La Boétie, Montaigne et le Contr’un - Réponse à R. Dezeimeris

La Boétie, Montaigne et le Contr’un
Réponse à R. Dezeimeris
G. Gounouilhou.


LA BOÉTIE, MONTAIGNE
& LE CONTR’UN


RÉPONSE À
M. R. DEZEIMERIS


PAR LE
Dr ARMAINGAUD




Extrait de la Revue Philomathique (Décembre 1907)




Le portrait du tyran tracé dans le Contr’un ne peut être celui de Charles VI comme le soutient M. Dezeimeris. — Le Gouvernement et les événements du règne de Charles VI ne sont pas ceux qu’a visés, comme exemple, l’auteur du Contr’un. — Charles VI n’a pu être un mari complaisant.



BORDEAUX
IMPRIMERIE G. GOUNOUILHOU
9-11, Rue Guiraude, 9-11

1907



LE TYRAN

DU
DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
EST-IL CHARLES VI ?




Une étude attentive m’avait conduit à la conviction qu’il y a dans la Servitude volontaire des interpolations, que ces interpolations sont justement les passages qui ont fait la fortune politique de cet ouvrage et qu’elles sont de la façon de Montaigne. Je constate par ma correspondance qu’un nombre croissant de Montaignistes se rangent à cette opinion.

Un des plus autorisés m’écrit : « De plus en plus votre thèse me paraît : 1o plausible en soi ; 2o intéressante par le caractère nouveau et singulièrement honorable — quoiqu’en aient dit certains de vos contradicteurs — qu’elle donne à la physionomie de Montaigne. »

M. Reinhold Dezeimeris est loin de partager cette opinion. Il pense, au contraire, que la « proposition très inattendue » que j’ai formulée, non seulement « bouleverserait de fond en comble les opinions reçues jusqu’ici », — ce que je lui accorde sans difficulté, — mais « ferait planer des doutes les plus graves sur la sincérité de Montaigne, quant à la nature des sentiments exprimés par lui, des actes accomplis par lui au point de vue politique, et mettrait en doute sa bonne foi et sa droiture ».

Pour défendre l’auteur des Essais contre le tort que j’aurais fait à sa mémoire, mon savant contradicteur a communiqué, il y a quelques mois, à l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Bordeaux, un Mémoire où toutes les ressources d’une savante stratégie ont été déployées par un esprit des plus déliés. Il a pour titre : Sur l’objectif réel du Discours d’Étienne de La Boëtie : De la Servitude volontaire.

Ce travail n’a pas paru dans la Revue philomathique. Mais ma thèse étant combattue par un savant dont l’autorité est considérable dans notre région, et l’auteur l’ayant adressé sous forme de tirage à part à un nombre plus ou moins grand de personnes, il m’a semblé que je ne pouvais pas attendre, pour répondre, la publication du volume de l’Académie de Bordeaux.

Ma thèse est connue des lecteurs de cette Revue par la réfutation qu’en a essayée M. Strowski, et par la réponse que je lui ai faite[1]. Je crois avoir établi : 1o que le Discours de la Servitude volontaire[2], contient des allusions à Henri III qui devint roi de France vingt-six ans après la mort de La Boétie, que le texte en a donc été remanié par une main étrangère pour en faire une satire contre les auteurs de la Saint-Barthélémy et contre Henri III ; 2o que cette main est vraisemblablement celle de Montaigne, ami intime de La Boétie et héritier du manuscrit.

En attribuant à Montaigne une entente secrète avec les protestants pour la publication du Contr’un et une part notable dans sa composition, je pense avoir servi sa mémoire. M. Dezeimeris, qui s’indigne contre cette proposition, n’a pas essayé de la réfuter, comme l’ont tenté mes précédents contradicteurs. Il ne met en discussion que la première partie de ma thèse, et encore n’argumente-t-il pas directement contre elle. Il veut simplement prouver que le Discours « ne vise nullement Henri III ». Se dispensant[3] d’examiner les raisons que j’ai données pour établir les allusions qui désignent ce roi, il espère faire cette preuve par le procédé que nous appelons en médecine la méthode substitutive : le tyran du Contr’un ne peut pas être Henri III parce que c’est Charles VI.

M. Dezeimeris est d’avis — ici son opinion ne diffère pas de la mienne — que le Contr’un n’est pas une déclamation, un exercice de rhétorique (comme l’a prétendu Montaigne) ; il l’a reconnu dans son Discours sur la Renaissance des lettres à Bordeaux au xvie siècle, auquel il renvoie le lecteur, et il le confirme aujourd’hui. Ce qui ne l’empêche pas d’y voir « une dissertation philosophique dans le sens abstrait », bien qu’il soit en même temps « une philippique contre le peuple qui oublie ses devoirs en abdiquant ses droits », « une provinciale contre l’abandon des droits de tous au profit d’un seul », étant bien entendu que cette nation qui oublie ses droits, c’est la France ; car c’est bien à ses contemporains que La Boétie conseille, « non de s’élever furieux pour renverser un trône », mais de se rendre digne d’en monter les degrés pour demander des lois, au lieu de subir les volontés qu’on lui dicte. Je n’entreprends pas de concilier deux définitions évidemment contradictoires du Contr’un.

Voici l’analyse de la thèse de M. Dezeimeris :

« Pour convaincre ses contemporains du danger qu’il y a pour un peuple à ne participer que par inertie ou par un aveugle acquiescement à ce qui se fait en son nom, l’auteur du Contr’un s’est gardé de prendre ses arguments dans les faits contemporains. Il a cherché « un exemple déterminé dans le passé », et il n’a pas eu de peine à le rencontrer dans l’histoire du règne de Charles VI. Les événements de ce règne, tels que La Boétie a pu les connaître par les chroniqueurs, tels aussi qu’il a pu les recueillir de ses « grands-pères » (d’ailleurs décédés depuis longtemps quand il est né) présentent, avec ceux qu’il avait sous les yeux, une saisissante concordance, qui se retrouve aussi entre la physionomie morale de Charles VI et le portrait du tyran du Contr’un.

Je ne sais quelles traditions orales La Boétie a pu recueillir ainsi, sans sortir de Sarlat, où il a fait probablement, de l’avis de ses biographes, toute son éducation. Mais si, à défaut de ces entretiens de famille, dont aucun écho n’est parvenu jusqu’à nous, nous consultons les chroniqueurs et les historiens qui depuis cinq cents ans ont étudié le xive et le xve siècle, nous ne trouvons rien dans le portrait qu’ils donnent de Charles VI qui ressemble au tyran du Contr’un ; nous n’y rencontrons rien non plus qui ressemble aux événements qu’avaient sous les yeux, soit La Boétie en 1548, quand il composa le Discours, soit les publicistes qui, en 1574 et 1576, le firent paraître pour la première fois.

M. Dezeimeris, il n’est que trop facile de le montrer, a laissé échapper presque autant de méprises, ou présenté autant de « conjectures paradoxales » qu’il a avancé de propositions : pas une ne résiste à un examen attentif.


