La Bhagavad-Gîtâ, ou le Chant du Bienheureux/Chapitre 4

Traduction par Émile-Louis Burnouf.
Libr. de l’Institut (p. 55-69).


IV

YOGA DE LA SCIENCE.

Le Bienheureux.

1 Cette Union éternelle, je l’ai enseignée d’abord à Vivasvat ; Vivasvat l’a enseignée à Manu ; Manu l’a redite à Ixwaku ;

2 Et reçue ainsi de mains en mains, les Rishis royaux l’ont connue ; mais dans la longue durée des temps, cette doctrine s’est perdue, ô vainqueur.

3 Cette même doctrine antique, je viens te l’exposer aujourd’hui ; car j’ai dit : « Tu es mon serviteur et mon ami ; » c’est le mystère suprême. »

Arjuna.

4 « Ta naissance est postérieure ; celle de Vivasvat a précédé la tienne : comment te comprendrai-je quand tu dis : « Dans l’origine, je l’ai enseignée à Vivasvat ? »

Le Bienheureux.

5 « J’ai eu bien des naissances, et toi-même aussi, Arjuna : je les sais toutes ; mais toi, héros, tu ne les connais pas.

6 Quoique sans commencement et sans fin, et chef des êtres vivants, néanmoins maître de ma propre nature, je nais par ma vertu magique.

7 Quand la justice languit, Bhârata, quand l’injustice se relève, alors je me fais moi-même créature, et je nais d’âge en âge.

8 Pour la défense des bons, pour la ruine des méchants, pour le rétablissement de la justice.

9 Celui qui connaît selon la vérité ma naissance et mon œuvre divine, quittant son corps, ne retourne pas à une naissance nouvelle ; il vient à moi, Arjuna.

10. Dégagés du désir, de la crainte et de la passion, devenus mes dévots et mes croyants, beaucoup d’hommes, purifiés par les austérités de la science, se sont unis à ma substance ;

11. Car, selon que les hommes s’inclinent devant moi, de même aussi je les honore. Tous les hommes suivent ma voie, fils de Prithâ ;

12. Mais ceux qui désirent le prix de leurs œuvres sacrifient ici-bas aux divinités ; et bientôt, dans ce monde mortel, le prix de leurs œuvres leur échoit.

13. C’est moi qui ai créé les quatre castes et réparti entre elles les qualités et les fonctions. Sache qu’elles sont mon ouvrage, à moi qui n’ai pas de fonction particulière et qui ne change pas.

14. Les œuvres ne me souillent pas, car elles n’ont pour moi aucun fruit ; et celui qui me sait tel n’est point retenu par le lien des œuvres.

15. Sachant donc que d’antiques sages, désireux de la délivrance, ont accompli leur œuvre, toi aussi accomplis l’œuvre que ces sages ont accomplie autrefois.

16. Mais, dis-tu, qu’est-ce que l’œuvre ? qu’est-ce que le repos ? Les poètes eux-mêmes ont hésité. Je vais donc te l’enseigner, et quand tu le sauras, tu seras délivré du mal :

17. Il faut savoir ce que c’est que l’acte, la cessation, l’inaction. Car la marche de l’acte est difficile à saisir.

18. Celui qui voit le repos dans l’action et l’action dans le repos, celui-là est sage parmi les hommes ; il est en état d’Union, quelque œuvre qu’il fasse d’ailleurs.

19. Si toutes ses entreprises sont exemptes des inspirations du désir, comme s’il avait consumé l’œuvre par le feu de la science, il est appelé sage par les hommes intelligents.

20. Car celui qui a chassé le désir du fruit des œuvres, qui est toujours satisfait et exempt d’envie ; celui-là, bien qu’occupé d’une œuvre, est pourtant en repos.

21. Sans espérances, maître de ses pensées, n’attendant du dehors aucun secours, n’accomplissant son œuvre qu’avec le corps, il ne contracte point le péché.

22. Satisfait de ce qui se présente, supérieur à l’amour et à la haine, exempt d’envie, égal aux succès et aux revers, il n’est pas lié par l’œuvre, quoiqu’il agisse.

23. Pour celui qui a chassé les désirs, qui est libre, qui tourne sa pensée vers la science et procède au sacrifice, l’œuvre entière s’évanouit.

24. L’offre pieuse est Dieu ; le beurre clarifié, le feu, l’offrande sont Dieu ; celui-là donc ira vers Dieu qui, dans l’œuvre, pense à Dieu.

25. Parmi les Yogis, les uns s’assoient au sacrifice des dieux ; d’autres, dans le feu brahmanique, offrent le sacrifice par le moyen du Sacrifice lui-même ;

26. Ceux-ci, dans le feu de la continence, offrent l’ouïe et les autres sens ; ceux-là, dans le feu des sens, font l’offrande du son et des autres objets sensibles ;

27. Quelques-uns, dans le feu mystique de la continence allumé par la science, offrent toutes les fonctions des sens et de la vie ;

28. D’autres offrent en sacrifice leurs richesses, leur piété, leur dévotion, la lecture à voix basse, la science, et pratiquent la tempérance et les vœux austères ;

29. D’autres sacrifient l’aspiration dans l’expiration, l’expiration dans l’aspiration et, fermant les voies de l’une et de l’autre, s’efforcent de retenir leur haleine ;

30. D’autres, se réduisant aux aliments nécessaires, offrent les choses mêmes de la vie dans le sacrifice qu’ils en font. Tous ces hommes sont habiles dans l’art des sacrifices et, par là, effacent leurs péchés.

31. Ceux qui mangent les restes du sacrifice, aliment d’immortalité, vont à l’éternel Dieu ; mais à celui qui ne fait aucun sacrifice, n’appartient pas même ce monde : comment l’autre, ô le meilleur des Kurus ?

32. Les divers sacrifices ont été institués de la bouche de Brahmâ. Comprends qu’ils procèdent tous de l’Acte ; et, le comprenant, tu obtiendras la délivrance.

33. Le sacrifice qui procède de la science vaut mieux que celui qui procède des richesses ; car toute la perfection des actes est comprise dans la science.

34. Sache que celle-ci s’obtient en honorant, en interrogeant, en servant les sages ; ces sages, qui voient la vérité, sont ceux qui t’enseigneront la science.

35. Quand tu la posséderas, tu n’éprouveras plus de défaillances, fils de Pându ; par elle, tu verras tous les vivants dans l’Ame, et puis en moi.

36. Quand même tu aurais commis plus de péchés que tous les pécheurs, sur le vaisseau de la science tu traverseras tout péché.

37. Comme un feu allumé réduit le bois en cendre, Arjuna, ainsi le feu de la science consume toutes les œuvres ;

38. Car il n’est point d’eau lustrale pareille à la science. Celui qui s’est perfectionné par l’Union mystique, avec le temps trouve la science en lui-même ;

39. L’homme de foi l’acquiert, quand il est tout à elle et maître de ses sens ; et quand il l’a acquise, il arrive bientôt à la béatitude.

40. Mais l’homme ignorant et sans foi, livré au doute, est perdu ; car ni ce monde, ni l’autre, ni la félicité, ne sont pour l’homme livré au doute.

41. Celui qui par l’Union divine s’est détaché des œuvres, qui par la science a retranché le doute, est rendu à lui-même et n’est plus enchaîné par l’action.

42. Ainsi donc, fils de Bhârata, ce doute qui naît de l’ignorance et qui siège dans le cœur, tranche-le avec le glaive de la science, marche à l’Union et lève-toi. »