La Bible d’Amiens/Préface du traducteur

Traduction par Marcel Proust.
Mercure de France (p. 8-95).
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PRÉFACE
DU TRADUCTEUR


I

AVANT-PROPOS


Je donne ici une traduction de la Bible d’Amiens, de John Ruskin. Mais il m’a semblé que ce n’était pas assez pour le lecteur. Ne lire qu’un livre d’un auteur, c’est voir cet auteur une fois. Or, en causant une fois avec une personne, on peut discerner en elle des traits singuliers. Mais c’est seulement par leur répétition, dans des circonstances variées, qu’on peut les reconnaître pour caractéristiques et essentiels. Pour un écrivain, pour un musicien ou pour un peintre, cette variation des circonstances qui permet de discerner, par une sorte d’expérimentation, les traits permanents du caractère, c’est la variété des œuvres. Nous retrouvons, dans un second livre, dans un autre tableau, les particularités dont la première fois nous aurions pu croire qu’elles appartenaient au sujet traité autant qu’à l’écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des œuvres différentes nous dégageons des traits communs dont l’assemblage compose la physionomie morale de l’artiste. Quand plusieurs portraits peints par Rembrandt, d’après des modèles différents, sont réunis dans une salle, nous sommes aussitôt frappés par ce qui leur est commun à tous et qui est les traits mêmes de la figure de Rembrandt. En mettant une note au bas du texte de la Bible d’Amiens, chaque fois que ce texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d’autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui m’était ainsi revenu à l’esprit, j’ai tâché de permettre au lecteur de se placer dans la situation de quelqu’un qui ne se trouverait pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. Ainsi j’ai essayé de pourvoir le lecteur comme d’une mémoire improvisée où j’ai disposé des souvenirs des autres livres de Ruskin, — sorte de caisse de résonance, où les paroles de la Bible d’Amiens pourront prendre une sorte de retentissement en y éveillant des échos fraternels. Mais aux paroles de la Bible d’Amiens ces échos ne répondront pas sans doute, ainsi qu’il arrive dans une mémoire qui s’est faite elle-même, de ces horizons inégalement lointains, habituellement cachés à nos regards et dont notre vie elle-même a mesuré jour par jour les distances variées. Ils n’auront pas, pour venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés, à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui a l’étendue même de notre vie et qui est toute la poésie de la mémoire.

Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d’un écrivain, devrait être la première partie de la tâche de tout critique.

S’il a senti cela, et aidé à le sentir, son office est à peu près rempli. Et, s’il ne l’a pas senti, il pourra écrire tous les livres du monde sur Ruskin : l’Homme, l’Écrivain, le Prophète, l’Artiste, la Portée de son Action, les Erreurs de la Doctrine, toutes ces constructions s’élèveront peut-être très haut, mais à côté du sujet ; elles pourront porter aux nues la situation littéraire du critique, mais ne vaudront pas, pour l’intelligence de l’œuvre, la perception exacte d’une nuance juste, si légère semble-t-elle.

Je conçois pourtant que le critique devrait ensuite aller plus loin. Il essayerait de reconstituer ce que pouvait être la singulière vie spirituelle d’un écrivain hanté de réalités si spéciales, son inspiration étant la mesure dans laquelle il avait la vision de ces réalités, son talent la mesure dans laquelle il pouvait les recréer dans son œuvre, sa moralité, enfin, l’instinct qui, les lui faisant considérer sous un aspect d’éternité (quelque particulières que ces réalités nous paraissent), le poussait à sacrifier au besoin de les apercevoir et à la nécessité de les reproduire pour en assurer une vision durable et claire, tous ses plaisirs, tous ses devoirs et jusqu’à sa propre vie, laquelle n’avait de raison d’être que comme étant la seule manière possible d’entrer en contact avec ces réalités, de valeur que celle que peut avoir pour un physicien un instrument indispensable à ses expériences. Je n’ai pas besoin de dire que cette seconde partie de l’office du critique, je n’ai pas essayé de la remplir ici à l’égard de Ruskin. Cela pourra être l’objet de travaux ultérieurs. Ceci n’est qu’une traduction, et, pour les notes, la plupart du temps je me suis contenté d’y donner la citation qui me paraissait juste sans y ajouter de commentaires. Quelques notes cependant sont plus développées. Celles-là eussent été plus à leur place, si au lieu de les laisser çà et là, au bas des pages, je les avais fait entrer dans ma préface, qu’elles complètent et rectifient sur plusieurs points. Mais je ne l’ai pas voulu, cette préface reproduisant simplement, sauf cet avant-propos et un post-scriptum plus récent, des articles qu’au moment de la mort de Ruskin j’avais donnés au Mercure de France et à la Gazette des Beaux-Arts.

D’autres notes ont un caractère différent. Celles du chapitre IV sont surtout archéologiques. Enfin, chaque fois que Ruskin, par voie de citation mais bien plus souvent d’allusion, fait entrer dans la construction de ses phrases quelque souvenir de la Bible, comme les Vénitiens intercalaient dans leurs monuments les sculptures sacrées et les pierres précieuses qu’ils rapportaient d’Orient, j’ai cherché toujours la référence exacte pour que le lecteur, en voyant quelles transformations Ruskin faisait subir au verset avant de se l’assimiler, se rendît mieux compte de la chimie mystérieuse et toujours identique, de l’activité originale et spécifique de son esprit. Je n’ai pu me fier pour la recherche des références ni à l’Index de la Bible d’Amiens ni au livre de Mlle Gibbs, Ruskin Références of Bible, qui sont excellents mais par trop incomplets. Et c’est de la Bible elle-même que je me suis servi.

Le texte traduit ici est celui de la Bible d’Amiens in extenso. Malgré les conseils différents qui m’avaient été donnés et que j’aurais peut-être dû suivre, je n’en ai pas omis un seul mot. Mais ayant pris ce parti, pour que le lecteur pût avoir de la Bible d’Amiens une version intégrale, je dois lui accorder qu’il y a bien des longueurs dans ce livre comme dans tous ceux que Ruskin a écrits à la fin de sa vie. De plus, dans cette période de sa vie, Ruskin a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté, plus que le lecteur ne consentira souvent à le croire. Il accusera alors très injustement les fautes du traducteur.

Pour les mêmes raisons, j’ai donné tous les appendices, sauf l’Index alphabétique, et la liste des photographies de la cathédrale par M. Kaltenbacher, photographies qu’on pouvait autrefois acheter avec la Bible d’Amiens. Enfin, l’édition anglaise est ornée de quatre gravures qui ne sont pas reproduites ici, la Madone de Cimabue, Amiens le jour des Trépassés (je décris cette gravure plus loin, pages 66 et 67), le Porche nord avant sa restauration. On comprend que des photographies de la Cathédrale se vendant avec le livre, Ruskin ait choisi pour ses gravures des sujets ne se rapportant que par une sorte d’allusion aux descriptions qu’il donne de la cathédrale et ne faisant pas double emploi avec les photographies. Mais ceux qui ont l’habitude des livres de Ruskin verront plus volontiers dans le choix un peu singulier des sujets de ces gravures un effet de cette disposition originale, on peut presque dire humoristique, de son esprit — qui lui faisait en quelque sorte manquer toujours au programme indiqué, mettre en regard de la description du Baptême du Christ par Giotto, une gravure représentant le Baptême du Christ non par Giotto, mais tel qu’on le voit dans un vieux psautier, ou bien, dans une étude sur l’église Saint-Marc, ne décrire aucune des parties importantes de Saint-Marc et consacrer de nombreuses pages à la description d’un bas-relief qu’on ne remarque jamais, qu’on distingue difficilement, et qui est d’ailleurs sans intérêt  ; mais ce sont là des défauts de l’esprit de Ruskin que ses admirateurs reconnaissent au passage avec plaisir parce qu’ils savent qu’ils font, fût-ce à titre de tics, partie intégrante de la physionomie particulière du grand écrivain.

Il me reste à exprimer ma reconnaissance plus particulière, parmi tant de personnes dont les conseils m’ont été précieux, à M. Alfred Vallette qui a donné à cette édition des soins infiniment intelligents et généreux, qui lui font le plus grand honneur ; à M. Charles Ephrussi, toujours si bon pour moi, qui a facilité toutes mes recherches en mettant à ma disposition la bibliothèque de la Gazette des Beaux-Arts et à M. Robert d’Humières. Quand j’étais arrêté par une forme difficile de langage, j’allais consulter le merveilleux traducteur de Kipling, et il résolvait aussitôt la difficulté avec son étonnante compréhension des textes anglais où il entre autant d’intuition que de savoir. Bien des fois, sans jamais se lasser, il me fut ainsi secourable. Qu’il en soit ici affectueusement remercié.


II

NOTRE-DAME D’AMIENS

SELON RUSKIN[1]


Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d’aller passer une journée à Amiens en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n’était pas la peine de commencer par lui demander d’aller à Florence ou à Venise quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre[2]. Et, d’autre part, il me semble que c’est ainsi que doit être célébré le « culte des Héros », je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le lieu où un grand homme est né et le lieu où il est mort ; mais les lieux qu’il admirait entre tous, dont c’est la beauté même que nous aimons dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage ?

Nous honorons d’un fétichisme qui n’est qu’illusion une tombe où reste seulement de Ruskin ce qui n’était pas lui-même, et nous n’irions pas nous agenouiller devant ces pierres d’Amiens, à qui il venait demander sa pensée, qui la gardent encore, pareilles à la tombe d’Angleterre où d’un poète dont le corps fut consumé, ne reste — arraché aux flammes d’un geste sublime et tendre par un autre poète — que le cœur[3] ?

Sans doute le snobisme qui fait paraître raisonnable tout ce qu’il touche n’a pas encore atteint (pour les Français du moins) et par là préservé du ridicule, ces promenades esthétiques. Dites que vous allez à Bayreuth entendre un opéra de Wagner, à Amsterdam visiter une exposition, on regrettera de ne pouvoir vous accompagner. Mais, si vous avouez que vous allez voir, à la Pointe du Raz, une tempête, en Normandie, les pommiers en fleurs, à Amiens, une statue aimée de Ruskin, on ne pourra s’empêcher de sourire. Je n’en espère pas moins que vous irez à Amiens après m’avoir lu.

Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais les choses qu’on a faites pour se contenter soi-même ont toujours chance d’intéresser quelqu’un. Il est impossible qu’il n’existe pas de gens qui prennent quelque plaisir à ce qui m’en a tant donné. Car personne n’est original, et fort heureusement pour la sympathie et la compréhension qui sont de si grands plaisirs dans la vie, c’est dans une trame universelle que nos individualités sont taillées. Si l’on savait analyser l’âme comme la matière, on verrait que, sous l’apparente diversité des esprits aussi bien que sous celle des choses, il n’y a que peu de corps simples et d’éléments irréductibles et qu’il entre dans la composition de ce que nous croyons être notre personnalité, des substances fort communes et qui se retrouvent un peu partout dans l’Univers.

Les indications que les écrivains nous donnent dans leurs œuvres sur les lieux qu’ils ont aimés sont souvent si vagues que les pèlerinages que nous y essayons en gardent quelque chose d’incertain et d’hésitant et comme la peur d’avoir été illusoires. Comme ce personnage d’Edmond de Goncourt cherchant une tombe qu’aucune croix n’indique, nous en sommes réduits à faire nos dévotions « au petit bonheur ». Voilà le genre de déboires que vous n’aurez pas à redouter avec Rusktin, à Amiens surtout ; vous ne courrez pas le risque d’être venu passer un après-midi sans avoir su le trouver dans la cathédrale : il est venu vous chercher à la gare. Il va s’informer non seulement de la façon dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de la cathédrale, mais du temps que l’heure du train que vous comptez reprendre vous permet d’y consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin qui mène à Notre-Dame, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus ou moins pressé. Et comme il veut que vous le suiviez dans les libres dispositions de l’esprit que donne la satisfaction du corps, peut-être aussi pour vous montrer qu’à la façon des saints à qui vont ses préférences, il n’est pas contempteur du plaisir « honnête[4] », avant de vous mener à l’église, il vous conduira chez le pâtissier. Vous arrêtant à Amiens dans une pensée d’esthétique, vous êtes déjà le bienvenu, car beaucoup ne font pas comme vous : « L’intelligent voyageur anglais, dans ce siècle fortuné, sait que, à mi-chemin entre Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante où son train ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que le nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l’entrée de chaque grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi probablement qu’à cette halte au milieu de son voyage, il y a un buffet bien servi où il a le privilège de dix minutes d’arrêt. Il n’est toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d’arrêt lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place d’une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de côté les îles des lagunes, la « Reine des Eaux » de la France était à peu près aussi large que Venise elle-même », etc.

Mais c’est assez parler du voyageur pour qui Amiens n’est qu’une station de choix à vous qui venez pour voir la cathédrale et qui méritez qu’on vous fasse bien employer votre temps ; on va vous mener à Notre-Dame, mais par quel chemin ?


« Je n’ai jamais été capable de décider quelle était vraiment la meilleure manière d’aborder la cathédrale pour la première fois. Si vous avez plein loisir et que le jour soit beau[5], le mieux serait de descendre la rue principale de la vieille ville, traverser la rivière et passer tout à fait en dehors vers la colline calcaire sur laquelle s’élève la citadelle. De là vous comprendrez la hauteur réelle des tours et de combien elles s’élèvent au-dessus du reste de la ville, puis en revenant trouvez votre chemin par n’importe quelle rue de traverse ; prenez les ponts que vous trouverez ; plus les rues seront tortueuses et sales, mieux ce sera, et, que vous arriviez d’abord à la façade ouest[6] ou à l’abside, vous les trouverez dignes de toute la peine que vous aurez eue à les atteindre.

« Mais si le jour est sombre, comme cela peut arriver quelquefois, même en France, ou si vous ne pouvez ni ne voulez marcher, ce qui peut aussi arriver à cause de tous nos sports athlétiques et de nos lawn-tennis, ou si vraiment il faut que vous alliez à Paris cet après-midi et que vous vouliez seulement voir tout ce que vous pouvez en une heure ou deux, alors, en supposant cela, malgré ces faiblesses, vous êtes encore une assez gentille sorte de personne pour laquelle il est de quelque conséquence de savoir par quelle voie elle arrivera à une jolie chose et commencera à la regarder. J’estime que le mieux est alors de monter à pied la rue des Trois-Cailloux. Arrêtez-vous un moment sur le chemin pour vous tenir en bonne humeur, et achetez quelques tartes et bonbons dans une des charmantes boutiques de pâtissier qui sont à gauche. Juste après les avoir passées, demandez le théâtre, et vous monterez droit au transept sud qui a vraiment en soi de quoi plaire à tout le monde. Chacun est forcé d’aimer l’ajourement aérien de la flèche qui le surmonte et qui semble se courber vers le vent d’ouest, bien que cela ne soit pas ; — du moins sa courbure est une longue habitude contractée graduellement avec une grâce et une soumission croissantes pendant ces trois derniers cents ans, — et arrivant tout à fait au porche, chacun doit aimer la jolie petite madone française qui en occupe le milieu, avec sa tête un peu de côté, son nimbe de côté aussi, comme un chapeau seyant. Elle est une madone de décadence, en dépit, ou plutôt en raison de sa joliesse et de son gai sourire de soubrette ; elle n’a rien à faire là non plus car ceci est le porche de saint Honoré, non le sien. Saint Honoré avait coutume de se tenir là, rude et gris, pour vous recevoir ; il est maintenant banni au porche nord où jamais n’entre personne. Il y a longtemps de cela, dans le xive siècle, quand le peuple commença pour la première fois à trouver le christianisme trop grave, fit une foi plus joyeuse pour la France et voulut avoir partout une madone soubrette aux regards brillants, laissant sa propre Jeanne d’Arc aux yeux sombres se faire brûler comme sorcière ; et depuis lors les choses allèrent leur joyeux train, tout droit, « ça allait, ça ira », aux plus joyeux jours de la guillotine. Mais pourtant ils savaient encore sculpter au xive siècle, et la madone et son linteau d’aubépines en fleurs sont dignes que vous les regardiez, et encore plus les sculptures aussi délicates et plus calmes qui sont au dessus, qui racontent la propre histoire de saint Honoré dont on parle peu aujourd’hui dans le faubourg de Paris qui porte son nom.

