La Biographie de Dante
Depuis le commencement du siècle, les études dantesques n’ont jamais été poussées par les érudits italiens avec autant d’activité qu’en ce moment : la récente création de deux nouvelles chaires de Dante, à Rome et à Naples, leur a donné un nouvel élan, et pendant ces dernières années, il ne s’est guère passé de semaine qui n’ait vu paraître quelque monographie, quelque commentaire ou quelque volume d’Essais exclusivement consacré à l’explication des difficultés de la Divine comédie ou de l’histoire de son auteur. Le caractère général de ces nombreux travaux diffère sensiblement des travaux accomplis jusqu’alors sur le même sujet.
En effet, la tâche des « dantologues » qui, vers la fin du dernier siècle et dans la première partie de celui-ci, contribuèrent à restaurer la gloire alors presque éclipsée du grand poète florentin, était très vaste, et par conséquent relativement facile. Il s’agissait d’abord de retrouver sa pensée noyée dans le flot des commentateurs qui, depuis deux cents ans, l’expliquaient sans le comprendre. Il s’agissait de marquer son rôle dans les événemens, dans la politique, dans la littérature et dans la philosophie de son époque, c’est-à-dire d’une époque oubliée, inconnue, dont l’histoire se perdait parmi les légendes obscures, et au milieu de laquelle il semblait surgir seul, sans précurseur ni successeur immédiat. Il s’agissait enfin, — du moins pour les Italiens en lutte pour leur indépendance et leur unité, — d’accaparer au profit de leurs partis respectifs le poète devenu national et dont presque toute l’œuvre roulait autour de l’éternel problème politico-religieux. C’était donc à des travaux d’ensemble surtout que devaient se livrer les hommes de cette première renaissance historique : et les travaux d’ensemble n’ont pas manqué. En France, Fauriel et Ozanam, le premier avec une génialité entraînante, le second avec la profonde érudition et la haute poésie qui animent sa critique ; en Allemagne, Wegele, Kopisch et Carl Witte, celui-ci pourtant plus spécial et s’intéressant davantage aux détails ; — en Italie, Pelli, Troya, Balbo, Missirini, Arrivabene et bien d’autres, ont publié nombre de biographies ou d’études partielles dans lesquelles, avec une belle confiance en la sagacité de leur propre critique et en la bonne foi et l’authenticité des biographes, commentateurs et chroniqueurs qui leur servaient de sources, ils tendaient à nous donner de Dante et de son temps une idée très complète, sinon très exacte. Grâce à eux, nous avons vu se dresser devant nous la Florence si longtemps oubliée du XIIIe siècle, et cette république puissante et tourmentée, cette démocratie inquiète et toujours agitée, « comme un malade qui se retourne sur sa couche, » travaillée par d’incessantes querelles de partis, toute remplie de meurtres, de conspirations et de proscriptions, et pourtant active d’une activité admirable, développant à, travers ses malaises ses riches industries, son commerce européen, ses arts : poésie avec Dante, Guido Cavalcanti, Cino da Pistoja et toute la pléiade des oubliés, peinture avec Cimabue et Giotto, musique avec Casella. Au milieu de cette ville, ainsi ressuscitée, on nous montrait la hautaine figure de l’Alighieri, soldat à Campaldino, prieur, quatorze fois ambassadeur en des momens tragiques, chef de parti, presque chef d’état, déployant dans la pratique de la politique les mêmes qualités d’esprit souverain que dans la poésie, réformateur dans tous les domaines, en littérature où il créait la langue vulgaire, comme en politique où il pressentait les temps nouveaux. La théorie de Witte, qui le premier imagina de chercher dans les Opere minore la clé de la Divine comédie, et l’explication de « Dante par Dante » que réclamait un peu plus turd J. -B. Giuliani, achevèrent de faire de lui un homme tout d’une pièce, un philosophe à système et un politique à principes pour le moins autant qu’un poète. Ce fut une figure impassible, immuable et austère se détachant sur un fond d’orage, quelque chose dont la Barque du Dante de Delacroix et certaines illustrations de Gustave Doré donnent une idée assez exacte. La biographie historique de Dante, semblait-il, était définitive, et il n’y avait plus qu’à en corriger certains détails. Mais, dans le troisième tiers de ce siècle, les études d’histoire et d’histoire littéraire prirent en Italie une extension nouvelle, et furent pratiquées avec une impartialité, un désintéressement des partis qu’elles ne pouvaient guère avoir au temps de la lutte pour l’indépendance nationale. Il n’y avait plus à chercher dans le passé des encouragemens pour le présent et pour l’avenir, il n’y avait plus à confisquer les grands hommes au profit de la cause nationale ou antipapale, comme l’avaient fait les Foscolo et les Gabriel Rossetti. De plus, grâce en grande partie à l’influence du professeur F. de Sanctis, une école de critique se constituait, et, avec une méthode sûre, se mettait à fouiller les archives et les bibliothèques, plus accessibles du reste qu’elles ne l’avaient été sous les règnes précédens. Le XIIIe et le XIVe siècle, — « l’âge d’or » de la littérature italienne, — devenaient le but de recherches de plus en plus nombreuses. Une commission royale était chargée de publier des textes. Il se fondait un peu partout des revues savantes comme le Propugnatore et les Archives historiques d’Italie. Le poète érudit qui a été le héros des fêtes de Bologne et dont la popularité va toujours grandissant, M. Giosué Carducci, prenait de fait la direction de ce mouvement ; et l’on voyait paraître, à côté de ses nombreux Essais, des éditions soignées des contemporains de Dante et des ouvrages comme le Dino Compagni de M. Del Lungo, les Sources de l’Arioste de M. Rajna, l’Histoire de la littérature de M. Bartoli, et les nombreux travaux de MM. d’Ancona, Rodolfo Rénier, Gaiter, Finzi, della Giovanna, V. Imbriani, etc. On s’apercevait alors que les « dantologues » de la génération précédente, pour avoir apporté dans leurs recherches une critique plus éclairée que leurs prédécesseurs, étaient demeurés en grande partie plongés dans des erreurs traditionnelles ; et il arriva qu’en retouchant les détails de la biographie généralement admise, on renversa tout l’édifice. En sorte qu’à l’heure actuelle on peut dire sans exagération que la biographie de Dante n’existe plus. Le tome Ve de l’Histoire de la littérature italienne de M. Ad. Bartoli, consacré en entier à la vie de l’Alighieri, résume avec une sorte de scepticisme triomphant toute cette œuvre de destruction. L’auteur commence par déclarer expressément qu’il ne tente point d’écrire une « vie de Dante ; » qu’il faudra des années encore avant qu’une telle tentative soit « seulement possible ; » qu’avant de la risquer, il faut être arrivé à la pleine persuasion que les « vies » écrites jusqu’à présent ne sont que des romans, fabriqués de bonne foi, mais en dehors de données positives. Et il annonce qu’il se propose simplement d’indiquer quels sont, dans les biographies de l’Alighieri, les faits certains, probables et douteux. Les douteux l’emportent sur les probables, qui à leur tour l’emportent sur les certains. Et les résultats sont négatifs. — Dans les pages qui vont suivre, nous voudrions à notre tour indiquer ces résultats, en nous aidant des travaux qui complotent ou discutent l’œuvre de M. Bartoli, parmi lesquels nous citerons entre autres le Dante neï tempi di Dante, de M. I. del Lungo, la Béatrix de M. d’Ancona, et de nombreux articles publiés dans divers recueils, entre autres dans une publication de fondation récente et entièrement consacrée à l’étude du poète : l’Alighieri. Nous laisserons de côté les points de détail, dont la discussion est d’un intérêt trop spécial, pour nous en tenir aux faits les plus importans.
A première vue, le résultat des recherches de la critique contemporaine sur le sujet qui nous occupe est décevant : ayant besoin de savoir, nous avons toujours peine à nous représenter une science négative, et des conclusions négatives ne nous semblent pas des conclusions. Pour comprendre la raison d’être d’une critique aussi radicale, il faut se rappeler la singulière façon dont s’est établie la biographie de Dante.
Les sources directes manquent absolument : un seul des contemporains de l’Alighieri, le chroniqueur florentin Jean Villani, nous a laissé sur lui quelques renseignemens qui, pour être très brefs, n’en sont pas beaucoup plus précis. Dans un chapitre de sa chronique (livre IX, chap. CXXXV), écrit à propos de la mort de Dante, il mentionne ses œuvres, les admire, lui reproche d’avoir été, à cause de son grand savoir, « un peu présomptueux, revêche et dédaigneux, » philosophe peu aimable qui ne savait pas bien converser avec les laïques. Les premières phrases seules du chapitre peuvent être de quelque secours aux biographes.
« Au mois de juillet de ladite année 1321, dit le chroniqueur, mourut dans la cité de Ravenne en Romagne, Dante Alighieri, en revenant d’ambassade de Venise, au service des seigneurs de Polenta avec lesquels il demeurait. Et il fut enseveli devant la porte de la grande église en poète et grand philosophe. Il mourut exilé par la commune de Florence à l’âge d’environ cinquante-six ans. Ce Dante fut un honorable ancien citoyen de Florence de la porte Saint-Pierre et notre voisin, et son exil de Florence fut causé par le fait que, quand Mgr Charles de Valois de la maison de France vint à Florence l’an 1301, il en chassa le parti blanc, comme on disait alors : ledit Dante était parmi les principaux magistrats de notre cité, et de ce parti, quoiqu’il fût guelfe ; ainsi, sans autre faute, il fut chassé avec ledit parti blanc, et banni de Florence, et il s’en alla au Studio, de Bologne, puis à Paris et dans d’autres parties du monde. »
C’est là fort peu de chose ; encore Villani, en rapportant la mort de Dante, s’est-il trompé de mois (juillet au lieu de septembre), et cette négligence, qu’il eût été si facile d’éviter, n’est pas de nature à inspirer grande confiance en son témoignage. Pour trouver une biographie plus détaillée, il faut aller jusqu’à Boccace, qui, en 1373, c’est-à-dire plus d’un demi-siècle après la mort de l’Alighieri, occupa la première chaire que les Florentins instituèrent pour faire expliquer leur poète. Or, si Boccace était un érudit, il était aussi et surtout un romancier et un moraliste : comme tel, il s’occupait plutôt de la signification des faits que des faits eux-mêmes ; l’exactitude est son dernier souci, la légèreté avec laquelle il fait aller Dante à Vérone du vivant d’Alberto della Scala suffit à le prouver : quelle foi accorder à ses assertions, quand on le prend en flagrant délit d’erreur dans un cas où il aurait pu si facilement être bien renseigné ? De plus, Boccace aimait à parer son discours, se plaisait à y introduire des digressions, des ornemens, des détails pittoresques dont son imagination et son talent de conteur faisaient évidemment tous les frais. Il ne se contentera pas, par exemple, de donner, lui premier, le nom de famille de Béatrice : avec cette naissante vision de l’individualité physique qui manquait encore à Dante, il essaiera de la décrire, il nous affirmera qu’elle avait « les traits du visage très délicats et parfaitement disposés, et pleins, outre la beauté, de tant d’honnêtes attraits, qu’elle était réputée presque un ange par beaucoup. » À chaque instant, gêné dans son récit par le manque de renseignemens positifs, il se tire d’affaire à l’aide de ces généralités qui peuvent se prêter à toutes les circonstances et qui ont de tout temps été fort utiles aux romanciers dans l’embarras. Ainsi, quand il nous décrira le désespoir de Dante à la mort de Béatrice, il nous dira qu’il ne voulait de consolations de personne et n’en attendait que de la mort. « Les jours ressemblaient aux nuits et les nuits aux jours, et aucun ne se passait sans désespoir, soupirs, abondance de larmes », en sorte que le poète devint « une chose sauvage à regarder, » maigre, barbu, entièrement autre que ce qu’il était. Où cesse le roman, où commence l’histoire ? il est impossible de le démêler, et la « Vie » de Boccace ne peut être acceptée que sous réserve d’un contrôle.
