La Bhagavadgîtâ (trad. Senart)/Introduction

Traduction par Émile Senart.
Bossard (p. 11-38).

INTRODUCTION



L
A BHAGAVADGÎTÂ est un poème illustre. Il en est peu, dans la littérature universelle, qui aient provoqué de plus vifs enthousiasmes. Des œuvres du génie hindou, elle fut, en 1785, grâce à la traduction de Wilkins, révélée la première à l’Occident. Cette date marque le moment où commença de se déchirer le voile qui, depuis tant de siècles, dérobait à l’Europe le passé de l’Inde. L’heure était propice : le courant romantique porta vite et haut la renommée de ces vers. La recommandation de Schlegel, de G. de Humboldt, de Hegel, acheva d’exalter les premières curiosités ; elles s’avivaient du préjugé qui, à cette époque, attribuait à la civilisation hindoue une antiquité prodigieuse.

L’écho de cette renommée ne s’est pas éteint. La Gîtâ avait de quoi se défendre, même devant des juges moins prévenus. Elle était destinée à en rencontrer de plus favorables encore : les cénacles théosophiques et ésotériques se réclament volontiers de l’Inde. Je m’arrête au seuil du sanctuaire. Ce n’est pas un livre d’édification, même philosophique, que nous apportons ici. Pour être plus profane, notre zèle n’en est pas moins empressé.

Aujourd’hui encore, ces vers gardent une belle part de leur vertu sur le peuple dont ils résument, non sans force ni sans éclat, plusieurs des idées maîtresses ; aujourd’hui encore, dans un pays naturellement enclin à la piété, ils agissent en consolation et en lumière sur beaucoup d’esprits ; comment ne pas les aborder avec une déférence sincère ? Plusieurs pourront ressentir ce qu’ont, à nos yeux, de fantastique, d’étrange, de choquant parfois, certaines conceptions qu’ils évoquent ; personne ne demeurera insensible à leur haute inspiration.

Les visions et les allures partout analogues du mysticisme, dont le souffle grisant frémit dans ces stances, rapprochent les temps et les lieux. Quel qu’en soit le charme subtil, une œuvre où, depuis des siècles, l’Inde se plaît à se reconnaître, dont elle aime à se glorifier, nous attire avant tout par ce que, dans le fond et dans la forme, elle révèle des notions, des procédés et des tendances de l’esprit hindou.

On n’entre pas de plain-pied dans un monde si éloigné de nos façons de penser que trop souvent le traducteur est réduit à garder, sous leur forme indigène, des termes pour lesquels nous manquent des équivalents, même approximatifs. Ce n’est pas ici et dans les limites où il convient de m’enfermer, que se peuvent aborder tous les problèmes qui se posent, ni approfondir des discussions singulièrement délicates. Des indications rapides ne peuvent d’ailleurs suppléer que bien imparfaitement à ces impressions directes qu’éveille et que contrôle, seule, une familiarité prolongée avec les manifestations diverses d’une race dans l’histoire et dans la vie. Au moins, voudrais-je, en les invitant à pénétrer sur un terrain assez tourmenté, offrir aux lecteurs patients quelques fils conducteurs.

Et, tout d’abord, qu’est-ce que la Bhagavadgîtâ ?

Elle se présente comme un fragment du Mahâbhârata.

De l’immense épopée, le centre est le récit de la lutte qui met aux prises pour le pouvoir suprême deux branches d’une même famille : d’une part, les cinq fils de Pâṇḍu (dont Arjuna) ; de l’autre, leur oncle Dhṛitarâshṭra avec Duryodhana et ses quatre-vingt-dix-neuf frères. Mais, débordant de toutes parts le cadre héroïque, elle a pris figure d’encyclopédie. Elle ne s’est pas contentée de s’enrichir de tout un trésor de légendes pieuses ou guerrières, rattachées à la donnée principale par des liens souvent très ténus ; elle s’est ouverte à des développements religieux, didactiques, si vastes, qu’ils ont donné prétexte à la considérer comme étant, d’origine et de plan prémédité, une sorte de Corpus de la religion, de la morale et du droit. La Bhagavadgîtâ ou « Chant du Seigneur » — plus complètement la « Bhagavadgîtâ upanishad », « la doctrine exposée par le Seigneur » — est un de ces épisodes.

