La Bible enfin expliquée/Édition Garnier/Ruth
RUTH
Dans les jours d’un juge, quand les juges
présidaient, il y eut famine sur la terre. Et
un homme de Bethléem de Juda voyagea chez
les moabites avec sa femme et ses deux enfans.
Il s’appellait Hélimélec, et sa femme Noëmi...
étant donc venus au pays des moabites, ils y
demeurerent...
Hélimélec, mari de Noëmi, resta avec
ses deux fils... ils prirent pour femmes des filles
de Moab, dont l’une s’appellait Orpha et l’autre
Ruth.
Après la mort des deux fils de Noëmi, elle
demeura seule ayant perdu son mari et ses deux
fils... elle se mit en chemin avec ses deux brus
pour revenir du pays des moabites dans sa
patrie...[1].
... Orpha s’en retourna, mais Ruth resta
avec sa belle-mere.
... Noëmi dit à Ruth : voilà votre sœur qui
s’en est retournée à son peuple et à ses dieux ;
allez-vous-en avec elle.
Ruth lui répondit : j’irai avec vous ; et
partout où vous resterez je resterai ; votre peuple
sera mon peuple, votre dieu sera mon dieu ;
je mourrai dans la terre où vous mourrez...
étant donc parties ensemble elles arriverent à
Bethléem...
c’est ainsi que Noëmi étant revenue avec
Ruth la moabite sa bru, retourna à Bethléem
quand on moissonnait les orges...
or il y avait un parent d’Hélimélec nommé Booz, homme puissant et très-riche[2]. Ruth
la moabite dit à sa belle-mere : si vous le
permettez, j’irai glaner dans quelque champ, et je
trouverai peut-être quelque pere de famille devant
qui je trouverai grace. Noëmi lui répondit :
va ma fille. Ruth s’en alla donc glaner derriere
les moissonneurs... or il se trouva que le champ
où elle glanait appartenait à Booz, parent
d’Hélimélec (beau-pere de Ruth)... Booz dit à un
jeune-homme chef des moissonneurs : qui est
cette fille ? Lequel répondit : c’est cette moabite
qui est venue avec Noëmi du pays des moabites...
Booz dit à Ruth : écoute fille, ne va point
glaner dans un autre champ, mais joins-toi à
mes moissonneuses, car j’ai ordonné à mes gens
de ne te point faire de peine ; et même quand
tu auras soif, bois de l’eau dont boivent mes
gens. Ruth tombant sur sa face et l’adorant à
terre, lui dit : d’où vient cela que j’ai trouvé
grace devant tes yeux, et que tu daignes
regarder une étrangere ?
Booz lui répondit : on m’a conté tout ce
que tu as fait pour ta belle-mere après la mort
de ton mari[3], et que tu as quitté tes parents
et la terre de Moab où tu es née, pour venir
chez un peuple que tu ne connaissais pas... quand l’heure de manger sera venue, viens
manger du pain et le tremper dans du
vinaigre...[4].
Ruth s’assit donc à côté des moissonneurs,
mangea de la bouillie, fut rassasiée et emporta
les restes. Elle glana encore ; et ayant battu ses
épics d’orge, elle en tira environ trois boisseaux.
Et retournant chargée à Bethléem, elle donna
à sa belle-mere les restes de sa bouillie...
Noëmi
dit à sa fille : ma fille, Booz est notre proche
parent, et cette nuit il vanera son orge ;
lave-toi donc, oins-toi, prends tes plus beaux
habits, et va-t’en à son aire ; et quand Booz
ira dormir, remarque bien l’endroit où il dormira ;
découvre sa couverture du côté des pieds, et tu
demeureras-là ; il te dira ce que tu dois faire.
Ruth lui répondit : je ferai ce que vous me
commandez... elle alla donc dans l’aire de Booz,
et fit comme sa belle-mere avait dit...
... et Booz ayant bu et mangé, étant devenu
plus gai s’alla coucher contre un tas de gerbes.
Et Ruth vint tout doucement, et ayant
levé la couverture aux pieds elle se coucha là[5].
