CLXXIX

MARIAGE DU JEUNE TOBIE

(Même année, 708 ans avant J.-C.)



Ils entrèrent ensuite chez Ragüel, qui les reçut avec joie, quoiqu’il ne sût pas qui ils étaient. Aussitôt qu’il eut regardé Tobie, il dit à sa femme : « Comme ce jeune homme ressemble à mon cousin Tobie ! D’où êtes-vous, mes jeunes frères ? leur demanda-t-il — Nous sommes de la tribu de Nephthali, du nombre des captifs de Ninive.

— Connaissez-vous mon frère Tobie ? demanda Ragüel. — Oui, nous le connaissons, » répondirent-ils. Et comme Ragüel disait beaucoup de bien de Tobie, l’Ange lui dit : « Tobie, dont vous demandez des nouvelles, est le père de ce jeune homme. »

Aussitôt Ragüel, s’avançant vers Tobie, le serra dans ses bras, l’embrassa à plusieurs reprises, et versa des larmes de joie.

Henriette. Grand’mère, je remarque une chose ; c’est que les Juifs pleurent comme de petits enfants ; s’ils sont tristes, ils pleurent ; s’ils sont contents, ils pleurent ; s’ils ont peur, ils pleurent ; s’ils souffrent, ils pleurent. C’est ridicule de voir pleurer des hommes, des vieillards, des guerriers, comme des enfants de trois ans.

Grand’mère. Chère petite, chez nous, c’est ridicule, parce qu’on développe dès l’enfance l’amour-propre des garçons pour tout souffrir sans pleurer, mais les larmes sont dans la nature humaine ; elles sont un témoignage extérieur de la souffrance ou d’une impression très-vive, de même que le sourire et le rire indiquent le plaisir, la joie. Et comme les hommes de ces temps-là n’étaient pas élevés à cacher leurs sentiments, ils pleuraient, ils criaient, ils se roulaient, quand ils en avaient envie. Voilà pourquoi Ragüel, qui avait beaucoup aimé le vieux Tobie, a pleuré dans les bras de son fils. Au fond, ces usages étaient bien plus naturels et bien plus sincères.

Il dit à Tobie : « Mon fils, que Dieu te bénisse, car tu es l’enfant d’un homme de bien, d’un homme très-vertueux. »

En même temps, Anne, femme de Ragüel, et Sara, sa fille, le voyant si attendri, se mirent aussi à pleurer. Après quelques instants de conversation, Ragüel commanda qu’on tuât un mouton et qu’on préparât un festin. Et comme il les priait de se mettre à table, Tobie lui dit :

« Je ne mangerai ni ne boirai ici, avant que vous m’ayez accordé ma demande et que vous m’ayez promis de me donner pour épouse Sara, votre fille. »

En entendant ces paroles, Ragüel fut saisi de frayeur, sachant ce qui était arrivé aux sept maris qu’avait eus Sara. Dans son trouble, craignant qu’il n’arrivât la même chose à celui-ci, dont il chérissait le père, il gardait le silence ; l’Ange lui dit :

« Ne craignez point de donner votre fille à ce jeune homme, parce qu’il craint Dieu ; votre fille lui est destinée pour épouse, et c’est pour cela que tous les autres n’ont pu l’avoir pour femme. »

Ragüel répondit : « Je ne doute pas que mes prières et mes larmes ne soient venues jusqu’au Seigneur et qu’il ne les ait exaucées. Et je crois qu’il a permis que tu sois venu nous voir afin que ma fille épouse un homme de sa parenté, selon la loi de Moïse ; ainsi ne doute pas que je ne te donne ma fille comme tu le désires. »

Et prenant la main droite de Sara, il la mit dans la main droite de Tobie et leur dit : « Que le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le La prière de Tobie et de Sara
Dieu de Jacob soit avec vous ! Que lui-même vous unisse, et qu’il accomplisse sa bénédiction en vous ! »

Et ayant pris de quoi écrire, ils firent le contrat de mariage. Après quoi, ils se mirent à table, et ils commencèrent le festin en bénissant Dieu.

Ragüel appela Anne sa femme, et lui ordonna de préparer une chambre pour Sara et son mari. Ce qu’ayant fait, elle y mena sa fille, qui se mit à pleurer. Et elle lui dit : « Ma fille, aie bon courage, le Seigneur Dieu te comblera de bonheur après tant d’afflictions que tu as eues. »

Quand on fit entrer Tobie dans la chambre de sa jeune épouse, il tira de son sac une partie du foie du poisson, et le mit sur des charbons ardents. Le démon était déjà là, tout prêt à étrangler Tobie ; mais l’ange Raphaël saisit le démon, et le lia dans les déserts de la haute Égypte par ordre du Seigneur.

Françoise. Mais est-ce qu’il ne pouvait pas s’échapper ?

Grand’mère. Non, parce que le Seigneur ne le voulait pas, et il avait beau faire, il était obligé d’y rester ; car la volonté de Dieu est bien plus puissante que celle du démon.

Tobie parla ensuite à sa femme qui était assise sur un siège, et lui dit : « Sara, levez-vous, et prions Dieu aujourd’hui, demain et après-demain, parce que, pendant ces trois nuits, nous devons nous unir dans la prière et demander au Seigneur qu’il nous conserve pour vivre saintement et élever les enfants qu’il nous donnera dans sa crainte et dans son amour.  » Et Tobie dit tout haut de belles prières auxquelles se joignit Sara, disant au Seigneur : « Faites-nous miséricorde, Seigneur, et que nous puissions vivre jusqu’à l’extrême vieillesse dans une parfaite santé. »

Un peu avant le lever du soleil, Ragüel fit venir ses serviteurs, et ils allèrent ensemble pour creuser une fosse. Car il disait : « Il sera sans doute arrivé à celui-ci la même chose qu’à ces sept hommes qui étaient avec Sara. »

Lorsque la fosse fut prête, Ragüel alla chez sa femme et lui dit : « Envoie une de tes servantes pour voir s’il est mort, afin que je l’ensevelisse avant qu’il fasse jour. » La servante y alla et les trouva dans une santé parfaite, dormant paisiblement. Elle alla bien vite chez sa maîtresse pour lui apporter cette bonne nouvelle. Ragüel et Anne bénirent le Seigneur, et Ragüel commanda à ses serviteurs de combler la fosse avant qu’il fit jour.

Il dit à sa femme de préparer un festin et les vivres nécessaires pour un voyage. Et il fit tuer quatre moutons et deux vaches grasses pour donner un grand repas à ses parents et à ses amis. Ragüel conjura Tobie de demeurer avec eux encore deux semaines. Il lui donna la moitié de tout ce qu’il possédait et déclara par écrit que l’autre moitié serait à Tobie après sa mort.