Or, au lieu d’être contrôlée et discutée, elle a été acceptée comme base par tous les biographes postérieurs, qui n’ont guère fait que l’amplifier. Filippo Villani, qui succède à Boccace dans sa chaire de Dante, se contente, à très peu de chose près, de le répéter, et Francesco da Buti de le résumer. Les commentateurs du XIVe siècle, auxquels on recourt volontiers, parce qu’on croit qu’étant plus rapprochés du poète, ils ont pu être mieux renseignés sur son compte, lui empruntent également presque tous les traits biographiques dont ils émaillent leurs annotations.
De bonne heure aussi, biographes et commentateurs cherchent dans l’œuvre même de Dante des renseignemens sur Dante. Or, sans parler des abus auxquels devait donner lieu l’interprétation de certains vers de la Divine comédie, dans lesquels on a voulu voir des allusions à des événemens supposés de la vie du poète, il était dangereux de prendre, comme on l’a fait longtemps, la Vie nouvelle pour un fragment d’autobiographie. Au premier aspect, il est vrai, ce petit livre ne semble pas autre chose. Il débute sur le ton d’une confession personnelle : « Dans cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle il y aurait peu de chose à dire, se trouve un titre qui dit : Incipit vita nova. Sous ce titre, je trouve les paroles que j’ai l’intention de rappeler dans ce petit livre, sinon toutes, au moins leur sens. » Et aussitôt après ce préambule, l’auteur entre en matière, comme s’il s’agissait d’un récit dont il est le héros. Si, toutefois, on examine de plus près la contexture de l’œuvre, on remarquera que le récit direct ne tarde pas à dévier : il fait place à la description d’un certain nombre de visions qui ont servi de thèmes à des pièces de vers dont ses différentes parties ne sont que le commentaire. Or, c’est là une forme littéraire caractérisée qui a disparu, mais qui a eu son existence indépendante ; Dante lui-même l’a employée ailleurs, dans le Convito, et elle se rapproche de celle adoptée par Francesco da Barberino. Elle laisse donc libre champ à l’imagination de l’auteur ; elle ne l’oblige point à la stricte exactitude : elle lui impose même l’obligation d’adapter à des formules d’art les confessions qu’il lui plaît de faire et les faits qu’il raconte. En sorte que la Vie nouvelle, dans laquelle il y a certainement beaucoup à prendre, n’est guère une source plus sûre que la « vie » de Boccace. L’historien qui l’accepterait sans réserves, — et presque tous les biographes de Dante l’ont fait, — se tromperait autant que celui qui, pour établir la biographie de Goethe, se contenterait de résumer Vérité et Poésie.
Quelques-uns des biographes du XVe siècle ont commencé déjà à se méfier de Boccace ; ainsi Léonardo Bruni apporte quelques faits nouveaux qu’il prétend avoir puisés dans des lettres. Par malheur, ces lettres ne nous sont pas parvenues, et l’on ne peut contrôler ni leur authenticité, ni l’exactitude des citations. Les assertions de Bruni ne reposent donc que sur elles-mêmes, et, quoique sa « vie » affecte de vagues allures scientifiques qui manquaient complètement à celles de Boccace et de F. Villani, elle ne constitue pas plus que les précédentes une source sûre. Ses contemporains, Giannozzo Manetti, Philelphe et Landino, acceptent pourtant ses affirmations et les mélangent sans plus de façon à celles de Boccace et de F. Villani. Philelphe essaie, à la vérité, de donner le change : il critique également Boccace et Bruni ; le premier lui paraît cupidineis cudendis aptior quam hominum gravium et excellentium enarrandis moribus ; le second, incapable de s’exprimer dans la langue vulgaire qu’il avait eu le tort de choisir. Lui, Philelphe, va faire mieux. Mais, en réalité, après ce préambule, dont la forfanterie est bien dans son caractère, Philelphe se contente de démarquer les deux auteurs qu’il vient de maltraiter ainsi. Où Bruni, par exemple, écrit en italien que Dante « ne se livra pas seulement à l’étude des lettres, mais encore aux autres études libérales, ne négligeant rien de ce qui contribue à rendre l’homme excellent ; » Philelphe écrira dans son plus beau latin : Ergo et Dantes admodum puer est prœfecto litterarii ludi commendatus, ut non solum equos alere, aut canes ad venandum sciret, aut arcu scorpioneve, ac ense et hasta uti ad omnem militarem méditationem, quod et Parthenopœum et Hippolitum referunt factitasse, sed ut prœstaret urbanis artibus fieretque aliquando immortalilatis custos.
Et les fleurs de rhétorique lui suffisent si bien, qu’il tombe à chaque instant dans de lourdes erreurs.
Les « vies » qui suivent vont grossissant toujours, paraphrasant celles de Boccace, de F. Villani et de Bruni, et parfois apportant, en guise de faits, de fantasques interprétations de fragmens de la Comédie. Un instant il semble qu’avec Giuseppe Pelli (Memoria per servire alla vita di Dante Alighieri ; Venise, 1759) la critique va chercher à jeter quelque lumière sur la confusion des erreurs accumulées. Mais la sagesse de Pelli ne trouve pas d’imitateurs, et l’on rentre dans la voie des suppositions gratuites et des conjectures hasardeuses.
C’est ainsi que les quarante pages de Boccace se sont peu à peu multipliées pour aboutir aux deux volumes de Balbo, et il est piquant de remonter, comme le fait volontiers M. Bartoli, le cours des hypothèses, dont on peut quelquefois découvrir l’humble origine. Voulez-vous un exemple de cette espèce de cristallisation ? Toutes les biographies courantes, sur les traces de Philelphe, célèbrent l’universalité du génie de Dante : il n’était pas seulement un poète, un savant ferré dans le trivium et dans le quadrivium, un homme d’État et un philosophe ; il était un artiste, peintre et musicien. En parlant de ses connaissances musicales, Fraticelli ajoute : « Il ne semble pas impossible qu’il ait eu, comme on dit, Casella pour maître de musique. » Remarquez, je vous prie, cet on dit : il semble mettre l’affirmation sur le compte de la tradition, qui est toujours, en somme, une espèce d’autorité. Or, si l’on en cherche la source, on la trouve dans un biographe obscur du XVIIIe siècle, Lastri, qui, dans des Éloges des hommes illustres de Florence, avait hasardé cette phrase : « Peut-être Dante eut-il pour maître de musique Casella. » Casella vient ici compléter un renseignement emprunté à Philelphe, qui s’était plu à raconter que Dante chantait agréablement, qu’il avait une bonne voix et jouait de la cithare et de l’orgue, pour chasser l’ennui de sa solitude pendant sa vieillesse. Philelphe lui-même avait inventé la bonne voix, l’orgue et la cithare, et l’idée lui en avait été fournie par Boccace, qui se borne à insinuer que, dans sa jeunesse, Dante trouvait du plaisir à s’occuper « de vers et de chants. »
Il en est de même pour la plupart des traits dont l’ensemble constitue le roman de l’Alighieri : les biographes se les sont empruntés les uns aux autres, chacun renchérissant en développemens et en certitude sur son prédécesseur, et le premier ayant presque toujours puisé le renseignement dans son propre fonds. Le scepticisme peut-être excessif des biographes actuels se trouve donc en partie justifié par l’extrême crédulité de ceux dont ils s’appliquent à défaire l’ouvrage. Ce n’est pas à dire qu’ils ne tombent dans quelques excès, et il y a parfois quelque chose d’un peu puéril sous leur propension à remettre en question le moindre détail, fût-il appuyé par de bonnes présomptions. Nous ne les suivrons pas sur ce terrain, et, dans le rapide résumé que nous allons donner de leurs travaux, nous nous attacherons seulement à marquer les résultats les plus importans.
