La Bhagavad-Gîtâ, ou le Chant du Bienheureux/Préface



Ce livre est probablement le plus beau qui soit sorti de la main des hommes. Jamais on n’a énoncé avec plus de force l’Unité du principe absolu des choses, essence et point culminant de la pensée indienne. De là découle une morale qu’on n’a point surpassée, morale non seulement théorique, mais pratique par excellence, unissant les plus nobles affections de la nature humaine à la loi stoïque du désintéressement.

Il faut lire ce petit livre et s’en nourrir. Nous en avons le plus grand besoin.

Nos sociétés modernes, prétendues chrétiennes, sont fondées sur l’égoïsme, sur l’égoïsme le plus étroit, l’intérêt. Ce qui meut les hommes d’aujourd’hui, ce qui les groupe ou les précipite les uns contre les autres, c’est l’intérêt personnel. Rarement l’amour du bien pour lui-même est leur mobile.

On veut jouir de la vie, et l’on ne veut pas être troublé dans cette jouissance. Les concessions faites aux déshérités ont pour but de les apaiser, non de les élever à une vie supérieure.

Nos grandes révolutions ont été des explosions populaires contre l’égoïsme du passé. Elles ont substitué la multitude au petit nombre et déchaîné toutes les convoitises. Elles n’ont pas introduit un nouveau principe de morale publique et de vertu privée.

Cette règle d’action qu’on n’a point proclamée se nomme la loi du Sacrifice. On ne veut rien sacrifier ; on veut tout acquérir ou tout garder. Par cette absence du principe moral, nos sociétés vont droit à leur perte. Ni les sciences, ni l’industrie, ni le commerce ne les sauveront ; cela n’a pas sauvé les sociétés antiques. Celles-ci ont été tuées par le principe chrétien, qui depuis lors a été expulsé à son tour de nos lois et de nos mœurs.

Qu’on lise donc ce petit livre. On verra qu’il y a eu des hommes pensant mieux que nous et qui ont tracé la voie du salut.

Un mot sur ce chant : Bhagavad, c’est Krishna, 10e incarnation de Vishnou. La religion qui porte son nom est, dans l’Inde, une des dernières venues ; elle a de grandes analogies avec celles du Bouddha et du Christ. Le poème se rattache, comme épisode, au Mahâbhârata ; il comprend dix-huit chapitres ou lectures. Son texte contient un certain nombre de termes propres à la philosophie indoue et que plusieurs personnes emploient sans les traduire. Notre langue n’en a peut-être pas qui leur correspondent exactement ; mais elle peut rendre les mêmes idées avec une approximation suffisante. D’ailleurs, le devoir d’un traducteur est d’être intelligible pour ceux qui ne sont pas initiés. Ceux donc qui voudront pénétrer plus avant dans les doctrines brâhmaniques recourront à d’autres textes et ne s’en tiendront pas à la Bhagavad-Gîtâ. Que cela soit notre excuse pour des défauts inhérents à toute traduction.

E. B.