Déjà les deux armées sont rangées en ordre de bataille ; Arjuna veut considérer les chefs contre lesquels il va avoir à engager la lutte ; il se fait mener devant les lignes. Le conducteur de son char de guerre est Kṛishṇa, son parent, de la lignée de Yadu. Le dialogue qui se déroule à ce moment entre les deux héros forme le cadre du poème. Le roi Dhṛitarâshṭra est aveugle ; son cocher, Sañjaya, a reçu le privilège de se transporter instantanément sur tous les points du champ de bataille, de ne rien perdre de ce qui s’y passe. C’est lui qui rapporte l’incident au vieux souverain enfermé dans sa nuit.

Kṛishṇa entre en scène comme compagnon d’Arjuna ; mais aussitôt il se manifeste en maître religieux ; il se transfigure en entité divine ; le moment d’après, il s’affirme le dieu unique, identique à l’Âme universelle. C’est bien ainsi, quelle que soit, au vrai, son origine, historique ou mythologique, quelles qu’aient été les étapes de cet avènenement, que Kṛishṇa-Vâsudeva nous apparaît, dans la plus grande partie du Mahâbhârata, s’épanouissant — soit directement, soit par identification avec Nârâyaṇa-Vishṇu — en divinité suprême. À une certaine époque, ses fidèles constituèrent une religion à eux ; l’épithète de Bhagavat spécialement attribuée à leur dieu leur valut le nom de Bhâgavatas, « adorateurs de Bhagavat ». La Bhagavadgîtâ représente le texte fondamental de la secte.

Tel qu’il nous est parvenu, avec ses cent mille strophes et ses disparates de toutes sortes, le Mahâbhârata ne peut passer pour l’œuvre d’un homme, ni même d’une génération. On a, pour en expliquer la composition, proposé plus d’un système. Il est clair, tout au moins, que c’est de la classe savante que le thème, d’essence héroïque, a reçu sa forme définitive. Les éléments multiples qu’il paraît avoir absorbés ont pu s’y introduire à des époques diverses. Toute chronologie est, dans l’Inde, fâcheusement flottante, surtout pour les périodes antérieures aux premiers synchronismes que fournissent, à la fin du ive siècle avant Jésus-Christ, les témoignages helléniques. Combien l’incertitude coutumière ne s’aggrave-t-elle pas en face d’un poème immense, impersonnel, qui a dû s’accroître par stratifications successives ? On admet que le texte que nous possédons ne s’est plus modifié sensiblement depuis les environs de l’an 300 de notre ère. Qu’est-ce à dire si les parties les plus anciennes en peuvent être, en substance, antérieures de bien des siècles ?

Il ne reste qu’à considérer notre épisode en lui-même. Les questions se pressent. Quelle est sa date ? Quelle place tient-il dans l’évolution religieuse ?

La Bhagavadgîtâ n’est pas l’exposé méthodique d’une doctrine organiquement ordonnée. Elle se déroule en une trame très lâche. Assurément, on y reconnaît à plusieurs reprises le souci de se relier aux données de la scène où elle est assez artificiellement enchâssée ; mais, en somme, les idées y vont et reviennent sans enchaînement exact ; les répétitions y foisonnent et certains développements s’y donnent carrière sans proportion avec l’importance doctrinale des sujets qu’ils touchent. Des affirmations y voisinent qui se heurtent ou se contredisent.

On s’est refusé à croire que des disparates si évidentes pussent remonter à une composition unique. On a supposé que, tel qu’il nous est parvenu, le poème résultait d’une double élaboration : un texte primitif aurait, ultérieurement, de mains dirigées par une philosophie rivale, subi des altérations, surtout des additions essentielles.

Dans le cadre de l’orthodoxie brahmanique, deux systèmes spéculatifs principaux s’affrontent : le Vedânta moniste qui proclame l’unité de tout dans l’être absolu (brahman, âtman), le Sâṃkhya, qui s’inspire d’un dualisme irréductible en séparant complètement l’esprit et le monde sensible (purusha et prakṛiti). C’est, chose singulière, tantôt l’un, tantôt l’autre, que l’on a tour à tour présenté comme ayant présidé soit à la rédaction, soit aux retouches.

On s’est appliqué à discerner les morceaux de provenances différentes ; tentatives fragiles autant qu’arbitraires. Bien des incohérences échappent ou résistent. Un remaniement intentionnel, imposé par des convictions intransigeantes, aurait dû, semble-t-il, procéder par élimination des doctrines adverses ; ici les philosophèmes contradictoires se juxtaposent et s’associent, le plus souvent sans que se manifeste aucun effort pour en atténuer ou en concilier les antinomies.

Il faut certainement renvoyer dos à dos les deux thèses.

On a, plus d’une fois, abusé de cet expédient qui consiste à admettre de vastes interpolations. Il est trop commode pour n’être pas d’abord un peu suspect. Il se heurte ici à une objection décisive.

