine ainsi : « Rappelle-moi au souvenir de ta chère et excellente mère ; réitère-lui l’assurance de mon respectueux attachement. Je t’embrasse de tout cœur. Emma. »

— Mais, mon enfant, pourquoi ne lis-tu pas cette lettre tout de suite ?

— Comment, mère chérie, pourquoi ? Et notre promenade ! nous devrions être déjà parties depuis une demi-heure. Allons, vite, Clarisse, le manchon et le manteau de maman, car il gèle très-fort.

Pendant que la servante était allée chercher le manteau, madame Duval dit à sa fille :

— Pourvu qu’Emma se plaise toujours chez lord Wilmot ! La position d’une institutrice est toujours si délicate, et quelquefois si pénible chez, certaines personnes !

— Oh ! maman, Dieu merci, lord et lady Wilmot, ainsi que leur fille, sont parfaits pour cette chère Emma. Elle se loue toujours de leurs excellents procédés, et si ce n’était l’ennui d’habiter en pays étranger, Emma, d’après ses lettres, ne se serait jamais trouvée plus heureuse.

La servante ayant apporté le manteau de madame Duval, Clémence, après mille précautions prises contre la rigueur du froid qui pouvait incommoder sa mère, lui donna le bras, et toutes deux se dirigèrent vers le Jardin-des-Plantes pour y faire leur promenade accoutumée.

 

Un coup de la béquille magique du Diable boiteux nous transportera dans un quartier tout opposé : au faubourg Saint-Germain.