« Mais vous devez être impatients d’entrer dans la cathédrale. Mettez d’abord un sou dans la boîte de chacun des mendiants qui se tiennent là. Ce n’est n’est pas votre affaire de savoir s’ils devraient ou non être là ou s’ils méritent d’avoir le sou. Sachez seulement si vous-mêmes méritez d’en avoir un à donner et donnez-le joliment et non comme s’il vous brûlait les doigts[7]


C’est ce deuxième itinéraire, le plus simple, et, celui, je suppose, que vous préférerez, que j’ai suivi, la première fois que je suis allé à Amiens ; et, au moment où le portail sud m’apparut, je vis devant moi, sur la gauche, à la même place qu’indique Ruskin, les mendiants dont il parle, si vieux d’ailleurs que c’étaient peut-être encore les mêmes. Heureux de pouvoir commencer si vite à suivre les prescriptions ruskiniennes, j’allai avant tout leur faire l’aumône, avec l’illusion, où il entrait de ce fétichisme que je blâmais tout à l’heure, d’accomplir un acte élevé de piété envers Ruskin. Associé à ma charité, de moitié dans mon offrande, je croyais le sentir qui conduisait mon geste. Je connaissais et, à moins de frais, l’état d’âme de Frédéric Moreau dans l’Éducation sentimentale, quand sur le bateau, devant Mme  Arnoux, il allonge vers la casquette du harpiste sa main fermée et « l’ouvrant avec pudeur » y dépose un louis d’or. « Ce n’était pas, dit Flaubert, la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait, un mouvement de cœur presque religieux. »

Puis, étant trop près du portail pour en voir l’ensemble, je revins sur mes pas, et arrivé à la distance qui me parut convenable, alors seulement je regardai. La journée était splendide et j’étais arrivé à l’heure où le soleil fait, à cette époque, sa visite quotidienne à la Vierge jadis dorée et que seul il dore aujourd’hui pendant les instants où il lui restitue, les jours où il brille, comme un éclat différent, fugitif et plus doux. Il n’est pas d’ailleurs un saint que le soleil ne visite, donnant aux épaules de celui-ci un manteau de chaleur, au front de celui-là une auréole de lumière. Il n’achève jamais sa journée sans avoir fait le tour de l’immense cathédrale. C’était l’heure de sa visite à la Vierge, et c’était à sa caresse momentanée qu’elle semblait adresser son sourire séculaire, ce sourire que Ruskin trouve, vous l’avez vu, celui d’une soubrette à laquelle il préfère les Reines, d’un art plus naïf et plus grave, du porche royal de Chartres. Je renvoie ici le lecteur aux pages de The two Paths que j’ai données plus loin en note pages 260, 261 et 262, et où Ruskin compare aux reines de Chartres la Vierge Dorée. Si j’y fais allusion ici c’est que The two Paths étant de 1858, et la Bible d’Amiens de 1885, le rapprochement des textes et des dates montre à quel point la Bible d’Amiens diffère de ces livres comme nous en écrivons tant sur les choses que nous avons étudiées pour pouvoir en parler (à supposer même que nous ayons pris cette peine) au lieu de parler des choses parce que nous les avons dès longtemps étudiées, pour contenter un goût désintéressé, et sans songer qu’elles pourraient faire plus tard la matière d’un livre. J’ai pensé que vous aimeriez mieux la Bible d’Amiens, de sentir qu’en la feuilletant ainsi, c’étaient des choses sur lesquelles Ruskin a, de tout temps, médité, celles qui expriment par là le plus profondément sa pensée, que vous preniez connaissance ; que le présent qu’il vous faisait était de ceux qui sont le plus précieux à ceux qui aiment, et qui consistent dans les objets dont on s’est longtemps servi soi-même sans intention de les donner un jour, rien que pour soi. En écrivant son livre, Ruskin n’a pas eu à travailler pour vous, il n’a fait que publier sa mémoire et vous ouvrir son cœur. J’ai pensé que la Vierge Dorée prendrait quelque importance à vos yeux, quand vous verriez que, près de trente ans avant la Bible d’Amiens, elle avait, dans la mémoire de Ruskin, sa place où, quand il avait besoin de donner à ses auditeurs un exemple, il savait la trouver, pleine de grâce et chargée de ces pensées graves à qui il donnait souvent rendez-vous devant elle. Alors elle comptait déjà parmi ces manifestations de la beauté qui ne donnaient pas seulement à ses yeux sensibles une délectation comme il n’en connut jamais de plus vive, mais dans lesquelles la Nature, en lui donnant ce sens esthétique, l’avait prédestiné à aller chercher, comme dans son expression la plus touchante, ce qui peut être recueilli sur la terre du Vrai et du Divin.

Sans doute, si, comme on l’a dit, à l’extrême vieillesse, la pensée déserta la tête de Ruskin, comme cet oiseau mystérieux qui dans une toile célèbre de Gustave Moreau n’attend pas l’arrivée de la mort pour fuir la maison, — parmi les formes familières qui traversèrent encore la confuse rêverie du vieillard sans que la réflexion pût s’y appliquer au passage, tenez pour probable qu’il y eut la Vierge Dorée. Redevenue maternelle, comme le sculpteur d’Amiens l’a représentée, tenant dans ses bras la divine enfance, elle dut être comme la nourrice que laisse seule rester à son chevet celui qu’elle a longtemps bercé. Et, comme dans le contact des meubles familiers, dans la dégustation des mets habituels, les vieillards éprouvent, sans presque les connaître, leurs dernières joies, discernables du moins à la peine souvent funeste qu’on leur causerait en les en privant, croyez que Ruskin ressentait un plaisir obscur à voir un moulage de la Vierge Dorée, descendue, par l’entraînement invincible du temps, des hauteurs de sa pensée et des prédilections de son goût, dans la profondeur de sa vie inconsciente et dans les satisfactions de l’habitude.

Telle qu’elle est avec son sourire si particulier, qui fait non seulement de la Vierge une personne, mais de la statue une œuvre d’art individuelle, elle semble rejeter ce portail hors duquel elle se penche, à n’être que le musée où nous devons nous rendre quand nous voulons la voir, comme les étrangers sont obligés d’aller au Louvre pour voir la Joconde. Mais si les cathédrales, comme on l’a dit, sont les musées de l’art religieux au moyen âge, ce sont des musées vivants auquel M. André Hallays ne trouverait rien à redire. Ils n’ont pas été construits pour recevoir les œuvres d’art, mais ce sont elles — si individuelles qu’elles soient d’ailleurs, — qui ont été faites pour eux et ne sauraient sans sacrilège (je ne parle ici que de sacrilège esthétique) être placées ailleurs. Telle qu’elle est avec son sourire si particulier, combien j’aime la Vierge Dorée, avec son sourire de maîtresse de maison céleste ; combien j’aime son accueil à cette porte de la cathédrale, dans sa parure exquise et simple d’aubépines. Comme les rosiers, les lys, les figuiers d’un autre porche, ces aubépines sculptées sont encore en fleur. Mais ce printemps médiéval, si longtemps prolongé, ne sera pas éternel et le vent des siècles a déjà effeuillé devant l’église, comme au jour solennel d’une Fête-Dieu sans parfums, quelques-unes de ses roses de pierre. Un jour sans doute aussi le sourire de la Vierge Dorée (qui a déjà pourtant duré plus que notre foi[8]) cessera, par l’effritement des pierres qu’il écarte gracieusement, de répandre, pour nos enfants, de la beauté, comme, à nos pères croyants, il a versé du courage. Je sens que j’avais tort de l’appeler une œuvre d’art : une statue qui fait ainsi à tout jamais partie de tel lieu de la terre, d’une certaine ville, c’est-à-dire d’une chose qui porte un nom comme une personne, qui est un individu, dont on ne peut jamais trouver la toute pareille sur la face des continents, dont les employés de chemins de fer, en nous criant son nom, à l’endroit où il a fallu inévitablement venir pour la trouver, semblent nous dire, sans le savoir : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois », — une telle statue a peut-être quelque chose de moins universel qu’une œuvre d’art ; elle nous retient, en tous cas, par un lien plus fort que celui de l’œuvre d’art elle-même, un de ces liens comme en ont, pour nous garder, les personnes et les pays. La Joconde est la Joconde de Vinci. Que nous importe, sans vouloir déplaire à M. Hallays, son lieu de naissance, que nous importe même qu’elle soit naturalisée française ? — Elle est quelque chose comme une admirable « Sans-patrie ». Nulle part où des regards chargés de pensée se lèveront sur elle, elle ne saurait être une « déracinée ». Nous n’en pouvons dire autant de sa sœur souriante et sculptée (combien inférieure du reste, est-il besoin de le dire ?), la Vierge Dorée. Sortie sans doute des carrières voisines d’Amiens, n’ayant accompli dans sa jeunesse qu’un voyage, pour venir au porche Saint-Honoré, n’ayant plus bougé depuis, s’étant peu à peu hâlée à ce vent humide de la Venise du Nord qui au-dessus d’elle a courbé la flèche, regardant depuis, tant de siècles les habitants de cette ville dont elle est le plus ancien et la plus sédentaire habitant[9], elle est vraiment une Amienoise. Ce n’est pas une œuvre d’art. C’est une belle amie que nous devons laisser sur la place mélancolique de province d’où personne n’a pu réussir à l’emmener, et où, pour d’autres yeux que les nôtres, elle continuera à recevoir en pleine figure le vent et le soleil d’Amiens, à laisser les petits moineaux se poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa main accueillante, ou picorer les étamines de pierre des aubépines antiques qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. Dans ma chambre une photographie de la Joconde garde seulement la beauté d’un chef-d’œuvre. Près d’elle une photographie de la Vierge Dorée prend la mélancolie d’un souvenir. Mais n’attendons pas que, suivi de son cortège innombrable de rayons et d’ombres qui se reposent à chaque relief de la pierre, le soleil ait cessé d’argenter la grise vieillesse du portail, à la fois étincelante et ternie. Voilà trop longtemps que nous avons perdu de vue Ruskin. Nous l’avions laissé aux pieds de cette même vierge devant laquelle son indulgence aura patiemment attendu que nous ayons adressé à notre guise notre personnel hommage. Entrons avec lui dans la cathédrale.


« Nous ne pouvons pas y pénétrer plus avantageusement que par cette porte sud, car toutes les cathédrales de quelque importance produisent à peu près le même effet, quand vous entrez par le porche ouest, mais je n’en connais pas d’autre qui découvre à ce point sa noblesse, quand elle est vue du transept sud. La rose qui est en face est exquise et splendide et les piliers des bas-côtés du transept forment avec ceux du chœur et de la nef un ensemble merveilleux. De là aussi l’abside montre mieux sa hauteur, se découvrant à vous au fur et à mesure que vous avancez du transept dans la nef centrale. Vue de l’extrémité ouest de la nef, au contraire, une personne irrévérente pourrait presque croire que ce n’est pas l’abside qui est élevée, mais la nef qui est étroite. Si d’ailleurs vous ne vous sentez pas pris d’admiration pour le chœur et le cercle lumineux qui l’entoure, quand vous élevez vos regards vers lui du centre de la croix, vous n’avez pas besoin de continuer à voyager et à chercher à voir des cathédrales, car la salle d’attente de n’importe quelle gare du chemin de fer est un lieu qui vous convient mille fois mieux. Mais si, au contraire, il vous étonne et vous ravit d’abord, alors mieux vous le connaîtrez, plus il vous ravira, car il n’est pas possible à l’alliance de l’imagination et des mathématiques, d’accomplir une chose plus puissante et plus noble que cette procession de verrières, en mariant la pierre au verre, ni rien qui paraisse plus grand.

Quoi que vous voyiez ou soyez forcé de laisser de côté, sans l’avoir vu, à Amiens, si les écrasantes responsabilités de votre existence et les nécessités inévitables d’une locomotion qu’elles précipitent, vous laissent seulement un quart d’heure — sans être hors d’haleine — pour la contemplation de la capitale de la Picardie, donnez-le entièrement aux boiseries du chœur de la cathédrale. Les portails, les vitraux en ogives, les roses, vous pouvez voir cela ailleurs aussi bien qu’ici, mais un tel chef-d’œuvre de menuiserie, vous ne le pourrez pas. C’est du flamboyant dans son plein développement juste à la fin du xve siècle. Vous verrez là l’union de la lourdeur flamande et de la flamme charmante du style français : sculpter le bois a été la joie du Picard ; dans tout ce que je connais, je n’ai jamais rien vu d’aussi merveilleux qui ait été taillé dans les arbres de quelque pays que ce soit ; c’est un bois doux, à jeunes grains ; du chêne choisi et façonné pour un tel travail et qui résonne maintenant de la même manière qu’il y a quatre cents ans. Sous la main du sculpteur, il semble s’être modelé comme de l’argile, s’être plié comme de la soie, avoir poussé comme des branches vivantes, avoir jailli comme de la flamme vivante,… et s’élance, s’entrelace et se ramifie en une clairière enchantée, inextricable, impérissable, plus pleine de feuillage qu’aucune forêt et plus pleine d’histoire qu’aucun livre[10]. »


Maintenant célèbres dans le monde entier, représentées dans les musées par des moulages, que les gardiens ne laissent pas toucher, ces stalles continuent, elles-mêmes, si vieilles, si illustres et si belles, à exercer à Amiens leurs modestes fonctions de stalles — dont elles s’acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction des Amiénois — comme ces artistes qui, parvenus à la gloire, n’en continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons. Ces fonctions consistent, avant même d’instruire les âmes, à supporter les corps, et c’est à quoi, rabattues pendant chaque office et présentant leur envers, elles s’emploient modestement.

Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur et que préfère à tout, jusqu’à ne plus pouvoir regarder les couleurs des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l’œil qui s’en est une fois enchanté. C’est alors une sorte d’ivresse qu’on éprouve à goûter dans l’ardeur toujours plus enflammée du bois ce qui est comme la sève, avec le temps débordante, de l’arbre. La naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et quant à « ces fruits, ces fleurs, ces feuilles et ces branches », tous motifs tirés de la végétation du pays et que le sculpteur amiénois a sculptés dans du bois d’Amiens, la diversité des plans ayant eu pour conséquence la différence des frottements, on y voit de ces admirables oppositions de tons, où la feuille se détache d’une autre couleur que la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer du cœur harmonieux des chênes.

Mais il est temps d’arriver à ce que Ruskin appelle plus particulièrement la Bible d’Amiens, au Porche Occidental. Bible est pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d’Amiens n’est pas seulement, dans le sens vague où l’aurait pris Victor Hugo[11], un livre de pierre, une Bible de pierre : c’est « la Bible » en pierre. Sans doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la façade occidentale d’Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l’après-midi, rose et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n’importe laquelle de ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel et que Claude Monet a fixées dans des toiles sublimes[12] où se découvre la vie de cette chose que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l’immergeant en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la terre en sa double révolution se déroule dans les siècles, et d’autre part se renouvelle et s’achève chaque jour, — alors, la dégageant des changeantes couleurs dont la nature l’enveloppe, vous ressentez devant cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur croix ; leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces générations de prophètes, cette suite d’apôtres, ce peuple de rois, ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée d’anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres, debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l’effluve des cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que c’est une grande chose que cette ascension géante, immobile et passionnée. Mais une cathédrale n’est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n’est plus pour vous un enseignement à suivre, c’est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d’une cathédrale gothique, et plus particulièrement d’Amiens, la cathédrale gothique par excellence, c’est la Bible. Avant de vous l’expliquer je voudrais, à l’aide d’une citation de Ruskin, vous faire comprendre que, quelles que soient vos croyances, la Bible est quelque chose de réel, d’actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.


« Les I, VIII, XII, XV, XIX, XXIII et XXIVe psaumes, bien appris et crus, sont assez pour toute direction personnelle, ont en eux la loi et la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque nouvelle découverte de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Considérez quel autre groupe de littérature historique et didactique a une étendue pareille à celle de la Bible.

« Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne dis pas à aucun autre livre, mais à aucune autre littérature. Essayez, autant qu’il est possible à chacun de nous — qu’il soit défenseur ou adversaire de la foi — de dégager son intelligence de l’habitude et de l’association du sentiment moral basé sur la Bible, et demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou remplir sa fonction, quand même toutes les bibliothèques de l’univers seraient restées intactes. Je ne suis pas contempteur de la littérature profane, si peu que je ne crois pas qu’aucune interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle qui se trouve à la base de mon enseignement de l’art et qui court à travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que j’appris les symboles d’Homère et la foi d’Horace. Le devoir qui me fut imposé dès ma première jeunesse, en lisant chaque mot des évangiles et des prophéties, de bien me pénétrer qu’il était écrit par la main de Dieu, me laissa l’habitude d’une attention respectueuse qui, plus tard, rendît bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour les lecteurs irréligieux, profondément graves pour moi. Qu’il y ait une littérature classique sacrée parallèle à celle des Hébreux et se fondant avec les légendes symboliques de la chrétienté au moyen âge, c’est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la plus frappante dans l’influence indépendante et cependant similaire de Virgile sur le Dante et l’évêque Gawane Douglas. Et l’histoire du Lion de Némée vaincu avec l’aide d’Athéné est la véritable racine de la légende du compagnon de saint Jérôme, conquis par la douceur guérissante de l’esprit de vie. Je l’appelle une légende seulement. Qu’Héraklès ait jamais tué ou saint Jérôme jamais chéri la créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous. Mais la légende de saint Jérôme reprend la prophétie du millénium et prédit avec la Sibylle de Cumes, et avec Isaïe, un jour où la crainte de l’homme cessera d’être chez les créatures inférieures de la haine, et s’étendra sur elles comme une bénédiction, où il ne sera plus fait de mal ni de destruction d’aucune sorte dans toute l’étendue de la montagne sainte et où la paix de la terre sera délivrée de sort présent chagrin, comme le présent et glorieux univers animé est sorti du désert naissant, dont les profondeurs étaient le séjour des dragons et les montagnes des dômes de feu. Ce jour-là aucun homme ne le connaît, mais le royaume de Dieu est déjà venu pour ceux qui ont arraché de leur propre cœur ce qui était rampant et de nature inférieure et ont appris à chérir ce qui est charmant et humain dans les enfants errants des nuages et des champs[13]. »

Et peut-être maintenant voudrez-vous bien suivre le résumé que je vais essayer de vous donner, d’après Ruskin, de la Bible écrite au porche occidental d’Amiens.

Au milieu est la statue du Christ qui est non au sens figuré, mais au sens propre, la pierre angulaire de l’édifice. À sa gauche (c’est-à-dire à droite pour nous qui en regardant le porche faisons face au Christ, mais nous emploierons les mots gauche et droite par rapport à la statue du Christ) six apôtres : près de lui Pierre, puis s’éloignant de lui, Jacques le Majeur, Jean, Mathieu, Simon. À sa droite Paul, puis Jacques l’évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et Jude[14]. À la suite des apôtres sont les quatre grands prophètes. Après Simon, Isaïe et Jérémie ; après Jude, Ézéchiel et Daniel ; puis, sur les trumeaux de la façade occidentale tout entière viennent les douze prophètes mineurs ; trois sur chacun des quatre trumeaux, et, en commençant par le trumeau qui se trouve le plus à gauche : Osée, Jaël, Amos, Michée, Jonas, Abdias, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie. De sorte que la cathédrale, toujours au sens propre, repose sur le Christ et sur les prophètes qui l’ont prédit ainsi que sur les apôtres qui l’ont proclamé. Les prophètes du Christ et non ceux de Dieu le Père :


« La voix du monument tout entier est celle qui vient du ciel au moment de la Transfiguration : Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le. » Aussi Moïse qui fut un apôtre non du Christ mais de Dieu, aussi Élie qui fut un prophète non du Christ mais de Dieu, ne sont pas ici. Mais, s’écrie Ruskin, il y a un autre grand prophète qui d’abord ne semble pas être ici. Est-ce que le peuple entrera dans le temple en chantant : « Hosanna au fils de David », et ne verra aucune image de son père ? Le Christ lui-même n’a-t-il pas déclaré : « Je suis la racine et l’épanouissement de David », et la racine n’aurait près de soi pas trace de la terre qui l’a nourrie ? Il n’en est pas ainsi ; David et son fils sont ensemble. David est le piédestal de la statue du Christ. Il tient son sceptre dans la main droite, un phylactère dans la gauche.

« De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas, aucune sculpture ne pouvant, ni ne devant satisfaire l’espérance d’une âme aimante qui a appris à croire en lui. Mais à cette époque elle dépassa ce qui avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée. Et elle était connue au loin sous le nom de : le beau Dieu d’Amiens. Elle n’était d’ailleurs qu’un signe, un symbole de la présence divine et non une idole, dans notre sens du mot. Et pourtant chacun la concevait comme l’Esprit vivant, venant l’accueillir à la porte du temple, la Parole de vie, le Roi de gloire le Seigneur des armées. « Le Seigneur des Vertus », Dominus Virtutum, c’est la meilleure traduction de l’idée que donnaient à un disciple instruit du xiiie siècle les paroles du XXIVe psaume. »

Nous ne pouvons pas nous arrêter à chacune des statues du porche occidental, Ruskin vous expliquera le sens des bas-reliefs qui sont placés au-dessous (deux bas-reliefs quatre-feuilles placés au-dessous l’un de l’autre sous chacune d’elles), ceux qui sont placés sous chaque apôtre représentant, le bas-relief supérieur la vertu qu’il a enseignée ou pratiquée, l’inférieur le vice opposé. Au-dessous des prophètes les bas-reliefs figurent leurs prophéties[15].

Sous saint Pierre est le Courage avec un léopard sur son écusson ; au-dessous du Courage la Poltronnerie est figurée par un homme qui, effrayé par un animal laisse tomber son épée, tandis qu’un oiseau continue de chanter : « Le poltron n’a pas le courage d’une grive. » Sous saint André est la Patience dont l’écusson porte un bœuf (ne reculant jamais).

Au-dessous de la Patience, la Colère ; une femme poignardant un homme avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n’a aucun rapport avec l’indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont l’écusson porte un agneau, et la Grossièreté : une femme donnant un coup de pied par-dessus échanson, « les formes de la plus grande grossièreté française étant dans les gestes du cancan ».

Sous saint Jean, l’Amour, l’Amour divin, non l’amour humain : « Moi en eux et toi en moi. » Son écusson supporte un arbre avec des branches greffées dans un tronc abattu. « Dans ces jours-là le Messie sera abattu, mais pas pour lui-même. » Au-dessous de l’Amour, la Discorde : un homme et une femme qui se querellent ; elle a laissé tomber sa quenouille. Sous saint Mathieu, l’Obéissance. Sur son écusson, un chameau : « Aujourd’hui c’est la bête la plus désobéissante et la plus insupportable, dit Ruskin ; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les plus pénibles, je pense qu’il l’a choisie comme symbole de l’obéissance passive qui n’éprouve ni joie ni sympathie comme en ressent le cheval, et qui, d’autre part, n’est pas capable de faire du mal comme le bœuf. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse, mais à Amiens, il est fort probable que cela n’était pas connu, même des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien. »

Au-dessous de l’Obéissance, la Rébellion, un homme claquant du doigt devant son évêque (« comme Henri VIII devant le Pape et les badauds anglais et français devant tous les prêtres quels qu’ils soient »).

Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa couronne. « Tiens ferme ce que tu as afin qu’aucun homme ne prenne ta couronne. » Au-dessous, l’Athéisme laisse ses souliers à la porte de l’église. « L’infidèle insensé est toujours représenté, aux xiie et xiiie siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la préparation de l’Évangile de la Paix. « Combien sont beaux tes pieds dans tes souliers, ô fille de Prince ! »


Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est l’Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l’évêque est l’Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de l’Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.


Sous saint Philippe est la Charité qui donne son manteau à un mendiant nu.


Sous saint Barthélémy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous d’elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme qui tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un écusson avec une racine mangeable signifiant la tempérance commencement de la sagesse). Au-dessous d’elle, la Folie : le type usité dans tous les psautiers primitifs d’un glouton armé d’un gourdin. « Le fou a dit dans son cœur : « Il n’y a pas de Dieu, il dévore mon peuple comme un morceau de pain. » (Psaume LIII, cité par M. Male.) Sous saint Jude, l’Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l’Orgueil qui tombe de cheval.


« Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même message : « Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix est né ;», etc… ; mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou tourmentés, ou s’étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n’est représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment qu’il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus sereinement. »

Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales prophéties : Ézéchiel, assis devant deux roues[16], Daniel tenant un livre que soutiennent des lions[17], puis assis au festin de Balthazar, le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière qu’a prophétisés Joël[18], Amos cueillant les feuilles de la vigne sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d’herbe[19], Jonas s’échappant des flots, puis assis sous un calebassier, Habakuk qu’un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune lion[20], les prophéties de Sophonie : les bêtes de Ninive, le Seigneur une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor[21], etc.

Je n’ai pas le temps de vous conduire aux deux portes secondaires du porche occidental, celle de la Vierge[22] (qui contient, outre la statue de la Vierge : à gauche de la Vierge, celle de l’Ange Gabriel, de la Vierge Annunciade, de la Vierge Visitante, de sainte Élisabeth, de la Vierge présentant l’Enfant de saint Siméon, et à droite les trois Rois-Mages, Hérode, Salomon et la reine de Saba, chaque statue ayant au-dessous d’elle, comme celles du porche principal, des bas-reliefs dont le sujet se rapporte à elle), — et celle de saint Firmin qui contient les statues de saints Diocèse. C’est sans doute à cause de cela, parce que ce sont « des amis des Amiénois », qu’au-dessous d’eux les bas-reliefs représentent les signes du Zodiaque et les travaux de chaque mois, bas-reliefs que Ruskin admire entre tous. Vous trouverez au musée du Trocadéro les moulages de ces bas-reliefs de la porte Saint-Firmin[23] et dans le livre de M. Male des commentaires charmants sur la vérité locale et climatérique de ces petites scènes de genre.

« Je n’ai pas ici, dit alors Ruskin, à étudier l’art de ces bas-reliefs. Ils n’ont jamais dû servir autrement que comme guides pour la pensée. Et si le lecteur veut simplement se laisser conduire ainsi, il sera libre de se créer à lui-même de plus beaux tableaux dans son cœur ; et en tous cas, il pourra entendre les vérités suivantes qu’affirme leur ensemble.

« D’abord, à travers ce Sermon sur la Montagne d’Amiens, le Christ n’est jamais représenté comme le Crucifié, n’éveille pas un instant la pensée du Christ mort ; mais apparaît comme le Verbe Incarné — comme l’Ami présent — comme le Prince de la Paix sur la terre — comme le Roi Éternel dans le ciel. Ce que sa vie est, ce que ses commandements sont, et ce que son jugement sera, voilà ce qui nous est enseigné, non pas ce qu’il a fait jadis, ce qu’il a souffert jadis, mais bien ce qu’il fait à présent, et ce qu’il nous ordonne de faire. Telle est la pure, joyeuse et belle leçon que nous donne le christianisme ; et la décadence de cette foi, et les corruptions d’une pratique dissolvante peuvent être attribuées à ce que nous nous sommes accoutumés à fixer nos regards sur la mort du Christ, plutôt que sur sa vie, et à substituer la méditation de sa souffrance passée à celle de notre devoir présent.

« Puis secondement, quoique le Christ ne porte pas sa croix, les prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs, portent les leurs. Car s’il vous est salutaire de vous rappeler ce que votre créateur immortel a fait pour vous, il ne l’est pas moins de vous, rappeler ce que des hommes mortels, nos semblables, ont fait aussi. Vous pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le martyre, vous pouvez seulement l’oublier ; le nier vous ne le pouvez pas. Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang. Gardant donc ces choses dans votre cœur, tournez-vous maintenant vers la statue centrale du Christ ; écoutez son message et comprenez-le. Il tient le livre de la Loi éternelle dans sa main gauche ; avec la droite, il bénit : mais bénit sous conditions : « Fais ceci et tu vivras » ou plutôt dans un sens plus strict, plus rigoureux : « Sois ceci et tu vivras » : montrer de la pitié n’est rien, ton âme doit être pleine de pitié ; être pur en action n’est rien, tu dois être pur aussi dans ton cœur.

« Et avec cette parole de la loi inabolie :

« Ceci si tu ne le fais pas, ceci si tu ne l’es pas, tu mourras ». — Mourir — quelque sens que vous donniez au mot — totalement et irrévocablement.

« L’évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes œuvres des vrais croyants ; en Normandie et en Sicile, sur les ilôts des rivières de France, aux vallées des rivières d’Angleterre, sur les rochers d’Orvieto, près des sables de l’Arno. Mais l’enseignement qui est à la fois le plus simple et le plus complet, qui parle avec le plus d’autorité à l’esprit actif du Nord est celui qui de l’Europe se dégage des premières pierres d’Amiens.

Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les endroits du monde, qui ont des affections chaudes, le sens commun et l’empire sur elles-mêmes, ont été et sont naturellement morales. La connaissance et le commandement de ces choses n’a rien à faire avec la religion.

« Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-mêmes, vous sentez que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que vous-mêmes si elles vous étaient révélées, si, vous efforçant de tout votre pouvoir d’améliorer ce qui est mal près de vous et autour de vous, vous aimiez à penser au jour ou le juge de toute la terre rendra tout juste et où les petites collines se réjouiront de tous côtés, si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné toute la meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous désirez jamais rencontrer de nouveau leurs yeux et presser leurs mains — là où les yeux ne seront plus voilés, où les mains ne failliront plus, si, vous préparant à être couchés sous l’herbe dans le silence et la solitude sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous vouliez vous préoccuper de la promesse qui vous a été faite d’un temps dans lequel vous verriez la lumière de Dieu et connaîtriez les choses que vous aviez soif de connaître, et marcheriez dans la paix de l’amour éternel — alors l’espoir de ces choses pour vous est la religion ; leur substance dans votre vie est la foi. Et dans leur vertu il nous est promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les royaumes de Notre-Seigneur et de son Christ[24]. »


Voici terminé l’enseignement que les hommes du xiiie siècle allaient chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle continue à donner en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage solennel où chaque caractère est une œuvre d’art, et que personne ne comprend plus. Lui donnant un sens moins littéralement religieux qu’au moyen âge ou même seulement un sens esthétique, vous avez pu néanmoins le rattacher à quelqu’un de ces sentiments qui nous apparaissent par-delà notre vie comme la véritable réalité, à une de « ces étoiles à qui il convient d’attacher notre char ». Comprenant mal jusque-là la portée de l’art religieux au moyen âge, je m’étais dit, dans ma ferveur pour Ruskin : Il m’apprendra, car lui aussi, en quelques parcelles du moins, n’est-il pas la vérité ? Il fera entrer mon esprit là où il n’avait pas accès, car il est la porte. Il me purifiera, car son inspiration est comme le lys de la vallée. Il m’enivrera et me vivifiera, car il est la vigne et la vie. Et j’ai senti en effet que le parfum mystique des rosiers de Saron n’était pas à tout jamais évanoui, puisqu’on le respire encore, au moins dans ses paroles. Et voici qu’en effet les pierres d’Amiens ont pris pour moi la dignité des pierres de Venise, et comme la grandeur qu’avait la Bible, alors qu’elle était encore vérité dans le cœur des hommes et beauté gravé dans leurs œuvres. La Bible d’Amiens n’était, dans l’intention de Ruskin, que le premier livre d’une série intitulée : Nos pères nous ont dit ; et en effet si les vieux prophètes du porche d’Amiens furent sacrés à Ruskin, c’est que l’âme des artistes du xiiie siècle était encore en eux. Avant même de savoir si je l’y trouverais, c’est l’âme de Ruskin que j’y allais chercher et qu’il a imprimée aussi profondément aux pierres d’Amiens qu’y avaient imprimé la leur, ceux qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi est une « lampe du sacrifice » qui se consume pour éclairer les descendants. Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre : Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos n’étaient peut-être plus tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d’autrefois les statues de Jérémie, d’Ézéchiel et d’Amos ; elles étaient du moins l’œuvre pleine d’enseignements de grands artistes et d’hommes de foi, et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d’être l’œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à nous les rendre précieuses qu’elles soient du moins pour nous les choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n’était-elle pas pour nous surtout celle qu’il avait aimée ? et ne sentions-nous pas qu’il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions pieusement la Vérité dans ses livres. Et maintenant nous avons beau nous arrêter devant les statues d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et de Daniel en nous disant : « Voici les quatre grands prophètes, après ce sont les prophètes mineurs, mais il n’y a que quatre grands prophètes », il y en a un de plus qui n’est pas ici et dont pourtant nous ne pouvons pas dire qu’il est absent, car nous le voyons partout. C’est Ruskin : si sa statue n’est pas à la porte de la cathédrale[25], elle est à l’entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire entendre sa voix. Mais c’est qu’il a fini de dire toutes ses paroles. C’est aux générations de les reprendre en chœur.