L’année 1265 est la date généralement admise pour la naissance de Dante. On s’est livré sur ce millésime à des discussions très vives. M. Labruzzi, entre autres, a démontré à grand renfort d’arithmétique et de logique que, si Dante ne pouvait pas être né après 1265, il devait être né avant. J’avoue qu’il s’agit là d’un de ces points d’érudition dont l’intérêt m’échappe, et, sans entrer dans le détail des excellons argumens contre l’an 1265, et des non moins excellons pour, je demande la permission de l’accepter sans plus de façons. Mais des difficultés plus sérieuses commencent dès qu’il s’agit d’établir à quelle classe sociale appartenait la famille de Dante. La question, cette fois, n’est point oiseuse : Dante, en effet, dans plusieurs chapitres du Convito, a développé toute une théorie de la noblesse dont la signification change selon la caste qui fut la sienne. Cherchant à définir ces termes de gentilezza et de nobiltà dont le sens était incertain dans son Italie municipale et très peu féodale, où le mouvement démocratique allait s’accélérant chaque jour, il en critique les définitions habituelles, démontre que la noblesse ne tient ni à l’ancienneté de l’origine ni à la richesse, finit par l’identifier avec la vertu, et par conclure « qu’il y a noblesse partout où il y a vertu, mais qu’il n’y a pas vertu partout où il y a noblesse. » C’est là une opinion qui peut étonner, dans la bouche d’un descendant d’une famille dont les origines, d’après Boccace, allaient se perdre jusque dans les splendeurs historiques de la Rome ancienne, d’un ami du plus intraitable des Grandi, de ce Guido Cavalcanti, si aristocrate et si hautain enfin, d’un membre actif de la faction des guelfes blancs, c’est-à-dire d’un parti qui n’avait aucune attache populaire et allait bientôt se confondre avec le parti féodal des Gibelins. Cette opinion serait plus naturelle et moins significative si, comme l’affirme entre autres M. Scartazzini, Dante était sorti du peuple. À l’appui de son dire, l’excellent dantologue qui, comme C. Witte, a consacré une carrière déjà longue à l’exclusive étude des questions dantesques, allègue qu’au temps du poète, sa famille n’avait pas de nom propre ; que le chroniqueur Jean Villani, qui énumère en deux occasions les familles nobles du parti guelfe de Florence, ne mentionne pas de famille Alighieri ; enfin que, lorsque ce même Villani parle de Dante, il ne lui donne aucune qualification qui permette de le ranger parmi les Grandi. Ce sont là des présomptions, si l’on veut ; mais M. Scartazzini va les détruire lui-même à force de vouloir les consolider. Il cherche à les confirmer en commentant à sa manière les trois terzines qui, au commencement du chant xvi du Paradis, se trouvent intercalés dans la longue conversation de Dante avec son trisaïeul Cacciaguida :
« O notre chétive noblesse de sang ! — si tu fais que les hommes s’enorgueillissent de toi — ici-bas, où nos cœurs sont si faibles,
« Tu ne seras jamais pour moi une chose admirable ; — car là, où les cœurs ne dévient pas, — je veux dire au ciel, je m’en glorifierai.
« Tu es un manteau qui raccourcit vite, de sorte que, si chaque jour n’y rajoute un morceau, — le temps rôde autour avec ses ciseaux. » Sous une forme plus enveloppée et plus sibylline, Dante reprend dans ces terzines la théorie qu’il a développée dans le Convito. Et M. Scartazzini, embarrassé par le premier vers, et du reste par le sens assez clair du morceau, entreprend de le concilier avec son système : « Si Dante, dit-il, avait su quelque chose de sa noblesse avant de monter à la planète Mars, il ne s’en serait pas vanté là-haut. Mais il s’en vante au ciel, parce que c’est là qu’il en entend parler pour la première fois. Il est nouveau pour lui que son trisaïeul Gacciaguida ait été fait chevalier par l’empereur Conrad. Conséquemment, il n’en savait rien sur la terre, et Dante a la conscience de raconter des choses que personne ne connaît. Mais nous avons là une fiction poétique. Très bien. Et qu’enseigne cette fiction ? Que la famille de l’Alighieri, non-seulement n’était pas tenue pour noble, mais ne savait elle-même rien de sa noblesse ; qu’ensuite Dante, en étudiant l’histoire de sa famille, y trouva qu’un de ses ancêtres fut fait chevalier ; qu’il ne se complut pas peu dans une telle découverte et se vanta d’avoir eu un tel ancêtre. Voilà ce qui résulte de ces vers. »
On reconnaîtra que cela est beaucoup moins clair que le texte invoqué, duquel il semble au contraire résulter avec la dernière évidence que Dante était noble ou, en tout cas, qu’il entendait passer pour tel : petite noblesse, si l’on veut, — poca nostra nobiltà di sangue, — mais noblesse honorable, noblesse que le trisaïeul avait bien gagnée à la croisade, et que l’arrière-petit-fils se sentait l’âme assez haute pour relever encore par la noblesse des sentimens.
On ne peut d’ailleurs remonter la généalogie de Dante plus haut que ce Cacciaguida ; mais, à partir de lui, on la suit très clairement, et quelques documens permettent même de contrôler l’exactitude des paroles que le poète prête à son trisaïeul, et de compléter ses explications. On apprend ainsi que Cacciaguida, ayant épousé une femme du nom d’Alighieri, originaire de la vallée du Pô ou plus probablement de Ferrare, eut deux fils, Alighiero et Preitenitto. Alighiero, à son tour, eut deux fils : Bello et Bellincione, qui en eut quatre. L’un d’eux, nommé Alighiero comme son grand-père, fut le père de Dante :
Basti de’ miei maggiori udirne questo :
Chi ei si’ furo ed onde venner quivi,
Più è tacer che ragionare onesto…
Il y aurait un grand intérêt à réunir quelques détails certains sur les premières années de Dante, sur son enfance, son éducation et ses études. Mais nous en sommes réduits aux généralités de Boccace et des biographes anciens, que les biographes modernes ont longtemps amplifiées, et ces généralités, qui font de Dante un enfant prodige, ne nous fournissent aucun renseignement précis. Il faut repousser la légende qui lui donne pour maître Brunetto Latini. Elle n’a d’autre fondement que ce vers de l’Enfer, où Dante rencontre le philosophe dans le cercle des Violents :
«… J’ai toujours présente à l’esprit… votre chère et bonne image paternelle quand, dans le monde, vous m’enseigniez comment l’homme s’éternise… »
Quel que soit le sens de cette expression mystérieuse, elle ne peut signifier que Brunetto fut chargé, à un titre quelconque, d’instruire le futur poète de la Comédie, car en 1273 déjà, au moment où Dante avait huit ans et aurait pu, au plus tôt, étudier le « comment l’homme s’éternise, » l’auteur du Trésor, revenu de l’exil, était secrétaire du conseil de la République florentine, fort estimé de ses concitoyens, si directement mêlé à leur politique, qu’il fut un des premiers à remplir la charge nouvellement créée de prieur (1283). Or une existence d’homme d’État, surtout en ces années agitées, n’est guère compatible avec des fonctions de précepteur ou de maître d’école. — J’ajouterai que, d’après les renseignemens que Dante nous donne lui-même sur ses lectures, il ne paraît point avoir étudié d’une façon méthodique : en effet, il raconte dans le Convito que, lorsqu’il eut perdu Béatrice, il chercha des consolations dans la philosophie, et se mit à lire un livre non conosciuto da molti, qui n’est autre que la Consolation de Boèce, pourtant fort répandue au moyen âge. Il ajoute : « Ayant encore appris que Tullius avait écrit un autre livre, dans lequel, en traitant de l’amitié, il adresse des paroles de consolation à Lélius,.. je me mis aussi à le lire. » Et il explique que, quoiqu’il lui fût d’abord difficile de s’assimiler leur sagesse, il y arriva pourtant, autant que le lui permirent « l’art de la grammaire qu’il avait et le peu de son intelligence. » Une telle découverte, et si tardive, des livres que Dante indique comme la base de son éducation philosophique, semble exclure l’hypothèse d’études régulières. Ses biographes anciens et modernes ne l’en ont pas moins envoyé, sans aucune preuve positive, à l’université de Bologne et à celle de Padoue. Balbo, plus affirmatif qu’aucun autre, suppose même que c’est à son départ pour Bologne qu’il aurait fait allusion dans le passage de la Vita nuova (§ 9) où il raconte son départ momentané de Florence avec une nombreuse compagnie de cavaliers qui dans leur chevauchée suivaient le cours d’un fleuve. Mais un étudiant ne part guère pour l’Université avec une troupe de cavaliers, et il semble plus probable que ce départ, si sobrement décrit, ait correspondu à quelque expédition de guelfes florentins contre leurs ennemis de Pise ou d’Arezzo, avec lesquels ils furent presque continuellement en guerre de 1283 à 1289. La part que Dante prit à ces expéditions reste à déterminer. La tradition veut qu’il ait combattu à cette bataille de Campaldino, où le hasard réunit plusieurs des personnages qui devaient jouer un rôle dans sa vie ou dans son poème : son futur beau-frère Corso Donati, qui décida du succès de la journée en se jetant dans la mêlée malgré les ordres qu’il avait reçus ; Buonconte de Montefeltro, le chef de l’armée ennemie, qui au chant V du Purgatoire explique sa mystérieuse disparition ; Bernardino da Polenta, le frère de Francesca da Rimini ; elle le conduit aussi sous les murs du château de Caprona, que les Pisans défendirent pendant cinq mois contre les Florentins. Et la description de la bataille de Campaldino que fait Buonconte, et l’allusion directe au siège de Caprona qui se trouve au chant XXI de l’Enfer, sont ici d’accord avec la tradition. M. Bartoli, en discourant sur ces deux épisodes, me paraît abuser du droit à la méfiance que revendiquent les modernes historiens de Dante. D’autre part, M. d’Ancona, en se livrant à de minutieux calculs de dates pour chercher une concordance entre ces deux faits et la cavalcade la Vita nuova, oublie que la Vita nuova n’est pas une autobiographie, et que, dans ce petit roman sentimental, Dante a pu transposer des dates aussi bien qu’omettre ou corriger des faits. Et M. del Lungo a pour lui toutes les présomptions, quand il démontre qu’il s’agit d’un épisode très simple et très naturel dans la carrière du poète, et qui ne suffit pas à en faire un héros. L’excès de critique est un danger comme l’excès de crédulité, et lorsqu’on trouve dans la Comédie des vers d’un sens aussi précis que ceux qui évoquent l’image des vaincus sortant de Caprona, sous la foi d’une convention qu’ils ont grand’peur de voir violer, il faut les accepter pour ce qu’ils signifient.
Si les anciens biographes de Dante ont amplifié à l’infini les quelques données positives que nous possédons sur ses premières études et sur ses premières armes, ils se sont donné plus libre carrière encore sur ses premières amours. Le problème de Béatrice a pris, grâce à eux, de telles proportions, que je ne puis songer à examiner ici les diverses solutions qu’il a reçues. Je me contenterai donc d’indiquer brièvement la façon dont il se pose à l’heure actuelle.