I. Charles était-il un tyran ?


C’est une singulière idée de supposer qu’un écrivain, voulant représenter le type du tyran, ait pu, je ne dis pas fixer son choix sur Charles VI, mais même penser à lui, roi deux fois mineur, par l’âge au début de son règne et plus tard par la démence, roi surnommé le Bien-Aimé, et qui, de l’aveu de tous les auteurs du temps, a réellement mérité ce surnom. N’est-ce pas hasarder un paradoxe insoutenable, et se heurter comme à plaisir à une impossibilité, que de désigner comme le type du tyran un pauvre souverain qui, en quarante-deux ans de règne, fut en proie à la folie, par conséquent irresponsable, pendant trente-deux ans ; dont le premier acte, quand il prit réellement possession du pouvoir, quatre ans avant sa folie, avait été de renvoyer ses oncles, de vrais tyrans ceux-là, et de les remplacer comme conseillers par les amis de son père Charles V, chargés de réparer le mal qu’avaient fait ses indignes tuteurs ? Ces quatre années, les seules où il put diriger lui-même le gouvernement, autant que le lui permettait sa jeune expérience, furent aussi les seules années de son long règne où de réels efforts furent faits pour soulager la misère du peuple. Après ces quatre ans de collaboration avec les seuls conseillers de son choix, ses oncles profitèrent de sa démence pour reprendre le pouvoir, qu’ils ne quittèrent plus jusqu’à la fin du règne, traînant avec eux, et exploitant au profit de leur ambition « cette ombre auguste, malheureuse et plaintive, autour de laquelle s’agitait un monde réel de sang et de fête »[4]. « Il ne gouvernait pas son dict royaume, mais il étoit gouverné et mis comme à néant[5]. »

La folie du roi comportant quelques rémissions à périodicité irrégulière, il a toujours profité de ces lueurs de raison, quand elles étaient assez prolongées pour qu’il pût se retrouver un peu, pour remédier autant qu’il le pouvait aux exactions commises en son nom par les grands ducs et pour soulager les maux du peuple. Il fit dans son royaume des voyages signalés par des mesures utiles.

Il n’y a pas, parmi les chroniqueurs du temps, une note discordante sur le compte de l’infortuné monarque. « Il était bon et affectueux pour son peuple. » À sa mort, tous pleuraient et sanglotaient : « Oncque ne fut plus aimé de son peuple qu’il l’étoit » (Chronique de Perceval de Clagny, p. 127).

Aurait-on, pendant les cinq cents ans qui nous séparent de cette époque, mis au jour quelque pièce nouvelle qui démente cette affirmation de la bonté du roi et de l’affection de son peuple pour lui ? Loin de là, tous les documents n’ont fait que les confirmer, et tous les historiens modernes nous présentent Charles VI comme un roi très aimé et justement aimé de son peuple. Ici quelques citations.

Guizot (que M. Dezeimeris aime tant à citer à propos de Charles VI) : « Ce roi était populaire, avait des manières courtoises et douces ; il était fidèle à ses amis et accueillant pour tous. Le peuple aimait à le voir passer dans les rues, et s’était toujours dit que les maux publics provenaient de l’état de maladie où était tombé le roi Charles ; la bonté qu’il laissait voir dans ses intervalles lucides avait fait de lui un objet de tendre pitié. Quelques semaines avant sa mort, quand il était rentré dans Paris, les habitants, au milieu de leurs souffrances, avaient vu avec joie le pauvre roi fou revenir parmi eux, et ils l’avaient accueilli de mille cris de Noëls ![6]. »

Henri Martin (Histoire de France, t. V, p. 442.) : « À partir de cette époque (1392-1393), la vie de Charles VI n’est plus qu’une succession de longs accès de frénésie et d’idiotie entrecoupés d’intervalles où il retrouvait assez d’intelligence pour comprendre son malheur et celui de son peuple, et parfois assez de volonté pour essayer d’y porter remède. Mais à peine avait-il commencé d’agir que le mal impitoyable ressaisissait sa proie. Plusieurs fois, des instants lucides furent signalés par des ordonnances utiles et populaires, mais les détenteurs habituels de son autorité attendaient que son esprit recommençât à s’obscurcir pour lui arracher la révocation de ses mandements, ou rendre en son nom des édita funestes au pays. »

Michelet (Histoire de France, Bourguignons et Armagnacs, p. 149-150) : « Hélas ! s’écriaient les bonnes gens ! Ah ! s’il avait sa tête, la ville et le royaume s’en seraient bien mieux trouvés. Chaque fois qu’il revenait à lui, il tâchait de remédier à quelque mal. Il avait essayé de mettre de l’ordre dans les finances, de révoquer les dons qu’on lui surprenait dans ses absences d’esprit. Visiblement, il aimait le peuple ; il aimait, mot immense ! Le peuple le lui rendait bien. »

Charles VI n’a donc jamais été un tyran ni pour ses contemporains ni dans l’opinion de personne. Ce sont les oncles qui furent des tyrans. Or, dans la thèse de M. Dezeimeris, c’est bien Charles VI qui est le tyran ; il soutient, nous allons le voir, que les traits du tyran du Contr’un s’adaptent un par un à ceux de Charles VI. Nous montrerons qu’il n’en est rien ; mais il nous faut établir d’abord que le gouvernement des oncles, si tyrannique fût-il, ne ressemble en rien à celui qui soulevait l’indignation du Contr’un.


II. Le gouvernement sous Charles VI
ressemble-t-il à celui du tyran décrit dans le Contr’un
 ?


Il suffit de lire le texte du Contr’un pour reconnaître que les procédés de gouvernement qui y sont si vigoureusement et si éloquemment représentés, ne sont à aucun degré ceux du règne de Charles VI.

Dans le Contr’un, le tyran gouverne par ses favoris qui sont ses dociles instruments. Ils sont « cinq », « six », qu’il a appelés auprès de lui, pour être communs aux biens de ses pilleries et « pour être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes ». Il est impossible d’assimiler à ces complices de la tyrannie les oncles de Charles VI, princes du sang, frères de son père ou de sa mère, ayant chacun son royaume de Bourgogne, d’Anjou, de Berry. Ils ne gouvernent pas, ne tyrannisent pas pour le compte du roi et pour partager avec lui ; ils gouvernent pour eux-mêmes, en dehors de lui et contre lui ; ils le gouvernent ; ils le tyrannisent. Ils ne sont pas, comme dans le Contr’un, des favoris, « compagnons de ses plaisirs, pourvoyeurs de ses voluptés. » On ne peut dire d’eux « qu’il faut pour la société » (c’est-à-dire pour leur intérêt commun) « que le roi soit non seulement méchant de ses méchancetés, mais des leurs. »

Tous les caractères que le Contr’un attribue au règne du tyran, et qui s’adaptent avec une parfaite précision à Henri III et à ses mignons, sont des non-sens si on les applique à Charles VI et à ses oncles. « Cette interposition du nom du roi, dit Étienne Pasquier[7], n’était qu’un masque qui, non seulement ne profite au public, mais y nuit davantage, parce que les princes (d’Anjou, Bourgogne, Berry, Orléans) se donnent la main l’un à l’autre, s’en faisant croire comme ils voulaient pour ne pouvoir être contrôlés du roi ; et néanmoins donnaient ainsi plus de voie et franchise (facilités) à leurs actions, y employant l’autorité de son nom. »

Les grands-ducs qui tyrannisent sous le couvert du nom du roi n’ont rien de commun, non plus, avec « ces perdus », ces « abandonnés de Dieu » qui sont les complices du tyran du Contr’un, lesquels finissent eux-mêmes « par tant souffrir de sa tyrannie », qu’en les voyant ainsi « naquettant » le tyran (le flattant lui faisant servilement la cour) l’auteur prend en pitié leur grande sottise et les engage « à se regarder eux-mêmes, pour voir clairement que les villageois, les paysans qu’ils foulent aux pieds tant qu’ils peuvent, sont au prix d’eux fortunés et aucunement libres ». À qui fera-t-on croire qu’en parlant ainsi, c’est aux oncles du roi, à des vice-rois, beaucoup plus rois que le roi lui-même, que pensait l'auteur du Contr’un ?

Je pourrais entrer dans les détails du règne des Bourguignons, des Orléans et des Armagnacs ; je montrerais facilement que l’auteur du Discours de la Servitude, ayant voulu, comme le dit avec raison mon contradicteur, « faire honte au peuple qui oublie ses devoirs et ses droits, » qui supporte passivement la servitude, n’a pas pu prendre pour exemple un règne souvent troublé par des mouvements populaires.