Il n’est pas douteux que la Bhagavadgîtâ rapproche des théories, des termes, des classifications qui s’opposent dans les formules définitives des deux écoles philosophiques. Mais, sans parler de livres comme les « Lois de Manu », presque tous les morceaux didactiques du Mahâbhârata sont dans le même cas[1].

Et que dire de toute une série d’upanishads, Kâṭhaka, Çvetâçvatara, Maitrâyaṇa, Muṇḍaka, où le mélange est cependant trop intime pour se laisser disjoindre en courants autonomes ? Un fait si étendu, si lié, ne s’explique pas par des accidents fortuits. Nous sommes en présence d’un état d’esprit qui a eu de la consistance et de la durée. La Bhagavadgîtâ n’en est qu’une manifestation entre beaucoup d’autres, à mon avis la plus instructive. Comment le faut-il entendre ? Et comment s’est-il produit ?

Prenant, en quelque sorte, le contrepied des vues que j’écartais tout à l’heure, un critique a, dans cette condition des croyances, cru reconnaître un moment normal de l’évolution des idées : ce qui, pour d’autres, est le mélange paradoxal de systèmes contraires lui est apparu comme un ensemble logiquement harmonieux. De ce tronc unique, les doctrines rivales n’auraient divergé que par la suite en branches indépendantes, hostiles. Au service de cette pensée il a mis un effort persévérant. Très abondants, ses commentaires n’ont pas paru très persuasifs. Ce n’est pas le lieu d’en renouveler le procès par le menu. À coup sûr, la thèse a recueilli peu de suffrages. Même si ses interprétations du détail étaient plus convaincantes, elles supposeraient chez les Hindous de cette époque un souci de construction, une capacité d’organisation systématique qu’il n’est pas raisonnable d’attendre. Ils étaient mal préparés à dévider, suivant des lignes logiques, l’écheveau compliqué d’une théorie maîtresse.

L’appareil didactique dans lequel les Hindous ont enfermé intrépidement les enseignements mêmes qui semblent y répugner le plus, ne doit pas faire illusion. Leurs vues spéculatives ne se fondent guère sur des prémisses nettes, sur des enchaînements rigides, satisfaisants pour notre esprit. Beaucoup plus que par déductions serrées, leur pensée procède par intuitions et par classifications partielles. Naturellement enclin à unifier, à réduire les oppositions, leur mysticisme subit volontiers le prestige des combinaisons d’images et de mots.

Ce qui est vrai pour toutes les époques l’est particulièrement pour les temps anciens, avant que, mûrie par l’expérience et obéissant à l’évolution naturelle, leur réflexion fût devenue plus exigeante et s’ordonnât dans les formes scolastiques.

Là où M. Dahlmann découvre un effort puissamment concentré, la Bhagavadgîtâ, dans ses incohérences, offre l’image évidente d’une pensée inconsistante, dispersée. C’est, je pense, de la nature, des conditions du mouvement religieux dont relèvent ces spéculations, que se dégage leur vrai caractère. Ce mouvement correspond à ce que j’appellerais la période épique, l’âge où, au déclin des temps védiques, se sont formés et combinés les courants qui ont abouti au type classique du brahmanisme.

Les limites chronologiques n’en sont rien moins que précises. Ce qui est sûr, c’est que, de bonne heure, au-dessous du niveau marqué pour nous par la tradition, ésotérique en un sens, des brâhmanas, des vieilles upanishads, naquirent ou se propagèrent des idées, des cultes nouveaux. La littérature sacerdotale fut plus ou moins lente à se les approprier ; mais, en somme, ils fournirent l’armature de la religion générale du pays. Issus, sans doute, de germes populaires, accueillis et fécondés par les dirigeants des hautes classes, ils forcèrent la forteresse des croyances et de l’organisation sociale propres à la primitive culture âryenne. C’est le temps où l’épopée se meut ou plonge ses racines. Là fermentent les éléments d’où rayonneront soit, sous leurs formes initiales, les sectes réputées orthodoxes, soit telle religion, comme le bouddhisme, qui, en rompant avec le ritualisme et la primauté brâhmaniques, se rejette formellement dans l’hétérodoxie.

La foi à la transmigration est universellement acceptée ; elle domine pratiquement tous les esprits ; elle pénètre toutes les écoles. Pour tous, il s’agit de se libérer de ce retour éternel à des existences sans fin, d’assurer le « salut » (moksha). C’est le problème de la délivrance ; l’objet est commun à tous, diverses les voies qui y mènent.