D’abord, l’identité de la Béatrice Portinari, dont Boccace a créé la légende, avec la gentilissima donna, qui, sous le nom de Bice, est l’héroïne de la Vita nuova, et conduit ensuite le poète au paradis, doit être, je crois, définitivement écartée. Les partisans les plus passionnés de cette solution n’ont jamais pu alléguer que des témoignages postérieurs à celui de Boccace, lequel est lui-même postérieur de quatre-vingts ans à la mort de Béatrice Portinari ; et la découverte du testament de Foleo Portinari, autour duquel on a fait grand bruit, prouve tout simplement que ledit Foleo eut une fille du nom de Bice ou de Béatrice, et ne prouve rien de plus. Au contraire, en s’appuyant sur quelques indications de la Vita nuova qui ont, par exception, un caractère assez précis, les contradicteurs ont pu à peu près établir que la « très noble dame » ne put demeurer dans la rue qu’habitaient les Portinari, qu’elle ne se maria pas (tandis que son homonyme historique épousa messer Simone di Bardi), et que Dante choisit le nom de Béatrice, non parce que sa bien-aimée le portait réellement, mais parce qu’il lui permettait de se livrer sur ce nom prédestiné et le mot béatitude à des jeux de mots dans le goût du temps, pareils à ceux de Guido Cavalcanti sur sa Giovanna, de Cino de’ Sinibuldi sur sa Selvaggia, et même de Pétrarque sur sa Laure.
Mais si le nom propre disparaît, la personne réelle subsiste ; après l’avoir obstinément niée, après en avoir fait un pur symbole de la Théologie, de la Révélation, de l’Éternel féminin, de la Foi et même de la Puissance impériale, on est obligé d’en revenir à l’explication si simple des anciens commentateurs, qu’avec un peu de bon sens on n’aurait- jamais abandonnée. D’abord, lorsqu’à vingt ans Dante chantait sa « très noble dame » dans les sonnets et dans les canzones qu’il a enchâssés dans la Vita nuova, quand il consultait les trois meilleurs poètes de son temps sur les premiers vers qu’elle lui avait inspirés, il ne pensait guère qu’à la jeune fille à laquelle il avait voué son cœur dès l’enfance, et dont la seule salutation suffisait à le remplir d’une pure joie. Elle demeura pour lui réelle jusqu’au moment où la mort l’enleva, en pleine jeunesse, en pleine beauté, avant que le temps eût commencé sur elle sa vilaine œuvre de destruction : en sorte que cette fin prématurée l’ennoblit encore. Mais ensuite, après que sa bien-aimée lui eut été enlevée, et après le désespoir qu’il a raconté, Dante, se rattachant peu à peu à la vie, ne tarda pas à chercher des consolations dans l’étude, dans la philosophie d’abord, qu’il ne connaissait guère et que lui révélèrent peu à peu, comme nous l’avons vu, Boèce et Cicéron, puis dans la théologie, qui lui sembla supérieure et lui apparut bientôt au sommet de la pensée qu’elle domine et qu’elle guide. À ce moment-là, il s’opéra dans son esprit une sorte d’identification entre cette étude, pour laquelle il se passionnait, et la femme qu’il avait tant aimée. Pendant toute sa jeunesse, il avait rapporté à Béatrice ses moindres actions comme ses plus grands efforts. Amicalement accompagné par son souvenir, il se plut à lui rapporter encore les hautes satisfactions que lui donnait son travail. Dans cette nouvelle phase de sa vie, c’est encore elle qui le conduit : elle est la Philosophie pendant qu’il cherche à s’appliquer à lui-même le Traité de la Consolation ; elle est la Théologie ensuite, quand, dépassant ses guides païens, il se jette dans la discussion des dogmes avec saint Thomas d’Aquin, ou s’élève aux hauteurs de la vie contemplative avec saint Bonaventure et saint François d’Assise. Et lorsque, arrivé au mi-chemin de la vie, revenu des égaremens où il s’était laissé entraîner un temps, ayant trouvé un but adéquat à son génie, il entreprend d’élever à la bien-aimée le monument impérissable de son poème, il ne la sépare plus des illustres abstractions qu’il veut aussi célébrer. La morte mystérieuse qu’il a pleurée est devenue à la fois son idéal poétique, son guide sur le chemin de la Foi, la figure que revêt pour lui la Science des sciences. Et il n’y a plus, entre le sens littéral et le sens symbolique de cette Béatrice transfigurée, les séparations qu’y introduit notre analyse : l’une et l’autre se sont fondues en un seul être, en sorte que Dante peut la traiter tantôt comme une réelle femme, tantôt comme un symbole. Notre critique s’y perd, nous restons incertains et ballottés entre ces apparentes contradictions ; mais il savait bien, lui, qu’il ne se contredisait pas, et ce qui nous semble aujourd’hui anormal et complexe lui paraissait si naturel et si simple qu’il n’a certainement pas même entrevu le problème sur lequel devaient se morfondre vingt générations de commentateurs. C’est là la conception de Béatrice à laquelle conduisent, si elles ne l’exposent pas comme je viens de l’indiquer, les études de MM. d’Ancona et Rodolfo Rénier.
Ce grand amour mystique ne suffit pas à remplir la vie de Dante : d’autres femmes passent dans son œuvre, quelquefois assez nettement dessinées, presque vivantes, comme cette donna pietosa, dont la figure « devenait d’une couleur pâle, presque comme celle d’Amour, » chaque fois qu’elle voyait passer Dante affligé ; ou à peine indiquées, comme cette bella pietra dont il déplore l’impassibilité. Sur le compte de ces héroïnes inconnues, que le poète n’a point voulu immortaliser comme sa Béatrice, les critiques se sont livrés aux plus étourdissantes fantaisies. Là, les données positives manquent absolument, et l’on en profite. Des quelques noms qui passent dans la Comédie et dans le Canzoniere, — presque toujours si mystérieux qu’on ne peut même être sûr qu’ils soient des noms propres, — quelques-uns, comme M. Schefier-Boichorst, évidemment pessimistes et enclins à se méfier de l’espèce humaine, concluent que Dante, en tout cas après la mort de Béatrice, se livra à la luxure. D’autres, comme M. Bergmann, et surtout M. Scartazzini, l’âme plus pure, l’esprit plus croyant, prennent sa défense avec beaucoup d’ardeur. Cependant d’autres encore, comme M. V. Imbriani, interrogent les textes muets, fouillent les documens qui n’existent pas et demeurent convaincus qu’en remuant le néant de ces choses passées, ils ont fait d’excellente critique historique.
De part et d’autre les argumens se valent. M. Scheffer-Boichorst, rencontrant dans le Canzoniere la gracieuse petite ballade : Io mi son Pargoletta bella e mova, en conclut que Dante a aimé une jeune fille à laquelle il a donné le nom de Pargoletta, et il lui suffit de quelques mots pour esquisser un roman qu’aurait eu le poète avec une beauté alpestre. La bella pietra des canzones ne peut être qu’une dame appelée Pietra, et il en est de même de la Gentucca, cette indéchifïrable Gentucca que Benvenuto da Imola, plus naïf encore que M. Scartazzini, expliquait par a race vile, gens ob-scura-j » dont M. Minutoli a tenté d’établir l’état civil en mettant sens dessus dessous les archives de Lucques, et que M. Scheffer-Boichorst invoque comme un suprême témoignage de la coupable frivolité de Dante, marié, père de famille, exilé, et s’oubliant encore, tant la sensualité était puissante en lui, à une liaison criminelle. Criminelle ! Pourquoi ? Francesco da Buti n’a-t-il pas affirmé que Dante aima cette Gentucca « pour la vertu grande et honnête qui était en elle et non pour un autre amour ? » Et M. Scartazzini, beaucoup plus sûr encore de son fait que le vieux commentateur pisan, nous affirme qu’il serait absurde de croire qu’il s’agisse a d’un amour vulgaire, sensuel, coupable, » et que l’amour de Dante pour la Lucquoise fut « sans doute platonique, pur, saint, sans aucune pensée qui n’ait été chaste et honnête. »
Mais ce n’est pas seulement de la pureté des relations de Dante et de Gentucca que M. Scartazzini se porte ainsi garant : il répond de lui en toute occasion, à Florence et dans l’exil, du vivant de Béatrice et après sa mort. Écoutez-le raisonner : il est si convaincu qu’à défaut de preuves matérielles vous serez convaincus peut-être par la robustesse de sa foi ; les détails s’en imposent comme des articles de catéchisme :
« Dante aima-t-il d’autres femmes tant que vécut Béatrice ? — Non. Donc, jusqu’à vingt-cinq ans, Dante ne fut pas luxurieux ; ce « trait sensuel » (le sinnlicher Zug que M. Scheffer-Boichorst avait eu si grand plaisir à découvrir) ne se révèle pas en lui jusqu’à cet âge. — Dante aima-t-il d’autres femmes au temps où il était si affligé de la mort de Béatrice ? — C’est psychologiquement impossible. — Ou au temps de la donna gentile ? C’est psychologiquement inconcevable. — Nous sommes donc à sa vingt-septième année. Dante sacrifiait-il à la sensualité au temps où il se livrait avec tant de ferveur à ses études philosophiques ? — Mais,.. non, puisque la sensualité et l’étude fervente et assidue sont deux choses qui s’excluent l’une l’autre. — Dante fut-il coureur pendant les premières années de son mariage ? — Nous voudrions d’autant moins l’affirmer que jusqu’à cette époque il s’était conservé pur et chaste. — Dante commença-t-il à s’abandonner à la luxure après être entré dans la vie publique, et put-il être un coureur, l’homme qui consacra ses forces au service de l’État et à qui ses concitoyens conférèrent les souverains honneurs de la république ? C’est absolument inadmissible. Nous voici donc à l’époque de l’exil, et, jusqu’à ce moment, il n’y a pas eu place dans sa vie pour la sensualité dont on l’accuse… »
Il n’est pas besoin d’insister sur la charmante naïveté de cette touchante argumentation, d’après laquelle il suffirait d’être homme d’Etat pour demeurer à l’abri de toutes les tentations de la chair. Entraîné par son zèle pour l’innocence de son poète, M. Scartazzini oublie que Dante lui-même a placé dans la bouche de Béatrice des reproches dont le sens n’est guère douteux (Purgatoire, XXX, 115 à 135), qu’il a confessé son amitié pour un personnage très peu vertueux, Forese Donati, auquel les prières d’une femme dévouée valurent seules une place tolérable dans le Purgatoire, et que son ami Guido Cavalcanti, plus austère que lui, le rappelait à la vertu dans un beau et fier sonnet : « Je pleure ton noble esprit et les nombreuses vertus qui te sont enlevées… » Mais s’il faut renoncer à faire de Dante un modèle de chasteté, il faut renoncer également à pénétrer le secret de ses fragiles amours. Seule, la donna pietosa, avec la pâleur de son visage, nous apparaît vraie et vivante, assise à la fenêtre de quelque maison de la via di Por-San-Piétro, suivant de ses doux yeux compatissans le poète en deuil qui déjà commençait à se consoler. Et comme Béatrice, au-dessous de laquelle sa place est marquée, elle peut exercer à l’infini l’ingéniosité des faiseurs d’hypothèses. Pourquoi ne serait-elle pas, elle aussi, réalité et symbole à la fois ? D’abord, elle fut une passante, qui, apparaissant au moment où Dante se rattachait à la vie après sa douleur, au moment où son cœur, longtemps fermé, demandait à s’ouvrir de nouveau, lui rappela que la beauté est éternelle et l’amour renouvelable. Pour elle, il n’éprouva pas ce sentiment suprême qu’on n’éprouve qu’une fois et que lui avait inspiré la glorieuse inconnue dont le souvenir devait le suivre à jamais, mais un sentiment plus simple, passager, léger, et pourquoi donc exempt de sensualité ? Elle fut le lien qui le rattacha à la vie, et si elle ne remplaça pas Béatrice, elle lui succéda ; elle lui succéda comme la réalité vient après l’idéal, l’amour possible après l’amour de rêve, marquant en quelque sorte dans sa vie l’étape où l’homme jette au loin ses songes d’adolescent, accepte ce que la vie lui offre et s’en contente. Et son sens allégorique correspondrait merveilleusement à ce sens littéral : si Béatrice est la Vérité, l’Absolu, la Théologie, si sa figure élue marque le sommet où tend la pensée de son amant, si c’est elle qui le sauve, lui envoie son premier guide, le conduit à travers les splendeurs du Paradis, — moins glorieux, mais non moindre serait alors le rôle de la donna pietosa : elle serait ce que Dante a voulu qu’elle fût, la philosophie, — ancilla theologiœ, — l’étude inférieure, mais patiente et consolante, qui fut son premier pas hors de la selva oscura et lui ouvrit le chemin des sommets. — Quant aux autres, la Casentine, la Lucquoise, la bella pietra, il faut renoncer à les connaître.