En 1380, révolte des Parisiens assemblés, réclamant le rétablissement des libertés nationales. En 1381, révolte du Languedoc. En 1382, grande insurrection des Maillotins, — le peuple refuse l'impôt et force l’hôtel de ville au cri de «Liberté». Insurrections dans la plupart des provinces. En 1382-83-84, nouvelle sédition en Auvergne et dans le Midi ; révolte des Tuchins. En 1411-1413, grande révolte des Cabochiens. « Le duc de Bourgogne croit mener le peuple, dit Michelet, il verra bientôt qu’il le suivait. » La responsabilité des princes et des rois est proclamée ; la Commune de Paris s’organise ; la Bastille est assiégée par les bouchers qui, alliés à l’Université, obtiennent la grande Ordonnance de réforme de 1413, monument remarquable d’administration qui pouvait changer la face de la France. Cette ordonnance fut cassée par la victoire des Armagnacs, mais n’en resta pas moins le fonds où la législation viendra puiser sans cesse, et un remarquable témoignage des revendications du peuple contre les procédés tyranniques du gouvernement.

M. Dezeimeris cite un passage d’Étienne Pasquier et un fragment de la Satyre Ménippée, où les événements dont ils sont contemporains sont comparés à certains événements du règne de Charles VI. Mais encore ici, il fait fausse route ; Pasquier[8] et les auteurs de la Ménippée parlent des troubles de là Ligue ; il n’y a aucun doute sur ce point. Et il n’y a non plus aucune ressemblance entre ces troubles (années 1580-1584 et suivantes) et les faits qui, en. 1574-76, avaient inspiré les éditeurs du Contr’un.

M. Dezeimeris cite aussi comme caractérisant par des détails précis le misérable état du peuple sous Charles VI, et comme un touchant écho de ses doléances, quelques vers d’une Complainte du pauvre commun et pauvres laboureurs, qu’il extrait de la Chronique de Monstrelet (p. 525 et suiv. de l’édition Buchon). Cela est sans doute fort intéressant, mais nous n’arrivons pas à comprendre quel rapport a cette citation avec la discussion actuelle. M. Dezeimeris, avec son flair d’érudit, ajustement apprécié que cette complainte ne fait pas partie de l’œuvre de Monstrelet ; et, en effet, dans l’édition de cette Chronique qu’a publiée la Société de l’histoire de France, la complainte n’est plus imprimée dans le corps du livre, mais en appendice dans les pièces additionnelles au dernier volume. De quelle époque est-elle ? On n’en sait rien. Il plaît à M. Dezeimeris de la dater du règne de Charles VI. Mais Michelet la place au règne de Charles VII, en 1438 (à la dernière page de son volume sur Jeanne d’Arc). Fût-elle du règne de Charles VI, que nous apprendrait-elle ? Que le peuple souffrit sous le despotisme des oncles de ce malheureux roi ? Qui en doute ? Et quel argument tirer de là pour établir que c’est aux souffrances du peuple d’alors que fait allusion le Contr’un ?


III. Les traits du tyran décrit dans le Contr’un
sont-ils ceux de Charles
VI ?


L’auteur du Contr’un a fixé la physionomie de son tyran dans le portrait que voici (copié, avec l’orthographe du temps, dans le texte primitif[9]) :

« Quel malheur est cestuy-là ? Ou quel vice, ou plustôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini, non pas obéyr mais servir, non pas être gouvernez mais tyrannisez, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie mesme qui soit à eux ? Souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautéz, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare, contre lequel il faudroit dépendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’une armée, non pas d’un Hercule ne d’un Samson, mais d’un seul homeau, et le plus souuêt (souvent) du plus lasche et femenin de la nation ; non pas accoustumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois ; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empesché de servir vilement à la moindre femmelette. »

J’ai reconnu dans cette esquisse le portrait d’Henri III. M. Dezeimeris en voit un autre.

« Il s’est rencontré un homme, » dit-il, « un roi, auquel s’adaptent avec précision les traits constituant le portrait du tyran tracé par La Boétie. Ce roi c’est Charles VI. »

Passons donc en revue chacun de ces traits :

1. Charles VI est-il « un hommeau » ?

Oui, dans le sens d’enfant, petit homme, si on le prend dans les deux ou trois premières années de son règne, de douze à quatorze ou quinze ans. Mais puisqu’il s’agit d’un roi qui a régné quarante-deux ans et en a vécu cinquante-six, il faut, pour que la qualification ait un sens, qu’il ait continué, malgré l’âge, à être un hommeau dans un autre sens, un homme chétif, mal développé, malingre. C’est d’ailleurs ce dernier sens qui s’impose à tous points de vue. Dans cette phrase : « Quel malheur… de voir un nombre infini souffrir les pilleries, les cruautés non pas d’un Hercule, ni d’un Samson… mais d’un hommeau, » il s’agit évidemment d’un homme physiquement inférieur, sans vigueur, sans force.

Ce premier trait, lequel — je crois l’avoir démontré — s’applique fort bien à Henri III, est inapplicable à Charles VI, que tous les auteurs du temps dépeignent comme un beau jeune homme, doué de toutes les grâces du corps et de tous les avantages physiques d’une vigoureuse jeunesse. Voici en quels termes la Chronique du religieux de Saint-Denis (t. I, p. 565) s’exprime sur son compte : Sa taille, à ce moment (il a vingt ans), a surpasse la taille moyenne ; il a les membres sains et robustes, la poitrine large, le teint clair, les joues couvertes d’une barbe naissante, les yeux vifs ; son nez n’est ni trop long, ni trop court ; l’ensemble de la figure est embelli par une chevelure blonde. Aux grâces de sa personne se joint une grande force de corps, et la nature semble lui avoir prodigué ses dons d’une main généreuse. Il est fort adroit à tirer de l’arc et à lancer le javelot… » La Chronique de Perceval de Clagny (p. 127) : « En son jeune âge, n’avoit en son royaume chevalier, escuyer ou homme de quelque état qu’il fût mieux formé de beau corps gent, beaux bras et jambes de grande force et de grande légiéreté en ses esbastements… » Ces deux citations suffisent. Non, Charles VI n’était pas un « hommeau ».


2. Pouvait-on dire de lui qu’il fût « le plus lasche (mou, sans énergie) et femenin de la nation » ?

Autant ce trait s’adapte à Henri III, un des hommes les plus efféminés et les plus féminins qui aient existé, autant il est impossible de l’adapter à Charles VI. Quand Michelet, cité par M. Dezeimeris, dit de lui : « Jamais plus faible roi…, » il ne l’entend pas dans le sens de mou, efféminé ; il fait allusion à sa faiblesse d’esprit et de volonté, conséquence de sa folie, car il parle, dans ce passage, de l’ensemble du règne. S’il l’eût entendu autrement, il se fût mis en pleine contradiction avec tous les auteurs, soit contemporains de Charles, soit modernes. Henri Martin[10], qui nous parle de la « mâle beauté » du roi, de « l’impétuosité de son caractère », résume l’opinion des chroniqueurs du temps. On verra plus tard Henri III, ridiculement passionné pour les ornements et les colifichets, s’habiller en femme ; mais les vieux chroniqueurs nous apprennent qu’on reprochait à Charles VI de ne pas aimer le luxe des vêtements ni les parures, « de n’avoir pris que rarement et avec répugnance les ornements royaux, c’est-à-dire le manteau et la robe traînante » (Chronique du religieux de Saint-Denis)[11]. Henri III n’aura aucun goût, aucune force pour les exercices physiques ; Charles VI les aimait avec passion, s’y adonnait avec turbulence, remportait le prix dans l’exercice du javelot et dans tous les sports. Non, non, Charles VI ne pouvait être représenté comme « le plus lasche et le plus féminin de la nation ».