La classe sacerdotale tend à réserver ce privilège à l’accomplissement des rites dont elle a le dépôt. Plusieurs préconisent la pratique d’austérités auxquelles, sans doute sous l’influence persistante de vieilles notions magiques, on attribue une puissance supérieure à la résistance même des dieux. Puis, c’est le pouvoir merveilleux de la gnose (jñâna), connaissance de la vertu du sacrifice, connaissance surtout des intuitions transcendantes qu’exaltent les plus anciens livres qui proclamèrent l’unité en Brahman ; une vision qui paraît avoir, de très bonne heure, enchanté et dominé l’âme hindoue et qui demeure, à travers les âges, comme le pôle vers lequel toujours elle gravite. Brahman devient le nom de l’absolu, mais il ne le devient que parce qu’il a d’abord désigné la prière, l’hymne et, par extension, l’ensemble du sacrifice.

D’autre part, l’idée de la transmigration, une fois établie, se complète et s’organise ; le mérite acquis ou le démérite encouru pendant les existences terrestres, apparaît comme un capital moral, en crédit ou en débit ; la balance conditionne la nature des naissances qui se succéderont pour chacun, agréables ou pénibles. C’est ce qu’on appelle le Karman, littéralement l’ « acte », le fruit des actes. Et il était naturel que le Karman prît ainsi figure de cause universelle, chaque action devenant nécessairement cause d’action, donc d’existence ultérieure. Parallèlement, dans la tradition sacerdotale, Karman désigne l’acte rituel auquel est attribuée une vertu infinie.

Ces homonymies ont-elles jamais été purement accidentelles ? On voit, du moins, à quelles constructions elles risquaient d’encourager des esprits qui, impressionnables aux jeux mystiques, traversent une crise de croissance où ils se montrent à la fois très épris de formules, peu regardants sur la solidité des rapprochements, prompts à se payer de comparaisons et d’à peu près.

Des deux voies où s’engage l’école védique et sacerdotale, l’une, celle de la gnose, se greffait sans doute sur la puissance qu’une superstition presque universelle attribue à la connaissance de mots et de formules réputés mystérieux ; l’autre était celle du sacrifice. Toutes deux pouvaient aisément converger en harmonisant leur discordance sous le vocable commun de « Brabman ».

Cependant, pas plus que le respect des rites ne supprimait le prestige de l’ascèse, l’exaltation moniste n’épuisait la curiosité spéculative. Le « Yoga » qui devait discipliner et systématiser l’effort ascétique, en discerner les degrés et les effets, ouvrait une voie parallèle ; au-dessous de la vision éblouie de l’unité, la recherche philosophique consacrait au monde des réalités, à l’analyse plus ou moins serrée de ses éléments, un travail de classification et d’énumération d’où sortit aussi son nom de « Sâṃkhya ».

Assurément, toutes ces vues tendaient à se constituer en enseignements particuliers, en darçanas : Vedânta, Sâṃkhya, Yoga, Mîmâṃsâ. Dans la période ancienne, elles n’apparaissent pas encore ordonnées en théorèmes définitifs ; bien moins sont-elles ressenties isolément comme sources de vérité exclusives et inconciliables. Ce sont des tracés de pensée indépendants. Elles gardent une plasticité favorable à toutes les combinaisons ; et l’on s’affaire moins de comparer leur valeur rationnelle que de les compléter les unes par les autres et de multiplier d’autant les moyens de salut.

On entrevoit, des lors comment des doctrines diverses — expression des plus primitives intuitions où survivances de superstitions vénérables, tentatives de réflexion spontanée ou essais hésitants de généralisation — purent se rejoindre dans une atmosphère pacifique ; elles y demeuraient en suspension, prêtes soit à se rapprocher, soit à servir des initiatives religieuses qui entendaient s’en parer beaucoup plus qu’elles ne s’en déduisaient.

Le développement d’une caste sacerdotale nombreuse, maîtresse de l’activité intellectuelle, à laquelle son pouvoir social et son autorité professionnelle assurent beaucoup de liberté avec beaucoup de ressources, le goût spontané de la race pour les classifications et sa mysticité naturelle créent ici une situation unique.

Morcellement infini des enseignements consacrés, sous une multitude de maîtres autonomes, tant au rituel qu’à d’autres objets, au fur et à mesure qu’ils prennent corps ; mobilité des étudiants qui, en attendant qu’ils deviennent maîtres à leur tour, se trouvent, dans leur carrière volontiers itinérante, à même de puiser à des sources variées ; habitude prolongée pendant des siècles d’une méthode purement orale, donc facilement ouverte à toutes les influences, délibérées ou accidentelles : c’est de quoi préparer des syncrétismes auxquels son tour imaginatif et son besoin assez faible de logique rigoureuse inclinaient d’ailleurs l’esprit hindou. La force persuasive qu’exercent sur lui des rapprochements et des étymologies fantaisistes, le prédisposent à des combinaisons dont s’éblouit sa facilité brillante. Nulle orthodoxie catégorique ne le met en défense.