La vie conjugale de Dante n’est guère mieux connue que sa vie amoureuse. A vrai dire, on sait que sa femme, Gemma Donati, appartenait à une famille dont le nom revient à chaque page dans l’histoire de Florence de cette époque : le chef en était ce célèbre et dangereux Corso, qui plus tard dirigea le parti des guelfes noirs et finit si tragiquement ; il avait pour frère ce Forese, qui fut peut-être le compagnon de débauches de Dante pendant ces troubles années 1291-1298, et pour sœur cette Piccarda qu’il força à rompre ses vœux de religieuse et que Dante retrouva plus tard dans le ciel inférieur du Paradis, le ciel de la lune. Mais quand eut lieu ce mariage ? On l’ignore, et l’on en est réduit à le placer entre les années 1291-1298. Et quelle fut sa vie de famille ? On n’en sait pas davantage. Tout ce qu’on a écrit sur cette question se trouve résumé dans une discussion prolongée entre Witte, Scheffer-Boichorst et Scartazzini : les deux premiers épiloguant sur la façon dont Boccace raconte le mariage de Dante et serrant, jusqu’à l’étouffer, le sens de quelques passages de la Comédie, affirment que Dante se remaria sans amour et que ses rapports avec sa femme se refroidirent avec les années. Ils vont plus loin et reprochent à Gemma de n’avoir pas apprécié son mari et d’avoir mal tenu son ménage. M. Scartazzini, toujours prêt à combattre pour la vertu, la morale et le bien, a défendu passionnément la thèse adverse. Mais, plus tard, il a reconnu qu’au fond on ne savait rien de plus d’un côté que de l’autre.
Quelle qu’ait été leur vie commune, Dante et Gemma eurent plusieurs enfans. Le nombre en va croissant de siècle en siècle. Leonardo Bruni parle « d’un fils parmi les autres, appelé Piero. » Philelphe en signale quatre ; Pelli monte jusqu’à sept. Ce chiffre fatidique a fait fortune, et le dernier écrivain qui ait tenté de résumer brièvement la biographie de l’Alighieri, M. Gildemeister, considère comme « historiquement établi » que Gemma donna à son époux « sept enfans en sept années. » M. Gildemeister, dont la notice est cependant très prudente, se montre ici trop crédule. En réalité, on ne peut affirmer d’une façon positive l’existence de plus de quatre enfans, deux fils et deux filles : Pietro qui s’établit à Vérone, où il devint juge et dont on peut suivre la descendance jusqu’au milieu du XVIe siècle ; Jacopo, qui paraît avoir vécu jusqu’en 1342 à Florence, où il recouvra les biens de sa famille ; Béatrice, dont le nom figure sur un document que Pelli a vu et qui a disparu ; et Antonia que M. Bartoli a découverte dans les archives florentines. Il faut s’en tenir là.
Les renseignemens que nous possédons sur la vie politique de Dante sont moins précis encore et moins certains que ceux qui nous sont parvenus sur sa vie privée ; sa haute personnalité disparait dans l’histoire de Florence, si trouble, si complexe et si grandiose pourtant pendant ces années où, déchirée par des luttes intestines d’une extrême violence et tout en exilant, en poursuivant et en laissant massacrer ses plus illustres citoyens, elle développait ses arts, son commerce et sa fortune, si puissante, qu’elle allait bientôt braver l’empereur sans même daigner fermer ses portes devant lui. En sorte que Dante, homme d’un parti vaincu, rêveur d’un ordre de choses qui ne s’établit pas, la compare au flux et au reflux de la mer ou au vaisseau sans pilote dans la tempête, tandis que Machiavel, jugeant mieux les choses, de plus loin et d’un coup d’œil plus juste, s’écrie : « Il y avait bien entre les nobles et le peuple des motifs de colère et de soupçons, mais il n’en résultait aucun mauvais effet. Florence ne craignait plus ni ses exilés, ni l’Empire, et elle était de force à tenir tête à tous les états d’Italie. »
Dante entra dans la vie politique peu de temps après la réforme de Giano della Bella, qui venait de faire droit aux réclamations du popolani et d’élargir la constitution dans un sens démocratique. On sait que les citoyens de Florence étaient classés d’après leurs métiers, divisés en « arts majeurs » et en « arts mineurs. » Ceux qui n’étaient point inscrits, les scioperati, étaient exclus du gouvernement de la république. Vers 1296, Dante Alighieri était inscrit à l’art des médecins et pharmaciens, qui comprenait aussi les peintres ; à ce moment-là, il prenait part aux délibérations du Conseil des Cent. Trois ans plus tard, il remplissait sa première ambassade : au nom de la commune de Florence et pour les intérêts du parti guelfe, il allait surveiller le renouvellement et la confirmation d’un nouveau capitano dans la commune de San-Gemignano. Le parti guelfe, auquel il appartenait encore et qui gouvernait depuis sa victoire de Montaperti, était un véritable État dans l’État : il avait ses magistrats particuliers (capituni di parte guelfa), ses séances, son sceau, son trésor, produit des contributions de ses membres et des confiscations opérées sur les gibelins ; son gouvernement s’étendait sur les communes toscanes. Comme les intérêts du parti guelfe se fondaient en ce moment avec ceux de la commune de Florence qu’il dirigeait, Dante fut chargé de les représenter l’un et l’autre.
Si l’on en croit la biographie courante, cette première et assez modeste mission de San-Gemignano ne fut que le prélude d’une brillante série de « légations, » presque toutes de première importance. Dante aurait été chargé, à quatorze reprises, de représenter la république florentine et dans des circonstances souvent capitales : avec Sienne et avec Gênes, il aurait réglé des différends de frontières contestées ; il aurait ramené des citoyens indûment retenus à Pérouse et sauvé un Florentin du supplice que lui réservait le roi de Naples ; obtenu tout ce qu’il voulait (on ne sait quoi, par exemple) du roi de Hongrie ; porté des présens de noces au marquis d’Este, qui lui aurait donné le pas sur les ambassadeurs des autres puissances ; défendu avec succès dans quatre ambassades les intérêts de sa turbulente patrie auprès du pape Boniface VIII. Toute une carrière diplomatique, et toujours heureuse… Mais de tant de services rendus à l’État, aucune trace n’a subsisté ni dans les chroniques ni dans les archives. Giovanni Villani, qui cependant, étant guelfe, aurait eu intérêt à revendiquer pour son parti l’illustre proscrit dont il veut conserver le nom, n’en dit pas un mot. En revanche, deux ans après la mission de San-Gemignano, nous trouvons l’Alighieri en train de remplir des fonctions plus modestes : il est tout simplement chargé de procéder au nettoyage et à l’élargissement d’une rue en mauvais état. Cette légende des quatorze ambassades n’ayant d’autre source que l’affirmation de Philelphe, il a fallu l’abandonner. On a cependant essayé de retenir la dernière, une de celles auprès de Boniface VIII, pendant laquelle Dante aurait été frappé de la sentence qui l’exila : M. Pasquale Pappa a démontré que, quoique affirmée par Dino Compagni et par Bruni, elle n’était pas plus certaine que les autres.
Du 15 juin au 15 août 1300, Dante remplit les fonctions de prieur ; à partir de ce moment jusqu’à son exil, sa biographie se perd dans les faits historiques qu’il nous faut brièvement résumer.
Le moment du priorat de Dante est précisément celui où s’exacerbait la rivalité entre les deux fractions ennemies du parti guelfe, les Blancs, qui étaient au pouvoir, et les Noirs, qui allaient bientôt s’en emparer. Sur la querelle de familles qui avait été la cause première de la scission du parti, se greffait comme une reprise de l’éternelle querelle guelfe et gibeline devenue la lutte des deux pouvoirs spirituel et temporel, et des démêlés extrêmement compliqués avec Boniface VIII. Boniface avait à Florence des partisans, qui intriguaient et conspiraient en vue d’étendre l’influence du pape sur le gouvernement de la république. Au mois d’avril 1300, trois de ces agens furent dénoncés au gouvernement florentin et condamnés à d’énormes amendes, malgré l’intervention du pape en leur faveur. Profondément blessé de n’avoir pu sauver par son influence ceux que leur zèle pour sa cause avait compromis, Boniface cita alors à comparaître devant le saint-siège les trois auteurs principaux de la condamnation. Ils n’obéirent pas, et Florence fut excommuniée par une lettre motivée, dans laquelle le pape reprenait la thèse de la supériorité du pouvoir spirituel et entreprenait de démontrer que le gouvernement de Florence appartenait à l’autorité pontificale. Les Blancs qui étaient au pouvoir se trouvèrent donc en hostilité déclarée avec le saint-siège. Depuis longtemps déjà, on les accusait de sympathies gibelines, et ils s’en défendaient mal : la force des choses les jetait de plus en plus dans le parmi gibelin. Les Noirs entreprirent d’exploiter la situation qui résultait de ce revirement, et, menacés par un décret (4 mai), qui donnait plein pouvoir à la seigneurie pour réprimer leur agitation, se tournèrent vers le pape et le prièrent d’intervenir. Boniface s’empressa de répondre à leur invitation et envoya le cardinal d’Acquasparta comme médiateur à Florence.
