La Bienfaisance israélite à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 275-311).
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II.[1]

LE REFUGE. — L’APPRENTISSAGE. — LE DISPENSAIRE.


I. — LE REFUGE.

Après la guerre Franco-allemande, aussitôt que les préliminaires de la paix eurent été signés, on s’occupa de rapatrier nos soldats que la fortune des armes avait déçus et que la captivité avait disséminer au-delà du Rhin. Tous ne revinrent pas immédiatement, tous ne purent faire acte de salut et de patriotisme en arrachant Paris aux malfaiteurs de la commune. Quelques-uns, malades ou souffrant de leurs blessures, avaient été gardés par les hôpitaux ; d’autres, plus malheureux encore, avaient échoué dans leur tentative d’évasion ou s’étaient montrés insubordonnés et récalcitrans. Punis avec la brutalité des lois de la guerre, qui sont contradictoires à toute humanité, ils avaient été condamnés à plusieurs mois, à plusieurs années de travaux forcés militaires. Soumis à la discipline implacable, loin du pays, sans nouvelles de la famille, désespérés sous la dureté des climats du Nord, sans argent pour adoucir le dénûment de leur existence, ils étaient devenus un objet de commisération pour leurs vainqueurs eux-mêmes. Nulle rigueur exceptionnelle ne leur fut appliquée : ils étaient assimilés aux condamnés militaires allemands ; mais l’éloignement, l’exil, l’ignorance de la langue, ajoutaient à leurs souffrances des douleurs morales qui en doublaient l’intensité. On ne les oubliait point en France, et des personnes de cœur s’ingéniaient à leur porter secours. Comment y parvenir ? Après enquête, on pouvait connaître, à peu près, le nombre des absens ; mais ces absens, où étaient-ils ? Dans la tombe hâtivement creusée sur le champ de bataille, dans le cimetière des hôpitaux, sur le grabat des lazarets, dans la casemate des citadelles ? On ne pouvait le savoir qu’en parcourant l’Allemagne à la recherche de nos pauvres soldats ; c’est ce que firent quelques-uns de nos compatriotes ; entre autres une femme dont le nom doit être prononcé, dût sa modestie en souffrir, et qui s’appelle Mme Coralie Cahen.

Elle est Lorraine, née à Nancy, veuve d’un médecin qui eut de la célébrité à Paris, habile auprès des malades, adroite aux panse-mens, miséricordieuse et sachant les mots qui consolent. Dès que les premiers combats eurent fait brèche aux frontières françaises, elle courut à Metz, sachant bien que là les sinistres moissons ne manqueraient pas : elle s’enferma dans les hôpitaux, portant au bras le brassard de la convention de Genève, et devint une sorte d’infirmière en chef, se battant contre la mort et lui enlevant les victimes déjà désignées. Lorsqu’un blessé sentait ses forces défaillir et s’en allait vers une autre existence, elle appelait l’aumônier : « Celui-ci va nous quitter, aidez sa pauvre âme, affermissez-la et montrez-lui les lumières qui brillent au-delà du tombeau. » L’armée que commandait le maréchal Bazaine fut prisonnière, les Allemands entrèrent dans Metz, et Mme Coralie Cahen, cherchant comment elle pourrait se rendre utile encore, se dirigea vers l’armée de la Loire ; elle s’arrêta à Vendôme, où son dévoûment devait trouver à s’exercer. Dans le lycée de la ville, qui est une ancienne abbaye, on avait installé une ambulance ; c’est là qu’elle s’établit, comme dans une demeure d’élection où son zèle n’aurait plus de repos. Les blessés, les varioleux, les éclopés affluaient, pieds nus, les vêtemens en lambeaux, affamés, s’offrant en holocauste et désespérés de reconnaître que leur sacrifice demeurait stérile. Malgré l’ardeur des femmes de bonne volonté, malgré l’énergie de l’infirmière en chef, le labeur était lourd et c’est à peine si l’on y pouvait suffire. Mme Coralie Cahen, qui est de la race et de la religion d’Israël, savait par expérience qu’auprès des malades rien ne peut valoir la ponctualité, le désintéressement, les soins attentifs des femmes appartenant aux congrégations ou aux communautés religieuses. Elle fit appel aux marianistes de la Sainte-Croix, qui ont leur couvent au Mans, et sept sœurs vinrent partager les travaux de l’hôpital ; il était temps : on succombait à la fatigue et les troupes allemandes se rapprochaient. Les sœurs marianistes n’ignoraient point les croyances de Mme Coralie Cahen, mais il parait que les bons cœurs savent se comprendre, car elles acceptèrent sans hésitation son autorité et, au bout de peu de jours, l’ayant vue à l’œuvre, elles ne l’appelaient que « la mère. »

Lorsque tout fut fini, lorsque la France épuisée retomba sur elle-même, après avoir échappé au parricide dont des enfans impies l’avaient menacée, elle regarda du côté de l’Allemagne où, comme j’ai dit, quelques-uns de nos soldats étaient encore retenus. Pendant de longs mois, Mme Coralie Cahen avait vécu au milieu des misères de la gloire, parmi les blessés des deux armées, apaisant la douleur des Français vaincus, consolant les Allemands vainqueurs, qui pleuraient en pensant à leur patrie, les confondant les uns et les autres dans la même pitié, car ils étaient réunis dans la communauté des mêmes souffrances ; elle avait senti son cœur s’émouvoir à la pensée de nos soldats que les forteresses de Silésie et de Poméranie refusaient de nous rendre, parce qu’ils avaient commis des fautes que la France eût peut-être récompensées, mais que l’Allemagne avait dû punir. Cette idée l’obsédait ; elle n’y tint plus et partit.

Seule, sans autre mandat que celui qu’elle s’était donné, volontaire de la délivrance et de la charité, elle fit trois voyages en Allemagne, dont deux pendant l’hiver de 1871-1872, qui fut exceptionnellement rigoureux, surtout aux environs de la Vistule, vers Dantzig et Graudenz. Elle frappa à toutes les portes, cherchant, s’enquérant, demandant partout « : Avez-vous des prisonniers français ? » sollicitant, ne se décourageant pas, et abusant de sa faiblesse jusqu’à en faire une force qui devint invincible. Dans cette œuvre de patriotisme et de commisération, elle fut puissamment aidée par une femme d’un grand cœur qui la couvrit de sa protection, et qui n’est autre que l’impératrice Augusta. En souvenir de cette pérégrination à travers les casemates où nos soldats étaient détenus, en témoignage d’une alliance de charité conclue pour atténuer les maux de la guerre, la souveraine remit à la voyageuse une broche n’ayant pour ornement que la croix rouge, la croix de Genève, qui est la sauvegarde des blessés, des ambulances, des hôpitaux et le symbole de l’humanité. Le hasard m’a mis en rapport avec l’officier qui fut chargé, dans la forteresse de Graudenz, d’amener les prisonniers français en présence de Mme Coralie Cahen. Je ne sais rien de plus émouvant. « Il faisait froid, elle était entrée au corps de garde pour se chauffer près du poêle ; je loi dis : « Voilà les Français. » Elle sortit très vite et s’arrêta devant eux ; Il y en avait onze, le bonnet à la main, la regardant et ne comprenant pas pourquoi elle était là. Sa-voix tremblait ; elle leur dit : « Je suis Française. — Ah ! vous êtes Française ! — Oui, je viens de France exprès pour vous voir. — Ah ! pour nous voir ! ah ! vous êtes Française ! » Et tous, tous ces hommes qui avaient traversé le fer et le feu, qui sans se plaindre supportaient leurs misères, tous éclatèrent en sanglots. Elle pleurait. Ils répétaient : « Ah ! vous êtes Française ! » Elle répondait : « Oui, je suis Française. » Je me sauvai dans le corps de garde, parce que les larmes m’étouffaient[2]. » Ceux-là furent graciés et bien d’autres. Elle alla jusqu’au prince de la couronne, jusqu’à l’empereur Guillaume ; rien ne la rebuta : elle eut l’insistance et la persistance. Plus de trois cents prisonniers français lui doivent d’être rentrés au pays et d’avoir été libérés avant le terme de leur peine. On a dit, et j’ai dit moi-même, que les israélites n’avaient qu’un sentiment incomplet de la patrie ; ô juive, pardonnez-moi !

Si une telle femme est à la tête d’une œuvre de bienfaisance, cette œuvre sera dirigée avec une bonté vigoureuse. C’est, en effet, ce que j’ai remarqué dans la « Maison israélite de refuge pour l’enfance, » dont le comité, exclusivement composé de dames patronnesses, est présidé par Mme Coralie Cahen. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, que c’est à son initiative qu’est due cette institution. Un malheur, le plus cruel de ceux qui peuvent atteindre une femme et une mère, l’avait frappée ; elle demanda des consolations à sa compassion et à sa charité, qui ne les lui refusèrent pas. En souvenir d’une enfant arrachée à sa tendresse, elle alla secourir les malades dans les hôpitaux et porter des paroles d’encouragement aux petites détenues de Saint-Lazare. A voir ses jeunes coreligionnaires dans les salles gangrenées de la mauvaise prison, elle eut honte, elle eut pitié, et fit et bien qu’elle intéressa à leur sort des femmes riches de la communauté. Sans partager peut-être toutes les espérances qui faisaient battre son cœur, on convint qu’il était bon d’essayer quelques sauvetages, et au mois de juillet 1866, la maison de refuge fut ouverte à Romainville, au pays des lilas, où tant de pauvres filles se sont perdues, si l’on en croit les romans que publiait l’éditeur Barba vers les temps de la révolution de juillet.

La maison était bien modeste et servait d’asile, pour ne dire de prison, aux fillettes israélites que la prudence de la police et les sévérités de la loi envoyaient à la correction paternelle. Il y a une quarantaine d’années et plus, la colonie juive, campée dans les ruelles du faubourg Saint-Marceau et de la Cité, fournissait de nombreuses recrues à la débauche vénale ; les « petites Haubert, » les modèles de la rue aux Fèves, étaient presque célèbres par leur précocité. Quelques-unes ont fait des fortunes surprenantes ; d’autres, après avoir roulé dans toutes les fanges, se sont retrouvées dans les salles de la Salpêtrière ou entre les brancards d’une charrette de marchande des quatre-saisons. Les unes et les autres, celles qui devaient habiter des palais sur les rivages du golfe de Naples ; celles qui, alcooliques et mendiantes, étaient réservées aux cellules du dépôt, ont traversé Saint-Lazare aux jours de leur début dans le vice, vers la treizième et la quinzième année. Israël s’émut du sort fait aux jeunes pécheresses de sa race et voulut leur venir en aide. La catholicisme ouvrait les refuges du Bon-Pasteur, de Saint-Michel, de la Miséricorde ; le protestantisme recueillait ses petites coreligionnaires coupables à la Retenue, que surveillent les diaconesses[3] ; le judaïsme ne voulut point rester en arrière, et il créa la maison de Romainville pour protéger ses jeunes filles contre elles-mêmes et les défendre contre la contagion des prisons administratives. Là, comme dans les établissemens des communions chrétiennes, on essaya de combattre la perversité des instincts, le résultat des mauvais exemples, et de relever les malheureuses qui s’étaient laissées tomber ou qui avaient couru au-devant de leur chute. C’est une tâche pénible, mais que les femmes poursuivent avec acharnement, et qui parfois s’exerce avec une énergie que L’on prendrait pour un instinct de l’espèce. Toute conception ! d’œuvre charitable semble entraînée à regarder d’abord vers la femme, vers la faiblesse, et c’est par réflexion qu’elle se reporte sur l’homme ; Dans une étude précédente[4], j’ai fait remarquer que sur cent soixante-trois maisons secourables ouvertes aux enfans et aux adolescens dans le département de la Seine, dix-huit seulement sont consacrées aux garçons ; les cent quarante-cinq autres ne : s’occupent et ne veulent s’occuper que des fillettes qui ne sont point encore majeures. Les conséquences de l’inconduite sont individuellement plus graves pour la femme que pour l’homme, j’en conviens ; mais socialement à n’en va point de même, puisque, dans les arrestations pour crimes et délits opérées de 1881 à 1885. dans le département de la Seine, la proportionnes hommes est de 87 pour 100 et celle des femmes seulement de 13. C’est donc bien, le péché contre les mœurs que l’on surveille si jalousement, que l’on combat avec tant d’âpreté, et non pas les tendances pernicieuses qui, poussant au méfait, portent préjudice à la collectivité tout entière dont elles attaquent l’existence et la propriété. On peut dire, je crois, qu’en créant le refuge de Romainville, les femmes israélites ont obéi autant à l’impulsion de leur sexe qu’au désir d’arracher leurs coreligionnaires à la corruption.