Tel est le milieu où s’élabore la pensée religieuse de ce moyen âge hindou. Il plonge dans les croyances et les pratiques de l’immigration aryenne ; il aboutit aux formes familières du brâhmanisme hindouiste. Il couvre donc une vaste évolution. Malheureusement, surtout dans la période ancienne, le mécanisme nous en échappe. La littérature védique a seule encore la parole : elle le masque beaucoup plus qu’elle ne le révèle. Tandis que le mouvement se poursuit dans les couches profondes, elle ne reflète que ce que professent les milieux élevés de la classe sacerdotale. Il faut compter avec le régime des classes et des castes, avec le privilège littéraire des brâhmanes. Les faits, ici, ne se classent pas seulement par leur âge, mais par le niveau social auquel ils correspondent. Le rapport qu’il est naturel d’établir entre la genèse des idées et la date des livres risque d’être décevant.

Les brâhmaṇas, très particulièrement le Çatapatha, font des allusions assez enveloppées à la métempsycose et au dogme du Karman. On a cru pouvoir en conclure que, de leur temps, ces conceptions étaient encore tout juste naissantes. Ils semblent parfois envisager les renaissances dans l’au-delà et prévoir pour les Mânes, pour ceux du moins à qui leurs mérites n’auraient pas conquis l’immortalité parmi les dieux, l’éventualité d’une mort nouvelle. On en a conclu que, de cette notion que l’on suppose primitive, (que l’on présente d’ailleurs plus précise qu’elle ne m’apparaît,) se serait lentement élaborée, par voie d’analogie ou de développement logique, toute la théorie de la transmigration. Base bien fragile et bien étroite pour une croyance qui a fait une si large fortune ! Se peut-il que, destinée à exercer sur l’esprit hindou une emprise si profonde, si irrévocable, elle soit sortie non d’un fait général, d’une orientation spontanée des imaginations, mais d’une déduction théologique ? Conçoit-on, si elle n’eût pas été solidement constituée antérieurement au Çatapaiba brâhmaṇa, à la Bṛihadâraṇyaka, à la Čhândogya upanishad, qu’elle eût pu, à l’heure ou naissait le bouddhisme, détenir l’autorité souveraine que nous lui voyons dès lors ?

Ne faut-il pas bien plutôt renverser les termes ? Ce n’est pas de la Re-mort (punarmṛityu, c’est-à-dire, en réalité, punaḥpunarmṛityu) qu’est sorti le Saṃsâra ; c’est la popularité acquise à la doctrine du Saṃsâra qui aurait suggéré soit de doubler Mṛityu, la mort, d’un équivalent marqué au coin de cette doctrine, la mort répétée, Punarmṛityu, soit de placer sous le patronage d’un grand sage brahmanique ce nom auguste du « Karman », dans lequel se fondaient et la conception du mérite moral et la vieille notion brâhmanique de la toute-puissance du rite.

Dans ses cercles privilégiés, la classe sacerdotale prolongea bien au delà des temps où elles purent jouir d’une action générale et populaire — ne pourrait-on pas dire qu’elle les prolonge aujourd’hui encore ? — les traditions qui formaient le trésor de ses croyances propres et le fondement de son autorité. Les brâhmaṇas sont des manuels du ritualisme védique. Leur cycle littéraire représente beaucoup moins des idées en formation que des combinaisons, verbales ou légendaires, propres à glorifier pratiques et notions consacrées. Les doctrines différentes qui, agissant ou dominant à des étages inférieurs, n’ont pas eu le pouvoir de s’individualiser en symboles autonomes, ne s’y manifestent que par occasions. Affleurement sporadique qui atteste du moins leur préexistence. Dès longtemps, sans doute, elles tendaient à pénétrer dans l’enseignement comme elles avaient fait dans la vie. Elles n’y apparurent définitivement installées et faisant corps avec lui que dans cette stratification nouvelle de la littérature épique où, des apports divers et des tentatives d’accommodation réciproque, se dégagea finalement la physionomie mobile, assez floue, de l’orthodoxie classique.

Tout, on l’a vu, favorisait, dans cette période, l’éclosion de groupements qui, malgré leur indépendance relative, puisaient en somme à un même réservoir commun. Combien de passages, de vers, de formules se retrouvent dans des ouvrages qui relèvent soit de sectes, soit d’écoles différentes !