Le cardinal arriva vers le milieu de juin, au commencement du priorat de Dante. Il trouva devant lui un homme qui, comme son parti, était déjà presque un gibelin. Sans doute, Dante n’avait pas encore défendu et systématisé, comme il devait le faire dans la suite, les revendications gibelines, et l’on ne peut admettre avec Witte que la composition de son traité De Monarchia date de ce moment-là. Mais il les professait inconsciemment en partie, car elles couraient dans l’air : Florence se sentait assez forte pour maintenir son autonomie, surtout contre un pape ambitieux, toujours affamé d’hommes et d’argent et qui semblait se croire encore au temps de Grégoire le Grand. Et le médiateur n’arrivait point avec des instructions conciliantes. Son premier acte fut de demander balia pour rétablir la paix entre les familles ennemies des Grandi et entre les Grandi et les Popolani. Le conseil des Cent et les conseils du capitaine accédèrent à sa requête, sous cette double condition qu’il se servirait avec mesure du pouvoir qu’on lui accordait, et que si, ne parvenant à conclure la paix, il concluait une trêve, la durée de cette trêve n’excéderait pas trois ans. Le légat se mit à l’œuvre, et tira de son portefeuille un projet de réforme sociale qui ne pouvait manquer de convenir aux Noirs et de déplaire aux Blancs : c’étaient les hautes magistratures ouvertes à tous ceux qui en seraient dignes, sans acception de caste ni de parti, et renouvelées tous les deux mois par un septième de tirage au sort, remplaçant le suffrage, — les réformes mêmes que dans la suite les Noirs, parvenus au pouvoir, devaient accepter après avoir chassé leurs adversaires de la ville. Les Blancs repoussèrent le projet, et le cardinal quitta Florence, excommuniée et interdite.
L’excommunication n’était plus ce qu’elle avait été ; elle fut pourtant une arme aux mains des Noirs qui, déjà presque égaux en nombre aux Blancs, se sentirent renforcés par l’appui du pape. Les rixes recommencèrent entre les chefs blancs, les Cerchi, les Cavalcanti, les Adimari, et les Noirs toujours conduits par le violent Corso Donati. Le gouvernement crut pouvoir rétablir l’ordre en faisant acte d’autorité et d’impartialité, et en exilant sans considération de parti les principaux fauteurs des désordres, parmi lesquels Guido Cavalcanti, l’ami de Dante, et Corso Donati, son parent. Guido Cavalcanti, comme on sait, mourut de la malaria, et Corso Donati, de son exil, fit plus de mal à ses adversaires qu’il ne leur en aurait fait en restant à Florence : ce fut lui qui décida Boniface à appeler en Italie Charles de Valois et à le charger de remplir, par la force, la mission de pacificateur, que le cardinal d’Acquasparta n’avait pu exercer. Les Blancs, sentant que leur autorité réunie ne résisterait pas à ce nouveau coup, envoyèrent au pape cette ambassade dont Dante aurait pris la direction en prononçant les légendaires paroles : « Si je vais, qui reste ? et si je reste, qui va ? .. »
Pendant que les ambassadeurs florentins, — avec Dante ou sans lui, — parlementaient à Rome, Charles de Valois approchait de Florence, y entrait sans coup férir, après avoir déclaré aux Florentins, qui avaient bien dû le croire, « qu’il venait pour leur bien et bon état, et pour les mettre en paix ensemble. » Grâce à lui, le revirement depuis longtemps imminent s’accomplissait enfin : les Noirs, avec leur clientèle de popolani, arrivaient aux hautes magistratures, dont les Blancs étaient dépossédés ; Corso Donati, rappelé de son exil, rentrait en triomphe, et commettait de tels excès que Boniface, inquiet, lui envoyait le même médiateur, le cardinal d’Acquasparta, qu’on n’écoutait pas plus que sous le précédent régime. Enfin, après des rixes nombreuses et sanglantes, la paix se rétablissait tant bien que mal, grâce à un arrêt de proscription qui frappait les principales familles du parti des Blancs. Une loi, — l’éternelle loi de vengeance que rêvent tous les partis quand ils viennent de chasser leurs adversaires, — permit au podestat l’examen rétrospectif des actes des hauts fonctionnaires, et le 27 janvier 1302, le podestat en charge, Cante dei Gabrielli, usant de ce droit, introduisait le nom de Dante dans la sentence qu’il rendait contre trois de ses co-partisans. Les quatre proscrits étaient déclarés coupables de fraudes commises dans l’exercice de leurs fonctions, de gains illicites, d’extorsions iniques en argent et en nature, de prévarication, d’intrigues électorales, d’avoir fomenté le trouble à Florence et semé la division à Pistoja, et « enfin » d’avoir ordonné l’expulsion des « citoyens qu’on désignait sous le nom de Noirs. » Ils étaient condamnés à payer 5,000 livres d’amende dans les trois jours ; s’ils ne payaient pas, leurs biens, dévastés et détruits, appartiendraient à la commune ; s’ils payaient, ils n’en seraient pas moins exilés pour deux années, loin des confins de la Toscane ; dans un cas comme dans l’autre, leurs noms seraient inscrits comme faussaires et prévaricateurs dans les statuts du peuple, et ils ne pourraient jamais plus revêtir aucune magistrature.
Dante, comme le prouve un de ses cauzones, accepta fièrement cette sentence, dont l’opprobre n’a pas rejailli sur lui. Dans l’impossibilité où elle se trouve de réviser l’arrêt de Cante dei Gabrielli, la postérité se refuse à y voir autre chose qu’un acte de haine et de vengeance politique. Mieux que des documens, l’œuvre entière de Dante proteste contre de telles accusations, et son œuvre est un document aussi, un document presque muet sur sa vie, c’est vrai, mais où l’on trouve son caractère, sa pensée et son cœur.
La condamnation fut confirmée et aggravée par un nouvel arrêt du 10 mars 1302, qui s’étendait à quatorze nouveaux condamnés : le podestat rappelait les motifs de la condamnation ; selon les ordonnances qui réglaient la contumace, il déclarait les prévenus convaincus des crimes qui leur étaient reprochés, et prononçait que, si l’on s’emparait d’eux, ils seraient livrés aux flammes et brûlés vifs.
Quoi qu’il en soit de la dernière ambassade de Dante, il semble probable qu’au moment où le premier arrêt le frappa, il n’était pas à Florence. Le plus vraisemblable est que, prévoyant les excès des Noirs dès leur retour, et se sentant menacé, il avait pris la route de l’exil avant même qu’elle lui fût imposée.
Si la biographie de Dante pendant la première moitié de sa vie est très incomplète, elle devient plus incertaine encore et plus invraisemblable pendant son exil. Pour le suivre, même de loin, dans ses diverses étapes, pour marquer ses séjours probables, pour fixer la date de ses écrits, il faudrait dépasser les limites de cette étude et entrer dans de fastidieuses discussions, sans d’ailleurs arriver à autre chose qu’à des conjectures plus ou moins spécieuses. Je me contenterai donc de marquer, sur quelques-uns des points les plus importans de cette période, les résultats des dernières recherches.
Contre l’opinion généralement accréditée sur la foi de Leonardo Bruni, il ne semble pas que Dante ait accompagné la majorité de ses compagnons d’exil à Sienne, où leur cause n’était pas sympathique et où ils ne purent s’établir, ni à Arezzo, l’éternelle ennemie de leur patrie, alors gibeline et gouvernée par Uguccione della Faggiuola, qui cependant ne leur fut guère plus favorable ; en sorte qu’ils durent se disperser et s’enfuir un peu partout. Il ne prit pas encore non plus part à leurs vaines entreprises pour rentrer par force à Florence ; il avait probablement, dès son départ, gagné Vérone où régnait un Scaliger, — pas encore Gan Grande, — qui lui fit bon accueil. Des traditions contestables roulent sur ce premier séjour, dont on ignore la durée : tout ce qu’on sait, c’est qu’en 1306 Dante était à Padoue. Encore n’en est-on pas sûr, et ne peut-on s’appuyer que sur un acte privé au bas duquel figure son nom un peu défiguré : Dantino Alligery. Si réellement, comme on a quelque raison de le croire, le Convito et le traité De vulgari eloquio datent de cette période, on peut croire que ces premières années d’exil ne furent point trop amères. Sans doute, Dante regrettait sa ville natale ; mais il la regrettait sans violence, sans amertume, sans invectives ; et son esprit s’ouvrait, et sa pensée restait sereine : « Mais nous, écrivait-il, dont le monde est la patrie, comme la mer est celle des poissons, quoique nous ayons bu de l’eau de l’Arno avant d’avoir nos dents, et quoique nous aimions tant Florence, que pour l’avoir aimée nous souffrons un injuste exil, il nous faut cependant appuyer notre jugement sur la raison plutôt que sur le sentiment. Et quoique pour notre plaisir, il n’y ait pas au monde de lieu plus agréable que Florence, pourtant en parcourant les volumes des poètes et des autres écrivains qui décrivent le monde, en causant entre nous des différens sites et lieux de la terre et en comparant leurs mœurs, nous trouverions, j’en suis sûr, que beaucoup de régions et de villes sont plus nobles et plus délicieuses que la Toscane et que Florence, où je suis né et dont je suis citoyen… » Rapprochez ces paisibles paroles de la u montagnarde chanson » qu’il envoyait à Florence du lieu mystérieux où le retenait « une chaîne si forte, » et vous apercevrez un Dante bien différent du patriote austère, du proscrit mélancolique, du satirique passionné que la tradition a consacré. Ayant dépassé de quelques années seulement le mi-chemin de la vie, il était dans la force de l’âge et l’on peut croire qu’il en jouissait. C’est plus tard seulement que le regret de la carrière brisée, l’ambition, la haine de parti, devaient se réveiller en lui. C’est plus tard qu’il sentira u combien l’escalier d’autrui est dur à monter et à descendre. » En ce moment, il regarde le monde ouvert devant lui, il l’accepte pour sa patrie, il l’aime, et il est encore, aussi, l’amant de la donna pietosa, qu’elle soit femme ou qu’elle symbolise l’étude, l’étude calme, désintéressée et sereine.