3. Pouvait-on dire qu’il était « non pas accoustumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois » ?

Il semble qu’il ait fallu à M. Dezeimeris, pour le soutenir, oublier son histoire, et tenir pour non avenus les faits les plus avérés. Examinons d’abord ce qui concerne les tournois ; c’est sur ce point qu’il s’étend le plus. Sous aucun règne, il n’y a eu autant de tournois, les Chroniques sont remplies de leurs descriptions. Aucun roi de France — Henri II excepté — n’a autant aimé les joutes et les passes d’armes que Charles VI, et n’y a plus souvent pris une part personnelle et active. Si active, si passionnée, qu’on le lui reprochait souvent. Dès 1385, il se fit admirer par sa force et son adresse en descendant dans la lice, et en fournissant neuf courses contre Collard d’Espinoy, chevalier du Hainaut[12]. Bien qu’il n’eût encore que dix-sept ans, « les plus sages trouvèrent à redire à la part qu’il prit au tournoi de cette année comme une chose peu convenable pour la dignité royale, et contraire aux usages des anciens rois ; ils étaient charmés néanmoins que, dans ce premier essai des forces de sa jeunesse, le roi eût obtenu un si glorieux succès, et qu’il se fût attiré par là l’affection et l'estime des étrangers[13]. » Les mêmes remontrances, naturellement, lui furent adressées quand il fut un peu plus âgé. « Le roi Charles VI se mêlait trop souvent aux tournois et autres jeux militaires dont ses prédécesseurs s’abstenaient dès qu’ils avaient reçu l’onction sainte[14]. » Il est le seul roi, à cette date, qui ait fait exception à cette règle.

Il est donc impossible de s’expliquer que M. Dezeimeris ait cru pouvoir appliquer à Charles VI le passage où le tyran est représenté comme étant « à grand peine accoustumé au sable des tournois ».

Le seul tournoi dont mon critique ait fait mention est celui de Saint-Pol, en 1389. Il y eut dans la seule année de 1389 deux grands tournois. Celui de Saint-Denis, tenu à l’occasion de la chevalerie des deux fils du roi, fut l’un des plus beaux du Moyen-Âge ; Henri Martin dit même « le plus magnifique tournoi qu’il y ait jamais eu »[15].

« Les fêtes de Saint-Denis, dit Michelet, d’après les Chroniques, eurent lieu avec une magnificence extraordinaire et un concours de monde incroyable, toute la noblesse de France, d’Allemagne était invitée[16]. Le roi y figure brillamment et remporte le prix. Pourquoi M. Dezeimeris passe-t-il sous silence ce tournoi, plus célèbre que celui de Saint-Pol ? C’est qu’il en ignore jusqu’à l’existence. Ce tournoi, cependant, est non seulement mentionné, mais décrit avec un soin particulier par les historiens de l’époque et par les historiens modernes. Je crains que, parmi les chroniqueurs, M. Dezeimeris n’ait lu que Froissart, lequel ne parle pas de cette fête militaire. Lire Froissart, tout en jetant un coup d’œil distrait sur une page de Juvénal des Ursins, c’est insuffisant, quand on s’est aventuré à soutenir sur la personnalité de Charles VI une thèse aussi nouvelle que celle de M. Dezeimeris. Je crains encore qu’il ait mal lu même Froissart, car il n’a pas vu que celui-ci explique que dans les premiers mois de 1389 il était absent de Paris et accompagnait le duc de Berry aux fêtes de son mariage avec la fille du comte de Boulogne[17]. Induit en erreur par cette lacune de plusieurs mois, M. Dezeimeris a confondu en un seul deux tournois : celui de Saint-Denis qui eut lied au mois de mai, et celui de Saint-Pol qui eut lieu au mois d’août[18].

Comment s’y prend-il pour soutenir qu’au tournoi de Saint-Pol, Charles VI, auquel les dames décernèrent un des prix, se montra « peu accoustumé à la poudre des tournois » ? M. Dezeimeris prétend prouver que le tournoi de Saint-Pol était une joute « à l’eau de rose », faite par pur apparat. Charles, prétend-il, n’y fut pas un jouteur sérieux ; et comme, pour lui, le tournoi de Saint-Pol seul existe, la conclusion est simple : Charles VI n’a jamais jouté que dans un tournoi pour rire. Froissart, je l’ai dit plus haut, ne parle pas du tournoi de Saint-Denis, mais il parle beaucoup de celui de Saint-Pol, étant rentré à Paris quelques jours auparavant. C’est dans Froissart, et peut-être aussi dans Juvénal des Ursins, que M. Dezeimeris en a lu la description. Dans ces récits où les auteurs célèbrent la vaillance et l’adresse du jeune roi, deux observations seulement l’ont frappé. « Plusieurs gens de bien furent très mal contents qu’on fît jouter le roi, » dit Juvénal, « car en telles choses peut avoir des dangers beaucoup et disaient que c’était là mal fait. » De cette observation « des gens de bien », mon critique conclut que le cas n’était pas ordinaire (c’est-à-dire qu’il n’était pas ordinaire que le roi joutât). Cette induction ne pouvait être hasardée que par qui veut ignorer, comme M. Dezeimeris, les nombreux tournois auxquels le roi a participé. J’ai déjà donné l’explication de ce passage de Juvénal : on reprochait au roi de prendre part aux tournois et d’y exposer sa personne royale, contrairement aux usages suivis par ses prédécesseurs. Cette première erreur de M. Dezeimeris l’a conduit à une seconde. Si l’on redoutait les tournois pour le roi, « c’est sans doute, pense-t-il, parce que le jeune roi, livré dès l’enfance à l’abus de tous les plaisirs physiques, commençait à fournir les indices de défaillance précurseurs de l’affaissement cérébral qui le guettait, et devenait déjà un piètre homme d’armes. » Hypothèse laborieusement imaginée, mais pas heureuse. C’est précisément à cette date que les chroniqueurs contemporains nous représentent le roi dans toute sa force, dans sa beauté mâle, dans sa vigueur et sa puissance physiques, dans son ardeur et son habileté, dans l’exercice des armes ; c’est dans les années suivantes qu’il eut trois enfants ; c’est à cette même date qu’il faisait effort pour régner par lui-même, ayant sa volonté propre, assez d’énergie pour renvoyer ses oncles, et, peu de temps après, pour décider la guerre malgré eux. En cette même année 1889, enfin, il entreprend et exécute son grand voyage dans le midi de la France. Il y a mieux. Pour prouver que la phrase « à peine accoustumé au sable des tournois » a bien été inspirée par l’attitude de Charles VI au tournoi de Saint-Pol, M, Dezeimeris cite cette phrase de Froissart : « Le premier jour de ces joutes, il y avoit trop de poussière ; le roi ordonna qu’on y pourveust ; si furent pris deux cents porteurs d’eau qu’arrosèrent la place et amoindrirent grandement la poudrière. Mais nonobstant les porteurs d’eau, encore y en eust-il assez. » (Froissart, t. III, p. 10, édition du Panthéon littéraire). Et M. Dezeimeris ajoute (p. 18-19) : « l’arrosage de la lice de l’hôtel des joyeux esbattements montre que cela s’arrangeait à l’eau de rose, pour le plaisir de la reine et des femmelettes de la cour. » Très ingénieux ! Seulement, il y a un malheur, c’est que les joutes durèrent quatre jours, le mardi, le mercredi, le jeudi et le vendredi ; or, c’est à partir du second jour, du mercredi, que l’on arrosa la lice, pour satisfaire aux réclamations des jouteurs des jours suivants, et c’est le mardi que le roi avait jouté ; le mardi, en pleine poussière (poussière si forte que les concurrents ne voulurent pas s’y exposer) ; c’est le mardi, veille de l’arrosage, que le roi s’était comporté si brillamment et avait obtenu le prix. Qui nous apprend cela ? Mais c’est Froissart, dans cette page même où se lit la phrase citée par M. Dezeimeris. Celui-ci a bien lu les dix dernières lignes de cette page ; elles lui ont permis d’observer que le sable des tournois gênait les jouteurs, que ceux-ci ont demandé à en être débarrassés, ce qui préparait admirablement la conclusion sur les tournois a à l’eau de rose » ; mais il n’a pas lu le commencement de la même page, où Froissart explique que « le roi de France, tout appareillé pour jouter, lequel métier il faisait moult volontiers, entra dans le champ et commencèrent les joutes et esbattements grands et roides ». Il n’a pas lu la page immédiatement précédente où le chroniqueur marque très nettement encore que c’est bien ce jour, mardi, « que jouta le roi, comme les autres forains pour conquérir le prix par armes ».