La Bhagavadgîtâ en offre elle-même bien des exemples.

Il n’est pas question d’y voir l’exposé des vues personnelles et de la libre méditation d’un penseur original. Les incohérences en seraient inimaginables, autant que les fragiles essais de conciliation qu’on y voit poindre, dans un temps et chez un auteur pour qui se seraient posées nettement les incompatibilités et les exigences respectives de principes rivaux.

D’autre part, plusieurs des données propres au Sâṃkhya classique — telle la multiplicité infinie des âmes — ne s’y manifestent pas ; certaines énumérations caractéristiques de la doctrine y accusent des variantes ou montrent un état sensible encore de fluidité. L’usage flottant de termes significatifs comme mâyâ, prakṛiti, yoga, etc., donne à penser qu’ils n’étaient pas, à l’époque de la rédaction, à tout le moins pour le milieu où elle s’élabora, rigoureusement stabilisés dans un emploi technique défini[2]. Autant de motifs de plus qui interdisent de chercher ici un aménagement calculé de théories antérieurement achevées et ennemies.

De bonne heure, un vif sentiment de l’instabilité, de la fragilité des choses, inspire à l’âme hindoue des vues de renoncement. Des lignées de Yogins enseignent, en même temps qu’une moralité sévère, les mérites d’une ascèse mesurée, d’une existence détachée de tout calcul terrestre. Pratiques de tendance, volontiers dédaigneuses des rites védiques, elles ne pouvaient manquer de chercher un point d’appui dans des données théoriques. La Bhagavadgîtâ est visiblement sortie de quelqu’une de ces confréries. Elles constituaient les cadres solides de la vie religieuse, lui fournissaient ses éléments les plus actifs, les plus tourmentés de besoins de piété et de méditation. De ce milieu, elle reçut le trésor composite des traditions scolaires. Mais pour que cet héritage s’unifiât, au moins extérieurement, pour qu’il s’individualisât en une secte, il fallait le ressort d’une force propre, comme un pôle de cristallisation.

Partout, mais en Inde plus qu’ailleurs, une secte naît et croît parfaitement sans achever un système original de conceptions qui embrassent tous les problèmes de la conscience religieuse. Une orientation particulière peut suffire. Voyez le Bouddhisme des origines. Il paraît, du fait de son fondateur, avoir bénéficié d’une impulsion personnelle puissante ; il prit vite l’importance d’une véritable religion. Combien, cependant, il proclame peu de théorèmes neufs ! Combien peu il s’appuie sur des spéculations explicites ! Combien, son principe moral posé, il se satisfait souvent avec des énumérations et des formules peu chargées de pensée religieuse originale ! Quelle ne fut pas cependant sa fortune !

Cette force d’une inspiration dominante, ardente et jeune, la Bhagavadgîtâ la possède au plus haut point. Aux différents moyens de salut — que j’ai signalés — auxquels elle se réfère et qu’elle ne se refuse guère à associer, elle en ajoute un : c’est la croyance, la dévotion, l’abandon absolu à Kṛishṇa-Vâsudeva. Sous le titre de Bhagavat, Kṛishṇa est pour elle le Dieu suprême de qui la faveur assure le seul vrai bien — au sentiment de la tradition brâhmanique — l’union totale en l’Être absolu auquel la secte l’identifie. C’est, d’un seul mot, la Bhakti[3].

Cette doctrine a, dans l’Inde, une longue histoire. Depuis l’Épopée jusqu’à nos jours, elle y forme un grand courant ininterrompu, encore que canalisé en bien des branchements. Elle s’est tournée vers des personnalités divines variées. Elle s’est adressée parfois à Çiva ; cependant, dès les origines, ses attaches les plus stables sont avec Nârâyaṇa-Vishṇu et les personnages divins comme Vâsudeva-Kṛishṇa qui se sont fondus dans le cycle vishṇouite. Sur ce thème, des écoles successives brodèrent plus d’une variation légendaire ou théologique ; tels les Pânčarâtras, qui ajustent en combinaisons artificielles des personnages mythiques et des conceptions abstraites. Ce sont fantaisies scolastiques et produits d’un âge plus récent. Notre poème, et ce n’est pas son moindre prix, remonte à une période plus primitive de syncrétisme spontané.

Il n’apporte pas un dogme serti dans des enchaînements rationnels. La Bhakti n’est pas une thèse philosophique ; c’est l’expression passionnée d’un culte personnel ; il ne se propose pas de la démontrer ; il la superpose à une tradition religieuse qui doit lui faire piédestal. À cette piété, tout est bon qui magnifie son objet.