Dans le principe, tout zèle trop ardent dut être modéré, car la maison était étroite, les places n’y étaient point nombreuses et les ressources dont on disposait n’avaient rien d’excessif. On fut donc obligé de restreindre le champ de l’action, qui fut limité à la correction paternelle de Saint-Lazare. Au lieu de laisser de pauvres créatures achever de pourrir dans un milieu détestable, on tenta de les nettoyer et de leur rendre quelque santé morale. Les résultats obtenus furent bons, et comme, de sa nature, la charité est insatiable, que toujours elle cherche à plus et à mieux faire, on se demanda si d’autres enfans que « les détenues » ne pourraient point participer aux bénéfices de l’éducation et de l’enseignement. On ajouta quelques lits au dortoir, on se tassa dans les classes, dans les ateliers, et l’on put accepter quelques fillettes qui faisaient concevoir de l’inquiétude pour leur avenir. On croyait pouvoir rester ainsi, un peu à la gêne, mais utile néanmoins, réparant le mal, l’empêchant de se produire et, dans la mesure du possible, faisant acte de protection pour l’enfance. On avait compté sans les familles Israélites pauvres qui sont si nombreuses à Paris et qui tendaient les mains vers la maison hospitalière où les enfans trouvaient des soins et la discipline d’une direction maternelle. Il est dur de se boucher les oreilles pour ne point entendre les supplications de l’infortune ; on reconnut la nécessité de s’agrandir, afin de n’avoir plus à se récuser ; on quitta le gîte insuffisant de Romainville et l’on se transporta à Neuilly, boulevard Eugène, où l’on s’installa dans de plus larges conditions. La nouvelle maison pouvait abriter vingt-cinq ou trente enfans, ce qui était un progrès, mais ce qui n’était point en rapport avec les exigences dont l’on était assailli. Tout de suite on fut débordé ; on lutta pendant longtemps et avec courage ; mais on était forcé de multiplier les ajournemens, on se voyait condamné à des refus pénibles, on repoussait des demandes d’admission dignes d’intérêt, et l’on se désespérait de ne pouvoir faire autant de bien que l’on aurait voulu, lorsqu’un sacrifice sérieux, gros de promesses qui n’ont point été démenties, fut consenti en faveur de la fondation récente. Mme Victor Saint-Paul, dame du comité, et M. Victor Saint-Paul, membre du consistoire de Paris, donnèrent à l’œuvre un vaste terrain situé boulevard de La Saussaye, à Neuilly. M. S.-H. Goldschmidt, président de l’Alliance Israélite, prit à sa charge le quart des frais de construction, soit 60,000 francs ; le comité de bienfaisance en donna 40,000 ; aux sollicitations de M. Zadoc Kabn, grand-rabbin de Paris, cent trente-deux souscripteurs répondirent en versant une cotisation variant de 10,000 à 100 francs ; on réunit de la sorte une somme de 255,900 francs, qui solda les dépenses de constructions et d’aménagement, dont le total s’est élevé à 254,784 francs. C’est beaucoup d’argent ; mais on ne doit point le regretter, car l’établissement est de premier ordre. Il fait honneur à M. Aldrophe, qui l’a bâti, et qui en vit l’inauguration solennelle le 4 juin 1883.

Derrière les arbres du boulevard, la maison est gaie et de bonne apparence ; elle n’a rien de l’aspect morose des prisons, des lycées, des pensionnats, dont partout l’on semble s’être étudié à rendre les abords lugubres. Les portes ouvertes dans la grille sont-elles closes ? je n’en répondrais pas. Après avoir traversé une cour sablée et qui n’est séparée des propriétés mitoyennes que par une muraille assez basse, on pénètre dans le corps de logis proprement dit. On reconnaît tout de suite l’économie de l’institution. Deux grands bâtimens isolés, reliés seulement par des couloirs de service et par un petit préau, contiennent un orphelinat et le refuge ; nous visiterons le premier et nous dirons ensuite ce que le second est devenu. Les différentes pièces dont se compose l’orphelinat, — réfectoire, dortoirs, classes, ateliers, — sont supérieures à tout ce que je connais et peuvent être offertes en modèle à des constructions futures. Parquetées, lambrissées, entretenues d’une irréprochable façon, toutes ces salles reçoivent une ample provision d’air et de clarté ; on n’a ménagé ni les hautes fenêtres, ni les larges portes, ni les dégagemens de toute sorte, ni les prises d’eau, ni les becs de gaz, ni les lavabos outillés de main de maître. J’ai entendu une inspectrice pénitentiaire se plaindre de ce « luxe, » — ce fut son mot, — et prétendre que l’on donnait ainsi aux enfans des habitudes de bien-être qu’elles ne pourraient conserver plus tard. Je n’en crois rien, et j’imagine, au contraire, que le confortable de cette installation profite à leur santé, aide à chasser les tristesses de l’internat et restera plus tard un souvenir reconnaissant du temps de leurs premières années. Dans le soin que l’on a pris de mettre ces fillettes dans un milieu à la fois sérieux, agréable et sain, elles trouvent une preuve de l’affection qui les entoure et de l’intérêt qu’elles inspirent. La saleté n’est pas indispensable aux maisons d’enseignement, comme on semblait vouloir le démontrer lorsque j’usais mes culottes sur les bancs des collèges. Jamais les demeures scolaires ne seront assez fourbies, dût-on tripler le nombre des « garçons ; » jamais les écoliers ne seront astreints à trop de propreté par ceux qui les dirigent et qui devraient prêcher d’exemple. À ce point de vue, la maison de Neuilly est à signaler à l’attention des fonctionnaires qui ont charge de l’enfance. La salle de bains, où toute élève doit réglementairement passer une fois par semaine, et qui est un cadeau de Mlle  Salomon de Rothschild, ne serait déplacée nulle part ; elle se compose d’une chambre garnie de cinq baignoires, d’une pièce munie de tous les instrumens de l’hydrothérapie et d’un cabinet spécial pour les bains sulfureux. Ceux-ci ne sont que trop nécessaires à des enfans faibles, ayant déjà pâti, portant souvent le stigmate des maladies héréditaires, et parfois atteintes de scrofules. Lorsque ce mal, si fréquent dans les milieux où l’on recueille ces pauvres fleurs de la pauvreté et du vice, menace de devenir chronique, la fillette qui en est frappée est expédiée à l’établissement israélite de Berck-sur-Mer ; là elle est hospitalisée et, tout en continuant son éducation, reçoit les soins que comporte son état. Si une des pensionnaires de Neuilly tombe malade, elle est immédiatement transportée et admise d’office à cet hôpital de la rue Picpus où récemment j’ai conduit le lecteur.

Lorsque j’ai visité l’orphelinat, on y était en bonne santé, et sauf une élève dont la colonne vertébrale commence à prendre une forme défectueuse, tout le monde avait la mine florissante et ces belles joues qui, dans les poèmes d’Homère, sont l’attribut de la jeunesse. De ce que j’ai remarqué dans les classes, je ne dirai rien, car l’on y suit les programmes de l’enseignement primaire. L’âge des écolières varie entre cinq et dix-huit ans ; quelques-unes ont de la précocité ; une fillette de cinq ans et demi, d’apparence un peu lourde, malgré la vivacité de son regard, s’est approchée de moi et m’a dit, en confidence, qu’elle savait faire les soustractions. Je l’ai conduite au tableau et je lui ai proposé un problème qu’elle a lestement résolu. Je l’ai félicitée ; elle est devenue toute rose et a pris l’attitude sérieuse d’une grande personne qui sait que si de 9 on ôte 3, il reste 6. Dans les ateliers on travaille en silence, autour d’établis en bois de chêne bordés de coussinets qui font office de pelotte et servent à fixer l’étoffe. Quelques-unes de ces petites ouvrières, âgées de quinze à dix-sept ans, sont fort habiles aux broderies d’art ; j’en regarde plusieurs qui rajeunissent avec adresse les fleurs et les rinceaux en fils d’or serpentant sur une vieille draperie de velours rouge enlevé sans doute au dais d’une cathédrale italienne. J’imagine que les brocanteurs des anciennes étoffes, si recherchées aujourd’hui, s’adressent souvent aux ateliers de l’orphelinat de Neuilly, où l’on excelle aux réparations mystérieuses, aux « reprises perdues » qui trompent les yeux les plus clairvoyans. C’est un bon métier qui exige de l’attention et du goût, mais qui est bien rémunéré ; au temps où il était de mode de porter des châles, les repriseuses de « cachemire » gagnaient beaucoup d’argent ; à cette heure, elles s’exercent suc les : tapisseries d’autrefois, sur les brocarts, sur les lampas du siècle dernier, et y trouvent sans peine de quoi vivre. On a donc raison de donner cet enseignement technique aux. pupilles de l’orphelinat, qui en tireront un parti d’autant plus utile que la plupart des grands marchands de curiosités de Paris appartiennent à la communauté israélite, et que le principe des juifs est d’être solidaires les uns des autres.

La maison contient actuellement quatre-vingt-dix élèves, uniformément vêtues d’un costume qui ne rappelle en rien le pénitencier : point de blouse, point de béguin noir, point de cheveux coupés trop court, mais simplement une robe de couleur sombre, égayée par la blancheur du linge. Comme dans tous les établissemens de même nature, une règle invariable est appliquée, et la journée est méthodiquement distribuée entre le travail des classes et celui des ateliers. Les repas, les récréations interrompent la besogne, et, chaque jour, toute écolière est soumise à une heure de gymnastique. Ceci est excellent. Que l’on ne se figure pas que ces fillettes sont contraintes à se promener ou sommet du portique, à se balancer entre les cordes du trapèze ou à sauter sur le cheval de bois : leurs exercices, moins masculins, sont représentés par une série de mouvemens combinés, de façon à développer les muscles de la poitrine et des bras, à entretenir l’élasticité des membres inférieurs et à imprimer au corps une attitude correcte, j’ai manifesté le désir de les voir à l’œuvre ; on les fit descendre dans la cour d’entrée qui est assez vaste, mais privée d’ombre, et sert de préau pour les récréations. Le petit troupeau s’est divisé en plusieurs « quadrilles, » par rang de taille ; la maîtresse de gymnastique a donné le signal : mouvemens d’élévation et d’abaissement en place ; marches et contremarches rappelant les évolutions des figurons sur les grands théâtres. Les exercices sont rythmés par des couplets empruntés aux opéras comiques, les plus célèbres. On dresse les bras, on les étend, on les croise, on fait des oppositions de la tête, on semble gravir les degrés d’un escalier en chantant :


Regardez, il s’approche,
Un plumet rouge à son chapeau,
Et couvert de son manteau,
Du velours le plus beau !


Je ne pas m’empêcher de sourire en me rappelant les malédictions dont jadis le romantisme a accablé Scribe ; on peut avouer que : « du velours le plus beau, « méritait quelques timides observations, comme eût dit Candide. J’ai entendu ainsi, après la fameuse romance de fra Diavolo, les airs favoris de Zampa, de Marie, de la Fiancée, qui me rejetaient au temps de mon enfance, lorsque toutes les orgues de Barbarie les jouaient dans nos rues, qui alors ne leur étaient point interdites. Les fillettes, petites et grandes, m’ont paru prendre plaisir à leur gymnastique et à leurs chansons ; on y mettait de l’entrain, de la vigueur, et si parfois on chantait faux, les mouvemens du moins étaient harmonieux. Une heure de ces bons et salutaires exercices, c’est bien ; mais si, sans nuire au travail, on pouvait doubler, ce serait mieux. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs sur la nécessité, au point de vue de l’hygiène physique et morale, d’astreindre les enfans à un régime gymnastique qui les fatigue, les apaise et les fortifie. Là où l’espace manque, — ce qui est toujours le cas à Paris, — lorsque l’on n’a pas le grand jardin où l’on peut courir, jouer aux barres et pousser le cerceau, l’on ne saurait trop multiplier l’action des muscles, qui, vivifiant le corps, apporte le repos à l’esprit.