Cette curiosité du monde, qui consolait Dante de son exil, le poussa-t-elle aux longs voyages qu’on lui a prêtés, à Paris et jusqu’à Oxford ? A Paris peut-être, et le fait n’a rien de surprenant : il est affirmé par Giovanni Villani, repris et amplifié par Boccace et par Benvenuto da Imola. Tous trois affirment qu’il y étudia, et il n’y a rien dans leurs assertions qui ne soit croyable. Mais bientôt, comme les autres faits de la biographie dantesque qu’on peut considérer comme certains, ce voyage tourne à la légende. On le rapproche des deux terzines du Paradis (chant X) où le poète parle de Siger de Courtray. Au XVe siècle, Dante passe pour avoir poussé ses études à Paris au point d’y prendre son baccalauréat en théologie, et au XIXe Balbo décrit son voyage avec de pittoresques détails, nous le montre arrivant pauvre et sans ressources, venant modestement s’asseoir parmi les écoliers de la rue du Fouarre et, tout en roulant dans sa tête et le rêve de son grand poème et celui de son retour à Florence, s’assimilant laborieusement la théologie, la philosophie et « les autres sciences, » soutenant des thèses de quolibet, plaidant le contre après le pour selon la méthode scolastique, de manière à exciter l’admiration de ses condisciples. Le tableau devient si touchant et si romanesque, que l’histoire n’y suffit plus et que Balzac en fait une nouvelle, d’un singulier attrait d’évocation. — Est-il besoin de dire que tous ces détails, pour être possibles, n’en sont pas moins de la pure fiction ? Quant au voyage à Oxford, qu’un dantologue anglais, Barlow, défend avec passion, il semble entièrement légendaire et rentre en tout cas dans la catégorie des faits improbables.
Si Dante était encore à Paris en 1309, l’année du supplice des Templiers, — la haine directe, l’indignation éclatante avec laquelle il parla de Philippe le Bel, permettent de supposer qu’il vit de près cette tragédie, — les événemens ne tardèrent pas à le rappeler dans sa patrie ; l’empereur Henri VII, en effet, allait entrer en Italie.
Le début de cette expédition, dont les détails sont bien connus, fut salué par les gibelins abattus comme une aurore inattendue d’espoir et de triomphe. Cino da Pistoja entonna le cantique de Siméon, et Dante adressa aux princes d’Italie sa fameuse lettre Ecce nunc tempus : « Voici maintenant le temps favorable où surgissent les signes de consolation et de paix. Car un nouveau jour se lève, montrant l’aube qui déjà dessine les ténèbres de la longue calamité ; et déjà les brises de l’Orient reprennent de la vigueur ; le ciel rougeoie à l’horizon et fortifie avec une douce sérénité les désirs des peuples. — Nous aussi, nous verrons bientôt la joie attendue après avoir longtemps veillé dans la nuit du désert ; car le soleil de paix se lèvera, et la justice languissante comme une fleur de tournesol privée de soleil refleurira dès les premiers rayons… »
C’était le cri d’espérance de tous les gibelins qui s’échappait ainsi de la poitrine de Dante. Cette lettre devait être suivie de deux autres, non moins enflammées, et dont l’authenticité n’est pas contestée. L’une est adressée aux a très scélérats Florentins, » et l’on y reconnaît la plume ardente qui a tracé les invectives de la Comédie. Jamais la haine de parti n’a trouvé une pareille richesse d’images menaçantes jusqu’à l’effroi : « Vous verrez avec douleur, crie le proscrit à ses compatriotes, vos édifices… détruits et consumés par le feu. Vous verrez la plèbe furibonde se débattre, tantôt en partis contraires et tantôt pousser des clameurs horribles contre vous, ne sachant être à la fois affamée et timide. Et vous aurez la douleur de voir vos temples dépouillés, fréquentés par les femmes, et vos enfans effrayés et inconsciens expiant les crimes de leurs pères. Ah ! si mon esprit prophétique ne se trompe pas, vous verrez avec larmes la ville consumée dans ses longs deuils tomber à la fin entre des mains étrangères, tandis que le peu d’entre vous qui n’auront pas été frappés par la mort ou par la prison partiront pour l’exil. Et les mêmes malheurs qu’a eu à subir la ville de Sagonte glorieuse par sa foi, vous devrez dans votre perfidie les subir ignominieusement par la servitude. »
La troisième lettre est adressée à l’empereur, qui s’attardait au siège de Crémone et ne se hâtait pas assez, — pour de bonnes raisons, — d’en finir avec Florence, « la cruelle peste,.. la vipère qui s’est glissée dans les entrailles de sa mère,.. la brebis malade qui infecte le troupeau de son maître,.. la Myrrha criminelle et impie, in Cinyrœ patris amplexus exœstuans. C’est contre elle qu’il faut marcher, c’est à elle qu’il faut réserver la fin d’Agag et le sort des Amalécites. »
Ces trois lettres montrent avec quelle passion Dante suivait les péripéties de la suprême tentative du saint-empire pour conquérir l’Italie. Elles ne nous disent ni quel rôle il joua dans cette dernière partie du gibelinisme, ni où il se trouvait en les écrivant. La seconde seule porte une suscription, qui encore n’est qu’une indication ; elle est datée : Prid. kal. aprilis in finibus Florenciœ, sub fonte Sarni. Ces lettres tombent dans l’histoire sans qu’on sache d’où. D’une phrase de la dernière, on a pu déduire que Dante, à un moment donné, se rendit personnellement auprès d’Henri VII. « Moi, qui écris, dit-il, en effet,.. je l’ai vu très bienveillant et je l’ai entendu très clément…. » Mais fut-ce à Milan, à Turin à Gênes ou ailleurs, on ne saurait le dire. M. G. Sforza (Dante e i Pisani) aime à croire que ce fut à Pise, et que Dante y commença aussi son traité De monarchia. Il appuie sa conjecture de raisonnemens très spécieux, sans parvenir à lui donner aucune certitude.
On sait comment les espérances des gibelins s’écroulèrent avec la mort d’Henri VII. A vrai dire, il ne semblait guère en voie de les réaliser, et les chances de succès diminuaient de jour en joui*. Sa mort n’en fut pas moins un deuil irréparable pour le parti qui jouait avec lui sa dernière carte. « Les gibelins et moi, s’écrie Fazio degli Uberti, nous restâmes comme des bustes sans tête. » Une complainte populaire comparait à Judas les prétendus assassins de l’empereur. Cino, désespéré, invoquait la mort, « puisque la nature a tranché les jours du prince incomparable, du césar invaincu, seul digne de la couronne, que le ciel a rappelé comme un sage. » Les exilés florentins désespéraient de voir jamais se rouvrir les portes de leur ville : « Il est mort, chantait l’un d’entre eux, Sennuccio del Bene, et je ne suis pas revenu des lieux où je languis ! .. » Dante garde le silence : il s’était tu depuis sa lettre à l’empereur, et l’on ne sait de quel lieu il apprit que sa cause était irrévocablement perdue. Son attitude pendant l’expédition d’Henri VII, et la violence de ses lettres-pamphlets, avaient achevé de le rendre odieux au gouvernement florentin : aussi quand, en septembre 1311, une loi d’amnistie rouvrit la ville aux exilés blancs, fut-il compris parmi les plus compromis qui en étaient exceptés. Quatre ans plus tard, une nouvelle sentence était encore rendue contre lui, confirmant la première, sous le coup de laquelle il se trouvait encore, et l’aggravant en l’étendant à ses fils : comme gibelins, rebelles à la commune et au peuple de Florence et aux statuts du parti guelfe, ils étaient condamnés à avoir la tête coupée. On peut supposer que de nouvelles hostilités de sa part avaient provoqué cette nouvelle rigueur, mais on ne peut savoir de quelle nature elles étaient, car les actes de Dante, pendant les années qui suivirent la mort d’Henri VII, nous sont inconnus, et l’authenticité de ceux de ses écrits qui se rapportent à cette époque est discutable. Peut-être le proscrit avait-il pris part, avec ses fils, à cette bataille de Montecatini que les gibelins d’Uguccione délia Faggiuola gagnèrent sur les guelfes, le 29 août 1315, et qui est antérieure de trois mois à la sentence.
On pourrait croire que cette condamnation se changea plus tard en une offre d’amnistie : en effet, en 1317, toutes les villes toscanes, à l’exception de Lucques, qui resta isolée, mais non menaçante, se trouvèrent au pouvoir des guelfes. La situation parut propre à un essai de pacification, le gouvernement florentin se relâcha donc de sa sévérité habituelle et offrit à quelques exilés politiques une grâce humiliante : il s’agissait, pour eux, devenir figurer à la procession des condamnés de droit commun qu’on graciait chaque année à la Saint-Jean, et d’accepter qu’à cette condition leur peine, comme on le faisait pour les voleurs et les assassins, fût commuée en une simple amende. Beaucoup acceptèrent et vinrent humblement porter leur cierge derrière l’image du saint libérateur. Dante, qui se croyait en droit d’exiger une réparation, refusa une telle grâce par cette lettre à « l’ami florentin, » qui est une brève et frappante apologie de sa vie :
«… Ce n’est pas là le moyen de rentrer à Florence ; mais si vous en trouvez un autre, qui ne déroge pas à la réputation et à l’honneur de Dante, je l’accepterai avec empressement. Si je ne puis rentrer honorablement à Florence, je n’y rentrerai jamais. Hé quoi ! est-ce que partout je ne pourrai contempler le soleil et les étoiles ? Est-ce que partout, sous le ciel, je ne pourrai contempler les douces vérités sans avoir besoin, pour cela, de me rendre avec ignominie au peuple et à la ville de Florence ? — Et le pain non plus ne me manquera pas… » Les dernières années de la vie de Dante se passèrent, on en peut être sûr, à Vérone et à Ravenne.