On reconnaît là, précisée en une application définie, une tendance monothéiste qui se fait jour en bien des manières. N’est-ce pas elle qui, ailleurs encore, subordonnant l’Être un et universel lui-même, le Brahman des upanishads, à une notion réputée supérieure, la présente — elle « vingt-sixième » — comme une catégorie suprême par delà le terme le plus élevé de l’échelle sâṃkhya ? qui couronne le yoga athée du personnage aussi honoré qu’illogique d’Îçvara ? N’est-ce pas elle, aussi, qui, pénétrant dans le Bouddhisme, accorde à l’acte de dévotion le plus simple, s’il s’adresse au Seigneur Buddha, une efficacité qui, raisonnablement, devrait être réservée à la pratique héroïque du devoir moral ?

Ce mouvement remonte, je crois, très haut ; de bonne heure, il exerça une action étendue et puissante.

La « philosophie épique » résume, tel que, sous l’action de la classe sacerdotale, il s’opéra, tant avec ses notions héréditaires[4] qu’avec les essais de la réflexion libre, le mélange ou, pour mieux dire, le tassement de deux nouveautés capitales : le dogme de la transmigration qui avait fini par s’imposer à tous, et une vive poussée de monothéisme qui se lia à l’éclosion, au développement dans la conscience populaire, de divers personnages divins. Elle n’apparaît guère comme un effort de pensée raisonnante. Elle est essentiellement la combinaison, moins organique qu’extérieure et verbale, d’apports d’origines diverses. Les actives communications d’écoles les rapprochaient ; une ardente mysticité s’empressait à en harmoniser les dissonances. L’économie du salut dominait tout. L’orthodoxie sacerdotale, si morcelée dans ses organes, trouvait d’ailleurs satisfaction dans le domaine éminent qui restait acquis à ses traditions, à ses pratiques, à ses privilèges.

De toute cette spéculation, la Bhagavadgîtâ reflète avec une particulière évidence le caractère composite, les flottements et les imprécisions. Elle s’ordonne à un fait beaucoup plus général, mais elle l’éclaire vivement ; elle nous aide à en saisir le caractère et à en apprécier la portée.

La foi des Bhâgavatas est florissante dès le iie siècle avant notre ère. Plusieurs inscriptions l’attestent ; dans l’une d’elles, un Grec, Héliodore, envoyé d’un roi hellénique du Nord-Ouest, Antialkidas, la confesse ; il lui consacre un monument pieux. On ne peut douter que, à l’heure ou elle se manifestait ainsi, élevait des temples et étendait ses conquêtes à des prosélytes étrangers, elle ne fût loin déjà de ses débuts. Un document comme la Bhagavadgîtâ, où la pensée des Bhâgavatas se présente sous une forme encore très générale, peu systématisée, doit être antérieure à des monuments où le rayonnement de la secte se signale par des édifices importants et une propagande heureuse.

On a tout naturellement essayé d’en préciser la date en se fondant sur des indices directs empruntés au texte. Ces tentatives n’ont mis en lumière aucun argument décisif. Elles s’accordent mal ; elles flottent entre le iiie siècle avant et le iiie siècle après notre ère. Comment balanceraient-elles des conclusions que paraissent commander des témoignages épigraphiques ? Des deux dates, la plus haute se rapproche seule des vraisemblances.

La Bhakti a certainement dans l’Inde de très profondes racines. Elle est beaucoup moins un dogme qu’un sentiment ; ce sentiment, toute la suite de l’histoire et de la poésie en atteste la vitalité puissante. Déjà, dans les hymnes védiques, l’enthousiasme pieux éclate en expressions vibrantes de quasi-monothéisme ; le goût passionné de l’ « Un » pénètre la plus ancienne métaphysique : les Hindous même âryens, étaient largement préparés à s’incliner devant des unités divines. Les personnalités surhumaines devaient sortir en nombre de la fermentation religieuse que, au-dessous du niveau traditionnel, favorisait, avec les mélanges ethniques, le pullulement des traditions locales et qui poussait au premier plan des figures comme Vishṇu, Kṛishṇa, Çiva, soit entièrement nouvelles, soit renouvelées par leur importance imprévue. Il n’était besoin pour cela d’aucune action étrangère. La notion d’un Dieu personnel conçu sous l’aspect religieux et sans raideur philosophique, sans exclusion expresse de tout un polythéisme subordonné, n’est pas une découverte qui éclate à un certain jour. L’idée essentielle, même si elle ne s’explicite pas, sommeille dans toute âme humaine. Il est aussi vain de chercher dans la bhakti, l’adoration de Kṛishṇa, et dans le prasâda, la faveur du dieu, une influence de la foi et de la pensée chrétiennes, qu’un emprunt au dogme chrétien dans le dieu du Çvetadvîpa.