On ne s’occupe pas seulement d’instruire les pupilles et de leur enseigner un métier, on s’efforce de faire naître en elles des sentimens où plus tard la famille trouvera sa sécurité. C’est là une conception toute féminine et maternelle dont les résultats ne seront point stériles. Les grandes sont, en quelque sorte, les tutrices des petites, veillent sur elles, en prennent soin, et jouent un rôle de sœur aînée qui n’est point sans douceur. Des deux parts, on s’en trouve bien, car à la sécheresse habituelle de la discipline scolaire on substitue l’affection qui rend l’obéissance facile et ne laisse rien de pénible au commandement. Non-seulement on encourage par des conseils les grandes à servir de « petites mères » aux enfans, mais on les récompense lorsqu’elles n’ont point failli à la mission qu’on leur a confiée et qu’elles ont donné preuve de dévoûment à leurs compagnes plus jeunes qu’elles ; des prix spéciaux sont attachés à ce genre de mérite, et chacun de ces prix, très ambitionné, est une montre. Un autre prix, représenté par une médaille d’argent sur laquelle on a gravé : « Souvenir d’affection et de bonne camaraderie, » est décerné par voie plébiscitaire ; les enfans et les maîtresses prennent part au vote, qui jamais n’a été l’objet d’aucune réclamation, ce qui a dû causer quelque étonnement au suffrage universel, accoutumé aux protestations des concurrens malheureux. Le système des récompenses distribuées aux pupilles me parait très bien compris et vise un but utile. Pour le bien comprendre, il faut se rappeler que toutes les élèves sont pauvres et que ce sera un grand bienfait pour elles si, sortant de la maison hospitalière qui a accueilli et façonné leur enfance, elles en emportent un petit pécule dont elles pourront s’aider aux premiers jours de responsabilité d’elles-mêmes. Dès qu’une enfant est admise à l’orphelinat de Neuilly, elle reçoit un livret de caisse d’épargne sur lequel on inscrit toute somme produite par le travail ou donnée par quelque personne charitable. Parfois, toutes les élèves sont appelées à participer à une largesse collective ; ainsi, à l’époque de l’effondrement provoqué de l’Union générale, d’où résulta ce violent mouvement de bascule financière que l’on a nommé le krach, un banquier israélite, n’ayant point été atteint par le désastre et voulant faire partager sa bonne fortune aux malheureux, donna 100 francs à chacune des pupilles de Mme Coralie Cahen. A ces sommes, qui sont la propriété individuelle et inaliénable des écolières, vient s’ajouter la valeur des prix mérités par la conduite, le travail et l’assiduité. A la dernière distribution générale des prix (15 mai 1887), outre les volumes traditionnels, des jouets nombreux et huit montres en argent, on put répartir entre onze élèves une somme de 1,025 francs, représentant des récompenses variant de 200 à 50 francs. Argent et objets étaient dus aux libéralités des dames du comité, qui me semblent prendre leurs fonctions au sérieux.

Le livret n’est remis à la pupille que lorsqu’elle a atteint l’âge de vingt et un ans. Les petites sommes se sont accumulées, ont fructifié de l’ensemble des intérêts composés et sont un appoint appréciable pour l’entrée dans la vie. Une élève, âgée de vingt ans et demi, est depuis trois années au service de l’orphelinat ; son livret est déjà de 700 francs. Une autre, qui n’a guère plus de quinze ans, qui deux fois déjà a mérité le prix d’honneur (200 francs, produits d’une fondation perpétuelle), possède 600 francs ; plusieurs ont un petit capital de 400, de 500 francs. Ce n’est pas tout, et, dans certains cas, le comité des dames patronnesses fouille dans ses poches et y trouve de quoi récompenser une longue série d’années exemplaires. Une pupille admise dans la maison aux premières heures de l’installation a passé ses examens, obtenu ses brevets et est restée, en qualité d’institutrice, auprès de ses anciennes camarades. Relativement riche de ses économies et du fruit de son travail, elle avait 1,800 francs bien placés. Elle fut recherchée en mariage par un honnête homme qui occupait une bonne situation dans une des grandes raffineries parisiennes ; la dot était maigrelette ; le comité s’en aperçut, se cotisa et la porta jusqu’à 3,000 fr. Il me parait difficile de faire le bien avec plus d’intelligence et plus de délicatesse.

On cherche à conserver dans la maison, avec un bon emploi, celles des enfans que la mort, que l’abandon ont faites orphelines, ou qui ne trouveraient dans leurs familles que des exemples pernicieux et des conseils pervers. Une fillette, enlevée à un milieu déplorable, recueillie à l’âge de dix ans dans la bonne maison, y est aujourd’hui institutrice aux appointemens annuels de 800 francs ; une autre est devenue sous-maîtresse à l’atelier de broderie et gagne 600 francs ; une troisième, encore élève, mais qui est laborieuse, et qui, cette année, a été jugée digne du prix d’honneur, vient d’être promue à la dignité de sous-maîtresse des petites. Toute peine mérite salaire ; aussi le comité a-t-il décidé de lui donner 20 francs par mois, dont profitera son livret de caisse d’épargne. Faibles émolumens, j’en conviens, mais qui ne sont point à dédaigner et constituent « un avoir » sérieux pour des enfans défrayées de tout. Cependant, lorsque les appointemens dépassent la somme de 600 francs, la pupille doit pourvoir à son entretien de toilette. Parfois on se trouve en présence d’une élève qui est de volonté forte et dont la maladie ou l’infirmité peut paralyser l’envie de bien faire. Dans ce cas, on s’ingénie à découvrir la voie du salut, et souvent on réussit. Une enfant avait été abandonnée à l’hôpital Rothschild par une femme inconnue


Qui n’a point dit son nom et qu’on n’a point revue.


Mme Coralie Cahen, avertie, alla chercher la pauvrette et l’apporta dans la maison de Reuilly. La petite fille était atteinte d’une ophtalmie persistante ; pendant plusieurs années, elle fut en traitement et finit par guérir ; mais la vue, affaiblie par de longues souffrances, restait débile et ne permettait aucun travail assidu à la malheureuse, qui rêvait de devenir institutrice et de ne devoir son pain qu’à son labeur. La lecture, l’écriture, causaient d’insupportables douleurs ; quant au métier de brodeuse, il n’y fallait point songer : l’acte seul d’enfiler une aiguille était interdit. Le problème était difficile à résoudre, mais il fut résolu au bénéfice de la pauvre fille, dont on fit une gymnaste. Mlle Lemerle, professeur de gymnastique dans les écoles municipales et à la maison de Neuilly, la prit en amitié, fit naître, développa ses aptitudes, l’initia aux méthodes d’enseignement et la mit en état de recevoir ses diplômes après examens victorieusement subis. La fonction n’est pas mauvaise ; la jeune fille dont je parle gagnait, l’hiver dernier, 800 francs par mois à donner des leçons, ce qui, pour une femme, est une rémunération presque exceptionnelle. Si la destinée ne lui est pas trop adverse, son existence est assurée, et elle le devra à l’orphelinat qui s’est ouvert devant elle et qui, sans doute, ne s’imaginait guère qu’il aurait à former des licenciées es arts gymnastiques.

La limite d’âge des élèves est déterminée par l’article 10 des statuts : « Aucune enfant ne pourra être admise avant l’âge de cinq ans ni rester pensionnaire de la maison après vingt et un ans. » Tel cas se présente cependant où cette prescription n’est pas observée en toute rigueur ; au cours des années 1885 et 1886, trente-neuf « nouvelles » ont été reçues à l’orphelinat de Neuilly ; une a six ans, six en ont cinq et enfin une seule n’a pas plus de quatre ans et demi ; pour cette dernière, il y avait péril en la demeure maternelle, et l’on n’a pas hésité à interpréter le règlement au lieu de l’appliquer : ici comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, le proverbe a raison : la lettre tue et l’esprit vivifie. Les statuts sont péremptoires : « La maison de refuge est instituée pour recevoir les jeunes filles mises en correction par l’autorité judiciaire ; — elle est tenue d’admettre également celles qui seraient mises en correction paternelle par jugement. — La maison admet en outre : 1° des jeunes filles abandonnées par leur famille ; 2° des orphelines ; 3° des enfans nées dans des conditions irrégulières. » C’est cette dernière et triple catégorie composant l’orphelinat que je venais d’étudier dans les différens exercices de la classe, de l’atelier et de la gymnastique ; je demandai à visiter le refuge exclusivement consacré aux jeunes filles qui avaient mérité d’être internées à Saint-Lazare, dans la division de la correction paternelle. — Que l’on n’oublie pas que c’est en visitant les petites détenues de la prison pour femmes que Mlle Coralie Cahen conçut la pensée de fonder la maison de relèvement où nous allons entrer. — Au sourire de la personne qui voulait bien me guider et qui était la présidente même du comité, j’aurais dû m’attendre à quelque surprise. Je traversai un couloir établi en sous-sol, et je pénétrai dans un bâtiment dont je fus étonné de voir toutes les fenêtres et toutes les portes ouvertes : singulière maison de détention, dont nulle clôture n’interdit l’accès ni la sortie. J’ai parcouru des classes vides, des ateliers vides, des dortoirs vides ; une grande salle, qui a dû servir de réfectoire, fait office de préau couvert pour l’orphelinat lorsque le temps est mauvais : cela ressemble à l’annexe d’un pensionnat qui attendrait des élèves ; qu’elles y viennent ! la communauté israélite de Paris saura ne point ménager les sacrifices d’où naîtrait le salut de ses orphelines pauvres. Où donc sont les jeunes détenues ? Il n’y en a pas, il n’y en a plus. L’orphelinat a fermé le refuge ; l’école a tué la prison. Là, je touche du doigt la réalisation du rêve que j’ai formulé si souvent, de voir remplacer les mesures répressives par des mesures préventives et de voir soigner, guérir le mal avant qu’il n’ait atteint le degré où il devient incurable. Il en est de la plante humaine comme des arbres fruitiers que redresse et dirige l’arboriculture. Si l’on veut mettre en espalier un arbre déjà grand, contourné dans sa croissance et de branches assez solides pour résister, on ne réussira pas, les efforts seront vains : on aura beau le fixer contre la muraille, l’y attacher, l’y clouer : par la seule révolte de sa sève, il brisera ses liens et se rejettera avec plus d’énergie vers sa libre expansion. Si on le choisit, au contraire, parmi les plants à peine sortis de terre et dont la forme encore indécise n’a pas pris une direction définitive, on le façonnera aisément à des attitudes déterminées, il obéira sans peine à la main qui prendra soin de ses pousses nouvelles, et la contrainte qu’on lui aura imposée rendra ses fruits plus nombreux et plus succulens. Dans cette pépinière de Neuilly, le jardinier en chef a eu l’intelligence perspicace et bienfaisante.

Une telle modification ne s’est point accomplie en un jour. On avait remarqué que le refuge ne produisait que des résultats incomplets et que bien des jeunes filles séquestrées, soumises à un régime mixte participant de l’école, de l’atelier et de la prison, retournaient au vice dès que l’heure de la majorité sonnait celle de leur libération. On s’aperçut que l’action réparatrice ne parvenait pas à s’exercer sur des malheureuses déjà mal imprégnées et qui s’étaient trop abreuvées à la coupe pleine de menteuses promesses et de châtimens certains que la débauche avait offerte à leurs lèvres. Le labeur auquel on se condamnait était fertile en déceptions ; on en fut attristé et l’on arriva, par expérience, à cette conclusion qu’il fallait devancer l’explosion du vice si l’on voulait s’en rendre maître. Dès lors, au lieu d’aller chercher des petites détenues à Saint-Lazare dans l’espoir de les rendre à la vie correcte, on regarda dans les milieux contaminés et on y enleva les enfans que l’exemple seul aurait perdues. Le succès dépassa toute espérance : à mesure que l’orphelinat se développait, le refuge s’atrophiait ; comme un feu qui s’éteint faute d’aliment, il meurt. Si l’expérimentation continuée fournit les mêmes résultats, il va être sans objet et l’on n’aura plus qu’à le fermer. C’est aux dames du comité que revient l’honneur de cette transformation, qui est un exemple mémorable de ce que peut le bon vouloir, et un encouragement pour les âmes charitables qui seraient tentées de les imiter. La communauté juive est propice aux enquêtes, car elle est peu nombreuse, d’accès facile pour ses coreligionnaires, et ne se refuse pas aux bienfaits qu’on lui offre. Dans les quartiers misérables, parmi les familles vivant de métiers interlopes, parfois chargées d’enfans qui, dès le premier âge, vaguent à travers les rues, on va recueillir les fillettes dont la destinée s’annonce mal ; on ramasse celles que leurs parens ont délaissées, celles dont le père ou la mère est à l’hôpital, celles, comme disent les statuts, qui sont nées dans des conditions irrégulières, celles que nulle étiquette légitime n’a marquées à la première heure, et on les emporte dans la maison de Neuilly, infirmerie morale où l’on guérit les gourmes intellectuelles et où l’on rend toute santé à l’esprit. De cette façon, l’œuvre de préservation est complète ; on empêche la pauvrette de tomber, ce qui vaut mieux que d’avoir à la relever après sa chute. Malgré la précocité extraordinaire de certaines natures que j’ai eue à signaler[5], il est rare que le sort de la femme se décide avant la quinzième année, et même, comme, dans un certain monde pénible à regarder, les prescriptions du code pénal ne sont point ignorées, on peut, sans fausser la vérité, reporter à seize ans l’âge des sollicitations malsaines et des irréparables sottises. On semble le savoir à Neuilly, car parmi les 39 élèves reçues en 1885 et 1886, une seule a dix-huit ans, la plus âgée des 38 autres ne dépasse pas la quatorzième année, et 13 seulement ont plus de dix ans. Cela est d’une prévoyance sérieuse. Plus l’enfant admise à l’orphelinat sera jeune, moins elle apportera de déceptions à ses bienfaitrices et plus les résultats satisferont le cœur des mères qui se sont dévouées à cette œuvre de choix, en mémoire d’une fille que la mort a ravie à leur tendresse.