III

JOHN RUSKIN


Comme « les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le monde[26] », une à une les idées de Ruskin avaient quitté la tête divine qui les avait portées et, incarnées en livres vivants, étaient allées enseigner les peuples. Ruskin s’était retiré dans la solitude où vont souvent finir les existences prophétiques jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de rappeler à lui le cénobite ou l’ascète dont la tâche surhumaine est finie. Et l’on ne put que deviner, à travers le voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s’accomplissait, la lente destruction d’un cerveau périssable qui avait abrité une postérité immortelle.

Aujourd’hui la mort a fait entrer l’humanité en possession de l’héritage immense que Ruskin lui avait légué. Car l’homme de génie ne peut donner naissance à des œuvres qui ne mourront pas qu’en les créant à l’image non de l’être mortel qu’il est, mais de l’exemplaire d’humanité qu’il porte en lui. Ses pensées lui sont, en quelque sorte, prêtées pendant sa vie, dont elles sont les compagnes. À sa mort, elles font retour à l’humanité et l’enseignent. Telle cette demeure auguste et familière de la rue de La Rochefoucauld qui s’appela la maison de Gustave Moreau tant qu’il vécut et qui s’appelle, depuis qu’il est mort, le Musée Gustave Moreau.

Il y a depuis longtemps un Musée John Ruskin[27]. Son catalogue semble un abrégé de tous les arts et de toutes les sciences. Des photographies de tableaux de maîtres y voisinent avec des collections de minéraux, comme dans la maison de Goethe. Comme le Musée Ruskin, l’œuvre de Ruskin est universelle. Il chercha la vérité, il trouva la beauté jusque dans les tableaux chronologiques et dans les lois sociales. Mais les logiciens ayant donné des « Beaux Arts[28] » une définition qui exclut aussi bien la minéralogie que l’économie politique, c’est seulement de la partie de l’œuvre de Ruskin qui concerne les « Beaux Arts » tels qu’on les entend généralement, de Ruskin esthéticien et critique d’art que j’aurai à parler ici.


On a d’abord dit qu’il était réaliste. Et, en effet, il a souvent répété que l’artiste devait s’attacher à la pure imitation de la nature, « sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir ».

Mais on a dit aussi qu’il était intellectualiste parce qu’il a écrit que le meilleur tableau était celui qui renfermait les pensées les plus hautes. Parlant du groupe d’enfants qui, au premier plan de la Construction de Carthage de Turner, s’amusent à faire voguer des petits bateaux, il concluait : « Le choix exquis de cet épisode, comme moyen d’indiquer le génie maritime d’où devait sortir la grandeur future de la nouvelle cité, est une pensée qui n’eût rien perdu à être écrite, qui n’a rien à faire avec les technicismes de l’art. Quelques mots l’auraient transmise à l’esprit aussi complètement que la représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est quelque chose de bien supérieur à tout art ; c’est de la poésie de l’ordre le plus élevé. » « De même, ajoute Milsand[29] qui cite ce passage, en analysant une Sainte Famille de Tintoret, le trait auquel Ruskin reconnaît le grand maître c’est un mur en ruines et un commencement de bâtisse, au moyen desquels l’artiste fait symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin de l’économie juive et l’avènement de la nouvelle alliance. Dans une composition du même Vénitien, une Crucifixion, Ruskin voit un chef-d’œuvre de peinture parce que l’auteur a su, par un incident en apparence insignifiant, par l’introduction d’un âne broutant des palmes à l’arrière-plan du Calvaire, affirmer l’idée profonde que c’était le matérialisme juif, avec son attente d’un Messie tout temporel et avec la déception de ses espérances lors de l’entrée à Jérusalem, qui avait été la cause de la haine déchaînée contre le Sauveur et, par là, de sa mort. »

On a dit qu’il supprimait la part de l’imagination dans l’art en y faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que « chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et météorologique ?… Toute formation géologique a ses traits essentiels qui n’appartiennent qu’à elle, ses lignes déterminées de fracture qui donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les rochers, ses végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent encore des différences plus particulières par suite des variétés d’élévation et de température. Le peintre observe dans la plante tous ses caractères de forme et de couleur… saisit ses lignes de rigidité ou de repos… remarque ses habitudes locales, son amour ou sa répugnance pour telle ou telle exposition, les conditions qui la font vivre ou qui la font périr. Il l’associe… à tous les traits des lieux qu’elle habite… Il doit retracer la fine fissure et la courbe descendante et l’ombre ondulée du sol qui s’éboule et cela le rendre d’un doigt aussi léger que les touches de la pluie… Un tableau est admirable en raison du nombre et de l’importance des renseignements qu’il nous fournit sur les réalités. »

Mais on a dit, en revanche, qu’il ruinait la science en y faisant la place trop grande à l’imagination. Et, de fait, on ne peut s’empêcher de penser au finalisme naïf de Bernardin de Saint-Pierre disant que Dieu a divisé les melons par tranches pour que l’homme les mange plus facilement, quand on lit des pages comme celle-ci : « Dieu a employé la couleur dans sa création comme l’accompagnement de tout ce qui est pur et précieux, tandis qu’il a réservé aux choses d’une utilité seulement matérielle ou aux choses nuisibles les teintes communes. Regardez le cou d’une colombe et comparez-le au dos gris d’une vipère. Le crocodile est gris, l’innocent lézard est d’un vert splendide. »

Si l’on a dit qu’il réduisait l’art à n’être que le vassal de la science, comme il a poussé la théorie de l’œuvre d’art considérée comme renseignement sur la nature des choses jusqu’à déclarer qu’« un Turner en découvre plus sur la nature des roches qu’aucune académie n’en saura jamais », et qu’« un Tintoret n’a qu’à laisser aller sa main pour révéler sur le jeu des muscles une multitude de vérités qui déjoueront tous les anatomistes de la terre », on a dit aussi qu’il humiliait la science devant l’art.

On a dit enfin que c’était un pur esthéticien et que sa seule religion était celle de la Beauté, parce qu’en effet il l’aima toute sa vie.

Mais, par contre, on a dit que ce n’était même pas un artiste, parce qu’il faisait intervenir dans son appréciation de la beauté des considérations peut-être supérieures, mais en tous cas étrangères à l’esthétique. Le premier chapitre des Sept lampes de l’architecture prescrit à l’architecte de se servir des matériaux les plus précieux et les plus durables, et fait dériver ce devoir du sacrifice de Jésus, et des conditions permanentes du sacrifice agréable à Dieu, conditions qu’on n’a pas lieu de considérer comme modifiées, Dieu ne nous ayant pas fait connaître expressément qu’elles l’aient été. Et dans les Peintres modernes, pour trancher la question de savoir qui a raison des partisans de la couleur et des adeptes du clair-obscur, voici un de ses arguments : « Regardez l’ensemble de la nature et comparez généralement les arcs-en-ciel, les levers de soleil, les roses, les violettes, les papillons, les oiseaux, les poissons rouges, les rubis, les opales, les coraux, avec les alligators, les hippopotames, les requins, les limaces, les ossements, les moisissures, le brouillard et la masse des choses qui corrompent, qui piquent, qui détruisent, et vous sentirez alors comme la question se pose entre les coloristes et les clair-obscuristes, lesquels ont la nature et la vie de leur côté, lesquels le péché et la mort. »

Et comme on a dit de Ruskin tant de choses contraires, on en a conclu qu’il était contradictoire.

De tant d’aspects de la physionomie de Ruskin, celui qui nous est le plus familier, parce que c’est celui dont nous possédons, si l’on peut ainsi parler, le plus beau portrait, le plus étudié et le mieux venu, le plus frappant et le plus célèbre[30], et pour mieux dire, jusqu’à ce jour, le seul[31], c’est le Ruskin qui n’a connu toute sa vie qu’une religion : celle de la Beauté.

Que l’adoration de la Beauté ait été, en effet, l’acte perpétuel de la vie de Ruskin, cela peut être vrai à la lettre ; mais j’estime que le but de cette vie, son intention profonde, secrète et constante était autre, et si je le dis, ce n’est pas pour prendre le contrepied du système de M. de la Sizeranne, mais pour empêcher qu’il ne soit rabaissé dans l’esprit des lecteurs par une interprétation fausse, mais naturelle et comme inévitable.

Non seulement la principale religion de Ruskin fut la religion tout court (et je reviendrai sur ce point tout à l’heure, car il domine et caractérise son esthétique), mais, pour nous en tenir en ce moment à la « Religion de la Beauté », il faudrait avertir notre temps qu’il ne peut prononcer ces mots, s’il veut faire une allusion juste à Ruskin, qu’en redressant le sens que son dilettantisme esthétique est trop porté à leur donner. Pour un âge, en effet, de dilettantes et d’esthètes, un adorateur de la Beauté, c’est un homme qui, ne pratiquant pas d’autre culte que le sien et ne reconnaissant pas d’autre dieu qu’elle, passerait sa vie dans la jouissance que donne la contemplation voluptueuse des œuvres d’art.

Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait une simple étude d’art, la Beauté ne peut pas être aimée d’une manière féconde si on l’aime seulement pour les plaisirs qu’elle donne. Et, de même que la recherche du bonheur pour lui-même n’atteint que l’ennui, et qu’il faut pour le trouver chercher autre chose que lui, de même le plaisir esthétique nous est donné par surcroît si nous aimons la Beauté pour elle-même, comme quelque chose de réel existant en dehors de nous et infiniment plus important que la joie qu’elle nous donne. Et, très loin d’avoir été un dilettante ou un esthète, Ruskin fut précisément le contraire, un de ces hommes à la Carlyle, averti par leur génie de la vanité de tout plaisir et, en même temps, de la présence auprès d’eux d’une réalité éternelle, intuitivement perçue par l’inspiration. Le talent leur est donné comme un pouvoir de fixer cette réalité à la toute-puissance et à l’éternité de laquelle, avec enthousiasme et comme obéissant à un commandement de la conscience, ils consacrent, pour lui donner quelque valeur, leur vie éphémère. De tels hommes, attentifs et anxieux devant l’univers à déchiffrer, sont avertis des parties de la réalité sur lesquelles leurs dons spéciaux leur départissent une lumière particulière, par une sorte de démon qui les guide, de voix qu’ils entendent, l’éternelle inspiration des êtres géniaux. Le don spécial, pour Ruskin, c’était le sentiment de la beauté, dans la nature comme dans l’art. Ce fut dans la Beauté que son tempérament le conduisit à chercher la réalité, et sa vie toute religieuse en reçut un emploi tout esthétique. Mais cette Beauté à laquelle il se trouva ainsi consacrer sa vie ne fut pas conçue par lui comme un objet de jouissance fait pour la charmer, mais comme une réalité infiniment plus importante que la vie, pour laquelle il aurait donné la sienne. De là vous allez voir découler toute l’esthétique de Ruskin. D’abord vous comprendrez que les années où il fait connaissance avec une nouvelle école d’architecture et de peinture aient pu être les dates principales de sa vie morale. Il pourra parler des années où le gothique lui apparut avec la même gravité, le même retour ému, la même sérénité qu’un chrétien parle du jour où la vérité lui fut révélée. Les événements de sa vie sont intellectuels et les dates importantes sont celles où il pénètre une nouvelle forme d’art, l’année où il comprend Abbeville, l’année où il comprend Rouen, le jour où la peinture de Titien et les ombres dans la peinture de Titien lui apparaissent comme plus nobles que la peinture de Rubens, que les ombres dans la peinture de Rubens.

Vous comprendrez ensuite que, le poète étant pour Ruskin, comme pour Carlyle, une sorte de scribe écrivant sous la dictée de la nature une partie plus ou moins importante de son secret, le premier devoir de l’artiste est de ne rien ajouter de son propre crû à ce message divin. De cette hauteur vous verrez s’évanouir, comme des nuées qui se traînent à terre, les reproches de réalisme aussi bien que d’intellectualisme adressés à Ruskin. Si ces objections ne portent pas, c’est qu’elles ne visent pas assez haut. Il y a dans ces critiques erreur d’altitude. La réalité que l’artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière est réelle parce qu’elle est une expression de l’esprit. Quant à la simple apparence, nul n’a plus raillé que Ruskin ceux qui voient dans son imitation le but de l’art. « Que l’artiste, dit-il, ait peint le héros ou son cheval, notre jouissance, en tant qu’elle est causée par la perfection du faux semblant est exactement la même. Nous ne la goûtons qu’en oubliant le héros et sa monture pour considérer exclusivement l’adresse de l’artiste. Vous pouvez envisager des larmes comme l’effet d’un artifice ou d’une douleur, l’un ou l’autre à votre gré ; mais l’un et l’autre en même temps, jamais ; si elles vous émerveillent comme un chef-d’œuvre de mimique, elles ne sauraient vous toucher comme un signe de souffrance. » S’il attache tant d’importance à l’aspect des choses, c’est que seul il révèle leur nature profonde. M. de La Sizeranne a admirablement traduit une page où Ruskin montre que les lignes maîtresses d’un arbre nous font voir quels arbres néfastes l’ont jeté de côté ; quels vents l’ont tourmenté, etc. La configuration d’une chose n’est pas seulement l’image de sa nature, c’est le mot de sa destinée et le tracé de son histoire.

Une autre conséquence de cette conception de l’art est celle-ci : si la réalité est une et si l’homme de génie est celui qui la voit, qu’importe la matière dans laquelle il la figure, que ce soit des tableaux, des statues, des symphonies, des lois, des actes ? Dans ses Héros, Carlyle ne distingue pas entre Shakespeare et Cromwell, entre Mahomet et Burns. Emerson compte parmi ses Hommes représentatifs de l’humanité aussi bien Swedenborg que Montaigne. L’excès du système, c’est, à cause de l’unité de la réalité traduite, de ne pas différencier assez profondément les divers modes de traduction. Carlyle dit qu’il était inévitable que Boccace et Pétrarque fussent de bons diplomates, puisqu’ils étaient de bons poètes. Ruskin commet la même erreur quand il dit qu’« une peinture est belle dans la mesure où les idées qu’elle traduit en images sont indépendantes de la langue des images ». Il me semble que, si le système de Ruskin pèche par quelque côté, c’est par celui-là. Car la peinture ne peut atteindre la réalité une des choses, et rivaliser par là avec la littérature, qu’à condition de ne pas être littéraire.