Au milieu de la nuit Booz fut tout étonné
de trouver une femme à ses pieds, et lui dit :
qui es-tu ? Elle répondit : je suis Ruth ta
servante ; étends-toi sur ta servante, car tu es mon
proche parent... Booz lui dit : ma fille, Dieu
te bénisse ; tu vaux encore mieux cette nuit que
ce matin, car tu n’as point été chercher des
jeunes gens soit riches, soit pauvres... ne crains
rien, car je ferai tout ce que tu as dit, car on
sait que tu es une femme de bien... j’avoue que
je suis ton parent, mais il y en a un autre plus
proche que moi... reste ici cette nuit ; et si
demain matin le proche parent veut te prendre,
à la bonne heure ; s’il n’en veut rien faire, je
te prendrai sans nulle difficulté, comme Dieu est
vivant... dors jusqu’au matin...
elle se leva avant que le jour parût ; et
Booz lui dit : prends bien garde que personne
ne sache que tu es venue ici ; étends ta robe,
tiens-la des deux mains. Elle étendit sa robe et
la tint des deux mains ; et il y mit six boisseaux
d’orge, qu’elle emporta à Bethléem.[6]...
le proche parent de Ruth n’ayant pas voulu
l’épouser, Booz dit à ce proche parent, ôte ton
soulier, et le parent ayant ôté son soulier[7]...
... Booz prit Ruth en femme ; il entra en
elle, et Dieu lui donna de concevoir et
d’enfanter un fils... ils l’appellerent Obed.
C’est lui qui fut pere d’Isaï, pere de David[8].
- ↑ comme il s’agit dans le livre de Ruth du bisayeul de David, on peut conjecturer aisément le temps où vivait Booz mari de Ruth. Il faut compter quatre générations de lui à David : cela forme environ cent vingt ans ; et la chose doit être arrivée dans le commencement de la grande servitude de quarante ans. Cette histoire est bien différente des précédentes : elle n’a rien de toutes les cruautés que nous avons vues ; elle est écrite avec une simplicité naïve et touchante. Nous ne connaissons rien ni dans Homere, ni dans Hésiode, ni dans Hérodote, qui aille au cœur comme cette réponse de Ruth à sa mere : j’irai avec vous ; et par-tout où vous resterez je resterai ; votre peuple sera mon peuple, votre dieu sera mon dieu ; je mourrai dans la terre où vous mourrez . Il y a du sublime dans cette simplicité. Les critiques ont beau dire que cet empressement de quitter le dieu de son pere pour le dieu de sa belle-mere marque une indifférence de religion condamnable. Ils ont beau inférer delà que la religion juive, exclusive de toutes les autres, n’était pas encore conformée ; que chaque canton d’Arabie et de Syrie avait son dieu ou son étoile ; qu’il était égal d’adorer le dieu de Moab, ou le dieu de Gaza, ou le dieu de Sidon, ou le dieu des juifs. Quand même on eût pensé ainsi dans ces temps d’anarchie, cela n’empêcherait pas que le discours de Ruth à Noëmi ne méritât les eloges de tous ceux qui ont un cœur sensible.
- ↑ on voit dans tout ce morceau quelle était cette simplicité de la vie champêtre qu’on menait alors. Mais ce qu’il y a d’étrange et de triste, c’est que cette simplicité s’accorde avec les mœurs féroces dont nous venons de voir tant d’exemples. Ces mêmes peuples chez lesquels il se trouve un aussi bon homme que Booz, et une aussi bonne femme que Ruth, sont pourtant pires que les suivants d’Attila et de Genseric. Tout le petit peuple en-deçà et en-delà du Jourdain, jusqu’aux terres des opulents sidoniens enrichis par le commerce, et jusqu’aux villes florissantes de Damas et de Balbec, étaient habitées par des gens très pauvres et très simples. Booz est appellé un homme puissant et riche parce qu’il a quelques arpents de terre qui produisent de l’orge. Il couche dans sa grange sur la paille ; il vanne son orge lui-même, quoique déjà avancé en âge. Nous avons dit bien souvent que ces temps et ces mœurs n’ont rien de commun avec les nôtres, soit en bien, soit en mal. Leur esprit n’est point notre esprit ; leur bon sens n’est point notre bon sens. C’est pour cela-même que le pentateuque, les livres de Josué et des juges, sont mille fois plus instructifs qu’Homere et Hérodote.