Des cinq traits de la physionomie du tyran du Contr’un, en voici déjà trois qui ne peuvent s’appliquer à Charles VI. Avant de passer à l’examen des deux autres, écoutons une leçon d’histoire que veut bien me donner M. Dezeimeris.

« Il est absolument naturel, dit-il, que La Boétie ait pu parler des tournois en faisant allusion au xve siècle ; mais après la mort d’Henri II, en admettant même qu’on eût essayé encore un ou deux tournois ou simulacres de tournois (comme je crois l’avoir lu quelque part), ce n’étaient plus choses du temps, l’heure était passée, et un contemporain de Montaigne ne se serait plus avisé de reprocher sérieusement à un tyran du jour de n’être pas accoutumé au sable des tournois. Ce détail seul, ajoute-t-il, s’il n’y en avait beaucoup d’autres, suffirait à rendre évidente la discordance d’application à Henri III de la phrase du Contr’un où se trouve l’allusion aux joutes d’armes ; c’est comme un anachronisme dénonciateur de la non-justesse de la conjecture paradoxale. »

Brantôme[19] nous apprend qu’au tournoi de Fontainebleau, en 1564, le jeune Charles IX brilla par sa belle allure de combattant ; que son frère, le futur Henri III, se montra faible, « et que du depuis on jugea toujours les armes belles entre les mains de Charles, et non tant entre celle de Monsieur qui de son naturel n’aimait point les exercices violents que le roi. » Donc, en 1564, un tournoi, et un tournoi où l’on remarque que le duc d’Anjou ne brille pas. Autre tournoi encore en 1573-1574 ; Agrippa d’Aubigné, dans la partie de ses Mémoires qui a trait à cette période, s’exprime ainsi : « En un tournoi où le roi de Navarre, les deux Guisards et l’escuyer du roy (d’Aubigné) parurent, Diane de Talcy assista, lors promise à Limeux, les premiers accords étant rompus à cause de la religion[20]. » En 1575, l’ambassadeur vénitien Jean Michel, traçant, dans le Rapport qu’il adresse à son gouvernement, la physionomie d’Henri III, constate que le peuple lui reproche de n’avoir aucun goût pour les exercices fatigants « tels que la chasse, le manège, les joutes, les tournois et autres choses semblables, étant, en cela, l’opposé de son père et des princes ses frères[21] » Il y avait donc des tournois au temps de Charles IX et de son frère Henri. Henri III a pu être très naturellement visé par l’auteur du Contr’un comme ne prenant pas part à ces tournois, ou comme n’y brillant pas, puisque le même reproche lui était fait par son entourage au moment de la publication du Contr’un[22]. L’anachronisme dénoncé par M. Dezeimeris d’une manière un peu tranchante n’existe pas. Son argument tombe, et, du même coup, « la conjecture paradoxale » change de bord.

En somme, l’opinion de mon contradicteur sur la question des tournois se résume ainsi : L’auteur du Contr’un ayant fait allusion à un tyran qui n’aime pas les tournois, M. Dezeimeris refuse d’appliquer cette allusion à Henri III auquel son peuple reprochait effectivement, à la même date, son éloignement pour ces fêtes militaires, mais il s’empresse de l’appliquer à Charles VI, à qui son peuple reproche de trop les aimer !

Cette longue discussion sur le trait relatif aux tournois nous permettra d’être plus court sur l’allusion à la poudre des batailles… La méthode de M. Dezeimeris est ici la même. Il ne tient aucun compte des documents historiques, il passe simplement sous silence les récits des chroniqueurs du temps et de tous nos historiens qui, unanimes à vanter l’impétuosité, la fougue du jeune roi, le représentent comme aimant à l’excès les armes et la guerre.

Charles, dit la Chronique du religieux de Saint-Denis[23] est « passionné pour la guerre, bon cavalier et témoignant une impatiente ardeur toutes les fois que les ennemis le provoquent. Froissart, Juvénal des Ursins le montrent toujours prêt à monter à cheval, impatient de signaler sa vaillance et de commander son armée. En 1382, à douze ans, il assiste à la première guerre de Flandre ; à la reprise de cette guerre, en 1385, il prend la tête de l’armée et fait le siège de Dam. En 1386, il manifeste ses premières velléités de gouverner par lui-même ; il décide, malgré ses oncles, l’expédition contre l’Angleterre ; il construit une flotte immense, s’embarque, obligeant ses oncles à le suivre, et n’est arrêté que par une tempête extraordinaire qui détruit la flotte. En 1392, pour venger l’assassinat de Clisson, il déclare la guerre au duc de Bretagne malgré la vive opposition de ses oncles ; il met sur pied une armée, une crise de folie coupe court à son élan. Tel est l’homme que l’auteur du Contr’un, à en croire M. Dezeimeris, aurait choisi comme le type d’un tyran, lâche, effeminé sans inclination pour l’action militaire ! L’auteur du portrait se serait proposé de flétrir un pauvre roi dément pour le punir de n’avoir pu, pendant les trente dernières années de sa vie, et par la faute seule de sa démence, reprendre la tête de son armée ! Est-ce une opinion soutenable ?

Pour la soutenir, M. Dezeimeris s’appuie sur le fait qu’à la bataille de Rosbécq, Charles VI, âgé de quatorze ans, fut mis par son Conseil à l’abri du danger, au milieu d’une bonne garde. Ce n’était pas ainsi, dit-il, que Philippe le Hardi s’était comporté au même âge à la bataille de Poitiers, à côté de son père, le roi Jean. Est-ce là un argument sérieux ? De ce que le roi Jean avait eu jadis la fantaisie de garder à ses côtés pendant le combat son plus jeune fils, qui s’y montra, dit-on, courageux, s’ensuivait-il que les hommes sages n’avaient pas raison de blâmer les oncles de Charles VI d’avoir conduit à la guerre de Flandre et sur le champ de bataille de Rosbecq, non pas un fils de roi, mais le roi lui-même, encore enfant ? S’ensuivait-il qu’une fois cette faute commise, ils n’avaient pas le strict devoir de le mettre à l’abri du danger ? Et de cette simple mesure de prudence[24], prise lorsqu’il avait quatorze ans, en faveur d’un roi qui, entre ses deux minorités, celle de l’âge et celle de la folie, s’est toujours montré vaillant et belliqueux, l’auteur du Contr’un se serait autorisé au xvie siècle, et M. Dezeimeris s’autoriserait aujourd’hui, pour faire de ce roi un parangon de lâcheté ! C’est une erreur historique ; c’est une erreur morale, dans laquelle le Contr’un n’est pas tombé, et que l’on s’étonne de voir commettre par un homme tel que M. Dezeimeris.

Non, Charles VI, que nous avons montré n’être ni un « hommeau » ni un « efféminé », n’était pas non plus un prince peu « accoustumé à la poudre des batailles et au sable des tournois » ; il était tout l’opposé.