II. — L’APPRENTISSAGE.

Parmi les œuvres que protège et soutient le comité de bienfaisance israélite, j’en ai vainement cherché une qui fût pour les jeunes garçons ce que l’orphelinat-refuge présidé par Mme Coralie Cahen est pour les jeunes filles ; je ne l’ai point découverte et j’en ai été surpris. Dans les travaux de la charité juive, que l’on ne saurait trop louer, c’est une lacune. Avoir fait tant d’efforts pour arracher des Gilettes à Saint-Lazare et laisser des garçonnets achever de se pervertir à la Petite-Roquette, c’est une contradiction douloureuse à constater. L’enfance mâle d’Israël est-elle donc indemne ? la grâce céleste l’a-t-elle préservée de toute prévarication ? Je n’en crois rien. Le vice est d’essence humaine ; il ne se soucie guère des religions ni des philosophies : baptême ou circoncision, peu lui importe, il saisit sa proie dans les églises comme dans les temples, dans les synagogues comme dans les mosquées. Il sollicite l’homme et, lorsqu’il s’en empare au cours du premier âge, il faut se hâter de le lui arracher. Certes, il est moral de fermer à la femme le chemin de la débauche, mais j’estime qu’il est d’un intérêt supérieur, d’un intérêt social bien plus considérable, de protéger l’homme contre ses mauvais instincts et de le détourner du forfait. Il a existé des dynasties de voleurs dont les archives de la justice n’ont point perdu le souvenir : les Piednoir, les Cœur de Roy, les Nathan ont été célèbres ; cette dernière famille, composée de quatorze personnes, avait mérité deux cent neuf années de prison. Ceux-là et d’autres que l’on pourrait nommer étaient de race juive, et l’on eût sans doute rompu toute hérédité malfaisante, si l’on eût pris les enfans, si on les eût façonnés à d’autres mœurs, si on leur avait enseigné à marcher dans la voie du bien. Ce que l’on n’a pas fait autrefois, à l’époque où la communauté israélite n’avait point acquis l’importance dont elle jouit actuellement, pourquoi ne pas le faire aujourd’hui ? Pourquoi ne pas se modeler sur l’excellente maison de Neuilly et ne pas essayer si d’un refuge pour les garçons envoyés à la correction paternelle, on ne parviendrait pas aussi à faire un simple pensionnat de jeunes garçons ? Une telle œuvre est pour tenter un homme de bien, et celui qui y attacherait son nom pourrait en être fier. Je ne puis m’empêcher de regretter que la bienfaisance israélite, si active, si généreuse, n’ait point créé une institution analogue à l’école industrielle que le protestantisme a établie à Belleville et dont l’utilité se démontre par les résultats obtenus. Lorsqu’il s’agit d’un enfant rétif et vicieux, il convient de se rappeler que, dans Gil Blas, Balthazar Velasquez dit, en parlant de son fils : « Je l’ai même fait entrer dans une maison de force et il n’en est devenu que plus méchant[6]. »

Je suis d’autant plus étonné de cet oubli de la charité d’Israël, qu’elle regarde avec sollicitude du côté de l’enfance, et qu’elle ne néglige rien pour la munir d’armes loyales en vue du combat de la vie. Elle lui a ouvert des orphelinats et des écoles de travail qui, sous bien des rapports, m’ont paru irréprochables. L’orphelinat, qui est à cette heure un établissement complet, spécialement construit et largement ouvert, a eu d’humbles débuts. J’en retrouve la première trace en 1810. Une petite fille de cinq ans restée orpheline est placée, par les soins et aux frais du comité de secours israélite, chez une femme qui se charge de la nourrir, de l’élever, de lui faire apprendre une profession utile et de la garder pendant sept années consécutives, en échange d’une pension mensuelle de 24 livres. Ce procédé de placement des orphelins dons des familles fut continué jusqu’au jour où le nombre des enfans, devenu considérable, engagea la communauté à leur consacrer une maison spéciale. Le comité avait fait un appel qui fut entendu. La famille de Rothschild répondit par un don de 200,000 francs, qui, jugé insuffisant, fut suivi d’un autre de même valeur. On s’installa rue des Rosiers, où la maison disposée pour recevoir cinquante enfans des deux sexes fut ouverte en 1857. C’est à l’aide de souscriptions recueillies et utilisées par le comité de bienfaisance que fonctionnait l’orphelinat, qui bientôt devint trop étroit. On y était campé comme à une étape de voyage. On avait tiré parti d’un local mal distribué ; l’espace manquait partout : la même salle servait de réfectoire, de classe et de parloir ; un préau resserré recevait, à l’heure des récréations, les petits garçons et les petites filles. On était encombré, et ce pêle-mêle n’était favorable ni au travail ni à la discipline. On se maintint de la sorte pendant dix-sept ans ; mais l’expérience était faite, elle était concluante : les cent cinquante enfans qui avaient traverse l’orphelinat n’avaient point trompé les espérances de leurs bienfaiteurs ; ils avaient bien tourné, comme l’on dit, et c’en était assez pour activer l’émulation d’une femme de bien. Mme Salomon de Rothschild acheta un terrain situé dans la rue de Lamblardie, qui met en communication la rue Picpus et la place Daumesnil ; elle y fit construire un orphelinat qui fut inauguré le 3 juin 1874.

Lorsque je l’ai visité, il contenait 107 enfans : 50 filles et 57 garçons. Il est très bien aménagé, distribué intelligemment en classes, en préaux, en dortoirs réservés à chaque sexe. La lingerie est amplement pourvue, la cuisine est vaste, et la salle de bains est convenablement outillée. Nulle souscription ne vient plus en aide à cette maison, qui est actuellement la propriété particulière de M. Edmond de Rothschild. C’est lui qui en a la charge. Là, il fait acte de père de famille ; les orphelins sont à lui, il les loge, les couche, les nourrit, les instruit, les soigne et les protège. Semblable à ces capitaines de la renaissance qui levaient des compagnies franches pour librement guerroyer, il a réuni une troupe d’écoliers pour combattre avec eux le bon combat de la civilisation. L’orphelinat n’est point doté d’un budget fixe ; tous les mois le bordereau des dépenses est transmis à qui de droit et acquitté à présentation. Péché d’envie : on regrette de n’en pouvoir faire autant, car je n’imagine pas qu’il puisse exister une sensation plus douce que de savoir que tant de pauvres petits vous doivent l’abri, le pain quotidien, l’instruction et la sécurité de l’existence. Dans le principe, la maison était exclusivement réservée aux orphelins de la communauté parisienne ; mais en 1871, après le traité de Francfort, elle s’est ouverte devant les enfans des israélites d’Alsace-Lorraine dont le cœur avait adopté pour patrie cette France qui, la première entre les nations, reconnaissant les droits de citoyens aux juifs, les avait arrachés à une servitude plus longue que celle d’Egypte. D’autres circonstances étrangères à notre pays ont encore élargi l’hospitalité de l’orphelinat ; il ne pouvait rester fermé devant les petits enfans expulsés de Pologne, chassés de Russie, qui, recommençant l’éternel exode de leur race, élevaient les mains vers leurs coreligionnaires de Paris. Marchant le long des routes entre l’homme à longue barbe et la femme au teint pâle, ils ont pu chanter la complainte d’Isaac Laquedem :


Juste ciel, que ma ronde
Est pénible pour moi !


L’orphelinat Edmond de Rothschild a donc aujourd’hui un caractère cosmopolite ; il abrite les victimes des persécutions détestables, et fait bien.

Cet orphelinat est une école volontiers close aux influences extérieures. Là on s’empare de l’enfant et on le soustrait à sa famille, à laquelle on se substitue. Ceci est le résultat de l’expérience que j’ai constatée dans toutes les maisons où l’on accueille des enfans de condition misérable, car la morale de la maison paternelle ne ressemble en rien à celle de l’école ; aussi, pour mieux se rendre maître de ces petites cervelles avant qu’elles n’aient été imbues de principes délétères, on prend les élèves très jeunes, dès l’âge de quatre ans, s’il se peut ; nul n’est admis lorsque la dixième année est sonnée. Les orphelins ont leurs vacances scolaires, comme les lycéens, comme les écoliers de l’enseignement municipal, mais ces vacances se passent rue de Lamblardie, avec promenades au bois de Vincennes et ailleurs ; on évite ainsi les contacts douteux. Au là juillet, ils célèbrent la fête nationale, ils promènent leurs drapeaux, ils chantent les chansons patriotiques, ils allument les lampions, mais à huis-clos, dans leurs cours de récréation : de cette façon ils ne rentrent pas ivres, ce qui arriverait indubitablement s’ils étaient sortis en compagnie de leurs parens. Cinquante-sept garçons, ai-je dit, et cependant pas un seul instituteur ; pour toutes les classes, je ne compte que des institutrices, qui, sans exception, ont été élevées dans la maison même. Cela est judicieux, car la femme, par les fonctions auxquelles la nature l’a destinée, est douée de qualités pédagogiques que l’homme, — j’entends le plus intelligent et le meilleur, — ne possédera jamais qu’exceptionnellement. Il suffit de voir une petite fille jouer à la poupée pour en être convaincu. On a essayé des maîtres à l’orphelinat, et l’on y a renoncé pour n’avoir recours qu’à des maîtresses. On s’en trouve bien, du moins me l’a-t-on dit, et je le crois.

Là, ainsi que dans d’autres établissemens analogues, la jeune fille est considérée comme un objet fragile que l’on ne saurait entourer de trop de soins ; c’est pourquoi les orphelines sont gardées jusqu’à ce que l’on soit parvenu à les caser convenablement. Tout le service intérieur de la maison est fait par d’anciennes élèves qui trouvent de la sorte une rétribution, des occupations qui ne sont pas excessives, une camaraderie douce et la discipline à laquelle elles sont accoutumées depuis l’enfance. D’autres, selon leurs aptitudes et le degré de culture qu’elles ont pu atteindre, sont placées en qualité de cuisinières, de femmes de chambre, d’institutrices, autant que possible dans des familles israélites que l’on connaît et dont la moralité offre toute garantie. Il est rare qu’elles ne restent pas en relations avec l’orphelinat après qu’elles l’ont quitté. Elles y apportent leurs gages que l’on fait fructifier ; c’est le bon moyen de leur enseigner la science et les avantages de l’épargne ; Israël y excelle, et sait depuis longtemps que les petits ruisseaux font les grandes rivières. Parfois, les orphelines viennent demander asile à la maison où leur adolescence s’est écoulée ; l’une d’elles, mariée, est venue avec son enfant y passer les vingt-huit jours de veuvage que lui imposait le service militaire de son mari. Les garçons ne jouissent pas des mêmes privilèges ; quand on les a débrouillés, qu’on leur a donné des élémens d’instruction, qu’on les a fortifiés par la gymnastique, par des bains, par une hygiène salutaire, on s’en sépare généralement vers la treizième année ; on les dirige, selon les qualités intellectuelles que l’on a pu constater chez eux, soit vers des classes supérieures, soit vers une école d’apprentissage. Si je ne me trompe, ils doivent sortir de l’orphelinat avec une habileté manuelle déjà appréciable. J’ai remarqué que l’on s’ingéniait à développer l’adresse de la main, ce qui est une éducation préalable excellente pour des enfans appelés, presque tous, à devenir ouvriers. A l’aide de bandes étroites de papiers teintés, de brins de paille, on leur fait exécuter de petits ouvrages de fantaisie, où l’imagination peut s’évertuer à l’aise, en cherchant, en trouvant des combinaisons de lignes et de couleurs qui parfois ne sont pas déplaisantes aux yeux. De la sorte, l’enfant apprend à réfléchir et sait diriger l’agilité de ses doigts, ce qui ne lui sera pas inutile lorsque, ayant terminé son temps à l’orphelinat, il sera admis à l’école de travail que dirige la Société de patronage des apprentis israélites de Paris, qui a été reconnue comme établissement d’utilité publique par décret du 15 avril 1878.