- ↑ il n’y a pas, dira-t-on, une générosité à un homme puissant et très riche, tel que Booz est représenté, de permettre de glaner et de boire de l’eau, à une femme dont on lui a déjà parlé, dont il devait savoir qu’il était parent quoiqu’elle fût moabite. Mais une cruche d’eau était un régal dans ce désert auprès de Bethléem. Et nous avons remarqué que plusieurs voyageurs, et même plusieurs arabes, y sont morts faute d’eau potable. S’il y a quelques ruisseaux comme le torrent de Cédron auprès de Jérusalem, il est à sec dans le temps de la moisson. Tout ce qui environne Bethléem, est une plaine de sable et de cailloux. C’est beaucoup si à force de culture elle produit un peu d’orge.
- ↑ le meilleur pain qu’on eût dans ce pays-là était fait d’orge et de seigle, qu’on cuisait sous la cendre. On le trempait un peu dans de l’eau et du vinaigre ; ce fut la coutume des peuples d’orient, et même des grecs et des romains ; les soldats n’étaient pas nourris autrement. Ruth, qui était venue à pied du pays de Moab et qui avait passé le grand désert, si elle n’avait pas traversé le Jourdain, ne devait pas être accoutumée à une nourriture fort délicate. Pour peu que l’on ait vu les habitans des Pyrenées et des Alpes, pour peu qu’on ait lu les voyageurs qui ont passé par les monts Krapacs et par le Caucase, on sera convaincu que la moitié des hommes ne se nourrit pas autrement, et que la pauvreté et la grossiéreté, mere de la simplicité, ont toujours été leur partage.
- ↑ si les critiques trouvent mauvais que Booz, cet homme si puissant et si riche, s’aille coucher contre un tas de gerbes, ou sur un tas de gerbes, comme font encore nos manœuvres après la moisson ; ils trouvent encore plus mauvais que Ruth aille se coucher tout doucement dans le lit de Booz. Si ce Booz, disent-ils, devait en qualité de parent épouser cette Ruth, c’était à Noëmi sa mere à faire honnêtement la proposition du mariage ; elle ne devait pas persuader à sa bru de faire le métier de coureuse. De plus, Noëmi devait savoir qu’il y avait un parent plus proche que Booz. C’était donc à ce parent plus proche que l’on devait s’adresser.
- ↑ le conseil que donne Booz à Ruth de se lever avant le jour, et de prendre garde qu’on ne la voie, fait croire qu’au moins Ruth a fait une action plus qu’imprudente. Le texte dit que Booz était devenu plus gai après avoir bu. Cette circonstance, jointe à la hardiesse de cette femme de s’aller mettre dans le lit d’un homme, peut faire penser que le mariage fut consommé avant d’avoir été proposé. Nos mœurs ne sont pas plus chastes, mais elles sont plus décentes. Il semble que les six boisseaux d’orge soient une récompense des plaisirs de la nuit : mais quelle récompense que de l’orge dans son tablier ! Notre réponse à ces censures est, qu’il se peut très bien que Booz n’ait rien fait à Ruth cette nuit là, et que le conseil de s’évader avant le jour n’ait été qu’une précaution pour dérober Ruth aux railleries des moissonneurs.
- ↑ la loi portée dans le deuteronome, chap 25, était, qu’une femme veuve, que le frere de son mari refusait d’épouser, était en droit de le déchausser et de lui cracher au visage. Mais c’était à la femme seule à s’acquitter de cette cérémonie. Et on ne pouvait cracher qu’au visage de son beaufrere. Il devait épouser sa belle-sœur. Et il n’est point dit qu’un autre parent dût l’épouser. Il n’est pas permis parmi les catholiques romains d’épouser la veuve de son frere, à moins d’une dispense du pape. On sait que le pape Clément Vii fut cause du schisme de l’Angleterre, pour n’avoir pas voulu souffrir les prétendus remords du roi Henri Viii d’avoir épousé sa belle-sœur ; et que le pape Alexandre Vii donna toutes les dispenses qu’on voulut, quand la princesse de Némours reine de Portugal fit casser son mariage avec le roi Alphonse, et épousa le prince Pierre frere d’Alphonse, après avoir détrôné et enfermé son mari.
- ↑ on trouve extraordinaire que Ruth, dont descendent David et Jesus-Christ, soit une étrangere, une moabite, une descendante de l’inceste de Loth avec ses filles. Cet événement prouve, comme nous l’avons dit, que Dieu est le maître des loix, que nul n’est étranger à ses yeux, et qu’il n’a acception de personne.