4. Pourrait-on dire, enfin, de lui qu’il était, non seulement incapable de commander aux hommes, mais « tout empesché de servir vilement à la moindre femmellette » ?

Je pourrais ne pas discuter ce dernier trait, car si aucun des trois premiers ne peut s’appliquer à lui, il ne saurait être le tyran représenté par l’auteur du Contr’un ; continuer à discuter, c’est vraiment du luxe. Mais M. Dezeimeris a laissé échapper une erreur philologique que l’autorité dont il jouit m’oblige à relever, et un paradoxe historique qu’on ne peut laisser passer sans protestation, car il tend à transformer injustement ce pauvre fou qu’était Charles VI en un homme vil et dégradé.

L’erreur philologique, la voici : on peut donner à cette phrase : « tout empesché de servir vilement à la moindre femmelette, » deux sens très différents : tout incapable (ou embarrassé) de… ou tout occupé à, tout absorbé par le soin de… J’ai montré dans mon mémoire sur le Contr’un que l’imputation est applicable à Henri III, quelle que soit l’interprétation qu’on adopte. Par contre, dans aucun des deux sens elle n’est applicable à Charles VI. Mais M. Dezeimeris, ne pouvant soutenir que Charles VI soit incapable de…, et espérant prouver au contraire qu’il est tout occupé à…, se refuse à reconnaître que le sens tout incapable de… soit conforme à la langue. Ne pouvant toutefois discuter sérieusement la question, il la tranche dans une courte note, au bas de la page, par deux affirmations catégoriques.

Première affirmation. L’auteur de la version latine d’un fragment du Discours dans la première édition du Réveille-matin a rendu ainsi le passage qui nous occupe ici : « (Hommuncio) qui impudicæ mulierculæ servitio totus addictus sit, » ce qui, se traduisant par « un hommeau tout asservi à une femme impudique » ne nous laisse pas le choix entre les deux sens et impose le second.

Deuxième affirmation. Entendre la phrase du Contr’un dans le sens incapable de… est une interprétation « étrange » et à laquelle on ne peut s’arrêter, car « elle est contraire à la langue d’une façon générale, et en particulier contraire au parallélisme évidemment calculé de la phrase du Contr’un »[25].

Quelques mots suffiront pour réfuter ces deux assertions. Le Discours de la servitude a été écrit en français par un auteur français. Ce n’est donc pas dans une version latine, qui a été faite non par l’auteur, mais par un traducteur inconnu, qu’il faut chercher le sens d’une expression qui en comporte deux, très différents l’un de l’autre. La version latine ne prouve qu’une chose, c’est que le traducteur a choisi le second sens ; ce qui peut s’expliquer par ce simple fait que le texte latin s’adressait à un public différent de celui que visait le texte français ; il était destiné aux lecteurs européens, auxquels on voulait parler tout d’abord ; le texte français paru quelques semaines après, était destiné aux lecteurs français. En outre, ce texte latin n’a aucune autorité ; il n’offre aucune garantie de traduction scrupuleuse de la pensée de l’auteur. Nous le surprenons, en effet, trois fois, dans les quelques lignes du portrait, en flagrant délit, soit d’amplifications, soit d’infidélité : le texte français « non pas qui puisse par force commander aux hommes » est traduit par « non qui vi et armis homines ad imperium cogere possit », avec addition du mot armis qui n’a pas d’équivalent dans le texte français. Le latin dit encore mulierculæ impudicæ, alors que, dans le texte français il n’y a pas « une femme impudique », mais « la moindre femmelette ». Enfin la phrase du texte français : « non accoustumé à la poudre des tournois » n’est pas traduite du tout ; elle est purement et simplement supprimée.

La question est donc celle-ci : le premier sens est-il contraire à la langue d’une manière générale, et contraire en particulier à la langue du xvie siècle ? Nous avons vu que M. Dezeimeris l’affirme ; il me décoche même à ce propos ce trait peu flatteur : « l’interprétation de M. Armaingaud est étrange, et c’est à coup sûr un chapitre malencontreusement imaginé de la subtile dissertation. » Je n’ai que l’embarras du choix pour opposer à M. Dezeimeris des citations qui me permettent de lui retourner, à mon grand regret, le trait peu flatteur. J’en choisirai quelques-unes dans les auteurs qui ont formé notre langue :

1. « Le bon Père (jésuite) se trouvant aussi empêché (dans l’impossibilité de… embarrassé de…) de soutenir son opinion au regard des justes, qu’au regard des pécheurs, ne perdit pourtant pas courage… » C’est du Pascal (Provinciales, IVe lettre, édit. Havet, p. 72).

2. « Ils étaient assez empêchés de se défendre d’une pareille vision… » C’est du Bossuet (Variations, IV, $ 18). Littré, qui cite cette phrase au mot empêché, indique qu’« empêché de » est pris ici dans le sens de « qui éprouve de la difficulté à ou pour ».

3. « Si je n’en faisais tout tant que j’en dis, au moins il me coustait à m’empescher de le faire. » C’est du Montaigne (Essais, I, ch. 40). Le sens du passage entier donne nécessairement à « m’empescher de… » le sens de : faire obstacle à

4. Rapportant une des dernières paroles de La Boétie avant sa mort[26] Montaigne lui fait dire : « Mais si je la leur ay (à sa femme et à son frère) une fois toute ostée (l’espérance que je vais survivre), vous serez bien empesché à les contenir (à contenir leur grande douleur dans les bornes de la raison)[27]. »

Mon interprétation n’est donc pas contraire à la langue en général ni à la langue du xvie siècle. L’affirmation tranchante de M. Dezeimeris ne peut se maintenir, son erreur philologique est évidente, l’étrangeté n’est pas de mon côté, et la phrase du Contr’un peut être prise, soit dans le premier sens, soit dans le second.

Nous allons voir à quelle étrange conséquence, à quel paradoxe a été conduit M. Dezeimeris par son parti pris de n’accepter comme correctement français que le second sens, et d’en faire l’application à Charles VI. Charles VI, dit-il, était, comme le tyran du Contr’un, asservi, et asservi vilement à une femme. Cette femme, c’est la reine Isabeau ; il lui a été plus qu’asservi, il a été son « complaisant résolu, bien qu’averti ». M. Dezeimeris n’est vraiment pas généreux pour ce pauvre roi. Ce n’était pas assez d’avoir perdu la raison à vingt-quatre ans, d’avoir été l’innocent instrument de l’ambition de ses oncles ; il fallait qu’il devînt, non seulement le type historique du tyran, mais encore un mari complaisant.