Si Ruskin a promulgué le devoir pour l’artiste d’obéir scrupuleusement à ces « voix » du génie qui lui disent ce qui est réel et doit être transcrit, c’est que lui-même a éprouvé ce qu’il y a de véritable dans l’inspiration, d’infaillible dans l’enthousiasme, de fécond dans le respect. Seulement, quoique ce qui excite l’enthousiasme, ce qui commande le respect, ce qui provoque l’inspiration soit différent pour chacun, chacun finit par lui attribuer un caractère plus particulièrement sacré. On peut dire que pour Ruskin cette révélation, ce guide, ce fut la Bible : « J’en lisais chaque passage, comme s’il avait été écrit par la main même de Dieu. Et cet état d’esprit, fortifié avec les années, a rendu profondément graves pour moi bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour un lecteur irréligieux. C’est d’elle que j’ai appris les symboles d’Homère et la foi d’Horace. »

Arrêtons-nous ici comme à un point fixe, au centre de gravité de l’esthétique ruskinienne. C’est ainsi que son sentiment religieux a dirigé son sentiment esthétique. Et d’abord, à ceux qui pourraient croire qu’il l’altéra, qu’à l’appréciation artistique des monuments, des statues, des tableaux il mêla des considérations religieuses qui n’y ont que faire, répondons que ce fut tout le contraire. Ce quelque chose de divin que Ruskin sentait au fond du sentiment que lui inspiraient les œuvres d’art, c’était précisément ce que ce sentiment avait de profond, d’original et qui s’imposait à son goût sans être susceptible d’être modifié. Et le respect religieux qu’il apportait à l’expression de ce sentiment, sa peur de lui faire subir en le traduisant la moindre déformation, l’empêcha, au contraire de ce qu’on a souvent pensé, de mêler jamais à ses impressions devant les œuvres d’art aucun artifice de raisonnement qui leur fût étranger. De sorte que ceux qui voient en lui un moraliste et un apôtre aimant dans l’art ce qui n’est pas l’art, se trompent à l’égal de ceux qui, négligeant l’essence profonde de son sentiment esthétique, le confondent avec un dilettantisme voluptueux. De sorte enfin que sa ferveur religieuse, qui avait été le signe de sa sincérité esthétique, la renforça encore et la protégea de toute atteinte étrangère. Que telle ou telle des conceptions de son surnaturel esthétique soit fausse, c’est ce qui, à notre avis, n’a aucune importance. Tous ceux qui ont quelque notion des lois de développement du génie savent que sa force se mesure plus à la force de ses croyances qu’à ce que l’objet de ces croyances peut avoir de satisfaisant pour le sens commun. Mais, puisque le christianisme de Ruskin tenait à l’essence même de sa nature intellectuelle, ses préférences artistiques, aussi profondes, devaient avoir avec lui quelque parenté. Aussi, de même que l’amour des paysages de Turner correspondait chez Ruskin à cet amour de la nature qui lui donna ses plus grandes joies, de même à la nature foncièrement chrétienne de sa pensée correspondit sa prédilection permanente, qui domine toute sa vie, toute son œuvre, pour ce qu’on peut appeler l’art chrétien : l’architecture et la sculpture du moyen âge français, l’architecture, la sculpture et la peinture du moyen âge italien. Avec quelle passion désintéressée il en aima les œuvres, vous n’avez pas besoin d’en chercher les traces dans sa vie, vous en trouverez la preuve dans ses livres. Son expérience était si vaste, que bien souvent les connaissances les plus approfondies dont il fait preuve dans un ouvrage ne sont utilisées ni mentionnées, même par une simple allusion, dans ceux des autres livres où elles seraient à leur place. Il est si riche qu’il ne nous prête pas ses paroles ; il nous les donne et ne les reprend plus. Vous savez, par exemple, qu’il écrivit un livre sur la cathédrale d’Amiens, Vous en pourriez conclure que c’est la cathédrale qu’il aimait le plus ou qu’il connaissait le mieux. Pourtant, dans les Sept Lampes de l’Architecture, où la cathédrale de Rouen est citée quarante fois comme exemple, celle de Bayeux neuf fois, Amiens n’est pas cité une fois. Dans Val d’Arno, il nous avoue que l’église qui lui a donné la plus profonde ivresse du gothique est Saint-Urbain de Troyes. Or, ni dans les Sept Lampes ni dans la Bible d’Amiens, il n’est question une seule fois de Saint-Urbain[32]. Pour ce qui est de l’absence de références à Amiens dans les Sept Lampes, vous pensez peut-être qu’il n’a connu Amiens qu’à la fin de sa vie ? Il n’en est rien. En 1859, dans une conférence faite à Kensington, il compare longuement la Vierge Dorée d’Amiens avec les statues d’un art moins habile, mais d’un sentiment plus profond, qui semblent soutenir le porche occidental de Chartres, Or, dans la Bible d’Amiens où nous pourrions croire qu’il a réuni tout ce qu’il avait pensé sur Amiens, pas une seule fois, dans les pages où il parle de la Vierge Dorée, il ne fait allusion aux statues de Chartres. Telle est la richesse infinie de son amour, de son savoir. Habituellement, chez un écrivain, le retour à de certains exemples préférés, sinon même la répétition de certains développements, vous rappelle que vous avez affaire à un homme qui eut une certaine vie, telles connaissances qui lui tiennent lieu de telles autres, une expérience limitée dont il tire tout le profit qu’il peut. Rien qu’en consultant les index des différents ouvrages de Ruskin, la perpétuelle nouveauté des œuvres citées, plus encore le dédain d’une connaissance dont il s’est servi une fois et, bien souvent, son abandon à tout jamais, donnent l’idée de quelque chose de plus qu’humain, ou plutôt l’impression que chaque livre est d’un homme nouveau, qui a un savoir différent, pas la même expérience, une autre vie.

C’était le jeu charmant de sa richesse inépuisable de tirer des écrins merveilleux de sa mémoire des trésors toujours nouveaux : un jour la rose précieuse d’Amiens, un jour la dentelle dorée du porche d’Abbeville, pour les marier aux bijoux éblouissants d’Italie.

Il pouvait, en effet, passer ainsi d’un pays à l’autre, car la même âme qu’il avait adorée dans les pierres de Pise était celle aussi qui avait donné aux pierres de Chartres leur forme immortelle. L’unité de l’art chrétien au moyen âge, des bords de la Somme aux rives de l’Arno, nul ne l’a sentie comme lui, et il a réalisé dans nos cœurs le rêve des grands papes du moyen âge : l’« Europe chrétienne ». Si, comme on l’a dit, son nom doit rester attaché au préraphaélisme, on devrait entendre par là non celui d’après Turner, mais celui d’avant Raphaël. Nous pouvons oublier aujourd’hui les services qu’il a rendus à Hunt, à Rossetti, à Millais ; mais ce qu’il a fait pour Giotto, pour Carpaccio, pour Bellini, nous ne le pouvons pas. Son œuvre divine ne fut pas de susciter des vivants, mais de ressusciter des morts.

Cette unité de l’art chrétien du moyen âge n’apparaît-elle pas à tout moment dans la perspective de ces pages où son imagination éclaire çà et là les pierres de France d’un reflet magique d’Italie ? Voyez-le, dans Pleasures of England, vous dire : « Tandis qu’à Padoue la Charité de Giotto foule aux pieds des sacs d’or, tous les trésors de la terre, donne du blé et des fleurs et tend à Dieu dans sa main son cœur enflammé, au portail d’Amiens la Charité se contente de jeter sur un mendiant un solide manteau de laine de la manufacture de la ville. » Voyez-le, dans Natur of Gothic, comparer la manière dont les flammes sont traitées dans le gothique italien et dans le gothique français, dont le porche de Saint-Maclou de Rouen est pris comme exemple. Et, dans les Sept Lampes de l’architecture, à propos de ce même porche, voyez encore se jouer sur ses pierres grises comme un peu des couleurs de l’Italie.

« Les bas-reliefs du tympan du portail de Saint-Maclou, à Rouen, représentent le Jugement dernier, et la partie de l’Enfer est traitée avec une puissance à la fois terrible et grotesque, que je ne pourrais mieux définir que comme un mélange des esprits d’Orcagna et de Hogarth. Les démons sont peut-être même plus effrayants que ceux d’Orcagna ; et dans certaines expressions de l’humanité dégradée, dans son suprême désespoir, le peintre anglais est au moins égalé. Non moins farouche est l’imagination qui exprime la fureur et la crainte, même dans la manière de placer les figures. Un mauvais ange, se balançant sur son aile, conduit les troupes des damnés hors du siège du Jugement ; ils sont pressés par lui si furieusement, qu’ils sont emmenés non pas simplement à l’extrême limite de cette scène que le sculpteur a enfermée ailleurs à l’intérieur du tympan, mais hors du tympan et dans les niches de la voûte ; pendant que les flammes qui les suivent, activées, comme il semble, par le mouvement des ailes des anges, font irruption aussi dans les niches et jaillissent au travers de leurs réseaux, les trois niches les plus basses étant représentées comme tout en feu, tandis que, au lieu de leur dais voûté et côtelé habituel, il y a un démon sur le toit de chacune, avec ses ailes pliées, grimaçant hors de l’ombre noire. »

Ce parallélisme des différentes sortes d’arts et des différents pays n’était pas le plus profond auquel il dût s’arrêter. Dans les symboles païens et dans les symboles chrétiens, l’identité de certaines idées religieuses devaient le frapper[33]. M. Ary Renan[34] a remarqué, avec profondeur, ce qu’il y a déjà du Christ dans le Prométhée de Gustave Moreau. Ruskin, que sa dévotion à l’art chrétien ne rendit jamais contempteur du paganisme[35], a comparé, dans un sentiment esthétique et religieux, le lion de saint Jérôme au lion de Némée, Virgile à Dante, Samson à Hercule, Thésée au Prince Noir, les prédictions d’Isaïe aux prédictions de la Sybille de Cumes. Il n’y a certes pas lieu de comparer Ruskin à Gustave Moreau, mais on peut dire qu’une tendance naturelle, développée par la fréquentation des Primitifs, les avait conduits tous deux à proscrire en art l’expression des sentiments violents, et, en tant qu’elle s’était appliquée à l’étude des symboles, à quelque fétichisme dans l’adoration des symboles eux-mêmes, fétichisme peu dangereux d’ailleurs pour des esprits si attachés au fond au sentiment symbolisé qu’ils pouvaient passer d’un symbole à l’autre, sans être arrêtés par les diversités de pure surface. Pour ce qui est de la prohibition systématique de l’expression des émotions violentes en art, le principe que M. Ary Renan a appelé le principe de la Belle Inertie, où le trouver mieux défini que dans les pages des « Rapports de Michel-Ange et du Tintoret[36] » ? Quant à l’adoration un peu exclusive des symboles, l’étude de l’art du moyen âge italien et français n’y devait-elle pas fatalement conduire ? Et comme, sous l’œuvre d’art, c’était l’âme d’un temps qu’il cherchait, la ressemblance de ces symboles du portail de Chartres aux fresques de Pise devait nécessairement le toucher comme une preuve de l’originalité typique de l’esprit qui animait alors les artistes, et leurs différences comme un témoignage de sa variété. Chez tout autre les sensations esthétiques eussent risqué d’être refroidies par le raisonnement. Mais tout chez lui était amour et l’iconographie, telle qu’il l’entendait, se serait mieux appelée iconolâtrie. À point, d’ailleurs, la critique d’art fait place à quelque chose de plus grand peut-être ; elle a presque les procédés de la science, elle contribue à l’histoire. L’apparition d’un nouvel attribut aux porches des cathédrales ne nous avertit pas de changements moins profonds dans l’histoire, non seulement de l’art, mais de la civilisation, que ceux qu’annonce aux géologues l’apparition d’une nouvelle espèce sur la terre. La pierre sculptée par la nature n’est pas plus instructive que la pierre sculptée par l’artiste, et nous ne tirons pas un profit plus grand de celle qui nous conserve un ancien monstre que de celle qui nous montre un nouveau dieu.

Les dessins qui accompagnent les écrits de Ruskin sont à ce point de vue très significatifs. Dans une même planche, vous pourrez voir un même motif d’architecture, tel qu’il est traité à Lisieux, à Bayeux, à Vérone et à Padoue, comme s’il s’agissait des variétés d’une même espèce de papillons sous différents cieux. Mais jamais cependant ces pierres qu’il a tant aimées ne deviennent pour lui des exemples abstraits. Sur chaque pierre vous voyez la nuance de l’heure unie à la couleur des siècles. « Courir à Saint-Wulfram d’Abbeville, nous dit-il, avant que le soleil ail quitté les tours, fut toujours pour moi une de ces joies pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu’à la fin. » Il alla même plus loin ; il ne sépara pas les cathédrales de ce fond de rivières et de vallées où elles apparaissent au voyageur qui les approche, comme dans un tableau de primitif. Un de ses dessins les plus instructifs à cet égard est celui que reproduit la deuxième gravure de Our Father have told us, et qui est intitulée : Amiens, le jour des Trépassés. Dans ces villes d’Amiens, d’Abbeville, de Beauvais, de Rouen, qu’un séjour de Ruskin a consacrées, il passait son temps à dessiner tantôt dans les églises ( « sans être inquiété par le sacristain »), tantôt en plein air. Et ce durent être dans ces villes de bien charmantes colonies passagères, que cette troupe de dessinateurs, de graveurs qu’il emmenait avec lui, comme Platon nous montre les sophistes suivant Protagoras de ville en ville, semblables aussi aux hirondelles, à l’imitation desquelles ils s’arrêtaient de préférence aux vieux toits, aux tours anciennes des cathédrales. Peut-être pourrait-on retrouver encore quelques-uns de ces disciples de Ruskin qui l’accompagnaient aux bords de cette Somme évangélisée de nouveau, comme si étaient revenus les temps de saint Firmin et de saint Salve, et qui, tandis que le nouvel apôtre parlait, expliquait Amiens comme une Bible, prenaient au lieu de notes, des dessins, notes gracieuses dont le dossier se trouve sans doute dans une salle de musée anglais, et où j’imagine que la réalité doit être légèrement arrangée, dans le goût de Viollet-le-Duc. La gravure Amiens, le jour des Trépassés, semble mentir un peu pour la beauté. Est-ce la perspective seule, qui approche ainsi, des bords d’une Somme élargie, la cathédrale et l’église Saint-Leu ? Il est vrai que Ruskin pourrait nous répondre en reprenant à son compte les paroles de Turner qu’il a citées dans Eagles Nest et qu’a traduites M. de la Sizeranne : « Turner, dans la première période de sa vie, était quelquefois de bonne humeur et montrait aux gens ce qu’il faisait. Il était un jour à dessiner le port de Plymouth et quelques vaisseaux, à un mille ou deux de distance, vus à contre-jour. Ayant montré ce dessin à un officier de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta avec une très compréhensible indignation que les vaisseaux de ligne n’avaient pas de sabords. « Non, dit Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre-jour, sur le soleil couchant, vous verrez que vous ne pouvez apercevoir les sabords. — Bien, dit l’officier, toujours indigné, mais vous savez qu’il y a là des sabords ? — Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais. »

Si, étant à Amiens, vous allez dans la direction de l’abattoir, vous aurez une vue qui n’est pas différente de celle de la gravure. Vous verrez l’éloignement disposer, à la façon mensongère et heureuse d’un artiste, des monuments, qui reprendront, si ensuite vous vous rapprochez, leur position primitive, toute différente ; vous le verrez, par exemple, inscrire dans la façade de la cathédrale la figure d’une des machines à eau de la ville et faire de la géométrie plane avec de la géométrie dans l’espace. Que si néanmoins vous trouvez ce paysage, composé avec goût par la perspective, un peu différent de celui que relate le dessin de Ruskin, vous pourrez en accuser surtout les changements qu’ont apportés dans l’aspect de la ville les presque vingt années écoulées depuis le séjour qu’y fit Ruskin, et, comme il l’a dit pour un autre site qu’il aimait, « tous les embellissements survenus, depuis que j’ai composé et médité là[37] ».

Mais du moins cette gravure de la Bible d’Amiens aura associé dans votre souvenir les bords de la Somme et la cathédrale plus que votre vision n’eût sans doute pu le faire à quelque point de la ville que vous vous fussiez placé. Elle vous prouvera mieux que tout ce que j’aurais pu dire, que Ruskin ne séparait pas la beauté des cathédrales du charme de ces pays d’où elles surgirent, et que chacun de ceux qui les visite goûte encore dans la poésie particulière du pays et le souvenir brumeux ou doré de l’après-midi qu’il y a passé. Non seulement le premier chapitre de la Bible d’Amiens s’appelle : Au bord des courants d’eau vive, mais le livre que Ruskin projetait d’écrire sur la cathédrale de Chartres devait être intitulé : Les Sources de l’Eure. Ce n’était donc point seulement dans ses dessins qu’il mettait les églises au bord des rivières et qu’il associait la grandeur des cathédrales gothiques à la grâce des sites français[38]. Et le charme individuel, qu’est le charme d’un pays, nous le sentirions plus vivement si nous n’avions pas à notre disposition ces bottes de sept lieues que sont les grands express, et si, comme autrefois, pour arriver dans un coin de terre nous étions obligés de traverser des campagnes de plus en plus semblables à celles où nous tendons, comme des zones d’harmonie graduée qui, en la rendant moins aisément pénétrable à ce qui est différent d’elle, en la protégeant avec douceur et avec mystère de ressemblances fraternelles, ne l’enveloppent pas seulement dans la nature, mais la préparent encore dans notre esprit.