Vérone, où Dante avait déjà séjourné pendant la première période de son exil, appartenait en ce moment au troisième fils d’Alberto della Scala, Can, surnommé le Grand, jeune homme de vingt-cinq ans, en pleine prospérité, généreux, libéral, qui en 1318, après avoir juré fidélité à Frédéric d’Autriche, fut élu capitaine-général de la ligue gibeline. Sa cour était le refuge naturel de tous les illustres gibelins proscrits du reste de l’Italie, de la Toscane entre autres. Uguccione della Faggiuola, chassé de Pise par ce Castruccio Castracani dont Machiavel a décrit l’étonnante fortune, était venu se mettre à sa solde avec ses mercenaires allemands. Il était donc un puissant et magnifique seigneur, un abri sûr et un protecteur éclairé. Si l’épître dédicatoire du Paradis n’est point apocryphe, Dante serait venu à Vérone tout exprès pour voir par ses yeux si et jusqu’à quel point le Scaliger méritait la réputation dont il jouissait en Italie ; il aurait été ébloui par la magnificence de Can, et tellement gagné par ses bienfaits, qu’il conçut pour lui une amitié dévouée. Si nous en croyons l’historiographe de la cour de Vérone, Sagacio Muzio Gazzata, Dante aurait été en effet parmi les hôtes les mieux accueillis et les plus honorés de Can ; et pourtant on a supposé qu’il le quitta en mauvais termes, à une date qu’on ne peut d’ailleurs déterminer. Le fait que les treize derniers chants du Paradis ne furent pas envoyés au Scaliger semble prouver qu’il y eut effectivement rupture entre le protecteur et le protégé. On ne peut non plus s’empêcher de croire que c’est à lui que Dante, au chant xvii du Paradis, après l’avoir loué en termes d’ailleurs modérés, adresse les fières paroles dans lesquelles il se réserve son rôle de justicier :
«… Si ta parole est déplaisante au premier goût, elle laissera une nourriture vivifiante quand elle sera digérée.
« Ton cri fera comme le vent, qui frappe les plus hautes cimes, et ceci ne sera pas une petite preuve d’honneur. »
Si l’on pouvait admettre l’authenticité de la dissertation De duobus elementis, aqua et terra, Dante, comme le prouveraient les paroles qui la terminent ; serait resté à Vérone au moins jusqu’en 1320. Or, il s’est livré sur cette question une bataille, après laquelle le doute n’est plus guère possible. Si certains critiques, comme J. -B. Giuliani, ont cru retrouver dans le petit traité De duobus elementis la manière élémentaire de Dante, d’autres, comme M. Bartoli, ont appuyé leur scepticisme d’argumens plus solides. Aucun des plus anciens biographes de Dante, ont-ils pu dire, ne parle de cette œuvre, et le premier qui la mentionne la cite en compagnie d’écrits reconnus apocryphes. De plus, il n’en existe aucun manuscrit : on en est donc réduit à compter sur la bonne foi du plus ancien éditeur, le père Moncetti, mathématicien et astronome du XVIe siècle, qui publia le livre à Venise en 1508, sans dire d’où il l’avait tiré. Comme, d’après son propre aveu, il l’aurait « émondé, limé et retravaillé » à sa guise, la dissertation perd en tout cas toute valeur documentaire.
A quelque moment que Dante ait quitté Vérone et Can Grande, il est certain qu’il passa les derniers temps de sa vie à Ravenne, auprès de Guido di Polenta. Quoique guelfe, Guido fit bon accueil à l’illustre proscrit gibelin ; peut-être l’employa-t-il à son service, soit en le chargeant d’une mission à Venise, soit en le chargeant d’enseigner publiquement la rhétorique : non pas la rhétorique latine, mais la rhétorique vulgaire. On serait tenté de se rallier à cette dernière conjecture, tout incertaine qu’elle est[1], quand on se rappelle que c’est à ce moment que Giovanni del Virgilio, bon poète latin, engageait l’auteur de la Comédie à renoncer à la langue vulgaire : « Pourquoi, divin poète, toi qui chantes les plus nobles sujets, devras-tu toujours les chanter en « vulgaire ? » Seul, le « vulgaire » pourra donc jouir, et les doctes ne liront rien de toi qui soit écrit en langue plus noble ? Les grandes actions de notre temps resteront donc sans poète ?.. Rappelle-toi la mort d’Henri de Luxembourg, rappelle-toi les victoires de Cane Scaliger et d’Uguccione, rappelle-toi les armées de Naples et les combats de la Ligurie : est-ce qu’il existe de plus beaux sujets que ceux-là ?.. Mais surtout, ô maître, ne tarde pas à venir à Bologne ceindre la couronne du laurier poétique : les Bolonais ne t’en veulent pas du mal que tu as dit d’eux dans l’Enfer et te verraient avec plaisir… » Dante répondait poliment dans deux églogues latines : sans doute, il lui serait doux de mériter le laurier du poète, mais surtout s’il pouvait le ceindre sur les bords de l’Arno, et qui sait si ce bonheur ne lui arrivera pas quand son Paradis sera aussi connu du monde que l’Enfer ?..
Cette paisible discussion sur l’emploi du « vulgaire » et l’opportunité d’un couronnement solennel est bien loin des ardentes polémiques d’autrefois : Dante était apaisé. Il avait avec lui son fils Pierre, peut-être d’autres membres de sa famille. Et, calmé par l’âge et par l’expérience, revenu de ses haines, ayant mené à bonne fin son immortel poème, admiré par ses contemporains, conservant l’espoir de rentrer un jour, en triomphateur poétique, sinon en vainqueur gibelin, dans sa chère Florence, il consacrait les dernières années de sa vie à des vers religieux, et traduisait les sept psaumes de la pénitence, le Credo, le Pater, etc.
On voit par ce qui précède que nous n’avions pas tort d’insister sur le caractère négatif des récentes recherches : le roman de Dante est détruit, et sa biographie n’est pas encore faite. Un très petit nombre de dates et de faits certains sont établis : sa généalogie, sa famille, sa naissance, peu de détails sur sa jeunesse, son priorat, son exil, ses deux condamnations, ses séjours à Paris, à Vérone et à Ravenne, sa mort. Les intervalles ne sont remplis que par des conjectures plus ou moins ingénieuses, mais qui conservent un caractère exclusivement hypothétique : ainsi, l’histoire de ses amours, de ses études, de ses premières armes, de son rôle politique, de ses voyages pendant l’exil, de son attitude pendant l’expédition d’Henri VII. En dernière analyse, on n’a guère devant soi que quelques faits matériels, plus ou moins dépourvus de signification, et l’on est obligé de repousser presque toutes les données qui jusqu’à présent avaient servi à appuyer la conception habituelle du caractère de Dante.
C’est précisément là, je crois, qu’est le vrai service rendu à l’histoire littéraire par les nouveaux critiques. La biographie de Dante, en effet, avait toujours été marquée au sceau des diverses époques qui l’avaient successivement refaite : Dante avait été un théologien teinté d’humanisme au XIVe siècle, un néo-platonicien au XVe, un homme d’État sceptique avec Machiavel, un simple puriste avec la Grusca, un dévot avec Biscioni, un carbonaro avec Rossetti. En dernier heu, avec ses divers biographes du commencement de notre siècle, il était devenu une figure à la fois très complexe et très simplifiée, dans laquelle se confondaient les traits divers qu’on lui avait prêtés jusque-là, un personnage universel que la théologie n’écartait pas plus de la politique que de la poésie, dans lequel s’incarnaient à la fois les plus anciennes aspirations à l’unité italienne et le patriotisme florentin le plus local qui fut jamais, le dévoûment le plus absolu à l’orthodoxie catholique et les besoins de réformes qui ne devaient prendre corps que deux siècles plus tard, un monarchisme systématisé et les premiers germes d’un socialisme naissant, que sais-je encore ? Toutes ces contradictions, grâce à la théorie de l’explication de « Dante par Dante, » découverte par Witte et développée par Giuliani, étaient venues se fondre en un personnage tout d’une pièce, qu’on s’ingéniait à représenter toujours pareil à lui-même, de la Vita nuova au Paradis, immuable, n’ayant subi aucune de ces métamorphoses qui, dans une vie moyenne, renouvellent trois ou quatre fois l’homme, n’ayant passé par aucune évolution, ayant déjà, quand il combattait même dans les rangs des guelfes au siège de Caprona, les théories gibelines qu’il devait exposer dans son traité De Monarchia, aussi austère quand il épiait le salut de la gentilissima donna et envoyait à ses amis littéraires des énigmes poétiques que lorsqu’il invectivait les Florentins ou admonestait les cardinaux d’Italie ; à la tête de la politique de son parti comme des lettres de son temps, aussi grand comme diplomate que comme poète, bref, passant à travers son époque dans l’attitude unique et hiératique d’une statue de bronze, qui, sous les plis symétriques d’un manteau que le vent n’agite plus, sous un front dont les rides resteront éternellement les mêmes, cache aux yeux des générations futures les transformations, les avatars, les faiblesses, qui ont fait l’homme dont elle est l’image.
Il ne nous déplaît pas de voir cette idole à terre et de pouvoir, à sa place, dresser une figure plus mobile et plus humaine, comme nous aimons à nous la représenter. Sans doute, nous savons peu de chose sur l’homme dont elle nous empêchait, plus encore que notre ignorance, de pénétrer l’âme ; mais nous savons qu’il fut guelfe avant d’être gibelin ; nous savons qu’après avoir aimé dans une extase celle qu’il nomma Béatrice, il l’oublia et fut infidèle à sa mémoire ; nous savons qu’il commit les faiblesses que nous connaissons tous ; nous savons qu’il eut de robustes haines, des préjugés injustes, qu’il se trompa quelquefois et se contredit souvent. Et nous l’en aimons davantage parce qu’il est plus près de nous sans être moins grand : car l’idée qu’on se fait de lui peut changer avec les époques et changera peut-être d’autant plus que sa légende détruite laisse un champ plus libre aux hypothèses, mais son œuvre est là, dans sa magnifique coulée, et combien plus parfaite, plus solide et plus inébranlable que l’image que lui avaient dressée l’ignorance, la légèreté, le parti-pris, les préjugés, ou l’aveugle admiration de ses biographes !
EDOUARD ROD.
- ↑ Ricci, Studii e polemiche dantesche. Bologne, 1880.