Tout entière, la Bhagavadgîtâ est un recueil de strophes et de morceaux que la tradition centrale de la secte a groupés autour de son idée maîtresse. Il a dû être d’abord confié à la mémoire. Il se peut assurément que plusieurs vers y aient pris place tardivement. Il n’importe guère : ils n’en ont pu altérer le caractère général. Mais à quelle date précise l’ensemble a-t-il été dérobé par l’écriture à tous les hasards ? C’est ce qu’il est, quant à présent, impossible, je crois, de décider. Tout ce que j’ose dire, c’est que je ne vois pas que l’œuvre se doive ramener plus bas que le iiie siècle avant notre ère. Ainsi avait conclu Telang. Si je ne puis m’approprier tous ses considérants, il est juste de se souvenir que, à l’heure ou il écrivait, il n’avait point connaissance de ceux qui me paraissent, jusqu’à nouvel ordre, les plus décisifs.

Je n’oublie pas que l’on a prétendu discerner des étapes successives par lesquelles, après s’être ébranlé peu à peu au-dessus de son rôle primitif de héros guerrier ou de prophète-religieux, le dieu des Bhâgavatas se serait élevé graduellement à son rang souverain et finalement confondu avec l’Âme universelle. En ce qui touche les origines lointaines du personnage de Kṛishṇa, je n’ai pas à décider ici entre les hypothèses. Mais pour ce qui est de cette identification suprême, elle ne saurait s’expliquer par un mouvement progressif ; une pensée réfléchie n’aurait pu manquer d’en sentir le paradoxe. Expression extrême d’un culte exalté, elle exclut, bien plus qu’elle ne l’appelle, l’idée d’une évolution lente. Personne, d’ailleurs, ne conteste sans doute que, bien avant le iiie siècle, le monisme des upanishads eût préparé le terrain. Sur le nom de Nârâyaṇa identifié à Purusha, la fusion du Dieu personnel avec l’Être absolu s’était faite de bonne heure. Des passages comme Çatap. Brâhm., XIII, 6, 1, 1 ; XII, 3, 4, 11 n’ont de sens que si elle avait été, dès le temps où ils remontent, réellement professée.

Notre poème se place au cœur d’une évolution religieuse dont il synthétise beaucoup d’éléments. Peu d’agencement systématique, mais un syncrétisme pieux dont l’ardeur n’entend rien sacrifier. Médiocrement embarrassé des inconsistances, il s’applique à ne rien abandonner d’un trésor de spéculations qui, si elles s’accordent mal, ne s’opposent pas pour les consciences en thèses incompatibles.

La Bhagavadgîtâ condense ainsi en affirmations hautaines ou développe en images fortes, parfois bizarres, en tout cas ramasse comme en un foyer éclatant, l’essentiel des conceptions où, de bonne heure, le génie religieux de l’Inde s’est hardiment élevé. Que l’enthousiasme de la nouveauté en ait parfois exalté outre mesure la valeur poétique, qu’une illusion indulgente ait estimé trop haut la portée consciente de quelques-uns de ses philosophâmes, il se peut. Elle est, à coup sûr, un miroir très précieux de l’antique « Sagesse des Hindous » ; elle en reflète beaucoup de visions nobles et émouvantes. C’en est assez pour lui mériter, parmi tous ceux qui pensent, des lecteurs attentifs, sympathiques et respectueux.

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  1. Il importe peu que plusieurs, appartenant à une époque plus basse, expriment un syncrétisme déjà plus consolidé en thème doctrinal.
  2. Il est, au reste, remarquable que les manuels classiques des systèmes soient relativement assez récents.
  3. Il y a apparence que l’affectation du mot à un culte qui a un « bhagavat » pour objet a été favorisée par la présence dans les deux termes du même support, le verbe bhaj.
  4. On reconnaîtra, je pense, de plus en plus, combien de rêveries et de formules traditionnelles, mythiques même, ont réagi sur la réflexion et s’y sont mêlées. C’est ce dont j’ai essayé de dégager un exemple en signalant dans la théorie des trois guṇas un prolongement de la vieille image védique des trois mondes. Il est clair qu’une esquisse moins sommaire que cette notice ne devrait pas manquer de dresser et de suivre — dans la double série ritualiste et mythologique — la liste des notions ou des images (karman, brahman, vidyâ, etc. ; guṇas, purusha, mâyâ, etc.) qui ont joué un rôle plus ou moins actif dans la vieille spéculation.