Ces études de Ruskin sur l’art chrétien furent pour lui comme la vérification et la contre-épreuve de ses idées sur le christianisme et d’autres idées que nous n’avons pu indiquer ici et dont nous laisserons tout à l’heure Ruskin définir lui-même la plus célèbre : son horreur du machinisme et de l’art industriel. « Toutes les belles choses furent faites, quand les hommes du moyen âge croyaient la pure, joyeuse et belle leçon du christianisme. » Et il voyait ensuite l’art décliner avec la foi, l’adresse prendre la place du sentiment. En voyant le pouvoir de réaliser la beauté qui fut le privilège des âges de foi, sa croyance en la bonté de la foi devait se trouver renforcée. Chaque volume de son dernier ouvrage : Our Father have told us (le premier seul est écrit) devait comprendre quatre chapitres, dont le dernier était consacré au chef-d’œuvre qui était l’épanouissement de la foi dont l’étude faisait l’objet des trois premiers chapitres. Ainsi le christianisme, qui avait bercé le sentiment esthétique de Ruskin, en recevait une consécration suprême. Et après avoir raillé, au moment de la conduire devant la statue de la Madone, sa lectrice protestante « qui devrait comprendre que le culte d’aucune Dame n’a jamais été pernicieux à l’humanité », ou devant la statue de saint. Honoré, après avoir déploré qu’on parlât si peu de ce saint « dans le faubourg de Paris qui porte son nom », il aurait pu dire comme à la fin de Val d’Arno :

« Si vous voulez fixer vos esprits sur ce qu’exige de la vie humaine celui qui l’a donnée : « Il t’a montré, homme, ce qui est bien, et qu’est-ce que le Seigneur demande de toi, si ce n’est d’agir avec justice et d’aimer la pitié, de marcher humblement avec ton Dieu ? » vous trouverez qu’une telle obéissance est toujours récompensée par une bénédiction. Si vous ramenez vos pensées vers l’état des multitudes oubliées qui ont travaillé en silence et adoré humblement, comme les neiges de la chrétienté ramenaient le souvenir de la naissance du Christ ou le soleil de son printemps le souvenir de sa résurrection, vous connaîtrez que la promesse des anges de Bethléem a été littéralement accomplie, et vous prierez pour que vos champs anglais, joyeusement, comme les bords de l’Arno, puissent encore dédier leurs purs lis à Sainte-Marie-des-Fleurs. »

Enfin les études médiévales de Ruskin confirmèrent, avec sa croyance en la bonté de la foi, sa croyance en la nécessité du travail libre, joyeux et personnel, sans intervention de machinisme. Pour que vous vous en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page très caractéristique de Ruskin. Il parle d’une petite figure de quelques centimètres, perdue au milieu de centaines de figures minuscules, au portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen.

« Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main est appuyée fortement sur l’os de sa joue et la chair de la joue ridée au-dessous de l’œil par la pression. Le tout peut paraître terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures ; mais, en la considérant comme devant remplir simplement un interstice de l’extérieur d’une porte de cathédrale et comme l’une quelconque de trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de la plus noble vitalité dans l’art de l’époque.

« Nous avons un certain travail à faire pour gagner notre pain, et jl doit être fait avec ardeur ; d’autre travail à faire pour notre joie, et celui-là doit être fait avec cœur ; ni l’un ni l’autre ne doivent être faits à moitié ou au moyen d’expédients, mais avec volonté ; et ce qui n’est pas digne de cet effort ne doit pas être fait du tout ; peut-être que tout ce que nous avons à faire ici-bas n’a pas d’autre objet que d’exercer le cœur et la volonté, et est en soi-même inutile ; mais en tout cas, si peu que ce soit, nous pouvons nous en dispenser si ce n’est pas digne que nous y mettions nos mains et notre cœur. Il ne sied pas à notre immortalité de recourir à des moyens qui contrastent avec son autorité, ni de souffrir qu’un instrument dont elle n’a pas besoin s’interpose entre elle et les choses qu’elle gouverne. Il y a assez de songe-creux, assez de grossièreté et de sensualité dans l’existence humaine, sans en changer en mécanisme les quelques moments brillants ; et, puisque notre vie — à mettre les choses au mieux — ne doit être qu’une vapeur qui apparaît un temps puis s’évanouit, laissons-la du moins apparaître comme un nuage dans la hauteur du ciel et non comme l’épaisse obscurité qui s’amasse autour du souffle de la fournaise et des révolutions de la roue. »

J’avoue qu’en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je fus pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j’allai à Rouen comme obéissant à une pensée testamentaire, et comme si Ruskin en mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre créature à qui il avait en parlant d’elle rendu la vie et qui venait, sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait autant pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j’arrivai près de l’immense cathédrale et devant la porte où les saints se chauffaient au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les rois jusqu’à ces suprêmes altitudes de pierre que je croyais inhabitées et où, ici, un ermite sculpté vivait isolé, laissant les oiseaux demeurer sur son front, tandis que, là, un cénacle d’apôtres écoutait le message d’un ange qui se posait près d’eux, repliant ses ailes, sous un vol de pigeons qui ouvraient les leurs et non loin d’un personnage qui, recevant un enfant sur le dos, tournait la tête d’un geste brusque et séculaire ; quand je vis, rangés devant ses porches ou penchés aux balcons de ses tours, tous les hôtes de pierre de la cité mystique respirer le soleil ou l’ombre matinale, je compris qu’il serait impossible de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques centimètres. J’allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment reconnaître la petite figure entre des centaines d’autres ? Tout à coup, un jeune sculpteur de talent et d’avenir, Mme  L. Yeatman, me dit : « En voici une qui lui ressemble. » Nous regardons un peu plus bas, et… la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée, et pourtant c’est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève la pupille et lui donne cette expression qui me l’a fait reconnaître. L’artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers d’autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des autres, à jamais. Mais il l’avait mise là. Un jour, un homme pour qui il n’y a pas de mort, pour qui il n’y a pas d’infini matériel, pas d’oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu’il ne pourra pas tous les atteindre alors que nous paraissions en manquer, cet homme est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie, toutes les pensées de l’âme, les nommant de leur nom, il dit : « Voyez, c’est ceci, c’est cela. » Tel qu’au jour du Jugement, qui non loin de là est figuré, il fait entendre en ses paroles comme la trompette de l’archange et il dit : « Ceux qui ont vécu vivront, la matière n’est rien. » Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure réveillés à la trompette de l’archange, soulevés, ayant repris leur forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et retrouvé son regard, et le Juge a dit : « Tu as vécu, tu vivras. » Pour lui, il n’est pas un juge immortel, son corps mourra ; mais qu’importe ! comme s’il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche immortelle, ne s’occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et, n’ayant qu’une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant l’une des dix mille figures d’une église. Il l’a dessinée. Elle correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa cervelle, insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l’a dessinée, il en a parlé. Et la petite figuré inoffensive et monstrueuse aura ressuscité, contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les autres, qui est la disparition au sein de l’infini du nombre et sous le nivellement des ressemblances, mais d’où le génie a tôt fait de nous tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s’empêcher d’être touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt avoir été prise par la mort dans son regard même, comme les Pompéïens dont le geste demeure interrompu. Et c’est une pensée du sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste par l’immobilité de la pierre. J’ai été touché en la retrouvant là ; rien ne meurt donc de ce qui a vécu, pas plus la pensée du sculpteur que la pensée de Ruskin.

En la rencontrant là, nécessaire à Ruskin qui, parmi si peu de gravures qui illustrent son livre[39], lui en a consacré une parce qu’elle était pour lui partie actuelle et durable de sa pensée, et agréable à nous parce que sa pensée nous est nécessaire, guide de la nôtre qui l’a rencontrée sur son chemin, nous nous sentions dans un état d’esprit plus rapproché de celui des artistes qui sculptèrent aux tympans le Jugement dernier et qui pensaient que l’individu, ce qu’il y a de plus particulier dans une personne, dans une intention, ne meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui a raison du fossoyeur ou d’Hamlet quand l’un ne voit qu’un crâne là où le second se rappelle une fantaisie ? La science peut dire : le fossoyeur ; mais elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le souvenir de cette fantaisie au-delà de la poussière du crâne. À l’appel de l’ange, chaque mort se trouve être resté là, à sa place, quand nous le croyions depuis longtemps en poussière. À l’appel de Ruskin, nous voyons la plus petite figure qui encadre un minuscule quatre-feuilles ressuscitée dans sa forme, nous regardant avec le même regard qui semble ne tenir qu’en un millimètre de pierre. Sans doute, pauvre petit monstre, je n’aurais pas été assez fort, entre les milliards de pierres des villes, pour te trouver, pour dégager ta figure, pour retrouver ta personnalité, pour t’appeler, pour te faire revivre. Mais ce n’est pas que l’infini, que le nombre, que le néant qui nous oppriment soient très forts ; c’est que ma pensée n’est pas bien forte. Certes, tu n’avais en toi rien de vraiment beau. Ta pauvre figure, que je n’eusse jamais remarquée, n’a pas une expression bien intéressante, quoique évidemment elle ait, comme toute personne, une expression qu’aucune autre n’eut jamais. Mais, puisque tu vivais assez pour continuer à regarder de ce même regard oblique, pour que Ruskin te remarquât et, après qu’il eût dit ton nom, pour que son lecteur pût te reconnaître, vis-tu assez maintenant, es-tu assez aimé ? Et l’on ne peut s’empêcher de penser à toi avec attendrissement, quoique tu n’aies pas l’air bon, mais parce que tu es une créature vivante, parce que, pendant de si longs siècles, tu es mort sans espoir de résurrection, et parce que tu es ressuscité. Et un de ces jours peut-être quelque autre ira te trouver à ton portail, regardant avec tendresse ta méchante et oblique figure ressuscitée, parce que ce qui est sorti d’une pensée peut seul fixer un jour une autre pensée, qui à son tour a fasciné la nôtre. Tu as eu raison de rester là, inregardé, t’effritant. Tu ne pouvais rien attendre de la matière où tu n’étais que du néant. Mais les petits n’ont rien à craindre, ni les morts. Car, quelquefois l’Esprit visite la terre ; sur son passage les morts se lèvent, et les petites figures oubliées retrouvent le regard et fixent celui des vivants qui, pour elles, délaissent les vivants qui ne vivent pas et vont chercher de la vie seulement où l’Esprit leur en a montré, dans das pierres qui sont déjà de la poussière et qui sont encore de la pensée.

Celui qui enveloppa les vieilles cathédrales de plus d’amour et de plus de joie que ne leur en dispense même le soleil quand il ajoute son sourire fugitif à leur beauté séculaire ne peut pas, à le bien entendre, s’être trompé. Il en est du monde des esprits comme de l’univers physique, où la hauteur d’un jet d’eau ne saurait dépasser la hauteur du lieu d’où les eaux sont d’abord descendues. Les grandes beautés littéraires correspondent à quelque chose, et c’est peut-être l’enthousiasme en art, qui est le critérium de la vérité. À supposer que Ruskin se soit quelquefois trompé, comme critique, dans l’exacte appréciation de la valeur d’une œuvre, la beauté de son jugement erroné est souvent plus intéressante que celle de l’œuvre jugée et correspond à quelque chose qui, pour être autre qu’elle, n’est pas moins précieux. Que Ruskin ait tort quand il dit que le Beau Dieu d’Amiens « dépassait en tendresse sculptée ce qui avait été atteint jusqu’alors, bien que toute représentation du Christ doive éternellement décevoir l’espérance que toute âme aimante a mise en lui », et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle ce même Dieu d’Amiens un « bellâtre à figure ovine » c’est ce que nous ne croyons pas, mais c’est ce qu’il importe peu de savoir. « Je l’appelle une légende, dit Ruskin, parlant de l’histoire de saint Jérôme. Qu’Héraklès ait jamais tué, saint Jérôme jamais chéri la créature sauvage ou blessée est sans importance pour nous. » Nous en dirons autant de ceux des jugements artistiques de Ruskin dont on contesterait la justesse. Que le Beau Dieu d’Amiens soit ou non ce qu’a cru Ruskin est sans importance pour nous. Comme Buffon a dit que « toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent [dans un beau style], tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet », les vérités dont se compose la beauté des pages de la Bible sur le Beau Dieu d’Amiens ont une valeur indépendante de la beauté de cette statue, et Ruskin ne les aurait pas trouvées s’il en avait parlé avec dédain, car l’enthousiasme seul pouvait lui donner la puissance de les découvrir.

Jusqu’où cette âme merveilleuse a fidèlement reflété l’univers, et sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu se glisser malgré tout au sein de sa sincérité intellectuelle, c’est ce qu’il ne nous sera peut-être jamais donné de savoir, et ce qu’en tous cas nous ne pouvons chercher ici. « Jusqu’où, a-t-il dit lui-même, mon esprit a été paralysé par les chagrins et par les fautes de ma vie, jusqu’où aurait pu aller ma connaissance si j’avais marché plus fidèlement dans la lumière qui m’avait été départie, dépasse ma conjecture ou ma confession. » Quoi qu’il en soit, il aura été un de ces « génies » dont même ceux d’entre nous qui ont reçu à leur naissance les dons des fées ont besoin pour être initiés à la connaissance et à l’amour d’une nouvelle partie de la Beauté. Bien des paroles qui servent à nos contemporains pour l’échange des pensées portent son empreinte, comme on voit, sur les pièces de monnaie, l’effigie du souverain du jour. Mort, il continue à nous éclairer, comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore, et on peut dire de lui ce qu’il disait à la mort de Turner : « C’est par ces yeux, fermés à jamais au fond du tombeau, que des générations qui ne sont pas encore nées verront la nature. »


IV

P.-S.


« Sous quelles formes magnifiques et tentatrices le mensonge a pu se glisser jusqu’au sein de sa sincérité intellectuelle… » Voici ce que je voulais dire : il y a une sorte d’idolâtrie que personne n’a mieux définie que Ruskin dans une page de Lectures on Art : « Ç’a été, je crois, non sans mélange de bien, sans doute, car les plus grands maux apportent quelques biens dans leur reflux, ç’a été, je crois, le rôle vraiment néfaste de l’art, d’aider à ce qui, chez les païens comme chez les chrétiens — qu’il s’agisse du mirage des mots, des couleurs ou des belles formes — doit vraiment dans le sens profond du mot s’appeler idolâtrie, c’est-à-dire le fait de servir avec le meilleur de nos cœurs et de nos esprits quelque chère ou triste image que nous nous sommes créée, pendant que nous désobéissons à l’appel présent du Maître, qui n’est pas mort, qui ne défaille pas en ce moment sous sa croix, mais nous ordonne de porter la nôtre[40]. » Or, il semble bien qu’à la base même de l’œuvre de Ruskin, à la racine de son talent, on trouve précisément cette idolâtrie. Sans doute il ne l’a jamais laissé recouvrir complètement, — même pour l’embellir, — immobiliser, paralyser et finalement tuer, sa sincérité intellectuelle et morale. À chaque ligne de ses œuvres comme à tous les moments de sa vie, on sent ce besoin de sincérité qui lutte contre l’idolâtrie, qui proclame sa vanité, qui humilie la beauté devant le devoir, fût-il inesthétique. Je n’en prendrai pas d’exemples dans sa vie (qui n’est pas comme la vie d’un Racine, d’un Tolstoï, d’un Mæterlinck, esthétique d’abord et morale ensuite, mais où la morale fit valoir ses droits dès le début au sein même de l’esthétique — sans peut-être s’en libérer jamais aussi complètement que dans la vie des Maîtres que je viens de citer). Elle est assez connue, je n’ai pas besoin d’en rappeler les étapes, depuis les premiers scrupules qu’il éprouve à boire du thé en regardant des Titien jusqu’au moment où, ayant englouti dans les œuvres philanthropiques et sociales les cinq millions que lui a laissés son père, il se décide à vendre ses Turner. Mais il est un dilettantisme plus intérieur que le dilettantisme de l’action (dont il avait triomphé), et le véritable duel entre son idolâtrie et sa sincérité se jouait non pas à certaines heures de sa vie, non pas dans certaines pages de ses livres, mais à toute minute, dans ces régions profondes, secrètes, presque inconnues à nous-mêmes, où notre personnalité reçoit de l’imagination les images, de l’intelligence les idées, de la mémoire les mots, s’affirme elle-même dans le choix incessant qu’elle en fait, et joue en quelque sorte incessamment le sort de notre vie spirituelle et morale. Dans ces régions-là, il semble bien que le péché d’idolâtrie n’ait cessé d’être commis par Ruskin. Et au moment même où il prêchait la sincérité, il y manquait lui-même, non en ce qu’il disait, mais par la manière dont il le disait. Les doctrines qu’il professait étaient des doctrines morales et non des doctrines esthétiques, et pourtant il les choisissait pour leur beauté. Et comme il ne voulait pas les présenter comme belles mais comme vraies, il était obligé de se mentir à lui-même sur la nature des raisons qui les lui faisaient adopter. De là une si incessante compromission de la conscience, que des doctrines immorales sincèrement professées auraient peut-être été moins dangereuses pour l’intégrité de l’esprit que ces doctrines morales où l’affirmation n’est pas absolument sincère, étant dictée par une préférence esthétique inavouée. Et le péché était commis d’une façon constante, dans le choix même de chaque explication donnée d’un fait, de chaque appréciation donnée sur une œuvre, dans le choix même des mots employés — et finissait par donner à l’esprit qui s’y adonnait ainsi sans cesse une attitude mensongère. Pour mettre le lecteur plus en état de juger de l’espèce de trompe-l’œil qu’est pour chacun et qu’était évidemment pour Ruskin lui-même, une page de Ruskin, je vais citer une de celles que je trouve le plus belles et où ce défaut est pourtant le plus flagrant. On verra que si la beauté y est en théorie (c’est-à-dire en apparence, le fond des idées était toujours dans un écrivain l’apparence, et la forme, la réalité) subordonnée au sentiment moral et à la vérité, en réalité la vérité et le sentiment moral y sont subordonnés au sentiment esthétique, et à un sentiment esthétique un peu faussé par ces compromissions perpétuelles. Il s’agit des Causes de la décadence de Venise[41].