Cette école ou, pour mieux dire, le patronage des apprentis a été fondé en 1852. Ses destinées ont été semblables à celles de l’orphelinat Rothschild. On a commencé par mettre des enfans en apprentissage chez des patrons qui, moyennant une somme débattue, se chargeaient de leur entretien. Puis on a eu des visées meilleures : on voulut avoir les apprentis sous la main, supprimer les subventions et les remplacer par un internat où les enfans, logés, nourris et vêtus, pourraient, au retour des ateliers, profiter d’une classe du soir que l’on ouvrirait spécialement pour eux. Des écoles semblables existaient à Strasbourg, à Mulhouse, et les jeunes Israélites qui les fréquentaient y acquéraient des notions dont bénéficiait leur vie entière. On redoutait les frais considérables qu’une telle fondation entraînerait à Paris ou les terrains, les constructions, les loyers sont trop onéreux. On n’osait pas prendre une résolution ferme, et l’on se contentait de faire des projets, lorsqu’un acte d’initiative personnelle détermina la création devant laquelle le comité de bienfaisance hésitait. M. Alexandre Lazare donna 10,000 francs à la Société de patronage. Ce fut avec cette somme relativement modique que, vers la fin de 1865, on s’installa dans une maison louée rue des Guillemites. On débuta avec douze élèves ; au bout de quelques années, on en comptait quarante ; il s’en présentait d’autres intéressans, énergiques, voulant bien faire : où les placer ? Moins de dix ans après l’ouverture de l’école, elle était devenue tellement insuffisante qu’il fallut la quitter. Un don considérable lui avait été fait. M. Dreyfus-Dupont, maître de forges à Ars-sur-Moselle, abandonna l’Alsace après la conclusion du traité qui mit fin à la guerre de 1870-1871. Il offrit à la Société de patronage 100,000 francs, à la condition que l’école du travail compterait toujours parmi ses élèves dix apprentis alsaciens-lorrains. En outre, comme il fallait déménager, M. Alexandre Lazare donna quinze lits complets pour la nouvelle installation. Où aller ? rue des Rosiers, à la place de l’orphelinat qui venait d’être transporté dans l’immeuble de la rue Lamblardie.

Au numéro 4 bis de la rue des Rosiers, presque en face de la rue des Juifs, s’ouvre une porte bâtarde et discrète jusqu’à l’humilité. L’intérieur de la maison est sombre, avec quelque chose de voilé, comme un cloître. Des éclats de voix, des rires, des clameurs chassent vite cette impression : c’est fête aujourd’hui, les apprentis ne sont point à leur ateliers, ils sont au logis, dans leur préau, après le repas de midi, et leur récréation n’a rien de recueilli. A peine m’ont-ils aperçu qu’ils décampent, vont retirer leur blouse, revêtent leur tunique de sortie et s’installent dans une classe où je les retrouve silencieux, assis et occupés à lire. Cela ne me plaît guère : je ne suis pas venu pour les interroger, et j’aurais préféré les voir en libre expansion, jouer à saute-mouton ou à la balle au camp. La maison est vieillotte, cela se voit ; dans le principe, elle devait être bien incommode, car le corps de logis où sont les dortoirs et les classes n’existait pas encore. Cela n’importe guère aujourd’hui, et l’institution est appropriée ; les élèves y font leur repas et y dorment ; pendant le jour, ils sont dispersés dans leurs ateliers respectifs, au hasard des métiers qu’ils ont choisis. Ceux qui sont là, que nul souci d’existence ne peut inquiéter, qui reçoivent les soins compatibles à leur santé physique et à leurs aptitudes morales, savent-ils qu’ils jouissent d’une rare bonne fortune ? La protection que le comité de patronage étend sur eux est très féconde, et l’on semble mettre de l’amour-propre à ce que le pupille fasse honneur à la maison. Matériellement la vie est large : si ces gaillards-là souffrent de la faim, j’en serais surpris, ou leur mine est menteuse. Dans la cuisine éblouissante de propreté, mais beaucoup trop petite pour préparer sans fatigue trois fois par jour le repas de quatre-vingts personnes, j’avise une cuisinière crespelée, d’un type étrange, qui coupe des carottes avec autant de conviction que Judith a coupé le cou d’Holopherne. On tient à ce que la nourriture soit abondante ; on a raison : des enfans de quatorze à dix-huit ans ne se font de bons muscles qu’avec une forte alimentation.

Le programme de la journée fera comprendre l’économie de l’institution ; je voudrais qu’il y en eut beaucoup de semblables, car elle est conçue dans un esprit très libéral : neuf fois sur dix elle est supérieure à la famille qu’elle remplace, et elle est un bienfait de premier ordre pour les enfans qu’elle adopte et conduit jusqu’à l’heure où l’apprenti devient ouvrier. En hiver, les enfans sont levés à cinq heures et demie, à cinq en été. Après avoir dit la prière en commun, ils font un premier repas composé d’une soupe ; puis chacun s’en va vers l’atelier où il fait son apprentissage. Ceux qui se rendent dans les quartiers voisins reviennent à la maison pour le repas de midi ; les autres, auxquels la distance imposerait une course trop longue, emportent leur déjeuner dans une boite de fer étamé et peuvent de la sorte éviter les cabarets, les crémeries, qui ne sont point précisément des lieux de sélection pour des adolescens souvent plus curieux qu’il ne conviendrait. La rentrée se fait aux environs de sept heures ; on arrive successivement de chez les patrons, et à sept heures et demie, il est rare que tous les pensionnaires ne soient pas réunis autour de la table du souper. Après quelques minutes de jeux ou de bavardage, on se rend aux classes, et jusqu’à dix heures on assiste à des cours spéciaux qui donnent aux élèves des notions d’ensemble dont ils pourront tirer profit plus tard, lorsqu’ils seront ouvriers, contremaîtres ou patrons. Le but que l’on vise se découvre facilement : on veut, par une éducation à la fois professionnelle et généralisée, mettre les enfans à même de franchir les degrés de la hiérarchie ouvrière et de parvenir à être chef de maison ; à cet égard, les leçons de mathématiques, de dessin, d’histoire, d’économie industrielle qu’ils reçoivent leur seront d’un précieux secours. Plusieurs de ces apprentis témoignent déjà de certaines habiletés dont j’ai été frappé : j’ai vu des gravures au burin et à la pointe sèche pleines de promesses, des essais de sculpture, de ciselure qui annoncent des mains d’artisan rompues aux difficultés du métier ; j’en conclus que l’école est bonne, que les enfans sont assidus au travail et qu’ils obéissent à d’intelligentes impulsions.

Le directeur de la maison est M. Reblaud, qui fut instituteur à Colmar avant 1870. Je ferai remarquer, en passant, que la communauté israélite de Paris a attiré, retenu, employé beaucoup de ses coreligionnaires d’Alsace-Lorraine, et que, dans une mesure très appréciable, elle a fait ainsi acte de patriotisme. Le choix d’un état est chose difficile, surtout à l’âge où bien souvent l’on prend ses désirs pour une vocation ; aussi le directeur est toujours consulté, et je crois que son opinion prévaut, car il ne l’impose pas et laisse à l’expérience le temps de se produire. Parfois l’enfant s’obstine à débuter dans un métier auquel on le juge impropre ; loin de lutter contre lui et de l’éloigner de la carrière qu’il a adoptée, on le laisse faire ; deux mois, trois mois au plus d’apprentissage suffisent à ramener l’élève à une appréciation plus nette de ses aptitudes : il écoute alors les conseils qui lui sont donnés, s’y conforme et, presque toujours, n’a pas lieu de s’en repentir. La plupart des métiers que recherchent les apprentis sont des métiers d’une certaine élégance, auxquels l’adresse, l’attention, le goût et quelque faculté d’invention sont nécessaires. Le dernier compte-rendu détaillé que j’ai sous les yeux est celui de 1885, dans lequel sont indiquées les professions étudiées par 74 enfans, dont plus de la moitié, — 40, — sont : horlogers, 10 ; bijoutiers, 9 ; graveurs, 14 ; tailleurs de diamans, 5. Tous les métiers sont paisibles, assis pour ainsi dire, exigent peu de vigueur musculaire, mais une grande habileté manuelle ; le métier le plus bruyant que je découvre au milieu des ciseleurs, des monteurs en bronze, des sculpteurs sur bois, des ébénistes, des tapissiers, des dessinateurs est celui de serrurier, représenté par trois apprentis. Les tailleurs de diamans pourront-ils à Paris se parfaire en leur art, qui parait être une spécialité de la race israélite, et ne serait-il pas sage de les envoyer terminer leurs études à la taillerie d’Amsterdam, dont la rivale n’existe pas encore ?

La Société de patronage ne s’occupe pas seulement des élèves que j’ai vus réunis à la maison de la rue des Rosiers, elle englobe aussi dans son influence tutélaire un certain nombre d’externes qu’elle pensionne et qui viennent assister aux classes du soir. Chacun de ces enfans reçoit, par an, un costume complet et, tous les mois, une subvention qui varie de 5 à 15 francs. C’est donc en réalité un lycée d’apprentissage avec internat, externat et distribution solennelle des prix ; ceux-ci sont offerts par des donateurs qui envoient des volumes, des livrets de caisse d’épargne et même (année 1883) six douzaines de mouchoirs. Le soir de la distribution des prix, toute l’école, — élèves et maîtres, — est conduite à un théâtre, aux frais du président du comité. Cette institution très simple et bienveillante, où les punitions sont inconnues, où le bon vouloir du directeur et celui des apprentis semblent s’entr’aider, n’a apporté que bien peu de déceptions aux fondateurs. Depuis qu’elle existe, on a pu constater que les élèves de « l’école du travail » avaient fait bonne route dans la vie, et qu’à peine un demi pour cent n’avait point réalisé les espérances que l’on avait conçues. C’est là une moyenne tout à fait exceptionnelle et qui prouve l’excellence des méthodes adoptées ; elle démontre aussi qu’il est facile d’agir sur une quantité restreinte d’enfans dont on a le loisir d’étudier le caractère et de reconnaître les aptitudes. Les succès moraux obtenus dans ces maisons sont la condamnation des établissements d’enseignement et autres dont la population nombreuse, — parfois six cents élèves, souvent plus, — neutralise toute bonne influence, multiplie les mauvais exemples, courbe les enfans les moins semblables sous une règle que l’uniformité rend absurde, et conduit d’échec en échec à des résultats négatifs. On peut dire avec certitude que toute maison d’éducation contenant plus de cent écoliers est condamnée à l’impuissance.

L’excellente organisation que je viens de voir fonctionner rue des Rosiers, je la retrouve boulevard Bourdon, à « l’école de travail pour les jeunes filles israélites, » qui est une fondation et une propriété particulière. Nous avons déjà constaté et nous constaterons encore que, dans le monde israélite riche, on possède des institutions de bienfaisance comme on possède une galerie de tableaux ou une écurie de chevaux de course. A l’opulence ainsi comprise, on ne peut qu’applaudir. C’est exclusivement à M. Louis et à Mme Amélie Bischoffsheim que l’on doit la création de cet établissement, dont l’influence rayonne jusque dans les pays d’Orient ; en mourant, ils l’ont laissé à leur famille, qui a accepté le legs avec gratitude et le développe avec persistance. Mme Jules Beer, la fille des fondateurs, surveille la maison, la visite souvent, assiste aux examens, n’y ferme jamais sa bourse et connaît la valeur personnelle de chacune des élèves qu’elle aime à nommer ses filles. Comme toutes les œuvres bien conçues, celle-ci a pris un accroissement rapide. On l’inaugura, le 1er mai 1872, dans un local loué à cet effet place de l’Arsenal, n° 6 ; on comprit tout de suite qu’il y aurait un intérêt moral à s’agrandir et à s’installer convenablement d’une façon définitive. M. Louis Bischoffsheim acheta un terrain sur le boulevard Bourdon et y fit élever une très belle maison où l’on put entrer au cours de l’année 1877. A parcourir cette maison, on reconnaît qu’elle a été construite pour une destination déterminée, elle est faite pour l’enseignement, pour l’éducation professionnelle ; l’air circule partout et la cour des récréations est accostée d’un vaste préau couvert. Elle a été, dès le début, placée sous l’autorité de M. Joseph Bloch, qui, pendant longtemps, avait été directeur de l’école israélite de Colmar, — encore un Alsacien. A sa mort, en 1833, son fils, M. Maurice Bloch, l’a remplacé et a continué les traditions paternelles, empreintes d’indulgence et d’aménité. A ma question : « Quel est votre mode de punition ? » il a répondu : « Je ne punis jamais ! »

La maison, par la disposition des classes et des dortoirs, peut abriter cinquante élèves ; elle était pleine lorsque je l’ai visitée. Les demandes d’admission ont été, dès le principe, si pressantes et si nombreuses, que l’on a dû établir un concours entre les postulantes. Donc, il faut montrer patte blanche et subir des examens avant d’avoir droit aux leçons de a l’école de travail. » Y entrer, c’est avoir donné quelques espérances dont on se charge de faire des réalités. La limite d’âge est fixée, pour l’admission, entre douze et quinze ans ; la durée des cours étant de trois années, on a terminé ses études et l’on est rendu à la liberté de quinze à dix-huit ans.


Quinze ans, ô Roméo ! l’âge de Juliette.