Heureusement pour la mémoire de l’infortuné monarque, cette extraordinaire imputation ne peut supporter l’examen. Le fait de l’asservissement à Isabeau n’est pas plus réel que la complaisance pour sa conduite. Ce n’est pas à un fou, fût-il en même temps un tyran — ce qui n’est pas ici le cas — que l’auteur peut avoir voulu reprocher d’être dominé par une femme. Or, avant la folie du roi, parler d’asservissement serait un non-sens ; l’affection d’Isabeau pour son mari, même son endurante résignation à l’égard de ses infidélités était bien connue. Pas d’asservissement non plus pendant les dix ou douze premières années de la folie du roi : tendre pitié, soumission patiente opposée aux brutalités de Charles, qui, dans son délire, ne la reconnaît plus et la repousse. Un moment survient où ces brutalités deviennent plus violentes ; il la frappe dangereusement ; la déchéance du roi est irrémédiable ; la vie commune devient impossible (vers 1403-1404-1405). Isabeau abandonne son mari à des serviteurs sans dévouement. Pendant les dix dernières années du règne, la conduite personnelle de la reine est au moins très légère, et sa politique déplorable[28]. Mais a-t-elle asservi Charles VI dans le sens où peut l’entendre l’auteur du Contr’un, lorsqu’il reproche au peuple d’obéir à un homme assez vil pour être l’esclave d’une femme méprisable[29] ? Il est impossible de le soutenir. La situation de Charles VI, dans les dernières années de son règne, vis-à-vis de sa femme, est celle d’un abandonné, non celle d’un asservi ; et, un La Boétie, un Montaigne ne sauraient avoir eu la pensée enfantine de reprocher cet abandon à cette pauvre victime, comme une tare morale personnelle, digne de servir au signalement du tyran en général[30]. À plus forte raison est-il impossible qu’on puisse avoir raisonnablement l’idée de reprocher à ce malheureux fou une « complaisance résolue » pour la conduite de sa femme. Quelque mauvaise que fût la réputation de la reine, on n’a jamais donné aucune preuve décisive de ses relations coupables soit avec le duc d’Orléans, soit avec d’autres seigneurs de la cour ; et on a encore moins la preuve que le roi ait jamais eu le sentiment d’être un « mari trompé. C’est sur une lecture inattentive de la Chronique de Monstrelet que M. Dezeimeris affirme qu’Isabeau a eu plusieurs amants : « Isabeau, maîtresse probable du frère du roi (le duc Louis d’Orléans), et sûrement, ajoute-t-il, de plusieurs autres (voir Monstrelet, pu 401). » Monstrelet ne dit rien de pareil. M. Dezeimeris confond ici, dans sa conclusion hâtive, une note de l’éditeur avec le texte même du chroniqueur. Ce n’est pas Monstrelet, écrivant en 1417, qui parle des amants de la reine, c’est M. Buchon, éditeur de Monstrelet en 1836. Or, M. Buchon n’en savait pas plus que nous sur ce point, il n’a eu entre les mains aucun autre document que ceux que nous possédons ; c’est une opinion personnelle, émise sans critique, légèrement affirmée. Aussi, le nouvel éditeur de Monstrelet (la Société d’histoire de France) n’a-t-il pas reproduit cette note, — laquelle n’a aucune autorité.

Les paroles de Monstrelet par conséquent ne peuvent prouver et ne prouvent pas que Charles VI fût « averti » et qu’il eût conscience de son infortune maritale. Le chroniqueur raconte seulement (d’après la Chronique du religieux de Saint-Denis, qu’il résume ici) que le roi, dans le Bois de Vincennes, en revenant de chez la reine, rencontra Louis Bourdon allant au dit bois, qui, en le saluant, « passa outre un peu légèrement » ; qu’il le fit appréhender par le prévôt de Paris, puis, plus tard, jeter à la Seine[31]. Mais personne n’a jamais prouvé, personne même n’a jamais dit que cette exécution ait été une vengeance personnelle ; et la connaissance des faits autorise une interprétation toute différente[32].

C’est donc par une double erreur de critique que M. Dezeimeris en est arrivé à affirmer que Charles VI a été « averti ». Mais, acceptons-le pour l’instant. Qu’en résulte-t-il ? C’est que Charles VI, averti, n’a pu être « le complaisant résolu » de sa femme, ni même simplement « complaisant », comme l’affirme mon contradicteur avec une magistrale assurance, puisque, dans un des rares moments où sa confusion mentale se dissipait, il a condamné à mort le coupable qu’on lui avait signalé. Et voilà ce pauvre roi déchargé de l’imputation infamante qui, depuis quelques mois, grâce à M. Dezeimeris, cornait à ses oreilles.

Je conclus :

I. Le portrait du tyran tracé par le Contr’un ne peut pas être celui de Charles VI.

II. Le gouvernement de Charles VI et les événements de son règne ne sont pas ceux que l’auteur du Contr’un avait en vue et qui lui ont servi « d’exemple déterminé » pour avertir le peuple des abus du pouvoir personnel, et le mettre en garde contre la tyrannie.