« Ce n’est pas dans le caprice de la richesse, pour le plaisir des yeux et l’orgueil de la vie, que ces marbres furent taillés dans leur force transparente et que ces arches furent parées des couleurs de l’iris. Un message est dans leurs couleurs qui fut un jour écrit dans le sang ; et un son dans les échos de leurs voûtes, qui un jour remplira la voûte des cieux : « Il viendra pour rendre jugement et justice. » La force de Venise lui fut donnée aussi longtemps qu’elle s’en souvint ; et le jour de sa destruction arriva lorsqu’elle l’eût oublié ; elle vint irrévocable, parce qu’elle n’avait pour l’oublier aucune excuse. Jamais cité n’eut une Bible plus glorieuse. Pour les nations du Nord, une rude et sombre sculpture remplissait leurs temples d’images confuses, à peine lisibles ; mais pour elle, l’art et les trésors de l’Orient avaient doré chaque lettre, illuminé chaque page, jusqu’à ce que le Temple-Livre brillât au loin comme l’étoile des Mages. Dans d’autres villes, souvent les assemblées du peuple se tenaient dans des lieux éloignés de toute association religieuse, théâtre de la violence et des bouleversements ; sur l’herbe du dangereux rempart, dans la poussière de la rue troublée, il y eut des actes accomplis, des conseils tenus à qui nous ne pouvons pas trouver de justification, mais à qui nous pouvons quelquefois donner notre pardon. Mais les péchés de Venise, commis dans son palais ou sur sa piazza, furent accomplis en présence de la Bible qui était à sa droite. Les murs sur lesquels le livre de la loi était écrit n’étaient séparés que par quelques pouces de marbre de ceux qui protégeaient les secrets de ses conciles ou tenaient prisonnières les victimes de son gouvernement. Et quand, dans ses dernières heures, elle rejeta toute honte et toute contrainte, et que la grande place de la cité se remplit de la folie de toute la terre, rappelons-nous que son péché fut d’autant plus grand qu’il était commis à la face de la maison de Dieu où brillaient les lettres de sa loi.

« Les saltimbanques et les masques rirent leur rire et passèrent leur chemin ; et un silence les a suivis qui n’était pas sans avoir été prédit ; car au milieu d’eux tous, à travers les siècles et les siècles où s’étaient entassés les vanités et les forfaits, ce dôme blanc de Saint-Marc avait prononcé ces mots dans l’oreille morte de Venise : « Sache que pour toutes ces choses Dieu t’appellera en jugement[42]. »


Or, si Ruskin avait été entièrement sincère avec lui-même, il n’aurait pas pensé que les crimes des Vénitiens avaient été plus inexcusables et plus sévèrement punis que ceux des autres hommes parce qu’ils possédaient une église en marbre de toutes couleurs au lieu d’une cathédrale en calcaire, parce que le palais des Doges était à côté de Saint-Marc au lieu d’être à l’autre bout de la ville, et parce que dans les églises byzantines le texte biblique au lieu d’être simplement figuré comme dans la sculpture des églises du Nord est accompagné, sur les mosaïques, de lettres qui forment une citation de l’Évangile ou des prophéties. Il n’en est pas moins vrai que ce passage des Stones of Venice est d’une grande beauté, bien qu’il soit assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque scrupule à nous y laisser aller.

Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n’y a pas à proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d’une vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir esthétique très vif que l’on prend à lire une telle page, c’est ce qu’il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse, pleine d’images à la fois de beauté et de religion comme cette même église de Saint-Marc où toutes les figures de l’Ancien et du Nouveau Testament apparaissent sur le fond d’une sorte d’obscurité splendide et d’éclat changeant. Je me souviens de l’avoir lue pour la première fois dans Saint-Marc même, pendant une heure d’orage et d’obscurité où les mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière et d’un or interne, terrestre et ancien auquel le soleil vénitien, qui enflamme jusqu’aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui ; l’émotion que j’éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges qui s’illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et n’était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les belles figures mystérieuses s’augmentait, mais s’altérait du plaisir en quelque sorte d’érudition que j’éprouvais à comprendre les textes apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par l’orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d’érudition et d’art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester aussi pur. Et peut-être cette page des Stones of Venice était-elle belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que j’éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l’église byzantine, avait aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l’ombre, à côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N’en était-il pas d’elle, d’ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc qui se proposaient d’enseigner et faisaient bon marché de leur beauté artistique. Aujourd’hui elles ne nous donnent plus que du plaisir. Encore le plaisir que leur didactisme donne à l’érudit est-il égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à l’artiste cette beauté méprisée ou ignorée même de ceux qui se proposaient seulement d’instruire le peuple et la lui donnèrent par surcroît.

Dans la dernière page de la Bible d’Amiens, vraiment sublime, le « si vous voulez vous souvenir de la promesse qui vous a été faite » est un exemple du même genre. Quand, encore dans la Bible d’Amiens, Ruskin termine son morceau sur l’Égypte en disant : « Elle fut l’éducatrice de Moïse et l’Hôtesse du Christ »[43], passe encore pour l’éducatrice de Moïse : pour éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d’avoir été « l’hôtesse » du Christ, s’il ajoute de la beauté à la phrase, peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une appréciation motivée des qualités du génie égyptien ?

C’est avec mes plus chères impressions esthétiques que j’ai voulu lutter ici, tâchant de pousser jusqu’à ses dernières et plus cruelles limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d’ajouter que, si je fais, en quelque sorte dans l’absolu, cette réserve générale moins sur les œuvres de Ruskin que sur l’essence de leur inspiration et la qualité de leur beauté, il n’en est pas moins pour moi un des plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J’ai essayé de saisir en lui, comme en un « sujet » particulièrement favorable à cette observation, une infirmité essentielle à l’esprit humain, plutôt que je n’ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette « idolâtrie », il s’expliquera l’importance excessive que Ruskin attache dans ses études d’art à la lettre des œuvres (importance dont j’ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface, voir plus haut page 65) et aussi cet abus des mots « irrévérent », « insolent », et « des difficultés que nous serions insolents de résoudre, un mystère qu’on ne nous a pas demandé d’éclaircir » (Bible d’Amiens, p. 239), « que l’artiste se méfie de l’esprit de choix, c’est un esprit insolent » (Modern Painters) « l’abside pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent » (Bible d’Amiens), etc., etc., — et l’état d’esprit qu’ils révèlent. Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir qu’éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir d’elle[44]) quand je disais : « Sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa sincérité intellectuelle c’est ce que je n’ai pas à chercher. » Mais j’aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par idolâtrie, si je continuais à m’abriter derrière cette formule essentiellement ruskinienne[45] de respect. Ce n’est pas que je méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de l’amour. Mais il ne doit jamais, là où l’amour cesse, se substituer à lui pour nous permettre de croire sans examen et d’admirer de confiance. Ruskin aurait d’ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas accorder à ses écrits, une autorité infaillible ; puisqu’il la refusait même aux Écritures Saintes. « Il n’y a pas de forme de langage humain où l’erreur n’ait pu se glisser » (Bible d’Amiens, III, 49). Mais l’attitude de la « révérence » qui croit « insolent d’éclaircir un mystère » lui plaisait. Pour en finir avec l’idolâtrie et être plus certain qu’il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains les plus justement célèbres (aussi différent d’ailleurs de Ruskin qu’il se peut !) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres, laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu’il est plus facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus besoin de tant s’appliquer à le grossir. Il est quand il parle affligé — délicieusement — d’idolâtrie. Ceux qui l’ont une fois entendu trouveront bien grossière une « imitation » où rien ne subsiste de son agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends ici pour exemple, quand je leur dirai qu’il reconnaît avec admiration dans l’étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu’on voit sur la Mort dans le Jeune homme et la Mort, de Gustave Moreau, ou dans la toilette d’une de ses amies : « la robe et la coiffure mêmes que portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d’Arthez pour la première fois. « Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir il s’écrie : « C’est bien beau ! » non parce que l’étoffe est belle, mais parce qu’elle est l’étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et qu’ainsi elle est à jamais sacrée… aux idolâtres. Dans sa chambre vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c’est la fleur même qu’on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l’entoure d’un respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu’à l’ivresse les spirituelles improvisations où le plaisir d’un genre particulier qu’il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.

Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l’incomparable causeur — et l’auditeur qui se laisse faire — ne pèchent pas également par insincérité ; si parce qu’une fleur (la passiflore) porte sur elle les instruments de la passion, il est sacrilège d’en faire présent à une personne d’une autre religion, et si le fait qu’une maison ait été habitée par Balzac (s’il n’y reste d’ailleurs rien qui puisse nous renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement que pour lui faire un compliment esthétique, préférer une personne parce qu’elle s’appellera Bathilde comme l’héroïne de Lucien Leuwen ?

La toilette de Mme  de Cadignan est une ravissante invention de Balzac parce qu’elle donne une idée de l’art de Mme  de Cadignan, qu’elle nous fait connaître l’impression que celle-ci veut produire sur d’Arthez et quelques-uns de ses « secrets ». Mais une fois dépouillée de l’esprit qui est en elle, elle n’est plus qu’un signe dépouillé de sa signification, c’est-à-dire rien ; et continuer à l’adorer, jusqu’à s’extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c’est là proprement de l’idolâtrie. C’est le péché intellectuel favori des artistes et auquel il en est bien peu qui n’aient succombé. Felix culpa ! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu’ils ne succombent pas sans avoir lutté. Il n’est pas dans la nature de forme particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beauté infinie qui a pu s’y incarner : pas même la fleur du pommier, pas même la fleur de l’épine rose. Mon amour pour elles est infini et les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne sont pas « la fleur même qu’il y a dans tel tableau du Tintoret, dirait Raskin », ou dans tel dessin de Léonard, dirait notre contemporain (qui nous a révélé entre tant d’autres choses, dont chacun parle maintenant et que personne n’avait regardées avant lui — les dessins de l’Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai toujours d’un culte exclusif qui s’attacherait en elles à autre chose qu’à la joie qu’elles nous donnent, un culte au nom de qui, par un retour égoïste sur nous-mêmes, nous en ferions « nos » fleurs, et prendrions soin de les honorer en ornant notre chambre des œuvres d’art où elles sont figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau parce que l’artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que je ne connaisse rien de plus beau que l’aubépine, car je veux rester sincère et que je sais que la beauté d’un tableau ne dépend pas des choses qui y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images de l’aubépine. Je ne vénère pas l’aubépine, je vais la voir et la respirer. Je me suis permis cette courte incursion — qui n’a rien d’une offensive — sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu’il me semblait que les traits d’idolâtrie en germe chez Ruskin apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et d’autant plus qu’ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas notre contemporain, s’il s’est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de penser qu’il a été fait sans malice, et qu’il m’a fallu, je l’ai dit, arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue pour lui, cette partie fragile. Or non seulement « un partage avec Ruskin n’a rien du tout qui déshonore », mais encore je ne pourrai jamais trouver d’éloge plus grand à faire à ce contemporain que de lui avoir adressé le même reproche qu’à Ruskin. Et si j’ai eu la discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu’on est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l’attitude du donateur ; et pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on n’est pas à la peine mais à l’honneur.

Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu’elle mêle parfois d’un peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu’il nous donne, il me faut descendre jusqu’au fond de moi-même pour en saisir la trace, pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd’hui « habitué » à Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j’ai commencé à aimer ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux sur leurs défauts, comme il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes ont quelquefois une origine vile qu’ils épurent ensuite. Un homme fait la connaissance d’une femme parce qu’elle peut l’aider à atteindre un but étranger à elle-même. Puis une fois qu’il la connaît il l’aime pour elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu’elle devait seulement l’aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin se mêla ainsi à l’origine quelque chose d’intéressé, la joie du bénéfice intellectuel que j’allais en retirer. Il est certain qu’aux premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je m’efforçai de n’y pas résister, de ne pas trop discuter avec moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu’il avait touché, en un mot si je m’éprenais tout à fait de sa pensée, l’univers s’enrichirait de tout ce que j’ignorais jusque-là, des cathédrales gothiques, et de combien de tableaux d’Angleterre et d’Italie qui n’avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n’y a jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n’est pas comme la pensée d’un Emerson par exemple qui est contenue tout entière dans un livre, c’est-à-dire un quelque chose d’abstrait, un pur signe d’elle-même. L’objet auquel s’applique une pensée comme celle de Ruskin et dont elle est inséparable n’est pas immatériel, il est répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse. Une telle pensée qui a un autre objet qu’elle-même, qui s’est réalisée dans l’espace, qui n’est plus la pensée infinie et libre, mais limitée et assujettie, qui s’est incarnée en des corps de marbre sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être moins divine qu’une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage l’univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines parties nommées, de l’univers, parce qu’elle y a touché, et qu’elle nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à les aimer.


Et ce fut ainsi, en effet ; l’univers reprit tout d’un coup à mes yeux un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle importance aux choses qu’il m’avait fait aimer qu’elles me semblaient chargées d’une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à la lettre et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés ; je partis pour Venise afin d’avoir pu avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout et roses, les idées de Ruskin sur l’architecture domestique au moyen âge. Quelle importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu’un qui bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi localisée dans le temps, aussi particularisée dans l’espace que Venise et comment les théories d’architecture domestique que j’y pouvais étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de ces « vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer[46] » ? C’est le pouvoir du génie de nous faire aimer une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que nous-même.

Le « Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront dit » du poète, n’est pas très vrai, s’il s’agit des yeux d’une femme aimée. En un certain sens, et quelles que puissent être, même sur ce terrain de la poésie, les magnifiques revanches qu’il nous préparé, l’amour nous dépoétise la nature. Pour l’amoureux, la terre n’est plus que « le tapis des beaux pieds d’enfant » de sa maîtresse, la nature n’est plus que « son temple ». L’amour qui nous fait découvrir tant de vérités psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique de la nature[47], parce qu’il nous met dans des dispositions égoïstes (l’amour est au degré le plus élevé dans l’échelle des égoïsmes, mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit difficilement. L’admiration pour une pensée au contraire fait surgir à chaque pas la beauté parce qu’à chaque moment elle en éveille le désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser guider ainsi par les livres qu’on admire, enlève à notre faculté de juger une partie de son indépendance. « Que peut vous importer ce que sent Ruskin : Sentez par vous-même ». Une telle opinion repose sur une erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres, sont accrues. Aussi cette servitude volontaire est-elle le commencement de la liberté. Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. Nous sommes libres dans la vie, mais en ayant des buts : il y a longtemps qu’on a percé à jour le sophisme de la liberté d’indifférence. C’est à un sophisme tout aussi naïf qu’obéissent sans le savoir les écrivains qui font à tout moment le vide dans leur esprit, croyant le débarrasser de toute influence extérieure, pour être bien sûrs de rester personnels. En réalité les seuls cas où nous disposons vraiment de toute notre puissance d’esprit sont ceux où nous ne croyons pas faire œuvre d’indépendance, où nous ne choisissons pas arbitrairement le but de notre effort. Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe s’imposent à lui d’une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à sa pensée. Et c’est en soumettant son esprit à rendre cette vision, à approcher de cette vérité que l’artiste devient vraiment lui-même.

Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde ensuite que j’eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l’aide de la mémoire et d’une mémoire glacée qui ne se rappelle que les faits, « mais du passé profond ne peut rien ressaisir ». C’est seulement quand certaines périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous est défendu d’en rouvrir furtivement les portes, c’est quand nous sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l’état où nous fûmes pendant si longtemps, c’est alors seulement que nous nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies. Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage avertissement de Gœthe, qu’il n’y a de poésie que des choses que l’on sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d’une résurrection dont nous n’avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous avons gardée de ces choses, — la mémoire des faits qui nous dit : « tu étais tel » sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la réalité d’un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans un souvenir, — nous voulons du moins le décrire et en constituer la science. C’est quand Ruskin est bien loin de notre pensée que nous traduisons ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou de notre amour, et c’est notre piété seule que vous apercevrez çà et là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à restaurer un tombeau.


Marcel Proust.
  1. Cette partie de l’Introduction était dédiée dans le Mercure de France, où elle parut d’abord sous forme d’article, à M. Léon Daudet. Je suis heureux de pouvoir lui renouveler ici le témoignage de ma reconnaissance profonde et de mon admirative amitié.
  2. Voici, selon M. Collingwood, les circonstances dans lesquelles Ruskin écrivit ce livre :

    « M. Ruskin n’avait pas été à l’étranger depuis le printemps de 1877, mais en août 1880, il se sentit en état de voyager de nouveau. Il partit faite un tour aux cathédrales du nord de la France, s’arrêtant auprès de ses vieilles connaissances, Abbeville, Amiens, Beauvais, Chartres, Rouen, et puis revint avec M. A. Severn et M. Brabanson à Amiens, où il passa la plus grande partie d’octobre. Il écrivait un nouveau livre la Bible d’Amiens, destinée à être aux Seven Lamps ce que Saint-Marks Rest était aux Stones of Venice. Il ne se sentit pas en état de faire un cours à des étrangers à Chesterfield, mais il visita de vieux amis à Eton, le 6 novembre 1880 pour faire une conférence sur Amiens. Pour une fois il oublia ses notes, mais le cours ne fut pas moins brillant et intéressant. C’était, en réalité, le premier chapitre de son nouvel ouvrage la Bible d’Amiens, lui-même conçu comme le premier volume de Our Fathers, etc., Esquisses de l’Histoire de la Chrétienté, etc.

    « Le ton nettement religieux de l’ouvrage fut remarqué comme marquant sinon un changement chez lui, du moins le développement très accusé d’une tendance qui avait dû se fortifier depuis un certain temps. Il avait passé de la phase du doute à la reconnaissance de la puissante et salutaire influence d’une religion grave ; il était venu à une attitude d’esprit dans laquelle, sans se dédire en rien de ce qu’il avait dit contre les croyances étroites et les pratiques contradictoires, sans formuler aucune doctrine définie de la vie future, et sans adopter le dogme d’aucune secte, il regardait la crainte de Dieu et la révélation de l’Esprit Divin comme de grands faits et des mobiles à ne pas négliger dans l’étude de l’histoire, comme la base de la civilisation et les guides du progrès » (Collingwood, The Life and work of John Ruskin, II, p.206 et suivantes). À propos du sous-titre de la Bible d’Amiens, que rappelle M. Collingwood (Esquisses de l’Histoire de la Chrétienneté pour les garçons et les filles qui ont été tenus sur les fonts baptismaux), je ferai remarquer combien il ressemble à d’autres sous-titres de Ruskin, par exemple à celui de Mornings in Florence. « De simples études sur l’Art chrétien pour les voyageurs anglais », et plus encore à celui de Saint-Marks Rest, « Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se soucient encore de ses monuments. »

  3. Le cœur de Shelley, arraché aux flammes devant lord Byron par Hun, pendant l’incinération. — M. André Lebey (lui-même auteur d’un sonnet sur la mort de Shelley) m’adresse à ce sujet une intéressante rectification. Ce ne serait pas Hunt, mais Trelawney qui aurait retiré de la fournaise le cœur de Shelley, non sans se brûler gravement à la main. Je regrette de ne pouvoir publier ici la curieuse lettre de M. Lebey. Elle reproduit notamment ce passage des mémoires de Trelawney  : « Byron me demanda de garder le crâne pour lui, mais me souvenant qu’il avait précédemment transformé un crâne en coupe à boire, je ne voulus pas que celui de Shelley fût soumis à cette profanation ». La veille, pendant qu’on reconnaissait le corps de Williams, Byron avait dit à Trelawney  : « Laissez-moi voir la mâchoire, je puis reconnaître aux dents quelqu’un avec qui j’ai conversé. » Mais, s’en tenant aux récits de Trelawney et sans même faire la part de la dureté que Childe Harold affectait volontiers devant le Corsaire, il faut se rappeler que, quelques lignes plus loin, Trelawney racontant l’incinération de Shelley, déclare : « Byron ne put soutenir ce spectacle et regagna à la nage le Bolivar. »
  4. Voir l’admirable portrait de saint Martin au livre I de la Bible d’Amiens : « Il accepte volontiers la coupe de l’amitié, il est le patron d’une honnête boisson. La farce de votre oie de la Saint-Martin est odorante à ses narines et sacrés pour lui sont les derniers rayons de l’été qui s’en va. »
  5. Vous aurez peut-être alors comme moi la chance (si même vous ne trouvez pas le chemin indiqué par Ruskin) de voir la cathédrale, qui de loin ne semble qu’en pierres, se transfigurer tout à coup, et, — le soleil traversant de l’intérieur, rendant visibles et volatilisant ses vitraux sans peintures, — tenir debout vers le ciel, entre ses piliers de pierre, de géantes et immatérielles apparitions d’or vert et de flamme. Vous pourrez aussi chercher près des abattoirs le point de vue d’où est prise la gravure : « Amiens, le jour des Trépassés. »
  6. Les beautés de la cathédrale d’Amiens et du livre de Ruskin n’exigeant pas, pour être senties, l’ombre d’une notion d’architecture, et afin que cet article se suffise à lui-même, je n’ai employé que les termes techniques absolument courants, que tout le monde connaît et seulement quand la précision et la concision les rendaient nécessaires. Pour répondre à tout hasard au : « Faites comme si je ne le savais pas » de M. Jourdain de lecteurs trop modestes, je rappelle que la façade principale d’une cathédrale est toujours la façade ouest. Le porche de la façade occidentale ou porche occidental se compose généralement de trois porches, un principal et deux secondaires. La partie opposée de la cathédrale, c’est-à-dire la partie est, ne comporte aucun porche et se nomme abside. Le porche sud et le porche nord sont les porches des façades sud et nord. L’allée qui figure les bras de la croix dans les églises cruciformes se nomme transept. Un trumeau, dit Viollet-le-Duc, est un pilier qui divise en deux baies une porte principale. Le même Viollet-le-Duc appelle « quatre-feuilles » un membre d’architecture composé de quatre lobes circulaires.
  7. The Bible of Amiens, IV, § 6, 7 et 8.
  8. M. Paul Desjardins a parlé beaucoup mieux des pierres qui étaient restées plus longtemps ensemble que les cœurs.
  9. Et regardée d’eux : je peux, en ce moment, même voir les hommes qui se hâtent vers la Somme accrue par la marée, en passant devant le porche qu’ils connaissent pourtant depuis si longtemps lever les yeux vers « l’Étoile de la Mer ».
  10. Commencées le 3 juillet 1508, les 120 stalles furent achevées en 1522, le jour de la Saint-Jean. Le bedeau, M. Regnault, vous laissera vous promener au milieu de la vie de tous ces personnages qui dans la couleur de leur personne, les lignes de leur geste, l’usure de leur manteau, la solidité de leur carrure, continuent à découvrir l’essence du bois, à montrer sa force et à chanter sa douceur. Vous verrez Joseph voyager sur la rampe, Pharaon dormir sur la crête où se déroule la figure de ses rêves, tandis que sur les miséricordes inférieures les devins s’occupent à les interpréter. Il vous laissera pincer sans risque d’aucun dommage pour elles les longues cordes de bois et vous les entendrez rendre comme un son d’instrument de musique, qui semble dire et qui prouve, en effet, combien elles sont indestructibles et ténues.
  11. Mlle  Marie Nordlinger, l’éminente artiste anglaise, me met sous les yeux une lettre de Ruskin où Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, est qualifiée de rebut de la littérature française.
  12. La Cathédrale de Rouen aux différentes heures du jour, par Claude Monet (collection Camondo). — Comme « intérieurs » de cathédrales je ne connais que ceux, si beaux, du grand peintre Helleu.
  13. The Bible of Amiens, III, § 50, 51, 52, 53, 54 (daté d’Avallon, 28 août 1882).
  14. M.  Huysmans dit : « Les Évangiles insistent pour qu’on ne confonde pas saint Jude avec Judas, ce qui eut lieu, du reste ; et à cause de sa similitude de nom avec le traître, pendant le moyen âge les chrétiens le renient… Il ne sort de son mutisme que pour poser une question au Christ sur la Prédestination et Jésus répond à côté ou pour mieux dire ne lui répond pas », et plus loin parle « du déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas » (La Cathédrale, p. 454 et 455).
  15. The Bible of Amiens, IV, § 30-36.
  16. Ézéchiel, i, 16.
  17. Daniel, vi, 22.
  18. Joël, i, 7 et ii, 10.
  19. Amos, iv, 7
  20. Habakuk, ii, 1.
  21. Sophonie, ii, 15 ; i, 12 ; ii, 14.
  22. Ruskin en arrivant à cette porte dit : « Si vous venez, bonne protestante ma lectrice, venez civilement, et veuillez vous souvenir que jamais le culte d’aucune femme morte ou vivante n’a nui à une créature humaine — mais que le culte de l’argent, le culte de la perruque, le culte du chapeau tricorne et à plumes, ont fait et font beaucoup plus de mal, et que tous offensent des millions de fois plus le Dieu du Ciel, de la Terre et des Étoiles, que toutes les plus absurdes et les plus charmantes erreurs commises par les générations de ses simples enfants sur ce que la Vierge Mère pourrait ou voudrait, ou ferait, ou éprouverait pour eux. »
  23. Et les moulages de plusieurs des statues dont il a été parlé ici et aussi les stalles du chœur.
  24. The Bible of Amiens, IV, 52 et suivants
  25. M. André Michel qui nous a fait l’honneur de mentionner cette étude dans une causerie artistique du Journal des Débats semble avoir vu dans ces dernières lignes une sorte de regret de ne pas trouver la statue de Ruskin devant la cathédrale, presque un désir de l’y voir et, pour tout dire, poindre déjà le projet de demander qu’on l’y élève un jour. Rien n’était plus loin de notre pensée. Il nous suffit, et il nous plaît mieux, de rencontrer Ruskin chaque fois que nous allons à Amiens sous les traits du « Voyageur mystérieux » avec qui Renan conversa en Terre Sainte. Mais enfin, puisqu’on dresse tant de statues (et puisque M. André Michel nous en donne l’idée qui ne nous serait jamais venue à l’esprit), avouons qu’une statue de Ruskin à Amiens aurait au moins, sur une autre, l’avantage de signifier quelque chose. Nous le voyons très bien sur une des places d’Amiens « comme un étranger descendu dans la ville », comme dit, du bronze d’Alfred de Vigny, M. Boislèves.
  26. Titre d’un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au musée Moreau.
  27. À Sheffield.
  28. Cette partie de la préface avait paru d’abord dans la Gazette des Beaux-Arts.
  29. Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été un des premiers, dans l’ordre du temps, et par la force la pensée. Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet et n’a pas assez vécu pour voir se développer l’œuvre qu’il avait en somme annoncée.
  30. Le Ruskin de M. de la Sizeranne. Ruskin a été considéré jusqu’à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de M. de la Sizeranne et, si j’essaye parfois de m’aventurer sur ses terres, ce ne sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper son droit qui n’est pas que celui du premier occupant. Au moment d’entrer dans ce sujet que le Monument magnifique qu’il a élevé à Ruskin domine de toute part je lui devais ainsi rendre hommage et payer tribut.
  31. Depuis que ces lignes ont été écrites, M. Bardoux et M. Brunhes ont publié, l’un un ouvrage considérable, l’autre un petit volume sur Ruskin. J’ai eu l’occasion de dire récemment tout le bien que je pensais de ces deux livres, mais trop brièvement pour ne pas souhaiter d’y revenir. Tout ce que je puis dire ici c’est que toute ma haute estime pour le bel effort de M. Bardoux ne m’empêche pas de penser que le livre de M. de la Sizeranne était trop parfait dans les limites que l’auteur s’étaient à lui-même tracées pour avoir rien à perdre de cette concurrence et de cette émulation qui semble se produire sur le terrain de Ruskin, et nous a valu entre autres de curieuses pages de M. Gabriel Mourey et quelques mots définitifs de M. André Beaunier. MM. Bardoux et Brunhes ont déplacé le point de vue et par là renouvelé l’horizon. C’est, toutes proportions gardées, ce que j’avais, un peu avant, essayé de faire ici même.
  32. Pour être plus exact, il est question une fois de Saint-Urbain dans les Sept Lampes, et d’Amiens une fois aussi (mais seulement dans la préface de la 2e édition), alors qu’il y est question d’Abbeville, d’Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges, de Caen, de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux, de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de la France.
  33. Dans Saint-Marks Rest, il va jusqu’à dire qu’il n’y a qu’un art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu’au doge Selvo (Cf. les pages de la Bible d’Amiens, où il fait descendre de Dédale, « le premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique de la vie humaine », les architectes qui creusèrent l’ancien labyrinthe d’Amiens) ; et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc il reconnaît dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une canéphore, dans une coupole d’or un vase grec, etc.
  34. Dans une étude admirable, publiée par la Gazette des Beaux-Arts. Depuis Fromentin, aucun peintre, croyons-nous, n’a montré une plus grande maîtrise d’écrivain. — Ces lignes avaient paru du vivant de M. Ary Renan. Aujourd’hui qu’il est mort, je me demande si je n’étais pas resté au-dessous de la vérité. Il me semble maintenant qu’il était supérieur à Fromentin.
  35. « Si peu, dit-il, que je ne crois pas qu’aucune interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle qui est à la base de mon enseignement. »
  36. Cf. Chateaubriand, préface de la 1re édition d’Atala : « Les Muses sont des femmes célestes qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces ; quand elles pleurent, c’est avec un secret dessein de s’embellir. »
  37. Præterita, I, ch. ii.
  38. Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de France vus par des yeux anglais : les rivières de France de Turner ; le Versailles, de Bonnington ; l’Auxerre ou le Valenciennes, le Vezelay ou l’Amiens, de Walter Pater ; le Fontainebleau, de Stevenson et tant d’autres !
  39. The Seven Lamps of the Architecture.
  40. Cette phrase de Ruskin s’applique, d’ailleurs, mieux à l’idolâtrie telle que je l’entends, si on la prend ainsi isolément, que là où elle est placée dans Lectures on Art. J’ai, du reste, donné plus loin, pages 330, 331 et 332, dans une note, le début du développement.
  41. Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin ? N’était-il pas plus digne d’y siéger que Léopold Robert ou Théophile Gautier et n’aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et Barrès, entre Gœthe et Chateaubriand ?
  42. Stones of Venice, I, iv, § lxxi. Dans tout le cours de ce volume les références aux Stones of Venice sont données avec les numéros (volumes, chapitres et paragraphes) de la Travellers Edition. — Ce verset est tiré de l’Ecclésiaste (XII, 9).
  43. Chapitre iii, § 27.
  44. Je n’ai pas le temps de m’expliquer aujourd’hui sur ce défaut, mais il me semble qu’à travers ma traduction, si terne qu’elle soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier mais brusquement illuminé d’un aquarium, le rapt rapide mais visible que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la pensée en subit.
  45. Au cours de la Bible d’Amiens, le lecteur rencontrera souvent des formules analogues.
  46. Renan.
  47. Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je venais d’écrire ces lignes, paraissaient dans la Revue des Deux Mondes, les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On verra que, sans le savoir, j’avais, pour parler comme M. Barrès à Combourg, « mis mes pas dans les pas du génie » :

    « Enfants, regardez bien toutes les plaines rondes ;
    « La capucine avec ses abeilles autour ;
    « Regardez bien l’étang, les champs, avant l’amour ;
    « Car, après, l’on ne voit plus jamais rien du monde.
    « Après l’on ne voit plus que son cœur devant soi ;
    « On ne voit plus qu’un peu de flamme sur la route ;
    « On n’entend rien, on ne sait rien, et l’on écoute
    « Les pieds du triste amour qui court ou qui s’asseoit. »