C’est bien jeune, et, pour des motifs qui ne sont point à expliquer, il vaudrait mieux reculer l’époque de la sortie. Tout en recevant un enseignement commun qui comprend la gymnastique, la danse, le chant, la couture, la musique et l’anglais, les élèves sont divisées en trois classes correspondant à trois catégories de fonctions : les institutrices, les commerçantes, les ouvrières. Les premières sont autorisées à prolonger le séjour à la maison pendant deux ans, jusqu’à ce qu’elles aient obtenu le brevet supérieur ; les matières dont on exige la connaissance ne découragent ni l’émulation des pensionnaires, ni celle des bienfaiteurs, qui, pour répondre aux exigences des programmes universitaires, ont été obligés de multiplier les cours faits par des professeurs spéciaux : physique, chimie, histoire naturelle, botanique, littérature, histoire ancienne, géographie universelle, géométrie, dessin, musique ; les pauvres petites cervelles s’approprient, vaille que vaille, toutes ces notions, dont la plupart sont d’une utilité contestable et qui semblent destinées moins à féconder des intelligences qu’à créer des obstacles devant une carrière trop encombrée. A quand la docimasie, la morphologie, la tératologie, la paléographie, l’hippiatrique et le calcul infinitésimal ? et surtout à quand la science féminine par excellence, l’économie domestique qui s’appelle tout simplement : la bonne tenue de la maison ? Depuis quelque temps, on réagit fortement et avec sagesse contre le surmenage intellectuel ; le meilleur moyen d’y mettre fin serait peut-être d’interroger individuellement les examinateurs sur les matières que l’on impose à l’étude des candidats. La partie n’est pas égale : trois professeurs munis de manuels, de livres, de textes imprimés contre un seul enfant qui n’a que sa mémoire pour auxiliaire, c’est excessif, et Don Quichotte estimerait que c’est peu chevaleresque. Trop demander, c’est s’exposer à ne rien obtenir, et voilà les médecins qui nous démontrent que le résultat le plus clair des méthodes nouvelles est la maladie. A la fondation Bischoffsheim, on est plus pratique : on se conforme aux programmes, parce que, sous peine d’échouer, il n’est point possible de s’y soustraire ; mais on fait faire un apprentissage raisonné, pour ainsi dire matériel, aux élèves qui, déjà pourvues du brevet élémentaire, visent le brevet supérieur. On les met à l’œuvre tout de suite ; on en fait des pédagogues, ce qui leur apprend la pédagogie. Elles sont chargées de faire la classe à leurs compagnes plus jeunes ou moins instruites ; promptement elles font preuve de sûreté dans la diction ; elles ont de l’autorité et la qualité maîtresse sans laquelle nulle autre ne vaut et qui est la clarté d’enseignement. C’est une sorte de stage qui leur permettra d’entrer plus-tard d’emblée en l’onction, sans timidité, car elles l’auront vaincue, et avec l’habitude du métier, car elles l’auront exercé. J’ajouterai que l’aplomb acquis en donnant des leçons ne leur sera pas inutile et les aidera à conserver leur sang-froid lorsqu’elles s’assoiront devant le tribunal redoutable qui siège à l’Hôtel de Ville et qui a pour mission d’apprécier la capacité d’autrui. Depuis la fondation de l’école, ‘quatre-vingt-quinze élèves se sont présentées aux examens et quatre-vingt -quinze ont été reçues. On peut convenir que la moyenne est satisfaisante.

Les futures ouvrières sont dirigées par des maîtresses venues de l’extérieur qui apportent les modèles, fournissent la matière et président à la besogne ; la journée est divisée en quatre heures et demie de travail aux ateliers et deux heures de classe. Les élèves suivent un cours de « coupe » qui, paraît-il, est de haute importance pour leur avenir, car c’est l’élégance du coup de ciseau qui fait le renom des bonnes faiseuses. Les pupilles qui se destinent au commerce reçoivent des leçons de comptabilité, de tenue des livres en partie double, et sont exercées à un genre particulier de correspondance conçue de façon à leur enseigner ce qu’on pourrait appeler la géographie industrielle. La femme, n’en déplaise aux caissiers qui volontiers voyagent du côté de la Belgique, est un agent comptable de premier ordre et bien moins susceptible d’entraînement que l’homme ; elle ne joue point à la Bourse, reste indifférente à la séduction des chanteuses de café-concert et ne passe jamais les nuits au cercle. Cela seul lui crée une supériorité dont on se trouve bien dans les maisons que l’élément masculin n’a pas encore complètement envahies.

Par une disposition obligatoire des fondateurs, douze places, dans l’école Bischoffsheim, sont réservées à des juives orientales. C’est l’Alliance israélite, dont la plus constante préoccupation est l’œuvre des écoles en Orient, qui se charge de désigner les élèves aptes à recevoir l’instruction française. On les amène de leurs pays lointains ; elles ont quitté le quartier de la ville qui est réservé à leurs coreligionnaires, elles ont traversé la Méditerranée, elles ont mis le pied sur la terre de l’égalité par excellence, et elles ont été conduites à Paris, où la maison les a maternellement accueillies. De presque toutes on fait des institutrices, et l’on n’a qu’à s’en louer. Elles retourneront aux contrées du soleil, où le muezzin chante dans la galerie des minarets, où les chiens errans vaguent à travers les rues, où les sentinelles accroupies tricotent devant la porte du corps de garde ; elles rentreront au milieu d’une civilisation si ancienne et demeurée si stationnaire qu’elle est devenue la barbarie ; elles y importeront la civilisation moderne, la civilisation française ; elles la professeront, pour ainsi dire, dans les écoles qu’elles auront à diriger, et ce sera au grand bénéfice de notre influence. Cette œuvre, qui est une œuvre de moralisation et de propagande, où notre renom ne peut que grandir en Orient, est excellente, féconde et mérite d’être encouragée. Si le gouvernement accordait le passage gratuit aux filles d’Israël qui viennent s’imprégner de nos idées pour les répandre autour de leurs berceaux, il agirait sagement. Ce n’est pas seulement aux femmes de leur race que leur enseignement profitera, c’est à la femme d’Orient, dont la condition déprimée, presque animale, a frappé tous les voyageurs. Elles relèveront le niveau moral, le niveau social de « la plus belle moitié du genre humain. » Elles lui apprendront que la femme, sans porter ombrage à l’homme, peut être intelligente, instruite et bonne ; qu’elle a un rôle enviable à remplir ; que c’est à elle qu’il appartient de modeler l’âme des enfans ; que dans l’existence elle doit être une associée et non pas une serve, que c’est d’elle que dépendent les bonheurs intérieurs, et que tout l’Orient, à quelque communion qu’il se rattache, s’est trompé, a été coupable en la réduisant à n’être qu’une bête de somme et de plaisir[7].

Je les ai vues, ces petites Orientales, au milieu de leurs compagnes, vêtues comme elles et parlant un français irréprochable. Naturellement, j’ai voulu faire montre de ma perspicacité, et avisant une fillette blonde qui a de jolis yeux bleus et la peau rosée, j’ai dit : « — Ah ! celle-ci n’est point éclose sous le soleil, elle doit venir d’Alsace. — On m’a répondu : — Elle nous arrive de Tanger. » Une autre, brune, avec des cheveux indociles et « des yeux qui sont d’un noir d’enfer, » ne me laissa aucun doute : « Elle est de Jérusalem ? — Non, monsieur, elle est née rue Beautreillis, dans le quartier Saint-Antoine. » Je ne voulus pas en avoir le démenti : je me tournai vers une femme qui m’accompagnait et dont j’avais remarqué le regard profond, le teint mat, les mains admirables. « Et vous, madame, êtes-vous d’Alger ou de Damas ? — Non, monsieur, je suis de Mulhouse. » J’arrêtai là mes observations ethnologiques. L’une d’elles est de Smyrne, elle me le dit ; tout un bouquet de souvenirs s’épanouit dans ma mémoire. Je revis le château ruiné du mont Pagus, les cyprès du champ des morts, le pont des Caravanes, le Méandre où flottent les tortues, et l’aqueduc tout vêtu de verdure où mon cheval a bu lorsque je partais pour Éphèse. C’était à cette heure que je criais aux échos le lied de Goethe : « J’ai mis mon bien dans les voyages et dans les migrations, ohé ! ohé ! » Je regardais la petite Smyrniote, qui ne devinait guère pourquoi je restais immobile devant elle. Je lui dis : Kaliméra, kyria mou ; isté poly evmorphi. Ce qui signifie tout bêtement : « Bonjour, mademoiselle, vous êtes très jolie. » Elle devint rouge et ne répondit pas. J’en fus bien aise ; si elle eût répliqué, je serais resté court, car je venais, d’un seul coup, de prodiguer ma provision de grec moderne.

Toutes les élèves, Européennes ou Orientales, font, une fois par semaine, chacune à leur tour, le service de la maison ; elles s’initient de la sorte aux soins domestiques qui seront dans leur devoir futur. J’ai dit que dans cette bonne maison l’on ne punissait point, parce que l’on n’avait pas besoin de punir ; en revanche, on récompense, et d’une façon vraiment ingénieuse. Quand une élève a fait preuve de zèle dans le travail et la conduite, on lui confie la surveillance d’un des services intérieurs ; elle devient quelque chose comme le sergent-major de la petite compagnie. L’autorité qu’on lui défère n’est point générale et ne s’exerce que sur un point déterminé : au dortoir, pour s’assurer de la propreté et de la tenue des cases de toilette ; au réfectoire, pour préparer le couvert ; à la classe, pour faire ranger les livres, serrer les cahiers et ramasser les paperasses ; au vestiaire, pour compter le linge et présider à la distribution des chapeaux, des manteaux, des parapluies. C’est encore un apprentissage, celui de l’ordre et de la discipline[8]. « La fondation Bischoffsheim, » pour être en sécurité sur sa propre valeur, a participé, en 1884, à l’exposition de Londres, et, en 1885, à l’exposition de la Nouvelle-Orléans ; à toutes les deux, elle a été jugée digne d’une récompense et a obtenu un diplôme d’honneur.

Les élèves parisiennes passent dans leur famille le temps des vacances scolaires ; il ne peut en être de même pour les élèves orientales, elles restent à l’école, mais l’âme généreuse des bienfaiteurs ne les a pas oubliées ; un fonds spécial est destiné à leur procurer les plaisirs compatibles à leur âge, des promenades hors de Paris et même des excursions plus lointaines pendant les mois où les écoliers et les écolières ont quitté les dortoirs des pensionnats. Sous les chênes de la forêt de Fontainebleau, dans les salles du musée de Versailles, regrettent-elles la prairie des eaux douces d’Europe, les jardins fruitiers de Damas, les bords du Nahr-ek-Kelb ? Je n’en serais pas étonné, car la nostalgie de l’Orient est une maladie tenace. Les jeunes filles ayant suivi, pendant trois années, les cours de l’école du boulevard Bourdon, trouvent facilement des conditions qui assurent leur existence. Le plus souvent elles n’ont nulle démarche à faire, nul déboire à supporter, car la direction reçoit plus de propositions d’emploi qu’elle n’a de titulaires ; fournir ; aussi choisit-on les familles et les patrons chez lesquels les élèves sont placées. On pourrait citer des ouvrières qui gagnent 6 francs par jour, et des institutrices, des comptables, dont les émolumens annuels dépassent 2,400 francs. Plusieurs d’entre elles sont parties pour l’étranger, d’autres ont ouvert une petite maison de commerce. La première mise de fonds manquait pour voyager ou pour s’établir ; l’argent s’est trouvé cependant et sans longues recherches, car la famille Bischoffsheim ne se tient pas quitte de maternité pour celles de ses pupilles qui ont terminé leur apprentissage. Elle n’a point non plus limité aux jeunes filles son action bienfaisante, car elle a consacré des sommes importantes aux garçons dont elle s’ingénie à préparer l’avenir. Cette fondation pourrait s’appeler l’œuvre des bourses scolaires. Tous les ans, une vingtaine de jeunes Israélites sont placés dans les lycées de Paris ; les subventions accordées pour toute la durée des études se divisent en trois catégories, dont profitent des externes, des demi-pensionnaires et des internes. Depuis que cette fondation existe, c’est-à-dire depuis 1861, elle a ouvert les carrières libérales à plus de cinq cents jeunes gens, qui n’ont fait mauvaise figure ni à l’École normale supérieure, ni à l’École polytechnique, ni à l’École centrale, ni au barreau, ni aux examens de l’Ecole de médecine. Par cette protection si étendue et si éclairée, la jeunesse d’Israël semble conviée à participer à l’opulence de quelques-uns des siens, comme ces jeunes filles agrégées à une société de patronage libre, présidée par Mme Nathaniel de Rothschild, qui, tous les ans, tirent au sort trois dots de 1,500 francs chacune. Les fiancés ne manquent pas, et, s’ils sortent de l’école de la rue des Rosiers, je n’en serai pas surpris.