  1. Revue philomathique de février, mai et juillet 1907.
  2. Le discours de la Servitude volontaire est souvent désigné sous le nom de Le Contr’un, sous lequel, dit Montaigne, il fut rebaptisé. J’emploierai souvent cette appellation.
  3. Sauf sur un seul point : la question des tournois, qu’il ne vise qu’indirectement dans une note que je discuterai plus loin.
  4. Chateaubriand, Études historiques, t. IV, p. 200.
  5. Monstrelet, dans Recueil des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, par Michaud et Poujoulat, t. II, p. 685.
  6. Guizot, Histoire de France racontée à mes petits-enfants, p. a 83-84.
  7. Pasquier, Les Recherches de la France, édition in-folio des Œuvres, t. I, p. 516.
  8. Pasquier, Les Recherches de la France, édition in-folio des Œuvres, t. I, p. 639.
  9. Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX, 1576, t. III, p. 116 et suiv.
  10. Henri Martin, Histoire de France, t. V, p. 616 et 618.
  11. Chronique du religieux de Saint-Denis, t. I, p. 667.
  12. Chronique du religieux de Saint-Denis, t. I, p. 353. Tournoi de Cambrai.
  13. Ibid., t. I, p. 353-54.
  14. Ibid., t. I, p. 567.
  15. Henri Martin, Histoire de France, t. V, p. 124.
  16. Voir la description de ce tournoi dans la Chronique du religieux de Saint-Denis, t. I, p. 589 et suiv., et dans Juvénal des Ursins.
  17. Froissart, Chronique, éd. du Panthéon littéraire, t. Il, p. 759-61, et t. III, p. 1, 2, 3.
  18. Ce qui s’explique moins, c’est que M. Dezeimeris, qui cite, pour ce tournoi de Saint-Pol, Juvénal des Ursins (p. 367, édition du Panthéon littéraire), n'ait pas vu que dans cette même page le chroniqueur donne aussi une description du tournoi de Saint-Denis. Bien plus, l’inadvertance de mon critique est telle, qu’il cite (p. 19 de son Mémoire, en note) une remarque importante de Juvénal, dans cette page 367, comme se rapportant au tournoi de Saint-Pol, alors que c’est encore de celui de Saint-Denis que parle le chroniqueur ; et que, de plus, ce passage sur le tournoi de Saint-Denis est cité par M. Dezeimeris en faveur de la thèse qu’il soutient sur le caractère du tournoi de Saint-Pol. Voici cette remarque de Juvénal : « Et estoit commune renommée que des dites joutes (de Saint-Denis) étoient provenues des choses déshonnestes en matière d’amourettes, et dont, depuis, beaucoup de maux sont venus. » Et, dit un chroniqueur, que de ces dites joutes « Lubrica facta sunt ».
  19. Brantôme, Œuvres, édition Lalanne, t. V, p. 276.
  20. Mémoires de d’Aubigné, édition Lalanne, 1854, p. 32.
  21. Relations des Ambassadeurs vénitiens, traduct. Tommaseo. Imprimerie Royale, 1838, tome II, p. 237.
  22. Je n’oublie pas que si le texte entier du Contr’un a paru en 1576, le portrait qui contient le passage relatif au tournoi avait déjà paru en 1574 dans le Réveille-matin (texte français), le seul dont nous ayons à tenir compte ; mais il est évident que l’ambassadeur vénitien, écrivant en 1575 sur Henri III et faisant’allusion aux traits de sa vie et aux habitudes caractérisant sa personnalité, ne veut pas parler des tournois de 1575, mais de ceux des années précédentes.
  23. Chronique du religieux de Saint-Denis (t. I, p. 565).
  24. Près de deux cents ans plus tard, Coligny, à la fin de la troisième guerre civile, fit venir à l’armée le jeune Henri de Navarre et le donna à garder au prince Ludovic de Nassau, qui le tenait un peu écarté de la colline avec quatre mille chevaux, ne permettant pas au prince, qui avait non pas quatorze ans comme Charles VI à Rosbecq, mais seize ans, de hasarder sa personne. M. Dezeimeris admettrait-il qu’on fit reproche à Henri IV d’avoir été mis, à cause de son jeune âge, à l’abri du danger, sous prétexte que Philippe le Hardi, à quinze ans, était à côté de son père ?
  25. Il ne nous parait pas aussi évident qu’à M. Dezeimeris qu’il y ait un parallélisme calculé dans cette phrase. Mais si l’auteur a voulu l’y mettre, ce parallélisme existe aussi bien en acceptant le premier sens qu’en préférant le second. Incapable de servir à une femmelette s’oppose très bien à : incapable de commander aux hommes. Cette considération n’a d’ailleurs qu’un faible intérêt.
  26. Lettre de Montaigne à son père sur la mort de La Boétie. (Les Essais, édit. Louandre, t. IV, p. 345.)
  27. J’avais écrit par mégarde que, pris dans le sens de « qui éprouve de la difficulté » à ou pour…, empesché prenait toujours de. C’était une erreur ; il prend aussi bien à que de. Littré cite : « jeunes cœurs sont bien empeschés à soutenir leurs désirs cachés » (La Fontaine). « On se trouve empêché à rendre l’élégance… » (Bossuet, Hist., II, 13). D’autre part, nous avons vu plus haut Bossuet dire aussi : « ils étaient empêchés de se défendre… » Par contre, je n’ai trouvé aucun exemple (Dictionnaire de Nicot, etc.) et M. Pierre Villey, qui a cherché également, n’en a pas trouvé non plus, — de : empesché de dans le sens de « occupé à », — quand il est suivi d’un infinitif. Le Dictionnaire de Nicot, 1906, le plus rapproché de la date de composition du Contr’un, donne trente-quatre exemples d’empescher… dans le sens d’obstare, inhibere, faire obstacle à…, il en donne moins dans le sens secondaire occupé à. Littré enfin, au mot « empêché » met au premier rang les trois sens : arrêté par une entrave, qui éprouve de la difficulté à ou pour, qui est embarrassé de faire… Le sens occupé à… est mis au dernier rang. Voici un autre exemple, dans la langue actuelle, d’empêché de dans le sens d’incapable de ou d’embarrassé de faire… : « il se trouva tout empesché de lui répondre » (Dictionnaire de l’Académie).
  28. La conduite d’Isabeau, comme épouse, doit être envisagée successivement : du jour de son mariage (1385) à l’explosion de la folie du roi (1392) ; de la date de la folie à celle de la rupture de la vie commune ; enfin, de cette dernière date (1405 environ) jusqu’à la fin du règne. Dans la première période, l’attitude d’Isabeau, d’après les chroniqueurs et les historiens, est irréprochable. Elle aime son mari. Charles, « assez enclin à blesser l’honnêteté du mariage » (Chronique du relig. de Saint-Denis) s’abandonne à de nombreuses fantaisies extra-matrimoniales, notamment dans son voyage dans le Midi, et jusque dans le Palais des papes à Avignon, mais l’épouse reste vertueuse. Dans la seconde période, Isabeau, devenue pourtant un objet d’horreur pour le pauvre aliéné, l’entoure de soins et de sollicitude, reprend la vie commune dans les intervalles lucides, lui donne trois enfants de 1395 à 1398. Son zèle pour la guérison de son mari ne se ralentit pas. Elle ne se résigne à rompre la vie conjugale qu’à partir du moment où les fureurs du roi la rendent tout à fait dangereuse. Ceci se passe dans les environs de 1405, car c’est à cette date que, du consentement de la reine, on donne au roi une maîtresse, la gracieuse Odette de Champdivers qui, par sa seule présence, calmait habituellement sa fureur. Isabeau sort ostensiblement de son rôle passif ; elle s’intéresse aux affaires du royaume et continue à s’en occuper jusqu’à la fin du règne, mais sans maîtrise réelle, et presque toujours subordonnée elle-même aux véritables gouvernants ; n’ayant de volonté propre, persistante et suivie que pour la satisfaction de son avarice, et n’étant guère, pour le reste, qu’un instrument entre les mains des chefs successifs ou alternants (le duc d’Orléans, les Armagnacs, le duc de Bourgogne). Quant au roi, il n’intervient que par intervalles, pendant quelques moments lucides. Pendant les dix-sept dernières années du règne, la conduite d’Isabeau et sa politique (ou celle de ses beaux-frères et oncles) sont très reprochables, odieuses même à certains moments. Elle passe pour avoir un ou plusieurs amants, et ne s’occupe plus de son mari tombé dans le gâtisme.
  29. Afin de pouvoir discuter l’interprétation de M. Dezeimeris, je prends ici la phrase : « tout empesché de… » dans le sens adopté par lui, c’est-à-dire dans le sens donné par la version latine, que je viens de montrer ne pas être la bonne.
  30. On ne dira jamais d’un aliéné laissé sans soins par une indigne épouse qui profite de sa démence pour abuser de son nom, pour disposer de ses biens, et même pour violer la foi conjugale, que ce mari est asservi à cette femme. On dira simplement qu’il est délaissé et trompé. Et si même cette indigne femme lui extorque une signature, une procuration qui lui permettra de ruiner ou de déshonorer sa famille, il ne viendra pas davantage à l’esprit de flétrir ce pauvre fou comme asservi vilement à une méchante femme, ni de traiter de mari complaisant un malheureux qui ignore son infortune, ou qui, s’il l’a vaguement soupçonnée, en certains moments de confuse conscience, est hors d’état de la faire cesser. C’est pourtant ce que vient de faire M. Dezeimeris pour Charles VI.
  31. Voici le texte même de Monstrelet (à la date de 1417), auquel se réfère M. Dezeimeris : « En ce même temps, la reine de France étant au bois de Vincennes où elle tenait son État, fut visitée par le roi son seigneur et mari, et ainsi qu’il retournait à Paris vers le vêpre, il encontra Messire Louis Bourdon, chevalier, allant de Paris au dit bois de Vincennes, lequel en trépassant par assez près du roi, s’inclina en chevauchant et passa outre assez légèrement. Mais bientôt le roi envoya après lui le prévôt de Paris et lui demanda qu’il le prit et gardât bien tant qu’il lui en sût rendre bon compte. Lequel prévôt, en accomplissant le commandement des desseins du roi, fit son devoir et prit le chevalier, et après le mena au Châtelet au dit lieu de Paris, où il fut, par le commandant du roi, très fort questionné, et depuis noyé dans la Seine… » (Édit. du Panthéon littéraire, Paris, 1836, p. 401.)
  32. Les mœurs de la Cour étaient scandaleuses à cette date, c’est certain ; elles l’étaient depuis longtemps. Mais M. Dezeimeris peut chercher dans toutes les chroniques du temps, fouiller toutes les archives, il constatera que, dans l’opinion du peuple et d’une partie au moins de l’entourage du roi, Isabeau, repoussée elle-même par son mari, n’avait pas des mœurs irréprochables ; mais il ne trouvera nulle part une preuve décisive de sa culpabilité, et il trouvera encore moins la preuve que Charles ait jamais eu réellement connaissance de son malheur conjugal. Et lorsque, à deux reprises, le roi, pendant une accalmie de son mal, parait résolu, sur les conseils de quelques rares honnêtes gens, à débarrasser la Cour des principaux fauteurs de cette licence (résolution dont la noyade de Bourdon parait être un commencement d’exécution), il n’existe aucun témoignage qui autorise à affirmer que, dans la pensée du roi, la reine ait eu sa part dans la corruption générale. La confusion mentale qui persistait toujours plus ou moins, même pendant les courtes rémissions de son mal, rend très probable qu’il ignorait son malheur personnel, s’il existait réellement.