Les établissemens dont je viens de parler sont conçus dans un excellent esprit, remarquablement organisés, richement dotés, administrés avec une douceur où je crois reconnaître l’intervention féminine, et me paraîtraient dignes de tout éloge, s’il m’était possible de ne pas formuler une restriction ; je ne dissimulerai pas que cela m’est pénible ; je m’expose à choquer bien des idées reçues, que l’esprit de justice ne me permet point de ne pas combattre, parce que ma conscience les repousse. A l’orphelinat Rothschild, à l’école des apprentis, à la fondation Bischoffsheim, j’ai adressé la même question : « Recevez-vous des enfans naturels ? » Partout on m’a répondu : « Non. » Aucun des motifs allégués pour justifier, pour excuser cette exclusion n’est sérieux ; je n’ai point discuté avec des directeurs chargés d’appliquer un règlement qu’ils n’ont point fait, mais je n’en ai été que plus attendri en me rappelant cet article, ce large et maternel article des statuts du refuge de Mme Coralie Cahen : « On reçoit, en outre, des enfans nés dans des conditions irrégulières. » Là est la vraie charité, — la vraie zédaka, — de soulager le mal sans en rechercher l’origine, et d’être d’autant plus compatissant pour le malheureux qu’il est innocent de sa propre infortune. Que notre société, fondée sur l’héritage et sur la transmission du nom mâle, ait fait à l’enfant naturel une place restreinte, qu’elle ait amoindri ses droits et ne l’ait laissé entrer dans la famille, quand elle ne l’en a pas exclu, que par la porte dérobée, j’allais dire par la porte bâtarde, je l’admets, car les conventions sur lesquelles les nations ont établi leur mode de vivre sont respectables tant qu’elles subsistent. Mais que la bienfaisance ait des préjugés, qu’elle ne consente à s’exercer qu’après vérification des actes de l’état civil, cela me parait incompréhensible ; je dirai plus, cela me parait coupable, et l’inverse même du but qu’elle cherche à atteindre, qui est l’apaisement des douleurs imméritées et le secours donné à la faiblesse irresponsable d’elle-même. Parmi les enfans malheureux, le plus malheureux, c’est l’enfant naturel, c’est celui qui a la tache originelle dans le berceau, dont le père reste inconnu et dont, bien souvent, la mère se dérobe. Qu’a-t-il fait, quelle est sa faute, en quoi a-t-il mérité d’être tenu en dehors du bienfait, en dehors de l’éducation, de l’enseignement, de l’apprentissage ? Aux causes antérieures à sa naissance, qui déjà lui rendront la vie pénible, pourquoi ajouter l’abandon qui peut-être lui fera la vie criminelle ? J’ai plaidé la cause des filles-mères, pour qui je me sens une commisération infinie ; cette cause, je ne l’ai point gagnée, mais je ne l’ai point tout à fait perdue, et je garde une gratitude profonde pour les femmes de bien qui ont, en partie, exaucé ma prière. La fille-mère est coupable cependant, mais comment l’enfant qu’elle met au monde pourrait-il l’être, et si le droit civil le tient à l’écart, le droit charitable ne doit-il pas le protéger ? Fermer les orphelinats et les écoles à ces pauvres petits équivaut à dire : « Tu es né dans des conditions mauvaises qui doubleront les chances néfastes de la destinée, tu seras plus à plaindre que quiconque ; par le seul fait de ton origine, tu seras moralement et matériellement exposé à toute sorte de périls, c’est pourquoi je le repousse, moi qui cherche à faire le bien et qui suis le dispensateur des largesses de la charité. » Les vices guettent l’enfant que l’on délaisse et le saisissent ; en ne le protégeant pas contre lui-même, on ne se protège pas contre lui, et le danger individuel devient rapidement un danger social. Rejeter l’enfant naturel dans ses misères, dans les tentations malsaines, dans les difficultés dont il se fera un argument en faveur du crime, c’est être injuste et c’est être imprudent.

J’ai été surpris de cet ostracisme dont Israël frappe les enfans d’extraction illégitime, j’en ai cherché la cause, et je ne sais si je l’ai trouvée en l’attribuant à l’un des préceptes de la Loi, qui, nécessaire jadis, lorsque l’on se préparait à la conquête de la terre promise, n’est plus aujourd’hui que lettre morte. Il est dit au Deutéronome (XXIII, 2) : « Qu’un bâtard ne vienne pas dans l’assemblée de l’Éternel ; que même sa dixième génération n’y vienne pas ! » Cette prescription a-t-elle si bien pénétré l’âme des descendans de ceux qui ont erré dans le désert qu’ils ne l’aient point encore rejetée, ou qu’ils ne l’aient point interprétée dans le sens précis, absolument limité, que Moïse lui a donné et qu’il a expliqué dans le verset suivant : « L’Ammonite ni le Moabite ne viendra pas dans l’assemblée de l’Éternel, même leur dixième génération n’y viendra pas. » Le mot mamzère prend ici sa signification irréductible ; il s’agit, il ne peut s’agir que de la double race issue de la caverne où Loth a dormi après la destruction des villes maudites. Si c’est sur ce texte que l’on s’appuie pour se montrer si rigoureux, on se trompe ; il en est un autre auquel on doit se conformer, car il est écrit, selon la justice, au chapitre xxiv du Deutéronome : « On ne fera point mourir les pères pour les enfans ; on ne fera point non plus mourir les enfans pour les pères. » Or, en repoussant l’enfant naturel, on le punit pour son père et pour sa mère, ce qui est contraire à la Loi.

III. — LE DISPENSAIRE.

Jusqu’à présent, je n’ai conduit le lecteur que dans des établissemens secourables ouverts aux israélites par les Israélites ; celui dont je vais parler ne tient compte ni des sectes ni des origines ; il est l’œuvre, il est la propriété exclusive d’une femme de bien qui, ayant pitié des petits enfans faibles, rachitiques, scrofuleux, s’est donné la joie de leur porter secours, de les faire soigner dès le premier âge et de les convier dans une maison bâtie pour eux, élégante, luxueuse, semblable à une villa, où ils trouvent des médecins habiles et les modes de traitement imaginés par la science expérimentale. Tout l’honneur de cette fondation remonte à Mme Heine-Furtado, qui seule l’a créée, l’entretient et en a fait une institution d’une valeur exceptionnelle. Dans le XIVe arrondissement, entre les quartiers de Plaisance et du Petit-Montrouge, aux environs de la chaussée du Maine, s’ouvre la rue Delbet, qui débouche dans la rue d’Alésia ; c’est là, dans un vaste terrain, que a le dispensaire pour les enfans pauvres des deux sexes » a été inauguré le 12 août 1884. L’architecte, M. Blondel, qui déjà avait construit un dispensaire à Mulhouse, a été laissé libre de suivre son imagination ; son imagination l’a bien servi. Il est difficile de mieux approprier un bâtiment à une destination déterminée et de se préoccuper avec plus d’intelligence des prescriptions de l’hygiène. Tout est salubre dans cette maison isolée, baignée par le soleil, vivifiée par les courans d’air, pourvue d’eau en abondance et enclavée dans un jardin où les jeunes arbres répandent déjà l’ombre de leur feuillage. Un svelte portique d’ordre dorique précède un pavillon dont le rez-de-chaussée est occupé par une salle d’attente et dont le premier étage contient les logemens de la direction et du service. En face de ce pavillon, le dispensaire s’évase en quart de cercle dans son bel appareil composé de matériaux de choix. Comme la superficie ne manquait point, on n’a pas été forcé d’avoir recours à la superposition, ainsi que dans les quartiers où Paris se tasse et s’étouffe. Un sous-sol, un rez-de-chaussée et c’est tout ; larges baies, couloir très clair desservant les salles, boiseries et parquets en chêne, murailles en stuc poli comme du marbre, aération constante : c’est complet. Dans le sous-sol, on a installé les services domestiques : la chambre du machiniste, où sont les générateurs du ventilateur et du calorifère, la buanderie, le séchoir, la cuisine, les offices, le réfectoire et la pouillerie, où les vêtemens des enfans sont purgés de leurs scories et du reste. Au rez-de-chaussée, la salle des bains ordinaires, la salle des bains sulfureux, la salle des bains électriques, la salle d’hydrothérapie outillée avec prodigalité, la piscine d’eau salée, la salle de gymnastique, la salle du massage, la salle d’électrisation, les salles d’attente, les cabinets des médecins, la pharmacie. Rien d’étriqué ni de mesquin, tout est ample et a cossu ; » c’est du luxe solide, bien portant, où l’on chercherait en vain quelque chose de factice ou d’inutile. On voit que les instructions de la bienfaitrice ont été suivies à la lettre : « Vous ferez pour le mieux ; » et faire mieux eût été impossible. L’aspect des salles a quelque chose de doux et d’anormal qui m’étonne ; je cherche à m’en rendre compte. Je m’aperçois que tous les angles sont supprimés et remplacés par des lignes courbes ; la retombée même du plafond sur la muraille affecte une forme glissante où nulle contagion ne peut s’installer : la colonie des microbes ne découvrirait pas un coin où se loger. Les maladies infectieuses entrent et sortent sans laisser trace derrière elles. En outre, nul enfant atteint de maladie aiguë ou contagieuse n’est reçu dans les salles, car le traitement auquel, dans ce cas, il doit être soumis, relève de l’hôpital et non du dispensaire.

Les frais qu’entraînent l’entretien, les services spéciaux, les services généraux d’une maison pareille sont considérables, car tout y est gratuit ; Mme Heine-Furtado y a pourvu en constituant 100,000 livres de rente à son dispensaire. De plus, je crois bien qu’il y a quelque part un tiroir qui, comme dit la chanson, n’est jamais ni vide ni plein, où elle dépose des sommes d’argent sans cesse renouvelées et qui servent à aider, pendant des heures de chômage, de difficultés pressantes, les familles des enfans malades. Ceux-ci ont à leur disposition cinq médecins : le docteur Charles Leroux, chargé de la thérapeutique générale, tous les jours, excepté le dimanche ; le docteur P. Redard pour la chirurgie ; le docteur Edouard Meyer pour l’ophtalmologie ; le docteur E. Mènière pour les maladies des oreilles, deux fois par semaine ; et tous les jeudis, le docteur A. Chauveau pour les maladies de la bouche. Au courant de l’année 1886, l’ensemble des soins donnés a été représenté par 30,931 consultations et 129,838 médications.

C’est M. le docteur Edouard Meyer qui a bien voulu me faire visiter le dispensaire et me permettre d’assister à sa consultation. J’ai été surpris de voir un sergent de ville en faction dans le couloir qui donne accès aux salles d’attente. Pourquoi ce délégué de l’autorité municipale au seuil même du « temple d’Esculape ? » Parée que toutes les mères qui viennent consulter a le fatal oracle d’Épidaure » se bousculent, s’injurient et volontiers se crêperaient le chignon si l’on n’y mettait bon ordre. Chacune veut passer la première, malgré le numéro d’ordre qu’elle a reçu en arrivant et qui indique le tour de consultation. Le bon gardien de la paix se promène philosophiquement, et n’a pas souvent à intervenir ; mais s’il n’était pas là, le combat ne tarderait pas à s’engager, comme il s’engageait lorsque ces braves femmes étaient abandonnées à leur propre sagesse. Une première inspection est faite dans la salle d’attente par un élève en médecine, qui opère une sorte de classement entre les enfans, selon le genre d’affection dont ils souffrent. Le médecin est entré dans son cabinet, il a revêtu le tablier traditionnel, il s’est assis ; à côté de lui, sur un guéridon, sont placés les instrumens et les médicamens usuels. Un de ses élèves tient la plume, prêt à écrire les observations et les ordonnances. Lorsqu’un enfant est admis pour la première fois à la consultation, il reçoit une fiche portant un numéro ; ce numéro est reporté sur un registre où l’on inscrit le nom, l’âge, l’adresse du malade, l’observation concernant la maladie et le traitement prescrit. De la sorte, l’état civil et l’historique du mal peuvent être immédiatement constatés. Pendant l’exercice 1880, le docteur Edouard Meyer est venu cent deux fois à son cabinet du dispensaire et a examiné 7,185 malades ; c’est une moyenne de 70 enfans par consultation. Ceux que j’ai vus étaient plus nombreux (95 enfans, dont 40 garçons et 55 filles).

Le défilé a commencé ; les petits malades entrent par groupes de 8 ou 10, accompagnés de leur mère. Je n’ai pas aperçu un seul homme, ce qui s’explique par le seul fait du labeur quotidien. Dans le cabinet du médecin, il n’est pas besoin de sergent de ville : tout le monde est sage et silencieux. Chétifs, maigrelets, visiblement émus, les enfans s’approchent un à un, la mère les suit, prête à fournir des renseignemens qui ne sont propres qu’à exercer la perspicacité du docteur, « Votre fille est aveugle ? — Ça se peut bien. — Depuis quand ? — Voilà quelque temps. — Comment le mal s’est-il déclaré ? — Ça est venu comme ça. » Essayer de tirer de ces pauvres cervelles un éclaircissement ou une observation, c’est peine perdue. Le médecin a vite fait d’étendre un enfant sur ses genoux ; d’un tour de main il a retourné la paupière et cautérisé les granulations : à un autre ! — Les plus petits se défendent ; ils sont en trépidation, ils crient, ils ruent comme des poulains. L’opération n’en est pas moins faite avec une sûreté et une rapidité que j’admire. Les plus grands affectent le stoïcisme ; ils sont un peu pâles, mais font bonne contenance et ne bronchent pas lorsque, d’un geste sec et à l’aide d’un pinceau, on leur lance sur la cornée transparente compromise par une taie légère la poudre blanche qu’ils prennent pour du sucre candi et qui est du calomel. Une femme apporte un enfant qui est presque un nouveau-né. L’état des yeux ne laisse aucun doute : la vue est abolie pour jamais. Durement je lui dis : « Vous savez pourquoi votre fils est aveugle ? » — Elle rougit, ébauche un sourire maladroit, et, à voix basse, répond : « Oui, monsieur ! » La physiologie ne se soucie guère des prescriptions du Deutéronome, et, à la seconde même de la naissance, elle punit les enfans de la débauche de la mère. Parmi les malheureux que l’on nomme les aveugles-nés, la plupart, — au moins la moitié, — doivent à la dépravation maternelle la cécité qui, pour la durée de leur existence, les enferme dans la nuit et les rejette en marge de l’humanité.

Après chaque opération, après chaque consultation, le médecin remet un bonbon à l’enfant, récompense de son courage actuel ou futur. Le petiot se dépêche de l’engloutir, comme s’il redoutait, par expérience, la gourmandise des familles. On dit à un gamin dont les yeux sont tuméfiés : « As-tu un mouchoir ? » Il renifle, se torche le nez d’un coup de manche et répond : « Non, monsieur. » Le docteur lui donne deux mouchoirs en belle toile de liteaux de couleur différente : un pour chaque œil. Est-ce lui qui profitera de l’aubaine ? J’en doute. Un tiroir plein de mouchoirs est toujours à la disposition du médecin ; quand la provision est épuisée, on est quitte pour la renouveler. On sermonne les mères, on les adjure d’avoir soin de leurs enfans, on s’évertue à leur faire comprendre l’intérêt la nécessité de la propreté et de certaines précautions hygiéniques dont une cuvette d’eau fait les frais ; à tout ce qu’on leur dit, elles répondent : « Oui, monsieur. » Soumission apparente, déférence de politesse, rien de plus ; leur air hébété, leur sourire vague et niais prouvent qu’elles ont entendu sans écouter et que rien n’a pu pénétrer à travers leur obtusité. Du reste, il suffit de les voir pour reconnaître que les observations si humaines et si sages qui leur sont adressées ne détruiront pas des habitudes invétérées. La négligence de leur tenue, pour ne dire plus, est un indice irrécusable de leur indifférence en matière de propreté. Les cheveux ternes et mal peignés, les mains qui peuvent porter des bagues, mais qui n’ont en avec le savon que des rencontres fortuites, les pieds enfoncés dans des savates éculées, les taches qui maculent les vêtemens, tout leur extérieur, en un mot, dénote bien moins la misère que l’oubli de soi-même. L’enfant participe à cette saleté, comme il participe à la vie de famille, sans que ni l’un ni l’autre en aient conscience. Une femme disait : « Il dit ça, le médecin, il est obligé de le dire ; mais qu’est-ce qu’on peut me reprocher, je soigne le petit comme moi-même. » Précisément, ma bonne, c’est ce que l’on vous reproche. Je crois que le seul moyen de sauver les enfans, d’écarter d’eux les maladies provenant d’une hygiène déplorable et de les mettre en santé active, serait de faire l’éducation des mères. Je conviens que ce serait difficile.

Les médicamens sont donnés gratuitement, soit au dispensaire même, soit chez un pharmacien attitré dont les notes sont soldées à vue. La distribution des médicamens prend une singulière extension dans cette maison bienfaisante ; les mouchoirs, nous venons de le dire, sont considérés comme médicamens, ainsi que les brosses à dents qui sont remises à chacun des enfans que soigne le dentiste, ainsi que les appareils orthopédiques dont le chirurgien prescrit l’usage aux petits malades, et qui, pour l’année 1886, ont formé un total de 165 ; médicamens aussi : 22,409 bains sulfureux, bains salés et douches ; médicamens encore : 30,324 repas composés de soupe, de viande, de riz et de vin. Pour ces êtres débiles, aux membres grêles, au ventre ballonné par la mauvaise nourriture, l’alimentation est le plus précieux des remèdes ; on ne la leur ménage pas, et je crois que les chiffres que je viens d’indiquer sont dépassés aujourd’hui, car la moyenne des enfans qui s’assoient dans le réfectoire est actuellement de 150 par jour. Ce n’est pas tout : on ne veille pas seulement sur la santé de ce peuple enfantin qui peut-être devra plus tard sa résistance et sa solidité aux soins que la bonté d’une femme lui aura fait prodiguer ; on cherche à l’amuser, et deux fois par an, à son profit, le dispensaire est en fête. A Noël, — ceci est très remarquable, — et à Pâques, Guignol est en permanence dans la grande salle, et devant les enfans émerveillés, il représente les aventures de polichinelle, du diable et de monsieur le commissaire ; d’heure en heure le public se renouvelle, toujours attentif, toujours charmé, applaudissant et se pâmant d’aise aux facéties des fantoches. Les mères sont de la partie et se gardent d’y manquer, car on donne à chacune d’elles 2 francs et un kilogramme de viande. Les enfans reçoivent leurs cadeaux ; et ce jour de Noël, par la main d’une israélite, le petit Jésus leur envoie des jouets et parfois des livrets de caisse d’épargne. A-t-on jamais fait mieux quelque part ? Aussi on ne peut qu’applaudir l’Académie de médecine qui a accordé le prix de l’hygiène de l’enfance à Mme Heine-Furtado, et l’Académie des sciences qui, dans sa séance solennelle du 17 décembre 1886, lui a décerné « une mention hors ligne et hors concours pour les services rendus par le dispensaire, services dignes de la reconnaissance nationale[9]. »

En sortant de cette maison, qui n’est que celle de la charité, j’ai avisé sur ma droite, rue Jacquier, un grand bâtiment en brique, de hautes dimensions et ayant un faux air de manufacture. Je me suis enquis : « Qu’est-ce que c’est ? — Une école professionnelle pour les aveugles. — A qui appartient-elle ? — Mme Heine-Furtado l’a fait construire, l’a dotée et l’a donnée à la Société des ateliers d’aveugles, dont M. Schickler est le président. » Cela me fait penser aux contes de Perrault ; suis-je donc chez la marquise de Carabas de la bienfaisance ? Je suis entré : au rez-de-chaussée et au premier étage sont des ateliers où travaillent ceux qui vivent dans les ténèbres ; ils apprennent à faire des brosses, des plumeaux, des balais, ils tissent des tapis en sparterie, et tâchent de pourvoir aux besoins de leur existence en travaillant à des métiers où la délicatesse du toucher peut remplacer la vue. Parmi les ouvriers, je remarque un nègre qui, tout en besognant, se dandine et roule de gros yeux blancs d’un aspect étrange dans son visage noir. La maison est un externat ; on n’y couche pas, mais on y gagne sa vie.

L’exemple de Mme Heine-Furtado suffirait à prouver que la communauté israélite de Paris, tout en étant très maternelle pour les siens, porte secours, autant qu’elle le peut, au groupe social au milieu duquel elle a posé sa tente. Exclusive par ses mœurs et par sa religion, elle entre en contact immédiat et profond avec la nation entière aussitôt qu’il s’agit de charité. Elle accueille sans parti-pris, avec libéralisme et libéralité, toute infortune qui tend la main vers elle ; les municipalités le savent, et les congrégations, et les œuvres laïques, et les individus qui, de la mendicité, se sont fait un métier lucratif. Les noms de l’opulence israélite sont connus, je les retrouve en toute liste de souscription, toujours prêts à s’offrir pour une bonne action. Les aumônes prennent parfois ampleur de largesses ; Mme James de Rothschild donne 600,000 francs à l’assistance publique pour aider les ouvriers pauvres à payer leurs loyers, et Antoine Kœnigswarter lègue un million à l’œuvre des jeunes détenus que dirige M. Bonjean. Chacun, parmi les riches d’Israël, s’empresse de « faire sa justice, » et « la dime » est souvent dépassée. Booz ne laisse pas seulement glaner Ruth la Moabite, il verse lui-même six mesures d’orge dans son tablier ; la tradition des ancêtres ne s’est point altérée. On a dit que la bienfaisance des juifs était pour eux une sorte de nécessité sociale, et que leurs offrandes, si magnifiques qu’elles fussent, représentaient une prime d’assurance destinée à sauvegarder leur fortune. Je n’en crois rien, et je connais de bien gros coffres-forts qui ne se sauvegardent guère par de tels moyens. Il me semble que le motif qui les émeut est tout historique. Pourquoi ne pas appliquer à la race issue de Jacob le vers de Virgile :


Non ignara mali, miseris succurrere disco ?


Nul peuple n’a été plus cruellement traité que celui qui se proclame le peuple de Dieu. Pendant dix-huit siècles, l’humanité s’est acharnée contre lui ; il a connu toutes les avanies, toutes les humiliations, toutes les tortures ; il est resté imperturbable dans sa foi, dans ses coutumes, et a donné un exemple extraordinaire de l’énergie de ses convictions. Aujourd’hui, quoiqu’il soit entré de plain-pied dans le droit de cité, il n’est pas encore à l’abri de certains préjugés que le temps seul fera disparaître ; mais du moins, en nos pays aryens, il peut vivre de la vie commune et soutenir comme d’autres, mieux que d’autres souvent, la lutte pour l’existence. S’il est généreux, si la bienfaisance est sa vertu maîtresse, c’est qu’il n’a point oublié le temps des persécutions, et s’il a pitié de ceux qui souffrent, c’est qu’il se souvient de ce qu’il a souffert.


MAXIME DE CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Voir dans l’invasion de Ludovic Halévy, les épisodes intitulés Vendôme et Graudens ; la personne qui n’est-point nommée est celle dont je viens de parler.
  3. Voyez la Revue du 15 Juillet.
  4. Voyez la Revue du 1er août, l’Orphelinat des apprentis.
  5. Voyez la Revue du 15 juillet, les Associations protestantes à Paris, les Diaconesses.
  6. Gil Blas, liv. X, chap. XI.
  7. les villes d’Orient possédant des écoles Israélites dirigées par d’anciennes élèves de l’école Bischoffsheim sont Andrinople, Constantinople, Choumia, Philoppcopoli, Damas, Tatar-Bazardjlck, Tanger, Tétouan, Tunis, Salonique, Bayrouth. Sur cette liste je regrette de ne pas voir figurer Jérusalem, Hébron, Saphet, Tabarieh, où il y aurait tant à faire, si rien n’y a été changé depuis trente ans.
  8. Comme à l’orphelinat-refuge de Mme Coralie Cahen, des livrets de caisse d’épargne sont donnés, lors de la distribution des prix, aux meilleures élèves ; pour l’année scolaire 1885-1886, une somme de 1,200 francs a été divisée en vingt-huit livrets de 20 à 100 francs.
  9. Rapport de M. le baron Larrey sur la statistique du dispensaire Furtado - Heine.
    La commission du prix Montyon de statistique, parmi les travaux nombreux et remarquables qu’elle a examinés cette année, a cru devoir d’abord signaler, hors ligne et hors concours. Mme Furtado-Heine, qui a donné son nom à un magnifique dispensaire fondé par sa munificence.
    Le dispensaire Furtado Heine est destiné au traitement des enfons pauvres ou de ceux de la classe ouvrière atteints d’affections chroniques, telles que la scrofule, la tuberculose, le rachitisme ou d’autres maladies réputées incurables, et à peu près privés des secours de l’assistance publique, sinon exclus de la plupart des hôpitaux.
    Cette fondation, toute nouvelle et essentiellement charitable, fonctionne à peine depuis trois années, sans distinction aucune de nationalité ou de religion, et déjà l’affluence des petits malades amenés aux consultations diverses du dispensaire dépasse par milliers toutes les prévisions.
    Les relevés statistiques du dispensaire Furtado-Heine en démontrent la proportion, pour la période des deux premières années 1884-1885, et promettent les plus sûrs développemens d’une œuvre non-seulement reconnue d’utilité publique, mais digne de la reconnaissance nationale.
    C’eut enfin un devoir pour la commission de statistique de signaler cette œuvre de bien à la haute appréciation de l’Académie.
    Au mois de juillet, Mme Heine-Furtado a été nommée « chevalier » de la Légion d’honneur.